III
Sous ce nouveau jour et dans ces conditions nouvelles, le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est va reconquérir sans conteste la place que lui assigne son caractère d’universalité. Que le fait de se concevoir autre soit inhérent à toute existence consciente d’elle-même, voilà ce qu’il nous faut désormais accepter comme un axiome irréductible et contre lequel il n’était permis de s’insurger que du point de vue d’une fausse sensibilité intellectuelle. Dès que cette maladie de l’intelligence est guérie, il n’est plus d’autre attitude à prendre à l’égard de cet état de choses que celle qui consiste à l’enregistrer dans l’esprit et à en faire un mode d’explication universel puisque l’on voit qu’il domine la vie phénoménale, la seule qui nous soit donnée, et qu’il se tient à son commencement. Or, ce qui éclate tout d’abord dans ce spectacle de la vie phénoménale, c’est qu’elle nous apparaît comme une chose en mouvement. À notre vue l’univers se meut : ou le mouvement est, de toute éternité, la loi et le propre de la vie — ou le geste métaphysique qui brise le sceau de l’unité et pose l’objet devant le sujet, déclenche aussi le ressort qui engendre dans le temps et dans l’espace le mouvement du multiple sons l’influence de la cause. Quelle que soit l’hypothèse, il reste que la vie phénoménale ne nous est donnée que dans le mouvement. Elle n’est pas figée dans le fait de l’existence pure et simple. À vrai dire, elle n’est pas, elle devient. Elle devient, cela signifie — et c’est un pléonasme de l’énoncer — qu’elle devient à tout moment autre qu’elle n’était.
Ainsi la loi d’une chose en mouvement et qui n’existe qu’à la condition d’être toujours divisée avec elle-même, de n’atteindre jamais à un état de repos, c’est de devenir à tout moment autre qu’elle n’est. Devenir autre est la loi de la vie. Or dans l’être qui prend conscience de la vie qui l’anime et en forme une représentation, cette loi se transforme et devient la nécessité de se concevoir autre.
Avec le pouvoir départi à l’homme de se concevoir autre qu’il n’est, on possède donc le rythme même de la démarche de la vie en tant qu’elle prend conscience d’elle-même. Le fait de se concevoir autre est le reflet de cette réalité que nous imaginons objective et qui constamment devient autre. Se concevoir autre, c’est vivre et progresser.
C’est de ce point de vue nouvellement acquis, et avec ce nouveau parti pris d’optimisme qu’une revue rapide des diverses sortes de Bovarysmes étudiées jusqu’ici avec quelque prévention, sera efficace pour remettre au point les conclusions précédentes. Il devra apparaître au cours de cette revue que toute conception bovaryque est pour la vie une attitude d’utilité, soit qu’elle desserve une utilité purement vitale, soit qu’elle soit le moyen d’une utilité de connaissance.