Les Césars
Comte Franz de Champagny. Les Césars.
Comme le livre de Lerminier sur les Législateurs et les Constitutions de la Grèce antique, le livre du comte de Champagny sur les Césars 8, ou plutôt sur le monde romain au commencement de l’Empire, est destiné à faire tomber tout ce qui reste de préjugés ou de confusion touchant ce qu’on appelait autrefois la classique Antiquité. La Révolution française, ses arts et sa littérature, attestent avec une assez triste éloquence que si l’esprit grec avait charmé ceux qui firent cette révolution à deux faces, — par un côté si grandiosement originale, par l’autre si grotesquement postiche, — l’esprit romain les avait aussi enivrés. Résumé par la France, sa tête de colonne, le monde Occidental avait puisé à la double mamelle de ses nourrices, Rome et la Grèce, deux breuvages différents qui devaient troubler sa pensée et qui ne pouvaient pas remplacer le lait maternel de la Tradition. Républiques d’espèces différentes, mais républiques (les noms sont quelquefois des choses !) prononçant, chacune à sa manière, l’une avec des lèvres d’airain comme ses trompettes, l’autre avec des lèvres harmonieuses comme les flûtes de ses artistes, ce mot de liberté qui donne le délire à l’esprit humain, elles devaient toutes deux, la Grèce et Rome, en leur qualité seule de Républiques, agir puissamment sur les esprits, lassés de féodalité, de monarchie, de gouvernement, et dressés à la révolte par une philosophie ignorante de l’Histoire. C’est ce qui arriva au xviiie siècle.
Prenons les écrivains de cette époque. Ce n’est ni dans Montesquieu, ni dans Vertot, ni dans les fausses tragédies de Voltaire, que nous trouverons le mot de la civilisation romaine, pas plus, du reste, que nous n’avons découvert, dans l’abbé Barthélemy ou la législation du draconien Saint-Just, le secret de la civilisation grecque. En ce temps-là, par le fait de cette passion qui emportait tout, passion hors de sens pour la Grèce, plus concevable pour Rome (nous dirons tout à l’heure pourquoi), dès qu’il fallait aller au fond des choses la science historique glissait dans l’erreur. Montesquieu cessait d’être sagace ; Gibbon, tête d’historien supérieur, Gibbon, qui avait assez de savoir pour être juste, avec sa misérable haine contre le Christianisme atrophiait un des lobes de son cerveau et rapetissait une histoire qui aurait pu être un chef-d’œuvre. Tels furent les plus forts de ce temps ! Au lieu du regard du xviiie siècle, trop passionné par l’enthousiasme quand il n’était pas raccourci ou brouillé par la prévention, n’appartenait-il pas au xixe de porter le sien sur Rome, — le sien, désenchanté par les copies qu’on avait faites d’un état de choses dont on ne voyait pas les véritables rapports avec notre état de société ? Malheureusement, si la vérité, en toute matière, s’établit lentement et se renverse tôt, l’erreur se fonde vite et ne se détruit qu’à grand-peine. Dans les premières années de ce siècle, deux hommes de génie, mais d’un génie qui finissait en rêverie, comme la flamme la plus pure finit en fumée, Ballanche et Niebuhr, frappèrent, avec des préoccupations diverses, au cœur même de la chose romaine ; mais l’exactitude de leurs travaux plus illuminés que lumineux, n’est-elle pas une question encore ?… Ainsi, excepté quelques aperçus tout-puissants d’un grand écrivain oublié, de ce Saint-Évremond tué et enterré par Montesquieu en vertu de la loi cruelle qui veut que le génie tue toujours celui qu’il a pillé, excepté la préface si hardie des Études historiques de Chateaubriand et quelques pages profondes, majestueuses et amères de Bonald dans ses Mélanges de littérature, on n’avait rien de jugé, de satisfaisant, rien de conclu sur Rome par la raison moderne, quand le livre de Champagny parut.
Il était fait pour nous dégriser. C’était un livre sans parti pris, sans théorie à priori, sans système ; un livre sain, vigoureux, d’un grand sens pratique, allant droit à la difficulté et à la réalité avec une netteté de ton qui devenait fort piquante au milieu des solennités de la rhétorique ordinaire, une petite brusquerie à la Napoléon, rangeant, en maître, les choses de l’Histoire, et marchant lestement sur le gâchis qu’on en avait fait jusque-là. C’était nouveau, c’était original, c’était intéressant, c’était vrai, et si réussi qu’en rééditant ce livre pas un mot n’y a été changé. L’auteur était un homme froid d’esprit, chaud de cœur. C’était un observateur, un critique, un liseur intrépide, un antiquaire, un érudit, un dilettante de vieux textes, qui avait fourré l’œil et la main dans les historiens, dans les poètes, dans les légistes (les légistes, les vrais historiens de ce peuple romain, de ce peuple de procureurs !), dans les monuments, dans les médailles, partout enfin où Rome a laissé trace d’elle-même. Trace orde ou brillante, peu importe ! car, dans ce charnier de l’Histoire, les historiens qui ramassent les détritus des gloires humaines, comme les chimistes décomposant des gaz, doivent surmonter tous les dégoûts. Ajoutez à cela qu’il avait ce qui manquait à Gibbon : il était chrétien. C’est-à-dire qu’il possédait, jointe à des connaissances positives, la vue supérieure du Christianisme sans laquelle il est impossible de juger la société antique et même de la comprendre, l’homme ayant besoin pour juger une chose de valoir mieux qu’elle, de la tenir sous ses pieds, de la dominer ! Avec des qualités si diverses et si supérieures, le livre de Champagny fut un tableau complet de la société romaine, étudiée dans son ensemble, puis dans ses détails, et, pour ainsi dire, pièce à pièce ; saisie de haut d’abord, puis vue de plus près, dans chaque anse de ses rivages, dans tous ses recoins d’horizon. On n’avait jamais vu le monde romain d’une telle venue et d’une telle embrasse. Ce fut presque une révélation.
Et nous constatons cet effet, qui fut un succès et qui méritait d’être une gloire, nous le constatons d’autant plus volontiers que, pour nous, le livre de Champagny a quelques faiblesses qu’il est important de signaler. Les indiquer, ne sera-ce donc pas continuer, à notre manière, la forte éducation historique que Champagny nous a donnée sur le monde romain ?
En effet, si, dans son livre sur les Césars, où il s’agit bien moins de ces hommes, qui totalisèrent dans leur personnalité monstrueuse les vices et les grandeurs de leur temps, que de la société même qu’ils dominaient, de cette plante sanglante et pourrie par le sang qui l’avait abreuvée et dont eux, les Césars, étaient la fleur immense, éclatante et vénéneuse, Champagny, pour nous en montrer les racines, creuse plusieurs civilisations ; si, dans son livre, l’érudit ne défaille jamais ; si l’antiquaire, aux yeux de lynx, voit ce qu’il y a de faits inobservés derrière un bas-relief ou un lambeau d’inscription ; s’il y a tour à tour en lui, pour les besoins de son histoire, du Champollion et du Cuvier ; et si, enfin, planant sur le tout, pénétrant tout, le moraliste achève de clarifier un sujet où l’énormité des choses les rend presque incompréhensibles, pouvons-nous dire que l’homme politique se montre, dans ce beau livre, au même degré que l’antiquaire, le moraliste et l’érudit ? Voilà la question que nous osons poser▶ ! Il y a plus. Si, avec son observation large et fine et son dédain railleur de tout ce qui n’est pas la réalité, Champagny a, comme nous le pensons, l’esprit naturellement politique, quelle préoccupation ou quel emploi exclusif d’une de ses facultés a fait tort à son coup d’œil naturel, et diminué en lui et dans son œuvre ce que nous aimerions le plus à y rencontrer ? Est-ce la faute de l’érudit, de l’homme plus attiré par le spectacle des choses et de leurs commencements que par leur conduite ? Est-ce la faute du moraliste, plus occupé de l’action des sentiments individuels des hommes sur le théâtre de la conscience que des sentiments généraux à l’aide desquels on peut les gouverner ? Qui sait ? Peut-être est-ce la faute de l’un et de l’autre, mais ce qu’il y a de certain, c’est qu’avec tout ce qu’il fallait pour juger l’Empire, dans ce livre débordant d’intelligence et de renseignements, l’Empire, politiquement parlant, n’est pas jugé.
C’était aisé pourtant, à ce qu’il me semble. C’était passer bien près du point capital sans le toucher ! Lorsque Champagny jauge si avant la société romaine et ses causes de décadence, quand il ne se contente pas de nous montrer les institutions anciennes craquant de toutes parts, mais encore le système économique de cette société, qui mourait autant de son budget que de ses mœurs, il lui était aisé, à lui qui a si bien compris les guerres civiles, à lui qui nous décompose d’une main si ferme le mécanisme de l’élection, cette corruption nécessaire de la république, de prendre juste et de nous donner la valeur et la signification de l’Empire. Après nous avoir exposé le jeu de cette roue fatale dans laquelle tournait Rome, — les extorsions des proconsuls dans les provinces servant à payer les suffrages, puis les charges publiques rapportant à leur tour de meilleures provinces à piller et de plus grands proconsulats, — comment Champagny n’a-t-il pas vu surgir tout à coup la nécessité d’un pouvoir qui, n’ayant pas à se faire élire, n’eût point à faire payer aux provinces son élection ? Selon nous, l’Empire romain n’est point l’institution que la plupart des écrivains modernes, en cela faibles comme des anciens, ont traitée avec un dédain qui n’honorait pas leur génie. On n’a pas tout dit, et même on n’a pas assez dit, quand on a dit seulement que « après Tibère, la politique impériale était complète : César ayant déblayé le terrain, Auguste ◀posé les fondements, Tibère construit l’édifice ; et qu’après ces trois hommes supérieurs pour fonder l’Empire, la famille des Césars devait donner au monde Caligula, Claude et Néron, trois hommes infimes, pour l’exploiter »
. Lorsqu’on est un homme de réalité supérieure comme Franz de Champagny, c’est trop superficiel, en vérité, que d’expliquer l’avènement de l’Empire et sa durée par les seules questions morales, par la vertu oblitérée des républiques, par une terreur à la Robespierre et une idolâtrie épouvantée du nom de César, — de ce nom devenu, grâce à celui qui le porta le premier, une tête de Méduse d’adoration et de crainte ! Parce que le monde païen, la vieille civilisation païenne, expirait, l’Empire romain n’était pas pour cela une phase de son agonie, un phénomène survenant dans un organisme qui allait se rompre, mais un phénomène qui dépendait étroitement de cette prochaine et universelle rupture. Non ! parmi les autres décadences du temps, il n’était point une décadence. L’Empire avait des raisons d’être intimes et profondes… Il était le développement définitif, et auquel la République avait travaillé, d’une loi plus haute que les ambitions et plus impérieuse que les volontés humaines, à savoir : que toute victoire pour Rome s’était changée en nécessité de gouverner les peuples conquis, et que cette nécessité de gouverner le monde méditerranéen avait fini, en grandissant les vices de l’élection, par la rendre complètement impossible. — Le travail de Champagny nous semblait digne de cette imposante conclusion.
Chose singulière ! et rapprochement dont l’idée nous vient tout à coup. Il est dans ce temps-ci un autre homme que Champagny qui a commis le même oubli et la même faute, dans un livre important comme le sien, et attestant, comme le sien, des facultés pleines de puissance. Nous nommerons cet homme : c’est Thiers. Thiers n’a pas mieux vu dans notre temps, au xixe siècle, ce que Champagny n’a pas vu au siècle d’Auguste. Dans ses premiers volumes du Consulat et l’Empire, personne n’a mieux développé que Thiers les détails et l’action d’ensemble des institutions politiques, administratives et judiciaires du premier Consul ; mais il ne dit pas un mot de la pente forcée de ces institutions vers l’Empire. Si Thiers n’avait pas publié sous Louis-Philippe les premiers volumes de son histoire, on pourrait penser que l’homme de parti a étouffé en lui la voix du véritable homme d’État. Mais au jour où ces pages furent écrites, alors que le besoin de stabilité dominait tout, même les souvenirs du peuple et sa reconnaissance, comment admettre qu’il n’eût pas signalé — s’il l’avait vu — le caractère essentiellement monarchique de toutes les institutions crées par le premier Consul ? Comment croire qu’il n’eût pas montré que ces institutions ayant seules rendu l’ordre à une société qui le demandait à toutes les formes de l’élection depuis dix ans, le triomphe du Consulat était précisément, et devait être, de placer le pouvoir exécutif en dehors de l’élection et de ses erreurs ? Enfin, comment l’homme d’État, s’il y en avait un en Thiers, aurait-il oublié de conclure que l’homme qui avait relevé, en France, la chose nécessaire, était et devait être tout autre chose qu’un accident ?…
Ainsi, tous deux, Thiers et Champagny, ne comprennent pas plus l’un que l’autre, dans des mondes différents, le passage de la République à l’Empire. C’est là le côté commun de leurs œuvres. Que si, pour revenir au sujet de notre examen, Champagny l’avait compris, des clartés nouvelles auraient jailli du fond de son livre, et nous en auraient illuminé les détails. Nous trouverions dans son histoire une conception plus nette et plus exacte du gouvernement de Rome par elle-même, et surtout du gouvernement des provinces par Rome. Grand sujet qu’il n’a pas traité, et qui lui aurait servi à dégager les premiers rudiments de cette centralisation du pouvoir dont l’origine est romaine, et qui, depuis l’Empire jusqu’à nos jours, n’a pas cessé de se préciser parmi les modernes, à travers tous les retards et tous les obstacles ! Initié aux vues supérieures du gouvernement par le catholicisme ; qui, en généralisant les devoirs, a simplifié l’obéissance, Champagny a parfaitement compris le rôle de la famille dans l’organisation romaine. Il a bien senti qu’il n’y pouvait y avoir d’organisation efficace et forte sans l’esprit de suite, sans le lien qui unit, dans leurs tendances et leurs aspirations, la génération qui vit à celle qui l’a précédée et à celle qui va la suivre, et que, là où le père de famille ne laisse point à son fils d’exemple à imiter et de nom à grandir, l’organisation politique, à proprement parler, n’existe pas. Seulement, pourquoi n’a-t-il pas compris également, poussé par la logique de ses idées, que la famille donnant d’abord, comme à Rome, l’organisation politique, c’était une inexorable conséquence que l’institution politique se moulât sur la famille, sur cette énergique unité de la puissance paternelle, et que la racine de toute monarchie, pour un temps donné, était là ?…
Aussi, voyez ce qui arrive ! Pour n’avoir pas compris la nécessité de l’Empire, l’auteur des Césars n’en a pas compris la faiblesse. La faiblesse de cet établissement d’Auguste l’étonne comme sa force, et voilà tout, mais la cause de sa faiblesse, il ne la recherche pas et ne la voit point où elle est. Il déplore avec raison, et il regrette comme la grande infirmité de l’Empire, les crimes et les folies des successeurs d’Auguste ; mais il ne se doute même pas que l’explication de ces crimes insensés est encore plus dans la politique de l’époque que dans la moralité du genre humain. La famille impériale, qui était réellement la famille romaine, n’était sans doute pas encore suffisamment préparée à sa fonction, c’est-à-dire assez élevée au-dessus des volontés accidentelles de ses chefs, pour être devenue, comme la famille l’est aujourd’hui, une base permanente et stable, une espèce de môle historique dans lequel peut s’enfoncer et tenir le premier anneau de la tradition. Ce qu’il fallait à cette famille, — plus qu’à aucune autre peut-être qui ait gouverné les nations, — c’était un contrôle quelconque de l’opinion publique, non pas seulement de Rome, mais des provinces. Or, précisément, ce qui caractérisait son genre de pouvoir, c’était l’absence de tout contrôle. Les intermédiaires administratifs existaient. Les intermédiaires politiques manquaient. Une rupture, profonde comme un abîme, avait lieu du pouvoir aux masses, et cet isolement du pouvoir finissait par lui donner, au sommet de sa pyramide, ces vertiges affreux qui déconcertent l’Histoire et qui l’épouvantent. Qu’on ne l’oublie pas, si l’on veut rester ferme dans la réalité humaine, les progrès de l’humanité ne sortent jamais que de l’action et de la réaction réciproque de l’initiative et du commandement de quelques-uns, et du bon sens et de l’obéissance de tous, — en d’autres termes, de l’union sympathique et féconde des gouvernants et des gouvernés. Malgré tout ce qu’il y avait de largeur politique dans l’esprit d’Auguste, il n’avait point eu l’idée d’une institution qui permît de faire arriver à l’Empereur l’expression de ce que les provinces attendaient de son gouvernement et de sa justice. César, lui, César, l’intelligence sans égale, y avait pensé. On dit qu’il s’était proposé, quand la mort le surprit, d’étendre l’institution des tribuns, limitée aux murs de Rome, à chacune des provinces romaines. Si cela est, le poignard de Brutus atteignit plus loin que le cœur d’un grand homme, il atteignit les temps qui n’étaient pas encore, et Rome elle-même. Car César avait vu pour la Rome politique ce qu’on a vu seulement avec netteté depuis la fondation de la Rome chrétienne : c’est que, pour la ville prédestinée, il ne s’agissait plus d’être le point de départ de conquêtes nouvelles, mais un centre de gouvernement.
Tels sont, en résumé, les observations et les reproches que la Critique nous semble avoir le droit d’adresser à Champagny et à son œuvre. Cette œuvre n’en restera pas moins une grande et belle chose, la première lumière souveraine qui ait lui sur l’ensemble du monde romain. Franz de Champagny a fait pour les Césars ce que Lerminier a fait à son tour pour les législateurs de la Grèce antique. Hommes de manières différentes, l’un animé, passionné, familier, pathétique ; l’autre grave et calme : tous deux savants, et n’ayant qu’un but : — éclairer ! Si on comparait leurs ouvrages, peut-être trouverait-on plus d’art et d’harmonie dans le livre de Lerminier, quoique celui de Champagny dût peut-être en avoir davantage, si on songe à l’unité du sujet qu’il avait entrepris. Ce sentiment de l’unité de son sujet s’est affaibli — et on le conçoit — dans les mille recherches de la vie privée et publique, deux terribles complications du temps des Césars ! Si le mouvement de la civilisation n’avait pas emporté si fort Champagny, il fût plus resté dans la politique de son livre, et ce livre aurait tout un caractère qu’il n’a pas assez… Ainsi, nous le disons avec regret, tout vient aboutir au même reproche. Si l’auteur des Césars avait creusé, comme il le pouvait mieux que personne, les idées sur l’Empire que nous touchons à peine ici, il eût fait mieux encore (quoiqu’on ne puisse plus s’y méprendre) saillir les différences ou les analogies qu’il y a entre nous, modernes et chrétiens, et la vieille société romaine. Sans doute, en nous décrivant la famille romaine que le Christianisme sanctifia, mais ne changea pas, il nous a montré le lien qui existe entre nous et Rome, le rapport qui n’existe pas entre nous et la Grèce ; mais il l’aurait marqué davantage s’il avait vu que la famille romaine, analogue à la famille moderne, devait nécessairement et inévitablement aboutir à l’institution impériale. Par-là, il aurait répondu péremptoirement aux hommes de cette école historique qui n’était que philosophique et révolutionnaire, et qui cherchèrent, au xviiie siècle, par exemple, à établir des parentés républicaines, entre nous et Rome, et il leur aurait démontré que si nous tenons autant à Rome que nous tenons peu à la Grèce, ce n’est pas, certes ! en raison de la forme républicaine qu’eut un jour son gouvernement, mais, au contraire, pour une raison souverainement monarchique. On ne saurait trop le répéter, l’Empire, c’est la nationalité romaine concentrée dans la famille, et cette famille, c’est l’unité de la famille romaine transportée dans la sphère du gouvernement. C’est la centralisation du pouvoir, le problème et le progrès, à l’heure d’aujourd’hui, de tous les gouvernements. C’est par là que nous tenons aux Romains et que nous continuons leur œuvre ! Forme d’un instant dans la durée, la République ne fut, à Rome, rien de ce qu’elle avait été pour la Grèce, et cependant, grâce à cette forme plus ou moins anarchique, de la chute des rois à l’Empire, l’histoire de Rome pourrait bien ne s’appeler que l’histoire des révolutions romaines. Sans la famille, sans cette constitution admirable de la famille qui est toute la politique de Rome, elle aurait eu la même destinée que la Grèce. La famille seule put la sauver et la préserver toujours. C’était elle qui donnait une unité si grande à ce peuple que, dans les premiers temps de la République, il gouvernait les États d’Italie même avant de les avoir conquis. La persistance des familles romaines dans leur dévouement quand même à la ville qui se proclamait éternelle empêchait ces États divers de l’attaquer jamais, sinon quand elle était en proie à des troubles ! mais alors ils la guérissaient du mal dont ils avaient voulu profiter. Nul Pozzo di Borgo italique ne leur donnait le salutaire conseil qui fut donné, deux mille ans plus tard, contre la Révolution française : Laissez la cuire dans son jus ! Sans cela, qui sait si Rome elle-même, malgré la force de la famille, abandonnée aux déchirements de sa forme républicaine, n’aurait pas enfin succombé ?
Qu’on nous permette un mot encore ! Nous avons parcouru rapidement, mais assez pour donner envie de les lire aux esprits sérieux, les deux ouvrages de ce temps qui ouvrent une vue parallèle sur deux sociétés : la société romaine et la société grecque. Nous avons vu ce qui les distinguait l’une de l’autre ; ce qui fit l’une forte, malgré ses orages intérieurs, ses guerres civiles, sa corruption même et ses crimes ; ce qui fit l’autre faible, malgré l’éclat de quelques victoires et la beauté de quelques génies. Maintenant, un seul mot de conseil : Que ceux-là qui, depuis un siècle, troublent la France, la nouvelle Europe romaine, d’utopies demandées à l’antiquité grecque, lisent l’œuvre de Lerminier. Et que les conservateurs actuels, qui, malheureusement, ne savent pas toujours ce qu’ils ont à conserver, après avoir lu le livre de Champagny et appris ce que furent pour Rome la nationalité et la famille, osent enfin demander la force de notre pays à cette centralisation qui est le souvenir de l’ancienne unité romaine, et qui pourrait nous rapporter la même gloire !