(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Xavier Eyma » pp. 351-366
/ 1745
(1888) Les œuvres et les hommes. Les Historiens. X. « Xavier Eyma » pp. 351-366

Xavier Eyma

La République américaine, ses institutions, ses hommes.

I

Le titre est bon. Voyons l’ouvrage ! Oui ! malgré tout ce qu’on a dit déjà sur la République américaine, et peut-être à cause même de cela, il y avait un livre à faire… Le feu livre de feu Tocqueville ne suffisait plus. En vain, le P. Lacordaire, le dominicain démocrate, en avait prononcé l’oraison funèbre en pleine Académie ; les oraisons funèbres promettent l’immortalité, mais ne la donnent pas. Aborder avec un regard ferme cette Amérique éblouissante et surprendre le secret de tous les mirages avec lesquels elle dupe la pensée, voilà ce qui doit tenter tout homme qui se sent la vue d’un historien. Jusqu’ici, tous ceux qui ont parlé (en France, du moins,) de l’Amérique, l’ont fait avec les sentiments qu’inspirent aux âmes vulgaires deux choses qui mettent à terre beaucoup de genoux : — la force matérielle et la réussite… Ils ont adoré le Taureau d’or.

D’ailleurs, pour pénétrer impunément dans les institutions tapageuses, les mœurs brutales, les travaux fiévreux et les entreprises gigantesques de ce peuple d’Effrénés, qui a commencé par la révolte contre la mère patrie et qui est toujours à la veille de la guerre fratricide entre ses enfants, il faudrait une force et une froideur de tête inaccessibles au vertige, et ce n’était pas le cas de ce pauvre Tocqueville, qui, entré là-dedans, en ressortit sceptique pour toute sa vie, en en pensant tout et n’en pensant rien, Montesquieu Brid’oison ! En a-t-il été de même pour Xavier Eyma, qui nous a donné une étude politique très consciencieuse, je le crois, sur L’Amérique, ses institutions et ses hommes, sur l’ensemble, enfin, d’un pays proposé depuis longtemps à l’admiration et à la stupéfaction de l’Europe comme un phénomène qu’elle doit envier et adorer, malgré ce qu’il peut avoir d’injurieux pour elle !

Il y a, en effet, pour nous autres Européens, qui n’émigrons pas et qu’on n’a point à ramasser au bout du chemin de toutes les révoltes, quelque chose d’assez insolemment orgueilleux dans l’attitude que l’Amérique, en toute occasion, aime à prendre vis-à-vis de l’Europe, pour la rendre moins facile aux admirations… Malheureusement, les publicistes ne sont pas si fiers ! Insolente pour l’Europe, l’Amérique est dans sa tradition, Cette anglaise, qui a renié, du même coup, dans ses veines, le sang des Stuarts et le sang de Cromwell, et qui a refusé le tribut d’honneur et de devoir à la mère-patrie, doit être toujours vis-à-vis de l’Europe, qui l’alimente par année de plus d’un demi-million d’hommes, en lui envoyant ses fugitifs, dans l’état d’ingratitude qui est son état d’origine.

Quant aux publicistes européens, eux, ils ressemblent un peu trop à ces femmes qui ne haïssent pas l’insolence dans les très jeunes gens. Seulement, l’Amérique est-elle si jeune déjà ? Le train qu’elle mène ne l’a-t-elle pas prématurément dévorée ? Elle qui manque aux vieillards, durera-t-elle autant que les vieillards à qui elle manque ? En d’autres termes et sans métaphore, cette nation d’émigrés et d’émigrants qui lui transfusent éternellement de ce sang qu’elle se donne les airs de mépriser, est-elle par elle-même si solide qu’elle puisse se permettre, dans l’ivresse de sa force, cette inconséquence de mépris ?

Une telle question est tout le livre de Xavier Eyma. Ce n’est pas purement et simplement un livre d’histoire qui raconte. L’Histoire y est aussi esquissée en traits rapides, mais il y a peu de passé encore dans cette vie d’un peuple, et l’expérience qu’il fait est si nouvelle, que l’avenir, bien plus que le passé, y prend le regard de l’historien. L’idée de presque tous les historiens de l’Amérique est de croire que la divination doit s’exercer, en matière d’histoire américaine, bien plus en regardant l’avenir qu’en se retournant vers le passé… Erreur profonde, selon moi ! On explique tout par l’origine. On ne se défait pas de ce chaînon qui vous scelle, fussiez-vous un Hercule de peuple capable de tout briser, dans votre destinée historique !

Sur ce point si fondamental, Xavier Eyma a partagé l’erreur commune. Il n’a pas fait seulement bon marché de l’origine de la République américaine. Non pas ! Mais en un tour de plume et dès les premières pages de son livre, il l’a amnistiée, légitimée, posée triomphalement comme la solution d’une question de droit et d’honneur, — après avoir dit, cependant : « qu’avant la déclaration d’indépendance, l’Amérique était aussi libre qu’après cette déclaration ; qu’il n’y avait pas, même pour motiver l’insurrection, le prétexte d’un joug insupportable à secouer ; que l’état de l’Amérique, colonie anglaise, ne lui laissait rien à désirer, rien à envier, rien à prétendre (pages 103 et 111, Ier vol.) », et, enfin, accumulé, par un procédé de logique qui lui est particulier, toutes les raisons de ne pas conclure… comme il a conclu !

Eh bien, à partir de ces premières pages, il m’a été évident que le nouvel historien en qui j’espérais, allait recommencer, avec des faits de plus et une expression différente, les livres que nous connaissions, et, franchement, ce m’a été une déception… trop tôt, du moins ! J’attendais du neuf, et déjà on me donnait du vieux. J’avais le droit d’exiger du vrai et du clair, et je ne rencontrais, dès les premières lignes, dans le livre de Xavier Eyma, que ces contradictions charmantes que j’ai rencontrées partout dans son histoire, et qui ont fait dire de l’ouvrage de Tocqueville, cette gamelle tendue à toutes les opinions qui veulent y prendre : « Il y en a pour tous les goûts ! »

Serait-ce donc là une destinée pour tout livre écrit sur l’Amérique, que la contradiction, la contradiction éternelle ? L’anarchie d’un peuple qui ne s’entend pas lui-même parlerait-elle fatalement, comme une contagion funeste, dans l’esprit de ceux qui le contemplent ?… Xavier Eyma, qui a vécu en Amérique et de l’Amérique, car toute sa littérature est américaine, Xavier Eyma, qui a été un romancier américain avant d’être un historien américain, est certainement de sentiments, de volonté, de goût, d’admiration hautement et incessamment exprimée dans ce livre même, un apologiste très renseigné et très convaincu des choses et des hommes de l’Amérique. Et cependant, si j’avais, moi, à faire un pamphlet contre ce pays, c’est dans son livre que j’irais le chercher et que je le trouverais !

Supposez, comme je le crois, que ces contradictions qui y pullulent et dont nous vous montrerons quelques-unes, sans pouvoir, à mon grand regret, donner un tableau intégral des autres, supposez que ces contradictions viennent de l’esprit de justice d’un historien qui aime et qui n’en dit pas moins ce qu’il voit contre ce qu’il aime, on est toujours en droit de se demander comment il se fait que le heurt, l’achoppement, les soufflets de ces contradictions à travers lesquelles l’historien intrépide s’avance sans broncher, ne l’avertissent jamais des dangers qu’il court dans ce Colin-Maillard auquel il joue entre les faits et les sympathies de sa pensée ?

Prédestination singulière ! Encore une fois, vient-elle de l’auteur ou vient-elle du sujet du livre ?… D’où qu’elle vienne, c’est prodigieux, La contradiction est si pressée de naître dans le livre de Xavier Eyma, qu’elle arrive même avant le livre ! même avant la préface ! Le croira-t-on ? Elle est jusque dans la dédicace de cette Étude, que l’auteur a pieusement dédiée à son père, et dont la prétention est de faire une gloire à des fils insurgés contre les leurs. À nos pères ! n’était pas, en effet, la devise des Américains, que je sache, — à moins que ce fût le jour qu’ils chargèrent leurs fusils contre l’Angleterre.

II

Et savez-vous pourquoi ils les chargèrent, de l’aveu même de l’historien contradictoire et léger qui a fait de ce crime, — disons le mot, pour que l’Histoire ne soit pas désarmée de sa justice : — « la solution d’une question de droit et d’honneur » ? Il nous l’assure, ce ne fut ni pour se soustraire à une oppression même imaginaire, ni pour réaliser un état de choses meilleur qu’ils ne pouvaient pas désirer, mais pour cette avarice égoïste et sordide qu’ils ne voulurent pas payer une taxe dont l’Angleterre avait besoin. Ah ! une question de droit ! ose bien dire Eyma. Mais quel droit ?… Le droit de ne pas venir au secours des misères de la mère-patrie ! Une question d’honneur ! Quel honneur ?… De liarder avec elle, d’oublier ses sacrifices, de ne pas prendre sa part de ses charges et de ses douleurs !

Moi, je ne cesserai d’appeler cela une question d’orgueil, d’avarice et d’ingratitude, une question que le peuple américain d’alors n’aurait jamais posée sans ses chefs, dit Xavier Eyma, avec une imprudente naïveté (p. 111, Ier vol.) ! Seulement, il y a ici une équivoque que je demande à lever. Lui appartenaient-ils, ses chefs, au peuple américain, ou leur appartenait-il, ce peuple ?… Mais qu’on réponde comme on voudra, il n’en restera pas moins vrai et acquis à l’Histoire, que ce fut de la basse aristocratie de quelques vanités petites et jalouses que sortit cette sublime démocratie américaine avec l’exemple de laquelle, depuis qu’elle a été fondée, on cherche à faire propagande de république contre les monarchies, dans tout l’univers ! Rébellion qui a réussi, voilà tout ! L’historien que voilà, placé entre Tocqueville et Guizot, nous l’a racontée dans un pathos constitutionnel dont les échos lassés ne voudraient plus, s’ils s’entendaient, et un embarras qui l’honore, mais qu’il cherche à perdre dans un attendrissement excessivement travaillé. Écoutez-le plutôt : « Oh ! comme, au début, — dit-il, — quelques-uns ont eu besoin d’un énergique amour de la patrie et du sentiment profond de leur droit, pour imposer silence à la répugnance qu’ils éprouvaient de se déclarer en lutte ouverte contre la métropole ! »

C’est du Florian pur. Xavier Eyma est le Florian de l’Histoire. Mais ce n’est pas tout que de s’attendrir, il faut s’entendre ; il ne faut pas mettre des contradictions ou des confusions sous des larmes. Pourquoi opposer la métropole et la patrie ? Où donc est la patrie pour notre colonie d’Alger, et le droit lui viendra-t-il un jour contre la métropole ?

Certes ! c’est là un fait accompli que l’indépendance de l’Amérique et la perte de l’Angleterre. Mais parce qu’il y a dans l’Histoire une prise de possession qui a pu devenir une chose puissante, une immense réalité, est-ce une raison pour humilier la notion du droit devant elle ? Est-ce une raison pour que l’Histoire ne la juge pas et ne la caractérise pas comme elle le mérite ? L’Histoire, au contraire, n’a été inventée que pour cela ! Pour mon compte, je suis de l’avis de celui qui disait, avec une netteté si éloquente : « Quand je pense aux États-Unis, je suis Anglais. Quand je pense à la dernière insurrection des Indes, je suis Indien. » Et toujours pour le même motif et le même principe, le dévouement à la mère-patrie !

Mais l’Amérique, telle qu’elle s’est constituée et telle qu’elle a vécu depuis la déclaration de son indépendance, est-elle même une si grande chose qu’il faille effacer de son front la marque de son origine ?… Il est, je le sais, beaucoup d’hommes politiques de ce faible temps, dont l’âme domptée par la matière et tremblant devant elle prend l’énormité pour la grandeur et l’obésité territoriale pour la force. Mais l’honneur de la pensée n’est-il pas de traverser le milieu épais et physique pour saisir ce qu’il y a de vie, de force réelle et de vraie beauté morale, dont les nations, voyez-vous ! ne sont pas dispensées, sous cet organisme monstrueux de l’Amérique qui fait peur aux petits garçons de l’Europe, presque fiers d’avoir peur ?…

N’est-il pas digne d’un véritable historien de se demander si jusqu’ici la viabilité de ce grand corps des États-Unis qui se désunira un jour et dont on a déjà entendu craquer les jointures, n’a pas été une viabilité trompeuse ? Si, amalgame hétéroclite de toutes les écumes de l’Europe, indigénat noyé dans ce flot montant de naturalisations envahissantes, il ne porte pas dans son sein et ne renouvelle pas le germe de la bâtardise par le fait de ses indiscrets développements ? Et si, enfin, le pays qui a l’esclavage, le divorce, la loi de Lynch et les initiatives de la flibuste, est un pays sain, vigoureux, normal, et dans lequel le pouvoir, la famille et l’ordre ne sont pas des équivoques ?… quand ce ne sont pas des dérisions et des contresens !

III

Toutes questions restées pendantes dans le livre de Xavier Eyma. Xavier Eyma ne creuse pas les choses. Il se contente de les raconter avec une grande bonne foi, je l’ai dit, mais, j’insiste, rougissant honnêtement, quand l’occasion s’en présente, pour ce qu’il aime, et faisant le plus qu’il peut feuille de figuier au péché dont l’Amérique n’a pas honte, mais dont il a, lui, honte pour elle ! Après avoir amnistié avec tant d’aisance et de rapidité l’origine de la République américaine, il a raconté ce qu’il appelle ses épreuves ; puis il nous a donné beaucoup moins l’histoire des présidences, depuis Washington jusqu’à M. Webster, et l’époque actuelle, que la biographie des présidents. Et il a eu raison, ce démocrate, dans l’emploi de ce procédé aristocratique ; car, dans le pays qu’on appelle le plus le pays des institutions, il faut voir, comme partout, avant tout, les hommes.

De toutes ces biographies, la plus intéressante peut-être est celle du général Jackson, parce que dans celui-là, justement, il y a plus d’homme et surtout plus d’américain que dans les autres. Enfin, l’ouvrage se termine par une appréciation de l’état intellectuel et moral des États-Unis et de leur génie industriel. Seulement, ce qui manque à tout cela, c’est l’unité limitée et saillante des points de vue, c’est la tenue d’opinion, c’est, enfin, la domination de ce sujet d’histoire dans lequel il faut, comme les pionniers de l’Amérique dans les broussailles monstres de leurs forêts, se servir vaillamment de la hache pour faire place nette autour de soi !

La hache en histoire, c’est tout ce qui ne biaise pas : principe, sentiment, expression. Xavier Eyma connaît fort peu cet instrument. C’est un esprit éclairé, doux, et qui sait ? peut-être trop sceptique et trop moderne pour bien écrire l’Histoire, cette suite, non de partis pris, mais de partis à prendre ; car à quoi bon écrire pour l’instruction des autres, si vous augmentez en eux les anxiétés de l’ignorance et les embarras du savoir ? « J’ai déjà bien assez en moi de choses douteuses, — disait Goethe, — sans que vous y ajoutiez encore celles qui sont en vous. » C’est là le plus grand reproche, véritablement, que je puisse faire à cette histoire, et ceci est plus que littéraire. Elle nous promène de faits en faits, contradictoires souvent, toujours inexpliqués, et n’a pas de conclusion claire qui se fixe dans l’esprit du lecteur et lui dise, avec l’ascendant de la connaissance : « Sur l’Amérique, ses institutions et ses hommes, voilà ce que tu dois penser ! »

C’est cette admiration pour l’Amérique, tempérée par un scepticisme dû à la nature un peu molle de l’esprit de l’auteur, qui donne au livre de Xavier Eyma ce caractère incertain et chancelant, lequel est, pour les esprits amoureux de netteté, la chose la plus antipathique. On passe le chancellement à l’ivresse, mais chanceler sans être enivré !… Puisqu’il est sceptique et moderne, je ne reproche à Eyma que comme aux hommes de ce temps, et qui n’en dépassent pas la hauteur, toutes les pusillanimités de son histoire.

Je ne lui reproche pas de nous dire, par exemple, que Jefferson était un impie et de n’oser l’en défendre, mais de le couvrir cependant, en lui attribuant des idées très élevées en morale et très saines (p. 18 du IIe vol.). Je ne lui reproche qu’avec l’indulgence qu’on doit aux esprits qui manquent de tonique et qui en auraient grand besoin, ce qu’il dit (p. 62, même vol.) de l’esprit antimilitaire des Américains, lesquels, n’ayant pas d’armées permanentes, sont le plus formidable des peuples quand il s’agit de se défendre. Mais je lui reproche d’oublier que les enthousiasmes militaires qui ne sont pas soutenus par une armée régulière ne durent pas, que le succès les enfle, mais que la défaite les abat.

Je ne veux pas relever trop durement la contradiction, parmi les autres, de la page 232 (IIe vol.), à propos de ces foules d’émigrants européens qui viennent chaque jour dénationaliser l’Amérique, et qu’il appelle un germe (drôle d’expression, par parenthèse, pour de pareilles populations !), un germe destructeur introduit dans les institutions dont elles n’ont ni les instincts, ni l’expérience, lorsqu’une ligne plus bas il dit que l’esprit conservateur réduit ces recrues. Cela n’est pas tout à fait clair, cela n’est pas tout à fait obscur, cela n’est pas tout à fait vrai ; mais cela n’est qu’un détail ! quoique ce détail soit partout.

Enfin, car il faut en finir, je voudrais, après avoir passé par toutes ces brumes pointées de petites lueurs, et par toutes ces petites lueurs clignotant dans ces brumes, savoir, en fermant ce livre de faits incohérents et d’opinions confuses, si l’auteur de La République américaine croyait à l’avenir de sa République, quand, préalablement, il nous a avoué que le passage aux affaires d’un homme comme le général Jackson pourrait détruire de fond en comble le système américain, et qu’il est convenu de la justesse du mot de l’orateur anglais qui prétendait que Jackson avait fait passer un char attelé de quatre chevaux à travers cette pauvre Constitution américaine ! Je voudrais définitivement savoir — oui ou non ! — si la question de l’esclavage déchirera un jour, pour en faire des cartouches, cette Constitution de papier, à travers laquelle ce n’est pas des chars attelés à quatre chevaux, mais les événements, les choses et les hommes, qui, dans un temps donné, passent toujours à travers les Constitutions !

IV

J’ai discuté de l’Histoire avec le livre de Xavier Eyma et je n’ai pas fait de littérature. Si j’avais été littéraire, j’aurais signalé des pages qu’il eût été tenu de récrire pour sa seconde édition. J’aurais dit que souvent, dans son livre, Florian pille Salvandy… Mais j’aime mieux finir par un regret qui eût fait, s’il eût vécu, peut-être réfléchir l’auteur de La République américaine. Au lieu de continuer Tocqueville, moi, je l’aurais retourné. Au lieu de refaire ce qui est fait et même défait, ce livre sans conclusion de La Démocratie en Amérique, j’aurais fait, ou du moins j’aurais voulu faire, un livre hardiment intitulé : De l’aristocratie en Amérique. Oui ! de l’aristocratie dans le sens impur, grotesque et déshonoré de ce mot. Ce n’est pas, celle-là, une aristocratie de source et de vocation divine, mais le contresens de l’aristocratie méritante et dévouée : une négation de l’ordre social. Je l’aurais montrée aventurière par essence, homicide et suicide, toujours le revolver en main, méprisante dans le choix des voies et moyens, des vérités et de la vie !

L’Américain du Nord vit seul, dans une auberge, vis-à-vis de lui-même, et, vis-à-vis de lui, tout le reste n’est rien. Il est tout à la fois le magistrat, le pouvoir exécutif et le prêtre de sa personnalité. Aussi a-t-il un triple effroi pour les trois choses qui font la gloire et la force de notre Europe : la magistrature, l’armée et le sacerdoce. Il a diminué l’une par les jurys, n’a pas l’autre, et a remplacé la troisième par des prédicants libres, mariés et gaspilleurs.

Telle est cette aristocratie américaine, fille de trente-six pères, et qui se développe avec le mouvement de tout le reste dans ce pays original, mais effrayant, dans ce pays qui n’est pas un pays comme les nôtres, — qui n’a pas de frontières comme nous, qui n’a pas d’antécédents historiques comme nous ! C’était là le livre que j’aurais demandé à Xavier Eyma. Une étude sévère, approfondie, non des progrès d’une démocratie qui ne progresse point en Amérique, mais d’une aristocratie qui, à chaque moment, y fait éruption par un homme, comme Jackson, par exemple, ou tout autre énergique vaurien, et qui, un jour, — un jour plus prochain qu’on ne croit, — bouleversera la société qu’elle trouble déjà et finira par la tuer.