(1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre X. Mme A. Craven »
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(1878) Les œuvres et les hommes. Les bas-bleus. V. « Chapitre X. Mme A. Craven »

Chapitre X.
Mme A. Craven11

I

L’auteur de ce roman, couronné par l’Académie, est coutumier du fait des romans couronnés par l’Académie… Il n’était pas, dans l’origine, une femme de lettres… Mme Augustus Craven avait le bonheur et l’honneur de n’être pas un bas-bleu. Elle était célèbre pourtant. Elle était entrée dans le succès et la célébrité par un livre qui en est, pour l’heure, à la vingt-septième édition. Le récit d’une sœur, comme les Lettres et les Memoranda d’Eugénie de Guérin, a fait le tour du monde et il est tout prêt à le recommencer. C’est une valse mélancolique et enchantée, qui peut recommencer toujours ! Elle est composée sur des motifs éternels. Tant qu’il y aura des cœurs, et des cœurs religieux, on relira ce livre de Mme Augustus Craven, car tous les cœurs ne sont pas aptes à sentir et à goûter ce livre-là. Il faut la foi, ici comme pour les miracles ; mais pour ceux-là qui ont la foi, c’est vraiment une œuvre d’émotion et d’édification incomparable. À exactement parler, ce n’est pas un livre, et c’est sa gloire comme son caractère, de n’être pas un livre. C’est l’histoire d’une famille de chrétiens, charmants et sublimes tour à tour, comme le sont les âmes saintes, racontée par eux-mêmes encore plus que par Mme Craven, leur sœur et leur fille, qui n’a guère fait, elle, que de mettre en ordre leur correspondance et leurs mémoires. Et c’est ce qui donne à cette histoire son intense réalité ! Craven raconte bien moins la vie des siens qu’ils ne la vivent et ne la parlent eux-mêmes devant nous. Le récit de la sœur, est ce qu’il y a de moins long, en ce livre ; de moins ému, de moins inspiré et, disons-le, de moins beau et de moins céleste dans l’ordre de l’émotion sacrée et de la foi. Mme Craven — et ceci ne l’humiliera pas, avec sa noble admiration pour les siens — est d’accent religieux bien moins profonde, bien moins éloquente, bien moins pathétique que les êtres divins (on cherche un mot pour les nommer) dont elle écrit l’histoire. Ou plutôt elle ne l’écrit pas. C’est eux qui la font. Elle met les points de suture entre leurs lettres, et c’est tout ; mais le fil qui passe à travers les perles n’est pas le collier !

Et la Critique littéraire n’aurait rien à voir à cela. La Critique littéraire a pour fonction de juger les œuvres de l’esprit, combinées pour produire un effet de pathétique et de beauté spéciale. Ici, il y a bien pathétique et beauté, mais ce n’est pas le résultat d’une combinaison, réfléchie ou même spontanée, d’art et de littérature. Ce qu’on appelle le talent n’est pour rien dans cet écrit et dans ces lettres. On vient de le voir à la page précédente, il y a eu de par le monde une autre sœur que Mme Auguste Craven, qui, elle aussi, a parlé d’un frère qu’elle aurait immortalisé, s’il n’avait pas été de force à s’immortaliser tout seul, c’est Eugénie de Guérin. Mais Eugénie de Guérin a le génie de l’expression, indépendamment du sujet qu’elle traite. Comme disait le prince de Ligne, cet homme d’un esprit fou qui créait un Rousseau, lorsqu’il parlait de Rousseau : Elle aurait eu du style quand elle aurait parlé d’un morceau de fromage. Elle a une langue à elle comme le rossignol et le bengali. Elle était genuine. Madame Craven ne l’est pas.

Mme Craven parle comme tout le monde. Elle sent certainement plus haut que tout le monde et cela lui constitue un langage qui vaut mieux que : Le petit chat est mort, ou La campagne à présent n’est pas beaucoup fleurie de la foule imbécile et vulgaire, cette charmante humanité ! Mais entre cela et le talent et surtout le génie, il y a l’épaisseur de la différence qui existe entre le cœur et le cerveau.

Et j’insiste sur cette différence, parce qu’elle seule peut expliquer que la femme qui a écrit le Récit à une sœur puisse écrire des livres comme le Mot de l’énigme, par exemple, — et que de la hauteur de son âme, désintéressée de toute prétention littéraire, elle ait pu tomber et rouler… rouler jusqu’au bas-bleu ! J’insiste, parce que c’est une thèse, partout posée par moi, que je ne cesserai de poser que quand il n’y aura plus un seul bas-bleu dans ce monde — et ce ne sera pas demain ! — qu’une femme peut avoir du talent, quand elle obéit à ses sentiments personnels et qu’elle les exprime, mais que très rarement elle est capable de produire un livre en dehors de ses sentiments. Eugénie de Guérin elle-même ne l’aurait pas pu ; ni Mme de Sévigné, ni Mme Du Deffand, ni personne de celles qui nous enlèvent le plus sur les ailes de l’expression. Elles auraient fait comme Mme Craven, si elles avaient voulu écrire délibérément un livre, construire un roman qui n’eût pas été leur histoire, combiner enfin une œuvre d’invention ou d’observation. Elles auraient… mon Dieu ! oui, j’en demande pardon à ces dames, elles auraient raté !

II

Mais aussi, Mme Augustus Craven, qu’allait-elle faire dans cette galère ? Quoi ! cela ne lui suffisait donc pas, son succès ! Elle en avait un immense, mais ce n’était pas un succès littéraire. C’était un succès d’attendrissement humain et d’enthousiasme religieux ; et elle voulait un succès littéraire ! Tous les diables bleus du bas-bleuisme s’abattaient sur sa cervelle. C’était un succès de famille, et elle en voulait un personnel. Son succès, — ce succès inouï, quoique explicable, puisqu’il tenait aux sentiments les plus généraux et les plus habituels à la moyenne des hommes, — son succès lui avait mis le cœur au ventre, — et elle a beaucoup de cœur, Craven, — et le ventre, — je ne dis pas la tête, — s’est mis à pondre et à couver, avec une déplorable fécondité ! La petite pluie de romans a commencé de nous mouiller jusqu’aux os. Nous avons eu Fleurange. Nous avons eu Anna Severin. Nous avons eu Adélaïde Capece Minutolo. Nous avons eu le Comte de Montalembert, qui n’est pas un roman et qui même n’a rien de romanesque, mais c’était un livre de plus et le Diable, bleu, était déchaîné ! Un pauvre diable, par parenthèse qui n’est pas Richard Cœur de lion !… Voici aujourd’hui le Mot de l’énigme, et cela va continuer. Et indesinenter flebat  ! Que chacun ouvre son parapluie ! Depuis le succès de son Récit d’une sœur, Mme Craven, — une femme du faubourg Saint-Germain, — avait, dans son monde, une situation originale et superbe, et d’autant plus belle que ce n’était pas une position d’auteur, laquelle a toujours son pédantisme et sa disgrâce. Elle avait fait un livre qui tenait plus de l’action, — de l’action généreuse, — que du livre. Elle était restée une patricienne irréprochable, racontant les gloires domestiques de sa maison. Elle était restée femme comme il faut, en cette attitude charmante de femme comme il faut, qui se joue d’écrire et qui est chez soi, dans les choses de l’âme et de l’esprit, autant que dans les choses du monde. Elle avait écrit, comme on cause dans une lettre un livre simple, naturel, passionné, quoique pur (cette chose si rare !), et intéressant pour tout le monde, comme s’il n’avait pas été si pur ! Excepté Eugénie de Guérin, sa rivale d’émotion, mais sa supérieure de talent, personne n’avait une telle place dans la publicité de ce siècle… Pourquoi donc ne l’avoir pas gardée ?… Pourquoi avoir échangé cette plume de tourterelle en deuil, qui ne devait plus jamais servir, après avoir tracé les choses délicieuses et déchirantes de ce Récit d’une sœur, contre la plume d’oie d’un bas-bleu ou d’une rosière d’académie ?

Car voilà ce qu’est devenue Mme Augustus Craven, l’inconsolable fille et sœur des Laferronnais ! Ce n’était pas assez pour elle d’être devenue un bas-bleu comme Mme Zénaïde Fleuriot, il fallait encore qu’elle fût une rosière d’académie, comme le fut Collet Attendrie au Récit d’une sœur comme une personne naturelle et comme si elle comprenait quelque chose à ce qu’il y a de plus beau en ce récit, c’est-à-dire à l’ardeur du catholicisme qu’on y respire, l’Académie, ce Sanhédrin de vieux voltairiens, de sceptiques, d’éclectiques, et dont les évêques se sauvent épouvantés depuis qu’il y entre des athées, Pavait flétrie de sa couronne, — de cette couronne dont les feuilles de laurier sont des pièces de cent sous. Mais le coryza de l’attendrissement n’était pas épuisé dans ces puissants cerveaux, et ils continuèrent de mouiller de leurs larmes la plupart des livres que Mme Craven écrivait. Fleurange fut couronnée comme le Récit d’une sœur. Le Mot de l’énigme l’est aussi. Les autres livres qui viendront le seront sans doute. Mme Craven est devenue une tête à couronnes comme on est une tête à perruques. Cette âme, cette spontanée est passée à l’état de chose académique. C’est le vide-poche des faveurs de l’Académie. Elle a son rayon, à elle, chez Didier, à la librairie académique. Grotesque destinée après une si touchante destinée ! Eugénie de Guérin, qui fit le miracle posthume de plaire à Villemain, ce sec qui s’humecta pour elle, fut aussi couronnée par l’Académie, mais elle était morte, la pauvre fille ! et elle eut la chance de ne pas sentir son bonheur !

III

Mme Craven a mérité le sien.

Les livres qu’elle n’aurait jamais dû écrire et qu’elle se plaît à multiplier, font un grand contraste avec le premier qui lui sortit de l’âme comme un cri, et l’Académie n’avait pas besoin d’être émue pour les couronner. Ils sont dans le goût ordinaire des livres qu’elle couronne. Fleurange, que j’ai là sous la main, et qui précède le livre d’aujourd’hui, — le Mot de l’énigme, — est un livre de cette littérature médiocre et fluide qu’on peut appeler académique et que nulle originalité quelconque ne distingue, car à l’Académie, ce que ces douaniers de la littérature poursuivent comme de la fraude, c’est surtout l’originalité ! Avec son titre prétentieux de Fleurange, d’un ridicule presque idéal, le roman de Mme Craven, qui pourrait se nommer maintenant Mme Berquin, a l’innocence de la fadaise et la sentimentalité de la fadeur… Cette fleur-ange ou cet ange-fleur a dû plaire aux académiciens comme les petites filles plaisent aux vieillards. Ce livre est d’une ingénuité jocrissine. Il est écrit de ce style robe blanche qui aurait le prix aux Oiseaux ou au Sacré-Cœur. L’auteur, qui n’a ni invention nouvelle ni observation profonde à son service, y combine, ou plutôt y recombine tous les faits connus des romans vertueux, ayant le même train d’amours malheureux, contenus ou transparents, de dévouements et de dévotions. C’est religieux et mondain à la fois, mais dans la bonne mesure, et sans la plus petite découverte, dangereuse ou encourageante, soit dans le vice, soit dans la vertu. Fleurange est l’ange ou la fleur d’une famille allemande, dans le genre de celles d’Auguste La Fontaine, et dont ce roman est l’histoire. Pour mon compte, j’aime mieux la famille de Laferronnais et Mme Craven l’a mieux racontée. Est-ce donc là l’idéal que cette noble et pieuse et admirable famille, qui est la sienne, lui a laissé ?

Et il en est de même pour le Mot de l’énigme, un autre livre de cette femme vouée à ces romans qu’on pourrait tout aussi bien imprimer chez Marne que chez Didier, et qui nous avait raconté une assez belle histoire pour se dispenser d’écrire des romans, lesquels, du reste, pâtiraient tous devant cette noble et magnifique histoire, l’épopée d’une famille chrétienne ! Le Mot de l’énigme qu’on cherchera, sans le trouver, car il n’y a dans le livre de Mme Craven ni énigme, ni mot (il n’y a que des mots, à moins que ce mot de l’énigme ne soit pourtant de se faire dévote, lorsque votre mari vous trompe), le Mot de l’énigme est un roman de la même pauvre inspiration ou du même parti pris que Fleurange. C’est un livre qui rappelle les romans qu’on écrivait il y a soixante ans, et auxquels le terre n’est pas légère, car elle pèse assez sur eux pour qu’ils n’en sortent pas, et qu’ils soient parfaitement oubliés… Afin de ne pas imiter Mme Sand, l’auteur d’Indiana et de Valentine, ces décrépites à la vieillesse affreuse, et qui aura prochainement le même sert, Mme Craven a sauté par-dessus jusqu’à Mme de Montolieu. C’est la même turlutaine d’événements que dans les dames de cette époque : ce sont des fleurs jetées, par les fenêtres, à de beaux cavaliers, — des bals masqués, — la poésie des femmes qui n’y vont pas et des dramaturges qui y vont trop — des bals masqués où l’épouse masquée est prise pour la maîtresse par le mari infidèle et qui découvre ainsi la catastrophe ! Sous le coup de cette découverte, la femme trompée revient à Dieu, mais, tout en y revenant, ne voilà-t-il pas qu’elle se sent un petit amour naissant pour un vertueux philanthrope (un conférencier de ces derniers temps ; quelle élégance pour une femme du monde !!). Seulement elle ne cède pas à l’amour pour le conférencier, et elle le congédie… Arrêtons-nous là. Je ne veux pas, certes, vous faire passer davantage par l’analyse de ces insignifiances, car, après tout, la vertu, pour moi, n’est pas une platitude, et, comme les femmes, elle doit avoir des rondes-bosses, et je ne suis pas un secrétaire perpétuel de l’Académie !

Du reste, comme détails dans ce livre, nul d’idée et de sentiment, il y a la description, morte comme une description de gazette, du carnaval à Naples et celle du Vésuve en feu, — deux lieux communs en Italie ! Cette particulière ! Mme Augustus Craven, qui n’a plus dans tous ces livres, écrits à froid, la palpitation de cœur qui lui tient lieu de tout dans le Récit d’une sœur, est, dans la langue, d’une indigence d’imagination véritablement lamentable. Dans tout son livre, il n’y a pas une image qui lui appartienne en propre. La couleur est ce qui lui manque le plus. Son style, qui est celui d’une femme d’esprit, usagée aux livres, et qui, par conséquent, s’est frottée à beaucoup de styles, ressemble à cette écriture américaine et égalitaire, correcte et même jolie, mais qui est la même sous la plume d’une duchesse que sous la plume d’une fille de comptoir qui fait les additions au restaurant. Moraliste bien plus que romancier parce qu’il suffit, pour être moraliste, d’avoir un peu souffert pour son propre compte, et qui n’a pas souffert ?…, Mme Augustus Craven est une dentelière de métaphysique sentimentale, à la manière des femmes qui s’analysent sans cesse et, moralement, se regardent perpétuellement l’ombilic. Le Mot de l’énigme, tout analyse et tout récit, sans aperçu, sans caractères, presque sans visages, car les personnages de ce roman ressemblent à des comparses, est du bavardage sans légèreté, sans le moindre petit mot pour rire, ah ! bien ! oui ! gémissements et larmoiements partout, quand ce n’est pas amour et scrupule ! Assurément, c’est de la littérature honnête et même élevée, mais trop lacrymatoire, à l’usage des gens que l’ennui des choses honnêtes, ennuyeusement exprimées, ne dégoûte pas de l’honnêteté. C’est du Guizot mêlé de Swetchine ; mais c’est le Guizot qui, à l’Académie, aura fait passer le Swetchine.

IV

Tels sont, hélas ! les romans de Mme Augustus Craven, couronnés par l’Académie. Il n’y avait que l’Académie qui pouvait les mettre sous la même couronne que le Récit d’une sœur. Ni la critique, ni le monde qui sait lire ne seront dupés de ces couronnes qui tombent peut-être jusque les yeux de Mme Craven et qui l’empêchent de se voir et de se juger. Si elle se jugeait, en effet, elle n’écrirait plus. Elle resterait dans le silence qui, après le Récit d’une sœur, aurait été d’une dignité si touchante. À quoi bon, après ce Récit, vouloir augmenter le bagage dont elle n’a pas besoin pour augmenter sa célébrité, si, en vraie femme qu’elle est donc demeurée, elle tient vaniteusement à s’éventer, dans les salons où elle va, avec cet éventail de plumés de paon de sa célébrité ! Les romans de Mme Craven ne sont point destinés à vivre, tandis que le Récit d’une sœur est destiné à ne pas périr… La vérité, qu’elle n’a pas faite, est plus puissante et plus durable que les pauvres fictions qu’elle a inventées… Mme Craven a trouvé presque la gloire sans la chercher, le jour où elle a rassemblé des souvenirs qui méritaient d’être immortels ; mais à présent qu’elle la cherche opiniâtrement et dans des voies où la vanité littéraire la promène, elle ne la trouvera plus. Elle n’ajoutera pas une autre goutte de ce parfum à celle qui l’a enivrée… Et de fait n’était-ce pas assez ? Mme de Staël a dit que la gloire était pour les femmes « un deuil éclatant du bonheur ». Mme Craven avait dans sa vie un deuil plus beau que celui de la gloire. Qu’avait-elle besoin d’y ajouter ?…

Et d’ailleurs, puisque de sœur et de fille, enterrant pieusement les siens comme Antigone — une Antigone plus grande que l’autre, puisqu’elle est chrétienne — elle a voulu passer femme de lettres, elle a voulu se ravaler à la vie du bas-bleu, au travail et à l’ambition du bas-bleu, ce n’est pas le roman qu’elle aurait dû écrire ; ce n’est pas au roman qu’elle aurait dû se brûler les doigts. Le roman est comme la poésie : quand il n’est pas excellent, exquis, supérieur, — incontestablement supérieur — il est détestable. Connaissez-vous rien de plus détestable que de mauvais romans et de mauvais vers ? Les autres œuvres de l’esprit ont des côtés par lesquels on se revanche. L’histoire a les faits et l’intérêt des faits, même mal racontés. La philosophie, cette gymnastique dans le vide, a les muscles et les efforts des lutteurs qui se livrent à ce vain combat. Mais la Poésie et les Romans — comme dit la vieille phrase de tout le monde, — ne souffrent pas de médiocrité. Après le colossal Balzac, qui a renouvelé les sources du roman, il faut, pour avoir le courage d’en écrire un, se sentir du sang sous les ongles, plus qu’il n’en peut tenir dans toute la petite main d’une femme. Qu’est-ce donc s’il s’agit de plusieurs ?… Mme Sand, cette usurpatrice qui a régné si facilement par ce vil temps d’usurpateurs, Sand, je l’ai dit plus haut, sent déjà le cadavre dans son talent et dans ses œuvres. Il faut les relire pour le savoir. Pour qui n’a pas cette sublime brutalité du génie qui enlève tout, les romans sont une littérature de roses qui durent peu, quand toutefois ils sont des roses. Que sont devenus les romans de Mme de Flahaut, de Mme de Genlis, de Mme Sophie Gay, de Mme de Duras, l’auteur d’Ourika et d’Édouard, de petits Livres d’or, disait Sainte-Beuve, ce critique-femme des femmes ; de Mme Desbordes-Valmore, qu’on reconnaissait poëte encore quand elle écrivait des romans ? Ils n’existent plus. Les romans de Mme Craven s’effeuilleront comme les leurs et sur les leurs. Elle ajoutera au tas de feuilles tombées… Mais puisque j’ai parlé de roses, pour elle, ce ne sera pas des feuilles de roses qui y tomberont !

Encore une fois, elle aurait mieux fait de se taire, après avoir pleuré et chanté cette élégie du Récit d’une sœur. La plume qui l’avait écrite devait être brisée, comme le verre avec lequel on trinquait autrefois « à la santé du Roi » dans les familles comme celles des Laferronnais ! Le verre funèbre, plein de délices et d’angoisses, dans lequel Mme Craven a bu à la mémoire des siens, ne devait plus servir à personne. Est-ce que le roi de Thulé, après avoir pleuré dans sa coupe, ne la jeta pas à la mer ?…