(1889) La critique scientifique. Revue philosophique pp. 83-89
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(1889) La critique scientifique. Revue philosophique pp. 83-89

Analyses et comptes rendus.
La Critique scientifique, par Émile Hennequin

Émile Hennequin. — La Critique scientifique. Paris, Perrin, 1888, 246 p. in-12.

En achevant la lecture de ce livre, on se prend à regretter la mort prématurée de l’homme qui l’a écrit. Le livre est intéressant, il est bien ordonné, il est nouveau. M. Hennequin a voulu fonder la critique scientifique et donner le plan d’une étude complète d’esthopsychologie : il proposait ce nom pour désigner un ensemble de recherches qui formeraient une science véritable, ayant « un objet, une méthode des résultats, des problèmes » (p. 218).

« L’esthopsychologie, nous dit-il (p. 21), n’a pas pour but de fixer le mérite des œuvres d’art et des moyens généraux par lesquels elles sont produites ; c’est la tâche de l’esthétique pure et de la critique littéraire. Elle n’a pas pour objet d’envisager l’œuvre d’art dans son essence, son but, son évolution, en elle-même ; mais uniquement au point de vue des relations qui unissent ses particularités à certaines particularités psychologiques et sociales, comme révélatrices de certaines âmes ; l’esthopsychologie est la science de l’œuvre d’art en tant que signe. »

Ce dernier mot annonce déjà quelle sera la méthode. Exposons-la tout de suite : notre critique en sera plus claire.

L’œuvre, selon M. H., est le signe le plus important de l’individualité du poète ou de l’artiste ; elle nous livre directement les premiers caractères à connaître, les caractères mentaux, qu’on serait impuissant à déterminer d’après les données de l’hérédité, de l’ethnologie, etc. Elle nous fournit du même coup les caractères de ses admirateurs, et nous pouvons avancer dans la psychologie des peuples en étudiant les groupes d’hommes qui se rattachent, par des affinités secrètes, à certains individus prééminents. Les qualités d’un poète sont aussi, à un degré moindre, celles de ses lecteurs. « Une œuvre d’art, nous dira M. H. (p. 439), n’émeut que ceux dont elle est le signe. »

Telle est la pensée méthodique de l’ouvrage. Nous allons voir sur quels raisonnements elle se fonde, et de quelle théorie à demi formulée, en dernière analyse, elle se réclame : le lecteur n’est pas sans la deviner peut-être.

La vieille critique devient donc, avec M. H., un moyen d’investigation psychologique, et le plus puissant, à ce qu’il semble. Sainte-Beuve, nous dit-il, fut surtout biographe ; il s’efforça d’arriver à la connaissance de l’individu, mais il ne vit point que la connaissance d’un auteur « n’affecte en rien le plaisir esthétique que peuvent donner ses livres » (p. 41). Taine a apporté dans la critique un esprit autrement clair et fort : il cherche le rapport de l’auteur avec son œuvre, et le rapport des auteurs avec l’ensemble social dont ils font partie. L’évolution de la critique, en résumé, s’est faite de l’esthétique à la psychologie, et enfin à la sociologie : elle peut être fixée provisoirement dans le ressort de ces trois sciences.

L’analyse esthétique, par laquelle il convient de commencer, portera sur les moyens employés et les émotions produites. « Quelles sont les émotions que l’ensemble des œuvres de tel auteur suscite, et par quels moyens les provoque-t-il ? qu’exprime tel auteur et comment l’exprime-t-il ? » (p. 30). Voilà l’objet de la première analyse, d’après M. H. Elle implique la critique littéraire ; mais celle-ci n’y est pas définie expressément, et la question vise surtout l’étude psychologique du poète. Un critique littéraire estimerait l’émotion « esthétique » ; le psychologue dégagera les émotions « ordinaires » de conservation, de sympathie, qui se trahissent dans l’œuvre. La question posée par M. H. est ambiguë, et c’est pourquoi il se trouve ici « arrêté court » par une difficulté qu’il croit n’avoir encore été aperçue par aucun esthéticien (p. 31). Elle n’est rien moins que de savoir si l’émotion esthétique est quelque chose de spécial, ou si elle ne serait pas simplement une « forme inactive » de l’émotion ordinaire, chacune de nos émotions pouvant tour à tour devenir esthétique, et résulter, « avec quelque modification », de la vue ou de l’audition d’une œuvre d’art.

M. H. tient pour la seconde formule. Lui pourtant, qui accepte avec Spencer, contre Guyau, la théorie de l’art fin en soi, désintéressé, il sent bien que l’art doit avoir sa marque propre, que l’émotion esthétique se distingue en quelque chose des émotions ordinaires, et il recourt, pour se tirer d’embarras, à une hypothèse ingénieuse : « Nous croyons, écrit-il (p. 36), qu’il faudra à l’avenir distinguer dans l’émotion ordinaire (non plus esthétique) : d’une part, l’excitation, l’exaltation neutre qui la constitue, qui est son caractère propre et constant ; de l’autre, un phénomène cérébral additionnel, qui est l’éveil d’un certain nombre d’images de plaisir ou de douleur, venant s’associer au fond originel, le colorer ou le timbrer, pour ainsi dire, et produire la peine ou la joie proprement dites, quand elles comprennent le moi comme sujet souffrant et joyeux. » L’émotion esthétique aurait alors ceci de particulier, que, « tout en conservant intact l’élément excitation », elle « laisse à son minimum d’intensité l’élément éveil des images, etc. ».

Une distinction de ce genre était à faire, sans doute ; mais il ne fallait pas s’enfermer dans l’état émotionnel. Il fallait, pour toucher le fond du plaisir du beau, remonter aux perceptions mêmes, aux états perceptifs de la vue ou de l’ouïe, lesquels sont agréables ou désagréables selon la nature et le degré de l’excitation. Il suffit d’un assemblage de couleurs, ou de quelques accords plaqués sur un piano, pour me donner une jouissance particulière, où je ne ressens ni terreur, ni colère, ni pitié, et qui n’est pas une émotion ordinaire transformée. Les arts se distinguent par le matériel de perceptions dont chacun fait usage. Dans les produits simples de l’art plastique, dans la poésie de mots, le plaisir paraît dépendre immédiatement de l’excitation ; seules les œuvres dramatiques, parce que leur matériel est l’action humaine, appellent nécessairement un cortège d’émotions ordinaires, pénibles ou joyeuses, qui n’y prennent cependant, pour parler la langue de M. H., qu’un « faible indice de joie ou de douleur ». Mais il est parti de l’étude des œuvres complexes, il a négligé les cas simples, et il a donné pour premier temps de l’état émotionnel un sentiment d’exaltation neutre qu’il serait plus légitime d’attribuer au moment de la perception.

Si l’on veut estimer la « valeur d’art », il ne suffit point de noter la qualité ou la quantité des émotions accessoires que suscite l’œuvre, et il ne s’agit pas seulement de savoir si elle provoque en nous un sentiment de vive sympathie ou d’ardent patriotisme ; il faut étudier la langue même de l’émotion, le rapport choisi entre les perceptions qui en sont l’instrument, la « mise en œuvre ». Un chant national, quoique médiocre, peut nous remuer profondément. L’air assez banal de Halévy, Jamais en France, jamais Anglais ne régnera, aurait-il donc des valeurs d’art différentes, selon la haine des auditeurs contre la perfide Angleterre ?

Laissons ces questions de philosophie pure1. Aussi bien M. H. avait-il raison de relever les émotions accessoires auxquelles chaque poète fait le plus souvent appel. C’est un excellent moyen de l’analyse psychologique, celle qui étudie l’œuvre, je le répète avec lui, « en tant que signe de l’homme qui l’a produite ». Il rejette au dernier plan, nous l’avons dit, l’enquête biographique. « C’est de l’examen seul de l’œuvre, déclare-t-il expressément (p. 65), que l’analyste devra tirer les indications nécessaires pour étudier l’esprit de l’auteur ou de l’artiste qu’il veut connaître, et le problème qu’il devra poser est celui-ci : étant donnée l’œuvre d’un artiste, résumée en toutes ses particularités esthétiques, de forme et de contenu, définir en termes de science, c’est-à-dire exacts, les particularités de l’organisation mentale de cet homme. »

Je ne mets pas en doute qu’on puisse atteindre à d’excellents résultats par la méthode interrogative de M. H. Le raisonnement par lequel il la justifie (il faut lire dans l’ouvrage ces pages intéressantes) est une application très étendue de l’adage célèbre de Buffon : le style, c’est l’homme. Je ne saurais, toutefois, m’abstenir de remarquer qu’on ne saisit directement, par cette méthode, que l’homme intellectuel2 ; car elle consiste à subordonner, à l’étude des caractères mentaux, celle des caractères physiques, physiologiques, pathologiques et moraux de l’individu. Quelques pages de biographie à la Sainte-Beuve, pour celle-là même, seraient d’un fort bon secours. Connaîtrons-nous jamais la nature mentale de Sophocle, par exemple, aussi bien que celle de Hugo ou de Racine, n’ayant que son œuvre à notre disposition ? Toute œuvre, du reste, et c’est le cas pour la peinture, ne manifeste guère ces caractères intellectuels : le raisonnement juste ou fautif, le jugement sain ou faux, la faculté forte ou faible de généralisation, etc. Nous n’aurions pas tout Léonard de Vinci, si nous ignorions qu’il a été géomètre. Il importe de savoir comment un peintre travaille, pour juger si l’attention chez lui est forte ou faible, etc. Il pourrait arriver aussi que le témoignage de l’œuvre fût menteur, et l’on ne saurait conclure sans erreur du sentiment religieux de leurs tableaux à la sincère piété de tous les peintres italiens du xve  siècle. Passe donc pour renverser, en certains cas, l’ordre de l’enquête ; mais je n’en voudrais pas faire une règle absolue, et je ne croirais pas pouvoir suppléer si facilement « les notions de l’hérédité et de l’influence des milieux », quoique les lois en soient encore « incertaines et présomptives ».

M. H. fait le procès à ces notions dans l’analyse sociologique. L’hérédité, la sélection naturelle qui s’opère entre les artistes et les facultés de l’artiste, les lieux ou l’habitat, ces trois facteurs, juge-t-il, ne nous donnent pas grand-chose, même entre les mains de Taine ; leurs influences sont indécises, et les théories de ce puissant critique ne semblent ni justes dans leur rigueur, ni surtout vérifiables. On en devra remplacer l’usage par l’estimation des groupes d’hommes où l’œuvre a trouvé succès, et construire une psychologie des peuples sur le même fonds que celle des individus.

Au point de vue historique, où nous sommes maintenant placés, les auteurs ne valent plus, en effet, par leur origine et leurs qualités, mais par leur popularité. « La loi qui règle, nous dit fort bien M. H., la naissance et la nature des génies et des talents nous est inconnue ; nous savons seulement qu’aucune des hypothèses que l’on a émises sur ces lois ne rend compte de tous les faits. Mais une fois le génie né, développé, productif, commence un jeu d’attractions et de répulsions qui nous est accessible. Les âmes qui retrouvent en cette œuvre leur âme, l’admirent, se groupent autour d’elle et se séparent des hommes d’âme diverse… En d’autres termes (remarquons la fin de ce paragraphe), la série des œuvres populaires d’un groupe donné écrit l’histoire intellectuelle de ce groupe, une littérature exprime une nation, non parce que celle-ci l’a produite, mais parce que celle-ci l’a adoptée et admirée, s’y est complue et reconnue. »

En ces quelques lignes se trouvent exprimées une doctrine et une méthode, qui ne marchent pas nécessairement ensemble. Je dirai plus loin quelle est la doctrine. Parlons d’abord de la méthode. Si elle est juste en partie, elle ne va pas sans difficultés. La statistique de l’admiration, qui serait le principal instrument de la psychologie des peuples3, ne laisserait pas d’être malaisée à dresser. Un même individu figurerait fréquemment sur plusieurs listes de nos tableaux. On peut admirer dans l’œuvre d’autrui des qualités qu’on n’apporte pas dans la sienne propre, ou qu’on ne possède point dans son propre caractère. Une part énorme est à faire à la réclame, à la mode, dans le succès de certaines œuvres. Bref, il existe de nombreuses causes d’erreur, qui vicieraient les résultats, et M. H. en a signalé quelques-unes. Le rapport est enfin beaucoup plus lâche, il faut bien le dire, des qualités de l’œuvre à celles de ses admirateurs, qu’il ne l’est à celles de son auteur.

On est frappé aussi, au courant de la lecture, de voir M. H. restaurer quelquefois d’une main ce qu’il a ruiné de l’autre. S’il nomme des artistes qui auraient été en opposition avec le milieu social (p. 108), c’est donc que le milieu porte sa marque reconnaissable. S’il nous dit que l’habitat ne modifie pas les traits généraux d’une race (p. 119), c’est donc qu’une race possède des caractères généraux, suffisamment persistants, et qui s’héritent. Il ne conteste pas, sans doute, ces influences de l’hérédité, de l’éducation, etc., dont il récuse seulement l’emploi utile. Mais à négliger, ici surtout, les caractères extérieurs, et à retirer, en quelque sorte, les données physiologiques des données intellectuelles, on courrait le risque d’établir une description de peuples sans racines dans le sol qui les nourrit, sans filiation entre eux, et peu s’en faut incorporels.

M. H., rendons-lui toute justice, ne voulait pas cela, et il réintègre dans la synthèse, par voie régressive, les données qu’il écartait de l’analyse. Il entendait maintenant considérer l’œuvre « de front et du dehors, comme une force dont le choc est à mesurer ». « L’effet de l’œuvre, écrit-il (p. 167), étant l’émotion qu’elle suscite, et cette émotion accompagnant l’image sensible de son contenu dans l’esprit de son sujet, c’est la reproduction de l’œuvre qu’il faudra tenter, en l’accompagnant de son indice émotionnel. Ce sera en faire, en un autre terme, la paraphrase. Relisant le livre, évoquant le tableau, faisant résonner à son esprit le développement sonore de la symphonie, l’analyste, considérant ces ensembles comme tels, les restaurant entiers, les reprenant et les subissant, devra en exprimer la perception vivante qui résulte du heurt de ces centres de force contre l’organisme humain charnel, touché, passionné et saisi4. » Et enfin (p. 217), « saisissant ainsi des intelligences telles quelles, les analysant avec une précision et une netteté considérables et les replaçant ensuite par une minutieuse synthèse dans leurs familles, leurs patries, leurs milieux, l’esthopsychologie, un ensemble d’études particulières de cette science, sont appelés à vérifier les plus importantes théories de ce temps sur la dépendance mutuelle des hommes, sur l’hérédité individuelle, sur l’influence de l’entourage physique et social ».

Ainsi M. H., dans la synthèse, entend toujours « façonner un homme visible sur le schéma de son intelligence » (p. 180). Mais l’étude des grands hommes permettra, en vertu de son principe, de mesurer, avec une certaine approximation, l’effet de ces deux forces, l’hérédité, le milieu, « dont les résultats, remarque-t-il avec raison, sont d’autant moins discernables que la complexité sociale s’accroît » (p. 218). Ici encore il faut distinguer, comme je l’ai fait plus haut, une règle méthodique, laquelle consiste à passer de la psychologie des plus géniaux à ceux qui le sont au degré moindre, et une doctrine, qui peut tenir en deux mots.

Une théorie des héros, mais non pas providentielle à la Carlyle, semble être la pensée secrète de M. H. Il lui donne jour un peu partout dans son livre. La connaissance des premières têtes suffira dès lors pour connaître le troupeau, la connaissance de la tête pour connaître l’individu. Il avait été séduit des vues originales de M. Tarde. Il admet avec lui « un principe d’individuation, qui crée à mesure les types humains, et, entre autres, les types des artistes et des héros, — et un principe de répétition qui agrège et soulève l’humanité à ces protagonistes, principe qui se ramène, il y insiste, à une constatation ressentie de ressemblance entre les exemplaires et les adhérents ». Et il ajoute : « Il est permis d’établir sur les traces d’une hardie formule de M. G. Tarde une généralisation plus haute encore ; on pourra remarquer que tous ces principes de ressemblance, de l’hérédité à l’adhésion, sont des ressemblances actives, des ressemblances de force, des ressemblances de vibration ; le type de tout le développement animal, humain et social, sera donc la vibration et la consonance qui, l’une, naît, l’autre, répète et perpétue. »

Je note, sans la discuter (on ne peut le faire en quelques lignes), cette idée maîtresse de l’ouvrage. La méthode d’enquête proposée par M. H. n’est pas du reste, et cela seulement m’importe à dire, effectivement liée à la doctrine qui la soutenait dans son esprit. Cette méthode peut être bonne, si la doctrine est mauvaise, et défectueuse au moins, si la doctrine est assurée. Le principe de ressemblance entre les exemplaires et les adhérents affecte ici, dans la pratique, un sens que le « principe de répétition » ne me paraît pas avoir dans la théorie.

Indiquer un ordre de travail, et avoir donné l’exemple d’une méthode, c’est la marque d’un vigoureux et solide esprit : on en jugera déjà par l’application faite à Victor Hugo dans l’appendice du livre même. Un plan d’étude ne saurait, d’ailleurs, constituer une science nouvelle, au vrai sens du mot, et M. H. ne m’eût pas blâmé, je pense, de définir plus exactement la critique scientifique : un système de recherches, pour servir à la psychologie descriptive des individus et des groupes sociaux.

Les amis de cet écrivain justement regretté me pardonneront d’avoir soumis son ouvrage à un sévère examen. Une approbation irréfléchie ne convient pas pour un travail de ce genre, et les objections les mieux fondées ne lui ôteront pas sa réelle valeur. N’est-ce pas honorer un pareil mort, que d’étudier son œuvre sérieusement afin de pouvoir en profiter ? M. H. souhaitait de ne pas marcher seul dans la voie nouvelle où il s’était engagé. Ses continuateurs seront d’autant plus libres et résolus, que les essais qui restent de lui, et dont nous attendons la publication prochaine, auront fait voir les défauts de sa méthode et en auront à la fois démontré les avantages.