(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Gavarni (suite et fin.) »
/ 1745
(1866) Nouveaux lundis. Tome VI « Gavarni (suite et fin.) »

Gavarni (suite et fin.)

Ses œuvres nouvelles. — D’après nature. — Œuvres choisies. — Le diable à Paris. — Œuvres complètes.

I.

Gavarni, en ses années de jeunesse, était comme le centre d’un tourbillon ; il vivait dans un monde d’artistes, de joyeux amis ; — joyeux, entendons-nous bien, et n’exagérons pas. La vie d’un artiste sérieux est, avant tout, dans le travail. Gavarni travaillait d’ordinaire par jour ses dix-huit heures sur vingt-quatre, et c’est ainsi qu’il est arrivé à produire ce chiffre de pièces qui n’est pas encore bien connu : les uns disent dix mille ; d’autres qui doivent être bien informés aussi, prétendent que c’est dix fois plus. Mais le soir on se reposait, on secouait sa fatigue, et la chambre de l’artiste se remplissait d’amis et de camarades qui se dédommageaient par une orgie de paroles d’avoir travaillé ou rêvé tout le jour :

« Ces nuits, disait Gavarni en les dépeignant de sa plume la plus vive, ces nuits résument bien la journée elle-même. On pense à sa pensée, on rêve au rêve ; on se moque de tout, de la vie, de l’art, de l’amour, des femmes qui sont là et qui se moquent bien de la moquerie ! Philosophie, musique, roman, comédie, peinture, médecine, amours, luxe et misère, noblesse et roture, tout cela vit ensemble, rit ensemble ; et quand ces intelligences barbues et ces plâtres vivants habillés de satin sont partis, il reste ici pendant deux jours une odeur de punch, de cigare, de patchouli et de paradoxe, à asphyxier les bourgeois. On ouvre les fenêtres et tout est dit. »

Voilà bien l’image d’une soirée d’artistes dans l’atelier. C’était au n° 1 de la rue Fontaine-Saint-Georges que Gavarni tenait sa cour des Miracles. Nommerai-je quelques-uns des gais amis qui se réunissaient le plus habituellement autour de lui ? Pourquoi non ? A ceux qui me reprochent de trop m’amuser au détail en de semblables sujets, je ne répondrai qu’en redoublant de soin pour laisser à ceux qui viendront après nous le plus de renseignements précis et le plus d’idées vivantes sur un passé déjà si enfui pour nous-mêmes et si lointain dans le souvenir. C’était donc Balzac, Léon Gozlan, Jules Sandeau, Théophile Gautier, Méry, Mélesville ; — Forgues, que la nature a fait distingué et que la politique a laissé esprit libre ; Edouard Ourliac, d’une verve, d’un entrain si naturel, si communicatif, et qui devait finir par une conversion grave ; un italien réfugié, patriote et virtuose dans tous les arts, le comte Valentini, qui payait sa bienvenue en débitant d’une voix sonore et d’un riche accent le début de la Divine Comédie : Per me si va… C’était le médecin phrénologue Aussandon, qui signait Minimus Lavater et qui avait la carrure d’un Hercule ; Laurent-Jan, esprit singulier, tout en saillies pétillantes et mousseuses ; le marquis de Chennevières, esprit poétique et délicat, qui admire avec passion, qui écoute avec finesse ; — nommerai-je, parmi les plus anciens, Lassailly l’excentrique, qui, même en son bon temps, frisait déjà l’extravagance, qui ne la séparait pas dans sa pensée de la poésie, et qui me remercia un jour très sincèrement pour l’avoir appelé Thymbræus Apollo ? — C’était Anténor Joly, entrepreneur infatigable, qui avait la bosse de la direction théâtrale et aussi la rage du petit journal, et qui, pour enrôler notre ami dans je ne sais quelle feuille nouvelle, lui écrivait :

« Je suis l’homme petit journal. Je date des Figaros : Figaro I, avec Saint-Alme, Jules Janin, etc ; ; — Figaro II avec Bohain, Nestor Roqueplan, Gozlan, Karr, etc. ; — Figaro III, avec Delatouche, FélixPyat, George Sand, etc., etc. »

Qu’allais-je faire ? J’oubliais Henry Monnier, l’aîné de Gavarni de quelques années et son franc camarade, dont j’ai sous les yeux lettres sur lettres réclamant des costumes pour les rôles de sa femme, et parfois dans un latin macaronique transparent (Indigo vestis mihiuxoris ad proximam operam dramaticam, etc.).

Charlet, d’un autre temps, d’une tout autre génération, et de sa barrière du Maine, n’était en rien de ce monde-là ; mais il estimait de loin Gavarni, et il lui écrivait un jour, à l’occasion d’un jeune homme que celui-ci lui recommandait pour l’examen de l’École Polytechnique où Charlet était professeur :

« Mon cher confrère, demandez-moi tout hors ce que vous me demandez, car je ferai tout pour vous prouver toute l’estime que je professe pour votre talent.

« Nous ne sommes point assez sévères peut-être à l’École pour le dessin, et il faudrait vraiment que le dessin de M. D… fût d’un mauvais à faire frissonner les cheveux de la nature pour avoir le zéro fatal.

« En tout autre cas, dans toute autre circonstance, votre recommandation serait, croyez-le bien, d’un grand poids pour moi, parce qu’ainsi que je vous le dis, je fais grand cas de votre talent, que la masse accueille sans l’apprécier. Elle prend pour des caricatures les jolis Watteau que vous jetez au vent ; vos dessins si fins et si spirituels annoncent un sentiment très-fin de couleur, tout à fait dans le goût de Watteau, qui fut un très grand coloriste. On ne peut apprécier ce maître par ce que nous avons en France. Mais j’ai vu en Angleterre d’admirables tableaux, etc. »

Cet éloge de Charlet s’applique bien aux dessins de Gavarni, tant qu’il fut le chroniqueur malin et gracieux du monde élégant et de la jeunesse : une seconde manière viendra, que ne soupçonnait pas Charlet.

Grandville, le fabuliste du crayon, l’auteur avec Forgues des Petites Misères de la vie humaine, et qui n’avait de l’esprit que dans ses croquis, n’était pas non plus des habitués. Grandville était un sauvage. Quand Gavarni voulut le connaître, il en fut très flatté, mais il s’en fit une affaire. Forgues les voulait réunir à dîner soit au Cercle, soit au restaurant. Grandville s’effraya à l’idée du Cercle ; il crut voir dans ce mot toute l’image d’un souper-Régence. Le dîner à trois se fit. Grandville s’y prépara comme à un événement ; il se pommada, se parfuma et crut n’en avoir jamais fait assez pour être à la hauteur. Gavarni en fut pour ses frais de naturel et ne réussit point à le familiariser. Ce dîner trop laborieux ne recommença pas.

II.

Cependant les années s’écoulaient, et l’observateur impartial des diverses réalités humaines mûrissait en Gavarni, tandis que de son côté le dessinateur aussi se fortifiait de plus en plus et s’enhardissait. Son faire devenait plus sûr et plus décisif en même temps que ses observations s’étendaient à d’autres travers encore qu’à ceux de la jeunesse. Le Gavarni-Fragonard passait insensiblement au La Bruyère. Une circonstance tout accidentelle vint hâter singulièrement cette transformation qui était en train de se faire peu à peu, et qui se marquait dans les illustrations sans nombre de Monte-Christo, du Juif-Errant, des Contes fantastiques, etc., etc. ; dans les séries achevées ou commencées des Mères de famille, du Chemin de Toulon, des Contemporains illustres, etc. Gavarni partit pour l’Angleterre sur la fin de 1847 ; il était à Londres aux fêtes de Noël de cette année. Il y était allé, croyant n’y passer que quelques jours : il y resta presque quatre ans. Ce furent des années toutes d’étude, de réflexion, d’observation solitaire, de production aussi, et d’un renouvellement vigoureux et fécond. Il arrivait précédé par sa réputation de peintre spirituel des mondanités et des élégances parisiennes : l’aristocratie anglaise crut avoir trouvé en lui un dessinateur, un artiste tout à son gré et à son choix, comme elle l’eut bientôt dans Eugène Lami. Elle ne tarda pas à s’apercevoir qu’elle avait trop présumé. Que se passa-t-il dans l’esprit de Gavarni ?

Il avait, à son arrivée, l’intention de profiter des ouvertures obligeantes qui lui étaient faites, Le duc de Montpensier qui lui avait témoigné de l’amitié lui procura une introduction auprès du prince Albert. La reine des Belges recommanda elle-même Gavarni à M. Meyer, secrétaire du prince. M. Antoine de Latour, au nom du duc de Montpensier, écrivait à Gavarni, à la date du 25 janvier 1848 : « Il est revenu à Son Altesse Royale que la reine Victoria s’étonnait de ne pas vous avoir encore vu. Si vous avez hâte de mettre Sa Majesté dans votre galerie, il paraît que Sa Majesté n’est pas moins impatiente de poser. C’est un bon moment dont vous profiterez, et je crois vous faire plaisir en vous le disant. » M. Meyer, de la part du prince Albert, invitait Gavarni à venir à Windsor le 2 février : « Vous trouverez, lui disait-il, Son Altesse Royale toute prête à poser pour vous. » Gavarni eut l’audience, et il n’y donna pas suite. L’aimable comte d’Orsay, qui le patronnait en Cour et dans ce grand monde, en fut pour ses avances et ses bienveillantes intentions.

Encore une fois, que se passa-t-il dans l’esprit de l’artiste ? quelque chose de bien simple. Hasard ou choix, il avait commencé par se loger à portée de Saint-Giles, le quartier pauvre. En s’y promenant, il prit goût tout d’abord aux types de figures qui l’environnaient, et il y élut en quelque sorte domicile en y louant une chambre qui lui servait d’observatoire et d’atelier. L’observateur en lui fut saisi par la vue de la nature anglaise, si particulière, si forte, si crûment grossière, si finement élégante là où elle l’est. « On ne sait pas, dit Gavarni, ce que c’est que la richesse et la pauvreté, que le luxe et la misère, que le vol et la prostitution, quand on n’a pas vu l’Angleterre. » La Chine elle-même, dans son monde d’antipodes, ne lui aurait point paru plus étrange et plus neuve. Lui, si habitué à lire dans la physionomie humaine, il se prit à pénétrer avec avidité dans ces physionomies d’une autre race, si énergiques et si fines, comme dans une langue nouvelle qu’il aurait apprise. Il hanta la taverne ; il étudia sur place et chez eux les voleurs, si différents de ceux de France, les filous (pick pockets) à figures si aiguës, si tranchées, les boxeurs au type animal et féroce : l’un d’eux, le fameux boxeur Smith, flatté de tant d’attention, lui offrit son amitié. Quant aux femmes du peuple, il en trouva qui, la pipe à la bouche, renchérissaient par le grossier sur nos chiffonnières et nos androgynes ; mais en même temps combien de filles du peuple, encore distinguées, encore élégantes sous la guenille, et auxquelles il ne manque que d’être mieux nourries pour faire des demoiselles ! La faim se montre à Londres comme nulle part ailleurs, et s’y étale d’un air affreux, à belles dents. Paris, avec sa bonne humeur et sa bonne grâce, avec une certaine humanité de ton et de mœurs qui y est généralement répandue, adoucit tout et sauve les transitions : Londres laisse se heurter à nu les contrastes. Le Diable à Londres ne fait pas rire comme le Diable à Paris. Ce qui séduisit Gavarni d’abord et le fixa, ce fut donc ce contraste brutal et impitoyable de luxe, d’élégance, d’horrible et hideuse misère. Il l’a rendu en mainte page avec une énergie poignante. Qu’on voie, dans les Anglais chez eux, ce groupe effrayant, Misere et ses petits, et cette autre planche intitulée Convoitise ! On n’a jamais fait de misère plus misérable, de haillons plus haillons que-ceux-là. Dans Convoitise, que voit-on en effet ? au milieu d’un paysage d’automne, agreste, hérissé et dépouillé par les premiers froids, un misérable, quelque mendiant irlandais, vêtu en lambeaux, pieds nus, qui considère de derrière une haie, dans quelque verger, un mannequin oublié, un bâton surmonté d’un chapeau et de vieux habits, planté là pour effrayer les oiseaux. Ces vieux vêtements de l’épouvantail lui paraissent, au prix des siens, toute une garde-robe de prince, et il les regarde, bouche béante, d’un air inexprimable d’envie et de convoitise. Il y a des abîmes de misère au fond d’un pareil désir. Le paysan de La Bruyère, « cet animal farouche, noir, livide et tout brûlé du soleil, qui fouille et remue la terre », est un Apollon au prix de cet animal à face et à membres de squelette, qui convoite des haillons un peu moins haillons que les siens.

Une pensée, et non pas une pensée affichée, mais une pensée infuse et sous-entendue, se mêle à ces dessins qui déjà se suffiraient à eux seuls par leur caractère de vérité. Gavarni veut-il nous montrer la fin et l’issue d’un combat de boxeurs, c’est d’abord le vaincu, celui qui est resté sur le carreau : on l’emporte pâle, étendu, la tête renversée, sans connaissance et comme prêt à rendre le dernier soupir ; vous tournez la page et vous voyez le vainqueur : celui-ci, on ne l’emporte pas ; il est debout, on le porte ; deux camarades ont besoin de toute leur force pour le soutenir ; éborgné, fracassé, démoli, croulant, il lui faudra bien des jours pour se refaire, s’il y parvient jamais. Tel est, se dit-on involontairement, tel, en bien des cas, le vainqueur ! tel est le soir d’une victoire !

Les combats des rats et du terrier à Londres ont eu en Gavarni le plus spirituel des peintres narrateurs. Que d’esprit et de goût pittoresque dans la manière dont tous les actes de ce petit drame sont coupés, divisés par compartiments, présentés gaiement au regard ! Comme les spectateurs de la galerie sont là attentifs, dans toutes les postures de dos, de face, de côté, appuyés et penchés chacun à sa manière ! Il y a chez Gavarni un heureux arrangement qui préside à tout.

Mais, pendant son séjour en Angleterre, Gavarni ne s’en tint pas à Londres et à ses spectacles journaliers, aux figures de marins, aux nourrices de Saint-Giles, aux buveuses de gin et aux balayeuses en chapeau, il voyagea ; il voulut visiter les campagnes et les hautes terres ; il alla en Écosse et y fit moisson. Il en rapporta quantité de types pittoresques aussi neufs que charmants, le Joueur de cornemuse, la fille des rues à Édimbourg (l’élégance même, nu-pieds et en lambeaux), et toutes sortes de figures rustiques et campagnardes (Rustic groups of figures), très beaux dessins publiés par Day à Londres. Malgré le grand nombre de dessins envoyés par lui à l’Illustration et la série des Anglais chez eux, on ne connaît que très imparfaitement en France cette branche exotique de l’œuvre de Gavarni. Ce qu’on peut dire, c’est qu’il est entré d’emblée et à fond dans la nature anglaise, dans toutes les formes de cette misère horrible et aussi de cette grâce singulière. Les gens comme il faut ont pu être choqués d’abord qu’il les ait négligés : il ne les a pas omis toutefois, et il y a de lui des devants de loges d’Opéra peuplés de toutes les variétés de têtes aristocratiques, et parés de toutes les blancheurs éblouissantes. En regard de ses boxeurs, je me plairais à mettre un Mariage dans le grand monde, tous ces beaux fronts inclinés devant l’élégant ministre qui les prêche en cravate blanche, ou encore ces deux dames qui se promènent dans West-End, le valet de pied derrière, à distance, tenant sous le bras les volumes du roman nouveau qu’elles viennent d’acheter : c’est du plus haut ton.

III.

Quels que soient donc les motifs qui aient déterminé Gavarni à mener à Londres le genre de vie assez singulier qu’il y observa ; que ç’ait été pur dégoût du trop d’aristocratie, attrait vif pour une nature populaire qui se déployait devant lui et se laissait lire à livre ouvert dans sa franchise ; que peut-être aussi cette réserve ait tenu au soupçon qu’il eut dès son arrivée, qu’on cherchait à exploiter son nom et sa présence, il ne perdit point son temps dans cette période de recueillement et de retraite durant laquelle il ne cessa de produire et de méditer. Son expédition d’Angleterre ne fut point un échec, mais un effort, un exercice de conquête et d’agrandissement aux frontières de son talent. Que n’essaya-t-il point à Londres dans ces longues heures dont aucune n’était perdue pour le travail ? Il fit des mathématiques, beaucoup et à fond. La géométrie est pour Gavarni une étude chère qu’il a approfondie, qu’il a poussée fort loin et qu’il a conduite par certaines considérations qui lui sont propres jusqu’aux limites de la découverte (ce n’est pas à nous d’en juger). Il y fit aussi de la peinture à l’huile, et, pour y réussir, il ne lui a manqué que de s’y consacrer davantage. Il écrivit même pour lui des Réflexions sur l’Angleterre, et j’ai lu tout un chapitre où sont racontées d’une manière simple et encadrées dans un paysage bien anglais les funérailles modestes du roi Louis-Phi-lippe. Enfin, l’Angleterre fut pour lui et pour son talent une hôtesse nourricière et féconde. Quand il revint en France, sur la fin de l’été de 1851, il était riche d’observations, plein de sujets, plus que jamais rompu à la science du dessinateur, capable d’oser et d’entreprendre en dehors même du champ aimable et si varié qu’on lui avait reconnu jusque là pour son domaine. Il le fit bien voir par les nombreux dessins qu’il donna en ce temps à l’Illustration, et surtout par la rentrée tout à fait brillante, triomphante, qu’il fit en 1852 dans le journal Paris que dirigeait M. de Villedeuil. Il s’engagea à y faire « une lithographie par jour » ; il tint la gageure pendant plus d’une année et y ouvrit simultanément ses séries nouvelles : les Partageuses, Histoire de politiquer, les Lorettes vieillies, les Propos de Thomas Vireloque, les Invalides du sentiment, etc. Il entrelaçait ces diverses suites et les menait de front. Par la vigueur du dessin, par le choix des sujets, par la pensée qui s’y attachait, il était entré dans sa seconde manière.

Je m’explique. Quand on interroge Gavarni lui-même, il n’a pas la conscience des deux manières distinctes et tranchées. Un travail et un effort continuel amenèrent avec eux le progrès : voilà tout ; mais il n’y eut pas de changement à vue, de renouvellement ou de redoublement systématique. Ce fut la maturité qui produisit naturellement son effet. Entre les deux Gavarni, la différence est qu’il y eut de tout temps en lui une prodigieuse et spirituelle facilité, et qu’avec les années il s’y ajouta la puissance. Dans la première moitié de son œuvre, on a un charmant petit maître dont le crayon se joue aux costumes et aux ridicules : dans la seconde, c’est un dessinateur vigoureux, coloré, d’un grand caractère, un vrai peintre par le génie du crayon. Les légendes se ressentent aussi des deux âges : plus faciles, plus fraîches et plus gaies dans le premier temps, elles sont plus creusées, plus cherchées quelquefois dans la seconde époque ; elles se répètent ; elles s’attristent. Si elles perdent un peu, le dessin gagne et s’en dispenserait aisément.

Je me trouve, en présence de cette seconde moitié de l’œuvre, dans le même embarras ou je me suis trouvé en face de la première. Comment décrire et montrer ce qu’on voit d’un coup d’œil et qu’on goûte avec ses sens ? Je prends sa création la plus éloignée des premières grâces et de tout ce qui était couleur de rose, son Vireloque. Il a mis sous le nom et le masque de cette espèce de monstre, de ce personnage « à demi Quasimodo, à demi Diogène » (comme le définit M. de Saint-Victor), toute sa misanthropie et son amertume, son noir, ce qui reste de l’ancien Michel quand toutes les aurores sont éteintes, quand tous les soleils sont couchés.

MM. de Goncourt possèdent de ce Vireloque un portrait aquarelle d’une touche singulièrement vigoureuse et qui a tout l’aspect de l’huile. C’est une aquarelle rehaussée et compliquée qui porte sur du fusain, et qui se fortifie de tons crayeux ; à première vue, on dirait presque un Decamps. Sur un fond de ciel gris, au milieu d’un paysage nu et plat qui est assez celui de la plaine des environs de Paris, se détache l’horrible vieillard, espèce de chiffonnier au moral de toutes les guenilles et de toutes les désillusions humaines. Il tient d’une main un panier d’ordures, de l’autre un grand bâton, et la main qui s’y appuie est d’un dessin admirable. Le reste est horrible ; les jambes sont d’un squelette, les pieds de je ne sais quel animal fourchu. Il porte des lunettes, mais elles sont relevées sur son front et ne lui servent guère : d’ailleurs il est borgne. Tel est le triste spectateur final que Gavarni va donner à la farce humaine après que le bal est fini, quand le feu d’artifice est tiré, et qu’il ne reste plus que les lampions fumants et des décors vus à l’envers. Un des premiers mots de Vireloque est sanglant : il s’arrête à considérer un être ignoble, tombé ivre-mort, et, pour toute légende, il dit : « Sa Majesté le Roi des animaux ! » Et une autre fois, tandis qu’il écoute accroupi je ne sais quel prêcheur humanitaire debout qui s’exalte et pérore, les cheveux dressés sur la tête, ce court dialogue s’engage : « — … L’homme est le chef-d’œuvre de la création. » — « Et qui a dit ça ? » — « L’homme. » Gavarni se plaît à faire assister son Vireloque et à le faire applaudir aux jeux cruels des enfants, aux traits précoces de la méchanceté humaine. Ce Vireloque, au reste, comme il l’entend, exprime bien moins la haine des hommes que la haine de tous les mensonges humains.

Mais n’insistons pas trop sur cette philosophie amère qui n’est pas une habitude, qui n’est qu’une extrémité de la pensée dernière de Gavarni, et revenons avec lui à de plus amusantes satires. Il est passé, le temps des amours légères et des espérances, et aussi des crayons légers ; parmi ceux qui me reviennent à l’esprit en ce moment, il en est un plus agréable encore et plus riant que tous les autres : c’est, dans un album des Mélodies de Mme Gavarni, l’un des dessins intitulé Chanson et le jeune adolescent qui la personnifie ; grâce, gaieté, fraîcheur, lumière, tout ce qui rit à la vie est dans ce dessin-là. Mais les temps sont loin ; adieu refrains et chansons ! on a marché depuis lors ; on est au revers du coteau et sur les pentes désormais dépouillées : tous les sentiers y ramènent. Je choisis, dans ces séries dernières et désenchantées, celle qui me paraît la plus facile, la plus directe et la mieux trouvée, la plus heureuse vraiment de ces contreparties, gaie encore et plaisante, sans rien d’odieux : les Invalides du sentiment. C’est ainsi que l’artiste appelle tous ceux qui ont largement usé de la jeunesse et qui sont arrivés à l’heure ingrate et fatale où l’illusion n’est plus possible et où l’on se répète tout bas, avec M. de Parny : « C’en est fait, j’ai cessé de plaire ! »

Amusante et instructive série entre toutes, un chef-d’œuvre d’un bout à l’autre, le vrai dénouement de la pièce, sans rien de forcé, sans rien d’obscur ! On a là un Anatole, un Chérubin, un Antony, un Werther, un ci-devant Joconde, un M. le chevalier de Faublas vieilli, un autre de ces beaux d’autrefois, assis à table sans oser manger, faisant triste mine à son assiette, et se disant d’un air de Tantale : « Le cœur m’a ruiné l’estomac ! »Tous portraits d’une expressive et surprenante vérité.

L’idée toute naturelle de cette série, c’est, on le conçoit, le contraste entre le passé et le présent, entre ce qu’on fut et ce qu’on est ; c’est le saillant presque ridicule de ce contraste. Mais ce n’est pas tout que ce désaccord qui saute aux yeux : il faut aussi qu’il y ait du rapport ; il faut qu’après avoir souri à première vue du contraste et du changement, à la réflexion on reconnaisse et l’on se rende compte ; qu’après s’être écrié : « Ce n’est pas possible ! » on ajoute : « Et pourtant c’est bien cela, c’est bien lui ! » Joconde ou Philibert le mauvais sujet, par exemple, ne doivent pas vieillir comme René, comme Werther ou le vaporeux Raphaël34. Antony vieillira avec aigreur et maigreur, tel autre avec rondeur. Il y a bien un peu de caprice dans le nombre, et de purs baptêmes de fantaisie, comme ce chevalier Desgrieux avec son rhumatisme qui le fait marcher de côté ; mais, en général, il faut qu’on retrouve le monument sous la ruine, que jusque sous le décrépit on devine celui qui a été beau et conquérant, et la manière particulière dont il l’a été ; que la parodie, en un mot, rappelle la chanson. Gavarni excelle à ces intentions fines. Le gentilhomme qui a vendu ses bois et ses moulins, et qui traîne ses quilles, ne vieillit pas comme Anatole ou le bel Adolphe du boulevard et du café Riche. Il y a dans ces invalides quelques Anglais tels que Childe-Harold ou Oswald : ils sont et restent bien Anglais de type jusque dans leur décadence.

Gavarni entend si bien la physionomie humaine qu’il nous fait d’abord reconnaître la nation au visage. Ainsi, dans Histoire de politiquer, il y a deux interlocuteurs qui se querellent et dont l’un dit à l’autre : « Eh bien ! touchez-y, à la Prusse ! » Et à la manière dont il dit cela, on reconnaît une bouche qui a parlé allemand toute sa vie. De même, dans la mélancolie et le spleen final de Childe-Harold et d’Oswald, à ces longues figures aristocratiques plus allongées que de coutume, on reconnaît sensiblement un lord invalide à sa manière, et pas un autre.

Le propre des séries de Gavarni est de vous mettre en train et de vous donner des idées dans le même sens. Eh bien ! dans ses Invalides du sentiment, il en a pourtant oublié un, ce me semble, l’invalide content, celui qui ne regrette rien, qui trotte toujours, qui n’a perdu que sa jeunesse et ses écus, et qui serait prêt, si on le lui offrait, à recommencer à l’instant sa ruine. Je l’ai connu, celui-là : il s’appelait Fayolle, un menu littérateur, un auteur de petits vers sous le premier Empire ; il s’était ruiné avec ce qu’on appelait alors les Nymphes de l’Opéra, et il vivait sur la fin à Sainte-Périne, où il est mort. Le plus leste des invalides, il courait tout le jour Paris et les bibliothèques. Quand on lui rappelait le temps passé, et qu’on lui demandait s’il ne regrettait pas l’emploi de sa fortune, il répondait en souriant et de l’air d’un chat qui vient de boire du lait : « Ah ! elles étaient bien gentilles ! »

Une des plus jolies séries par l’idée, ce sont les Toquades ; c’est comme un pendant au chapitre De la Mode, chez La Bruyère, chapitre qui s’intitulerait aussi bien Des Manies. A chacun la sienne : Diphile a les oiseaux, un autre a les insectes ou les chenilles, ou les reliures en maroquin. Chez Gavarni, cet amateur de fleurs a son grand arbre, son cèdre empoté et à l’état de bouture : il le tient à la main et se sourit de plaisir à lui-même en le contemplant. Tel autre passe des heures accoudé sur son journal ; tel a toujours l’œil à son baromètre ; tel qui se croit moins fou a la voisine d’en face qu’il lorgne du matin au soir ; celui-ci a la chasse à l’affût où il se morfond, celui-là la pêche à la ligne où il s’enrhume. Je recommande surtout le bonhomme en bonnet de nuit qui fait une réussite, et cet autre bourgeois, mécanicien amateur, en lunettes, si acharné à tourner qu’il en oublie le boire et le manger. On remarquera que dans les Petits bonheurs et dans les Toquades se retrouvent quelques-uns des mêmes motifs et des mêmes sujets. Mais, dans la première des séries, la manie est vue du côté jeune et sous un jour riant : dans l’autre elle est regardée sinon par un misanthrope, du moins par un observateur indifférent et un peu ironique, qui n’y met rien de flatteur.

Je touche en passant et j’effleure le sommet des choses. Comme beauté et grandeur de dessin, j’admire, dans cette effrayante série de malfaiteurs qui s’intitule le Chemin de Toulon, la scène des deux bandits qui, dans un site aussi âpre et aussi dépouillé que celui des gorges d’Ollioules, se prennent de querelle et ont ensemble des mots. Il y a la scène d’avant et la scène d’après. Dans celle-ci l’un des deux vient d’être étendu roide mort, tandis que le camarade qui a fait le coup tourne le dos et se dépêche d’allonger le pas. Mais que cet homme étendu sur le premier plan est donc admirablement jeté par terre, et comme on sent qu’il est tombé à la renverse, d’un seul coup, à l’improviste ! Et pour toute légende, on lit au bas : « Ils ont eu des mois ! » Ah ! c’est bien tout le contraire de la mort d’Abel. C’est Caïn tué par Caïn.

Et comme beauté de dessin dans un autre genre, et comme charme, on me fait remarquer dans le quatrième Dizain ce n° 40, cette femme debout, cette débardeuse montée sur une banquette et adossée à une loge dans un bal masqué, plongeant de l’œil dans la salle et regardant amoureusement la danse sans y prendre part cette fois ; avec ces mots : « Il lui sera beaucoup pardonne, parce qu’elle a beaucoup dansé ! » Que de grâce et de complaisante lassitude dans la pose, dans tout le geste ! quel abandon ! quelle mollesse accomplie et absolue de tout point ! Ah ! que celle-ci est bien tout l’opposé de la statue de Vesta !

Parmi les sujets que vient de reproduire excellemment la photographie, je ne puis m’empêcher de signaler encore, pour le dessin comme pour le sentiment, cette scène de l’homme du peuple, de l’ouvrier faisant choix d’une épouse, lui posant la main sur l’épaule, et dans un langage grossier, que la légende a rendu au naturel, lui déclarant une affection grave pourtant et des plus sérieuses : l’attitude et le visage de cette femme debout, les yeux baissés, acceptant avec simplicité une vie commune qui lui sera rude, ont un véritable caractère de chasteté. Ce sont là, à leur manière, de justes noces, comme diraient les anciens. Et celai qui croirait que l’artiste a uniquement voulu plaisanter et se permettre une légèreté se tromperait fort : il a voulu, sous forme vulgaire, exprimer le côté humain bien senti et montrer l’honnêteté de la chose.

IV.

Pour voir et pour rendre tant de scènes et de figures, comment s’y prend Gavarni ? A-t-il eu besoin précisément de voir de ses yeux tout ce qu’il dessine ensuite et qu’il intitule à bon droit D’après nature ? Je ne le crois pas. Il a son monde en lui. Comme tous les observateurs nés tels, il est doué d’un sens particulier très délié ; il a sa seconde vue, il a le flair. Il observe en rêvant et en ruminant, sans chercher bien loin et sans regarder toujours autour de lui. Cela lui entre confusément, pour ainsi dire ; il se fait un travail de nutrition au-dedans, et à son heure l’invention se produit, laquelle n’est qu’une observation à la seconde puissance. Son intelligence de la physionomie humaine est telle que rien qu’à voir un individu il lui arrive souvent de mettre sur son visage non seulement son caractère, mais sa profession.

Quand il dessine, il ne va point au hasard et ne laisse point courir son crayon à l’aventure, sauf à corriger. Jamais il n’a fait une figure sans en avoir ridée nette dans son imagination ; il a le bonhomme dans la tête. L’a-t-il vu en effet dans la réalité et l’a-t-il retenu ?

C’est possible. Dans tous les cas, l’individu existe pour lui dans sa pensée : il voit le modèle.

Son art, son habileté de dessinateur sur pierre exigeait une étude, une description ; elle a été faite par MM. de Goncourt. Ils ont expliqué avec une vivacité et une sorte de rivalité de plume comment de son crayon il attaque la pierre, comment il la traite avec un sans façon, avec une hardiesse qu’on n’y avait jamais apportés avant lui, et ils nous ont donné l’idée de ce génie du dessin en action. Un des amateurs qui savent le mieux leur Gavarni et à l’aimable obligeance duquel je dois beaucoup pour m’avoir facilité ce travail, M. Royer, allant le voir un jour, le trouva à même d’une pierre et cherchant un effet de dessin qu’il avait remarqué chez Daumier. C’était un de ces grands lavis, un de ces effets généraux et larges comme Daumier en sait trouver. Cela le dépitait de ne pouvoir y atteindre : « Je ne sais, disait-il, comment ce diable de Daumier s’y prend ; c’est à croire qu’il attache la brosse à son ventre et qu’il frotte la pierre avec. » Quiconque a vu les grands dessins de Gavarni, notamment ses deux vues du Marche des Innocents, le côté des hommes, porteurs et charretiers, et celui des marchandes et commères, comprendra le résultat le plus savant de son procédé et de sa manière : par l’ordonnance des groupes, par la vigueur et la gradation des tons, par le relief et la profondeur des plans, ce sont des peintures.

Il a obtenu dès longtemps, dans le genre non classé qui est sa création, je ne dis pas toute la vogue (il l’eut dès l’abord), mais toute l’estime réfléchie et motivée de ceux dont le suffrage compte et marque les rangs. Il était déjà au comble de son succès qu’une distinction à laquelle tout artiste attache du prix lui manquait encore. Un jour qu’il se trouvait dans le cabinet de M. Cavé, directeur des Beaux-Arts, celui-ci lui demanda s’il lui serait agréable d’avoir la croix, et sur sa réponse affirmative : « Eh bien ! voilà de l’encre et du papier, écrivez votre demande. » — « Heim ! fit Gavarni, s’il faut la demander soi-même, je ne l’aurai jamais. » A quelques années de là, il la reçut sans avoir eu à y songer. M. le comte de Nieuwerkerke, sans le connaître personnellement, le proposa de lui-même au Prince-Président, et Gavarni fut décoré le 16 juillet 1852. Sa nomination, proclamée avec d’autres en séance solennelle au Louvre, fut accueillie par une double salve d’applaudissements, Quelque temps après, Gavarni, qui s’entend peu aux compliments, alla chez M. de Nieuwerkerke : « J’ai voulu voir, lui dit-il, celui qui a eu l’idée de décorer Gavarni. »

Arrivé à la plénitude de la vie, à la conscience du talent satisfait qui désormais peut indifféremment continuer ou se reposer, et qui a fait sa course, — après bien des traverses et une de ces douleurs cruelles qui éprouvent à fond le cœur de l’homme35, — Gavarni ne formait plus qu’un souhait : rêver, travailler encore, et trouver son dernier bonheur, comme Candide, à cultiver son jardin. Car il avait, il a un jardin, à ce qu’on appelait le Point-du-Jour, au bord de la Seine, son jardin d’Auteuil, et plus grandiose que celui de Boileau, un petit parc en vérité, avec quinconce de marronniers, avenue, terrasse, un vrai coin royal de Marly. Et il y vivait depuis des années, l’embellissant, l’ornant à plaisir, y plantant des arbres rares, ifs d’Irlande, genévriers, cyprès, cèdres du Liban, et le Thuya filiformis, et le Wellingtonia gigantea, et que sais-je encore ? Celui qui avait aimé à la folie les travestissements n’avait pas de plus grande joie à cette heure que de cultiver la nature. Il était devenu aussi un jardinier consommé ; comme ce vieillard de Virgile, il savait les expositions heureuses, les saisons propices, le terrain où se plaît le mieux chaque arbre, et le voisinage qui le contrarie. Mais, hélas ! qu’est-il advenu ? un de ces tracés géométriques inflexibles, une de ces courbes d’ingénieur qui n’obéissent qu’au compas, est venue prendre de biais le beau jardin et bouleverser tout le nid. Adieu la tranquillité et le bonheur ! Ô ligne aveugle et inflexible, ne pouviez-vous donc vous détourner un peu et vous laisser attirer doucement du côté de ceux (comme il y en a beaucoup) qui ne demandent qu’à être traversés de part en part, sauf à être ensuite largement guéris et dédommagés ? Et comment dédommager ici ? comment évaluer l’ombrage, la fraîcheur matinale, les longues heures amusées, tant de petits bonheurs tout le long du jour, et le vœu final exaucé, la douce manie satisfaite, si vous voulez l’appeler de la sorte, la chimère, enfin ? Tout en n’étant pas insensible au progrès de la grandeur publique, il m’est bien souvent arrivé, je l’avoue, à l’aspect de ces abatis de maisons qui prenaient en écharpe de vieux quartiers de Paris et des faubourgs tout entiers, de regretter et de recomposer une dernière fois en idée ce que démasquait tout d’un coup le prodigieux ravage, ces petites maisons cachées, blotties dans la verdure et toutes revêtues de lierre, qui avaient été longtemps l’asile du bonheur ; mais jamais je ne me suis mieux rendu compte de ce genre de regret qu’en voyant menacé d’une coupe prochaine le jardin de Gavarni.