Mémoires de Philippe de Commynes, nouvelle édition publiée
par Mlle Dupont.
(3 vol. in-8º.)
Philippe de Commynes est, en date, le premier écrivain vraiment moderne. Les lecteurs même qui ne voudraient pas remonter bien haut, ni se jeter dans la curiosité érudite, ceux qui ne voudraient se composer qu’une petite bibliothèque française toute moderne ne sauraient se dispenser d’y admettre et Montaigne et Commynes. Ce sont des hommes qui ont nos idées et qui les ont dans la mesure et dans le sens où il nous serait bon de les avoir, qui entendent le monde, la société, particulièrement l’art d’y vivre et de s’y conduire, comme nous serions trop heureux de l’entendre encore aujourd’hui ; des têtes saines, judicieuses, munies d’un sens fin et sûr, riches d’une expérience moins amère que profitable et consolante, et comme savoureuse. Ce sont des conseillers et des causeurs bons à écouter après trois ou quatre siècles comme au premier jour ; Montaigne sur tous les sujets et à toutes les heures, Commynes sur les affaires d’État, sur le ressort et le secret des grandes choses, sur ce qu’on nommerait dès lors les intérêts politiques modernes, sur tant de mobiles qui menaient les hommes de son temps, et qui n’ont pas cessé de mener ceux du nôtre. Ce qui semble naïveté chez eux n’est qu’une grâce et une fleur de langage qui orne leur maturité, et d’où leur expérience, si consommée qu’elle soit, prend à nos yeux je ne sais quel air de nouveauté précoce, qui la rend agréable et piquante, et qui l’insinue. On se figure volontiers la sagesse en cheveux blancs et la prudence en cheveux gris ; ici, elles se montrent plutôt avec un sourire, avec un parler jeune et plein de fraîcheur.
L’édition que j’annonce est une occasion toute naturelle de relire Commynes. Cette édition, publiée sous les auspices de la Société de l’histoire de France, n’est pas seulement meilleure que celle qu’on possédait jusqu’ici, elle est la seule tout à fait bonne, digne d’être réputée classique et pour le texte que l’éditeur a restitué d’après une comparaison attentive des manuscrits, et pour les noms propres dont un grand nombre avaient été défigurés et qu’il a fallu rétablir, et pour les notes exactes et sobres qui éclaircissent les endroits essentiels, enfin pour la biographie de Commynes lui-même, laquelle se trouve pour la première fois complétée et éclaircie dans ses points les plus importants. La reconnaissance augmente quand on pense que tant de bons offices, dont l’éminent historien est l’objet, sont dus à une femme. L’Académie des inscriptions a reconnu ce mérite solide et modeste en décernant à Mlle Dupont la première médaille dans la série des travaux concernant les antiquités de la France. Les lecteurs, qui liront désormais Commynes avec plus de plaisir et de facilité, y mêleront un sentiment d’estime pour l’excellent éditeur.
« Au saillir de l’enfance, dit Commynes (nous dirions
aujourd’hui moins gaiement : au
sortir de l’enfance), et en l’âge de pouvoir monter à cheval, je
fus amené à Lille devers le duc Charles de Bourgogne. »
Voilà
Commynes, âgé d’environ dix-sept ans, qui met le pied à l’étrier et qui entre
d’emblée à l’école du monde. Il avait été jusque-là assez négligemment élevé par
un tuteur, ne savait ni grec ni latin, ce qu’il regrettait plus tard ; mais nous
ne le regrettons ni pour lui ni pour nous : il eut moins à faire pour se
débarrasser de la rhétorique pédantesque de son temps. Quand il écrivait ses
mémoires dans sa retraite, il les adressait à un de ses amis, archevêque de
Vienne, et il a l’air d’espérer que cet ami, ancien aumônier de Louis XI, et, de
plus, savant médecin et astrologue, ne les lui a demandés que pour les mettre
ensuite en latin et en composer quelque œuvre considérable. Cet espoir de
Commynes que son livre pourra être mis en langue latine, ressemble presque à une
plaisanterie, et peut passer pour une simple politesse. Quoi qu’il en soit, son
récit, d’autant moins ambitieux qu’il ne le donnait qu’à titre de matériaux, est
resté l’histoire définitive de ce temps, un monument de naïveté, de vérité et de
finesse ; l’histoire politique en France date de là.
Avant de passer au service de Louis XI, Commynes était donc attaché à l’héritier
de Bourgogne, au prince qui allait être Charles le Téméraire. Louis XI, en
montant sur le trône, avait soulevé toutes les méfiances de la noblesse, qui
sentait d’instinct qu’elle avait affaire à un prince non chevaleresque. Ces
ambitions féodales se liguèrent et s’armèrent ; on appelait cela la
Ligue du bien public ; et tous ces grands vassaux, ces seigneurs
vinrent livrer bataille au nouveau roi à quelques lieues de sa capitale, au bas
de la colline de Montlhéry (1465). C’est la première bataille à laquelle assista
Commynes,
et rien n’est piquant comme le récit qu’il
en fait. Jamais homme ne fut moins dupe de l’apparence militaire, et ne se
laissa moins prendre à la montre. Cette armée de Bourgogne dont il est alors, et
qui se présente avec tant de faste, ne lui paraît, de près, se composer que de
gens mal armés, maladroits, rouillés par une longue paix de trente ans. On
devine que la décadence est très avancée, et qu’au premier choc sérieux viendra
la ruine. Environ un siècle auparavant, Froissart, le dernier des historiens du
Moyen Âge et le plus brillant, décrivait la bataille de Poitiers (1356) dans un
récit tout à fait épique et grandiose. Rien n’est plus largement présenté, plus
clair, plus circonstancié que cette bataille de Froissart, mieux suivi dans les
moindres épisodes en même temps que nettement posé▶ dans l’ensemble, et couronné
par une scène tout héroïque. On suit à la fois distinctement le plan général
comme dans une relation moderne, et chaque duel singulier comme dans un combat
de l’Iliade. Si Commynes, en racontant la bataille de
Montlhéry, avait voulu faire la parodie de celle de Poitiers, il ne s’y serait
pas pris autrement. La bataille, ici, s’engage tout de travers, au rebours du
plan projeté et du sens commun. Charles, posté à Longjumeau, place le connétable
de Saint-Pol à Montlhéry, et veut combattre à Longjumeau ; Louis XI veut éluder
le combat : c’est le contraire qui arrive. Des deux côtés sont des traîtres, ou
du moins des gens qui se ménagent à double fin, Saint-Pol du côté de Bourgogne,
Brézé du côté du roi, et ces faux chevaliers figurent au premier plan. Au moment
où le combat s’engage devant Montlhéry, les Bourguignons font précisément
l’inverse de ce qu’on avait décidé dans le Conseil. Les gens du roi étaient
retranchés au pied du château derrière une haie et un fossé ; il s’agissait de
les débusquer avec des
archers. Les archers, selon
Commynes (ce qui répond à l’infanterie de nos jours), sont « la
souveraine chose aux batailles »
; mais pour cela il faut qu’ils
soient par milliers (car en petit nombre ils ne valent rien). Il faut de plus
qu’ils soient mal montés pour qu’ils n’aient point de regret de perdre leurs
chevaux, ou mieux il faut qu’ils n’aient pas de chevaux du tout, pour n’être pas
tentés de s’en servir. Et enfin Commynes, qui démêle les vraies raisons, même
dans l’héroïsme, remarque que les meilleurs archers sont ceux qui n’ont rien vu,
qui n’ont pas vu encore le fer de l’ennemi (nous dirions le feu), parce qu’ils
ne connaissent pas le péril. Mais les chevaliers bourguignons, qui se sont fait
précéder de leurs archers, n’ont pas la patience d’attendre l’effet de cette
manœuvre, et, emportés par un beau zèle, ils culbutent ces archers mêmes,
« la fleur et l’espérance de leur armée »
, et passent
par-dessus sans leur donner loisir de tirer un seul coup de flèche. Tant il est
vrai que « les choses ne tiennent pas aux champs comme elles sont
ordonnées en chambre »
, et que le sens d’un seul homme ne saurait
prétendre donner ordre à un si grand nombre de gens ! Commynes en conclut que
s’estimer jusque-là, ce serait, pour un homme qui eût raison
naturelle, se méprendre et empiéter à l’égard de Dieu, qui se réserve
de montrer « que les batailles sont en sa main, et qu’il dispose de la
victoire à son plaisir »
. Commynes mêle fréquemment Dieu et le ciel
à ses considérations, et l’on peut se demander quelquefois s’il le fait avec une
entière franchise, et si ce n’est pas pour mieux couvrir ses hardiesses et ses
malices. Mais ici la pensée est élevée, naturelle, et la même réflexion
s’applique à de bien plus grosses batailles et de plus savantes que celle-là. Le
bon de l’affaire pour nos Bourguignons du xve
siècle, c’est que leur sottise, comme cela s’est vu
souvent, leur réussit. L’aile droite, commandée par Charles,
est victorieuse. Commynes se tint tout ce jour avec lui, « ayant moins de
crainte, dit-il, qu’il n’en eut jamais en lieu où il se trouvât
depuis »
; et il en donne la raison, de peur qu’on ne s’y méprenne :
c’est qu’il était jeune et n’avait nulle connaissance du péril. Tel il se montre
à Montlhéry, tel il sera plus tard à Fornoue et ailleurs, ne s’en faisant point
accroire. Plein de sang-froid, il se pique très peu pourtant d’héroïsme
militaire, et il est d’avis, comme son futur maître, que « qui a le
profit de la guerre, en a l’honneur »
.
L’ironie de Commynes se joue dans ce premier récit ; c’est cette ironie que nous
cherchons, et non l’affaire en elle-même, qui ne nous importe guère. Une aile,
disions-nous, était victorieuse, une autre est enfoncée. À un certain moment,
chaque parti se croit battu. Du côté du roi, il y eut un grand personnage qui
s’enfuit au galop jusqu’à Lusignan (en Poitou) sans débrider ; et du côté de
Bourgogne, un autre grand personnage ne s’enfuit pas moins vite jusqu’au Quesnoy
(en Hainaut). « Ces deux, ajoute Commynes, n’avoient garde de se mordre
l’un l’autre. »
On couche sur le champ de bataille, qui reste à Charles ; Commynes nous fait voir
ce champ de bataille, tel qu’il était en réalité, tel qu’ils le sont tous14, et le souper de Charles, assis sur une botte de paille,
au milieu des morts et des mourants, dont l’un se réveille fort à propos pour
demander un peu de tisane. On passe la nuit dans les transes, se croyant perdu
si l’ennemi reparaît au matin. Le Te Deum de l’historien
ressemble assez à dire : Nous l’avons échappé belle ; et il en
conclut, somme toute, que l’on se comporta en
cette affaire « comme hommes, et non point comme anges »
.
Un des effets bizarres de cette plaisante victoire de Montlhéry, c’est qu’elle
enfle tellement le cœur de Charles, que, depuis ce jour-là, se croyant un
Alexandre, il ne rêve plus que guerre et conquête (lui qui n’y avait point songé
auparavant), et qu’il n’use plus du conseil de personne. Jamais, durant sept
années de suite qu’il fut à la guerre à côté de lui, Commynes ne le vit une
seule fois depuis convenir d’une fatigue, ni témoigner une incertitude. Tel
était le prince auprès duquel il se trouva placé, presque au retour de cette
expédition, en qualité de chambellan et de conseiller. Il perdit sa peine et ses
avis à tâcher de le modérer et à vouloir lui insinuer sa jeune prudence. Il dut
avoir plus d’une fois à se plaindre de lui ; on raconte l’histoire d’une botte
armée d’éperon dont le duc lui donna un jour à travers le visage, sans doute en
remercîment de quelque bon conseil. De semblables brutalités ne s’oublient pas.
Commynes s’élève en maint endroit contre la bestialité des
princes, et sans cesse il oppose les insensés aux sages. Il en a connu des uns
et des autres ; il a horreur des rois bêtes, incapables de
conseil ; de ces princes « qui n’ont jamais doute ni crainte de leurs
ennemis, et qui le tiendroient à honte »
. On voit bien à qui il
pense en parlant ainsi. Non pas qu’il en veuille à Charles : en peut-on vouloir
à ceux en qui le sens naturel fait défaut ? Il en parle même toujours avec
convenance et discrétion quand il le nomme ; mais il le juge : « Il étoit
assez puissant, dit-il, de gens et d’argent, mais il n’avoit point assez de
sens ni de malice pour conduire ses entreprises. »
Ce mot de malice
revient souvent chez Commynes, et toujours en bonne part. « C’étoit un
sage homme et malicieux »
,
dit-il de l’un de ses personnages. Avec Commynes, cela se
marque même dans la langue, le règne de la chevalerie est
passé, celui de la bourgeoisie commence.
Tout éloignait Commynes de Charles le Téméraire, tout le rapprochait de Louis XI.
Il est facile de voir, du premier moment qu’il parle de celui-ci, que ce sera le
prince de son choix. Charles et les siens sont venus mettre le siège devant
Paris, du côté de Charenton ; Louis XI fait avorter l’entreprise sans rien
livrer au hasard, et en travaillant à petit bruit, et à la faveur d’une trêve, à
détacher un à un ses ennemis. Il appliquait sa maxime : Diviser
pour régner. « Entre tous ceux que j’ai jamais connus, dit
Commynes, le plus sage pour se tirer d’un mauvais pas en temps d’adversité,
c’étoit le roi Louis XI, notre maître, et le plus humble en paroles et en
habits. »
Et il nous initie au procédé de Louis XI, à sa manière de
gagner les gens, de les pratiquer, de ne se point rebuter d’un premier refus.
Pour gagner un homme, la première chose à savoir est : Qu’aime-t-il ? « Les passions des hommes, a dit Vauvenargues,
sont autant de chemins ouverts pour aller à eux. »
Louis XI savait
ce principe, que tout homme qui aspire à gouverner doit savoir, et il le mettait
doucement en usage. On a ici, chez Commynes, le portrait de Louis XI au naturel,
sans charge aucune, sans rien de ces exagérations qu’on y a mêlées, un exact et
fin portrait selon Holbein ou Albert Dürer.
Il étoit naturellement ami des gens de moyen état et ennemi de tous grands qui se pouvoient passer de lui. Nul homme ne prêta jamais tant l’oreille aux gens, ni ne s’enquit de tant de choses… Il connoissoit toutes gens d’autorité et de valeur qui étoient en Angleterre, Espagne et Portugal, Italie, comme il faisoit ses sujets.
À tant de qualités faites pour capter, Louis XI joignait un défaut
bien grave chez un roi. Il avait, comme le grand Frédéric, le propos méchant,
caustique ; il ne
pouvait se tenir de lâcher un bon
mot sur les gens, quand il ne les craignait pas. Mais, le bon mot lâché, il
fallait voir comme il réparait, comme il se condamnait lui-même aux dépens ; il
guérissait de son mieux, avec sa libéralité, les blessures qu’il avait faites à
l’amour-propre. Il disait avec une grâce parfaite, car son propos se retrouvait
charmant dès qu’il le voulait : « Ma langue m’a porté grand dommage,
aussi m’a-t-elle fait beaucoup de plaisir : c’est raison que je paie
l’amende. »
Si l’on ne se tenait sur ses gardes en lisant Commynes,
on se prendrait par instants, non seulement à excuser et à goûter Louis XI, mais
à l’aimer pour tant de bonne grâce et de finesse. Ce serait tomber dans un autre
excès et accorder assurément beaucoup plus que Louis XI lui-même ne désira
jamais.
Commynes avait vingt et un ans lorsqu’eut lieu l’entrevue de Péronne (1468).
Louis XI, on ne sait trop comment, et par excès de confiance en sa supériorité
de finesse, s’était venu mettre au pouvoir de Charles ; le renard s’était jeté
sous les griffes du lion. Il y eut là un moment terrible pour le rusé pris au
piège. Ce fut quand Charles eut la preuve qu’au même moment où le roi venait
pour le leurrer de belles paroles et le faire revenir sur les conditions
onéreuses du traité juré, il excitait sous main les Liégeois révoltés contre
lui. En cette crise, Commynes et Louis XI s’entendirent de prime abord et d’un
clin d’œil. Commynes couchait dans la chambre du duc ; il l’avait vu toute la
nuit debout et rôder troublé de colère. Il savait à point nommé ses projets et
les limites d’où il ne se départirait pas. Il fit prévenir à temps le roi de
l’excès du danger et de la nécessité d’en passer à tout prix par les conditions
qu’on exigerait. La scène du matin entre le roi et le duc nous est rendue au
vif. Le duc, en abordant le roi, tremble ;
sa voix
est âpre et émue, bien qu’il veuille paraître calme. Il ◀pose▶ les conditions
extrêmes, humiliantes pour Louis XI. Celui-ci, d’un air doux et sans effort,
répond oui à tout, et fait si bien qu’en un instant son
brusque adversaire passe du courroux à la joie, presque à la tendresse.
« La parole du roi, dit un contemporain de Commynes, étoit tant douce
et vertueuse, qu’elle endormoit comme la Sirène tous ceux
qui lui présentoient oreilles. »
Homère nous vante les paroles de miel d’Ulysse. On a également vanté la douceur séduisante
de M. de La Rochefoucauld, de M. de Talleyrand. Louis XI était de cette race et
avait reçu en partage le même don, celui de manier les esprits par son accent et
par les caresses de sa parole.
N’omettons pas un trait qui peint Commynes autant que Louis XI. Pendant cette
captivité de Péronne, avant le dernier jour et dans les premières ouvertures que
fit le roi, celui-ci offrait de signer un traité de paix tout à l’avantage de
Charles, moyennant qu’il recouvrerait aussitôt sa liberté et qu’il pourrait s’en
retourner à Compiègne. Il offrait en même temps, comme garants de son alliance
sincère et de son prochain retour, des otages considérables, tels que le duc de
Bourbon, le cardinal son frère et plusieurs autres. Ceux-ci s’offraient
également et avaient l’air tout haut de réclamer cet honneur d’être pris pour
otages. « Je ne sais s’ils disoient ainsi à part, ajoute Commynes, je me
doute que non ; et à la vérité je crois qu’il les y eût laissés et qu’il ne
fût pas revenu. »
Commynes exprime ainsi sa conjecture, et il ne
s’en indigne pas. Le génie italien de cet âge l’a gagné. Ce n’est pas un Tacite
que Commynes, mais c’est en douceur, et sans en faire semblant, notre Machiavel.
Louis XI apparaît chez lui dans tout son naturel à nu ; s’il est parfois odieux,
c’est nous qui, à la réflexion,
le voyons et le
concluons tel : Commynes ne le dit pas, et peut-être il ne le sent pas. Il y a
là dans sa morale un côté faible que je ne prétends pas dissimuler.
Si l’on avait le temps de s’égayer, après avoir vu Louis XI pris au piège et le
renard en défaut, il faudrait le voir un peu sur son terrain, avec ses
avantages, et jouant à son tour avec ses ennemis, comme fait le chat avec la
souris. Pour juste pendant à la scène de Péronne, il y aurait à montrer une
scène de paravent extrêmement comique, qui amène la perte du
connétable de Saint-Pol. Ce grand seigneur et officier de la couronne, à force
de vouloir se ménager et s’agrandir entre le roi de France, le roi d’Angleterre
et le duc de Bourgogne, n’avait réussi qu’à offenser de tous côtés. Cependant le
duc de Bourgogne hésitait encore à permettre sa ruine. Un jour que Louis XI
reçoit un envoyé du connétable, dans un temps où il a près de lui un seigneur de
Contay, fidèle serviteur du duc, il avise de faire cacher ce sieur de Contay
derrière un paravent avec Commynes, tandis qu’il ferait jaser l’envoyé du
connétable. L’envoyé, qui se croit en tête-à-tête avec le roi, s’égaie sur le
compte du duc de Bourgogne, le contrefait dans ses fureurs, dans ses gestes et
ses jurements. Louis XI, qui est venu s’asseoir sur un escabeau, tout contre le
paravent, rit aux éclats et lui dit de répéter, de parler haut, et qu’il
commence à devenir un peu sourd. On a là une scène de comédie qui rappelle celle
du Tartuffe, quand Elmire, pour convaincre son mari, l’a caché
sous la table. Le serviteur du duc de Bourgogne, au sortir de là, impatient de
colère, n’a de hâte que pour faire seller son cheval, et aller raconter à son
maître la trahison du connétable. Celui-ci, malgré tous les symptômes d’orage,
ne sait pas se mettre à couvert, et périt d’une
mort
misérable. « J’ai peu vu de gens en ma vie, dit Commynes, qui sachent
bien fuir à temps. »
Commynes était de ce petit nombre qui savent saisir l’heure et le moment. Dans la nuit du 7 au 8 août 1472, il avait quitté brusquement le duc de Bourgogne, et s’était retiré auprès du roi de France, qui, depuis longtemps, le désirait pour sien. Cet acte de Commynes a été jugé diversement. Il convient, pour rester au vrai point de vue, de ne pas oublier que l’idée de patrie n’était pas alors ce qu’elle est aujourd’hui : les liens qui obligeaient un gentilhomme envers son souverain étaient surtout personnels ; et Charles, par ses fureurs, par ses mauvais procédés, par sa déraison croissante, avait tout fait pour délier un conseiller de la trempe de Commynes, de même que Louis XI, en belles paroles et en bons effets, n’avait rien négligé pour se l’attacher. Commynes n’avait que vingt-cinq ans alors, et il servit fidèlement Louis XI comme conseiller et chambellan jusqu’à la mort du roi (1483). C’est donc à l’âge de trente-six ans seulement que son ambition reçut le plus rude échec et que fut interceptée sa fortune. Sa carrière de conseiller se brisa à l’âge où elle commence à peine pour les autres. Il a raison de remarquer quelque part que presque tous ceux qui ont fait de grandes choses ont commencé fort jeunes ; mais ce qui est bien rare, c’est de conseiller si sagement et de voir si juste, de tenir la balance si exacte, dès cette première moitié de la vie.
Commynes, dans ses Mémoires, n’est pas seulement un narrateur, c’est un philosophe politique, embrassant, comme Machiavel et comme Montesquieu, l’étendue des temps, les formes diverses de gouvernements, leurs principes et les conséquences éloignées qui en découlent.
Commynes a vu et sondé la plaie de ces temps rudes et
violents du Moyen Âge, la guerre. Il la prise peu dans sa gloire, il la déteste
dans son tous les jours ; il a en horreur les avanies,
habituelles aux gens de guerre d’alors, même en pays ami, et il comprend déjà
les intérêts positifs modernes en digne serviteur de son prudent maître. Point
de bravade chez lui, point de fausse gloire ni de chevalerie prolongée :
« C’est grand honneur de craindre ce que l’on doit, dit-il, et d’y
bien pourvoir. »
Il est plein de ces maximes-là, qui mènent au
juste-milieu, comme nous l’entendons, et au gouvernement de la société sans
choc, moyennant un sage équilibre des forces et des intérêts.
Il est partisan du gouvernement d’Angleterre, comme Montesquieu, et par des
raisons du même ordre. Il est pour le self-government, ou, du
moins pour les taxes consenties, d’où le reste de la liberté moderne et de
l’ordre constitutionnel dépend. Et ce ne sont pas des velléités ni des éclairs
d’aperçus ; il y insiste et embrasse l’idée moderne dans sa portée. Il faut lire
là-dessus le chapitre xix du livre V, intitulé « Caractère du peuple
françois et du gouvernement de ses rois », pour avoir de Commynes et de son
esprit politique toute l’estime qu’il mérite. Il ◀pose en principe qu’il n’y a ni
roi ni seigneur qui ait pouvoir de mettre un denier sur ses sujets sans octroi
et consentement de ceux qui doivent le payer. Il pense que le délai même que ce
consentement entraîne en cas de guerre, est bon et profitable ; que les rois et
princes, quand ils n’entreprennent rien que du conseil de leurs sujets, en sont
plus forts et plus craints de leurs ennemis. Il a remarqué que, de toutes les
seigneuries du monde dont il a connaissance, celle où la chose publique est le
mieux traitée, où règne le moins de violence sur le peuple, même en temps de
guerre civile,
c’est l’Angleterre. Ainsi, dans les
luttes sanglantes des Deux-Roses, les malheurs de la guerre frappaient sur les
nobles bien plus que sur le peuple et les gens des communes. Il attribue cette
modération jusque dans les maux à la part de gouvernement et d’action publique
que les communes se sont réservée en Angleterre. Quant au roi de France,
Commynes est d’avis qu’il n’est pas plus fondé qu’aucun roi à dire :
« J’ai privilège de lever sur mes sujets ce qui me plaît. »
Car ce privilège, « ni lui ni autre ne l’a »
. Les courtisans qui,
par flatterie, le lui concèdent, lui font plus de tort que d’honneur. On a là
d’avance, dans Commynes, la critique de ce mot de Louis XIV : « L’État,
c’est moi »
, et de cet autre mot d’un courtisan à Louis XV enfant :
« Tout cela est à vous »
. Commynes pense qu’il serait bon de
tenir des États réguliers ; que ceux qui s’y opposent en élevant ces grands mots
de majesté et d’autorité royale, ne le font que par des motifs personnels, parce
que, n’étant que gens frivoles et propres à conter fleurette
dans l’oreille, ils n’auraient pas de quoi figurer dans une grande assemblée où
il faudrait discuter avec sérieux, et qu’aussi ils ont peur que leurs œuvres ne
soient connues et blâmées. Il entre à ce propos dans des détails de budget, dans
des chiffres ; l’habile homme sait au fond que tout en politique dépend de là.
Commynes, dans ce chapitre, devance les idées réformatrices des Vauban, des
d’Argenson. Si j’osais, je dirais que j’aime encore mieux ce chapitre-là qu’un
chapitre analogue de Montesquieu. C’est du Montesquieu pris à sa source, au
naturel. Le malheur de la France est qu’un tel gouvernement n’ait pas été
constitué régulièrement quand le peuple était bon, les Communes consistantes,
les grands corps de l’État animés d’un esprit de tradition, et la vitalité du
royaume en son entier. Après Louis XIV, après
Louis XV, 89 vint trop tard. La société était déjà gâtée.
Je n’irai pas jusqu’à croire que Commynes conseillât la tenue des États à
Louis XI, si jaloux et si méfiant en matière d’autorité. Commynes loue fort son
maître de l’unité qu’il voulait établir dans son royaume, de l’unité dans les
poids et mesures, de l’unité dans les coutumes et de l’espèce de Code civil
qu’il projetait ; ajoutez-y encore le projet d’abolir les péages à l’intérieur,
et d’établir pour le commerce la libre circulation, en rejetant les douanes à la
frontière. Mais la pensée de Louis XI n’allait pas au-delà. Ces idées de
Commynes purent ne lui venir à lui-même qu’après la mort de son maître, quand il
eut connu à son tour l’adversité, l’oppression, et qu’il eut pu vérifier par
expérience sa maxime : « Les plus grands maux viennent volontiers des
plus forts ; car les faibles ne cherchent que patience. »
Mais,
quelle que soit leur date dans la vie de Commynes, les idées qu’on vient de voir
donnent la mesure de l’étendue de son horizon. C’est le côté le plus sérieux et
le plus nouveau par où il a mérité d’être le bréviaire des
hommes d’État qui ont suivi. En un mot, Commynes est tellement moderne par les
idées et par les vues, qu’on pourrait assigner en le lisant (ce qui est bien
rare pour les auteurs d’une autre époque) la place qu’il aurait tenue à coup sûr
dans notre ordre social actuel, et sous les divers régimes que nous avons
traversés depuis 89.
Cependant Louis XI tombe malade : il a plusieurs attaques d’apoplexie, qui
altèrent de plus en plus son humeur et aggravent ses soupçons. Le tableau des
dernières années de Louis XI est d’une vérité frappante et inimitable chez
Commynes. Des poètes, des romanciers en ont tiré des sujets ; mais ni le roman
de Walter Scott, ni la chanson de Béranger, ne rendent la réalité dans toute sa
justesse, et avec la parfaite mesure qu’elle nous
offre sous cette plume de Commynes, curieuse, attentive, fidèle, et si
étrangère à un but littéraire, à un effet dramatique. La première attaque
d’apoplexie frappa Louis XI aux Forges, près Chinon. Il était à table ; il
perdit subitement la parole ; il voulait s’approcher de la fenêtre ; mais,
croyant bien faire, on l’en empêcha, et on le retint près du feu. Dès qu’il se
trouve mieux quelques jours après, sa ruse, sa méfiance est la première chose
qui se réveille en lui, et qui reprend connaissance. Il s’enquiert de ceux qui
l’ont retenu par force dans le premier moment, et les chasse tous de sa maison,
moins par colère réelle que par feinte, et pour servir d’exemple à ceux qui
seraient tentés dans la suite d’user de sa faiblesse pour empiéter en quoi que
ce soit : « Car il étoit maître, dit Commynes, avec lequel il falloit
charrier droit. »
Avant même d’avoir retrouvé toute sa tête, il fait
semblant de comprendre les dépêches qu’on lui apporte et qu’on lui lit ; il les
prend en main, et fait mine de les lire à son tour, bien qu’il soit encore hors
d’état d’y rien voir : c’est le roi qui se réveille en lui avant l’homme. Revenu
à Tours, et enfermé dans son château du Plessis, Louis XI se livre à toutes les
bizarreries qu’on sait, mais dont le but et l’intention étaient surtout
politiques. Plus il se resserre dans la prison qu’il s’est faite, plus il
cherche à se multiplier dans l’idée des autres et dans la sienne, à faire le
vivant. Il envoyait acheter, par exemple, des chevaux, des chiens de race de
tous côtés, aux pays étrangers, là où il voulait qu’on le crût bien portant et
capable d’aller encore à la chasse. Tout cela pour faire illusion jusqu’au bout
aux autres et à lui-même. Ces incomparables détails, donnés par Commynes, témoin
assidu, et qui ne quittait pas sa chambre, font de cette partie de son histoire
le plus éloquent tableau de misère royale et humaine. Le nom de Tacite
se présente ici naturellement avec l’image de Tibère
s’enfermant dans l’île de Caprée ; mais le récit de Tacite est d’un caractère à
la fois plus atroce et plus grand. L’île de Caprée a un autre aspect, un autre
profil que le château du Plessis-lez-Tours. De même, les actes de Tibère, datés
de là, cette grande lettre écrite au Sénat par laquelle il
consomme la ruine de Séjan, l’appareil des ruses, et jusqu’aux oisivetés et aux
débauches, tout est d’une autre portée et sent sa puissance romaine. Le vice
ignoble lui-même y devient colossal. En tout la qualité dominante du talent de
Tacite, ce composé de grave et d’auguste, y est éminemment applicable ; elle
serait de trop dans le tableau de Louis XI. La naïveté et malice gauloise de
Commynes y va mieux. On aurait tort pourtant de croire que ce serait faire
injure à Tacite que d’en rapprocher en cette occasion Commynes ; celui-ci, dans
les réflexions qu’il joint à son récit, sur la misère des hommes et spécialement
des princes, a su atteindre aux considérations morales les plus vraies, les plus
touchantes. Nul historien n’exprime aussi vivement que lui le sentiment profond
de la misère des grands et des rois, des puissants et des heureux de la terre.
On reconnaît là l’homme qui a couché de longues années, comme chambellan, dans
leur chambre, qui a assisté à leurs insomnies et à leurs mauvais songes, et qui,
depuis la fleur de leur âge jusqu’à leur mort, n’a pas surpris dans ces
destinées si enviées un seul bon jour :
Ne lui eût-il pas mieux valu, dit-il de Louis XI, à lui et à tous autres princes, et hommes de moyen état qui ont vécu sous ces grands et vivront sous ceux qui règnent, élire le moyen chemin… : c’est à savoir moins se soucier et moins se travailler, et entreprendre moins de choses ; plus craindre à offenser Dieu et à persécuter le peuple et leurs voisins par tant de voies cruelles, et prendre des aises et plaisirs honnêtes ? Leurs vies en seroient plus longues ; les maladies en viendroient plus tard ; et leur mort en seroit plus regrettée et de plus de gens, et moins désirée…
L’équivalent de Tacite ne se trouve-t-il point dans ces passages,
et dans tels autres où Commynes a des accents qui parfois rappellent ceux de
Bossuet ? Après avoir mis en regard, par exemple, les malheurs qui frappèrent,
vers le même temps, la maison de France et celle de Castille : « Et
semble, dit-il, que Notre Seigneur ait regardé ces deux maisons de son
visage rigoureux, et qu’il ne veut point qu’un royaume se moque
de l’autre. »
À partir de la mort de Louis XI, les Mémoires de Commynes perdent sensiblement en intérêt. Le récit de la conquête d’Italie, sous Charles VIII, et de la marche jusqu’à Naples, est obscur, diffus, sans ordre ; on a pu douter jusqu’à un certain point que cette partie des Mémoires fût, en effet, de lui. On voit bien que l’habile homme n’était pas là partout d’aussi près qu’ailleurs. Il reprend sa supériorité d’historien là où il assiste en personne, dans le détail des négociations de Venise et dans le récit de la bataille de Fornoue.
Je ne fais pas la biographie de Commynes. Elle était incomplète jusqu’à ce jour ; c’est le présent éditeur, Mlle Dupont, qui a le mérite d’en avoir éclairci les endroits obscurs. Un seul fait important est ici à noter : comme Bacon, Commynes, sur un point délicat, fut coupable et faible ; tous deux ont eu dans leur vie des taches du même genre, pour avoir trop aimé les biens. Mal enrichi par Louis XI, qui le combla des confiscations injustes faites sur la maison de La Trémoille, Commynes eut, après la mort de son maître, à purger ses comptes, et il ne rendit qu’à la dernière extrémité les dépouilles de l’innocent. Sa fortune politique ne se releva jamais depuis, et elle n’eut plus que d’infidèles retours. Au reste, ç’a été un bonheur pour lui et pour nous qu’il ait eu, sur la fin de sa vie, des années de disgrâce : nous y avons gagné un grand historien, et lui un nom immortel. Ce qu’il regardait également comme un malheur de sa première éducation, de n’avoir pas été instruit dès sa jeunesse aux lettres anciennes, n’a pas moins tourné à son avantage et à la gloire de son originalité d’écrivain. Il n’avait pas eu plus d’éducation que M. de La Rochefoucauld, pas d’autre que celle des hommes et des choses ; aux esprits bien faits c’est la meilleure, et elle suffit.
Commynes justifie tout à fait pour moi le mot de Vauvenargues : « Les
vrais politiques connaissent mieux les hommes que ceux qui font métier de
philosophie : je veux dire qu’ils sont plus vrais philosophes. »
Mais, pour cela, il faut que ce soient de vrais politiques en effet, et il en
est peu qui justifient ce titre à l’égal de Commynes. Dans un temps où tout le
monde se croit propre à la politique, il ne serait pas mal d’aller regarder en
lui quelles sont les qualités requises chez ceux que la nature a destinés à
cette rare science.