(1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « IV. Saisset »
/ 1745
(1860) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (première série). I « IV. Saisset »

IV. Saisset4

I

Le livre que vient de publier M. Émile Saisset veut, à toute force, être modeste. C’est une composition très travaillée en modestie. On s’attendait peu à ce ton, agréable du reste, — et convenable surtout, — de la part de M. Saisset, un des diacres de M. Cousin, qui proclamait, il y a peu d’années, que les philosophes « étaient désormais les seuls prêtres de l’avenir », et cela avec le contentement fastueux d’un homme qui en tenait sous clef tout un petit séminaire. M. Saisset, professeur et, si je ne me trompe, suppléant de M. Cousin, lequel, lui, a donné sa démission de philosophe entre les mains des dames et est entré dans les pages de madame de Longueville, M. Saisset a baissé infiniment de note depuis le temps où il se croyait un prêtre, et, qui sait ? peut-être un évêque des temps futurs. Sa religion de l’avenir lui paraît en ce moment fort menacée, et le livre qu’il publie est un cri d’alarme, mais un cri d’alarme discrètement poussé, car tout est discret dans M. Saisset, le ton, le talent, et même la peur.

Il a peur, en effet. Et il y a de quoi. La philosophie qu’il adore (sic) est cernée et va mourir un de ces jours, non pas, comme Constantin Paléologue, au centre d’un monceau d’ennemis circulairement immolés autour d’elle, car la philosophie de M. Saisset n’a jamais tué personne, elle n’est meurtrière que de vérité ; mais elle va mourir au milieu d’ennemis chaque jour plus nombreux, plus prompts aux coups et plus puissants… Parmi eux, bien entendu, le Catholicisme est là qui la presse, et non pas seulement le Catholicisme farouche, haineux, théocratique et rétrograde, que hait modestement M. Saisset, mais le doux, le rationnel, le tolérant, que les prêtres des temps futurs souffrent auprès d’eux, en attendant leur propre ordination définitive. Il est assez simple et assez naturel que le Catholicisme soit contre la Philosophie qui veut lui succéder. Mais voici plus étonnant et plus terrible. La Philosophie est attaquée par la Philosophie elle-même. Ses parricides entrailles se retournent contre elle. Tu quoque, fili ! Elle est frappée par son fils Brutus. Le fils Brutus de la Philosophie est le Panthéisme, et ce fils Brutus mérite bien son nom. Il est brute et brutal.

Et de fait, le panthéisme, vous dira M. Émile Saisset, est en train de devenir tout à l’heure la philosophie universelle de l’Europe. Que l’Europe le sache ou l’ignore, qu’elle en soit consciente ou inconsciente, elle est en lui, il est elle, il est partout ; il est dans les penseurs, il est dans les artistes, il est même dans les femmes, qui croient à la substance et plaisantent… panthéistiquement ! La France fut assez jeune, dans le temps que M. Cousin n’était pas encore dans les pages de madame de Longueville et commissionnait pour le compte de la philosophie française, la France fut assez naïve (ce n’est pas là pourtant son habitude, mais c’était la France philosophique, il est vrai) pour accepter comme une merveille exotique les germes de l’hégélianisme rapportés pieusement dans le chapeau ou sous le chapeau de M. Cousin, et cette fleur a donné ses fruits. Qui a goûté du Proudhon, du Taine, du Renan, du Vacherot, les connaît, ces fruits germaniques cultivés par des mains françaises sur un sol français. Ce n’est pas bon, mais c’est demandé, et la philosophie telle que l’enseigne M. Saisset commence à ne plus placer ses produits. Ils paraissent insuffisants, fades et même fadasses aux goûts développés et à la fureur d’un temps dépravé. Il y a des choses qui font trembler M. Saisset. L’accroissement de la personnalité qui s’en va monstrueux, la rage universelle de jouir, et tout de suite, encore, enfin l’activité de l’esprit aiguillonnée, exaspérée par cette rage de jouir, voilà ce que ne saurait diminuer, apaiser ou contenir la philosophie un peu vieillotte, maintenant pour ce faire, qu’on appelle proprement la philosophie française, celle-là qui sortit de Descartes, — lequel, lui, ne sut jamais sortir de lui-même, — qui fit un jour sa grande fredaine de Locke, mais qui s’en est repentie quand elle fut sur l’Âge, plus morale en cela qu’une de ses amies, la grand-mère de Béranger.

Eh bien ! cette philosophie est-elle irrémédiablement finie ? Doit-elle définitivement céder la place, l’influence et l’empire au catholicisme, qui nous ramènera au moyen âge, ou au panthéisme, qui nous amènera un âge comme l’histoire n’en a pas encore vu ? car la question se débat, selon M. Saisset, entre ces deux alternatives. « Il n’y a que deux espèces de penseurs conséquents » (dit textuellement M. Saisset à la page xxv de son introduction) : « ceux qui nient la raison, la science et le progrès et veulent le retour de la théocratie du moyen âge, et ceux qui veulent, une reconstitution radicale de la société et de la vie humaine ». Pour lesquels nous prononcerons-nous ?…

Après ces paroles et la question ainsi posée, qui ne croirait que M. Saisset a choisi ? Qui ne croirait qu’il est un de ces radicaux courageux, un de ces panthéistes qui semblent les progressistes réels en philosophie, puisqu’ils sont les derniers venus ? et cependant, non, il ne l’est pas ! Loin de choisir, il se dérobe. Bien loin d’être une déclaration de panthéisme, le livre de M. Saisset est au contraire une discussion en forme contre le panthéisme et une doctrine élevée à côté pour échapper aux conclusions envahissantes de ce fléau, qui s’étend toujours ! Entre les théocrates du moyen âge et les terribles séculiers de l’avenir, qui a donc pu retenir M. Saisset et lui faire tracer une tangente par laquelle il se sauve des uns et des autres ? Cela est curieux, mais cela doit être certainement la théocratie à son usage, cette théocratie philosophique qui n’est pas rétrograde, celle-là, et qu’il a rêvée pour lui et pour ses amis ? Il ne veut pas manquer sa prêtrise. Il ne lâche pas sa part de troupeau, et son livre, intitulé Essai de philosophie religieuse, n’a pas d’autre sens que celui-là, sous ses formes d’une simplicité piperesse et d’une modestie qui prouve qu’on n’a plus la puissance, car l’humiliation n’est pas l’humilité !

II

Mais, si M. Saisset a vu très juste dans les circonstances contemporaines, et si la question morale et intellectuelle du monde doit s’agiter entre les conséquents du catholicisme ou les conséquents du panthéisme, a-t-il vu également juste en croyant possible d’établir, ou, pour parler aussi modestement que lui, de pressentir une troisième solution à introduire en catimini, sous les regards de l’opinion, avec des patelinages de plume qui montrent au moins de la souplesse dans le talent de M. Saisset ? Si la question philosophique du temps présent est, comme l’a dit M. Saisset et comme je le crois, la question de la personnalité divine ; si, au terme où est arrivé l’esprit humain, il faut, de rigueur, être pour l’homme-Dieu tel que la religion de Jésus-Christ nous l’enseigne, ou pour le Dieu-homme tel que l’établit M. Hegel, M. Saisset, qui veut bien du sentiment chrétien, mais qui ne veut pas de la religion chrétienne, et qui, non plus, ne veut pas du panthéisme, qu’il hait comme un voleur d’héritage parce qu’il le priverait de la succession sur laquelle il a compté, M. Saisset, à qui je ne demanderai pas plus qu’il ne peut me donner, a-t-il fait du moins dans son Essai de philosophie religieuse, pour le compte de la personnalité divine, quelque découverte qui fasse avancer cette question ?

Je viens de lire cette longue méditation cartésienne, faite les yeux fermés et les mains jointes avec les airs de recueillement d’un philosophe en oraison, dans l’in-pace de la conscience, dans le silence profond de la petite Trappe psychologique que tout philosophe porte en soi, pour y faire des retraites édifiantes de temps en temps et s’y nettoyer l’entendement, et, je l’avoue, je n’y ai rien trouvé qui m’éclairât d’un jour inconnu et fécond la personnalité divine que nous autres catholiques nous savons éclairer du jour surnaturel de la foi.

Et il y a plus ! je n’ai trouvé dans cet Essai de philosophie religieuse ni philosophie, ni religion, car le déisme n’est pas plus une religion que le spiritualisme n’est une philosophie, et le mot même d’essai n’est pas plus vrai que le reste avec sa modestie, car un essai suppose qu’on s’efforce à dire une chose neuve, et l’auteur en redit une vieille dont nous sommes blasés, tant nous la connaissons !

En effet, M. Saisset, dans ce livre nouveau qui n’a que le ton de nouveau, quoiqu’il soit imité de Descartes, est éternellement le M. Saisset de la Revue des Deux-Mondes et des Essais sur la religion et la philosophie au dix-neuvième siècle. Les philosophes ont bien parfois des velléités de transformation, mais ils ne réussissent guères à s’enlever de la glu d’idées dans laquelle ils ont été pris une fois, et leur pensée y reste prise. L’engluement éclectique n’a point manqué à M. Saisset. Il ne s’en retirera jamais. L’éclectique qu’il fut dans sa jeunesse, il l’est encore. Philosophiquement, comme tous ses pareils les éclectiques du commencement du siècle, faits par M. Cousin à son image, il a toujours eu un petit bagage d’idées fort léger. Comme les éclectiques, ces emprunteurs à tout le monde, il les doit, ces idées, à Descartes, à Leibnitz ou à Reid, et cela s’appelle : la progression des êtres, le grand optimisme, la liberté humaine, la Providence et l’étude des faits de conscience ; et voilà la valise faite de M. Saisset et de ces messieurs !

Eh bien ! aujourd’hui que cette philosophie court-vêtue, et en souliers plats, — et fort plats, — comme la Perrette, portant sur sa tête son pot au lait, dans la fable, — aujourd’hui que cette philosophie a une peur blême pour ce pot au lait qui va tomber peut-être, M. Saisset a-t-il au moins ajouté quelque chose à son poids, pour en assurer l’équilibre ? Y a-t-il mis le poids d’une idée de plus, et n’est-ce pas sans cesse le même ballonnage de spiritualiste et de providentiel, qui ne leste rien, n’assure rien et titube toujours ?…

Le livre d’aujourd’hui est divisé en deux parties : la première est l’histoire discursive et critique des philosophes antérieurs et contemporains et de leurs systèmes, Descartes, Mallebranche, Spinosa, Newton, Leibnitz, Kant, Fichte, Schelling et Hegel, et dans un temps où la philosophie n’est plus que l’histoire de la philosophie, cette partie du livre, dans laquelle il y a l’habitude des matières traitées qui singe assez bien le talent, se recommande par l’intérêt d’une discussion menée grand train et avec aisance ; mais d’importance de sujet, elle est bien inférieure à cette seconde partie où l’esprit s’attend à trouver contre toutes les erreurs et les extravagances signalées par l’auteur dans toutes les philosophies, un boulevard doctrinal solide, et s’achoppe assez tristement contre ces infiniment petits philosophiques : — le déisme de la psychologie et ses conséquences inductives et probables, ce déisme dont Bossuet disait, avec la péremptoire autorité de sa parole, « qu’il n’est qu’un athéisme déguisé ! » Avouez que c’est là une puissante manière de fortifier aux yeux des hommes la personnalité de Dieu !

Telle est pourtant la théorie de M. Émile Saisset.

Ce n’est pas même une théorie. Ce sont des affirmations peu carrées et peu appuyées, mais rondes plutôt et glissantes, de ces inductions données cent fois par l’école cartésienne tout entière, cette école du moi qui n’a jamais su jeter de pont d’elle à Dieu, et dont l’auteur de l’Essai d’une philosophie religieuse a répété, sans les varier, les termes connus. Ce n’est ni plus ni moins qu’un petit catéchisme cartésien à l’usage des faibles qui ne veulent pas devenir forts, car la force, c’est une témérité pour les prudents, et la force serait sur cette question de Dieu de s’élever plus haut qu’une philosophie qui la pose, l’agite, mais n’a jamais pu la résoudre.

Certes, oui, M. Saisset a bien raison d’être modeste. Quand il l’est, on peut le prendre au mot. Sans originalité d’aucune sorte, triviale même dans le faux, par exemple, dans la question des religions, qui ne sont d’après lui que des amusettes et des symboles, l’œuvre de M. Saisset n’ose rien de dogmatique et de réellement décisif sur la personnalité divine, d’abord parce que le déisme pur ne le permet pas, et ensuite parce que, sur cette question de Dieu, l’Institut ne se soucie pas qu’on dépasse la ligne circonspecte d’une haute convenance sociale. Or, M. Saisset est un déiste qui vit toujours, de pensée, de désir et d’âme, en la présence de l’Institut !

III

Mais, si le livre de M. Saisset est d’une si profonde nullité dans sa partie affirmative, nous serons assez juste pour revenir et pour insister sur la valeur de la partie négative ou critique de son ouvrage. Cette partie négative, d’ailleurs, est toujours la meilleure chez tous les philosophes, ce qui, par parenthèse, est un cruel arrêt, implicitement porté par les faits, contre la philosophie elle-même. Les philosophes ne sont vraiment forts que les uns contre les autres. Sans leurs erreurs mutuelles, que seraient-ils ?…

M. Saisset, qui n’a jamais été une de ces supériorités qui ont, de génie, le droit de haute et basse justice sur les systèmes couverts du porte-respect des grands noms, M. Saisset, qui ne fut jamais rien de beaucoup plus qu’un joli sujet en philosophie, n’en a pas moins exercé la magistrature du bon sens et de la raison, en maint endroit de ses critiques, contre des hommes de l’imposance d’un Leibnitz, d’un Descartes, d’un Kant, d’un Spinosa. Je sais bien qu’en relevant l’erreur, il reste courbé devant celui qui l’a produite, et je reconnais là le joli sujet dont je parlais tout à l’heure, respectueux pour ses maîtres et obstiné au respect pour eux, malgré leurs plus honteuses et leurs plus dangereuses folies.

Un esprit plus vigoureux que celui de M. Saisset ne vénérerait pas la force jusque dans l’abus qu’on fait d’elle, un bon sens plus fier n’aurait pas de ces attitudes devant les gauchissements du génie ou ses crimes, car les fautes intellectuelles d’un homme investi de facultés transcendantes peuvent aller jusque-là, mais il faut se rappeler que M. Saisset est professeur, et je nomme ce respect déplacé le mal de l’école. Un professeur n’a pas la recherche libre de la philosophie. Il est professeur avant d’être philosophe. S’il était plus philosophe, il ne serait pas professeur… De plus, quand on vit eu intimité d’étude avec les grands esprits philosophiques, avec ces grands cerveaux, tous fausseurs ou corrupteurs, plus ou moins, de la tête humaine, si on leur arrache par la réflexion l’intégrité de sa pensée, on leur laisse de sa dignité par l’admiration qu’on ne leur arrache pas, et c’est ce qui est arrivé à M. Saisset, quand il se sépare des sophismes de ses maîtres et qu’il a le courage de les démontrer. Ainsi pour Spinosa, par exemple, dont il voit très bien le vice radical et profond, le vice irrémissible, il reste sans conclure, par le mépris mérité, avec ce fakir hollandais et juif, beaucoup trop vanté, né de la Kabbale et du Gnosticisme dans un coin, et qui ne fut jamais que le génie obscur de l’abstraction et de la géométrie, dévoyé dans l’étude de l’homme. L’enthousiasme du mandarin, et je dirai plus, de l’écolier, est ici plus fort que le bon sens primitif et met un défaut de proportion des plus choquants entre la critique qu’on s’est permise et l’admiration qu’on garde encore…

Eh bien ! cela est inférieur. Il est inférieur aussi, après avoir conclu au particulier dans chacune de ces biographies intellectuelles, de n’avoir pas su conclure au général, et après avoir fait passer philosophes et systèmes par le creuset de l’analyse, de n’avoir pas jaugé d’un dernier regard la puissance en soi de la philosophie ! Ôtez, en effet, les vérités indémontrables et nécessaires à la vie et à la pensée humaines, qu’on savait avant les philosophes, et auxquelles ils n’ont pas donné un degré de certitude de plus, — le nombre infini de leurs sophismes laborieux, — les forces d’Hercule perdues par eux pour saisir le faux ou le vide, — le mal social de leurs doctrines qui n’ont pas même besoin d’être grandes pour produire les plus grands maux, — ôtez cela après l’avoir pesé, et dites-moi ce qui reste de tous ces philosophes et de toutes ces philosophies, même de ceux ou de celles qui paraissent le plus des colosses !

Je m’en vais vous dire ce qui reste. Il reste de grands poëtes, fort curieux d’abord et ensuite assez fatigants à connaître, des poëtes étranges, les poëtes de l’abstraction bien plus que des découvreurs de vérités. Depuis Aristote jusqu’à liant qui l’a complété, depuis Hegel le descendant jusqu’à Spinosa l’aïeul, et qu’un nuire poëte, mais qui valait mieux, Lessing, a réhabilité à force de poésie, vous n’avez, prenez-y bien garde, dans tous ces philosophes, que des poëtes abstraits. Voyez ! ils sont presque tous géomètres, parce que la géométrie est suprêmement la science de l’imagination, et, de l’aveu de M. Saisset lui-même, c’est par là qu’ils périssent comme observateurs ! Avec leurs tourbillons, leur vide et leur plein, leur dynamique, leurs harmonies préétablies, leurs idéalismes impossibles, ce sont de grands poëtes, mais abstraits, — des faiseurs, comme dit le mot poëte, des créateurs de puissantes ou d’impuissantes chimères, car l’homme n’invente réellement que sur le terrain de l’imagination : mais Dieu lui donne et il reçoit seulement sur celui de la vérité. Ce sont d’énormes poëtes abstraits, mais le moindre poëte vivant, avec la plus modeste des fleurs à la bouche, le moindre poëte d’expression vaut mieux que tout cela, et, je finirai par ce blasphème philosophique, fait plus véritablement que tous ces abstracteurs de quintessence pour l’avancement moral du genre humain.