(1874) Premiers lundis. Tome II « Jouffroy. Cours de philosophie moderne — I »
/ 1745
(1874) Premiers lundis. Tome II « Jouffroy. Cours de philosophie moderne — I »

I

L’éclectisme, silencieux depuis longtemps, a repris la parole avant-hier.

M. Cousin ayant abandonné la chaire d’histoire de la philosophie moderne, un homme autrefois son disciple, aujourd’hui maître, et maître en apparence peu soucieux de se rattacher à l’école du traducteur de Platon, M. Jouffroy a recommencé le cours devant un auditoire nombreux. L’objet de la séance a été de poser la question de la destinée de l’homme et de l’humanité. En voici le résumé :

« Aujourd’hui les destinées de l’homme et de l’humanité s’agitent ; elles sont représentées par le pays qui a toujours marché à la tête de la civilisation moderne, en sorte que, si ces destinées peuvent être trouvées par la France, elles le seront pour l’Europe et pour le monde entier.

« Je viens poser devant vous le problème moral de l’homme et chercher à le résoudre, autant que cela m’est possible dans un cours de philosophie.

« Lorsque nous contemplons cet univers, nous y voyons un ensemble, une harmonie admirable ; tout se tient, tout s’enchaîne. Il a été créé pour une fin ; il a une destination ; de même chaque partie a une fin, une destination. La vie d’un être, c’est le développement de sa nature vers l’accomplissement de sa destinée ; mais tous les êtres n’ont pas conscience de la fin pour laquelle ils ont été créés.

« Le caillou, la plante, ne sentent pas dans quel but ils existent ; ils n’ont ni bonheur ni malheur quand on favorise ou que l’on arrête leur développement ; brisez ou polissez le caillou, coupez ou arrosez la plante, ils ne souffrent ni ne jouissent, du moins nous le croyons. Ils ne savent pas quelle est leur destinée, ils n’ont pas d’intelligence. L’animal jouit et souffre ; il compare des objets différents, et se dirige vers celui qui peut le mieux satisfaire ses appétits ; il est intelligent ; mais ce sentiment et cette intelligence sont bornés : ils ne vont pas au-delà de la satisfaction présente des besoins les plus grossiers.

« Pour tous ces êtres n’existe pas le problème moral de la destinée : ils naissent, ils vivent, ils meurent, sans se demander d’où ils viennent, pourquoi ils sont, où ils vont.

« Il en est bien autrement de l’homme. Placé sur cette terre, d’abord il trouve qu’elle contient tout ce qu’il faut pour satisfaire ses besoins : c’est l’âge des espérances, des illusions.

« Puis, en se développant, il voit beaucoup de choses lui échapper, beaucoup de ses espérances trompées, de ses besoins non satisfaits ; il souffre, il se plaint, c’est l’âge des déceptions, des désenchantements.

« Alors l’homme se pose cette terrible question : D’où viens-je, pourquoi suis-je venu ? où vais-je ? Alors le problème moral de sa destinée pèse sur lui de tout son poids.

« Il n’est pas d’homme qui n’ait eu une heure, un moment dans sa vie où il ne se soit adressé cette question désespérante. Nul, nul ne peut y échapper, depuis le pâtre sur le sommet des montagnes, jusqu’au savant le plus illustre. Accablé, tourmenté, poursuivi sans cesse par le besoin d’une solution, il tombe dans la mélancolie. La poésie est l’expression de ce tourment de l’âme ; il n’y en a pas d’autre, c’est la poésie de Lamartine.

« Mais le problème moral de la destinée de l’homme est identique au problème moral de la destinée de l’humanité.

« Voici des races d’hommes qui descendent du sommet des plateaux de l’Asie ; ils n’ont pas de commencement, ils n’ont pas d’histoire ; ils fondent des villes, des empires qui passent.

« Voici, en Europe, des races d’hommes dont on ignore encore les commencements, l’histoire ; ils fondent des villes, des empires ; c’est la Grèce, elle n’est plus !… Une race d’hommes différente encore est venue qui a détruit celle qui l’avait précédée, qui a fondé des villes et des empires, apporté une civilisation nouvelle, elle n’est plus !… Voici des races d’hommes sorties des forêts de la Germanie, qui fondent aussi des villes et des empires, apportent une civilisation nouvelle transformée par le christianisme. Voici encore, en Afrique, une race d’hommes qui ont le crâne, la peau, l’intelligence, faits d’une autre manière. Voici, dans les deux Amériques, encore d’autres races d’hommes.

« La science moderne, en fouillant cette terre, a découvert les restes informes de races d’hommes, d’espèces informes aussi, immenses ; … d’autres mondes, d’autres globes existent, auprès desquels celui-ci n’est rien… Les royaumes se succèdent et se détruisent ; une civilisation est remplacée par une civilisation. Les peuples se suivent, se ruent les uns sur les autres, sans rime ni raison, sans que l’on puisse expliquer toute cette agitation.

« Ici encore arrive la formidable question de la destinée… Qu’est-ce que l’humanité ? D’où vient l’humanité ? Où va l’humanité ?

« En voilà qui disent qu’elle retourne éternellement sur elle-même, … ceux-ci qu’elle rétrograde, … d’autres qu’elle est perfectible… Quelle est la réponse à cette question, qui est une, indivisible ?…

« C’est la religion et la philosophie qui sont chargées de la donner. Vous ne comprendrez jamais le sentiment religieux ; vous ne saurez jamais ce que c’est qu’une religion, si, par malheur, vous ne vous êtes jamais demandé d’où vous veniez ? pourquoi vous étiez venus ? où vous alliez ?

« Qu’est-ce que la philosophie ? C’est précisément la recherche de la solution de cet éternel problème. Dans les premiers temps de l’humanité, la raison de l’homme étant peu développée, c’est l’imagination qui domine ; alors il parle par images figurées ; alors il faut des formes à l’expression de ses idées, de sa raison ; il croit à des causes surnaturelles : c’est le règne de la religion. Puis, par les progrès de la civilisation, ses idées se dégagent ; il ne sent plus le besoin de figures, de symboles, il devient mûr pour connaître la vérité sans voile ; sa raison peut se passer de formes ; c’est le règne de la philosophie.

« Toute religion, toute philosophie, doivent contenir la réponse à toutes les questions de l’homme sur sa destinée. C’est par ce moyen que vous pourrez reconnaître si une religion et une philosophie sont une véritable religion, une véritable philosophie.

« Dans la philosophie, prenez Épicure (il ne s’agit pas ici de la vérité de son système), de même vous trouverez la réponse à toutes les questions sur la destinée de l’homme, de la société, de l’humanité.

« Il faut toujours à l’homme une solution quelconque sur ce problème de sa destination. Il souffre quand il ne la possède pas, ou bien quand il ne croit plus à celle qui lui a été donnée.

« La vie de l’humanité est ainsi divisée. Dans un temps donné une solution est présentée en rapport avec sa raison, à cette époque ; elle l’adopte et y croit ; puis la solution incomplète ne suffit plus : alors l’humanité veut la détruire ; elle la combat : à cette époque elle a la foi de la destruction. Elle passe alternativement par des époques critiques et des époques fondatrices, alors qu’un dogme est renversé et qu’un autre commence.

« Aujourd’hui nous sommes arrivés à une de ces époques critiques où l’ancienne solution, l’ancien dogme ne suffisent plus. La plus grande anarchie règne dans la société, dans les intelligences, mais cette anarchie n’existe que dans les classes supérieures. Les masses, elles, ont encore cette haine, cette foi de destruction contre l’ancien dogme qui leur tient lieu de religion ; mais quand cette foi elle-même n’existera plus, alors les plus grands désordres auraient lieu si une nouvelle solution ne se présentait. Il faut donc travailler à la chercher.

« Il ne peut y avoir de religion aujourd’hui. Ce qui distingue une religion, c’est l’inspiration et certaines formes particulières. Or la raison est émancipée, elle peut se passer de ces formes.

« Les prétentions d’une religion qui aujourd’hui se donne mission d’annoncer la nouvelle solution du problème moral de la destinée de l’homme sont donc tout à fait inadmissibles et impossibles à réaliser.

« Quant à nous, qui nous adressons à un auditoire éclairé au milieu duquel les masses n’entrent pas, notre tâche est de rechercher les bases de ce problème avec les lumières de notre raison. Je ne vous promets pas de trouver la solution ; mon but seulement est de faire des essais sur cette recherche. »

Nous avons retranché de ce résumé rapide, mais complet, les développements brillants donnés par le professeur. Comme nous nous proposons de suivre le cours, nous reprendrons en détail toutes les opinions philosophiques ; aujourd’hui, nous nous contenterons de faire quelques observations générales.

Nous féliciterons M. Jouffroy d’être sorti enfin de tout le passé dans lequel il se plongeait pour l’explorer, l’inventorier à plaisir, sans jamais rien en tirer de vivant pour l’avenir de l’humanité. Il se transporte dans le présent, au milieu des sympathies, des pensées, des besoins de la société actuelle, pour interroger ses désirs, s’inspirer de ses misères, de ses espérances, et pénétrer le mystère de ses destinées futures.

M. Jouffroy nous semble, en se plaçant sur ce terrain, avoir abjuré la philosophie de son maître. Car M. Cousin a vu toutes les destinées de l’humanité accomplies dans l’éclectisme réalisé socialement par la Charte, en dehors de laquelle il ne pouvait rien concevoir pour l’espèce humaine. Et voilà son disciple qui remet en question l’avenir de la société, et qui annonce qu’il vient chercher les destinées de l’homme et résoudre ce problème moral, autant que cela est possible dons, un cours de philosophie. Nous pensons que le professeur n’a pas senti toute la portée de cette réticence qui prouve qu’il ne se croit pas appelé à trouver cette solution, et qu’il pressent l’impuissance de la philosophie pour la lui révéler. Toutefois, dans le développement de l’humanité, il a su voir la philosophie répondant à tous les doutes, résolvant toutes les questions contenues dans le grand problème de la destinée de l’homme, apaisant les tourments excités dans son cœur par l’incertitude sur son passé et son avenir. Il réserve la religion pour l’humanité naïve et poétique qui, dans son enfance, ne peut recevoir la solution de ses doutes sur sa destination que sous des figures pittoresques, des formes animées. Mais dans un âge mûr, après tous les progrès de la civilisation, la raison n’a plus besoin de formes pour comprendre ; elle saisit la vérité dans toute sa nudité naturelle, et c’est la philosophie qui vient lui enseigner ses destinées.

En vérité, nous plaignons bien l’humanité s’il en est ainsi. M. Jouffroy nous a éloquemment peint ses souffrances quand elle doute, quand elle se demande avec anxiété d’où elle vient, pourquoi elle est venue, où elle va, et qu’aucune réponse ne lui est donnée à laquelle elle puisse croire avec amour.

Or si la philosophie seule est appelée à donner pour l’avenir cette solution, c’en est fait de l’humanité, et de son bonheur, et de ce repos, de ce calme après lequel elle soupire avec tant d’ardeur, car la philosophie est impuissante pour la faire croire, pour lui donner de la foi à ses destinées.

Dans le passé, je vois des hommes réunis en société par la religion, je les vois marcher vers un but commun, une destinée commune, auxquels ils croient, unis par la religion ; je vois des Perses, des Égyptiens, des Juifs, des Grecs, des Romains, des chrétiens, toutes sociétés religieuses dans lesquelles la religion avait résolu, à la satisfaction de tous, le problème de la destination de l’homme ; mais je ne connais pas de société aristotélique, platonicienne, épicurienne, cartésienne, newtonienne, leibnitzienne, etc., etc. ; enfin je ne connais pas de philosophie qui ait pu réunir en société un certain nombre d’hommes ayant foi à la solution qu’elle leur présentait, et se dirigeant d’après cette croyance.

Pourquoi donc la religion ne viendrait-elle pas révéler à l’humanité sa destination nouvelle ? Pourquoi la philosophie prendrait-elle aujourd’hui une attitude qu’elle n’a jamais eue dans l’histoire ? Selon M. Jouffroy le caractère de la religion, c’est l’inspiration, et non certaines formes qui constituent le culte. Or ce n’est plus le temps de l’inspiration, dit-il, aujourd’hui on n’a plus besoin de formes religieuses.

Il y a bien des erreurs dans toutes ces assertions. M. Cousin a déjà exprimé de cette manière le rapport de la philosophie et de la religion. Cette vue est empruntée au système philosophique de Hegel. Le célèbre professeur de Berlin regarde la religion ou le sentiment comme le premier moment du développement de l’humanité, la philosophie ou la raison ou la réflexion comme le dernier moment, l’art qui représente la forme étant le terme intermédiaire de cette évolution ; aussi, à ses yeux, la nouvelle époque de l’histoire où nous allons entrer ne sera pas autre chose que la religion chrétienne passée à l’état de philosophie, ou, comme il dit, ayant acquis la conscience de soi.

Nous ne nous proposons pas aujourd’hui d’engager la discussion sur ce point, nous nous contenterons d’exprimer dogmatiquement nos idées.

Toute religion a eu sa foi pour satisfaire le sentiment, son dogme pour donner à sa foi la justification du raisonnement, et son culte pour la réaliser ; tout ce qui est, pour l’homme, doit apparaître sous ce triple aspect.

L’inspiration est donc, aussi bien que le raisonnement, du domaine de la philosophie, et celle-ci a aussi sa forme particulière ; mais la philosophie représente le moment du développement de l’homme où l’inspiration, la raison et l’action se manifestent surtout par la destruction. Si aucune religion ne satisfait complètement la raison des philosophes de nos jours, ils devraient voir aussi qu’aucune religion ne satisfait toutes leurs sympathies, ne règle tous les actes qu’ils doivent accomplir comme hommes et comme êtres sociaux. Lors donc que M. Jouffroy manifeste de la répugnance pour la forme religieuse, sa raison ne se rend pas bien compte du sentiment qu’il éprouve. Habitué à certaines formes du passé dans lesquelles il reconnaît le caractère religieux, il ne peut se décider à admettre comme religion toute pensée qui ne se manifeste pas sous une de ces formes. Il ressemble, sous ce rapport, aux païens, qui ont toujours nié au christianisme naissant qu’il fût une religion, parce qu’il n’apparaissait sous aucune des formes reconnues. C’est là sans doute ce qui a porté M. Jouffroy à soutenir que les prétentions d’une religion nouvelle qui s’annonçait comme venant résoudre le problème moral de la destinée de l’homme étaient tout à fait inadmissibles.

Quant à lui, ses prétentions ne sont pas si élevées : il veut chercher, voilà tout ; il cherche ; et cependant il nous l’a dit : l’humanité souffre, l’anarchie est dans la société, le désordre moral et intellectuel dans les classes supérieures ; les plus grands malheurs éclateraient si ce désordre pénétrait plus avant dans les classes inférieures. Mais il nous semble que de tout cela on devrait conclure, au contraire, ou qu’il est trop tard pour chercher, et que l’humanité est perdue, ou bien que la solution dont dépend le bonheur de l’humanité est trouvée, et existe quelque part. Dans ce dernier cas, des esprits aussi distingués serviraient beaucoup mieux la société en se dévouant à répandre la solution nouvelle, au lieu de se consumer vainement en essais, en fragments, en traductions ; et disons-le en passant, rien n’atteste mieux l’impuissance de l’éclectisme que les travaux qu’il a produits. Là, en effet, rien de neuf, rien d’original. Platon et Proclus, Descartes, Reid et quelques lambeaux de Kant, puis des préfaces, des notices et bon nombre de sublimes promesses ; et enfin cette étrange prophétie que tout l’avenir de l’humanité se trouvait dans le christianisme et dans la charte de la Restauration ! En vérité, après le démenti donné le 29 juillet à tous ces prophètes du passé, nous concevons leur peu de foi en eux-mêmes et dans leurs recherches futures, et nous avons droit de leur demander pourquoi ils passent outre à la recherche timide de ce problème social, lorsque déjà se sont élevés des hommes qui proclament l’avoir résolu. Il nous semble qu’au moins la haute impartialité de l’éclectisme devrait s’arrêter quelque temps devant cette solution nouvelle, quelle qu’elle fût, et ne la déclarer insuffisante ou inopportune qu’après un examen raisonné.

Au reste, au moment où l’on pourrait reprocher à M. Jouffroy de glisser un peu légèrement sur cette solution, il a prouvé qu’il en connaissait assez bien quelques-unes des applications au développement historique de l’humanité. Ainsi il reconnaît dans l’histoire deux grandes divisions.

Les époques où un dogme règne, dans lesquelles l’humanité connaît sa destination et y croit ; et les époques où un dogme finit, dans lesquelles l’humanité ne se conçoit plus de destination, doute et cherche : les premières, il les appelle des époques fondatrices ; les secondes, des époques critiques. Voici le texte de ce qui a été dit à ce sujet, par l’école de Saint-Simon, dans le volume d’exposition qu’elle a publié cette année : « La loi du développement de l’humanité, révélée au génie de Saint-Simon et vérifiée par lui sur une longue série historique, nous montre deux états distincts et alternatifs : l’un, que nous appelons état organique, où tous les faits de l’activité humaine sont classés, prévus, ordonnés par une théorie générale, où le but de l’action sociale est nettement défini ; l’autre, que nous nommons état critique, où toute communion de pensée, toute action d’ensemble, toute coordination a cessé, et où la société ne présente plus qu’une agglomération d’individus isolés et luttant les uns contre les autres. » (Vol. I, page 19.)

Nous ne voyons pas pourquoi M. Jouffroy substitue le nom d’époques fondatrices à celui d’époques organiques, donné par Saint-Simon aux époques religieuses. Ce n’est pas l’époque qui fonde, pas plus que ce n’est la raison qui gouverne, et cette observation, puérile en d’autres occasions, est fort utile à faire aux philosophes qui cachent toujours les hommes vivants derrière de mystiques abstractions. L’époque organique est toujours fondée par un homme, et les hommes qui organisent ne sont pas des philosophes, mais des révélateurs.