Charles Richet. — Dans cent ans
Voici bien le livre le plus intéressant, le plus passionnant, le plus amusant, et le plus mélancolique, et le plus consolateur que j’aie lu depuis longtemps : c’est Dans cent ans, de M. Charles Richet. Les visions de l’avenir sont un des divertissements favoris de notre époque. Sans parler de L’An deux mille quatre cent quarante, de Mercier, qui est un peu suranné et qu’on ne lit plus guère, encore qu’il soit très curieux, nous avons eu récemment, coup sur coup, Le Vingtième Siècle, de Robida ; La Femme au vingtième siècle, de Jules Simon et Gustave Simon ; La Cité future, de Le Drimeur ; Le Monde dans deux mille ans (c’est décidément prévoir les malheurs de trop loin), de Georges Pellerin ; Looking Backward, d’Edward Bellamy, que M. Charles Richet méprise trop, mais qui est trop exclusivement il est vrai, une rêverie socialiste.
C’est proprement une mode, qui rappelle tout à fait des jeux de société analogues en grande faveur à la fin du xviiie siècle. Ce n’est qu’une coïncidence, mais elle s’impose à l’attention.
La fin du xviiie siècle et la fin du xixe siècle se ressemblent infiniment. Attente d’une grande révolution politique, attente d’une grande révolution sociale ; — prévision de grandes luttes militaires ; prévision de guerres épouvantables ; — matérialisme général, avec un commencement de réaction sentimentale et religieuse, grâce à Rousseau ; matérialisme presque universel, avec essais très énergiques d’idéalisme religieux et sentimental ; — ajoutons, si vous voulez, Cagliostro d’une part et occultisme de l’autre ; nous y voilà bien, et les deux moments ont entre eux une foule de ressemblances.
Mais ce n’est pas, pour aujourd’hui, du moment actuel qu’il s’agit, il s’agit de l’avenir. M. Richet le prévoit avec une prudence, une circonspection, je ne dirai pas une méthode, car il n’y a guère proprement de méthode en pareille matière, mais une attention patiente qui sentent bien le savant. Il s’appuie sur les statistiques, sur les renseignements les plus sûrs, sur les faits les plus palpables, les plus gros, les plus aveuglants, et c’est à peine s’il use de l’induction. Il se borne à prolonger de quelques lignes, sur le tableau noir, la courbe que donne telle série de faits bien constatés depuis cent ans, et ce prolongement, c’est le xxe siècle dans tel ordre de faits. Puis il envisage une autre série de faits, en trace la courbe, la prolonge d’un demi-pouce, et c’est le xxe siècle probable à tel autre point de vue.
Et quand les faits sont peu connus ou d’un ordre tel qu’un événement fortuit, ce qui veut dire difficile à prévoir, peut faire un changement profond dans leur évolution future, M. Richet se borne à dire : « Je ne sais pas », ce qui est le mot le plus scientifique que l’on connaisse.
On peut donc suivre M. Richet avec réserves, et l’on n’en fera jamais autant sur ses prévisions qu’il en fait lui-même, mais avec une certaine confiance. J’ajoute que ce livre est pour plaire à ceux qui placent l’âge d’or dans l’avenir, aux partisans du progrès, à ceux qui ont foi dans l’amélioration de la destinée humaine sur la terre. C’est un livre très optimiste, écrit par un optimiste, qui n’est circonspect et froid dans son exposition que parce qu’il est savant.
Or voici, aussi fidèlement résumé que possible, le tableau du monde en 1992 :
Plus de guerres, grâce aux progrès scientifiques rendant la guerre si meurtrière qu’elle sera impossible, — ou guerres très rares, mais dans lesquelles un grand peuple sera entièrement détruit en trois semaines ; — essai d’arbitrage international ; — l’Europe républicaine tout entière, sauf la Russie, et peut-être aussi l’Angleterre, continuant par amour propre national à faire semblant d’être une monarchie ; — grandes nations démocratiques, avec système parlementaire, institutions socialistes, et gouvernements, assez pratiques, mais peu honorables et peu estimés, de politiciens ; — plus de capitalistes, la diminution progressive du taux de l’intérêt et parallèlement le renchérissement progressif de toutes denrées faisant fondre un million aux mains d’un oisif en une dizaine d’années ; — peu de grandes fortunes particulières même aux mains des grands travailleurs intelligents, toute entreprise, pour réussir, devant être immense et ne pouvant être menée que par une société, non par un homme, et le Boucicaut de ce temps-là n’étant plus qu’un petit boutiquier de coin de rue écrasé par la concurrence des grands magasins ; — quasi-égalité des fortunes, c’est-à-dire tout le monde pauvre ; — immenses facilités de communications effaçant peu à peu toute personnalité nationale ; — immense diffusion de l’instruction primaire et du journal à un sou ; disparition progressive de l’in-quarto, de l’in-octavo, et vers 1990 du livre lui-même, sous quelque forme que ce soit ; par exception, maintien probable des almanachs ; — désertion des campagnes, cultivées très facilement par les machines et demandant infiniment peu de bras ; accumulation dans les capitales et les grandes villes, à Londres vingt millions, à Paris huit millions, à Berlin sept millions d’artisans, à travers lesquels circuleront quelques employés du gouvernement ; — presque plus de religion ; une morale humanitaire un peu vague et très peu rigoureuse ; — progrès immense de la chirurgie, de la médecine et de l’hygiène ; — alcoolisme généralisé, à moins qu’on ne prenne des moyens féroces de répression ; — folie de plus en plus généralisée ; — suicides tellement communs, que, surtout étant donnés les progrès de la médecine, ce sera la manière la plus usitée de mourir.
Pour un livre optimiste, j’avoue que c’est là un livre qui présente quelques ombres ; et voilà peut-être un optimisme peu engageant. C’est là précisément, à côté des ressemblances, la différence essentielle qui est entre nous et les hommes de la fin du xviiie siècle. À beaucoup d’égards ils nous ressemblaient ; mais ils ne pouvaient voir l’avenir qu’admirablement beau et merveilleusement bienfaisant. De nos jours, même les optimistes, même ceux qui croient fermement que le futur vaudra mieux que le présent, ne se dissimulent point qu’il y aura de mauvais côtés. M. Richet, qui est convaincu que les changements prévus se ramèneront en somme à une grande amélioration, qui le croit si fort qu’il s’excuse à la fin d’avoir peut-être trop présenté comme probable ce qu’il désire, M. Richet lui-même reconnaît, en dernière analyse, que l’homme « souffrira moins », mais ne sera pas plus « heureux ». L’optimisme de la fin du xixe siècle est extrêmement désenchanté et désenchanteur.
Pour moi, lisant, avec une véritable passion, ce livre qu’en somme je trouve très véridique, aussi véridique qu’un livre de prophéties peut l’être, je me félicitais vivement de n’avoir, selon toute apparence, que très peu d’années du xxe siècle à voir. Il n’y a pas à dire : il pourra bien être féroce, ce xxe siècle ; mais s’il n’est pas féroce, il sera très plat. Je ne vois guère d’autre alternative, et tout en croyant, comme M. Richet, à la seconde, et tout en la souhaitant de tout mon cœur, je ne puis pas dire qu’elle me séduise extrêmement. Unité, uniformité, voilà, s’il est pacifique, quelle sera la devise du siècle qui vient. Qu’en dites-vous ? Moi je dis : « Ils sont trop verts ! »
Et, pour aller jusqu’au bout, voilà l’extrême mérite d’un livre comme celui de M. Richet. Il est si désillusionnant qu’il en devient consolateur. Je parlais des hommes du xviiie siècle. Pour un optimiste fervent de 1780, ce devait être un affreux supplice de se sentir mourir en 1783. Il se savait à la veille du débarquement à Eldorado. Il disait à la nature, à la mort : « Encore un jour ! » Rappelez-vous la vieille marquise qui voyait monter au ciel la montgolfière et qui s’écriait : « Mon Dieu, mon Dieu ! Ils inventeront l’art de ne pas mourir, et dans ce temps-là je serai morte ! » En 1802, je puis être très optimiste, très partisan de tous les progrès que mon siècle réalise, et, en lisant le livre de M. Richet, me résigner assez complaisamment à mourir un peu avant 1903.
C’est bien Montaigne qui disait du De Senectute qu’il donnait appétit
de vieillir ? Un livre qui donne cet appétit-là n’est pas, ce me semble, aussi moral qu’il
a l’air de l’être. Il prépare des regrets. Il est bon d’avoir des raisons de pas tenir
trop obstinément à la vie. La nature y a pourvu ; elle nous a donné précisément la
vieillesse et les maladies, et les infirmités pour nous « adoucir l’horreur du
passage »
, comme dit Lamartine, pour « nous disposer à la
chose »
, comme dit plus joliment La Fontaine. Ce sont politesses de congé qu’elle
nous fait là. Ce n’est pas suffisant, à ce que j’entends dire. Un petit tableau de ce que
nous verrions si nous restions plus longtemps qu’il ne faut est un bon complément de
consolation, comme de civilité. La nature nous le devrait. La statistique en prend le
soin. Pour certains, c’est une seconde nature.
Non pas que je veuille prétendre que toute époque qui vient après une autre est pire que celle-ci, et console d’être morts ceux du précédent siècle. Ce n’est pas cela du tout que je veux dire. Mais chaque siècle est une patrie. Nous naissons dans le nôtre, nous en prenons les mœurs et les idées, nous l’aimons ; à vivre dans le suivant, même sans vieillesse, nous serions douloureusement choqués. Durer, c’est se dépayser ; c’est une frontière qu’on a passée ; la vieillesse est un exil. Oh ! n’exilons personne !
Ce siècle prochain, il sera probablement très supportable à ceux qui y vivront. Je ne puis pas m’empêcher d’en douter ; mais c’est précisément parce que je ne suis pas destiné à y vivre.
Il faut donc remercier M. Richet, d’abord d’avoir fait un livre très curieux, très alléchant et très instructif ; ensuite d’avoir fait un livre sain et fortifiant, un livre qui donne appétit de mourir le plus tôt possible !
Paul Desjardins. — Le Devoir présent
Il existe, depuis quatre ou cinq ans, ce qu’on pourrait appeler une littérature
religieuse laïque. Un certain nombre d’esprits, très élevés et très pleins de « bonne
volonté », ont pris à tâche de relever l’esprit religieux en France, et y consacrent leurs
forces, qui sont grandes, et leur talent, qui, parfois, est très distingué. — M. de Vogüé
me paraît être le premier qui ait levé et agité très brillamment le drapeau. Il le
maintient encore, et avec fermeté. — M. Édouard Rod, principalement dans ses Études morales sur le temps présent, que personne n’a oubliées, a donné son coup
d’épaule, très vigoureux, à cette bonne œuvre. — M. de Brémond d’Ars, parlant au nom du
catholicisme, avec une verve entraînante et une imagination déchaînée qui rappelle souvent
Lamennais ; avec, aussi, une audace qui lui fait le plus grand honneur, n’a pas craint de
vouloir nous imposer ou nous proposer le catholicisme tout entier, le catholicisme
intégral, comme le seul remède et le seul salut. — M. Pierre Lasserre, dans sa Crise chrétienne, avec une vigueur philosophique singulière et une
habileté peu ordinaire à vivifier les abstractions, nous a donné un résumé de la pensée du
xixe
siècle, et nous a montré ce siècle, en définitive,
cherchant, au moment où il va cesser, à retrouver l’amour de Dieu, « le goût de
Dieu »
, comme disait Bossuet, qu’il a perdu.
Dans cette petite brigade d’esprits noblement inquiets et chercheurs, M. Paul Desjardins s’était distingué par une ardeur particulière, une certaine fougue, un désir impatient de marcher et d’aboutir. Il n’avait jamais formulé avec netteté ses conclusions ; mais il était presque impérieux à vouloir qu’on les acceptât. Les méchants disaient : « Il ne sait pas ce qu’il veut ; mais il le veut bien énergiquement. » On sentait en lui un tempérament d’apôtre. Les méchants auront à chercher autre chose à dire : M. Desjardins a eu le besoin de « se préciser », et il s’est précisé d’une manière très franche et très loyale dans un petit volume intitulé Le Devoir présent.
On se demandait : Est-ce au catholicisme que M. Desjardins veut aboutir ? Et, généralement, on croyait que c’était là, en effet. Je le croyais pour mon compte, et M. Rod aussi, et bien d’autres. Nous nous trompions. M. Desjardins a pour le catholicisme le respect bienveillant qu’ont eu pour lui la plupart des penseurs et des moralistes du xixe siècle ; mais ce n’est pas pour un raffermissement du catholicisme en France qu’il travaille. Ce qu’il veut, encore qu’il ne l’ait point dit formellement, c’est fonder une véritable religion nouvelle. C’est bien d’une religion, en effet, que M. Desjardins nous trace ici le cadre. Il s’agit de fonder une Société de secours moral, et je ne connais pas de définition plus juste, plus ingénieuse et plus complète d’une religion. Une religion est, en soi, un secours moral. Dans la pratique elle est une société, une association, une relligio, organisée pour distribuer ce secours avec ordre, avec suite, avec efficacité. Qui dit société de secours moral dit religion, ou chose destinée et se destinant à le devenir.
Cette société de secours moral aura son journal officiel, ses correspondants dans tout l’univers, ses conférenciers ; c’est-à-dire qu’elle aura ses docteurs, ses prêtres, ses prédicateurs et ses missionnaires. Elle aura aussi son séminaire, une école où des jeunes gens de bonne volonté viendront puiser la doctrine, s’en pénétrer et prendre des forces pour la répandre.
Voilà l’organisation. C’est l’organisation presque complète d’une religion. Il n’y manque que le culte proprement dit, que M. Desjardins semble éviter avec soin. Inutile de dire qu’il naîtrait de lui-même, qu’il naîtrait des habitudes des coreligionnaires, lesquelles deviendraient des observances, dès que la nouvelle religion aurait pris force.
Et, maintenant, les adhérents quels seront-ils ? M. Desjardins a essayé ici, comme ailleurs, d’être très précis ; peut-être y a-t-il réussi moins qu’ailleurs. Il partage les hommes d’aujourd’hui en deux grandes classes, les positifs et les négatifs, c’est à savoir ceux qui prennent la vie au sérieux et les autres. Les positifs sont avec lui, tous les autres sont contre lui.
Parmi les négatifs, M. Desjardins range les incertains, comme M. Renan ; les bouddhistes ou nihilistes (dites donc nirvanistes au moins, ce qui n’est pas la même chose) comme M. Leconte de Lisle ; les évolutionnistes, comme M. Giard ; les sceptiques, depuis M. Scherer jusqu’à M. Jules Lemaître ; les positivistes, comme M. Taine ; les artistes pessimistes, comme M. Zola ; plus la foule anonyme des hommes qui « regardent le ciel sans s’en inquiéter ».
Parmi les positifs, M. Desjardins range tous ceux qui ont une espérance forte dans les destinées de l’humanité et qui s’attachent puissamment au devoir, tels que les chrétiens, les juifs, les stoïques, les idéalistes néo-kantiens, enfin tous ceux, anonymes et inclassés, qui pratiquent le bien avec énergie.
On sent comme cette classification est arbitraire et proprement enfantine. Parmi les
affreux négatifs, il y a, non seulement les plus honnêtes gens du monde,
mais de véritables soldats du bien et du devoir ; parmi les précieux positifs, il y a des farceurs de premier ordre. De plus, comptant les actes pour
autant, et j’espère pour plus, que les doctrines, M. Desjardins tombe dans une confusion
inextricable. Car que fait-il de ceux qui de par la doctrine peuvent être catalogués négatifs, de par la pratique, doivent hautement être proclamés positifs ? Sont avec moi, dit-il, « tous ceux, célèbres ou obscurs,
dont la vie seule est une affirmation de la possibilité et de la suffisance du bien…
tous ceux qui se font serviteurs de quelque chose qui existe en dehors d’eux… tous ceux
qui… »
, en un mot tous les hommes de bien désintéressés. Rouvrez votre liste des
négatifs, et tous ceux que vous avez nommés par leur nom sont, pour une
grande part de leur vie, des hommes de bien désintéressés et des serviteurs de quelque
chose qui existe en dehors d’eux. Tel d’entre eux, le plus condamnable peut-être à vos
yeux, et comme artiste indifférent à la moralité de l’œuvre, et comme pessimiste radical,
et comme peintre tranquille et complaisant des pires hontes de l’humanité, est
personnellement le plus charitable, le plus serviable, le plus dévoué des hommes, et de
ceux dont la vie est une force morale et presque un exemple. Moi qui, à d’autres points de
vue, l’aime si peu, je ne puis m’empêcher de le reconnaître en passant. Que ferez-vous de
celui-là ? Il est négatif par une part de lui, positif par l’autre. Il a les deux pôles.
Voilà un homme bien gênant.
C’est qu’il faut prendre parti. Parlons-nous doctrine, parlons-nous conduite ? Si nous parlons conduite, nous fondons une ligue d’honnêtes gens, non une religion. Parlons-nous doctrine, prétendons-nous — ce que j’admets très bien qu’on soutienne — qu’il faut d’abord de bonnes maximes, après lesquelles et d’après lesquelles viendront les actes bons, plus sûrs, plus fermes, plus solides que s’ils se rattachaient à d’autres maximes, jugées mauvaises, ou que s’ils ne se rattachaient à rien ? Alors nous fondons une religion, et c’est de doctrines seulement qu’il faut parler, et seulement au point de vue des doctrines qu’il faut faire notre choix parmi les hommes.
Il est vrai que plus loin, après avoir été ou semblé être si exclusif, et si arbitrairement exclusif, M. Desjardins est, au contraire, infiniment compréhensif et embrasseur. Il appelle à lui tous les hommes de bonne volonté, et compte comme étant avec lui jusqu’à des hommes — il n’est pas à l’ignorer — qui sont des positivistes déclarés, tout en convoquant, du reste, les hommes appartenant à toutes les religions de l’univers, et en leur laissant la liberté de pratiquer leur religion particulière, tant qu’ils voudront. C’est à ceci que j’en voulais arriver, parce que c’est le point le plus curieux de la tentative nouvelle. M. Desjardins cède à la fois aux deux besoins qu’ont toujours sentis les fondateurs de religion, mais que rarement ils ont essayé de concilier. Tous ont compris que ce que leur œuvre gagnerait en généralité, elle le perdrait en intensité, et réciproquement. S’ils appelaient tout le monde, sauf les purs gredins, ils devraient affirmer très peu de choses, et leur doctrine aurait peu de force ; s’ils affirmaient énergiquement une doctrine étroite, ils auraient, d’abord, très peu de disciples, mais la doctrine aurait une grande énergie. La plupart ont choisi, et les plus puissants, le second parti. Quelques-uns, comme les saint-simoniens, si je ne me trompe, ont hésité et oscillé. M. Desjardins hésite. Dans la première partie de son livre, il est très tranchant, quoique arbitrairement tranchant. Il exclut fortement ; et, certainement, c’est la majorité, et des penseurs et des simples, qu’il répudie. Dans la seconde partie, il appelle tout le monde, toutes les religions, toutes les doctrines et toutes les classes de la société. Tous ceux qui croient au devoir et qui ont de l’espérance sont avec lui. Alors, c’est l’immense majorité, et la plupart des négatifs du commencement rentrent dans le rang.
C’est là, à mon avis, le vice principal de ce petit livre, et le défaut le plus grave de l’état d’esprit actuel de M. Desjardins.
Quoi qu’il en soit, très nettement marquée, voilà l’organisation ; très vaguement indiqués, voilà les adhérents appelés. — Quels sont les dogmes ?
Deux seulement. C’est arrivé à l’affaire des dogmes que M. Desjardins s’est décidé à être très modéré pour être très compréhensif. La nouvelle religion sera une religion purement morale. En sera quiconque croira au Devoir, et croira que l’humanité a une Destinée. Devoir et Destinée, c’est tout le Credo. Persuader aux hommes qu’il faut s’attacher au devoir et que le monde a un but, c’est toute la propagande à faire. Par conséquent, mettre de la morale et de l’espérance dans la famille, dans l’éducation, dans la littérature, dans l’art, dans la politique, dans la législation, dans l’économie politique, voilà l’œuvre. — Elle est très bonne et ne peut être déclarée que très sympathique. J’y souscris pleinement, comme on peut croire, de tout mon cœur d’honnête homme. Seulement j’ai des doutes sur le succès ; et voici mes raisons.
Je consulte l’ombre du vénéré Schérer, qui me répond : « Une religion purement morale, une religion sans mystère et sans mystérieux : ça n’a jamais réussi, ces choses-là. Tel que je l’ai connu de mon temps, l’homme est un animal religieux, comme a dit Comte, ou un animal mystique, comme vous aimez à dire, pour avoir l’air d’avoir une idée à vous ; et je ne crois pas qu’il ait beaucoup changé depuis ma mort. L’antinomie que je trouvais en toutes choses, dans l’espèce, la voici : le sens mystique s’est affaibli juste assez pour que les anciennes religions mystiques aient baissé et pour qu’une nouvelle religion mystique ne puisse pas s’établir ; et, d’autre part, il restera toujours assez fort pour qu’une religion purement morale ait peu de prise sur les âmes. »
« La religion de M. Desjardins ne paraîtra guère autre chose qu’une des œuvres philanthropiques de M. Jules Simon, qui sont choses excellentes, mais qui ne renouvelleront pas le monde. Si une nouvelle religion, générale, considérable, très étendue, sinon universelle, doit éclore, ce sera très probablement, comme les autres, après de grands déchirements et de grandes misères, une religion parfaitement mystique et toute pénétrée de merveilleux. D’ici là, faites le bien, chacun dans votre religion, en y croyant le plus que vous pourrez. »
Voilà ce qu’il me semble que me répond Schérer, à quoi il y a deux répliques à faire, l’une que je ferai, et l’autre que fera M. Desjardins.
La mienne, la voici : Mon Dieu, le stoïcisme a existé, et le stoïcisme n’était guère autre chose qu’une religion ; c’en était même une tout à fait ; et une religion purement morale ; car la place que tenaient les dieux dans le stoïcisme… Une religion analogue au stoïcisme pourrait bien naître en nos temps mauvais, où la lutte des races en Europe, la lutte des classes dans chaque nation, la lutte des intérêts dans chaque classe, toutes luttes arrivées à leur paroxysme, ont fait la vie si triste et exigé un effort de courage personnel inaccoutumé. — Mais il faut bien dire aussi que le stoïcisme n’a jamais été qu’une religion très restreinte, très aristocratique, et que c’est précisément parce qu’il ne contenait pas une part de merveilleux que le christianisme l’a remplacé vite et a été une religion populaire, ce que le stoïcisme ne fut jamais.
L’autre réplique, que M. Desjardins fera, la voici sans doute : « Que parlez-vous de merveilleux ! Vous discourez toujours comme si je fondais une religion exclusive des autres. Je fonde une religion à laquelle on appartiendra sans cesser d’appartenir à la sienne. Dès lors, qu’est-ce qui vous manque ? Vous avez un reste de tendances mystiques ? Vous restez dans votre religion pour satisfaire à ce besoin-là, et de plus vous êtes de la mienne à titre d’homme moderne, à titre surtout d’homme voulant appartenir à une association religieuse moins fermée et plus large que les anciennes, à titre d’homme voulant, chrétien, fraterniser avec les juifs ; juif, avec les chrétiens ; et, kantien même, avec les bouddhistes. Au fond, c’est précisément à ce besoin-là que j’obéis. »
J’entends bien ; mais les religions, les simples associations morales elles-mêmes sont bien exclusives les unes des autres. Tout homme appartenant, ne fût-ce que par un bon souvenir, à une des religions existantes, ne pourra guère s’empêcher ou de vous répondre, s’il se rend compte, ou de penser vaguement tout seul : « Le Credo de M. Desjardins, je l’ai déjà dans ma religion. Quelle qu’elle soit, elle me dit : il y a un devoir, il y a un but ; il y a une foi, il y a une espérance. Que me persuade donc M. Desjardins, si ce n’est de prendre ma religion plus au sérieux qu’auparavant et de m’y attacher davantage ? Et je conclus, comme le mont Momotombo : ce n’est pas la peine de changer, — ni même de prendre un supplément. »
Et ainsi, peu à peu, et même très vite, ne seront de la religion de M. Desjardins que ceux qui ne seront vraiment d’aucune autre, ce que, précisément, il voudrait éviter. Ne seront de la religion de M. Desjardins que ce que j’appellerai les chrétiens sans mysticisme et sans théologie, les chrétiens qui ne croient pas à la divinité du Christ et qui ne sont pas très sûrs de la Divinité elle-même, les chrétiens qui ne voient dans le christianisme que la plus belle morale qui ait jamais existé et qui peut-être soit possible. De ces chrétiens, il y en a ; mais, évidemment, entre les catholiques, protestants et juifs d’une part, les positivistes, évolutionnistes, sceptiques et indifférents d’autre part, ils sont très peu nombreux ; et je ne vois qu’eux, cependant, pour former la petite église de M. Desjardins.
Car, remarquez ce passage très curieux du petit livre de M. Desjardins. Il est
révélateur. « Il faudra développer une sorte de christianisme
intérieur. Je désigne ainsi un travail qui montrerait dans les faits d’expérience
intime, contemporaine, journalière, les mêmes phénomènes spirituels que le christianisme
a reconnus de tout temps sous le nom de péché, de péché
mortel, de rédemption, de grâce, d’effets
de l’ascétisme, d’effets de la prière, d’illuminations
du Saint-Esprit, de primauté de l’humilité, de béatitude du renoncement. »
— Je mets en fait qu’on ne pourra pas
habituer aux phénomènes de la rédemption, de la grâce et de l’illumination du Saint-Esprit un homme qui
ne sera pas un catholique pur et simple ; qu’on ne pourra pas faire accepter et pratiquer
ces états d’âme à un homme qui n’y croira pas objectivement ; qu’on ne
pourra pas les proposer comme des pratiques purement intimes, n’ayant ni réalité, ni
aboutissement, ni source non plus en dehors de nous ; que, donc, celui qui y voudra
participer sera un catholique, ne pourra pas même les comprendre s’il n’est catholique
pleinement et foncièrement, et qu’il échappera par conséquent à M. Desjardins pour rester
avec Léon XIII.
C’est le vice secret de la doctrine de M. Desjardins, à cause de son ardeur à vouloir tout embrasser, que cette doctrine varie et mue, en quelque sorte, de page en page, et qu’elle est : tantôt une pure variété du stoïcisme ou du kantisme, un philosophisme, un rationalisme un peu sec, dont toutes les religions se défieront ; — tantôt une sorte de catholicisme sans la foi, une manière de catholicisme blanc, tout en pratiques catholiques sans croyances catholiques, et que certainement le catholicisme traditionnel absorberait en un tournemain.
La tentative est intéressante, cependant, et parfaitement honorable, parce qu’elle est parfaitement sincère et parfaitement courageuse. Ce que M. Desjardins voudrait créer, comme les saint-simoniens, comme aussi les universitaires cousiniens de 1840, c’est un nouveau « Pouvoir spirituel », tout simplement. En face de l’antique pouvoir spirituel dont l’influence baisse, en face du pouvoir temporel, de l’État, qui n’a que trop de tendances à devenir pouvoir spirituel lui-même, ce qui serait un résultat fâcheux, ce qui nous ramènerait aux temps antiques, où, au grand détriment de la liberté de penser, les deux pouvoirs étaient confondus dans les mains de l’État ; beaucoup d’hommes en ce siècle, très clairvoyants et très sagaces, encore qu’un peu présomptueux, ont eu l’idée de fonder un pouvoir spirituel nouveau, en harmonie avec nos nouvelles tendances, débarrassé des restes de théologie et de mysticisme que l’ancien pouvoir spirituel traîne avec lui, conciliable avec la liberté de penser et la liberté de conscience, un pouvoir spirituel fin de siècle ou, si vous voulez, fin de christianisme.
Aucun de ces essais n’a réussi beaucoup. Aucun, je crois, ne réussira pleinement. Le probable, c’est qu’il y aura, et de plus en plus, plusieurs pouvoirs spirituels en Europe, les uns à côté des autres. Ils se sont multipliés et subdivisés depuis le xvie siècle jusqu’à nos jours. Ils se multiplieront et se subdiviseront encore. Il y a, il y aura un pouvoir spirituel catholique, un pouvoir spirituel protestant orthodoxe, un pouvoir spirituel protestant latitudinaire, un pouvoir spirituel positiviste, et bien d’autres. —
Pour mon compte, et c’est ici que je suis pleinement avec M. Desjardins, je suis sympathique à tous, et je voudrais qu’il y en eût autant qu’il y a de tournures d’esprit, j’entends de tournures d’esprit honnêtes. Quant à la fusion de tous ces pouvoirs spirituels en un seul, ou quant à la superposition, à tous ces pouvoirs spirituels, d’un pouvoir spirituel supérieur empruntant à tous ce qu’ils ont de commun, voilà, je crois, la chimère ; et j’estime que la tentative de M. Desjardins, si elle aboutit, n’aura créé qu’un petit pouvoir spirituel de plus, une nuance, un nouveau demi-ton dans la gamme, ce qui, après tout, peut être bon. Vive toute la lyre !
Quoi qu’il en soit, mon cher M. Desjardins, vous voilà fondateur de religion. Mon cher ami (j’ose encore vous nommer de ce nom, malgré votre dignité nouvelle), cela est grave. Cela vous impose de nouveaux devoirs. Des défauts charmants, dont nous faisons nos délices, vont vous être un peu interdits. La fine épigramme, la raillerie piquante, la gouaillerie parisienne ; un certain mépris, aussi, pour les humbles, pour ceux qui font un peu simplement leur petit métier, pour les écrivains amusants, pour les professeurs de littérature qui croient à l’importance de leur office ; une pointe d’orgueil sacerdotal, s’il faut tout dire ; sont choses qui ne sont plus permises à qui a charge d’apôtre. Non pas que je songe à prétendre que vous ayez jamais donné dans ces imperfections, vénielles du reste, et parfois exquises ; et je dis simplement que votre nouvelle mission ne vous permet pas d’y retomber.
Et c’est la grâce que je vous souhaite, en vous embrassant en Jésus-Christ, qui fut tout simplicité, tout indulgence et tout amour.
Th. Ribot. — Psychologie des sentiments
Au fait, il n’y a rien d’amusant comme la psychologie. On l’abandonne trop, à l’heure qu’il est, pour la morale, pour l’étude des religions, ou pour une sociologie qui n’est trop souvent qu’un système plus ou moins spécieux de métaphores. La pauvre psychologie est un peu délaissée pendant ce temps-là. Les romanciers lui ont fait du tort, d’ailleurs, les uns en disant qu’ils n’en avaient pas besoin, tout en en ayant une du reste, et des plus grosses, les autres en appelant trop complaisamment psychologie des observations très intéressantes, mais très restreintes, très particulières, et d’un faible caractère scientifique. Bref, cette science si française où se sont illustrés Descartes d’abord, et La Rochefoucauld, et La Bruyère, et Condillac et Maine de Biran, n’est plus guère touchée qu’indirectement par les Français, et je ne vois pas que nous ayons en France l’équivalent ou de Spencer, considéré exclusivement comme psychologue, ou même de l’honnête M. Bain.
Et pourtant comme c’est intéressant de lire un livre de psychologie ! D’abord on n’est point lié par le système. Quel que soit celui de l’auteur, on peut s’intéresser à chaque page sans adhérer à la thèse, ou même sans s’en inquiéter, chaque page étant une observation curieuse sur le fond même de ce qui nous intéresse le plus, à savoir nous-mêmes. À chaque page, sans avoir une grande imagination, on voit « se lever » un roman dont elle pourrait être, dont elle est le point de départ. Lire un livre de psychologie, c’est se promener dans la rue. Dans la rue, vous regardez les figures qui passent, et les démarches et les gestes, et vous en induisez les caractères de tous ces bonshommes, impénétrables sans doute, mais cependant où l’on peut bien, moitié discernant, moitié supposant, démêler et voir encore quelque chose. Dans un livre de psychologie, procédé inverse. Autour de cette observation curieuse que vous rapporte Monsieur le psychologue, vous mettez un corps, vous jetez un épiderme, vous enroulez un vêtement, et le personnage s’en va devant vous par le vaste monde. Vous savez, à peu près, ce qui lui arrivera, ce qu’il souffrira, ce qu’il fera souffrir et le genre de sottise dont il donnera le spectacle à ses semblables. C’est un régal.
D’autant plus qu’ici, le vrai, le grand, l’essentiel, je vais dire l’unique si on ne m’arrête pas, le suprême plaisir de la lecture, c’est à savoir la collaboration avec l’auteur, est continuel. Chacun de ses dires, vous le contrôlez et pouvez le contrôler ; vous le vérifiez, vous l’étendez et le confirmez ou vous le restreignez et l’infirmez par votre expérience personnelle. Quelque ignorant que vous soyez, ou borné, vous pouvez faire cela dans une certaine mesure. Oui, j’ai senti comme cela ; les démarches de telle de mes passions ont bien été celles-ci, ou un peu différentes, parce qu’il me manquait telle chose que je vois très bien signalée page 502. Cet homme, que je trouve décrit page 506, c’est parfaitement mon ami un tel. Je le retrouve tout entier, avec un peu du personnage de la page 503. Un tel n’a qu’à prendre garde. La mégalomanie de la page xiv le guette. Il s’en faut de fort peu qu’il n’y soit… Tel autre est sur la pente de la lypémanie de la page xix… Diable ! mais me voici, moi, page xxii. Je ferai bien de me surveiller de la bonne manière.
Par parenthèse, il n’y a rien qui console de la nécessité de mourir comme ces livres-là, je dis comme tous ces livres-là, qu’ils soient fortement teintés de science médicale, comme les psychologies modernes, qui sont des psychopathologies sous prétexte d’être des psychiatries, — ou qu’ils soient simplement mondains, tout simplement profonds, comme ceux de La Rochefoucauld, de La Bruyère ou de Racine. Il n’y a rien qui console de la nécessité de mourir comme ces livres-là ; parce que leur leçon dernière est bien, ce me semble, que nous sommes tous sinon dégénérés, ce qui n’a guère de sens, du moins anormaux, c’est-à-dire tous plus ou moins éloignés d’un type normal, qui, du reste, n’existe pas. En d’autres termes, chacun de nous a sa petite tare, sa petite fêlure, qui va toujours en s’élargissant, d’où il suit que bien nous prend que nous n’ayons pas le temps qu’elle s’élargisse au-delà d’une honnête mesure. Un homme ordinaire est un être qui ne vit pas assez longtemps pour devenir fou. Il faut donc se consoler de vivre moins longtemps que les corneilles. Théophraste, qui était un moraliste, aurait dû se donner ce réconfort. La mort nous arrête à temps, tous tant que nous sommes, sur une pente fâcheuse. Elle arrive trop tard pour quelques-uns, trop tôt, je le reconnais, pour quelques autres ; en moyenne elle arrive à temps. Elle nous guérit, avec un peu trop d’empressement seulement, d’un genre de folie ou d’un autre. Victor Hugo aurait dit : « C’est la douche d’ombre. »
J’ai donc lu avec plus ou moins de gaîté, comme vous voyez, mais avec le plus vif intérêt, comme vous voyez aussi, le très grand et très beau livre de M. Th. Ribot, intitulé la Psychologie des sentiments. À vrai dire, c’est une psychologie complète dans le sens que le public attribue d’ordinaire à ce mot ; car la psychologie de l’intelligence et la psychologie de la volonté lui paraissent moins de la psychologie, à cause des romanciers, qui se sont attachés exclusivement à l’analyse des passions. Vous trouverez là un traité complet du plaisir et de la douleur ; un traité des « émotions » ; un traité des instincts, depuis l’instinct de la conservation jusqu’à l’instinct de la charité et l’instinct religieux ; un traité enfin des caractères, avec une classification nouvelle, etc., etc. Je ne connais pas délivré qui donne tant de chose, en un ordre si clair, en si peu de pages. Il peut tenir lieu d’une bibliothèque assez considérable, que, du reste, très intentionnellement, M. Th. Ribot y a condensée.
Je feuillette, et à chaque instant je trouve une idée féconde en considérations de toutes sortes, sur laquelle toute seule j’aurais envie d’écrire un article.
Voici par exemple le chapitre sur la Mémoire affective ou mémoire des émotions. Après l’avoir lu, je me dis qu’il y a là, entre mille choses, toute une explication de la tendance polygamique de l’homme et de la tendance monogamique de la femme. Les hommes sont naturellement polygames (sauf exception) ; les femmes sont naturellement monogames (sauf exception aussi, à ce qu’on assure). Pourquoi ? Mais — je soumets cette théorie à M. Ribot, — parce que la mémoire affective est plus forte chez la femme et la mémoire intellectuelle chez l’homme. Autrement dit, l’homme est fait dans une certaine mesure pour oublier ses émotions et la femme pour s’en souvenir. Donc la première émotion amoureuse de la femme doit retentir éternellement dans son être et l’attacher indéfiniment à celui d’où elle lui est venue. Tandis que l’homme… Mais j’ai dit qu’il y avait des exceptions.
Voici encore une analyse délicieuse de l’instinct de justice. Savez-vous d’où vient
l’instinct de justice ? De l’instinct de vengeance, tout simplement. « Le premier
moment »
où cet instinct apparaît « n’est ni moral ni social, mais
purement réflexe ; c’est un réflexe défensif. L’individu qui subit une violence réagit
aussitôt ; c’est l’instinct de conservation exaspéré, ou, pour l’appeler par son nom, la
vengeance… Le second moment, c’est la vengeance différée. L’instinct tend alors à
l’équivalence, au talion, à œil pour œil et dent pour dent »
, et nous voilà
arrivés à l’idée d’égalité et de justice distributive.
Étant très peu partisan, comme on le sait peut-être, de l’idée de justice, je suis malignement assez satisfait de cette vilaine origine que nos psychologues trouvent à cette idée et lui attribuent. Cependant je crois qu’il y en a d’autres, et que l’idée de justice-égalité est un confluent où aboutissent plusieurs sources. L’envie par exemple (sans faire intervenir l’instinct de vengeance) suffit en se généralisant, en s’intellectualisant, à constituer l’idée de justice. Ce que désire le « justicier », comme dit Proudhon, et je dirai plus proprement le « justicien », c’est que personne ne jouisse ou ne semble jouir plus que lui, cela de prime abord, ab initio, sans injure reçue ni lésion subie. C’est la forme de l’idée de justice chez les enfants. Ils n’en ont même, ce me semble, aucune autre. C’est l’envie proprement dite, qui s’atténue par la suite, mais reste toujours, et encore singulièrement forte jusqu’au dernier soupir. Il n’y a pas autre chose dans les idées égalitaires du peuple.
Chez les hommes plus cultivés, je serais assez tenté devoir dans l’idée de justice, avec l’instinct de l’envie toujours subsistant, avec l’instinct de vengeance subtilisé, aussi, peut-être, un certain instinct esthétique. À certains cerveaux l’uniformité semble belle ; le niveau, le nivellement, la ligne droite, l’inflexibilité de la ligne droite est la beauté suprême. L’égalité pour eux a le charme exquis de l’alignement. Remarquez que le règne de la démocratie a coïncidé exactement avec le triomphe de la ligne droite et du cordeau dans toutes les villes qui se respectent. Remarquez qu’au moyen âge c’était la disparité qui était beauté en architecture. Remarquez que le fondateur de l’état égalitaire en France a bâti la ville de Richelieu, qui est le plus beau damier de l’univers habité. N’y a-t-il là que des coïncidences ? C’est probable ; pourtant je ne crois pas qu’un peuple artiste soit jamais violemment égalitaire ni qu’un peuple égalitaire soit jamais extrêmement artiste. Il ne faut pas croire que les Athéniens, avec leurs esclaves et leurs « étrangers », fussent des égalitaires. — Mais peut-être que je m’égare…
Je feuillette encore. Une excellente analyse de l’altruisme. D’abord M. Th. Ribot le
reconnaît. Il ne songe pas, comme on l’a tant fait, à le ramener à l’égoïsme comme à son
origine première. En général, du reste, M. Ribot n’éprouve pas le besoin, si connu des
philosophes, de « ramener à l’unité »
. Je crois même qu’il appelle quelque
part cette manie une maladie incurable de l’esprit humain. À la bonne heure ! La plupart
des graves erreurs, je veux dire des erreurs des gens graves, viennent de vouloir
absolument ne voir qu’une chose là où il y en a deux ou trois. — Donc M. Ribot reconnaît
l’altruisme comme un instinct premier et irréductible de l’humanité et même de l’animalité
en un certain nombre de cas. L’altruisme, quand il ne dérive pas de l’instinct maternel ou
de l’instinct sexuel, est tout simplement « l’attrait du semblable pour son
semblable »
. Il existe chez les animaux, même chez ceux qui ne forment pas, à
proprement parler, des « sociétés ». Il est un fait qui existe par lui-même et qui n’a pas
besoin d’être expliqué par un autre.
J’aurais voulu pourtant que M. Ribot, sans ramener l’altruisme à un autre instinct, fit remarquer davantage combien il se combine et s’associe et se confond avec l’instinct d’imitation. Est-ce l’instinct d’imitation qui fonde l’altruisme ou de l’altruisme que l’instinct d’imitation procède ? Je n’en sais rien, et cette question de filiation m’est à peu près indifférente ; mais que ces deux instincts se prêtent appui continuellement et conspirent de telle sorte qu’on ne sait si l’un est l’origine de l’autre ou celui-ci l’origine de celui-là, ou s’ils naissent en même temps, voilà ce qui me semble vrai et assez curieux. Tous les animaux qui vivent à l’état grégaire s’imitent les uns les autres, tous les animaux qui s’imitent les uns les autres vivent à l’état grégaire. Les singes, qui sont capables d’héroïsme devant l’ennemi et de se faire tuer les uns pour les autres, sont les animaux les plus imitateurs du monde. L’homme a l’instinct de l’imitation aussi fort, et plus fort, je crois, que l’instinct altruiste. Parmi les hommes, remarquez certains « dégénérés », ou anormaux, qui n’ont pas l’instinct d’imitation. Ce sont toujours des misanthropes. Goût de ne pas imiter, goût d’isolement, insociabilité, misanthropie, tout cela va toujours ensemble ; ce sont enfants de même lignage. Le misanthrope est surtout un homme qui n’a pas l’instinct d’imitation. Vous avez remarqué la « note de l’auteur » que Molière met quelque part dans son texte même, pour avertir qu’Alceste est de la même famille que le Sganarelle de L’École des maris :
Et je crois voir en nous, de mêmes soins nourris,Ces deux frères que peint l’École des maris…
Quoique Alceste déclare la comparaison « fade », cela veut dire que Molière n’ignore
point que « l’original », comme dit le peuple, est un misanthrope, et que le sociable est
un philadelphe, et que le philadelphe n’est autre chose qu’un imitateur. L’instinct social
se compose d’une foule d’éléments dont le principal est la sociabilité, et la sociabilité
se compose de plusieurs parties dont l’essentielle est l’instinct d’imitation. Ne nous
targuons pas trop de n’être pas des singes ; si nous ne l’étions pas du tout, nous
cesserions un peu d’être des hommes. La société humaine est moins fondée qu’on ne croit
sur la famille, M. Ribot le démontre très bien ; elle est fondée… tenez, voici le tableau
de la société humaine signé Spencer : « Les agneaux au printemps nous montrent que
la gaîté de l’un cause la gaîté de ceux qui sont auprès de lui. Si l’un gambade,
d’autres gambadent aussi. Parmi les chevaux, l’excitation agréable se propage, comme on
le voit dans toutes les chasses à courre. Une meute de chiens se met tout entière à
aboyer quand l’un d’eux donne de la voix. Le matin au premier caquet des canards, qui
est un signe de satisfaction, tous continuent en chœur. Dans un vol de freux, les
croassements éclatent en mille voix, puis s’éteignent peu à peu, puis tout à coup
s’étendent sympathiquement. Il en est de même des cris de perroquets et
perruches. »
Voilà le vrai fondement de la société. Mes frères, imitez-vous les uns les autres. Imitez-vous parce que vous vous aimez ; aimez-vous parce que vous vous imitez. On ne sait pas trop ici quel est reflet et quelle est la cause, et ces choses sont probablement effet et cause tout ensemble. Mais enfin imitez-vous les uns les autres ; c’est une chose excellente.
Et enfin quelle est la thèse générale soutenue dans le livre de M. Th. Ribot ? Cette
thèse, c’est que toutes les émotions, toutes les passions, tous les sentiments ont leur
source dans des conditions biologiques et sont des expressions de ce qu’il y a de plus
intime et inné en nous, de notre vie végétative. Contre les « intellectualistes »,
M. Ribot soutient que nos sentiments ne viennent pas de nos idées, de l’accord ou du
désaccord de nos idées, de la coexistence dans notre esprit d’idées qui se conviennent ou
se battent ; mais d’une source plus profonde, de notre complexion, de notre tempérament,
de notre diathèse. La sensibilité ne dérive point de l’intelligence ; l’intelligence se
superpose à la sensibilité, et en elle la sensibilité retentit sans cesse. La vie
affective paraît la première ; la vie intellectuelle paraît ensuite, pour en être
l’expression, plus ou moins délicate, plus ou moins précise, plus ou moins analytique,
plus ou moins abstraite. L’animal est greffé sur un végétal qui lui préexiste, l’homme est
greffé sur un animal né avant lui. « La vie organique s’exprime directement par les
besoins et appétits, matière de la vie affective ; la vie animale, par les sensations,
matière de la vie intellectuelle. »
Notre intelligence est le déploiement
éclatant et sonore des forces profondes et sourdes de notre vie sensationnelle. J’ai
souvent dit qu’un auteur qui expose son système est un homme qui explique son caractère,
peut-être son tempérament. M. Ribot le dit et le prouve mieux que je n’aurais su le
prouver. « L’homme est enfoncé dans le cœur, non dans la tête. L’intelligence ne
nous donne pas nos sentiments ; elle en prend conscience et les exprime. Les idées n’ont
pas de force ; elles reçoivent la force et n’en donnent pas. La Rochefoucauld a dit avec
sa profondeur ordinaire : « L’esprit est toujours la dupe du cœur. »
Il faut
dire une chose au fond peu différente : « L’esprit est toujours l’instrument du
cœur. »
Je suis tout à fait de l’avis de M. Ribot. Cependant, sans donner dans la théorie des idées-forces, dont je suis très éloigné, je ferai remarquer qu’à un certain degré de culture, l’intelligence devient aussi une force, parce qu’elle devient une passion elle-même. Le haut intellectuel est un passionné dont, véritablement, les passions ont passé du « cœur » dans l’« esprit ». L’amour de la vérité (voyez l’association tout à fait bizarre, quand on examine de près, de ces deux mots, et voyez pourtant que cette association de mots a passé dans la langue courante), l’amour de la vérité n’a absolument rien qui tienne à la vie affective. Tout ce qui est affectif en détournerait plutôt. L’intellectuel sait et sent que tous les intérêts de sa vie matérielle, et sensationnelle, et sentimentale, sont directement opposés à sa recherche de la vérité ; et pourtant il l’aime, et passionnément. Il l’aime plus que l’amant sa maîtresse ; allons plus loin, plus que la maîtresse son amant ; allons plus loin, plus que l’ambitieux les places, dépassons tout, plus que l’avare son or.
Voilà donc une passion qui ne vient pas du cœur. M. Ribot la connaît parfaitement, et il en donne plusieurs exemples dont un (page 365) eût fait le ravissement de Balzac. Il ne l’explique pas suffisamment. Elle sort trop de son système. Il se contente de dire qu’elle est rare. — Eh ! point si rare que cela ! — Qu’elle est rare à l’état pur. — Eh ! comme toutes les autres passions.
La vérité, c’est que le système de M. Ribot est très juste, et puis qu’il y a des choses qui le dépassent. Mon Dieu, oui, tous les systèmes connaissent cet inconvénient. Il suffit qu’un système explique la plupart des choses. C’est déjà bien joli. Ah ! que c’est joli déjà ! M. Ribot a un très bon système et a écrit un livre tout à fait supérieur.
M. Herckenrath. — Esthétique et morale
Il n’était pas absolument nécessaire de publier les cinq ou six leçons sur l’esthétique
et la morale de M. Herckenrath, professeur du lycée de Groningue. M. Herckenrath n’a rien
de très profond ni rien d’excellemment nouveau. Ses leçons posent▶ généralement le problème
avec beaucoup de netteté, puis ne le creusent nullement, s’enfuient, ou du moins se
dérobent par petites digressions et chevauchées au petit trot dans les environs du sujet,
sans le perdre de vue, à la vérité, mais sans s’y installer avec maîtrise. Ce petit livre
est décevant. Presque toujours on s’attend à quelque chose de décisif ou de vraiment
considérable juste au moment où M. le Professeur s’arrête. Quelquefois aussi
M. Herckenrath ajoute à ce sentiment de déception par trop promettre et peu tenir et par
écarter dédaigneusement une théorie traditionnelle pour y revenir, à très peu près, trois
pages plus tard. M. Herckenrath, par exemple, se montre très dédaigneux de la formule de
philosophie esthétique : « Unité dans la variété » ; et nous sommes enchantés de ce mépris
qui nous promet un renouvellement de la doctrine. Et voici que M. Herckenrath aboutit à
cette formule qu’il met en italiques pour en signaler l’importance :
« Nous aimons à rencontrer l’harmonie et l’ordre dans l’apparente
irrégularité. »
La différence est-elle prodigieuse ? Non, il n’était pas
absolument nécessaire de publier ces leçons de M. le professeur Herckenrath.
Cependant on y peut relever, çà et là, quelques bonnes observations de détail qui ne laissent pas d’avoir une assez grande portée. M. Herckenrath se montre assez curieux et assez bien informé du rôle de l’accoutumance et de l’hérédité dans l’esthétique ; et là-dessus il a de bonnes pages. Il appelle noire attention sur ce fait que tout ce qui est nouveau est laid. Nous ne trouvons aucune beauté aux automobiles ; nous cherchons le cheval ; cette machine nous paraît tronquée ; c’est affreux. C’est que c’est nouveau. Pas autre chose. Les trains de chemin de fer ont produit exactement cette impression en leur nouveauté. C’est alors qu’on se lamentait sur ce qu’ils avaient de vulgaire et d’inesthétique. C’est alors qu’un poète, dont je cherche en vain à me rappeler le nom, s’écriait :
Oh ! que j’aimais bien mieux la grosse diligenceAvec sa robe jaune et son capuchon noirQu’emportaient au grand trot sur les routes de FranceLes grands chevaux fumant dans la brume du soir !
Mais figurez-vous le premier jour où l’on a attelé cette lourde maison sur roues à quatre bêtes magnifiques. Cela a dû paraître monstrueux de lourdeur et de massivité inélégante. La voiture légère seule avait de la grâce. Fort bien. Mais remontez. On ne connaît que le cavalier sur son cheval. La première fois qu’on a serré les flancs d’un cheval entre ces deux hideux brancards et qu’on a vu un cheval avec une longue machine criarde attachée derrière lui, l’ensemble a dû faire un effet navrant, celui d’une casserole attachée à la queue d’un chien.
Tout ce qui est nouveau est laid. Puis on s’accoutume et l’on attache à quoi l’on s’est accoutumé : certaines idées de beauté, de force imposante, d’élégance, de grâce, qu’on va chercher je ne sais où et qui sont parfaitement conventionnelles. On dit un beau fusil et un beau canon. Quand ils ont été inventés, ils ont certainement paru hideux. La tour Eiffel, pour être tenue pour belle, n’a qu’à durer.
Il n’y a que les choses qui ont toujours été anciennes, il n’y a que les choses éternelles qui soient en possession de beauté dans l’esprit des hommes depuis qu’elles existent…
Et encore, non ! Le ciel, oui ; parce que tous les hommes le voient, excepté les Parisiens. Les montagnes, la mer, pas le moins du monde ! Il n’y a que cent cinquante ans que les Français, et même les Européens trouvent la Suisse belle. Il y a cent cinquante ans les voyageurs pestaient contre les Alpes qu’il leur fallait traverser et ne respiraient qu’en vue des plaines du Piémont. La « poésie des montagnes » est absolument inconnue de l’antiquité. C’est Rousseau, parce qu’il était Suisse, qui l’a inventée.
Et vous voyez ce qu’il faut. Il faut qu’il naisse en pays de montagnes un grand poète, habitué, et héréditairement habitué, à trouver les montagnes belles, qui nous dise qu’elles sont belles, qui, parce qu’il est grand poète, ébranle nos imaginations d’un grand coup soudain, qui nous force à les regarder avec ses yeux, avec les souvenirs que nous gardons de ses œuvres. — À ces conditions nous les regardons, nous nous habituons à les trouver belles. Cela passe à nos fils. La beauté des montagnes est désormais traditionnelle.
De la mer il n’en est pas tout à fait de même. Les anciens l’ont aimée. Ils vivaient tout auprès ; ils vivaient dedans. Mais les modernes, si pénétrés de littérature antique qu’ils aient été, si invités qu’ils aient été par les anciens à regarder la mer, ne l’ont point chantée tout d’abord. Pourquoi ? parce qu’elle était trop loin ; la difficulté des communications la maintenait trop loin des artistes et des poètes.
Cependant le cas est moins net que pour la montagne. Chez nous Tristan de l’Hermitte et Saint-Amant, au xviie siècle, ont des marines dans leurs œuvres, point beaucoup, mais quelques-unes et assez belles, celles de Saint-Amant très belles même. C’est que l’influence de l’antiquité s’est cependant un peu fait sentir, et si Ronsard, si Du Bellay ont vu la mer sans en dire un mot, quelques poètes du xviie siècle ont cependant été assez avertis par leurs souvenirs scolaires pour faire attention, la première fois qu’une expédition à La Rochelle ou un voyage à Belle-Isle les a mis en présence de la grande charmeuse. Et peu à peu les communications devenant plus faciles…
Mais le principe reste vrai. Parmi les choses de fabrication humaine, tout ce qui est nouveau est estimé laid ; et même parmi les choses naturelles tout ce qui est nouveau relativement, nouveau pour tel et tel, par tel et tel est estimé laid. L’accoutumance et l’hérédité sont éléments essentiels de l’idée du beau.
Une fine observation de M. Herckenrath à cet égard. N’est-ce pas qu’il faut de l’irrégularité dans le beau ? N’est-ce pas qu’il n’y a rien de plus irrégulier qu’un coucher de soleil ? N’est-ce pas qu’il nous paraît d’autant plus sublime que les nuages sont plus follement entassés, les teintes plus variées ?… N’est-ce pas que si un Zeus disposait demain toutes ces couleurs et toutes ces formes en un grand cercle régulier au-dessus du soleil, nous nous écrierions comme le Fantasio de Musset : « Que ce soleil couchant est manqué ! Je faisais des paysages comme cela à huit ans sur mes livres de classe ! » — Oui, oui ! mais que ce phénomène de coucher de soleil régulier se répète tous les soirs, la génération prochaine sera ravie en extase. Vous doutez ? Vous dites : non ! Vous dites : jamais de la vie ! Eh bien… Et l’arc-en-ciel ? Je crois que vous êtes collés. — Nous le sommes.
Remarques curieuses encore et intelligentes sur la part d’anthropomorphisme dans l’idée du beau. Ceci ne s’applique guère qu’aux animaux. Quelles sont les bêtes que nous trouvons belles ? Celles qui sont assez éloignées de la forme humaine pour que nous ne songions pas à la forme humaine en les regardant, et qui ne sont pas non plus trop éloignées de la forme humaine, auquel cas nous n’avons plus de terme de comparaison pour les juger. Nous trouvons beaux les lions, les tigres, les bœufs, les chiens, les cerfs, les oiseaux, c’est-à-dire des êtres qui ne nous ressemblent pas du tout, mais qui ont les qualités physiques que nous prisons le plus chez l’homme : force, agilité, souplesse, liberté, aisance et grâce de mouvements.
Nous ne trouvons point beaux les rhinocéros, hippopotames et éléphants (excepté quand nous sommes un peu raffinés et par une sorte d’esthétique réfléchie et un peu voulue), parce qu’ils sont trop grands, trop gros, lourds, massifs. — Et remarquez que l’éléphant qui n’est lourd qu’en apparence, dès que nous le voyons courir, nous le trouvons beau, et c’est dans cette attitude que les peintres le prennent toujours.
Nous ne trouvons pas beaux non plus les animaux trop petits : fourmis, vermisseaux, etc. Ils sont trop loin de nous. Nous ne les disons beaux que quand ils ont des couleurs éclatantes (scarabées, etc.), et on sent bien que le mot « beau » a ici un tout autre sens et que c’est la couleur que nous trouvons belle et non la bête.
Il faut donc certains rapports, certains traits communs entre l’animal et l’homme pour que nous jugions beau l’animal. Mais il ne faut pas de ressemblance. Car alors nous songeons à la forme humaine en regardant l’animal, et notre amour-propre nous fait estimer que l’animal ne nous ressemble pas assez, qu’il nous imite sans réussir, et non seulement, pour cette cause, il nous paraît laid, mais encore ridicule. Le singe nous semble laid parce qu’il nous suggère l’idée d’un homme laid. Le cochon, avec son gros ventre, ses pattes courtes, ses chairs roses, les yeux que vous savez, nous rappelle invinciblement le type d’homme le plus horrible de tous les types d’homme que nous connaissions. Et on en veut au cochon d’être l’image d’un homme si déplaisant. Ce n’est pas sa faute.
Oui, la formule est bien celle-ci : l’animal paraît beau à l’homme quand il est assez rapproché et assez éloigné du type humain pour en rappeler certaines qualités très en honneur, mais sans en réveiller l’image.
M. Herckenrath a soulevé aussi (pour la millième fois) la question de savoir pourquoi, seuls, les sens de la vue et de l’ouïe donnent l’idée de la beauté, pourquoi l’on ne dit point une belle odeur, une belle saveur, un beau poli, etc.
Comme fait, ce n’est pas tout à fait vrai. Les Allemands disent : « Es schmeckt schœn », cette saveur est belle ; et peut-être n’est-ce pas une simple acception figurée du mot schœn, une simple impropriété. Si un poète décadent risquait demain cette hardiesse : « La belle odeur des bois », seriez-vous très choqué ? La senteur que nous percevons, sans les voir, des forêts prochaines, n’éveille-t-elle pas en nous des idées de beauté ? — C’est indirect, direz-vous. Ce n’est pas la senteur qui est belle, c’est l’image visuelle que la senteur a éveillée en notre esprit. — Sans doute, sans doute ; mais cela se confond un peu. De même le sculpteur devenu aveugle qui promène avec ravissement ses mains sur le torse d’un antique dira certainement : « Un beau toucher ». Même objection que tout à l’heure, et même réplique de ma part. Supposez un aveugle-né, doué du sens artiste ; il caressera de même un morceau de sculpture et ce sera bien sa sensation de tact qui sera belle. Inutile de supposer un aveugle. Le sculpteur de Maupassant, dans Notre cœur, caresse la statuette de ses fortes mains autant, plus que de ses regards, et ce sculpteur est vrai. Il est absolument vrai. Vous l’avez rencontré dix fois.
Cependant il est certain, en gros, que seules les sensations de la vue et de l’ouïe sont qualifiées belles ou laides, et que celles du goût, de l’odorat et du tact sont qualifiées seulement d’agréables ou de désagréables. Pourquoi ? Très probablement parce que ces dernières sont simples et que les autres sont composées. Le beau est dans notre esprit le résultat d’une combinaison, d’une coordination, rapide et instinctive, irais encore d’une coordination. Une note n’est pas belle ; c’est une phrase musicale qui est belle. Une tâche n’est pas belle, c’est une combinaison de couleurs, une phrase de couleurs, qui est belle. Quand nous disons d’une couleur qu’elle est belle, nous voulons dire sans doute qu’elle ferait dans une combinaison de taches, dans un tableau, que nous rêvons inconsciemment, un très bel effet. Du moins c’est comme cela que je comprends le mot quand je l’emploie dans ce cas.
Les enfants, à la vérité, trouvent beau un son simple, belle une note unique, belle une couleur non combinée avec d’autres. Mais précisément c’est qu’ils confondent le beau avec l’agréable, que l’on sait assez, comme, du reste, toutes les langues le prouvent, que nous distinguons très soigneusement.
Voilà l’explication courante, que M. Herckenrath reprend et met en lumière par un développement assez heureux, quoique trop bref. Il me reste des doutes. Je réfléchirai là-dessus. Vous aussi. Je n’écris pas pour autre chose que pour donner à réfléchir.
Les articles de M. Herckenrath relatifs à la morale sont intéressants aussi. Il étudie
surtout dans ce livre l’évolution des conceptions morales, et particulièrement la morale
considérée comme un produit de la société. Du reste, la morale pour M. Herckenrath n’est
pas autre chose que le produit de la société, que « la résultante des exigences
sociales ».
Ainsi point de vertu dans une île déserte. L’individu qui y est jeté
sans espoir de la quitter y peut faire ce qu’il veut.
Le point de vue est un peu étroit. Il me semble que l’individu jeté dans une île déserte a des devoirs envers les animaux et même envers les plantes. Il a le devoir d’humanité. Il doit comprendre ou sentir qu’il ne doit déranger l’ordre établi autour de lui qu’autant qu’il le faut pour qu’il y subsiste, et que, s’il ne se fait pas cette obligation, il est une force mauvaise. Il a, en un mot, des devoirs envers l’univers. — Ajoutons qu’il en a envers lui-même. Je tiens que les devoirs envers soi-même ne sont nullement tous conditionnés par la société dans laquelle nous vivons. Car nous vivons dans une société. Soit. Mais nous sommes une société nous-même qu’il s’agit de gouverner selon la raison, et c’est un devoir. Nous sommes le pouvoir législatif de la société d’appétits, de désirs, de besoins, d’idées et de passions qui est nous-même. Notre devoir est de la bien régir, de l’empêcher de tomber en faillite ou de se précipiter dans la mort. Même tout seul, l’homme a des devoirs. Je reconnais qu’il n’en a pas beaucoup ; mais il en a. La morale n’est pas seulement la résultante des exigences sociales.
Cette petite réserve faite, je suis pleinement avec M. Herckenrath et je le suis avec
plaisir dans ses expositions. Il en a une sur la pudeur qui est bien
amusante et qui est illustrée d’une citation de Multatuli extrêmement spirituelle.
Multatuli est, paraît-il (excusez mon ignorance), un « grand écrivain
hollandais »
, et ce que M. Herckenrath cite de lui est tiré d’un livre intitulé
Dialogues japonais. Le morceau est un peu long ; mais je le rapporte
presque tout entier nonobstant. Au xviie
siècle, au
xviiie
, le critique n’était pas toujours en scène. Son
texte ne formait guère que le tiers de sa copie ; le reste était en
extraits. On ne disait pas analyser un livre, on disait extraire un livre. C’était modeste et utile. Il faut revenir un peu à ces
habitudes-là :
Au début, ô Kami, tous les enfants étaient naturels et personne ne songeait à mépriser une jeune fille parce qu’elle était mère. C’est comme si on avait blâmé le bouton de rose de s’être transformé en fleur.
Cette coutume subsista jusqu’à ce que la nourriture devînt moins abondante. On fit comprendre aux jeunes filles qu’elles auraient désormais à pourvoir elles-mêmes à l’entretien de leurs enfants.
Ce qui les amena peu à peu à s’informer à l’avance si le candidat à la paternité possédait quelque avoir, quelque boutique bien achalandée.
Beaucoup d’entre eux s’en vantèrent, et quelques-uns disaient vrai. Mais il y en eut quelques-uns, ô Kami, qui, une fois l’enfant né, ne s’en occupèrent point, contrairement à la parole donnée. Ils faisaient les étonnés quand telle jeune femme les invitait à partager les soins de la parenté.
Pour prévenir un démenti si fâcheux, on décréta que, désormais, lorsqu’une union serait conclue entre deux personnes, celui qui prétendait devenir père devait en faire la déclaration devant témoins. Ceci, ô Kami, n’était point mauvais. Surtout c’était nécessaire.
On peut voir qu’en Amérique, il y a soixante ans, la chasteté, dans le sens que lui donne notre civilisation famélique, n’était pas connue encore. Aucune imprudence — ainsi parle un chef indien — ne peut bannir une femme du toit de ses pères ; le nombre de ses enfants n’y fait rien ; elle est toujours la bienvenue et la marmite est toujours sur le feu pour les nourrir.
Voyez-vous, Kami, toute la pudeur et la chasteté sont dans cette marmite. Ôtez-la ; et vous verrez les parents forger un mot qui signifiera anathème contre la jeune fille qui apportera un enfant sans père enregistré.
Le morceau est bien joli. Sans cynisme, sans outrance de paradoxe et très vrai au fond, il a l’air d’une page du Supplément au voyage de Bougainville qui resterait dans les limites des convenances. On a de l’humour en Hollande.
M. Herckenrath touche ailleurs un point auquel j’aurais voulu qu’il donnât toute son importance. Il est capital. C’est la question de la méchanceté. Rien n’est plus inexplicable que ce sentiment singulier. La haine se comprend très bien. C’est un sentiment de répulsion et c’est un désir de destruction à l’égard de celui qui nous fait du mal ou de qui l’on en craint. C’est l’égoïsme pur et simple. Mais la méchanceté n’est pas cela. C’est le plaisir que l’on prend à faire souffrir pour faire souffrir. Comment l’infliction d’un mal à un semblable peut-elle être une source de plaisir ? C’est inexplicable.
Essayez d’expliquer. Direz-vous que ce plaisir naît du sentiment de la supériorité qu’atteste, de vous sur celui qui souffre, la vue de ses souffrances ? Ce n’est pas mal. Est-ce bien vrai ? Vous sentez-vous si supérieur quand vous faites du mal ? Cette idée, si elle naît, ne se détruit-elle pas aussitôt qu’elle naît et parce qu’elle naît ? Ne suffit-il pas qu’elle nous vienne pour que vous disiez tout de suite : « Eh ! non ! je ne suis pas son supérieur. Ce serait plutôt le contraire. Ce doit être parce qu’il est mon supérieur que je cherche à le faire souffrir ; et, par conséquent, l’essayer proclame non ma supériorité, mais la sienne. »
Ce n’est donc pas cela. Qu’est-ce donc ? Ç’a l’air d’être irréductible.
Remarquez que, de toutes les bêtes, l’homme seul est une méchante bête. Aucun animal n’est méchant. Aucun animal ne fait souffrir pour faire souffrir. Non pas même l’animal abominable, c’est le chat que je veux dire, — chacun a ses antipathies ; je fais mes excuses à qui de droit — n’est méchant de façon certaine. Il n’est pas prouvé qu’il joue avec la souris par méchanceté. Ce n’est que probable. Aucun animal n’est méchant. L’homme seul l’est.
Et rien n’est plus répandu que la méchanceté, sans qu’il y paraisse. Y a-t-il beaucoup d’hommes — femmes comprises — qui ne soient pas taquins ? Eh bien, la taquinerie est une méchanceté, très nette, très forte même, très intense. C’est la méchanceté de ceux qui ne peuvent pas faire couler le sang. — La délation, la lettre anonyme prévenant le mari, sans qu’il y ait aucun intérêt à le faire, c’est une méchanceté, un désir gratuit qu’il se produise un malheur. Or est-ce assez répandu ? — Presque tous les hommes sont méchants. Pourquoi ?
Je déclare que je trouve cela absolument sans explication. M. Herckenrath en propose
une : « Il faut supposer que nous avons affaire à un penchant qui est sorti de ses
limites primitives. À l’origine l’homme était une bête de proie : ses dents et son
appareil digestif le prouvent. Il a été anthropophage ; cela est prouvé par les
ossements qu’on a trouvés dans les cavernes. Il est tout naturel qu’il ait ressenti du
plaisir à abattre ses victimes et à les dévorer… »
Et de là viendrait la méchanceté humaine. La taquinerie serait une anthropophagie adoucie. C’est très possible. Je ne sais trop, cependant. Puisque les bêtes de proie ne sont pas méchantes — elles ne le sont nullement — comment la méchanceté humaine serait-elle un reste, un legs de l’homme-bête de proie ? L’homme de proie faisait comme les bêtes de proie actuelles. Il éprouvait du plaisir à manger, non à tuer, non à faire souffrir. Ce n’est donc pas cela. Qu’est-ce donc ? Je n’en sais rien. C’est irréductible. C’est un instinct spécifique. C’est en nous parce que ça y est. Ça nous distingue des autres bêtes. La méchanceté est un privilège de l’humanité. Nous en avons quelques-uns comme cela. Nous pouvons nous enorgueillir.
Ernest Hæckel. — La religion de la science1
M. Hæckel s’est converti. M. Hæckel, naturaliste de premier ordre, d’une haute conscience morale, et d’une élévation d’esprit parfaitement incomparable, était, comme on sait, un pur matérialiste. Il s’est converti. Il a une religion. Cette religion c’est le « monisme ».
Toujours des mots nouveaux. Qu’est-ce cela, le monisme ? C’est une façon particulière de prononcer panthéisme. Il n’y a qu’une seule chose, c’est Tout. Il y a un être qui est esprit, force et matière, et esprit, force et matière ne se distribuant pas en une dualité ou en une trinité. Ils sont ensemble, inséparables, dans le grand Tout qui est le grand Un. Nous en faisons partie, comme le ciron et comme Betelgheuse, et si le ciron est notre frère, ce qui est humiliant, Betelgheuse est notre sœur, ce qui nous peut flatter.
Chaque chose est organe de Dieu. Chaque être est expression de Dieu. Il a des expressions imparfaites ; à qui le dites-vous ? Il y en a de distinguées. L’ensemble n’est pas mal, et sera mieux, Dieu évoluant vers le parfait, c’est-à-dire vers lui-même, et Tout aspirant à être Tout d’une façon, si j’ose dire, plus totale.
La morale qui découle de là, c’est qu’il faut tout aimer, puisque tout est divin, comme nous-mêmes, puisque nous le sommes. Le christianisme avait déjà dit cela ; mais en le fondant sur une métaphysique moins profonde, et même en ne le fondant sur aucune métaphysique, à mon avis ; car c’était un assez pauvre métaphysicien que Jésus ; donc le monisme est un peu plus satisfaisant pour l’esprit et pour le cœur que ce vieux christianisme ; et il faut voir de quelle hauteur de dédain et de quel recul d’horreur l’illustre M. de Lapouge, traducteur de M. Hæckel, jette un regard à la fois contempteur et irrité sur la religion de Jésus. C’est un de ces regards qui haussent les épaules, si j’ose m’exprimer ainsi.
Voilà qui est bien. M. Hæckel a cherché une fois de plus à fonder une religion sur la science. Tout en croyant jusqu’à présent que c’est impossible, je ne demande, très sincèrement, pas mieux. Je n’ai plus qu’une passion, c’est la soif de changer d’opinion, le délire palinodique. Il me semble que changer d’opinion ce serait recommencer une nouvelle vie. Palinodie c’est palingénésie. Oh si !… Examinons donc.
À quoi M. Hæckel en veut le plus véhémentement, c’est au monothéisme traditionnel depuis le ive siècle après Jésus-Christ jusqu’au xixe siècle. Il lui préférerait le manichéisme. Le manichéisme est une hypothèse, mais très satisfaisante pour l’esprit. Il y a du bien dans le monde et du mal. Eh bien, il y a deux causes, deux dieux, un dieu du mal et un dieu du bien ; et ils se combattent, et cela explique tout. Sans compter que cela permet d’aimer Dieu et sollicite à l’aimer. S’il ne peut pas faire tout le bien qu’il veut, il est sympathique ; s’il lutte et souffre pour arriver à la réalisation complète du bien et à l’extermination du mal, il est adorable et il faut l’aider. Au fond, vous savez, à « Délivrez-nous du mal » et surtout à « Que votre règne arrive », j’ai toujours trouvé une petite saveur manichéenne. J’ai quelque faible à l’endroit de Manès. M. Hæckel me fait plaisir en lui disant quelques petites choses aimables.
Le monothéisme, au contraire, suivant M. Hæckel, ne tient pas debout. L’objection du mal sur la terre le renverse d’un seul coup. Vous pouvez tout le bien, et il y a du mal : le déisme ne tient pas contre cette objection, quelque sophisme multiplié qu’on ait cherché pour la résoudre ou l’atténuer. Le Dieu personnel, distinct du monde, et qui l’a créé tel qu’il est, est une pure et simple impossibilité.
Je veux bien, pour faire court ; mais quel est le vôtre, puisque vous en annoncez un, et voyons s’il sera à l’abri de l’objection. Eh ! eh ! s’il l’était en effet, il faudrait voir. Une religion que l’objection de l’existence du mal dans le monde n’embarrasserait nullement, ce serait une religion qui mériterait qu’on la considérât avec complaisance.
Eh bien, mais, cette religion, c’est le monisme, nous répond M. Hæckel. Du moment que Dieu est, non pas le Dieu personnel et cependant pur esprit, non pas le vertébré gazeux (le mot est joli, il faut l’avouer) des chrétiens et des déistes, mais la somme infinie de toutes les forces naturelles, la somme infinie de toutes les forces atomiques et de toutes les vibrations de l’éther, la loi suprême du monde, et l’œuvre de l’espace général ; il ne saurait nullement être accusé de la présence du mal dans le monde ; le mal dans le monde ne lui doit point être imputé ; et l’on n’a besoin d’aucun tour de reins dialectique pour justifier Dieu de l’existence du mal.
Pourquoi ? Mais parce que le mal n’existe pas ! Le mal est une apparence des détails qui disparaît dans l’ensemble. Le mal est vrai pour un être fini qui ne peut voir que des choses isolées, séparées, détaillées, circonscrites. Il est une disproportion ou une distance, un hiatus, entre ce qu’on voit et ce qu’on rêve. Il existe pour l’homme. Pour le tout il n’existe pas. Pour qui verrait tout il n’existerait pas.
Donc pour tout se contemplant soi-même il n’existe pas. — Et remarquez que par « tout », il faut entendre tout, c’est-à-dire, non seulement l’infini, mais l’éternel. Le monde évolue. Il va d’un primitif qui n’a jamais commencé à un définitif qui ne finira jamais. Il plonge par le passé dans l’éternel et dans l’éternité par l’avenir. Quand il se contemple dans l’infini de son extension et dans l’infini de son évolution, il est rassasié d’une plénitude de bien. Il n’aperçoit aucun mal. La notion du mal, c’est tout simplement la notion du partiel.
C’est évident. À une certaine hauteur métaphysique toutes les objections tombent, et dans une certaine ampleur métaphysique toutes les objections s’évanouissent. — Mais il s’agit de savoir, quand il est question d’une religion nouvelle, si cette religion est telle qu’elle aura sur les esprits une forte prise et une salutaire influence. — Préoccupations vulgaires ! — Il ne semble pas, puisque M. Hæckel, dans la brochure que nous examinons, étudie, non sans soin et non sans bon sens, quelle a été l’influence (qu’il déclare très grande) du christianisme sur la civilisation, quelles ont été les causes de la diminution de cette influence, quelle est la part du progrès de la civilisation qui ne doit pas être attribuée au christianisme et qui s’est constituée soit en dehors de lui, soit contre lui. Si M. Hæckel descend à ces considérations terre à terre, à la fois pour rendre aux anciennes religions ce qui leur est dû et pour en montrer les imperfections, il reconnaîtra qu’il est juste qu’on s’y abaisse pour estimer la valeur de la religion nouvelle.
Or il ne s’aperçoit pas — et en vérité cela m’étonne si fort que je ne puis m’empêcher de le soupçonner de ne point vouloir s’en apercevoir — que toutes les objections qui, selon lui, ruinent radicalement le monothéisme, battent en ruine exactement aussi fort, et peut-être plus, son monisme panthéistique.
M. Hæckel nous dit : « Le pur monothéisme ne peut donner aucune explication
rationnelle des maux et des défauts de ce monde. Si son Dieu unique est véritablement la
bonté absolue, l’être parfait, il aurait dû faire son univers parfait. Un monde
organique plein de défauts ne devrait pas se rencontrer. »
D’accord. Mais parce que vous aurez mis votre Dieu dans le monde au lieu de le mettre par-dessus, le voilà justifié d’avoir fait un univers plein de défauts ? — Parce que vous aurez disséminé Dieu dans l’univers, au lieu de l’isoler sur un Olympe solitaire, il n’est plus incompréhensible que son œuvre soit imparfaite ? — Parce que je le vois plus près de son œuvre et mêlé à elle au lieu d’en être éloigné et distinct, il devient tout naturel que son œuvre soit mauvaise ? — Parce qu’il est dans le mal permanent de l’univers, il en est moins responsable que quand il le domine ? — Parce qu’il n’a pas créé l’univers une fois pour toutes, mais parce qu’il le crée perpétuellement, le mal qu’il crée perpétuellement lui est moins imputable que s’il l’avait, une fois pour toutes, établi ; et il n’est plus incriminable, parce que, au lieu d’avoir fait le mal une fois, il le fait toujours ?
C’est vraiment se contenter à peu de frais, et c’est être bien entêté de son opinion que de croire que, par le fait d’une transposition si parfaitement insignifiante, le créateur va être justifié aux yeux de la conscience humaine.
Je raisonne vulgairement ; mais c’est exprès. Encore un coup, il s’agit de savoir si la religion nouvelle aura, au regard de la foule, un caractère plus religieux que l’ancienne, si le scandale du mal dans le monde sera moins grand avec la conception nouvelle qu’avec l’ancienne hypothèse. Il me semble, tout simplement, qu’au contraire la religion nouvelle sera moins religieuse, et le scandale sera plus grand.
Car enfin M. Hæckel, absolument loyal, ne dissimule rien du mal profond qui existe dans l’univers. Il ne dit pas seulement qu’il y a du mal, mais en vérité, et il a raison, qu’il n’y a que du mal dans l’univers. L’Univers, c’est le mal. Écoutez-le :
« M. Darwin, par sa doctrine de la lutte pour l’existence et par la théorie de la sélection, fondée sur elle, nous a ouvert les yeux depuis trente-trois ans (M. Hæckel écrivait cela en 1892). Nous savons depuis lors que toute la nature organique de notre planète ne subsiste que par une lutte sans merci de chacun contre tous. Des milliers d’animaux et de plantes doivent succomber tous les jours sur chaque point de la terre pour que les quelques individus élus puissent subsister et jouir de la vie. L’existence elle-même de ces quelques privilégiés est une lutte perpétuelle contre les périls qui les menacent de toutes parts. Des milliers de germes pleins d’espérance doivent inutilement périr à chaque minute. La lutte féroce des intérêts dans la société humaine n’est qu’une faible image du combat, incessant et cruel, qui règne dans le monde vivant… Tous ces faits désespérants et incommutables demeurent incompréhensibles pour le monothéisme pur, qui reconnaît un Dieu unique, un être seul, de suprême perfection. Si avec cela on continue à avoir à la bouche la perfection morale de l’Univers, c’est que l’on ferme les yeux sur les faits indiscutables de l’histoire universelle et de l’histoire de la nature. »
Eh bien, alors ! Oui, l’univers c’est le mal, puisque l’univers c’est l’injustice ; oui, l’univers c’est le mal (encore mieux) parce qu’il ne connaît pas la charité. Et c’est de cet univers, qui est le mal, que vous faites Dieu, pour qu’on adore Dieu plus dévotement, avec moins de scrupule et en plus complète sécurité de conscience ! La conclusion a quelque chose de miraculeux.
« Cette lutte pour la vie, c’est Dieu ; cette effroyable oppression du faible par
le fort, c’est Dieu ; cet égorgement cosmique, cette tuerie à la Frédégonde, cette
terreur universelle, ce 93 éternel, c’est Dieu ; la “perfection morale de l’univers” est
une ineptie, et l’Univers c’est Dieu. C’est du moins le mien. Voyez comme il est
préférable à tous ceux que l’humanité a inventés jusqu’ici, et adorez-le et aimez-le de
tout votre cœur ! »
— Non, je suis confondu de cette sérénité dans l’imprévision
de l’objection inévitable.
La vérité, c’est que, jusqu’à nouvel ordre, on ne fondera point une religion sur la
science… Un mot cependant encore avant d’arriver à ma conclusion générale, une note en
marge. Je remarque une chose chez tous les hommes de science qui font un peu de
généralisation philosophique, aussi bien chez ceux qui concluent à une conception
irréligieuse que chez ceux qui essaient de conclure à l’établissement d’une religion
nouvelle. Ils ne prennent leur point de départ que dans la biologie ; ils ne s’occupent
que de biologie. De ce que la Vie est le règne de la lutte, et de
l’injustice et du mal, ou ils concluent qu’il n’y a point de « perfection morale de
l’univers »
, ou ils essaient d’établir comme ils peuvent une religion de la
nature qui ne soit pas la religion de la force. Mais prenez donc garde, la Vie n’est pas l’Univers ! Elle n’en est qu’une partie insignifiante. La Vie est
une chose, et toute petite, et l’Univers en est une autre, et immense. La vie est une
moisissure que l’on a observée sur certains points imperceptibles de quelques cantons de
l’Univers. Ce n’est pas de la considération d’une telle futilité qu’il faut partir pour
s’élever à une conception générale de la création. Quelques cirons sur un tas de boue,
absolument invisible d’un être qui serait seulement sur Betelgheuse, se font beaucoup de
mal pour essayer de vivre. Donc Dieu n’existe pas… Donc Dieu existe d’une certaine façon…
En voilà une généralisation précipitée ; en voilà une généralisation abusive ; en voilà
une manière de raisonner !
Dites donc ! Quand nous croyons échapper à l’anthropomorphisme et à l’anthropocentrisme, y sommes-nous encore assez ! Parce que nous sommes des vivants, parce que nous faisons partie de ce petit phénomène parfaitement négligeable, de ce petit accident un peu ridicule, de cette bavure de l’Univers qu’on appelle la vie ; il faut que l’explication de l’univers s’appuie tout entière sur la conception que nous nous faisons de la vie ; il faut que le monde, je dis le monde, « le monde, l’univers, tout, la nature entière », soit déclaré mauvais si la vie nous apparaît mauvaise, et bon si la vie nous apparaît bonne, et que nous résolvions sur lui comme nous résolvons sur elle, et d’après ce que sur elle nous avons résolu. Est-ce que ce n’est pas un peu ridicule ?
Et l’on raille le bon Fénelon qui prouvait Dieu en montrant comme la terre, ni trop dure, ni trop molle, était bien faite pour porter l’homme ! Mais nos naturalistes qui de la lutte pour la vie concluent pour Dieu, contre Dieu, ou pour Dieu tourné d’autre façon, raisonnent exactement de la même manière. De l’anthropomorphisme nous ne nous dégagerons jamais ; dans l’anthropocentrisme nous sommes enchaînés pour toujours, parce qu’il y a une prison d’où l’homme ne s’évadera jamais, c’est à savoir de lui-même.
Au demeurant, si vous voulez fonder une religion à base biologique, je crois bien que
vous n’y arriverez guère. La biologie c’est précisément la science du mal sur la terre, de
sorte que c’est la science de l’objection à Dieu ; et que ce Dieu soit plongé dans
l’univers ou distingué de lui, l’objection reste la même, sauf que, en supposant Dieu
plongé dans le monde, elle est plus forte. Un bon moyen de songer à Dieu, c’est
précisément de ne pas trop songer à la vie. Est-ce pas Kant qui a dit : « Deux
preuves de Dieu : la contemplation du ciel étoilé et la contemplation de la loi du
devoir dans le cœur de l’homme »
? Cela a le tort d’avoir l’air d’être une
phrase ; mais voyez cependant : cela veut dire qu’on peut fonder une religion, d’une part
sur la considération de l’Univers inanimé, d’autre part sur la morale.
Entre ces deux pôles, si éloignés l’un de l’autre, il y a la vie, la vie proprement dite,
la vie qui est la vie, mais qui n’est pas encore la vie morale. C’est ceci que Kant semble
nous conseiller de ne pas trop considérer. — Et de fait, il faut bien reconnaître que
contempler ceci inspire difficilement une pensée vraiment religieuse. Non, ceci n’engendre
pas précisément une religion. Hélas ! ça n’engendre que la mélancolie. Je doute que la
religion de la nature devienne jamais la religion de l’humanité.
Ernest-Charles
Théories sociales et politiciens
Ce livre est un pamphlet. Il a cela de commun avec les Essais de Montaigne qu’il est une épigramme perpétuelle, selon la définition de Sainte-Beuve. Il a pour muse l’Irrévérence. Voulez-vous un petit résumé ? Voici. Ce n’est pas circonlocutoire, au moins. C’est tranché d’un apophtegme à la laconienne :
« Gambetta, sentimental sympathique et doux, esprit élémentaire et simple, si simple, dont les idées rares se découvrent péniblement parmi la profusion des mots ; — Léon Say, d’une vulgarité ineffable, désolant matérialiste pour qui la hausse de la rente est la seule raison d’être du progrès social, — de Mun, de médiocrité si distinguée, au corps bien fait, de voix sonore et de beaux gestes, ce qui communique un charme à son éloquence modique ; — Jules Ferry, homme dont la formation intellectuelle vulgaire était harmonique au milieu parlementaire et dont les conceptions, si précises qu’elles fussent, étaient cependant médiocres ; — Bourgeois, exhalant en petits souffles philosophiques sa pauvre âme préfectorale ; — Jules Guesde, viciant par un sentimentalisme de cabaret une aptitude merveilleuse de raisonnement ; — Jaurès, incapable d’avoir, deux jours de suite, des idées pareilles, irresponsable même de son éloquence, paraphrase animée de son incertitude. »
Et tout le livre est le développement complaisant de cette page charitable.
Évidemment, M. Ernest-Charles qui, du reste, s’il rédige d’une chiquenaude Léon Gambetta, juge Montesquieu d’une pichenette, n’a pas douté un instant que la substance de tous les « politiciens » qu’il vient de nommer ne fût rien devant lui. Aussi parle-t-il pendant quinze pages de la vanité de M. Jaurès, dont il reste comme stupéfié.
Les jeunes gens sont ainsi. Ne dites donc pas que les jeunes gens de ce temps sont ainsi. Ils ont toujours été tels, en tous les temps. J’ai connu, en 1867, à la Normale, un petit bonhomme qui avait quelquefois le pinçon sans rire assez heureux. Comme nous méprisions nos professeurs avec l’impartialité la plus touchante, il nous disait : « Vous êtes trop modestes. Vous méprisez en la personne de ces gens-là ce que vous serez dans trente ans après beaucoup d’efforts. C’est le comble de l’humilité. » M. Ernest-Charles à ce compte est éperdu de modestie.
Il n’est pas de son temps. Il est de son âge. Comme il accuse les parlementaires, avec raison, de croire que la France est née en 1789, tout de même la jeunesse, de quelque temps qu’elle soit, croit que le monde intellectuel est né l’année où elle a daigné venir au monde, et que les siècles se sont relayés pour l’attendre.
Vous le dirai-je ? Cela m’enchante. Si j’aimais le progrès, j’en serais désolé ; mais je suis à l’égard du progrès comme les athées à l’égard de Dieu. Ils n’y croient pas ; mais ils le détestent. Ils lui disent : « Tu n’existes pas, mais je te hais. » Ils sont logiques. Moi aussi, je ne crois pas au progrès… enfin, je n’y crois guère ; mais je me défie de lui extraordinairement. Je trouve que nous allons trop vite, que l’évolution est trop rapide, que l’humanité halète après la tâche qu’elle se donne, et s’épuise à courir après l’ombre d’elle-même qu’elle projette devant elle. Or le mépris des jeunes pour les vieux est le frein personnel et providentiel du progrès. Si les jeunes comprenaient les vieux, dégageaient rapidement les quelques idées fécondes que les vieux laissent après eux et en tiraient rapidement toutes les suites, cela irait d’un train vertigineux.
Mais Dieu pourvoit ; lui qui sait, comme l’a démontré Renan, que c’est nous qui le faisons ; qui sait qu’il existera un jour grâce à nos efforts ; lui qui n’est point ambitieux, point arriviste, et ne tient pas à parvenir à l’existence avec une précipitation de mauvais goût.
Et il crée, pour cela, de création continue, le mépris des jeunes gens pour les vieillards. Les jeunes gens commencent par ne pas comprendre les vieux ; puis ils comprennent que les vieux sont stupides ; puis ils le démontrent, — que de temps perdu déjà ; — puis ils se mettent à penser par eux-mêmes ! mais alors ils s’aperçoivent qu’il y a des gens qui se moquent d’eux, à quoi ils comprennent qu’ils sont devenus les vieux du jour ; et ainsi, dans le temps où l’humanité aurait pu avancer de trois pas, elle a avancé d’une demi-semelle.
Et encore je trouve qu’elle va trop vite ! Que dirais-je, si… Non ! c’est bien ce qu’il faut. Il faut que les jeunes soient convaincus de notre stupidité. Ils n’en sont peut-être pas assez convaincus encore, malgré les apparences. Je vous le dis, et ce n’est pas la première fois que je le dis, l’immense bienfait de l’instruction, c’est de ridiculiser le maître aux yeux du disciple.
Et le progrès est à ce prix et l’excès du progrès est évité à ce prix. La raison d’être d’Aristote, c’est de réfuter Platon. Le point de départ d’Aristote, c’est le désir de tourner Platon en ridicule. Si Aristote n’eût pas senti le besoin de se moquer de Platon, Aristote eût passé toute sa vie à manger des figues. Platon en mourant a dû dire avec ravissement : « Je laisse un héritier. Aristote m’a trouvé absurde. Je ne meurs pas tout entier. » Voilà pour le progrès. — Et pour ce qui est d’éviter l’excès du progrès, jugez ce qu’eût été Aristote s’il n’eût pas perdu la moitié de sa vie à réfuter Platon ! La pensée en est effrayante. À des machines de cette force il faut ce poids mort : le besoin de démolir leurs prédécesseurs. Elles iraient, sans cela, d’un train à faire frémir.
Tout est donc bien ainsi, ou à peu près. Il manquerait quelque chose au bon ordre universel si les jeunes étaient respectueux. M. Ernest-Charles travaille au maintien de « dans l’humanité », comme disait Proudhon. Remarquez qu’il s’appelle Ernest. Le joli mot de M. Coppée sur M. Ernest La Jeunesse se vérifie : « Toute la jeunesse s’appelle Ernest. »
M. Charles travaille donc au salut social. Il faut confesser qu’il y travaille bien. Les politiques qu’il drape en ce livre, la plupart au moins, étant gens d’esprit, seront satisfaits de contempler leur portrait, sans compter qu’ils seront consolés, s’ils ont à l’être, par le portrait de leurs voisins. Il y en a de vraiment jolis, tout parti étant pris de l’exagération caricaturale. Si Léon Say, décidément, n’est pas compris, si M. Bourgeois est, décidément, trop déformé par l’animadversion du peintre, M. Jules Guesde, toujours exagération mise à part, est presque excellent. Il n’y a pas à dire non. C’est bien lui.
M. Jean Jaurès — que, du reste, je n’ai pas assez pratiqué pour être vraiment compétent — me semble manqué à fond. La faculté maîtresse de M. Jaurès ne me semble pas du tout la vanité ; mais pas du tout. Elle me semble le lyrisme. C’est — puisqu’il s’agit de ridiculiser, n’est-ce pas ; acceptons un instant ce parti pris — c’est la monomanie pindarique, c’est l’hiérophantisme qu’il fallait prendre comme étant le germe primitif, et puis ensuite on pouvait en montrer le développement, l’évolution continue à travers toute la carrière du tribun. J’ai un bien joli mot sur Jaurès presque enfant. Le dirai-je ? Après tout, il n’est pas cruel ; il renferme un demi-éloge ; et il est bien un peu juste ; et puis, il est si joli ! « Très intelligent ce jeune homme ; très doué ; mais chez lui le geste détermine le mot, et le mot détermine l’idée. » — Hum ! Il y a bien quelque chose comme cela.
Et c’est ce qui explique l’évolution politique de M. Jaurès…
D’abord, pour être juste, disons que M. Jaurès a évolué, mais n’a pas du tout changé. J’ai un témoignage absolument sûr. Un homme politique qui fut collègue de M. Jaurès à l’époque où M. Jaurès était centre gauche, et à qui je disais : « Mais comment est-il devenu socialiste ? » m’interrompit vivement : « Il l’a toujours été ! Quand il siégeait à côté de moi, il me rasait de socialisme pendant toute la séance. » Je donne le mot comme authentique…
Ensuite, et nonobstant, c’est le lyrisme qui a déterminé pour sa part l’évolution de M. Jaurès. On a toujours l’opinion de son talent. Voyez-vous M. Jaurès mettant la conception politique du centre gauche en périodes roulantes et vastes comme les lames de l’Atlantique, faisant onduler les idées du tiers parti dans le grand balancement du large ? Non, c’est fatal ; quand on a le talent oratoire de M. Jaurès, on est, on ne peut être que d’extrême gauche ou d’extrême droite. Dans quel discours de centre gauche voulez-vous faire entrer une phrase comme celle-ci ?
« On vous dit que si le travail n’est pas rémunérateur ici, vous pouvez aller plus loin. Répondez que vous êtes attaché à ce sol par tout le passé et tout l’avenir, par ceux que vous avez perdus et par ceux que vous avez créés, par l’immobilité des tombes et le tremblement des berceaux ! »
Non, cette phrase-là est de droite ou de gauche ; elle n’a rien de central. Et le geste détermine le mot et le mot détermine l’idée. M. Jaurès fut créé tribun par son talent tribunitien.
Y a-t-il de la vanité dans tout cela ? Mais non ! Point du tout. Pour mon compte, elle ne m’apparaît pas. Il me semble qu’il y a dans le portrait de M. Jaurès par M. Charles une erreur de fond.
Le livre de M. Ernest-Charles est donc tantôt erroné, tantôt assez juste, toujours amusant par sa verve sarcastique. Cependant, que l’auteur prenne garde ! Le sarcasme continu finit par avoir sa monotonie, tout comme l’extase continue de la critique admirative.
On le souffre un moment ; mais la suite importune.
Il arrive que la monotonie du ton, si j’ose m’exprimer ainsi, passe même jusqu’au style et que les formules de dédain cavalier se répètent un peu. Je relisais l’autre jour les Provinciales. Au fond, ce n’est guère varié. Ça ne pouvait guère l’être. Les idées et les arguments s’y répètent beaucoup ; mais c’est prodigieux comme les tours de style s’y renouvellent, et quelle souplesse d’invention verbale a permis à cet homme de répéter cent fois la même accusation avec un bonheur de style toujours nouveau. C’est le modèle des polémistes. On trouve cette qualité à un moindre degré dans le livre de M. Charles.
— Pas d’exceptions aux rigueurs contemptrices du jeune Polyeucte ?
— Si bien ! Une seule. En faveur de M. Paul Deschanel. Je suis absolument enchanté de cette exception, et, certes, M. Deschanel me paraît être le mieux doué des politiques de la génération actuelle. M. Ernest-Charles a, du reste, bien défini cette intelligence lucide, cette hauteur de vues, cette tenue, cette judicieuse absence de parti pris ; ce courage (il y en a) à se faire une pensée à soi, également éloignée, ou éloignée à la fois, des rêveries socialistes et de la très surannée et indéfendable économie politique classique.
Je crois même, très sincèrement, que, s’il y a quelqu’un à suivre, en questions sociales, encore que sa solution ne me paraisse qu’un palliatif, c’est encore M. Deschanel. Seulement, et ceci est une remarque plutôt littéraire, mais elle a son importance, le même manque d’un peu de mesure, d’un peu de tact, d’un peu de légèreté de main, qui se remarque dans les exécutions de M. Ernest-Charles, se trahit même dans ses approbations. Non, s’il est trop dégoûté de M. Jaurès, il est vraiment trop ravi de M. Deschanel. Il en devient voluptueux. On dirait qu’il passe la plume à une main moins mâle. Là aussi, il y a un certain excès. Oh ! mon Dieu ! tout cela ne se calmera que trop. Une faut pas se fâcher. M. Charles a le temps de devenir mesuré.
Du reste, je ne puis qu’approuver les conclusions (qu’elles se trouvent ou au commencement ou à la fin de ce volume) où en est arrivé, tout compte fait, M. Ernest-Charles.
Elles sont : 1º Qu’il faut que les jeunes gens s’occupent plus de politique que de littérature ; qu’ils se débarrassent de ce mépris pour la politique qui est chez eux une affectation dangereuse ;
2º Qu’il faut choisir avec discernement les « bons bergers », les bons chefs politiques, et que ces bons chefs politiques pourraient bien être M. Waldeck-Rousseau, M. Poincaré et M. Deschanel ;
3º Qu’il faut qu’il n’y ait plus en France que deux partis : le parti socialiste et le parti libéral progressiste, étant jetée à l’eau une fois pour jamais la politique de 1848 (anticléricalisme, laïcisme, antinobilisme, antiaristocratisme) qui a fait son temps, si jamais il a été bon qu’il y eût un temps pour elle.
Sur le 1º, je dirai qu’en effet les jeunes gens ne sauraient mieux faire que d’étudier la politique, à la condition qu’ils l’étudient à l’école où elle est, à la seule école où elle est, c’est-à-dire dans l’histoire. Une des choses qui m’inquiètent le plus, au temps présent, c’est le débordement de sociologie philosophique, parfaitement creuse neuf fois sur dix, qui nous submerge et nous « englout », comme disait énergiquement Jean de Meung. Je ne peux pas causer avec un jeune homme de vingt-trois ans, enfin débarrassé des études impersonnelles et évadé de la période examinatoire, et lui demander : « Et maintenant, qu’allez-vous faire ? » sans qu’il me réponde : « De la sociologie. » Oh ! vraiment, c’est trop de sociologie. Je prévois, dans un avenir prochain, « au sein de nos assemblées », des légions de Royer-Collard troubles. M. Charles y pousse un peu. « Nous manquons de doctrinaires ! » Hum ! Est-ce de ce manque que la France périt ? J’ai des doutes.
Oui, jeunes gens, « faites de la politique » (expression triviale, que M. Charles abomine : mais bah !) ; faites de la politique, mais par l’histoire. Fouillez Debidour, fouillez Seignobos, fouillez Aulard. Ils n’ont pas du tout mes opinions. Je les déteste. Mais fouillez-les cependant. — Cette réserve faite, quand M. Charles vous dit : « Moins de littérature et plus de politique » ; croyez-l’en. Il a raison. C’est viande moins creuse. C’est plus viril. Moi, très féministe, comme on sait, je rêve un temps où les femmes seules « feront de la littérature ». Vous savez, je suis sûr que ce temps viendra. Il sera meilleur que le nôtre.
Sur le 2º, je suis encore d’accord. M. Ernest-Charles vous propose MM. Waldeck-Rousseau, Poincaré et Deschanel comme têtes de colonne. Fort bien. J’espère beaucoup de M. Poincaré et de M. Deschanel, et certainement MM. Poincaré et Deschanel sont bien choisis comme devant être les politiciens dirigeants ; et je les vois nous gouvernant, vers 1910, entourés de quelques jeunes gens, ferrés sur l’histoire, sachant ce que c’est que Richelieu, Talleyrand, Guizot et Thiers ; je vois cela sans aucune espèce de déplaisir, encore que cela, à cette date, ne me concernera plus. Très bien.
Sur le 3º, je vais citer. C’est un programme. Il est étroit. Je le compléterai ; mais c’est le programme de notre jeune « politicien » ; il n’est que juste que je lui donne la publicité de mes vingt millions de lecteurs. Chacun fait ce qu’il peut :
« D’une part les socialistes qui, considérant que les faits sociaux actuels sont empreints d’une fatale injustice veulent… transformer intégralement le système de production, de répartition, d’appropriation des richesses, soit par un ensemble de propositions législatives, soit par la révolution elle-même.
« D’autre part les libéraux qui, considérant que les faits sociaux ne sont pas anarchiques, mais soumis à des règles, attribuent les inégalités excessives résultant de ces faits à ce qu’ils se sont produits en dehors des règles, d’abord parce que la transformation subite des procédés de production déséquilibra les forces sociales, ensuite parce que les bienfaits de cette transformation furent accaparés par un petit nombre privilégié grâce à l’inertie législative ; — qui, en second lieu, considérant que les discordances sociales sont susceptibles d’être adoucies par l’effort de la législation faite pour tous, veulent travailler à instaurer définitivement par une organisation protectrice l’harmonie des forces sociales.
« Le mouvement de la théorie [eh ! non, le mouvement des faits] exige ce mouvement des partis. Et la gloire ne serait pas médiocre de l’homme qui, faisant rejeter les imbéciles préoccupations de sentimentalisme politique, sentiments anticléricaux, d’autres, et tant d’autres, grouperait les parlementaires en ces deux camps, et, pour l’accomplissement d’une œuvre précise, rassemblerait enfin leurs esprits dispersés. »
En d’autres termes, il ne faut à la Chambre des députés et au Sénat que des socialistes et des gens s’occupant du socialisme. C’est un peu étroit. Il y faut des hommes s’entendant en affaires étrangères ; et cela manque terriblement. Il y faut des hommes connaissant la question agraire. Il y faut des hommes connaissant la question militaire. Il y faut des hommes connaissant la question industrielle. Il y faut des hommes connaissant les questions administratives, et pouvant travailler à ce qui est possible d’une décentralisation administrative, et, là, n’en doutez pas, il y a un possible.
Mais cependant, comme classement général des partis, l’idée de M. Charles est juste : Des socialistes ; — des antisocialistes n’opposant au socialisme aucun a priori et aucune « question préalable » ; — de « sentimentaux », de prêtrophobes et de phraseurs et de raseurs, point du tout : voilà qui est, pour moi, du moins, très séduisant. Ainsi soit !
Le livre de M. Charles est donc amusant, exaspérant, solide. C’est selon les pages. Donc il faut le lire. Comme dit Calino, « je regretterais de ne l’avoir pas lu ». Ne vous donnez pas ce regret.
* *
Praticiens politiques
M. Ernest-Charles donne une réplique à son premier volume que nous avons analysé ici et qui avait pour titre : Théories sociales et politiciens.
Est-il aussi bon que le premier ? Assurément. Je crains toutefois que M. Ernest-Charles n’ait été pressé de profiter du succès très légitime que le premier avait obtenu. Vous vous rappelez que l’ironie et le sarcasme étaient les charmes essentiels du premier ouvrage de M. Ernest-Charles et, en même temps, n’allaient pas pour le lecteur sans une certaine fatigue. M. Ernest-Charles ne s’est ni privé de cet attrait, ni débarrassé de ce défaut. Seulement, ici, le sarcasme se continue et les sarcasmes se répètent. Le sourire devient ricanement perpétuel et le ricanement finit par se fixer en un rictus presque immobile.
Il y a peut-être un certain talent verbal à trouver trois cent quatre-vingt-sept manières de dire que Gambetta était déclamateur ; mais on se contenterait presque que cela fût dit une trentaine de fois ; et sans doute c’est une façon un peu singulière d’incriminer Gambetta de phraséologie que de délayer en cinquante-quatre pages cette unique idée qu’il était phraséologue. On aimerait mieux que cela fût tranché d’un apophtegme à la laconienne.
D’autant plus que précisément c’est par apophtegmes que cela est tranché ; mais les apophtegmes se succèdent les uns aux autres indéfiniment pour dire exactement la même chose, et c’est une amplification par répétition prolixe de formules brèves, et ce sont soixante pages de concisions successives ; et c’est peut-être la plus fâcheuse manière d’être long ; et celle même de Gambetta agréerait mieux.
Ajoutez que l’ironie de M. Ernest-Charles s’applique surtout à la manière d’écrire de
ceux qu’il attaque et triomphe à sertir ingénieusement et à étaler, ainsi enchâssées,
des incongruités de syntaxe. Et je veux bien ; mais comme il faut mettre le poids d’une
langue exemplaire dans les corrections qu’aux autres on veut faire faire, il ne faut
pas, quand on démontre que Gambetta parlait un français douteux, le prouver par des
phrases comme celle-ci : « En vain leur empruntait-il leurs sentimentalismes et
s’efforçait-il à diriger leur activité souveraine vers de durables
manifestations »
; ou comme celle-ci : « On déplorerait avec chagrin la
déprimante action des politiciens sur son âme, s’il n’en avait accéléré très
décidément lui-même les reprochables effets »
; ou comme celle-ci :
« Il ne veut point s’attarder aux illusoires manifestations dont le seul
sentimentalisme vivifie la portée fugitive. »
Ces trois phrases sont-elles de
Gambetta ? Sont-elles de M. Charles ? Elles ne sont pas de Gambetta ; mais M. Charles
conviendra qu’elles pourraient être attribuées à Gambetta avec quelque apparence. Elles
sont très vraisemblablement gambettines.
Ce n’est pas que le livre de M. Ernest-Charles soit d’un homme médiocre ; et l’horreur mille fois exprimée que M. Charles éprouve à l’endroit de la « médiocrité » des politiciens, il a, certainement, le droit de la ressentir ; mais si l’ouvrage marque un esprit distingué, décidément je me demande un peu, comme je me le demandais déjà pour le premier volume, s’il nous révèle un esprit juste. J’ai quelques doutes.
Par exemple, pour m’en tenir aux morts, parce que j’avoue que je m’occupe assez peu de politique contemporaine et que je pourrais être un peu incompétent sur MM. Clemenceau, de Freycinet et Millerand ; pour m’en tenir donc à Gambetta et Jules Ferry, M. Charles n’a aucune expression de mépris assez forte pour caractériser comme elle le mériterait la nullité de Gambetta et il professe pour Jules Ferry une assez haute admiration.
Je crois que tous les hommes de mon âge seront un peu surpris de l’immense, de la gigantesque préférence que M. Charles accorde à l’estimable Jules Ferry. J’accorde que Gambetta n’avait pas d’idées. C’est ce que j’ai dit continuellement depuis 1870 et par conséquent… J’accorde qu’il était d’une ignorance encyclopédique ; que ses connaissances historiques ne remontaient pas au-delà de 1863 ; que sa géographie était faible et que sa philosophie était aussi improvisée que ses toasts.
À ce propos j’ai une anecdote, parfaitement fausse, j’en suis sûr, comme toutes les anecdotes, mais qui a couru dans mon temps. À ce titre c’est historique. Le vieux Thiers, après le 24 Mai, croyait avoir encore assez d’avenir pour remonter une fois de plus au pouvoir et il composait d’avance son ministère, en causant, entre amis : « Gambetta ? Eh bien ! Gambetta, je crois bien que je le mettrai aux Étrangères. Il faut lui faire connaître l’Europe… » Un temps, un sourire, à la manière de Talleyrand, qu’il aimait à imiter ; et puis : « Il faut lui faire connaître l’Europe… Oui… Il ne sait pas où c’est. »
J’accorde donc que Gambetta avait un minimum d’idées politiques, et généralement quelconques, un peu inquiétant, et un minimum de connaissances auprès de qui zéro pouvait ressentir quelque fierté. Cela ressort tellement de la lecture attentive des discours de lui qu’on a eu la folle imprudence de publier, qu’il faut bien en demeurer à très peu près d’accord ; et là-dessus, si l’on me poussait, je ne sais pas si j’atténuerais le jugement de M. Ernest-Charles ou si j’y ajouterais quelque chose.
Mais, cependant, — sans parler des admirables qualités de cœur de Gambetta, que M. Charles reconnaît, mais qu’il ne peut pas avoir senties et sentir encore comme nous et qui le font vraiment sacré pour nous autres ; — il est inouï qu’on se permette de parler de Gambetta sans dire ce qu’il a fait et de quelle manière il l’a fait. Nous avons affaire à un homme uniquement de parole et d’action, qui, par la parole et par l’action, a fondé la République. Vous appréciez sa parole et vous dites qu’elle fut diffuse et incorrecte. Soit. Ce n’est pas moi qui m’inscrirai en faux. Vous dites d’un mot son œuvre ; il a fondé la République. Bien. Mais il faudrait nous dire comment.
Il faudrait nous expliquer cet immense ascendant qu’il a eu sur les hommes, et nous montrer un peu ce personnage dans le détail de ses manipulations quotidiennes. Vous dites bien vite : Il fut un manieur d’hommes. Oui, mais comment ? Avec cela qu’il est manieur d’hommes qui veut ! Il fallait nous expliquer, puisque Gambetta était manieur d’hommes, comment il les maniait. Il fallait nous le montrer dans cette admirable intrigue de la nomination des inamovibles, qui a tout simplement fondé le gouvernement où nous sommes. Il fallait nous le montrer faisant accepter à la démocratie l’institution du Sénat, du « grand conseil des communes de France » ; il fallait nous le montrer, ce que, cependant, personne après lui n’a pu faire, constituant et retenant ferme une majorité républicaine qui fût un parti de gouvernement.
Voilà le manieur d’hommes, de premier ordre, et, sans doute, il vaudrait mieux, avec cela, être aussi un penseur et un historien comme Guizot, ou un historien et un administrateur comme Thiers ; mais ce n’est pas caractériser un homme que de dire ce qu’il n’a pas été.
Gambetta a été un pur politicien, un manœuvrier de la politique, un Mazarin ; mais il l’a été merveilleusement. Et il faut se demander par suite de quelles qualités il a été cela. Eh bien, ignorant, incapable d’idées générales, parlant, quoique avec feu et un organe incomparable, un charabia abominablement vulgaire, il était extrêmement intelligent ; voilà ce qu’il faut savoir dire.
Il avait de l’action sur les hommes par sa cordialité et son don inouï d’être sympathique de prime abord ; il avait de l’action sur les hommes par sa bonté vraie, profondément vraie, et par son ardent patriotisme ; mais avec cela on est aimé, et rien de plus, ce qui du reste est quelque chose. Mais encore, mais surtout, avec sa bonté et sa chaleur de cœur, il était extrêmement fin et admirable connaisseur d’hommes. À chacun il savait parler juste le langage qu’il fallait, et de chacun il savait tout de suite exactement tout ce qu’il pourrait tirer et la manière dont il fallait s’y prendre pour en tirer tout ce qu’il contenait. Personne ne fut plus pénétrant et plus rusé avec une parfaite et sincère bonhomie. C’était un Mazarin avec la cordialité sympathique d’un Danton. Il y avait en lui tout ce qu’il faut d’un Italien sans ce qu’il n’en faut pas, et tout ce qu’il faut d’un Français corrigé par ce qui trop souvent nous manque. C’était une réussite admirable de la fusion des races.
Eh bien ! Ces qualités-là, quand du reste elles s’accompagnent d’une éloquence naturelle, et uniquement naturelle, je le reconnais, mais extraordinaire, font un homme qui a sur ses compatriotes une influence incomparable et dans la marche des événements une part énorme. Voilà ce que, en tenant compte de tout le détail qui l’explique et le met en lumière, il fallait me montrer. C’est trop simple de ne voir dans Gambetta que l’homme des balcons, qui brandit sur les foules des phrases creuses. M. Ernest-Charles ne nous a montré que la façade de Gambetta. C’est qu’il a cru qu’il était tout en façade. À mon avis, c’est là l’erreur.
Et l’injustice de la chose éclate bien mieux quand M. Ernest-Charles en arrive au portrait de Ferry. Ferry pour lui s’oppose à Gambetta et l’écrase parle parallèle. Ferry, lui, c’est le penseur, le théoricien, l’homme des idées puissantes et puissamment liées ; le grand cerveau de la troisième République. Vraiment il y avait tout à l’heure excès en moins, j’ai peur qu’il n’y ait maintenant excès positif. Quelles sont donc ces si grandes idées de Jules Ferry ? L’anticléricalisme et la mégalomanie coloniale. En vérité, j’ai quelque soupçon que Gambetta était capable de les avoir et qu’il les a eues. Il a crié : « Le cléricalisme, voilà l’ennemi », tout aussi bien que Jules Ferry ; et s’il n’a pas inventé l’article vu, il en a été partisan tout comme un autre. Je ne vois ni le génie de Jules Ferry à trouver des choses de cette force, ni sa supériorité sur Gambetta, consistant à les trouver.
Et encore la politique coloniale, qui est la véritable invention de Jules Ferry, et que Gambetta, toujours les yeux tournés vers « la ligne bleue des Vosges », n’approuvait qu’à moitié, n’a pas donné des résultats assez manifestement merveilleux pour que nous puissions décider si celui-là est supérieur qui l’a inventée ou celui-là supérieur qui y était plutôt hostile.
Non, les grandes idées de Ferry ne me remplissent pas d’un respect religieux.
Au fond, si vous voulez mon sentiment personnel, où je n’engage, bien entendu, que moi, je crois que Ferry fut aussi ignorant et aussi indigent d’idées que Gambetta et qu’à ces deux points de vue il n’y a pas à accabler l’un sous le poids de l’autre. Mais, comme qualités proprement dites de politicien, c’est une autre affaire, et ici je suis sûr d’une chose, c’est que Gambetta était incomparablement supérieur à son rival et ami.
Autant Gambetta était merveilleux pour conquérir du premier coup les sympathies, autant Ferry était admirable pour se les aliéner de prime abord et pour maintenir indéfiniment cette impression. Autant Gambetta était éloquent avec incorrection, autant Ferry était, avec une incorrection égale, dénué d’éloquence entraînante et persuasive. Autant Gambetta se connaissait en hommes et avait l’art de les manier conformément à ses desseins, autant Ferry était incapable de pénétrer les ressorts intimes des hommes et de les prendre en main et d’en jouer. Autant Gambetta était habile naturellement, sans effort et comme sans s’en douter, autant l’autre était né maladroit et semblait avoir cultivé diligemment ces dispositions naturelles à manier lourdement les individus et les foules.
Je ne vois, d’après mes souvenirs, qu’un talent que Ferry possédât et que Gambetta n’avait pas.
Ferry savait écouter. Il écoutait bien, longtemps, patiemment, diligemment. C’était une de ses forces. Il emmagasinait ainsi pas mal de choses. Gambetta était incapable d’écouter. Il ne s’écoutait même pas lui-même, ce qui est à son honneur. Mais encore, il avait une telle promptitude d’assimilation, que je crois bien qu’il écoutait tout en parlant et qu’il faisait son profit de ce qu’on lui disait au travers de ce qu’il disait lui-même.
Non, le parallèle entre Gambetta et Ferry au profit et à l’apothéose de celui-ci ne me paraît pas très heureux.
Il y a mieux dans ce volume, instructif et très souvent divertissant. L’introduction, qui est une étude sur les vices du gouvernement parlementaire, est très solide et est à méditer tout entière, comme elle fut évidemment très méditée, et sur le vif. L’étude sur M. Poincaré est très fine et pénétrante et d’un moraliste qui me paraît singulièrement avisé. La dissertation finale sur la politique nouvelle, un peu confuse encore à mon gré, ne laisse pas, néanmoins, d’être curieuse d’idées et d’en suggérer un très grand nombre, qu’elle n’a que le tort de ne point amener à leur dernière précision, à la netteté des formules.
Tout compte fait, M. Ernest-Charles, qui sera certainement un homme politique considérable, — s’il sait parler, ce que j’ignore, — aura eu un fort bon départ.
Ceux qui critiquent seront critiqués, et de ceux qui font des portraits on fera le portrait un jour. Il se trouvera, vers 1920, un jeune satirique, que nous appellerons M. Albert Jean, pour la clarté de l’affaire, qui écrira sur M. Ernest-Charles quelque chose comme ceci :
« Quoique parlementaire, M. Ernest-Charles a de l’esprit ; quoique politicien, il a des connaissances, et quoique homme d’État, il a des idées. Mais il semble avoir pour devise : “Qu’on me haïsse, pourvu qu’on me craigne.” Il aime passionnément les doctrinaires et se plaint avec constance qu’il n’y ait pas assez de doctrinaires dans le monde. Rémusat disait des doctrinaires de 1830 : “Un doctrinaire est un être abstrait et insolent.” M. Ernest-Charles semble sentir quelquefois que son esprit lui fait tout le tort que leur sottise devrait faire à ses collègues, et qu’elle ne leur fait nullement, dont il enrage. Il essaye de se débarrasser de cette arme redoutable pour les autres et dangereuse pour lui. Il y tâche sans y réussir. Il est spirituel d’une manière incurable. Il a un autre beau défaut, qui est l’imagination, une merveilleuse imagination. Son imagination est une lorgnette marine. Elle agrandit démesurément ou rapetisse d’une manière formidable. Selon qu’il la prend d’un bout ou de l’autre, il voit immense, ou il voit tout petit, et dans un tel éloignement qu’il est comme effrayé de la petitesse des hommes. C’est ainsi qu’un de ses volumes de jeunesse commençait par un Gambetta qui était un avorton et finissait par un Deschanel qui était un monde ; et, certes, si le très distingué homme d’État qui est actuellement le président de notre République est sans conteste un haut esprit, celui qui la fonda de 1870 à 1879 n’était pas tout à fait un pur idiot. Mais c’est la faute de la lorgnette. À cause d’elle M. Ernest-Charles est l’homme de Pascal, toujours entre deux infinis et écrasé par la grandeur des uns, comme éperdu de stupeur devant l’infiniment petit des autres. Ces défauts de M. Ernest-Charles l’ont un peu entravé. C’est à cause d’eux qu’il n’a été encore que deux fois ministre. Ils s’atténuent, dit-on, peu à peu. Nous ne pouvons qu’en être enchantés. Un certain sens de la mesure est nécessaire à l’homme d’État. C’est de quoi a manqué jusqu’ici un homme très intelligent, à qui, si ce rien, qui est tout, était donné, il manquerait peu de chose. »
Voilà ce que M. Albert Jean écrira en 1920 de M. Ernest-Charles et, moins les épigrammes, je serai assez de son avis, si par malheur je suis encore ici-bas, ou ici-haut, pour le lire.
Philibert Audebrand
Notre vénérable et charmant maître en chronique, Philibert Audebrand, écrit ses Mémoires… pas du tout, écrit très modestement les Petits mémoires du xixe siècle, c’est-à-dire ses souvenirs, sans y donner presque aucune place à sa propre personne. C’est d’un bon exemple. Je suis persuadé que M. Philibert Audebrand a eu un père et une mère excellents, mais je le tiens quitte de me le dire, et je lui sais gré de ne me le dire point, lui millième. Les mémoires de quelqu’un doivent être surtout les mémoires des autres. C’est ainsi que l’entend M. Philibert Audebrand.
Ce volume est une contribution fort curieuse et qui ne laisse pas d’être assez utile à l’histoire du romantisme. M. Audebrand a connu Henri Heine, Félix Arvers, Méry, Gérard de Nerval, Charles Philippon, Alfred de Musset, et même Gorges Bell, dont je trouve, je ne sais pourquoi, qu’il abuse un peu. Il abonde en anecdotes amusantes sur tous ces gens-là. Vous trouverez dans son livre l’histoire de Musset et du rhinocéros du Jardin des Plantes qui est très drôle, et l’histoire du chien du candidat qui est bien plus bouffonne encore.
Le chien du candidat est une histoire vraie qui a toute la valeur d’un conte
philosophique. C’est le manuel du parfait intrigant. Ce chien était un chien rural, sans
maître, pelé, galeux, teigneux, mais rempli d’intelligence. Ayant avisé Musset qui, en
tournée de visites académiques, se rendait au château d’un académicien grand seigneur,
notre animal suivit Musset, ce qui était très habile, et le précéda, ce qui était plus
astucieux encore. Bref, il entra avec lui. Musset le regardait d’un très bon œil. Le
châtelain le flattait presque. Plus le châtelain le flattait, plus Musset lui faisait bon
visage, et plus Musset faisait bonne chère au chien, plus le châtelain s’efforçait envers
le chien d’être courtois. C’était une émulation charmante. Jamais chien ne fut à fête
pareille, nettoyé du reste par la valetaille, ce que le maître avait ordonné, et ce que
Musset approuvait fort, admis aux honneurs de la table et gratifié des meilleurs morceaux,
« os de poulet, os de faisan, sans parler de mainte caresse »
.
Ce ne fut que le soir qu’il fut mis à la porte avec horreur. Pendant tout un jour Musset avait cru que c’était un chien du château, et le châtelain que c’était le chien de Musset. De là cette rivalité touchante de bons offices à son égard. Voulez-vous être bien traité de tous les partis, il ne faut pas auprès de chacun se vanter de lui appartenir, truc vulgaire de chauve-souris ; il faut à chacun faire croire qu’on est adoré dans l’autre. Le chien, a dit Rabelais, est la bête du monde la plus philosophe. Le chien cru chien de Musset nous le prouve bien. Cette histoire est bien jolie. Elle est contée à ravir par M. Audebrand ; qu’est-ce qu’en aurait fait La Fontaine ?
Vous trouverez encore dans le volume de M. Audebrand l’histoire du duel d’Armand Marrast et d’Albert de Calvimont à Sainte-Pélagie. Deux cannes, un canif et un grattoir, cinquante témoins, en cercle, pour masquer les combattants aux yeux des surveillants de la geôle. Il faut avoir la rage de se tuer ! Ils ne se tuèrent ni l’un ni l’autre.
Vous y verrez aussi Méry en propre personne, à table et dans son office de brillant causeur. Vous le dirai-je ? à l’égard de Méry je commence à avoir de la méfiance. Quand je lis ce qu’il a laissé, je lui trouve peu de talent. Mais alors les vieillards me disent : « C’était le causeur qu’il fallait connaître ! Ah ! si vous l’aviez entendu causer ! » Allons ! Je veux bien. Mais voici M. Philibert Audebrand, qui a une mémoire magnifique, qui m’apporte toute une causerie de Méry, peut-être sténographiée par l’auditeur une heure après qu’elle eut lieu. Eh bien, cette causerie est la rapsodie la plus fade de lieux communs et de banalités que j’aie jamais rencontrée sur mes pas. Les hommes d’esprit des romans de Balzac sont plus spirituels que cela, et Dieu sait si les hommes d’esprit des romans de Balzac sont spirituels ! Je m’étonne. Je m’inquiète. Décidément j’ai de la méfiance. On me dira : « C’est que vous ne l’entendez pas. C’était la physionomie, c’était l’accent, c’était le geste… » Allons, oui, il faut croire que c’était le geste. Je crois fermement que c’était le geste.
Poètes italiens
L’éclatant succès que M. Fogazzaro et M. d’Annunzio ont obtenu en France a attiré l’attention sur le mouvement littéraire en Italie, et c’est tout à fait à une préoccupation du public français que répond Jean Dornis par le livre qu’il a publié récemment : La Poésie italienne contemporaine.
Jean Dornis, avec une modestie que tous les critiques devraient avoir, s’efface le plus qu’il peut, en son livre, derrière les auteurs dont il s’occupe. Citer beaucoup, traduire exactement, mettre les textes en note pour que l’on puisse lire dans l’original, qui peut, et contrôler la traduction ; se borner, comme critique, à classer les poètes selon les écoles, les nationalités et les affinités, à donner une courte biographie et à relier les fragments cités par quelques lignes de transition : tel est le procédé continuel de J. Dornis, procédé non seulement modeste, mais extrêmement utile, puisqu’il s’agit de faire connaître des poètes dont la réputation, pour la plupart, n’a point passé les Alpes et de mettre en goût de les lire en entier ; et puisqu’il s’agit aussi de montrer qu’ils sont nombreux.
Il fallait donc faire entrer beaucoup de figures dans cet album, y faire entrer beaucoup de textes, et réduire à son quasi minimum la part et l’office de l’historien littéraire et du critique.
Et, certes, Jean Dornis est un assez agréable écrivain et un assez fin critique pour que de temps en temps on ne laisse pas de regretter le sacrifice qu’il a fait ainsi ; mais on sent qu’il était nécessaire et l’on sait gré à l’auteur d’avoir, avec tant de désintéressement, porté tous ses soins à nous donner surtout une anthologie bien ordonnée.
Ce n’est déjà pas si facile. J. Dornis sera récompensé et de son travail et de sa réserve ; car, évidemment, ce que le public demande en ce moment-ci, en pareille matière, c’est de pouvoir lire beaucoup de textes italiens. Il y en a un très grand nombre ici, et qui semblent très bien choisis, sans esprit de système, avec goût et avec un extrême souci d’être complet. Voilà qui est bien ; c’est-à-dire voilà un livre consciencieux et un guide sûr. Toute notre gratitude à Jean Dornis.
Ce qui frappe, à passer ainsi en revue les poètes italiens contemporains, c’est d’abord leur nombre, et ils me semblent, dans une nation de trente millions d’habitants, être plus nombreux que les poètes français et beaucoup plus nombreux que les poètes allemands ; mais ces statistiques ne peuvent jamais être très sûres ; et puis la question de qualité opposée à la quantité vient toujours se jeter à la traverse ; et donc il n’y a pas lieu d’insister.
Cependant, le fait est à relever. Les poètes lisibles et qui ont quelque chose à dire, ou à peu près, et qui savent leur métier, sont plus que légion en Italie ; ils sont une armée. Ils sont, comme nombre, ce qu’ils étaient en France au xviiie siècle, ou de 1823 à 1843. Cela ne laisse pas d’être à considérer, parce que cela prouve qu’on les lit. Il y a toujours plus de livres imprimés que de livres lus ; mais il n’y en a pas beaucoup plus. Ces choses sont encore en rapport. Ainsi, par exemple, après le roman, ce qui abonde chez nous, comme livre imprimé, c’est la critique. Cela veut dire que le public, sans lire tout cela, cependant en lit une bonne partie, est très curieux de théories et de commentaires, devient un public de vieux étudiants, et, par parenthèse, je n’en suis pas autrement ravi.
Le public italien, lui, évidemment sourit aux poètes, les invite par ses airs engageants, et, en lisant une centaine, en fait éclore mille. C’est la proportion ordinaire. Je voudrais que le public français eût quelque chose des goûts du public italien. Un peu moins de romans, un peu moins de critiques, un peu plus de vers, cela me paraîtrait plutôt un progrès.
Mais quoi ? Ce qui manque le plus aux poètes, en
France, depuis un demi-siècle environ, c’est le public féminin. Les femmes étaient férues de poésie dans la première moitié de ce siècle. En immense majorité, elles y sont absolument insensibles à l’heure actuelle. J’en ignore complètement les raisons, mais je suis sûr du fait. Or les hommes lisent, pour eux, des livres spéciaux, et ne fréquentent guère théâtre, romanciers et poètes, que pour en causer avec les femmes ; et vous voyez tout de suite les conséquences. Du moment que les femmes ne les lisent point, les poètes en sont réduits à se lire les uns les autres. Mauvais public. Cultivez-vous les uns les autres revient un peu à dire : bêchez-vous mutuellement.
Donc, poètes estimables très nombreux en Italie, ce qui suppose public amateur de vers très considérable en Italie ; c’est au moins un premier fait d’histoire littéraire très intéressant à relever.
Ce dont on s’avise ensuite, c’est que tous ces poètes ont entre eux étroit parentage et ne sont pas extrêmement différents les uns des autres. Je sais bien que cette impression vient surtout de ce que nous les lisons en français, ou de ce que nous les lisons en italien avec une insuffisante connaissance de la langue italienne. Ce sont conditions excellentes pour trouver les poètes sensiblement pareils les uns aux autres ; car les poètes diffèrent surtout parle style, c’est-à-dire par la manière, c’est-à-dire par le tempérament ; et si nous voyons les étrangers, parfois, faire peu de différence entre Parny et Lamartine, entre Hugo et Vacquerie, entre Molière et Destouches, entre Champfleury et Flaubert, entre Ronsard et du Bartas, c’est que des uns et des autres l’essentiel leur échappe, à savoir le style et le ton, et, autrement dit, leur démarche même et leur physionomie, et autrement dit, ce qu’ils ont de plus personnel, et autrement dit, en dernière analyse, leur personne.
Et par conséquent, nous pouvons et nous devons faire la même erreur sur les poètes italiens que nous lisons en français ou que nous lisons mal en italien.
Cependant, à tout le moins, puis-je me hasarder à dire que les poètes italiens contemporains tournent dans un cercle relativement assez circonscrit, et sinon par leur physionomie, dont je suis mauvais juge, du moins par l’objet où ils s’appliquent, ne laissent pas d’être assez voisins les uns des autres. Tous romantiques, c’est le mot qui vient assez naturellement et presque d’une façon continue en les lisant.
J’entends par romantiques des hommes qui dominent la sensibilité et l’imagination et qui ont accoutumé de n’employer la poésie qu’à nous faire des confidences sur leur état d’âme. J’entends par romantiques des élégiaques lyriques, pour parler en pédant, à dessein de parler clair ; et tous les poètes italiens contemporains sont des élégiaques lyriques, ou autrement dit des élégiaques qui ont de l’imagination ou qui font effort pour en avoir.
Il y aurait même une petite classification à risquer à cet égard. Tout romantique est un élégiaque lyrique. Seulement, il y en a chez qui l’imagination domine, et d’autres chez qui c’est la sensibilité. Et quand c’est la sensibilité, tant mieux pour celui-ci : il est grand poète, tout uniment, sans sortir de chez lui, ni de lui, et il s’en va vers la postérité sans déchet ni déchéance, contenant plus de « vérité générale » que quiconque, salué « plus humain » que n’importe quel, parce que la sensibilité ne change pas.
Et quand c’est l’imagination, don plus rare, cependant, à mon avis, tant pis un peu pour celui-ci, nonobstant ; parce que le tour d’imagination change de génération en génération et que ce qui était franche et pure imagination dans le demi-siècle qui précède paraît rhétorique au demi-siècle qui suit…
Mais je m’égare. Encore est-il que le romantique est celui qui est un élégiaque lyrique, et qu’élégiaques lyriques sont tous les poètes italiens contemporains.
Je sais bien, car vous n’ignorez pas que j’aime à ne point abonder dans mon sens, qu’il y a en Italie toute une école vériste, réaliste, naturaliste, à moins qu’il n’y ait trois écoles, l’une vériste, l’autre réaliste, l’autre naturaliste, ce qui encore est possible. Mais, d’une part, cette école, ou ces écoles, n’est pas, ne sont pas très considérables ; d’autre part, vous voyez le lyrisme y poindre tout d’abord, très vite, et avant même que le programme vériste, réaliste ou naturaliste soit à moitié rempli. Certains poètes en Italie jettent les yeux plus loin que leur cœur et s’inquiètent de regarder les petits bourgeois, les hommes du peuple, les petits, les humbles, etc. Fort bien, et voilà des poètes qui ne sont pas des élégiaques lyriques. Lisez-les. Très vite, vous les voyez éclater en imprécations ou se répandre en lamentations à propos de ce qu’ils viennent de voir et de ce qu’ils viennent de peindre à peine. Le génie lyrique et élégiaque les reprend, si tant est qu’ils n’aient pas jeté le coup d’œil rapide sur la réalité, seulement pour y puiser un motif de développement lyrique ou élégiaque. Ils ne sont pas si différents de leurs confrères ou de leurs rivaux que, peut-être, ils se l’imaginent.
Et surtout ils sont très rares. L’immense majorité des poètes italiens ne fait que des élégies et des odes. L’immense majorité des poètes italiens nous raconte mélodieusement ses peines de cœur. L’Italie est en plein romantisme.
Ce romantisme est quelquefois très savoureux. Sans parler de Fogazzaro et de son Livre de Miranda qui est un chef-d’œuvre de sensibilité vraie et profonde, la vraie « confession d’une jeune fille », le bréviaire même des âmes aimantes et douloureuses, et qui est certainement la plus belle œuvre poétique de cette seconde moitié de siècle, mais qui, Dieu merci, est assez connu ; — sans parler de Gabriel d’Annunzio… mais pourquoi non ? Ses vers ne sont pas si familiers aux Français que ses romans, et je ne puis pas me tenir de citer quelques fragments de ces élégies passionnées où revit toute l’âme d’un Tibulle, avec, en outre, cette âpreté suppliciante de mélancolie et ce grand sentiment de la nature, redoublant cette mélancolie même, qui sont choses modernes, pour notre malheur, hélas ! et aussi pour la grandeur de l’art.
Connaissez-vous ceci ? C’est admirable, même en français. Je ne sais pas si jamais plainte plus navrante est sortie d’un cœur humain ; et en même temps c’est composé comme un poème de Victor Hugo, peut-être avec une maîtrise plus sûre encore :
Toujours j’aurai dans les yeux ce paysage, ô silencieuse forêt nue, jamais oubliée !
Nous descendions doucement un escalier étroit où l’ombre paraissait de glace… Nous étions seuls. Une source rauque gémissait au pied d’une terrasse. Haut dans le ciel, l’antique château féodal montait. Des fumées étaient éparses dans le ciel comme de blancs flocons. Dedans courait un rire d’or ténu et les cimes nues de la forêt paraissaient s’évaporer dans cet or. Les fougères, sur les sommets, étaient de minces flammes d’or.
Elle se taisait, regardant. Mais son âme lourde, douloureuse, toute montée dans ses yeux, disait :
« Je comprendrai, dans le doux silence, que nous aimions la vérité cruelle. Donc, c’est pour cela, ô mon unique ami, pour cela que tu m’as amenée aux chers lieux, où, un jour, je crus sentir en moi s’ouvrir le printemps ? »Elle se taisait, les yeux au loin. J’entends, moi, sa voix intérieure ; mais je ne répondis point. Je me tus. Je ne répondis jamais. Un sceau me fermait la bouche. Invinciblement, contre elle, du fond de mes entrailles je ne sais quelle haine montait…
À présent qui nous poussait dans le chemin ? Peut-être un souvenir. Et pourquoi franchîmes-nous la hauteur désolée ? Il y avait, sur cette hauteur, un bois taillis. Toutes les tiges dénudées, grises, grêles, surgissaient, égales, comme une armée de lances rangées en bataille. Ou plutôt, ô mon Âme ! comme une longue solennelle rangée de cierges éteints dans l’air muet. Certes ils lui parurent tels tandis qu’elle passait. Elle songea à la mort. Je lus dans ses yeux :
« Veux-tu donc que je meure ? Pourtant je ne t’ai jamais fait de mal. »Toujours j’aurai dans les yeux ce paysage, ô silencieuse forêt nue, jamais oubliée !
Le ciel s’était obscurci. Quelque haleine rare éveillait un frisson dans les feuilles caduques. Des tas de charbons, çà et là, dans les clairières, pareils à de hauts bûchers dont les cadavres seraient déjà en cendres, lentement fumaient dans l’air ; les lentes spirales montaient en ondoyant ; lentes, elles se dissolvaient. Et sur le sol de feuilles mortes, sur cette tombe des automnes, les ombres marchaient. Cendres, fumées et ombres paraissaient ici suivre la grande loi. Comme les corps, comme les feuilles, comme tout, les choses pures de l’Âme doivent se défaire et pourrir ; les rêves doivent se dissoudre en putréfaction : Homme, tu devras toujours éprouver la nausée de ce qui t’a donné l’ivresse…
Et tous les deux nous tressaillîmes en entendant frapper une cognée. Âpre, dans le grand silence, l’invisible hache blessait ; on n’entendait pas gémir le tronc blessé. Elle, soudain, comme blessée, éclata en sanglots… Elle fondit en larmes désespérées… Elle pleurait. Au loin la hache frappait. Les hauts bûchers, tout alentour, fumaient lentement.
Et vous trouverez dans le livre de Jean Dornis trois ou quatre élégies lyriques de M. d’Annunzio qui valent celle-là.
Mais la gloire de MM. Fogazzaro et d’Annunzio est faite. Songeons aux poètes très distingués que compte l’Italie contemporaine et que nous ne connaissons pas. Il en est de charmants ; il en est d’émouvants, il en est de tragiques. Ils ont tous une imagination toute frémissante et qui vibre au moindre choc.
Il en est de charmants. Voyez cette rêverie familiale de Guide Mazzoni, sur un Trousseau de clefs :
Vrai symbole de la famille, la tremblante aïeule l’a confié à sa fille. La bonne mère le donna à sa bru à sa dernière heure. Sonnantes sur le tablier, de chambres en escaliers, elles vont, elles courent du matin au soir par la maison. Joyeuses et nettes, elles haïssent la rouille ; elles méprisent l’ennui des heures perdues. La nuit seulement, lorsque la maison se tait, bien en ordre, elles ont la paix. Jamais elles ne tremblèrent sous des doigts fébriles pour cacher de vils secrets. Jamais elles ne se fourvoyèrent, complices louches de troubles menées. Leurs voix grêles sonnent : « Paresseux, éveillez-vous, déjà je vous attends. » Accorte et joyeuse, légère et gaie, la ménagère est en marche.
N’est-ce pas du meilleur goût antique, et cet épigramma pour un trousseau de clefs n’est-il pas comme une réplique à l’épigramma charmant de Théocrite « pour une quenouille » ? lien est d’émouvants et de délicieusement tendres comme ce Ugo Fleres, qui sait si bien faire tenir toute une vie humble, douce et triste, dans le cadre étroit et frêle de cinq petits couplets précis et nets. Comme ces hommes-là sont bien toujours les héritiers d’Horace, et comme l’odelette, au contour gracieux comme celui d’un vase étrusque, est bien toujours leur fait !
La petite vieille blanche accroupie sur le mur bas de la demeure rustique, non pas rassasiée, mais lasse de vivre, regarde ; et à toutes les fleurs qui embaument la grande plaine, aux tendres oiseaux qui chantent aux alentours, elle, hochant sa tête blanche toujours tremblante, toujours semble dire : Oui.
Te souviens-tu des beaux jours lointains de tes printemps ? Et la petite vieille :
« Oui. »Te souviens-tu des soirs d’avril et des doux accords à la lueur de la lune, des bals, du premier amour, alors que ton cœur commença de fleurir ?
Et la petite vieille :
« Oui. »Te souviens-tu des prières près du premier berceau que ta grand’mère faufila ?
Et la petite vieille : « Oui. »
Te souviens-tu du jour où ta fille, belle comme une rose, devenue grande, avec ton gendre partit ?
Et la petite vieille : « Oui. »
Te souviens-tu de tous tes morts, de ton vieux, des chères amies, de tes belles années ? Oh ! comme tu es seule ! Veux-tu mourir avec le jour qui meurt ?
Et la petite vieille : « Oui. »
Il en est de tragiques, comme ce Arturo Graf, qui, fils d’une mère italienne et d’un père allemand, réunit en lui les tendances philosophiques, la mélancolie infinie et la sensibilité frémissante et frissonnante, homme merveilleusement doué pour sentir douleur, merveilleusement doué pour la transformer en pensée, et partant pour rendre la douleur Plus douloureuse. Ce poète du désespoir et de la mort, qui appelle sa muse « Méduse », et qui l’invoque sans cesse comme la reine des épouvantements, est admirable pour renfermer une terreur immense dans quelques vers froids et rigides comme des lames de glaive :
Quand tu seras enseveli, espères-tu avoir la paix éternelle ? Espères-tu la mort, espères-tu le néant ? Insensé ! Ô insensé !
Quand tu seras délivré de ton corps, espères-tu que ces chaînes si lourdes seront brisées ? Insensé ! Ô insensé !
Prête attention à mes paroles. Cette servitude ne finira jamais. Tu ne mourras point ; tu ne mourras point ; tu ne te reposeras jamais.
Mourir, reposer, t’est interdit. En différents lieux, de forme en forme, d’une vie dans une autre vie, éternellement tu erreras dans une tourmente.
Et l’ardente et désespérée comtesse Lara, cette Louis Labé italienne ; et la pitoyable,
attendrie et farouche Ada Negri, magnifique d’éloquence et de fougue lyrique dans ses
peintures des souffrances des humbles et des meurtris ; et l’aimable poète de l’amour
romanesque Luigi Gualdo ! Et que d’autres ! Mais je n’ai voulu que mettre en goût. Il me
semble que le poème de la sensibilité éloquente, quelquefois trop éloquente et un peu
fastueuse en ses épanchements complaisants, c’est nous qui l’avons écrit de 1820 à 1840 ;
ce sont les Anglais qui l’ont continué de 1840 à 1870 ; et ce sont les Italiens qui le
poursuivent en ce moment « et le continueront sans pouvoir le finir »
.
— C’est un avis à donner et au public français et aux poètes français, qui croient trop
volontiers qu’il est inutile, s’il n’est pas inélégant, de sentir. Cet avis au lecteur et
aux auteurs, le livre de J. Dornis le donne avec pièces à l’appui. Et c’est pourquoi j’en
aurais voulu pouvoir parler plus longuement, et c’est pourquoi il faut le lire.
La duchesse de Bourgogne
M. d’Haussonville nous donne, en un volume de 500 pages, l’histoire de la duchesse de Bourgogne (femme du petit-fils de Louis XIV) depuis sa naissance jusqu’à son mariage, c’est-à-dire jusqu’à l’âge de douze ans. Cela nous fait entendre qu’il doit consacrer deux volumes, et peut-être trois, à la biographie complète de cette princesse ; et ces vastes proportions étonneront peut-être au premier regard.
Il faut s’entendre. Je crois voir et je vois très clairement par la lecture de ce premier volume que l’ouvrage dépasse et dépassera le titre, et que M. d’Haussonville poursuit à la fois deux objets, tous les deux sont considérables. Le premier est histoire des rapports entre la France et la Savoie, 1690 environ à 1715 environ ; et le second est l’histoire intérieure de Versailles entre les mêmes dates.
Le premier dessein est d’un très grand intérêt ; car on sait assez que, placés entre
l’Italie, la France et l’Empire, les pauvres ducs de Savoie étaient, comme
M. d’Haussonville les appelle spirituellement, les « portiers des Alpes »
,
et que, malgré l’infime petitesse de leur empire, le sort, bien souvent, des plus grandes
guerres dépendait de leur hostilité ou de leur alliance.
Ils le savaient bien, les très avisés, et aucune maison en Europe n’a pratiqué une diplomatie plus couverte et plus savante en détours :
La Savoie et son duc sont pleins de précipices.
Et aucune maison, aussi, n’a fait plus savamment payer ses services rendus, surtout ses services à rendre. Vous vous rappelez peut-être l’hémistiche ironique de Louis XIV dans Madame de Montarcy :
Le Savoyard se donne.
L’hémistiche est parfaitement historique. Le Savoyard ne se donnait jamais, mais il était toujours offert, très souvent demandé et se négociait continuellement. C’est, fréquemment du moins, ce qu’on appelle négociation diplomatique.
L’esprit de négociation était tellement dans cette maison qu’on sait assez que « le
Savoyard » a fini par donner sa maison même, par se donner lui-même pour ainsi dire, en
échange d’un royaume de trente millions d’âmes. Voilà où mènent l’esprit de suite et
l’habileté persévérante. Comme M. France a bien raison de dire par la bouche de
M. Bergeret : « Si l’Italie eût perdu la bataille de Sedan, elle aurait trouvé
moyen d’y gagner la Belgique et le Luxembourg. »
Or c’est un épisode de l’histoire diplomatique de la Savoie, c’est-à-dire de l’histoire diplomatique de la maison la plus diplomatique du monde, et à une époque où cette histoire est particulièrement importante, que M. d’Haussonville se propose d’écrire et qu’il a commencé de raconter dans ce premier volume. Et c’est pourquoi il y a, dans ce premier volume, un portrait de ce madré de Victor-Amédée II, qui est d’une finesse de touche et d’une précision de détails curieux auxquelles on ne souhaite rien. La Savoie me paraît être la Normandie de l’Est. Victor-Amédée II était excellemment représentatif de cette Normandie-là.
Et tel est le premier dessein de M. d’Haussonville dans l’étude très approfondie et très documentée qu’il commence.
Et son second dessein, comme j’ai dit, est d’écrire l’histoire de la cour de France de 1690 environ à 1715. Le volume, à cet égard, pourrait être intitulé : La Vieillesse de Louis XIV, et ce second objet est encore plus intéressant que le premier.
Remarquez que cette histoire, en son détail intime, en son détail psychologique, en son détail pittoresque aussi, n’a pas été écrite. Elle est dans les Mémoires de Saint-Simon, avant tout, surtout si on les lit dans l’admirable édition de M. Arthur de Boislile ; elle est dans les Souvenirs de Mme de Caylus ; elle est dans les Mémoires de la Cour de France, de Mme de La Fayette ; elle est dans les Mémoires de Sourches, etc. Mais il s’agit de vivifier les Mémoires de Sourches, de compléter les souvenirs de Mme de La Fayette et de Mme de Caylus, et de contrôler avec sévérité les Mémoires de Saint-Simon qui est menteur comme un faiseur d’oraisons funèbres, encore que ce soit en sens inverse.
Et de tout cela il s’agit de tirer une histoire très vivante, mais très sûre, très précise et minutieusement exacte, comme nous les aimons ; et c’est bien précisément ce que M. d’Haussonville est bellement en train de faire.
Vous voyez d’ici le fond de tableau et les personnages. Le fond de tableau, c’est Versailles, cet éclatant Versailles, au comble de la gloire, de la grandeur et du prestige, objet des regards et des admirations de toute l’Europe, mais déjà assombri, estompé plutôt, par les premières craintes que l’on peut concevoir sur la fidélité de la bonne fortune. La révocation de l’Édit de Nantes a eu lieu ; Colbert est mort ; Louvois vient de mourir ; Turenne est mort ; Condé est mort. On est encore vainqueur partout ; mais on sent cependant, ou l’on peut sentir, un commencement de fin de siècle et un commencement de coucher de soleil. Le roi a cinquante ans. Ce n’est pas l’âge où l’on est vieux ; mais c’est l’âge où l’on en est à l’adolescence de la vieillesse. Le Dauphin est un imbécile. Le sous-Dauphin, si le duc de Bourgogne me permet de l’appeler ainsi, a douze ans. L’un vieillissant, l’autre nul, le troisième trop jeune. Le moment est beau avec quelques ombres. Il n’en est que plus dramatique. Versailles est un jour d’été aux approches de l’automne. Il est étincelant et traversé de quelques sourdes rumeurs d’orage. Le fond de tableau est admirable.
Et quant aux personnages principaux, comptez-les et voyez s’ils sont intéressants,
divers, caractérisés, chacun infiniment curieux à étudier et à peindre. Voici d’abord ce
petit duc de Bourgogne, espoir du trône,
spes surgentis
Iuli
. Le voici (portrait de Rigaud) avec sa jolie figure déjà noble, ses
traits réguliers et fins, ses yeux brillants et doux, son geste aisé, gracieux et
aristocratique. Le voici (portrait de Saint-Simon, qu’il faut peut-être atténuer)
impétueux, irascible, volontaire et têtu, infiniment intelligent, curieux et avide de
connaissances, plein de jeune énergie, impatient d’apprentissage militaire et y
réussissant à l’admiration de ses contemporains, tout compte fait, faisant concevoir les
plus grands espoirs et parfaitement adoré de toute la France, à commencer par le roi son
grand-père, enfant intéressant et inquiétant un peu, jeune homme charmant, dont la mort a
été très probablement une très grande perte pour la monarchie et pour la France.
Voici son fameux gouverneur, Beauvilliers, âme de prêtre et tour d’esprit de gentilhomme, destiné aux ordres et forcé de devenir duc, dévoué à la monarchie comme à une Église, grave, de conscience profonde, un peu ascète, enseignant, surtout par l’exemple, une manière de vertu austère, scrupuleuse et forte, quelque chose, en vérité, comme Joad auprès de Joas.
Voici le précepteur, Fénelon, moins prêtre, malgré la robe, ou prêtre autrement, très gentilhomme, adroit, spirituel, insinuant, aimable, toujours aimable, la séduction faite homme, la grâce même, l’habileté sans que la dignité y perde rien et sachant faire de la dignité une habileté de plus, le talent de se faire aimer et de donner la sensation continuelle qu’on ne peut se passer de lui, le don de substituer sa personnalité à celle de ceux qui l’aiment, le subtil suggestionneur et l’enchanteur invincible ; et sous tout cela une fermeté, une suite, une attache incroyable au dessein une fois conçu, toujours vu, toujours poursuivi.
Voici Mme de Maintenon, si peu connue, si méconnue, si calomniée, mélange étonnant de sensibilité vraie, de raison imperturbable, d’adresse dominatrice, de persévérante ambition et de profonde tristesse au milieu même du triomphe ; Mme de Maintenon, née institutrice, maîtresse de maison et gouvernante des enfants de France, de qui l’ascendant sur Louis XIV tint à ce que Louis XIV avait cinquante ans et avait été parfaitement mal élevé, et qu’à cet âge et dans ces conditions on aime à avoir auprès de soi une femme qui ait toutes les qualités de la parfaite mère de famille, avec un reste de noble beauté et un grand air ; Mme de Maintenon, qui voulut être et qui fut pour la jeune duchesse de Bourgogne ce que Beauvilliers et Fénelon étaient au duc de Bourgogne ; qui trouva dans l’arrivée de la jeune princesse une occasion d’exercer ses singulières aptitudes d’institutrice et de directrice d’âmes, pour le service, plus que jamais, de la monarchie et de la France.
Voici Louis XIV à cinquante ans, très ferme encore d’esprit, attentif et laborieux aux affaires, plus peut-être que vingt ans en deçà, l’intelligence, cette intelligence si nette, claire et directe, toujours tendue sans surmenage, et toujours patiemment active ; mais affaibli déjà de corps, souffrant de fâcheux anthrax, averti par les premières approches de la maladie, point assombri, mais déjà grave, dévot d’une dévotion royale encore, toujours amoureux de représentations et de fêtes, mais tournant au père de famille et au grand-père, diligent auprès du duc de Bourgogne et proprement ravi de la jeune duchesse qui lui venait de Turin.
C’est amusant de voir Louis XIV déguindé et désempesé, pour quelques heures ou pour un jour, comme il lui est arrivé quelquefois, quoi qu’on puisse croire. On le voit tel ici, le jour, par exemple, de la naissance précisément de son premier petit-fils, le duc de Bourgogne. La scène, vive, pittoresque, bien composée, en bonne lumière et en plein relief, tout à fait dans la manière de Saint-Simon, est excellente et fait grand honneur à l’auteur.
Le roi est là, anxieux, car l’indisposition de la Dauphine est grave et se prolonge depuis trente-six heures. Il a fait convention avec Clément, l’habile accoucheur, pour être averti aussitôt que possible de ce qu’il est impatient de savoir. Si c’est un garçon, … soyons Dangeau, si c’est un prince, Clément doit dire : « Je ne sais point encore. » Si c’est une princesse, il doit dire : « Je ne sais pas. »
« Eh bien ! Clément ? dit le roi.
— Sire, je ne sais point encore, répond Clément d’un air satisfait ; et vite le roi : « Messieurs, nous « avons un duc de Bourgogne. »
Et tout aussitôt, rumeurs, clameurs, désordre, chambre envahie, consignes méprisées, valets mêlés aux princes, ducs et duchesses. On veut les chasser. « Point, dit le roi ; ils n’ont pas pu contenir leur joie. » Pour cette fois, le désordre ne lui déplaît pas. On allume des feux de joie dans la cour avec des paillasses, des bancs, des matériaux et des vêtements qui quittent comme d’eux-mêmes les épaules. Le roi rit. « Pourvu, seulement, qu’ils ne nous brûlent pas ! » Le roi n’est plus le même. Louis XIV a oublié l’étiquette ! « Sa Majesté n’a plus sa tête. » On aime à le voir un jour dans cet état-là.
Notez qu’à son « élargissement », comme dirait Saint-Simon, et à sa joie, à son abandonnement d’un jour, une vue juste se mêle encore, et qu’il sait bien que rien n’est confirmatif de l’étiquette et du bon ordre que de savoir les oublier un instant, en une circonstance unique, où quand même on ne se détendrait pas, il serait habile de paraître se détendre.
Et enfin voici cette charmante, cette divine duchesse de Bourgogne, qui enchanta le roi, qui enchanta Mme de Maintenon, qui enchanta la cour, qui enchanta tout le monde, ni plus ni moins, peut-être plus, qu’avait fait, vingt ans auparavant, sa propre grand’mère, Madame, Henriette d’Angleterre, duchesse d’Orléans. Aussi bien c’étaient propos de cour vers 1700. Les jeunes disaient : « Elle est adorable. » Les vieux disaient : « Si vous aviez connu sa grand’mère. — Oui, oui, Henriette d’Angleterre ! L’inoubliable Henriette d’Angleterre ! M. le Duc est du temps d’Henriette d’Angleterre ! »
Or donc, qu’était-ce au juste, et sans un enthousiasme, dont à trois siècles de distance
nous pouvons être exempts, que cette extraordinaire duchesse de Bourgogne ? Tout compte
fait, elle était laide. « Régulièrement laide »
, dit Saint-Simon, qui
l’adore, et sans en être sûr, je pense que cela veut dire : « laide, si l’on regarde à la
régularité des traits ». — « Régulièrement laide, les joues pendantes, le front
trop avancé, un nez qui ne disait rien, de grosses lèvres mordantes, … des yeux les plus
beaux et les plus parlants du monde, peu de dents et toutes pourries, le plus beau teint
et la plus belle peau, peu de gorge, mais admirable, le cou long, avec un soupçon de
goitre qui ne lui seyait pas mal, un port de tête galant, gracieux, majestueux, et le
regard de même, le sourire le plus expressif, une taille longue, ronde, menue, aisée,
parfaitement coupée, une marche de déesse sur les nuées. »
Bref, c’était une laide qui avait de beaux yeux et qui était bien faite. Mais d’abord,
pour ce qui est d’ensorceler les gens, la beauté n’est rien et l’air est tout ; et l’on
voit aux lignes qui précèdent de quelle physionomie était douée la séduisante princesse.
C’est ce que fait très sagement observer le même Saint-Simon, quand en parlant de Mme de la Vrillière il dit : « Madame de Vrillière, qui, sans
beauté, était jolie comme les Amours… »
Ensuite la jeune Piémontaise eut cette fortune de n’avoir que onze ans quand elle arriva
à la cour de France. Déjà elle n’était point jolie. On le voit au portrait qu’en fait
Louis XIV le premier jour où il la vit : « Elle a la meilleure grâce et la plus
belle taille que j’aie jamais vues ; des yeux vifs et très beaux, des paupières noires
et admirables ; le teint fort uni, blanc et rouge, comme on peut le désirer ; les plus
beaux cheveux, noirs et en grande quantité. Elle est maigre, comme il convient à son
âge, la bouche fort vermeille, les lèvres grosses, les dents blanches, longues et très
mal rangées. »
On le voit aux propos très réservés de la duchesse de Lude l’annonçant à la cour : « La duchesse est d’une figure aimable, bien
faite dans sa taille, et j’ose espérer qu’elle plaira au Roi. »
On le voit à la
circonspection plus grande encore de Dangeau : « La princesse m’a paru fort
aimable ; je ne reviens pas sur ce chapitre, de peur d’en dire trop. »
On le
voit à ce mot de Mme de Maintenon : « On nous mande que la
princesse de Savoie, quoique laide, ne déplaît pas. »
Le portrait qui fut envoyé
de Turin au duc de Bourgogne au moment des fiançailles, et dont on trouvera la gravure en
tête du volume de M. d’Haussonville, n’est pas pour nous donner un frisson d’admiration.
Il nous montre une jeune personne qui est toute en front et en yeux, avec un menton avancé
et dur, le tout sec et sans grâce.
Donc, déjà elle n’était point jolie ; mais elle avait onze ans ; on lui accorda le bénéfice de l’âge ingrat ; on admira ses yeux et son teint et l’on se dit que le reste s’arrangerait. Il ne s’arrangea point du tout et peut-être au contraire, comme on peut le supposer par Saint-Simon : mais la petite princesse avait eu le temps de s’imposer par son charme et sa physionomie et sa démarche, et l’on ne songea plus à sa figure. Bien lui a pris devenir en France à onze ans.
Quant à son caractère, tel qu’on le voit dans ce premier volume, voulez-vous que je dise ? Il n’y a qu’un mot qui serve. Il est effrayant. Positivement il m’épouvante. Cette enfant a onze ans juste, et c’est une femme de vingt-cinq ans pour la maîtrise de soi et le don de savoir ce qu’elle veut. Rieuse, soit, et caressante, mais avec dessein et pour séduire et conquérir ; du reste prudente, réservée, parlant peu, parlant à propos, parlant juste, calculant, sans en avoir l’air, la portée de toutes ses paroles. Nulle étourderie, nulle pétulance, nulle irréflexion. Elle a onze ans et c’est un diplomate. Elle a onze ans et c’est Mme des Ursins. Elle a onze ans et c’est Mlle Talleyrand. Je vous dis que c’est effrayant.
Tous les témoignages sont d’accord sur ce point. Madame, duchesse d’Orléans, écrit à sa
tante, l’électrice de Hanovre : « Elle est très sérieuse dans tout ce qu’elle a
fait pour un enfant de son âge et très politique. Elle fait peu de cas de son grand-père
et nous regarde à peine, mon fils et moi ; mais dès qu’elle aperçoit Mme de Maintenon
elle lui sourit et va à elle les bras ouverts. Vous voyez par-là combien elle est déjà
politique… Il est impossible d’être plus politique que la petite princesse. C’est sans
doute son père qui l’a élevée ainsi. »
Mais Madame est connue comme caustique et morose. Eh bien, lisez Mme de Maintenon elle-même, qui est ravie de sa petite « nièce », qui est sous le
charme ; elle écrit à Mme la duchesse de Savoie et pour lui témoigner
son ravissement : « … Je suis surprise de la Princesse, et je n’ai rien vu de si
extraordinaire que son esprit. Il ne se montre pas par de bons mots, par des reparties
vives et surprenantes ; ni par des effets de mémoire qu’on voit en d’autres enfants.
Elle parle si peu qu’elle ne dit jamais rien de mal à propos ; elle écoule sans faire
semblant d’écouter et paraissant nôtre occupée que de son plaisir… Elle craint de
déplaire ; mais elle ne cherche point à plaire avec empressement… Elle a un pouvoir
incroyable sur elle… Elle garde le secret sans se couper par la moindre mine ; et quand
il devient public elle ne se fait pas un mérite de l’avoir su et de l’avoir tu. Encore
une fois, Madame, tout en est surprenant. »
Surprenant est bien le mot, et inquiétant le serait mieux encore. Ce diplomate d’onze ans était bien la fille de Victor-Amédée. On sait que plus tard l’exquise duchesse de Bourgogne fut très soupçonnée d’avoir joué à la cour de France, dans le plus profond mystère et qui ne fut démêlé qu’après sa mort, un rôle qui appartient à la diplomatie souterraine. C’est un problème historique qui n’a pas encore été élucidé, je crois, et qui le sera sans doute dans le second volume de M. d’Haussonville. Je l’attends avec impatience à cet égard, comme, du reste, à tous les égards. M. d’Haussonville a un mot dans sa préface sur « cette petite âme obscure ». Telle que je vois jusqu’à présent la petite duchesse de Bourgogne, je ne suis pas sans quelque défiance à l’endroit des obscurités redoutables de cette petite âme très compliqués et très couverte… Voilà ce que c’est de savoir composer. On écrit un volume qui intéresse par lui-même et qui éveille l’intérêt encore plus sur celui qui le doit suivre.
Psychologie du socialisme
Sous le titre de Psychologie du socialisme, M. Gustave Le Bon, auteur de la Psychologie des foules, nous présente un livre où il n’y a pas beaucoup de psychologie et où il n’est pas très souvent question de socialisme.
Il y est parlé du conflit des races ; du péril jaune ; des dégénérés ; des inadaptés ; des universitaires, qui du reste y sont considérés tantôt comme des inadaptés, tantôt comme des dégénérés ; de l’éducation nationale ; de l’enseignement supérieur et de l’enseignement secondaire ; et même de temps en temps, il y a quelque paragraphe sur le socialisme ou sur la psychologie du socialisme ; car il faut parler un peu sur tout et même sur l’ordre du jour.
Sérieusement, ce livre est trop touffu et trop conçu selon le procédé digressif. C’est du Montaigne. Sans doute on ne peut nier que tout ne soit dans tout ; mais, un sujet étant choisi, il y a, cependant, des éliminations nécessaires, et personne n’est plus persuadé que moi de deux choses, à savoir qu’il faut parler de tout et qu’on ne peut pas dire tout à la fois. Il y avait deux ou trois volumes différents et se faisant suite, à écrire sur les matières que M. Le Bon traite en celui-ci. Je lui reproche de ne les avoir pas écrits les uns après les autres.
Je lui reprocherai aussi, malgré une documentation qui sur certains points est très étendue, d’avoir trop d’imagination. Il se laisse aller quelquefois à des visions qui n’ont dans la réalité qu’un point de départ très insaisissable et qui, en déconcertant un peu le lecteur, compromettent ce qu’il y a de solide et dans les faits et dans les raisonnements précis dont, d’ailleurs, son livre abonde. Savez-vous ce qu’en régime socialiste deviendraient les riches et les forts qu’on n’aurait pas eu le temps de déposséder ? Ils iraient en Islande, et là, par leurs capitaux et leur intelligence, fertiliseraient le pays, et, avec une armée de mercenaires, procéderaient à la conquête du monde.
Je n’en crois rien du tout. En régime socialiste les riches et les forts qu’on aurait parfaitement dépossédés, du moins partiellement, iraient dans les pays non socialisés, où ils auraient placé par avance, à les supposer prudents, leurs capitaux mobilisables, et ils y vivraient et feraient souche ; et ce serait comme la Révocation de l’Édit de Nantes ou comme l’Émigration, moins le retour ; et voilà tout. Point d’Islande.
Ces excursus, ces algarades promptes et vives d’une imagination alerte sont agréables, à la condition qu’elles aient de l’agrément, et il y faut prendre garde. Je ne vois guère en ce siècle que De Maistre et Renan qui aient pu se les permettre à peu près impunément.
De même, encore que j’aime bien le pamphlet, — cela réveille, — la diatribe sans cesse recommençante de M. Gustave Le Bon contre l’Université, qu’il connaît assez mal, finit bien un peu par agacer. Et, encore une fois ici, ce n’est pas cinq ou six explosions, au cours d’un livre très scientifique consacré à autre chose, qu’il nous fallait ; c’est un livre sur l’Université et son esprit et son influence et son avenir qu’il aurait convenu d’écrire. Il pourrait être très intéressant. La question est à étudier froidement et avec information étendue et contrôlée. Mais on conviendra que la question universitaire et la question du péril jaune sont, quoi qu’on puisse dire, un peu éloignées l’une de l’autre et qu’on ne s’attendait guère à voir Ulysse en cette affaire.
Je n’en ai pas moins été très captivé par cet écrit très intelligent, très inspirateur, tout plein d’idées et souvent d’idées originales. Là où il s’occupe du socialisme M. Le Bon le considère comme une religion ; et ce n’est pas là ce qui est original ; et cela a été dit très souvent ; mais il l’analyse à ce titre avec une grande sûreté et une grande pénétration. Doctrine à base sentimentale, qui a pour source la charité, pour soutien l’espérance et qui est une foi : voilà le socialisme. Il y a longtemps que j’ai dit : « Le socialisme, c’est le christianisme sans Dieu », et quand je l’ai dit, je le disais probablement d’après un autre. Oui, le socialisme est une religion et ses adeptes ont tous les caractères du croyant, et ces caractères sont souvent fort bien mis en lumière par M. Le Bon.
Cela fera sursauter les socialistes d’outre-Rhin et les dévots de Karl Marx ; et ils crieront : « C’est du socialisme préhistorique que l’on nous parle ; c’est du socialisme d’avant 48 ! » Ce n’en est pas moins vrai. Je suis persuadé que dans les pays scientifiques le socialisme se transformera. Il se transforme déjà. Je suis persuadé que dans les pays « latins », comme on dit, dans les pays de sensibilité et d’imagination, dans les pays littéraires, il se transformera aussi, mais moins, et restera une foi et une religion ; et que c’est précisément pour cela qu’il y restera fort. Sur ces points, si je ne suis pas tout à fait d’accord avec M. Le Bon, je ne suis pas loin de l’être.
Je goûte aussi très fort, sans être tout à fait de son avis, et en regrettant surtout qu’il n’ait pas donné assez de développement à cette considération, son analyse de la démocratie en ses rapports avec le socialisme.
La démocratie, pour M. Le Bon, est le contraire même du socialisme et elle est son
redoutable ennemi. Rien plus que la démocratie ne favorise l’individualisme et ne permet à
l’individualité forte de trouver sa voie et de s’élever à la puissance. En d’autres
termes, rien n’est plus aristocratique que la démocratie. Dans l’égalité des droits
qu’elle établit, elle laisse le faible périr, et elle ne permet qu’au vigoureux de se
dépêtrer dans la lutte et d’émerger. Comme dit l’Anglais Maine parlant des États-Unis
d’Amérique : « On n’a jamais vu jusqu’ici de communauté où le faible ait été plus
impitoyablement rejeté contre le mur ; où ceux qui ont réussi aient été aussi
uniformément de la race des forts ; où dans un temps aussi court, il se soit fait une
aussi grande inégalité de fortunes privées et de luxe domestique. »
Il y a donc
opposition de nature, et fondamentale, entre la démocratie et le socialisme. Cette
opposition n’est pas encore « visible pour les esprits superficiels et la plupart
ne considèrent le socialisme que comme l’aboutissement nécessaire des idées
démocratiques »
; mais cette opposition, les socialistes modernes « ont
fini par l’entrevoir au moins d’instinct »
, et de cet instinct est née une haine
à demi consciente encore pour le régime démocratique. Ils commencent à détester la
démocratie comme une merveilleuse ouvrière d’aristocratisme.
Il y a du vrai dans cette vue, beaucoup de vrai.
Pour être complet il faudrait peut-être dire que le socialisme dérive de la démocratie comme de sa source, puis se retourne contre elle comme contre son obstacle.
Il dérive de la démocratie : la démocratie a pour principe l’égalité ; on commence par l’égalité des droits ; puis, quand on s’aperçoit que l’égalité des droits laisse tout leur jeu à l’inégalité des forces naturelles et ne lui donne que plus de jeu, on en arrive à vouloir l’égalité des conditions et l’on se trouve en plein socialisme. Le socialisme est donc démocratique par essence et antidémocratique par son développement naturel. À proprement parler, il est la démocratie se retournant contre elle-même à un moment donné et s’accusant de s’être trompée.
Seulement il ne faudrait pas croire que le socialisme fût plus près de l’aristocratie que de la démocratie. Oh ! non ! La démocratie crée des inégalités ; mais l’aristocratie les consolide. L’aristocratie plutôt consolide les inégalités existantes qu’elle n’en crée de nouvelles ; mais elle donne aux inégalités une permanence et une stabilité héréditaires ; des inégalités elle fait des choses constitutionnelles et nationales ; C’est là son grand tort aux yeux des démocrates et des socialistes.
Et le socialiste logique déteste, selon son tempérament personnel, ou davantage l’aristocratie qui consolide les inégalités existantes en permettant peu aux inégalités nouvelles de se produire ; — ou davantage la démocratie, qui crée incessamment des inégalités nouvelles en permettant peu, précisément pour cela, aux inégalités d’hier de se maintenir ; — mais ce qui est certain, c’est qu’il les déteste toutes les deux.
Cela dépend des tempéraments, et cela dépend aussi des temps et des lieux. En un temps et dans un pays où l’aristocratie, très forte, maintient très ferme les inégalités existantes, c’est-à-dire ses privilèges, et, au-dessous d’elle, ne permet pas de marée montante, le socialiste, sans aimer l’aristocratie, peut très bien être conservateur. Il peut très bien accepter l’égalité de conditions que l’aristocratie maintient au-dessous d’elle, et craindre une démocratie qui serait immédiatement artisan éminent de rapides et tempétueuses inégalités sociales.
Dans un pays et dans un temps où la démocratie est très forte, très vigoureuse et très agissante, en Amérique de nos jours, le socialiste peut très bien estimer que rien n’est contraire à l’égalité des conditions comme une république de gens énergiques.
Mais dans un pays de démocratie languissante, comme le nôtre, où les énergies individuelles ont excessivement rares et où celles qui existent sont assez courtes, l’égalité des droits ne menant pas très rapidement à l’inégalité monstrueuse des conditions, le socialiste ne s’aperçoit pas que la démocratie est ouvrière d’aristocratisme ; il n’a pas lieu de s’en apercevoir ; et il reste démocrate, et le parti démocrate-socialiste peut exister ; et il existe, encore que logiquement la dénomination dont il se désigne soit un contresens.
Voilà sur quoi M. Le Bon a glissé et ce que j’aurais souhaité qu’il approfondit. Je m’excuse de n’avoir pas assez d’espace ici pour l’approfondir plus moi-même.
Les conclusions de M. Le Bon sont plutôt des expressions de tendances que des conclusions. M. Le Bon, pénétré des idées de Spencer, évolutionniste, non seulement convaincu, mais fervent, est très nettement antisocialiste. N’étant pas socialiste, moi-même, je ne songe pas à lui livrer bataille sur ce point. Mais, comme dit le prince d’Aurec, il y a la manière, et aussi il y a des degrés.
Remarquez qu’à l’extrême rigueur l’homme qui fait la charité est socialiste. Évidemment ! Le socialisme, c’est le droit du faible. C’est le désir que le faible, quelque faible qu’il puisse être, se tire d’affaire, ne succombe pas ; c’est le désir que, la nation dût-elle s’en affaiblir, le faible se sauve. Donc sitôt que vous aidez le faible à se sauver, vous avez le bout du pied ou de la main dans le socialisme.
La vraie théorie antisocialiste, ah ! mais, radicalement, c’est la théorie évolutionniste, qui affirme que les faibles n’ont aucun droit et doivent périr, comme il est assez évident que la nature le veut. Dans cette théorie-là, secourir le faible, c’est aller contre la Loi, la grande loi naturelle ; c’est un crime de lèse-nature. La sainte Évolution veut que le fort survive seul.
Mon Dieu, je ne crois pas céder à une sensibilité exagérée ni funeste, et je ne crois pas mériter d’être traité de socialiste, ce qui, du reste, me serait égal, en me déclarant très partisan de la charité sous toutes ses formes, et même, et surtout, de la charité sociale.
Je suis très convaincu que l’homme fait très peu contre les lois naturelles ; mais c’est précisément parce qu’il ne peut faire que très peu qu’il n’y a aucun danger à ce qu’il fasse tout le peu qu’il peut faire. Il ne dérangera pas l’évolution, allez. Elle continuera très bien son chemin. L’ordre naturel ne sera pas bouleversé. N’ayez pas cette crainte. Le socialisme, lui-même, le collectivisme, la parfaite égalité des conditions fussent-ils établis demain, la « bonne nature », ainsi nommée par antiphrase, reprendrait après-demain son petit train ; l’évolution agirait de nouveau comme à son ordinaire, et l’inégalité, que veut la nature, et la prépondérance du fort sur le faible seraient vite rétablies.
Par conséquent aider le faible, ce n’est pas contrarier la Loi naturelle, c’est tout au plus la taquiner ; ce n’est pas lui ravir l’empire, c’est dérober quelque petite chose à sa toute-puissance. N’ayez pas peur pour elle. Oh ! la crainte touchante et vaine !
Mais c’est que (pardonnez-moi si je force voire pensée en ne songeant qu’à aller jusqu’où elle va), c’est qu’au fond vous ne voulez pas seulement qu’on ne contrarie pas la loi naturelle ; vous voulez qu’on l’aide. Il faut agir conformément à la nature, comme disaient les stoïciens, en un tout autre sens. Cette loi de la survivance des forts et de la disparition des faibles, non seulement il faut la respecter ; mais il faut en être les ministres. Sous cette forme, c’est plutôt du Nietzsche que du Le Bon, mais, enfin, c’est encore un peu du Le Bon.
À quoi je réponds : Pourquoi ? — Pourquoi cette vénération superstitieuse à l’égard de la loi naturelle ? Pour que tout dans l’ordre universel soit bien exactement sur la même règle sans la plus petite infraction, sur la même note, sans la moindre dissonance ? Mais… je m’en moque ! Cette régularité ni ne m’oblige ni ne m’impose. Les dieux s’en vont. En voici un nouveau : l’Évolution. Je veux bien y croire ; mais je ne suis tenu à rien envers lui. Que la nature agisse partout de la même façon et dans l’homme d’une façon un peu différente, cette contrariété me paraît pas monstrueuse, ni y contribuer à un sacrilège.
Pourquoi aider le droit de la force ? Pour que l’humanité soit plus forte, plus saine, plus belle, idée nietzschéenne ? Notre devoir est-il de faire l’humanité si belle que cela, au mépris de la pitié ? Qu’est-ce que ce rêve puéril d’artiste ? Il me fait sourire, parce que je songe au mince résultat. De combien sera-t-elle plus belle, votre humanité ? Allez donc ! Elle sera toujours ridicule. Un peu moins ? Bel avantage ! Cette prétention des hommes à vouloir faire une race de dieux me paraît tout à fait amusante, et quand je songe que c’est au prix du sacrifice de vies humaines, ça ne m’amuse plus. Interdire la pitié sur la surface du globe pour obtenir quelques centaines d’Hercule et quelques milliers d’Alcibiade. Ça vaut bien la peine ! — Quelques Newton, aussi ! — À la bonne heure ! Et notez que je n’en suis pas sûr. Mais, ma foi, quelques grands intellectuels de moins, cela est-il un résultat qui vaille que l’on détruise tout altruisme au cœur de l’humanité ? Je ne crois pas.
Songez donc que l’altruisme aussi est une beauté, que « aimez-vous les uns les autres » non seulement est bon, à mon avis, mais est beau, et que le rêve esthétique dont il s’agit va à détruire une des splendeurs du genre humain, une des fleurs de la terre, et qui est peut-être la plus éclatante ! Non. Entre le devoir de faire une humanité supérieure, d’un demi-degré, à celle qui existe, et le devoir de ne pas écraser celle qui est, je crois au moins qu’on peut hésiter.
Pourquoi encore aider le droit de la force ? Pour faire une patrie forte, idée spartiate ? Soyez sûr qu’au fond c’est l’idée de Spencer. Un Anglais est toujours Anglo-Saxon. Ceci me touche bien davantage. Aussi j’ai toujours dit : « Tout ce qui n’est pas le despotisme absolu, à la Spartiate, affaiblissant la patrie, il ne faut s’éloigner du despotisme que l’œil fixé sur les pays étrangers, de manière à les devancer dans cette voie, mais à ne pas les devancer trop. Libéralisme ? Oui ; mais dans la mesure où le lien social ne sera pas sensiblement plus relâché qu’il ne sera ailleurs. Décentralisation ? Oui ; mais dans la mesure où la “synergie nationale”, comme dit votre ami M. Mazel, n’en sera pas distendue, et dans les choses seulement où la décentralisation ne brisera pas le faisceau de défense ou même d’attaque, l’attaque étant quelquefois une nécessité de la défense. » Et ainsi de suite.
Et il en va tout de même de la charité sociale, de la pitié, de la protection de l’État à l’égard des faibles. Mais voilà tout. Pousser les choses jusqu’à créer une nation de malingreux et de rachitiques et aussi d’« inadaptés », et ici M. Le Bon a raison, serait une folie, parce que ce serait un danger social. Mais lacédémoniser, ce serait une cruauté, et ce serait une folie aussi, parce que cela créerait une dérivation, un exode de population de chez nous vers d’autres régions plus hospitalières. La charité sociale à un certain degré peut être antinationale ; à un certain degré et pratiquée intelligemment, elle est un patriotisme bien entendu. Ne nous faisons pas trop les collaborateurs de la loi naturelle, qui, hélas ! n’a pas besoin de nous…
J’en dirais long. Le livre excentrique, je veux dire insuffisamment ramené à un centre unique et précis, de M. Gustave Le Bon invite continuellement à penser et à discuter. Je souhaite qu’il soit beaucoup lu. Il ne peut être que très utile. La pensée dernière qui s’en dégage, c’est que « les pays latins » sont les meilleurs bouillons de culture du socialisme ; mais que, de tous les pays latins, la France est celui qui est destiné à être le plus tard profondément envahi par lui. Il est possible, quoique M. Le Bon ne me l’ait nullement prouvé, que M. Le Bon ait raison sur ces deux points. Attendons. En attendant, suivons avec attention l’enquête que poursuivent avec tant de diligence, et de talent aussi, les savants comme M. Le Bon, sur ce qu’on doit appeler « la question du xxe siècle ».
Sur Richard Wagner
Ceux qui ne connaissent pas un mot ni de l’art ni de la pensée de Richard Wagner, et il en est peut-être encore quelques-uns ; ceux qui ne connaissent que partiellement ses œuvres, ou qui, auditeurs du musicien, n’ont pas pu prendre connaissance des ouvrages du philosophe et du critique ; ceux qui n’ont lu qu’une faible partie de l’immense « littérature wagnérienne », c’est-à-dire de la bibliothèque que l’on a écrite sur les œuvres et sur les idées de Wagner ; ceux qui ont lu tout ce qu’on a écrit sur le maître de Leipsig, et qui, précisément pour cela, seraient assez curieux d’avoir en mains un résumé impartial et complet et lumineux de tous ses commentaires et explications ; — tous ceux-là ont pour devoir de lire le livre magistral que M. Henri Lichtenberger vient de nous donner sous le titre : Richard Wagner poète et penseur.
M. Lichtenberger nous y présente avec une souveraine clarté : une vie de Wagner ; tout ce qu’il en faut, au moins, pour le connaître, le reconnaître et ne le point méconnaître ; — l’analyse détaillée et précise de tous ses poèmes ; — l’exposition très exacte, pour autant que je m’y connaisse, de ses idées générales ; — le compte rendu très serré et très net de ses idées littéraires et artistiques. Je ne sache pas de livre plus complet. À cet égard, au moins, il a quelque chose de définitif.
Je suivrai M. Lichtenberger, pour donner une idée de son ouvrage et pour mettre en goût de le lire, en son enquête sur Wagner philosophe et en son enquête sur Wagner théoricien littéraire. Ce sera bien assez pour un jour.
Au risque de blesser bien des wagnériens et M. Lichtenberger lui-même, quoiqu’il ne soit ici et ne veuille être qu’un rapporteur très froid et nullement un panégyriste, je dirai d’abord que je fais petit état de Wagner considéré comme philosophe. Ses idées générales sont curieuses, quelquefois, par la façon originale et excitante dont elles sont exposées ; au fond elles sont les plus rebattues du monde et se sont succédé, du reste, avec une sensible incohérence, quelque effort qu’on ait fait, qu’on fasse, ou qu’on doive faire pour les ramener soit à l’unité, soit à une intelligente évolution.
Sous l’influence de différents penseurs (Novalis, Feuerbach, Schopenhauer), sous l’influence aussi des circonstances (avant 1848, après 1848, avant 1870, après 1870) il a été, successivement, pessimiste, puis optimiste, puis pessimiste, puis optimo-pessimiste, si je puis dire, finissant à peu près par croire que le monde est mauvais, mais que l’humanité peut se régénérer par un effort de volonté et d’amour ; et cette dernière pensée, qui est la plus originale de Wagner, me paraît encore être, à bien peu près, celle de Jean-Jacques Rousseau.
Tout compte fait, et je soumets cette « intuition », pour parler la langue de Wagner, à M. Lichtenberger lui-même, il me semble bien que Wagner, comme tous les hommes de volonté du reste, est au fond un optimiste. Car avoir toujours un peu cru et s’arrêter définitivement à croire, que l’homme, très bas tombé, peut un jour se « régénérer » par lui-même, et opérer par lui-même et sur lui-même une palingénésie, c’est être optimiste en proportion même de la croyance où l’on est que le monde et l’homme sont mauvais. Plus on croit le monde mauvais et l’homme gâté, plus il faut une dose forte d’optimisme, plus il faut comme une intensité extraordinaire d’optimisme, pour croire que l’homme est capable de se relever tout seul et de refaire l’univers bon. Il n’y a de pessimiste que celui qui croit que l’homme est mauvais et restera tel, — et celui qui croit que l’homme est mauvais et qu’un secours versé d’ailleurs peut le rendre bon et le sauver.
Mais quoi qu’il en soit, dans ses oscillations entre le pessimisme et l’optimisme, Wagner n’a montré aucune originalité profonde ; et son philosophisme, encore qu’intéressant par quelques détails, et qu’il est bon de connaître, peut, en dernière analyse, cire tenu pour négligeable.
Les méchants remarqueront même que les idées générales de Wagner ne sont souvent que
comme des prolongements de ses idées de métier et, pour ainsi dire, de ses idées
domestiques. Il nous dira par exemple : « Ce qui ruine l’humanité, c’est le manque
d’amour, c’est l’individualisme… Par exemple, qu’est-ce qui fait que l’opéra, tel qu’il
est pratiqué, est une manière de monstre ? C’est que le musicien va de son côté ne
songeant qu’à lui, le librettiste du sien, ne pensant qu’à soi, et le chanteur du sien,
ne se préoccupant que de sa personne, et qu’il n’y a pas une conspiration de tout le
monde pour une œuvre commune. Ainsi va l’opéra, ainsi va le monde. L’opéra est mal fait
et le monde aussi… »
Une théorie philosophique a été inspirée à Wagner par des
considérations techniques sur son art. Philosophie de chef d’orchestre.
Qu’elle en soit plus mauvaise, je ne dis pas cela ; mais elle pourrait avoir comme des assises et des fondements un peu plus larges. Au fond, ce que Wagner a toujours rêvé, c’est une humanité constituée de manière à avoir pour aboutissement et pour cause finale la création, l’intelligence et le culte du Théâtre Wagner : et toutes ses théories ont été dominées et comme inspirées par cette préoccupation.
C’est ici même qu’on pourrait retrouver l’unité de ses idées si diverses et en fixer le point central. Ce ne serait pas très difficile, ni très faux, encore que ce fût un peu malveillant, ce pourquoi je ne le fais point.
Reste que Wagner philosophe peut être, sinon passé sous silence, du moins rapidement salué. Il est encore intéressant de constater qu’un tel artiste a eu quelques regards circulaires sur le monde, qui ne sont pas sans quelque étendue.
Là où, au contraire, Wagner se montre, sinon philosophe, au sens précis du mot, du moins doué d’esprit philosophique, c’est dans ses œuvres artistiques. Il n’y a pas de théâtre, même en tenant compte de celui de M. Ibsen, qui soit plus un « théâtre d’idées » que le théâtre de Wagner. On peut même dire que de chacun de ses poèmes, une grande idée philosophique est la source même, toute féconde et toute jaillissante. Ce qui domine Le Vaisseau fantôme, c’est l’idée de l’invincible et funeste besoin de repos qui saisit l’âme au milieu des orages de la vie. Ce qui domine et remplit Lohengrin, c’est l’idée de la foi dans l’amour et de la nécessité de la foi en l’être aimé pour que l’amour puisse subsister. Ce qui domine et remplit L’Anneau de Nibelung, c’est… oh ! ici il y en a dix pour une… c’est l’irréductible Opposition entre l’aspiration vers l’amour et la soif de l’or et de la puissance ; c’est l’idée du détachement, seul capable de donner à l’âme la paix et la véritable puissance, c’est-à-dire la maîtrise de soi ; c’est l’idée de la science, funeste à l’homme et le paralysant par la connaissance et comme la sensation présente de l’avenir, etc. — Tous les poèmes de Wagner — et c’est là leur première puissance sur les imaginations allemandes — sont des poèmes philosophiques. L’œuvre artistique de Wagner est philosophique tout entière.
Il a même résolu le problème éternel de l’union de la philosophie et de l’art. Comment fait-on une œuvre artistique avec une idée ? On fait une œuvre artistique avec une idée en transformant une idée en un mythe, ou en considérant un mythe ancien et en retrouvant l’idée. L’art consiste à donner à une idée une vie sensible. Le mythe, c’est une idée qui vit dans l’histoire d’un personnage, et qui par là est sensible au cœur tout en restant visible à l’intelligence. Ce n’est pas plus difficile que cela.
Seulement, pour que l’œuvre d’art ne soit pas d’une parfaite froideur, il ne faut pas que le mythe ait été laborieusement échafaudé et construit autour de l’idée ; ou il ne faut pas que, du mythe qu’il a trouvé quelque part dans ses lectures, l’auteur dégage laborieusement et patiemment l’idée qui y est contenue. — Il faut qu’idée et mythe naissent ensemble, l’une revêtue de l’autre, tous les deux mêlés et vivant ensemble, sans que l’un précède et que l’autre suive. Si l’auteur crée lui-même le mythe, il faut qu’il ait conçu d’un seul coup, consubstantiels l’un de l’autre, le mythe et l’idée. Si l’auteur trouve le mythe dans ses lectures, il faut que, dès qu’il l’a rencontré, il l’ait vu tout de suite traversé, parcouru, éclairé et animé par l’idée dont il est le signe sensible. Ce doit être âme et corps, conçus ensemble et inconcevables séparément. Et cela n’est donné ‘qu’aux penseurs qui sont en même temps des artistes, qu’aux artistes qui pensent en artistes, et qu’aux penseurs qui imaginent en même temps qu’ils pensent.
Et c’est cela qui est difficile, et c’est précisément « le cas de Wagner », comme dit Nietzsche.
Remarquez que cela est surtout le propre même du musicien, et que la façon de concevoir qui était celle de Wagner, est précisément celle qui s’accommode le mieux avec l’art musical. J’ai souvent marqué quelque défiance — les droits du génie étant toujours réservés ; car le génie se moque des règles, c’est-à-dire des conditions ordinaires de l’art — à l’égard du « théâtre d’idées ». J’ai souvent dit que le théâtre était naturellement plutôt psychologique que philosophique, et que le lieu le moins propre à exposer une idée était le théâtre. J’en suis toujours très convaincu. Mais c’est du théâtre littéraire que je parlais, non du théâtre musical. Le théâtre musical est rendu très apte par ses limites même à exprimer des idées philosophiques très générales. Remarquez qu’il ne peut pas faire de psychologie. Il peut exprimer les passions dans leurs grandes crises et leurs grands effets ; il ne peut pas en exposer les secrets ressorts et les minutieuses péripéties. Son domaine, comme théâtre des passions humaines, est donc extrêmement limité. Je ne pense pas que vous songiez à mettre en musique le théâtre de Marivaux, de Musset ou de M. Jules Lemaître. Réduit aux grandes passions, en leurs moments de pleine expansion et de pleine clarté, il est donc très borné et condamné aux répétitions et à une certaine monotonie.
Mais il exprime admirablement une grande idée vivant dans un mythe clair et puissant qui parle à l’imagination. Cette idée, tout comme une grande passion à son moment de crise, est simple et large, sans nuances et sans subtilités. Elle peut s’exprimer par un art qui ne pénètre point dans l’âme et qui n’y circule pas par petits chemins ; mais qui l’enveloppe pour ainsi dire et l’embrasse et la maîtrise tout entière.
En termes plus philosophiques, si vous voulez, une idée littéraire est une analyse, et une idée philosophique est une synthèse. L’idée littéraire exige la parole qui est un instrument d’analyse ; l’idée philosophique (non pas à prouver, mais à faire sentir) s’accommode très bien de l’art le plus synthétique qui soit au monde.
Je dirai plus : la musique donne à l’idée philosophique tout son attrait en la maintenant dans son caractère d’idée vague et par conséquent dans la région d’un demi-mystère. Psyché en comédie n’aura jamais l’air d’un mythe. L’auteur voudra toujours m’expliquer le mythe, et en l’expliquant il en détruira le mystérieux. Psyché en opéra sera à moitié expliquée, à moitié laissée dans la pénombre où les idées générales ont besoin d’être laissées pour rester poétiques. Un certain degré d’indéterminé est nécessaire à une idée pour qu’elle soit poétique, parce que l’imagination n’est contente que si elle n’est pas satisfaite. La musique est donc admirable pour exprimer l’idée philosophique dans la juste mesure où elle remplit l’imagination sans la saturer, dans la juste mesure où elle convie l’imagination à rêver, en lui laissant la liberté de le faire.
C’est ce que Wagner avait merveilleusement compris ; c’est surtout à quoi il a réussi, plus d’une fois, miraculeusement.
Comme théoricien dramatique, Wagner, malgré bien des critiques qu’on lui a faites, me paraît avoir eu, en définitive, gain de cause. Le fond de ses idées sur cette matière, c’était que l’opéra devait être la conspiration de tous les arts, et qu’il en était, jusqu’à ce que Wagner vînt, la dissociation : c’était que le modèle de l’art théâtral et dramatique est la tragédie grecque, et que l’opéra, après avoir été, consciemment ou non, un effort pour revenir à la tragédie grecque, en était devenu une manière de caricature, c’était qu’il fallait revenir nettement à ce concours de tous les arts en vue d’un effet d’ensemble que la tragédie grecque avait réalisé. — Le « poème musical », c’est purement et simplement la tragédie grecque avec tous les moyens nouveaux que l’art de la versification, l’art du chant, l’art orchestrique, l’art de la décoration et l’art de la mise en scène ont pu trouver.
Il est étonnant, à ce propos, que Nietzsche, si passionnément amoureux de la beauté grecque, ait si violemment accusé Wagner de tourner le dos au pays de la beauté et du soleil et d’être une espèce de barbare septentrional. Cela me paraît être un pur et simple contresens. Wagner est un homme du moyen âge comme conception de ses sujets et un pur Grec comme conception de la construction de son œuvre et de toute l’organisation de son art. Eh bien, il a raison ! Comme art, il n’y a que l’art grec, et il faut pleinement y revenir. Comme matière d’art il faut prendre les mythes du moyen âge, parce qu’ils sont plus voisins de nous sans en être trop voisins, auquel cas ils ne seraient pas des mythes ni des légendes ; parce qu’ils sont encore au fond de nos imaginations et comme dans la pénombre de notre âme ; parce qu’ils sont générateurs de nos façons de sentir et même de quelques-unes de nos façons de penser. Il n’y a rien de plus raisonnable.
Remarquez même qu’il n’y a pas là deux points de vue. À un point de vue comme à l’autre, Wagner reste Grec, puisqu’il fait tout ce que les Grecs faisaient. Les Grecs, comme art, faisaient de la tragédie le concours et la conspiration amicale de toutes les formes d’art qu’ils connaissaient. Wagner en fait autant. Les Grecs, comme matière d’art prenaient leurs mythes nationaux et leurs légendes nationales. Wagner, comme matière d’art, prend ses mythes nationaux et ses légendes nationales, les mythes et les légendes de l’Occident. Il procède exactement comme Eschyle et Sophocle. Il est parfaitement d’accord avec sa théorie, et sa théorie est parfaitement coordonnée.
Maintenant, c’est précisément à cette méthode qu’on s’est attaqué, ou plutôt à cette idée génératrice de tout l’art wagnérien. On a dit : « Ceci est précisément en sens contraire de l’évolution universelle. L’évolution universelle va du complexe au simple, de l’homogénéité à une différenciation toujours croissante, de “l’œuvre d’art intégrale” vers l’œuvre d’art spécialisée. La tragédie grecque, synthèse de musique, poésie, danse, évolutions rythmiques, sculpture et architecture, était œuvre d’art intégrale ; c’est précisément pour cela qu’il faut que l’œuvre moderne ne le soit pas. »
J’ai trouvé cette objection devant moi, il y a quelque vingt ans, alors que, wagnérien sans le savoir, je soutenais que la tragédie grecque était un opéra et qu’elle avait bien raison de l’être et que tout effort pour réintégrer ainsi l’œuvre dramatique était un très louable effort. Je connais donc cette objection et j’y ai beaucoup réfléchi. Elle m’ébranle peu.
D’abord elle tendrait à représenter la tragédie grecque comme une œuvre barbare, et j’ai beau « me mettre au point de vue », il m’est très difficile d’accorder ici mon goût avec la doctrine évolutionniste, quelque respect que j’aie pour elle. — Ensuite, tout en reconnaissant très bien que la division et subdivision successive des genres est une loi de l’histoire littéraire (voir, si l’on veut, tout ce que j’en dis dans mon Drame ancien, drame moderne) et tout en rattachant, si l’on y tient, cette loi littéraire aux lois générales de l’évolution universelle, je ferai remarquer qu’elle est funeste, et que c’est le plus noble effort de l’humanité que de tenter d’y échapper, et que c’est précisément le rôle du génie de s’y soustraire. Elle est funeste ; car vous savez où elle va. Elle va à créer des sub-sous-genres et des hypo-sub-sous-genres qui ne représentent plus des fractions des facultés de l’esprit. Elle arrive par exemple à faire un genre du genre descriptif, c’est-à-dire de quelque chose qui n’est et ne doit être que l’ornement des autres genres. Elle arrive à éliminer du drame, comme au xviiie siècle, tout lyrisme, toute imagination et toute poésie, sous le prétexte, vrai du reste, que lyrisme, imagination et poésie ne font point partie de l’essence même du poème dramatique.
La loi de subdivision successive des genres, encore que très humaine et presque fatale, est donc funeste autant que fatale, et il serait bon de ne pas la couvrir de bénédictions.
Et je dis de plus que c’est précisément celui qui s’y soustrait qui a du génie et qu’on a d’autant plus de génie qu’on est capable et s’y soustraire, si même l’essence, au moins, du génie n’est pas précisément la capacité d’y échapper. Il en est ici tout de même que dans l’ordre des sciences. La multiplicité des connaissances humaines a fait que les sciences aussi se sont divisées et subdivisées à l’infini. Il y avait autrefois des hommes qui possédaient la science intégrale. C’était quand on ne savait pas grand-chose. Il n’y en a plus. Il n’y a plus que des spécialistes. Mais c’est très fâcheux. Et il me semble bien que celui-là, de temps en temps, de plus en plus rarement, qui, par des connaissances multipliées, et par une forte synthèse de ces connaissances diverses, donne seulement l’illusion d’être encyclopédique et « réintègre », ne fût-ce qu’incomplètement, ne fût-ce qu’en apparence, la science humaine, est salué homme de génie.
Pour en revenir à l’art, il en va ainsi, et, à tous risques et tous périls, que je reconnais qui sont grands, il faut qu’il y ait de temps en temps un homme assez audacieux pour tenter de réintégrer l’art (ce qui n’est possible qu’au théâtre) et de redonner au monde la partie la plus miraculeuse du « miracle grec ». Le tenter est déjà vénérable ; y réussir, ne fût-ce qu’à moitié, est magnifique, et en tout cas l’idéal est là. En cela comme en bien d’autres choses, Wagner a été un serviteur passionné et un prêtre fervent de l’idéal.
Je n’ai qu’effleuré une ou deux des vingt questions de première importance qui sont traitées dans le livre de M. Henri Lichtenberger. C’est un livre essentiel ; c’est un livre… inévitable. On ne peut guère se dispenser de l’avoir lu.
Darwinisme idéaliste, d’après M. Antonio Fogazzaro
M. Fogazzaro, qui nous est cher comme romancier, comme poêle et comme hôte, car Paris se souvient de la visite qu’il nous fit et où il conquit et s’attacha tous les cœurs, s’introduit auprès de nous comme philosophe par un livre spirituel, aimable et élevé, qu’il intitule un peu obscurément les Ascensions humaines. C’est un recueil d’études ; sur la doctrine évolutionniste c’est comme une suite d’illustrations brillantes et poétiques de la doctrine darwinienne, où M. Fogazzaro trouve beaucoup de choses, mais en particulier un idéalisme extasié et ravi. Vous savez assez que ce que l’on trouve le plus dans les doctrines comme dans les textes, c’est ce qu’on y met. Et certes il est intéressant de savoir ce qu’un poète, un idéaliste et un croyant, comme M. Fogazzaro, a trouvé ou a mis, et presque il n’importe, dans la théorie du glorieux naturaliste anglais.
Deux points de vue très distincts et que M. Fogazzaro n’a pas présentés d’une façon assez distincte, dans ce livre un peu digressif. D’abord une recherche des antécédents du darwinisme ; ensuite une recherche, et passionnée, de ce que le darwinisme contient d’idéalisme, de l’idéalisme latent qui est comme enveloppé dans la doctrine darwinienne et qu’il s’agit d’en démêler, à quoi M. Fogazzaro est passé maître.
Sur le premier point, vous n’ignorez pas que, dès qu’une doctrine nouvelle apparaît à la lumière de ce monde, on trouve presque immédiatement qu’elle a eu mille « précurseurs » ; qu’elle était annoncée et préparée par mille intuitions déjà très claires et précises ; qu’elle remonte à la plus fuligineuse antiquité ; que vraiment avant d’être inventée elle était banale ; et la phrase traditionnelle revient : « Tout ce qui est nouveau là-dedans est faux, et tout ce qui est vrai est aussi vieux que le monde. »
Ç’a été dit du christianisme, ce sera dit de toutes les nouveautés qui pourront se produire. À peine Laënnec eut-il trouvé l’auscultation qu’on découvrit qu’elle était dans Hippocrate. Seulement il avait fallu Laënnec pour qu’on la trouvât dans Hippocrate.
Donc M. Fogazzaro recherche les « précurseurs » de Darwin avec une louable diligence. Je dis louable, parce que chez lui ce n’est pas comme chez les autres chercheurs d’antécédents. Les ordinaires chercheurs d’antécédents songent toujours un peu à diminuer la nouvelle découverte ; M. Fogazzaro ne cherche qu’à la sanctifier. Il veut surtout montrer qu’elle a été, plus ou moins nette, dans l’esprit de très grands personnages chrétiens. Il rappelle Lamarck, Goethe, Malthus, bien entendu ; mais il aime Surtout à citer saint Thomas, saint Paul et, comme vous vous y attendiez, la Genèse elle-même.
Son idée maîtresse est celle de M. Asa Gray, à savoir que c’est la doctrine de la fixité des espèces qui est relativement récente et la doctrine transformiste, plus ou moins précise, qui est ancienne, comme on le voit par saint Thomas, saint Bonaventure, Albert le Grand, saint Augustin, lesquels ne sont rien autre que des model evolutionists.
Et là-dessus M. Fogazzaro rassemble et sollicite les textes en remontant des savants ecclésiastiques qui ont précédé de peu Charles Darwin, aux Pères de l’Église les plus lointains.
Et ces textes sont, tout au moins, très intéressants. C’est, par exemple, le P. Piancini
qui, dans son livre intitulé In historiam creationis mosaïcam
commentatio, démontrait « que le monde normal est venu au jour par une
succession lente et graduelle (gradatim et paulatim in lucem
editum) »
.
C’est saint Thomas, qui incline à croire à une sorte de création potentielle,
c’est-à-dire à une création où le créateur donne à la matière un pouvoir d’agir et de se
modifier par elle-même, théorie où, en effet, le transformisme peut entrer tout entier et
être à l’aise : « Dans la création originelle des choses le principe actif fut le
verbe de Dieu, qui, de la matière inorganisée, produisit les animaux, soit par des actes
immédiats, selon de nombreux saints, soit en puissance selon saint Augustin (vel in actu vel virtute). »
— C’est le même saint Thomas qui dit
encore à propos du germinet terra de la Genèse : « S’il dit :
“qu’elle entre en germination”, c’est qu’il lui a donné la puissance de produire ce qui
naît d’elle ; et cet ordre donné à la matière serait vain si elle n’avait reçu une force
germinative (pro nihilo materia requireretur nisi illi data esset seminalis
potentia). »
C’est enfin saint Augustin, maître du chœur, qui institue avec une relative précision cette doctrine de la matière douée d’un pouvoir de production et de modification d’elle-même et agissant par elle-même une fois que Dieu l’en a rendue capable. Le texte est vraiment curieux. Il est surtout d’une admirable poésie. Je reproche à M. Fogazzaro de ne l’avoir donné que par bribes insignifiantes. Je me garderai d’avoir cette discrétion :
Seigneur, s’il faut que ma langue et ma plume vous confessent tout ce que vous m’avez appris sur le sujet de cette matière première, j’avoue qu’en entendant autrefois nommer ce nom par ceux qui m’en parlaient sans y rien comprendre en n’y comprenant rien non plus qu’eux, je me l’imaginais avec un nombre infini de formes, et ainsi l’imagination que j’en avais était très fausse… Mais [plus tard] je portai mon attention vers les corps eux-mêmes et considérai de plus près cette mutabilité qui les fait cesser d’être ce qu’ils étaient et commencer d’être ce qu’ils n’étaient pas. Alors je commençai d’entrevoir que ce passage d’une forme à une autre se faisait par je ne sais quoi d’informe qui n’était pas un pur néant… Il est donc vrai que la mutabilité de toutes les choses muables est capable de toutes les formes que les choses sujettes à changement peuvent recevoir. Mais qu’est-ce que cette mutabilité ?… Cette terre que vous aviez faite était une matière informe ; elle n’était ni visible ni formée et les ténèbres étaient répandues sur la face de l’abîme. C’est donc de cette terre invisible et déserte ; c’est de cette matière informe que vous avez fait toutes les choses par lesquelles ce monde inconstant subsiste et ne subsiste pas. Et c’est dans ce monde que la mutabilité commence à paraître et que l’on peut y remarquer et compter les temps, parce qu’ils naissent des changements qui arrivent dans les choses, selon que ces formes qui ont eu pour matière cette terre invisible dont j’ai parlé s’altèrent ou se changent en elles 2…
Certes, ces passages sont singulièrement intéressants et suggestifs. On sent bien que saint Augustin avec cette matière invisible et informe, capable de tous les changements et transformations, a l’idée d’une substance et d’une force. Dans cette matière plastique douée du pouvoir de se modifier, altérer et transformer elle-même, M. Fogazzaro se plaît à voir la vis essentialis de Wolf, le nisus formativus de Blumenbach et de Renan, le principe sensible et organisateur de Rosmini, la innere Ursache de Kolliker de Wigand, la unknow internal law de Mivart, la permutation ou mutability dont Powel écrit qu’elle est la tendance originelle de la nature, etc. C’est avoir de bons yeux que de voir tout cela ; mais encore est-il qu’il y a dans tous ces chapitres de saint Augustin sur la genèse une tendance, (un nisus aussi), pour établir une théorie toute particulière de la création. Pour saint Augustin, ce me semble (voir encore xii, 11, 19), la création est d’abord la création, le ex nihilo aliquid, le quelque chose de rien ; elle est ensuite une sorte de dépôt de force divine dans la matière qui, ainsi animée, est poussée par une sorte de besoin à se développer et transformer indéfiniment.
Saint Augustin savait bien que cette interprétation de la Genèse (xii, 25, 26, 27) était peu répandue parmi les hommes, mais elle était la sienne. Il y avait certainement quelques germes de « naturalisme » dans son esprit.
Et maintenant, que l’on trouve dans cette théorie, du reste si vague, même un germe du transformisme, cela me paraît une pure et simple fantaisie de bel esprit. Le fond de l’évolutionniste, ce n’est pas le changement, la mutabilité, c’est la différenciation, c’est le passage de l’homogène à l’hétérogène, et de cela je ne vois pas une trace suffisante dans saint Augustin. Le fond du transformisme, c’est encore l’adaptation au milieu, la survivance des plus aptes et la sélection naturelle ; et de tout cela, non seulement pas un mot, je n’ai pas besoin de le dire, mais pas une lueur dans saint Augustin, non plus que dans saint Thomas. Tirer de saint Augustin un argument en faveur de la doctrine évolutionniste ou de la doctrine évolutionniste une occasion de louer saint Augustin de sa sagacité n’est qu’un jeu d’aimable imagination, analogue à celui qui consiste à montrer la conformité de l’évolutionnisme et de la Genèse elle-même. Je remarque que M. Fogazzaro ne s’est pas aventuré jusque-là et à peine a effleuré ce sujet tentant. Il a simplement indiqué que quelques esprits s’y jouent : mais il ne s’est pas formellement rangé parmi eux.
Ce qui ressort le mieux de l’étude de M. Fogazzaro c’est, au contraire de ses désirs, combien la doctrine évolutionniste est vraiment neuve en son fond et combien peu elle a été pressentie et, même vaguement, subodorée avant qu’elle apparût. M. Fogazzaro a lu assez d’auteurs qui en ont lu beaucoup d’autres pour qu’on puisse prendre son livre pour une revue très complète de la question. Eh bien, il n’y a pas un texte antérieur au xixe siècle où la doctrine évolutionniste soit contenue en puissance ou seulement indiquée en ses premiers linéaments. À examiner les choses en conscience, Lamarck et Goethe, voilà les précurseurs ; Darwin et Spencer, voilà les inventeurs, et il ne faut pas étendre Plus loin le chapitre, du moins dans le passé.
* *
Ce qui est au moins aussi intéressant que la promenade de M. Fogazzaro parmi les prétendus ancêtres du transformisme, c’est la philosophie qu’il en tire pour son usage. C’est une philosophie, comme je l’ai indiqué en commençant, éperdument et délicieusement idéaliste. Est-il assez singulier que pour tous les poètes, que pour tous les imaginatifs, que pour tous les sensibles, que pour tous les optimistes surtout, la théorie de l’évolution se soit immédiatement confondue avec la théorie du progrès ? Jamais les maîtres de la doctrine évolutionniste n’ont prétendu apporter une nouvelle forme de l’idée de progrès. Différenciation n’est pas nécessairement progrès ; passage de l’homogène à l’hétérogène n’est pas nécessairement progrès ; sélection naturelle et survivance des plus aptes ne sont pas progrès, point du tout ; mais simplement conditions nécessaires à la conservation des races et espèces. Rien dans toute la théorie évolutionniste ne suppose ou implique l’idée de progrès.
Mais l’invincible espérance qui vit au cœur de l’humanité est si forte, disons mieux peut-être, le besoin de changement est si fort en nous, que tout changement nous paraît progrès, jusqu’à ce que la désillusion arrive, et, par suite, toute doctrine affirmant qu’il y a changement dans le cours des choses nous paraît la théorie même du progrès.
Et ainsi, parce que l’évolutionniste affirme que les choses ne sont pas toujours la même chose, nous voilà tout de suite retrouvant ici notre cher progrès et persuadés que l’évolutionniste affirme que les choses et les êtres vont de mieux en mieux. On nous montre le monde changeant ; nous le trouvons meilleur pour l’avoir vu changer.
Ainsi M. Fogazzaro chante un véritable hymne à l’évolutionnisme considéré comme idée de progrès. Comme Lucrèce saluait la philosophie d’Épicure à titre de libératrice de l’humanité, M. Fogazzaro salue l’évolutionnisme comme promesse de successifs avatars et « d’ascensions humaines » vers un état merveilleux de pureté et de grandeur.
À ce point de vue encore il trouve des ancêtres, et particulièrement des ancêtres
chrétiens, à Darwin et à H. Spencer. Par exemple, on sait que saint Paul a fait une
allusion très obscure à l’état d’asservissement et de misère des animaux et semble leur
promettre, à eux aussi, une libération et une promotion proportionnée à
leur nature. Je rappelle le texte (Ép. aux Rom. viii, 19, 20, 21, 22, 23) :
« Aussi les créatures attendent avec un grand désir la manifestation des enfants
de Dieu ; parce qu’elles sont assujetties à la vanité, et elles ne le sont pas
volontairement, mais à cause de celui qui les y a assujetties. Et elles ont espoir
d’être délivrées de cet asservissement de corruption pour participer à la liberté de la
gloire des enfants de Dieu. Car nous savons que jusqu’à cette heure toutes les créatures
soupirent et sont comme dans le travail de l’enfantement. Et non seulement elles, mais
nous encore qui possédons les prémices de l’esprit, nous soupirons et gémissons en
nous-mêmes… »
J’ai cité le texte et le contexte pour qu’il soit bien entendu qu’en effet c’est bien des animaux qu’il s’agit. Or, en face de ces paroles énigmatiques et singulières qui devaient faire le bonheur de François d’Assise et de Mme Michelet, les commentateurs chrétiens anciens se bornent à voir la promesse d’une certaine association des animaux au bonheur de l’homme vivant enfin sous la vraie loi. Saint Ambroise, très touché du reste, et avec raison, des paroles de l’apôtre, se contente de dire que les animaux asservis gémissent de ce que leur asservissement est vain et de ce que leur œuvre est associée à notre vie de corruption. Et par conséquent, ils désirent, dans la mesure où ils peuvent comprendre, notre salut, notre entrée dans la vie chrétienne qui les affranchira de notre brutalité. Soyons donc chrétiens, même en considération de nos frères inférieurs qui gémissent de nos injustices… Et voilà qui est comprendre les choses en bon sens et en charité un peu terre à terre.
M. Fogazzaro, lui, à la suite d’un commentateur moderne de la Bible, et en dépassant un peu ses conclusions, voit dans le passage de saint Paul une théorie du progrès universel, et par conséquent une idée essentiellement darwinienne, spencérienne et évolutionniste. C’est encore une fois se laisser un peu entraîner à l’imagination.
Mais qu’importe ? L’essentiel est peut-être de s’entretenir de pensées hautes et qui donnent du courage, de l’espérance et de l’amour. Dans l’évolutionnisme considéré comme une manière de traduction moderne, du christianisme, M. Fogazzaro trouve toute une philosophie optimiste dans le meilleur sens du mot, toute une philosophie de foi, d’espérance en l’avenir et d’adoration du devenir, de charité aussi et d’amour débordant à l’égard de l’humanité. Et cette philosophie, il l’exprime souvent en termes admirables, en couplets et en strophes qui sont d’un véritable poète lyrique. Je voudrais que l’ouvrage fût en vers. Il y aurait sans doute moins d’érudition et moins de discussions de textes ; mais ce serait un poème à mettre en pendant avec La Justice ou Le Bonheur de M. Sully Prudhomme.
Quant à la métaphysique où l’auteur s’aventure, je n’en ai rien à dire que ce que suggère sur ce point l’auteur lui-même, en son joli apologue des montres. Car ces Italiens sont souvent ainsi. Ils sont lyriques, ils sont extatiques, ils sont éperdus, et puis, soudain un sourire et un mot vous préviennent qu’ils ne laissent pas pour cela d’être très spirituels et malicieux. Il y a une humour italienne. Et donc voici, comme notre conclusion, l’apologue des montres.
Elles se réunirent en congrès philosophique. Celles qui étaient en laiton ou même en argent montrèrent qu’elles se contentaient d’une foi simple et naïve. Elles professèrent qu’elles avaient été créées en un instant et sous leur forme actuelle par une montre toute-puissante, mère commune de toutes les montres.
Les montres en or, enrichies d’émaux et de pierres précieuses, se montrèrent pénétrées d’un scepticisme élégant, et l’on jugea généralement qu’il n’y avait rien de plus sot qu’une montre d’or enrichie d’émaux et de gemmes.
Les chronomètres se moquèrent avec mépris des montres précédemment présentées au lecteur et attaquèrent le problème des origines des montres, en montres de précision qu’elles étaient. Les uns soutinrent qu’une montre ne peut avoir été créée en un instant parce que ses parties ont dû s’adapter successivement l’une à l’autre dans un progrès incessant par l’action combinée de causes inconnues ; que la montre est le produit, non d’une création, mais d’une évolution, et que l’idée d’une grande montre créatrice de toutes les autres est une pure superstition, bonne pour les montres inférieures qui ne sont pas capables d’imaginer un être divin sans roues, ressorts boîtier et cadran.
D’autres enfin, conciliant les opinions des montres vulgaires et des montres raffinées dans une ingénieuse synthèse, en arrivèrent à se représenter la création des montres comme une opération infiniment complexe qui…
La montre de M. Fogazzaro n’est pas sans défaut. Elle a une tendance à aller trop vite ; elle cherche quelquefois midi à quatorze heures ; mais elle est solide, malgré les apparences, et elle est brillante et elle a une bien belle sonnerie.
« L’Élue » de M. Claude Lorris
Il faut signaler au public un auteur tout nouveau qui me semble appelé à être quelqu’un et qui, à tout le moins, pour le moment est quelque chose. Il m’est absolument inconnu. Il me paraît n’avoir publié jusqu’à présent que le livre que j’ai sous les yeux ; car la page de garde ne donne que des titres d’ouvrage « en préparation », c’est-à-dire en espérance. L’auteur nouveau se nomme Claude Lorris, et il paraît nous venir d’Afrique, car son roman se passe partie à Oran, partie à Tlemcen. Il est imprimé chez Vanier, ce qui est un signalement de jeunesse. Et voilà tout ce que je sais de lui ; car si j’ajoutais que l’écriture de la dédicace révèle de l’imagination, un peu de caprice, une certaine nervosité et quelque confiance en soi, très légitime et même nécessaire au débutant, je m’aventurerais sur le domaine peu sûr, et où je ne suis pas très compétent explorateur et encore moins guide, de la graphologie, sans compter que je commettrais une indiscrétion. Donc il est bien entendu que je ne sais rien de M. Lorris, si ce n’est qu’il a du talent ; mais de cela je suis sûr.
M. Lorris procède directement de la George Sand de 1830, qui, comme on sait, n’a à peu près aucun rapport avec la Sand de 1855. Il a écrit une Lelia, son « Élue », comme il l’appelle ; et le titre n’est pas trop bon, ni l’épigraphe non plus ; car son héroïne n’est guère l’élue que d’un seul gentilhomme et elle n’est pas Benedicta in mulieribus, mais plutôt elle est une manière de « maudite », comme il y en eut tant de 1820 à 1840. Son « Élue » donc, Mme (ou Mlle) de Romfort, est une créature supra-terrestre, éperdument idéaliste, poète lyrique de naissance, mystique dans tous les actes de sa vie morale et intellectuelle, éternellement amoureuse d’un au-delà insaisissable. Elle vit dans un rêve continu de beauté et de grandeur et d’immaculé. Elle est comme entourée d’azur.
Comme elle est fille de quelqu’un, cependant, et même d’un imbécile, elle est mariée à dix-huit ans à un autre idiot, et ce mariage la condamne à jouer dans le monde le personnage de Mme de Simerose dans L’Ami des femmes. Seulement c’est une Simerose avant la lettre, si je puis m’exprimer ainsi. La veille même de son mariage avec M. Duplessis, elle a surpris une conversation entre son futur et prochain époux et une personne de sa famille à elle, et de cette conversation elle a remporté une notion intéressante et une résolution inflexible. La notion, c’est que M. Duplessis entretient avec Jane Taylor, artiste dramatique, une liaison qu’il entend ne pas rompre après son mariage. La résolution, c’est qu’elle, Marie de Romfort, ne sera jamais que l’épouse nominative, honoraire et officielle de M. Duplessis et que le mariage Duplessis-Romfort ne sera jamais qu’un mariage blanc. Si Mlle de Romfort avait des fréquentations avec Willy, ou avec ce lieutenant de Willy qui s’appelle Armory et qui marche si allègrement sur les traces de son capitaine, elle dirait que M. Duplessis ne s’appellera jamais Duplessis-les-Tours, ou que du moins ce n’est pas à elle qu’il les jouera. Tant y a qu’elle l’épouse dans le dessein bien arrêté de n’être pas sa femme.
— Alors pourquoi l’épouse-t-elle ?
— Pour échappera la tutelle de sa grand-tante, à qui son père, mort tout récemment, l’a léguée et qu’elle ne peut souffrir. Vous vous contenterez de cette raison, qui n’est pas excellente.
Elle fait comme elle a dit et dès le lendemain du mariage, peut-être le soir même, elle tire de son côté, laissant M. Duplessis attaché aux pas errants de sa princesse de théâtre.
Et, dès lors, qu’est-elle ? Elle est, comme son amie, la baronne Daost, le dit assez
bien, « elle est l’harmonie, le charme, l’étrangeté, l’insaisissable. Elle est une
âme de poète dans un corps de jolie femme pas prétentieuse ( ?). Toute modeste, on sent
qu’elle est née comme cela. Sa nature l’emporte en des élans qui la laissent ensuite à
demi confuse, dont elle s’excuserait presque, et elle est délicieuse pour qui la
comprend »
.
Délicieuse, en effet, et quelque temps énigmatique, comme il convient. Elle vient à Oran, voir ses amis les Daost, qui sont généraux dans le pays et qui sont un homme aimable et une femme charmante. Elle admire en artiste le pays qui est original et elle est admirée, avec un mélange d’inquiétude, par tous ceux qui lui sont présentés. Un surtout — vous l’attendiez — M. de Prédern, l’admire avec un trouble profond. Il est merveilleusement prédisposé, d’ailleurs. Il a été abominablement trompé à Paris par une mondaine « à cruelle énigme ». On appelait il y a quinze ans, et on l’appelle encore, parce que M. Bourget n’est pas un éphémère, mondaine à cruelle énigme une femme qui aime profondément son amant, mais qui a des distractions. Le divertissement de la mondaine de M. de Prédern n’a pas été du goût de celui-ci et, après l’avoir souligné d’un coup de cravache très accusé, l’amant aimé et trompé est venu à Oran pour changer d’air. Quand on a eu une grande déception d’amour, on est mûr pour une passion plus violente que la première. Cela s’explique très aisément. Le sourd désir de revanche agit, d’abord, dans les demi-ténèbres de l’inconscient. Ensuite on se donne le change à soi-même de la façon suivante. On aime toujours la précédente, mettons la personne A ; mais en même temps on la déteste. De ce qu’on la déteste, on ne revient pas à elle ; mais de ce qu’on l’aime encore, on a comme une réserve de force sentimentale que l’on est merveilleusement disposé à porter sur B. Mme de Romfort fut le B de M. de Prédern. Quand vous serez très amoureux et très trahi, allez en Afrique ; mais non pas dans l’Afrique civilisée, où se promènent les Simerose ; allez au Soudan central.
Donc M. de Prédern devient amoureux fou de Mme de Romfort et il démêle assez vite le secret de celle-ci, ce qui n’est pas pour calmer l’ardeur dont il brûle. Et Mme de Romfort se laisse peu à peu envelopper de cette adoration tendre et douce dans le décor d’une nature âpre, brûlante et rude qui a aussi le sourire et les caresses tièdes de ses nuits claires. Le récit des amours de Prédern et de Marie est ravissant. On y sent passer le souffle du Cantique des cantiques. L’Orient y est le grand séducteur. C’est, réserves faites, Dominique dans Un été dans le Sahara. Complices, les après-midi alanguissantes ; complices, les soirées douces et berceuses ; complices, les nuits divines aux ombres transparentes et comme diaphanes. Toute cette partie du livre est d’un exquis poète en prose.
Seulement, parmi ces amours savoureuses, je ne sais quoi d’amer, de temps en temps, se
fait sentir aux lèvres de M. de Prédern. Il a comme l’impression obscure d’un aiguillon,
tout proche, sous les roses enivrantes. « Surgit amari
aliquid… »
Pour tout dire trop tôt, car il est long à démêler cet
insaisissable, il sent que Marie croit l’aimer plutôt qu’elle ne l’aime. Marie, c’est la
chercheuse d’idéal qui a cru le trouver et qui, déjà, a la nostalgie du rêve dont elle est
un instant sortie. Marie, c’est la curieuse d’amour ineffable, que l’amour le plus délicat
et le plus tendre, mais s’exprimant cependant en paroles et en gestes, blesse au moment
même qu’elle l’accepte et est heureuse de l’accepter. Marie, après les effusions les plus
tendres et qui lui sont douces, tout d’un coup est ailleurs, bien loin, bien haut
peut-être, et semble chercher quelque chose. Quoi ? Rien qui ait un nom et qui puisse en
avoir un. L’idéal est anonyme, et c’est pour cela qu’il est si puissant sur certaines
âmes. La passion d’un î certaine partie au moins de l’humanité sera toujours de vouloir
connaître l’inconnaissable.
Et — ceci n’est pas assez marqué ; mais pourtant on ne s’y trompe pas : c’est bien cela — l’on sent que si Prédern n’était pas si psychologue ou simplement si averti, ou simplement si bon devineur, Marie lui resterait (car elle est bonne) par douceur de cœur, par tendresse, mêlée d’un peu de pitié, pour ne point chagriner celui qu’elle aime en somme puisqu’elle a cru l’aimer ; celui qu’elle aime en somme puisqu’elle a cherché à l’aimer. « Si tu me cherches, c’est que tu m’as trouvé. » C’est du Pascal, un peu profané. Mais à laisser voir qu’il sent qu’on ne l’aime pas. Prédern rejette d’autant celle qui l’aime un peu vers les séductions du rêve, du lointain fascinateur, et du terrible « autre chose si funeste à tout ce qui est ». Il se dit : « Elle ne m’aime pas. Graduellement je l’ai sentie remonter dans le songe, si haut que voilà qu’elle y va demeurer à jamais. La confiance a sombré, que j’avais de la conquérir tout entière. En vain elle se fera, comme maintes fois déjà, toute abnégation et tout amour. Dans l’impossibilité où je serai désormais de croire en elle, la rancœur subsistera qui me tient comme à distance. » — Il se dit cela, et ce n’est pas tout à fait vrai ; mais, des oreilles de l’âme. Marie entend qu’il le dit, et c’est cela même qui la met dans l’état d’esprit où il redoute qu’elle ne soit.
Et ainsi le fossé s’élargit jour à jour, et ils finissent par se trouver très loin l’un de l’autre. La sensitive s’est refermée peu à peu au contact des mains d’argile. L’idéaliste incurable s’est blessée au contact d’une réalité qu’elle avait trouvée douce, pour l’avoir elle-même revêtue d’idéal.
Voilà une âme bien raffinée. Eh ! mon Dieu ! non ; ou du moins pas tant que cela. Elle est encore assez près de nous. Sans aller jusqu’où elle va, nous sommes tous, à un moment donné, comme étonnés de la distance qu’il y a entre le réel et nos songes ; et irrités, non pas contre nos rêves, ce que nous devrions être si nous avions le sens commun, mais contre le réel, de ce qu’il se dépouille sous nos yeux des perfections que nous avions comme jetées sur lui. Le roman de M. Claude Lorris est le roman de la décristallisation.
Si je reproche quelque chose à l’auteur, c’est de ne pas s’être contenté de cette idée et de n’avoir pas fait tout son livre avec l’analyse pénétrante, comme il s’y entend fort bien, de cette idée seule. Il y ajoute des considérations secondaires, inutiles, et qui rapetissent le sujet.
Par exemple, état d’âme de Mme de Romfort à un certain moment :
« Cette triste nécessité de briser un cœur la déchirait. À cet instant
d’apitoiement, elle songeait même, pour s’absoudre à ses propres yeux, que, si une
existence régulière leur avait été possible, elle eût accepté la vie avec Jean plutôt
que de lui infliger l’atroce séparation. Mais l’avenir leur était muré. Elle était de
race trop catholique pour pouvoir songer au divorce, et elle avait l’âme trop hautaine
pour faire annuler son mariage en cour de Rome… Alors, si elle acceptait la proposition
de Jean, il ne leur restait qu’un éclatant scandale auquel elle ne consentirait jamais
par le même sentiment de dignité personnelle… »
Je n’aime guère cela. Il fait descendre Mme de Romfort des hauteurs où elle habite naturellement. Il l’embourgeoise. J’assure que Marie ne s’est éloignée de Prédern que par cette lassitude que l’on éprouve à se tromper soi-même sur ses sentiments et à faire le geste mou et vague d’une pensée que l’on n’a plus. Lélia remonte la montagne d’où elle est descendue, séduite par le sourire des vallons ; et il n’y a pas autre chose.
Aussi je suis pleinement satisfait de la lettre de rupture, où, sauf quelques mots, je
trouve Marie exactement comme elle doit être, exactement ce qu’elle est : « Jean,
au moment de tracer ces mots irrévocables, je pleure. Je m’en vais. Dans quelques heures
je ne serai plus pour vous qu’une ombre qui aura passé. Nos vies, un moment liées, se
retrouveront seules. Jean, ne m’en veuillez pas trop. J’expie, de mes larmes présentes,
j’expierai, des douleurs qui m’attendent, la peine dont je vous afflige. Ami, après vous
avoir quitté, hier, je suis descendue dans le fond de mon cœur et j’y ai trouvé que je
ne saurais être à vous comme vous le voulez, comme vous le méritez exclusivement… Dieu
qui m’a dévolu le don du rêve m’a refusé le don d’amour. Je ne me gouverne pas. En dépit
de mon cœur qui souhaite l’affection, mon esprit m’entraîne vers je ne sais quel
impérieux fanatisme d’art… Mon âme ne sera jamais simple. Alors pourquoi s’obstiner
davantage ? N’est-ce pas assez de douleur ? Car je vous en ai abreuvé. Si notre vie côte
à côte continuait, je vous en abreuverais encore, et je ne le veux plus : j’en ai un
remords trop grand. Et puis tout s’affaiblit, tout passe, tout meurt, l’amour comme le
reste. Vous m’oublierez ; ou mieux, au bout d’un temps, car je ne puis me résoudre au
noir oubli définitif, vous n’aurez plus de moi qu’un souvenir très doux… »
Tout y est bien, dans cette lettre cruelle et douce : le sentiment qu’a Marie qu’elle ne s’appartient pas, qu’elle est l’esclave d’un je ne sais quoi qui est plus fort que l’amour ; — et puis, très féminine ou plutôt humaine, la persuasion qu’on a ou qu’on cherche à se faire qu’on est très pitoyable en brisant un cœur aimant et que c’est par bonté et charité pour lui qu’on agit ; — et puis le désir de n’être pas tout à fait oubliée, de l’être juste assez pour qu’on ne vienne pas vous ennuyer et juste assez aussi pour qu’on songe à vous souvent et même toujours… Elle est parfaite, cette petite lettre.
Dans ce que j’en ai cité je ne réprouve qu’un mot. C’est l’« impérieux fanatisme
d’art ».
Cela fait de Marie un bas bleu. C’est exécrable. Et malheureusement
ceci n’est pas seulement un mot. Il y a quelque chose de cela dans tout le roman. Marie
n’est pas seulement poète, elle est versificateur. L’auteur n’a pas compris que cela est
presque exclusif de ceci. Ma foi !… oui ! Il n’a pas compris, surtout, que la manie de
rimer donne à Marie un certain ridicule dont elle devrait, telle qu’elle est, se garder
passionnément. Or, au contraire, elle l’étale. Elle entrecoupe ou entrelarde ses propos de
couplets en vers qui lui donnent je ne sais quelle brusque ressemblance avec une
pythonisse dont on parlait beaucoup l’année dernière. Ce n’est pas qu’ils soient toujours
mauvais, ces vers intercalaires. Exemple :
Les amoureuses lasséesDorment sur les mols coussinsFleuris — blêmes, prélassées,Du sang aux fleurs de leurs seins.
Leur taille fragile se ploieComme en l’enlacement d’amour,Et saillent leurs hanches de soie,Lumineuses, ceintes de jour.
En l’air odorant s’essaimeLe chœur pur des mots rythmés,Qui s’ensommeille et se sèmeDu chœur las des mots pâmes…
Et dorment blêmes, prélasséesEn les ors, sur les mols coussins,Les très amoureuses lassées,De la pourpre aux fleurs de leurs seins.
Mais ce qui agace, c’est que ces vers, ou d’autres, ne soient pas tout simplement consignés dans le cahier bleu de Mme de Romfort où on nous donnerait une occasion quelconque de les lire ; mais qu’elle en sème et émaille ses conversations. Il y a là, à mon gré, une faute de goût qui n’est pas mince. — Il faut bien qu’il y ait de ces sortes d’erreurs dans l’ouvrage d’un débutant, et plus d’un se présente, comme vous savez, où l’on en rencontre de plus fortes. Je persiste, malgré ces chagrins, à trouver un talent singulièrement original à M. Claude Lorris et à croire que c’est un romancier distingué et un écrivain délicat qui se lève à l’horizon.
Une biographie de George Sand
Un écrivain russe très passionné des choses de France vient de commencer une de ces biographies comme on les aime, à ce qu’il paraît, de nos jours et qui sont destinées, à bref délai, à inspirer l’horreur insurmontable de toutes les biographies. Jusqu’à présent, l’ouvrage se compose de deux volumes in-octavo, de 450 pages chacun, et la biographie de George Sand y est conduite de 1804 à 1838. George Sand ayant vécu soixante-douze ans et les deux volumes ici présents n’embrassant que trente-quatre ans de son existence, on est fondé à croire que la biographie complète de George Sand comprendra cinq volumes in-octavo et environ 2 500 pages, texte serré. Le secret d’amuser étant celui de ne pas tout dire, il y a quelque crainte à concevoir, si ce n’est sur ces deux premiers volumes, qui après tout ne sont qu’une introduction, du moins sur les sept ou huit volumes suivants.
Il y a lieu d’avertir les biographes sur les dangers de leur incontinence.
M. Wladimir Karénine est parti de cette idée de Sainte-Beuve, fort juste du reste, qu’il serait bon d’acclimater en France ces « biographies anglaises » détaillées, nourries et précises, où les œuvres sont perpétuellement éclairées par les circonstances de la vie de l’auteur et ne sont considérées que comme des incidents de cette existence.
Fort bien ; mais j’ai plusieurs observations à présenter à cet égard. D’abord il est des auteurs à qui cette méthode convient parfaitement et d’autres à qui elle convient très peu. — Ensuite George Sand est précisément un des auteurs à qui elle convient le mieux. — Mais, même avec un auteur à qui elle convient fort bien, elle est extrêmement dangereuse. Un de ses dangers est de noyer, en quelque sorte, les œuvres dans la biographie et l’écrivain dans sa vie non intellectuelle, ou autre qu’intellectuelle. C’est précisément cet accident qui est arrivé à M. Wladimir Karénine.
Un de ces lecteurs, qui aiment à refaire les titres des ouvrages, après avoir lu les deux volumes de M. Karénine, reviendra à la première page, relira le titre : « George Sand, sa Vie et ses Œuvres », prendra son crayon bleu, biffera la rubrique sus-rapportée et y substituera : Histoire des amours de Madame Dudevant.
Et il n’aura pas tout le tort. L’impression d’ensemble, à lire ces deux volumes, est très nettement que George Sand a passé sa vie à aimer un certain nombre de messieurs, français et étrangers, nés entre 1810 et 1820. Au milieu des enseignements qui foisonnent, qui roulent à flots pressés sur ce sujet, les œuvres de George Sand plongent dans l’ombre, disparaissent au regard, ne semblent plus que des incidents sans aucune importance. Les titres de chapitres ne seraient pas et ne pourraient pas être : Rose et Blanche ; — Indiana ; — Valentine ; — Les Mauprat, mais bien : Aurélien de Sèze ; — Jules Sandeau ; — Prosper Mérimée ; — Alfred de Musset ; — Pagello ; — Rentrée d’Alfred de Musset ; — Michel de Bourges ; — Chopin, etc. — Je ne sais pas s’il y a un moyen plus sûr de diminuer un poète, un écrivain, et même un homme quelconque. Et certes l’intention de M. Wladimir Karénine n’a pas été de diminuer George Sand. J’ose lui dire avec assurance qu’il y a pleinement réussi.
Le culte des morts a singulièrement changé de méthode à cet égard. Autrefois, des faiblesses des grands hommes on en disait juste ce qu’il fallait pour les bien faire comprendre : « Racine, nerveux, sensuel, ardent, jaloux, irritable, assez mauvais caractère. Il eut des complaisances pour des filles de théâtre. Son génie ne s’explique pas du tout par cela ; mais le choix de ses sujets s’explique un peu par cela. C’est pourquoi nous en avons parlé un instant ; et maintenant n’en parlons plus. » — « Corneille, hautain, gauche dans le monde, fier et timide avec les femmes, amoureux, du reste, semble-t-il, jusqu’à un âge où c’est ridicule, même aux hommes. Utile à savoir pour comprendre certains passages très remarquables de ses dernières pièces. C’est pourquoi nous en avons fait mention. Et maintenant n’en parlons plus. »
On prétend aujourd’hui honorer tout autrement les grands exemplaires de l’humanité. « Je ne me suis peinte qu’en buste », disait la spirituelle soubrette Mme de Staal. Le buste ne suffit plus. Comment donc ? Un demi-monument ! Ce qu’il nous faut, c’est bien la statue tout entière. Je crois même que c’est sur ce qui n’est pas le buste qu’on insiste davantage.
Je veux bien et je ne m’intéresse qu’à la vérité ; mais précisément c’est que la vérité perd plus à ce procédé qu’au procédé inverse, et que le personnage n’est plus du tout vrai, à le présenter ainsi et avec cette complaisance pour ce qui, non pas le distingua des autres, mais le confondit avec eux. Je vais exagérer un peu, mais seulement pour me faire comprendre, en un sujet où il faut surveiller sa plume : en vérité, croyez-vous qu’entre George Sand telle que vous nous l’avez présentée et Mme Louise Colet, il y ait une différence très appréciable ? Ma foi, non ! Eh bien, le portrait le plus manqué qu’on puisse faire de George Sand, c’est un portrait où elle ait un faux air, et plus qu’un faux air, de Mme Louise Colet.
Voilà le défaut capital de cet ouvrage, si consciencieux du reste, et si diligent, et si
respectable pour le soin extrême apporté à la documentation. — Il y en a d’autres, qui ne
sont pas petits. En général, l’auteur, comme critique, a un goût extrêmement douteux. On
lira avec étonnement, je crois, que « ce sont les souvenirs d’Italie et de George Sand qui ont inspiré à Musset Lorenzaccio et On ne badine pas avec l’amour »
. Je serais curieux de voir
distinctement quels souvenirs de George Sand il y a dans Lorenzaccio et
même (malgré le fameux plagiat, qui n’est que de trois lignes) dans On ne
badine pas avec l’amour.
On lit ailleurs que La Confession d’un enfant du siècle est sans
« contredit la meilleure et la plus belle œuvre de Musset »
. — « Sans
contredit » ; cela est certain, cela est de consentement unanime, cela n’admet même pas la
contestation. Personne, n’est-ce pas ? ne soutiendra que les Nuits et le
Souvenir sont supérieurs à La Confession d’un enfant du
siècle. Il y a de ces affirmations qui sont magnifiques d’assurance.
On apprendra encore que Leone Leoni, de George Sand, est, quant
« à la mise en scène, aux héros principaux, au dialogue, tellement vieilli et
vieillot, si peu naturel, que c’est là un des romans de George Sand qu’on pourrait
difficilement recommander aux lecteurs de nos jours »
, appréciation qui paraît
un peu sévère, surtout quand, deux pages plus loin, on apprend que « l’Uscoque est un conte intéressant au plus haut point »
, et que Orco devra être placé « au nombre des œuvres choisies de George
Sand ».
En général, et pour en parler avec indulgence, toute la partie critique
du livre de M. Wladimir Karénine est simplement ridicule.
De la partie biographique j’ai déjà dit le défaut principal, qui est qu’elle est surabondante et d’une complaisance aussi fatigante qu’infatigable aux histoires d’amour et même de simple galanterie. Mais il y en a un autre, moins désobligeant, agaçant encore : c’est une certaine tendance à la partialité. Il faut que George Sand ait eu toujours raison ; il faut que ses partenaires aient eu toujours tort ; il faut que George Sand ait toujours été infiniment supérieure à ses amis d’une saison ou d’une année. Ah ! Jules Sandeau, Musset, Michel de Bourges, reçoivent de rudes coups dans ces deux volumes ! Figurez-vous que Sandeau a commis le crime de tromper George Sand avec une blanchisseuse pendant une absence de l’auteur de Rose et Blanche ! Cet homme est jugé pour M. Wladimir Karénine. Il ne pouvait pas y avoir de pardon pour un tel homme. Il n’y en a pas eu ! C’est bien fait ! On n’est pas infidèle à une maîtresse comme George Sand !
Quant à Musset, il est odieux. M. Wladimir Karénine est très dur pour les biographes qui
ont recueilli des traditions et des racontars et qui les ont rapportés à titre de
racontars et de traditions. Mais lui, quand il s’agit de Musset, ne se prive pas de
rapporter les traditions et conjectures les plus défavorables à l’auteur des Nuits. Pagello a toujours dit que la maladie de Musset, à Venise, avait été une
fièvre typhoïde. N’en croyez rien. M. Wladimir Karénine est sûr que c’était le delirium tremens : « Il a été beaucoup parlé dans la presse de la
maladie de Musset, que personne, à commencer par le médecin, n’a
jamais osé appeler de son vrai nom. Le médecin l’a poliment appelée “fièvre
typhoïde” »
; mais, en réalité, « c’était le delirium
tremens, effet final de la vie de débauches de Musset. »
Voilà. Aucune référence, aucun document. Le médecin dit que c’est une typhoïde ; c’est de
la politesse, M. Karénine sait que c’était le delirium tremens. D’où le
sait-il ? Y était-il ? Qui a pu le savoir, excepté le médecin, qui, lui, dit le
contraire ? Non, ce ne pouvait être que le delirium tremens. Et c’était
un « effet final de la vie de débauches de Musset »
! La vie de débauches
de Musset à vingt-trois ans ! Le delirium tremens à vingt-trois ans !
C’est un peu invraisemblable. Mais c’est vrai. Un homme qui a trompé George Sand était un
homme qui ne pouvait avoir que le delirium tremens.
De même, il ne pouvait être qu’un homme très indélicat. Il avait, à Venise, perdu dix mille francs au jeu, et c’est George Sand qui les a payés, les empruntant à Buloz. Ici il y a un quasi-document. C’est Buloz qui a raconté cela à M. Plauchut. D’accord ; mais il faut bien reconnaître que c’est là une de ces traditions orales que M. Wladimir Karénine rejette rudement quand elles sont défavorables à son héroïne, et qu’il accueille celle-ci bien complaisamment, alors qu’il aurait fallu y regarder à deux fois, et même, faute de preuves sûres, s’abstenir.
Tout l’épisode Musset-Sand-Pagello est raconté dans cet esprit. George Sand y fut toujours divine ; Musset toujours condamnable, malgré le soin qu’on prend de temps en temps de dire que si toutes les lettres étaient publiées, tous les deux sortiraient grandis de cette épreuve. Quand dira-t-on donc franchement, humainement, que dans cette horriblement vulgaire aventure, les torts furent réciproques et égaux, à tout prendre égaux ; que Musset trompa George Sand ennuyeuse et que George Sand trompa Musset malade ; et que Musset fut un compagnon de voyage un peu énervant, et que Sand le laissa partir, malade encore, avec un vrai soulagement, pour savourer Pagello et pour aller se promener en Tyrol, alors qu’elle aurait pu, quoi qu’on dise, accompagner Musset au moins jusqu’aux frontières de France ; et que nous avons affaire à deux poètes de génie ; mais à deux êtres de chair, de sang et de nerfs qui, en dehors de leur génie et du fracas déclamatoire qu’ils jettent sur leurs tristes aventures, ne valent ni plus ni moins que nous, et valent peut-être un peu moins ?
Et encore, pour dire tout à fait toute ma pensée, tout en restant sur ma position et les jugeant à très peu près aussi coupables l’un que l’autre, je ferai toujours remarquer que Musset avait vingt-trois ans et George Sand vingt-neuf, ce qui fait une différence, et que George Sand se devait d’être plus raisonnable et plus charitable que l’enfant, qu’à dire vrai les choses, elle avait enlevé.
Je tenais à dire cela une fois pour toutes, quelque ridicule qu’il y ait à prononcer sur ce genre d’affaires. Mais enfin, malgré l’admiration que j’ai pour George Sand, malgré la véritable affection que je lui garde ; malgré des souvenirs de famille qui me la rendent chère, je ne puis pas voir une véritable partialité, quelque naïve et candide qu’elle se montre, sans éprouver le besoin de remettre les choses au point.
De même l’hostilité enragée de M. Karénine à l’égard de Paul de Musset fait un peu sourire. Paul de Musset, ne l’oublions donc pas, n’a pas attaqué. Il a reçu en pleine poitrine Elle et lui, qui, certes, n’est pas bien méchant ; mais qui, en somme, n’est pas favorable à Alfred de Musset, on en conviendra, et qui vraiment, publié au lendemain de la mort d’Alfred, n’avait pas toutes les convenances de l’opportunité. Il a riposté, rudement, par un pamphlet violent et cruel. Mais, en somme, de ce pamphlet le fond était vrai, reste vrai, et ce n’est pas Paul de Musset qui a commencé ; et enfin c’est un frère parlant de son frère qu’il vient de perdre et qui a été attaqué, tout au moins qui n’a pas été traité fort bien. Paul de Musset mérite au moins de l’indulgence. Il en est peu parmi nous qui n’eussent agi à peu près comme il a fait. Il mérite beaucoup d’indulgence. M. Wladimir Karénine ne peut pas se flatter d’en avoir montré beaucoup pour lui.
Bien des choses donc ennuient, désobligent, quelques-unes irritent dans cet ouvrage. Je ne saurais dire trop haut que, malgré tout cela, il est du plus haut intérêt et très précieux pour l’histoire littéraire. Il représente, au juger, une bonne dizaine d’années de travail. Il est formidablement documenté. Tout ce qui a été écrit, non seulement sur George Sand, mais sur tous ses amis et sur tous ceux qui ont été en relations avec elle a été lu et religieusement relevé par M. Karénine. Le livre abonde en inédit. Les collectionneurs d’autographes et de raretés bibliographiques ont été mis à contribution avec un soin et une curiosité passionnés auxquels il n’y avait rien à ajouter.
Et le butin est très digne de considération. On trouvera dans cet ouvrage beaucoup de George Sand absolument inconnu, comme par exemple les Lettres de femme (à Michel de Bourges) qui n’ont paru que très partiellement dans la Revue illustrée de 1890-1891. On y trouvera des suppléments très importants à ce qui a été publié déjà de la correspondance de Musset et de George Sand et de George Sand avec Sainte-Beuve. J’appelle particulièrement l’attention sur ce point. George Sand n’avait rien de caché pour ses confidents ; et c’est même, de quelque nom que la sévérité ou l’indulgence veuille l’appeler, un trait tout à fait curieux de son caractère ; mais Sainte-Beuve fut plus que son confident ; il fut pour elle une sorte de directeur de conscience. Il lui imposait singulièrement. Très étonnée peut-être qu’il n’eût jamais parlé avec elle d’autre chose que d’amitié, elle en avait conçu pour lui un respect un peu inquiet, une manière de vénération mêlée de confiance et encore de camaraderie, qui est une des choses les plus complexes qui se soient vues. Comme résultat, c’étaient des confidences encore ; mais des confidences où elle sentait le besoin de s’expliquer, de se justifier, de conquérir ou conserver l’estime. Elle entrait avec lui dans l’analyse plus ou moins sincère de son âme. Rien n’est plus intéressant pour la postérité curieuse, et aussi pour le psychologue attentif. Tout ce que George Sand a écrit à Sainte-Beuve est de tout premier intérêt.
Notez que Sainte-Beuve a été un peu le collaborateur de George Sand. Si ce délicieux Secrétaire intime, que M. Karénine estime stupide, est ce qu’il est et n’est pas tout différent, c’est que le crayon rouge de Sainte-Beuve a passé par là. Il y aurait un vrai roman psychologique à écrire sur les relations de George Sand et de Sainte-Beuve, le seul, à ce qu’il me semble, des amis de George Sand que George Sand n’ait pas logé dans ses romans, précisément parce qu’il n’a pas été avec George Sand un personnage de roman. Et ainsi Sainte-Beuve ferait, dans un récit écrit par un psychologue avisé, le personnage le plus curieux à mettre en face de George Sand elle-même. Étude à faire. Je la recommande. Je n’ai pas le temps.
Et encore le premier roman, platonique, celui-ci, et pétrarquien, de George Sand, ses
relations avec le digne et distingué Aurélien de Sèze, avocat général à Bordeaux, est
suivi ici avec plus de soin et de recherches patientes que partout ailleurs. Aventure de
toute première importance pour comprendre l’évolution sentimentale de George Sand ;
aventure parfaitement innocente, ce semble, mais non pas insignifiante, et qui a peut-être
décidé de toute sa vie ; aventure qui a peut-être inspiré le mot très profond que George
Sand a écrit quelque part : « Il [son mari] n’aurait donc pu avoir aucun motif de
jalousie, ce dont il était contrarié par fois autant que flatté ; car il y
a certaines liaisons pures, discrètes, mystérieuses, qui font plus de tort au repos du
mari que de franches et loyales infidélités. »
À tous égards, ces deux volumes sont infiniment précieux pour l’histoire littéraire. Ce sont des recueils de documents à lire, à relire, à extraire et à conserver. Le seul tort de l’auteur a été, peut-être, d’y intervenir.
Volney journaliste
À propos de l’érection de la statue de Volney en la petite ville de Craon, par les soins de l’Association bretonne-angevine, M. Léon Séché, qui fut pour beaucoup dans cette œuvre parfaitement juste et digne d’approbation, a publié deux choses en un seul petit volume, à savoir une étude sur Volney, et la réimpression d’un pamphlet, d’une « Lanterne » de Volney, très ignorée, presque introuvable, et qu’il était très intéressant de remettre au grand jour.
De l’étude que M. Léon Séché nous a donnée sur Volney, je dirai peu de chose, ayant à en
dire peu de bien. La complaisance pour Volney y est excessive et est appuyée d’arguments
extrêmement faibles. C’est ainsi que pour prouver que Volney fut charitable, on nous donne
le témoignage de sa veuve et une lettre par laquelle Volney demandait au ministre des
finances un secours pour le citoyen Desessarts. C’est ainsi que pour prouver le
désintéressement de Volney, on nous fait remarquer que Chateaubriand donna sa démission de
chargé d’affaires après l’assassinat du duc d’Enghien, et Volney sa démission de sénateur
à l’établissement de l’Empire, « et qu’il y a plus de vrai courage dans l’acte de
Volney que dans celui de Chateaubriand »
. Il y a pourtant une différence, c’est
que Chateaubriand démissionnaire resta démissionnaire, et que Volney démissionnaire fut
maintenu sénateur et resta sénateur pendant tout l’Empire, et, de plus, fut créé comte. On
a beau dire, cela fait une nuance. Ni Chateaubriand ni Volney ne sont des héros ; mais
refuser l’héroïsme à Chateaubriand pour en revêtir Volney, je ne doute pas que cela ne
fasse rire à en être malades ceux qui savent les choses.
Volney n’a eu qu’un moment de courage, d’audace, de je ne sais quoi qui reste étrange comme boutade hardie, dans son existence.
Instrument actif du 18 Brumaire, ami particulier du Premier Consul, aux petits soins auprès de lui, non sans quelque valetage, si l’on en croit Lemercier (voir Sainte-Beuve, Causeries du lundi, VII), il ne discutait avec lui que sur le point de religion, comme bien vous pensez.
Bonaparte voulait son Concordat. C’est la chose qu’il a voulue le plus énergiquement.
Volney… c’était Volney, autant dire Dupuis, autant dire d’Holbach. Bonaparte s’emportait :
« La France veut une religion ! »
— « La France veut les
Bourbons ! »
s’écria Volney. — La colère de Bonaparte fut si terrible que Volney
s’évanouit. Il fallut l’emporter chez un ami, malade pour plusieurs jours.
J’ai souvent réfléchi sur cette incartade très singulière ; je ne l’ai jamais bien comprise. Le mot est si faux qu’on ne sait par quelle lubie Volney a pu le prononcer. Volney croyait que la France ne voulait pas de religion ; mais il ne croyait pas qu’elle voulût des Bourbons ; il ne pouvait pas le croire. Son mot était donc une pure impertinence toute gratuite. Les discussions font dire de grandes sottises pour le seul plaisir d’être désagréable. Cependant, il faut encore se demander par quelle association d’idées, même dans la colère, qui est une mauvaise assembleuse d’idées, mais qui ne les empêche pas de se suivre, Volney a pu être amené à une si étrange déclaration. Il me semble qu’il a voulu dire : « “La France veut une religion ? Jamais de la vie !” (C’était son idée ; nous croyons tous que toute la France est exactement de notre avis.) Jamais de la vie !… Autant vaudrait dire qu’elle veut des Bourbons !… Et même ce serait plus vrai. Elle veut plutôt les Bourbons qu’une religion. Oui ! À celui qui dit : “La France veut une religion”, avec beaucoup plus de raison, je réponds : “La France veut les Bourbons.” — Et c’est ce raisonnement rapide qui, dans le feu de la discussion, s’est condensé en ce mot énorme : “La France veut les bourbons.” » Voilà comment je comprends l’apostrophe malencontreuse de Volney… Et puis, vous savez, il faudrait avoir assisté à la discussion.
Toujours est-il que Volney n’était pas coutumier de pareilles hardiesses et que, sénateur sous le Consulat, sénateur sous l’Empire, comte de l’Empire, enfin pair de France sous la Restauration, il n’avait guère de goût plus fort que celui de se faire oublier dans des postes très lucratifs.
Ce goût lui était venu de très bonne heure. À peine député à la Constituante, il en avait profité pour se faire nommer directeur du Commerce et de l’Agriculture en Corse. Il y eut haro sur les représentants du peuple qui sollicitaient ou acceptaient des places du pouvoir exécutif. Ils démissionnèrent. Volney aussi ; mais le dernier et de mauvaise grâce. Non, Volney, très honnête homme, ce me semble, et certainement ambitieux peu violent, ami d’une existence calme en rapport avec sa santé délicate, n’avait cependant absolument rien d’héroïque. Il ne faut pas forcer les choses. Il est en bronze, là-bas, à Craon. Rien de mieux. Mais il n’a été en bronze qu’après sa mort. Vivant, j’ai beau faire, à le regarder vivant, je ne puis pas dire comme Pégomas : « Je le vois en bronze, moi ! » Et je trouve que M. Léon Séché le voit un peu trop en bronze, lui ! Voilà ce que c’est d’avoir parlé, et en bons termes, sous le coude d’une statue. Il y a une influence.
Quant au pamphlet que M. Léon Séché a publié à la suite de son étude, c’était une chose à recueillir et à faire connaître. Elle n’existait, je crois, qu’à un exemplaire, à la Bibliothèque nationale. Elle n’avait pas été recueillie dans les œuvres de Volney. Elle était absolument inconnue. Elle est curieuse.
D’abord elle explique la nomination de M. Chassebœuf, dit Boisjirais, dit Volney, aux
États généraux. « Sa renommée de voyageur et la confiance qu’inspiraient alors les
hommes de lettres le portèrent aux États généraux en 1789 »
, dit Sainte-Beuve.
Il y a eu autre chose que ces raisons générales. Sainte-Beuve ignorait La
Sentinelle du peuple. Il ignorait qu’en novembre-décembre 1788, Volney s’était
lancé très vivement et même à corps perdu dans le mouvement populaire et, à Rennes, avait
été le centre d’une agitation politique, dans laquelle il avait fait entrer très
habilement Bretagne, Anjou et Touraine, s’occupant des gens de Quimper, des gens d’Angers,
des gens de Rennes et des gens de Tours, rapportant leurs anciennes querelles, rééditant
par allusions ou par récits les incidents locaux, relevant les plaintes et doléances
anciennes et nouvelles, etc. Évidemment il préparait sa candidature et cherchait une
circonscription. Le moment venu, le terrain était préparé, et les braves Angevins
envoyèrent aux États généraux, non pas tant le voyageur retour d’Égypte et de Syrie, non
pas tant l’homme de lettres, très distingué du reste, mais qui n’avait pas encore écrit
Les Ruines, que l’auteur anonyme, mais probablement, mais sûrement
très connu, de La Sentinelle du peuple.
Cette Sentinelle du peuple est une « Lanterne », comme j’ai dit, qui
paraissait clandestinement à intervalles irréguliers. Le premier numéro est du
10 novembre 1788, le second du 20 novembre, le troisième du 5 décembre, le quatrième du
15 décembre, le cinquième du 25 décembre. L’étendue aussi est irrégulière. La première
brochure est de 10 pages de nos volumes ordinaires, la seconde de 13, la troisième de 16,
la quatrième de 17 et la dernière de 8. Ce sont des articles assez violents contre la
noblesse et le clergé ; mais, ce qui est à noter, visant beaucoup plus et beaucoup plus
souvent la noblesse que le clergé. Ils ont le plus souvent un caractère local, et très
particulièrement les nobles de Bretagne, le clergé de Bretagne, voire les chanoines de
Tours qui y sont attaqués. Le mérite littéraire en est grand. M. Léon Séché ne manque pas
de s’écrier : « Pascal n’eût pas mieux dit, Paul-Louis Courier, non plus. »
C’était fatal. Quelque pamphlet ignoré que vous soyez amené à publier, vous le comparerez
aux Provinciales et aux Lettres d’un vigneron dans
votre préface. On ne peut pas se garder de cela plus que de l’influenza. Il n’y a certes à
parler ni de Courier ni de Pascal à propos de La Sentinelle du peuple ;
mais encore La Sentinelle du peuple se laisse lire, ce qui est un joli
succès pour un pamphlet âgé de cent dix ans.
Ce qui est intéressant et tout naturel d’ailleurs, c’est que l’auteur, fraîchement journaliste, le devient peu à peu et commence par ne pas l’être du tout. Il commence par être contourné, alambiqué, recherché, tout le contraire d’un journaliste. Il commence par chercher avec diligence tout ce qui pourra empêcher sa pensée d’être claire, les paraboles, les symboles, les allégories. Voyez-moi un peu comme ceci est galant, comme il y a de l’esprit et surtout du sens pratique dans cette application de la Carte de Tendre à la situation politique de 1788 :
… L’an 1788, le trentième du mois de décembre, l’Armée du peuple étant campée dans la plaine d’Égalité civile, appuyée à sa droite au morne Liberté et couverte sur son flanc gauche et sur ses derrières par les marais Nécessité ; et le corps des riches mécontents serré dans le détroit de Justice, ayant à dos la rivière Famine…
Ça continue. Ça fait un peu grincer des dents.
Bien entendu, c’est dans le premier numéro que Volney tire de son esprit toutes ces jolies choses. Mais le second n’en est pas encore exempt. Histoire de France depuis 1774 jusqu’à 1789 à l’usage du peuple :
Une dame du premier rang, mais d’une mauvaise constitution (c’est l’auteur qui souligne, ainsi que plus loin), avait vécu jusqu’à ce jour infirme et grabataire. Les charlatans qui la traitaient, disant qu’elle était trop faible pour marcher et qu’elle avait d’ailleurs des vertiges, ne lui permettaient pas de se lever. Pendant ce temps c’était dans la maison dissipation de toute espèce. Intendants, aumôniers, officiers, Laquais, Gens d’écurie, Femme de chambre et compagnie, c’était à qui pillerait le mieux le revenu de la Malade, et ce revenu était immense… Cependant, il y a quelques années, un Médecin étranger s’introduisit, on ne sait trop comment, dans l’Hôtel ; et ayant pu approcher le Maître, il l’avertit que la maladie de sa femme n’était pas ce qu’on la disait ; que sa grande faiblesse ne venait que d’un régime mal entendu, d’une diète beaucoup trop sévère et surtout de purgations excessives ; qu’elle n’avait besoin pour se rétablir que de développer ses forces par l’exercice et l’usage de l’air libre. Le Maître, qui ne désirait que la meilleure santé de sa femme, la confia à ce médecin ; en effet, malgré des circonstances critiques qui survinrent, il améliora sensiblement son état. Mais les sangsues de la maison…
Ça continue. Notez que, si c’est exécrable, ce n’est pas une raison pour que ce ne soit
pas du Volney. Ce serait plutôt une raison pour que ce fût de lui. Cela lui ressemble.
Rappelez-vous le discours que le Génie des Ruines tient à Volney,
analysant l’amour de soi et ses descendants, qui sont désirs effrénés et cupidité, fille elle-même et compagne
ordinaire de l’ignorance, et remarquez que dans Les
Ruines tous ces mots sont soulignés par l’auteur comme le sont dans La
Sentinelle du peuple
« mauvaise constitution »
, « purgations excessives »
et
« régime mal entendu »
. C’est un procédé de l’auteur, un procédé favori.
Volney a laissé son cachet sur La Sentinelle du peuple.
Peu à peu et assez vite, Volney devient journaliste et s’habitue à parler la bouche ouverte. On ne peut lui reprocher que de l’ouvrir peut-être trop. Tout candidat est le magno promissor hiatu, et magne hiatu même quand il n’est pas promissor, ce qui, du reste, lui arrive rarement. Dans le numéro IV, Volney fait l’hypothèse qu’il est député des Notables, et, se préparant à être député aux États généraux, il compose sa personne et son attitude, il se plante devant son miroir et arrange son personnage. Si j’eusse été député des notables, dit-il :
Paisible dans le tumulte, ferme et décent dans mon maintien, modeste sans abaissement, assuré, mais sans arrogance (très bien ! maintenez la ◀pose▶ ; ne bougeons plus !), j’eusse laissé un libre cours à la clameur de l’intérêt blessé, et lorsque la rumeur se serait enfin épuisée, alors, le cœur plein de la grandeur de mon ministère, fort du cri de ma conscience, gage de succès, je serais descendu dans l’arène pour y lutter seul contre tous. Que dis-je, seul ! Tandis que les yeux du vulgaire m’auraient vu faible et isolé, mon imagination plus vraie, réalisant à mes regards la nation tout entière que j’aurais eu l’honneur de représenter, m’eût environné tout à coup d’une multitude innombrable ; j’eusse embrassé, dans mon esprit, toute l’étendue de la Bretagne ; j’eusse compté ses bourgs, ses hameaux, ses ports, ses arsenaux, ses villes ; j’eusse assemblé leurs habitants de tous les âges et de tous les sexes ; j’eusse convoqué les laboureurs, les artisans, les matelots, les négociants, les corps de métiers, les familles, vieillards, hommes, enfants, et j’aurais fait descendre toute cette multitude au milieu de la salle du théâtre. Alors, agrandissant mon âme de la grandeur de ce spectacle, j’aurais accumulé dans mon sein les volontés, les intérêts, les opinions, le courage de tant de milliers de citoyens, et ayant pour force de raisonnement la vérité et la justice, pour éloquence un sentiment profond d’indignation et pour talent l’enthousiasme du bien public, j’eusse fait tonner sur l’Assemblée des Notables la voix de deux millions d’hommes et j’aurais écrasé de la puissance de tout un peuple cette petite bande de rebelles.
« Tout ce passage, s’écrie M. Léon Séché, est écrit demain de maître et trahit la
plume de Volney. »
— Le passage est écrit de main de fieffé rhéteur et ne trahit
pas plus la plume de Volney que celle de tout autre orateur révolutionnaire. C’est du
style du temps. C’est du Roland, c’est du Buzot, c’est du Pétion. À qui songiez-vous, sans
doute, en lisant ses phrases redondantes, gorgées de substantifs abstraits, et roulant
avec un bruit de galets entrechoqués ? À Gambetta, n’est-ce pas ? C’est que Gambetta avait
attrapé le style oratoire de 1790, avec une telle exactitude, que quand on lit ses
discours on est stupéfait de la ressemblance et l’on se demande quel est ce phénomène
étrange de reviviscence atavique, et si ce qu’on lit est un démarquage de Barrère ou une
parodie de Mirabeau.
Je me laisse aller à me moquer de La Sentinelle du peuple, qui y prête un peu, et cependant c’est avec l’intention de dire qu’elle contient de très belles pages, et qu’à cause d’elles on a bien fait de la tirer de l’oubli, que j’ai pris la plume il y a un quart d’heure. De la vraie éloquence, une indignation sincère et forte, d’une brutalité presque simple, et une ardente ironie et un mouvement endiablé, on trouve de tout cela dans la Sentinelle du peuple. Cet homme, quoi qu’il y ait, était digne de devenir le souffleur de Mirabeau et de lui apporter au pied de la tribune la phrase sur la fenêtre du Louvre et l’arquebuse de Charles IX, cette phrase sur laquelle Mirabeau jeta sa griffe comme Molière sur la « galère » de Cyrano en disant : « C’est magnifique, donc c’est mon bien. » Il y a de ces fenêtres-là dans La Sentinelle du peuple. Oyez ceci dans le genre badin. C’est agréable et tourné en fort bon style. Il y avait à Tours deux partis, celui des réverbéristes et celui des antiréverbéristes. L’Hôtel de ville était pour les réverbères, car « à quoi bon se casser le cou ? » comme dit Valentin ; les chanoines de Saint-Martin étaient contre les réverbères, car, comme dit Valentin, « tout est vanité ». Là-dessus Volney s’amuse. Il énumère les arguments des chanoines et puis :
… Mais je ne vois plus rien à dire. Je le crois, on ne devine pas cela. Eh bien ! les chanoines ont ajouté en propres termes dans un imprimé que j’ai lu,
« que la lumière favorisera le vol des bourses, les insultes de toute espèce, que l’illumination donnera aux libertins plus de facilité à sortir tous les soirs, que déjà il est remarquable que ce commerce a surtout lieu au clair de la lune, en sorte qu’il est bien évident que la lumière favorise le crime et la débauche et est plus nuisible qu’utile à la sûreté publique. »De là ne suit-il pas qu’on devrait aussi supprimer la lune ? Soit béni le ciel, mon ami, de nous avoir donné le soleil sans prendre d’avis ; car si le Très-Haut eût fait à ce sujet une assemblée des notables, il y eût eu pour le moins 103 voix contre 37 pour ne point avoir de soleil… Moi, pour vous dire la morale de tout ceci, j’emprunterai le mot d’un de nos amis, le baron de ***. Le député de Saint-Martin, l’abbé H…, jadis jésuite, l’ayant rencontré aux Tuileries et l’ayant longuement ennuyé des « intrigues des municipaux », de « la misère du peuple » et de « l’odieux des réverbères » :« Monsieur l’abbé, interrompit le baron, savez-vous ce qui me frappe le plus dans toute « cette affaire ? C’est de voir qu’au xviiie siècle, les gens de votre robe sont aussi ennemis de la lumière au physique qu’au moral. »
Oyez encore ceci dans le genre noble. Ah ! la philippique est vigoureuse. Je vous dis que Volney se prépare à être un grand orateur. Il se fait la main. Il tire au mur. Le mur a reçu d’assez rudes coups. Il s’agit des États généraux et de la question de savoir s’ils seront réellement une Assemblée nationale, une assemblée où le Tiers état aura sa représentation proportionnelle et partant légitime :
Mais cette Assemblée légale est précisément ce que les nobles redoutent. Et pourquoi la redoutent-ils ? Eux-mêmes ont eu l’imprudence de nous en dire la raison ; c’est que, disent-ils, « leurs intérêts ne sont pas les mêmes que les nôtres » ; c’est-à-dire qu’il leur importe peu qu’un ennemi étranger envahisse nos fortunes, pourvu qu’il respecte les leurs ; c’est-à-dire qu’il leur importe peu que les ministres nous écrasent, pourvu qu’ils les ménagent ; c’est-à-dire qu’il leur importe peu que la nation soit anéantie, pourvu qu’eux-mêmes subsistent ; c’est-à-dire que parmi nous il existe une nation qui nous est étrangère, une nation qui a des intérêts différents, que dis-je, des intérêts contraires, opposés aux nôtres ; c’est-à-dire, en un mot, que dans notre sein nous nourrissons des ennemis aussi cruels que les Anglais et les Autrichiens ! Car, que ferait de plus une horde étrangère, si elle pénétrait en Bretagne, que de lever sur nous des contributions, d’envahir nos biens, nos fortunes, de violer nos libertés et d’attenter à nos personnes ? Et n’est-ce pas là ce que font journellement nos gentilshommes ? N’est-ce pas eux qui épuisent le trésor public, lèvent, sous le nom de pensions, de grâces, de bienfaits et gages, de vraies contributions hostiles ? Si les ministres et le roi redoublent le poids des impôts, n’est-ce pas eux qui, sous le nom de courtisans, officiers, magistrats, les dévorent et sont les vrais moteurs de l’inaction et du despotisme ? N’est-ce pas eux qui, par des exclusions de toute espèce, portent atteinte à nos droits…
Ça continue ; mais cette fois c’est de la vraie éloquence, nerveuse, vigoureuse, directe, emportée et entraînante. Volney pouvait aller siéger à l’Assemblée nationale.
Il y siégea, sans gloire. Il n’était orateur que la plume à la main. Et cela suffisait alors ; car tous les discours des Assemblées révolutionnaires, excepté, je crois, ceux de Barnave, furent écrits ; mais encore fallait-il n’avoir pas la voix faible et n’avoir pas peur de la tribune. Ce furent les deux obstacles devant lesquels s’arrêta Volney. Il était fait pour le Sénat du Consulat et de l’Empire où il trouva sa place véritable. Il était fait surtout pour écrire les Ruines et le Voyage en Amérique. Il était fait pour être un écrivain précis et merveilleusement exact dans la description, un peu pompeux et déclamateur dans les réflexions. Il vieillit doucement, très oublieux de sa gloire éphémère de journaliste. Mais il avait été, en somme, très bon journaliste pendant deux mois, et ces deux mois doivent retrouver dans sa biographie la place qu’ils n’y avaient point. Il faut savoir gré à M. Léon Séché d’avoir remis ces huit semaines en lumière.
Les corrections de Victor Hugo
Dans un livre charmant souvent, curieux toujours, MM. Paul et Victor Glachant ont consigné leurs réflexions et commentaires sur les « Papiers d’autrefois » qu’il leur a été donné de feuilleter et d’étudier. Ils ont examiné les manuscrits de Victor Hugo et de Lamartine déposés à la Bibliothèque nationale ; ils ont eu entre les mains la correspondance inédite du savant Frédéric Dübner ; ils ont possédé et possèdent sans doute encore des lettres inédites de Prosper Mérimée (non ; il n’y s’agit pas de George Sand ; ne vous émoustillez pas) et des lettres inédites d’Ernest Beulé. Enfin ils ont des trésors, dont ils ont voulu, en bons camarades, faire profiter le public. Nous les en félicitons. Leur livre est très intéressant et apprend beaucoup de choses.
Je ne veux ici m’arrêter que sur la partie de cet ouvrage qui a trait aux manuscrits de
Victor Hugo. Car de vous parler des manuscrits de Lamartine, c’est comme si je vous
entretenais des manuscrits de Fénelon, de George Sand, ou de Balzac. Fénelon, George Sand,
corrigeaient peu. Dans toute une page de George Sand que vous pouvez voir de vos yeux dans
George Sand, sa vie et ses œuvres de M. Vladimir Karénine, trois mots
corrigés : « d’un pas mesuré »
remplaçant « d’un pas égal et
cadencé »
; « toutes les phalènes du jardin venaient danser »
remplaçant « toutes les phalènes dansaient »
; « aux premiers
accords de l’instrument sublime »
remplaçant : « aux sons de l’instrument
sublime »
.
Quant à Balzac, il corrigeait éperdument, mais non jamais sur le manuscrit. Il corrigeait sur les épreuves de l’imprimeur. Il avait besoin de voir son texte typographié pour le trouver mauvais ou être enragé du désir de le rendre meilleur. L’examen des manuscrits de Fénelon, de George Sand, de Balzac n’a donc presque qu’un intérêt graphologique.
Ceux de Victor Hugo nous font entrer et aussi profondément, aussi familièrement que possible, dans les secrets du travail du grand poète. Les étudier, c’est tout à fait pénétrer dans le cabinet de travail de Victor Hugo et se pencher sur son épaule. Penchons-nous donc. Voilà une leçon de style admirable en même temps qu’une étude psychologique d’un singulier intérêt.
Hugo corrige sur le manuscrit, énormément ; sur l’épreuve d’imprimerie, point ou très
peu. Hugo est un « visuel ». Il lui faut, devant les yeux, la ligne écrite, pour prendre
pleinement conscience de sa pensée et pour la remanier et élaborer. Mais, d’autre part,
une fois le manuscrit livré à l’impression, il s’en détache ; il recommande aux imprimeurs
de ne lui envoyer qu’une épreuve. « Le livre à sa pensée étranger
désormais »
ne l’invite plus à de nouvelles triturations. C’est sur du papier
étranger et banal que maintenant il est écrit. Les attaches de la mère à l’enfant sont
détruites. Victor Hugo songe déjà à de nouvelles gestations, et, comme il l’a dit,
« à corriger le dernier livre en en faisant un meilleur ».
— Revenons
donc aux manuscrits. C’est là que Victor Hugo nous permet de le suivre dans toutes les
diligences, dans toutes les hésitations et vraiment, comme vous le verrez, dans toutes les
angoisses de son travail.
Victor Hugo ajoutait, retranchait, corrigeait. Il retranchait rarement. Il ajoutait très souvent. Il corrigeait presque toujours.
Jetons un coup d’œil, d’abord, sur ses suppressions. Et surtout ne nous trompons pas. MM. Paul et Victor Glachant se sont trompés, ce me semble, une ou deux fois. Ils ont donné comme retranchée la strophe suivante de Un peu de musique, dans Éviradnus :
Nous irons, et j’en suis ivre,Sous les verts taillis mouillés ;Ton souffle te fera suivreDes papillons réveillés.
Cette strophe est biffée dans le manuscrit et remplacée en marge par cette autre, si mystérieuse et étrangement séduisante :
Viens ! nos doux chevaux-mensongesFrappent du pied tous les deux,Le mien au fond de mes songesEt le tien au fond des cieux.
Pardon ! Que la strophe « Nous irons, et j’en suis ivre »
, soit biffée
dans le manuscrit, je n’en doute pas, puisque MM. Glachant l’ont vu ; mais elle a été
réintégrée après coup, par un « béquet » sur les épreuves, probablement ; car on la lit
tout entière dans l’édition Lemerre, trois strophes plus bas, un peu modifiée, mais c’est
bien la même :
Viens ! sois tendre ; je suis ivre.Ô les verts taillis mouillés !Ton souffle te fera suivreDes papillons réveillés !
Est-ce qu’elle ne serait pas dans l’édition ne varietur ? Je n’en sais rien, ne possédant pas cette édition, de quoi, du reste, je me plains peu ; car elle n’est pas très bonne, comme MM. Glachant le prouvent plus d’une fois.
De même MM. Glachant comptent comme retranchée la strophe suivante, qui faisait la
conclusion du III de L’autre président dans Les
Châtiments (après : « C’est quelque vieille honte dont le nom s’est
perdu »
) :
Complice dans le crime, il eût rempli sa tâché.Mais le chef sur son nom promena le charbon.Il n’a pas daigné faire un traître avec ce lâche ;Il a dit : « À quoi bon ? »
Faites attention ! Il est incontestable que cette strophe a été retranchée dans la pièce intitulée L’autre président ; mais Hugo n’aimait pas à perdre son bien, et, cette strophe, il l’a tout simplement et soigneusement transportée ailleurs ; il l’a transportée dans l’autre pièce sur Dupin, intitulée Déjà nommé :
Si l’on avait voulu, pour sauver du déluge,Certes son traitement, sa place, son trésor,Et sa loque d’hermine et son bonnet de jugeAu triple galon d’or ;
Il eût été complice ; il eût rempli sa tâche ;Mais les chefs sur son nom passèrent le charbon.Ils n’ont pas voulu faire un traître avec ce lâche ;Ils ont dit : « À quoi bon ? »
D’autres retranchements (et qui sont restés des retranchements) sont très curieux à
observer et montrent le goût, assez sévère en somme, de Victor Hugo. Il savait supprimer
sans retour. Il savait sacrifier quelque chose de lui. Par exemple, dans la pièce
intitulée À un martyr (Châtiments, I, 8), il y avait
la strophe suivante après celle qui commence par : « Ils vendent l’arche
auguste… »
.
Ils vendent la candeur du croyant qui contemple,Et les saints tressaillant dans l’ombre où sont leurs os,Jérusalem qui tremble, et le voile du temple,Dont ils ont, accroupis, recousu les morceaux.
Il a supprimé. Il a trouvé le développement trop long. Hugo trouvant un de ses développements trop longs, c’est méritoire.
Dans Éviradnus, où il a beaucoup ajouté, il a retranché un couplet assez considérable, celui-ci :
Oui, sans ce fier succès, sans ce destin flagrant,Sans cet enchaînement de conquêtes, si grand,Si fort, si continu, qu’il fait croire au vulgaireQue la Victoire sert chez vous et que la guerreA mis votre harnais à ses chevaux fougueux…
Le couplet aboutissait au vers qui a subsisté :
Sigismond est un monstre et Ladislas un gueux.
Je suis pleinement de l’avis de MM. Glachant : le goût de Victor Hugo, souvent trop indulgent pour lui-même, a été ici trop sévère. Le couplet était beau, ne surchargeait pas outre mesure le développement et il était plutôt à conserver.
Encore une suppression regrettable à mon avis. Dans les Châtiments, dans la pièce intitulée L’Obéissance passive, on lit au manuscrit cette strophe, originale et assez puissante :
La bravoure, ajoutant à l’homme une coudée,Était alors partout. N’est-il pas vrai, Vendée,Ô vieux pays breton ?Pour vaincre un bastion, pour prendre une muraille,Pour prendre cent canons vomissant la mitraille,Il suffit d’un bâton.
Est-ce l’exagération un peu bien forte de cette idée qui a fait faire la moue à Victor Hugo ? Il est possible. Je croirais plutôt qu’il n’a pas voulu mêler un éloge des Vendéens à un développement qui est tout entier à la gloire des soldats de la première République. Relisez le I de la pièce. Il lui a paru que cela faisait dissonance et rompait le mouvement, qui, du reste, est magnifique.
J’ai dit que Victor Hugo suivait peu, comme il est assez naturel, le conseil de Boileau : « Ajoutez quelquefois et souvent effacez », et qu’au contraire il effaçait quelquefois et ajoutait très souvent. Les additions sont très intéressantes à examiner de près. Quelquefois elles sont très malheureuses ; le plus souvent elles sont admirables et les plus belles choses que Victor Hugo ait écrites, il les a trouvées après coup. Pour ce qui est des additions malheureuses, ou qui peuvent passer pour telles, je citerai ces quatre vers dans le discours d’Éviradnus aux deux princes :
Toi que tous ces rois-là mangent et déshonorent,Toi que leurs majestés les vermines dévorent,Est-ce que tu n’as pas des ongles, vil troupeau,Pour ces démangeaisons d’empereurs sur ta peau ?
Il est à remarquer que, dans Aymerillot, ce sont les trivialités un peu fortes (quoique toutes soient acceptables) qui ont été ajoutées, comme enjolivements et enluminures. Ainsi :
Et pour toutes ribotes,Nous avons dérobé beaucoup de vieilles bottes.
Ainsi :
Si bien, qu’étant parti vautour, on revient poule.
Ainsi encore :
Je désire un bonnet de nuit. Foin du cimier !
On pourrait multiplier ces exemples. On les trouvera dans le livre de MM. Glachant.
Mais, en revanche, comme je l’ai dit, les trouvailles sublimes sont très souvent, sont le plus souvent choses qui n’appartiennent pas au premier jet et qui ont été rencontrées par Hugo revenant sur son poème et s’inspirant de lui. Cela est tout à fait caractéristique de sa manière de travailler et même de la complexion de son esprit. Ainsi vous vous rappelez le développement si brillant qui interrompt à un moment donné le récit dans Les Pauvres Gens :
Hélas ! aimez, vivez, cueillez des primevères,Dansez, riez, brûlez vos cœurs, videz vos verres,Comme au sombre Océan arrive tout ruisseau,Le sort donne pour but au festin, au berceau,Aux mères adorant l’enfance épanouie,Aux baisers de la chair dont l’âme est éblouie,Aux chansons, au sourire, à l’amour frais et beau,Le refroidissement lugubre du tombeau.
Ce magnifique couplet est une addition. C’est un béquet. À la vérité, ici, ma théorie n’est peut-être pas juste. Ceci n’a probablement pas été ajouté par Hugo relisant son poème et s’inspirant de lui. Ce n’est pas dans le ton, tout à fait, du reste du poème. Je ne serais pas étonné que ce fût un de ces mille feuillets portant chacun une dizaine de vers, une de ces études, une de ces ébauches, un de ces crayons, qui remplissaient les tiroirs d’Hugo ; et qu’il l’eût inséré ici, un peu artificiellement. Pourquoi ? Pour que le § V fût à peu près de la même étendue que les autres sections du poème, lesquelles, sauf la dernière, sont toutes approximativement de la même longueur. Hugo était infiniment sensible à ces raisons de symétrie. Relisez et mesurez, et soyez de mon avis, ou d’un autre. Je vous aurai toujours fait relire Les Pauvres Gens.
Mais c’est dans Booz endormi que les additions sont le plus significatives, et ici ce sont bien les traits incontestablement les plus beaux qui ont été ajoutés après coup, de telle sorte qu’au manuscrit, c’est le texte qui est beau et la marge qui est merveilleuse ; et ici c’est bien en relisant son poème primitif et en s’inspirant de lui que Victor Hugo a comme bondi jusqu’au sublime. Guettons-le et surprenons-le dans son travail. Il lit son premier texte. Il s’arrête à cette strophe :
Comme dormait Jacob, comme dormait Judith,Booz, les yeux fermes, gisait sous la feuillée ;Or, la porte du ciel s’étant entre-bâillée,Au-dessus de sa tête un songe descendit.
Il se dit, sans doute, que le sommeil de Booz est un tableau pittoresque, d’une belle couleur biblique, lui doit être plus développé qu’il ne l’est dans les deux premiers vers de cette strophe, qui doit être Nul, qui doit être mis sous les yeux du lecteur. Il rêve, il voit Booz endormi, dans le cadre rustique qui se précise et se colore, et, avant la strophe que je viens de transcrire, il écrit celles-ci :
Donc Booz dans la nuit dormait parmi les siensPrès des meules, qu’on eût prises pour des décombres.Les moissonneurs couchés faisaient des groupes sombres ;Et ceci se passait dans des temps très anciens.
Les tribus d’Israël avaient pour chef un juge.La terre, où l’homme errait sous la tente, inquietDes empreintes de pieds de géant qu’il voyait,Était encor mouillée et molle du déluge.
Il lit la strophe un peu sèche qui suit :
Et Booz murmurait avec la voix de l’âme :« Comment se pourrait-il que de moi ceci vînt ?Le chiffre de mes ans a passé quatre-vingt ;Et je n’ai pas de fils et je n’ai plus de femme.
« Et je n’ai plus de femme. »
Ceci, se dit-il, doit être développé. La
mélancolie du veuf… le souvenir attendri de celle que l’on a aimée et avec qui l’on a
mangé son pain, comme dit la Bible… Et cette strophe incomparable se dessine peu à peu
dans son esprit, et il l’ajoute en marge. Quelle marge que celle du manuscrit de Booz !
Voilà longtemps que celle avec qui j’ai dormi,Ô Seigneur, a quitté ma couche pour la vôtre,Et nous sommes encor tout mêlés l’un à l’autre,Elle à demi vivante et moi mort endormi.
Et de la même façon ont été ajoutées dans la dernière section les strophes suivantes :
L’ombre était nuptiale, auguste et solennelle,Les anges y volaient sans doute obscurément ;Car on voyait passer dans le bleu firmamentQuelque chose de bleu qui paraissait une aile.
La respiration de Booz qui dormaitSe mêlait au bruit sourd des ruisseaux sur la mousse.On était dans le mois où la nature est douce,Les collines ayant des lis sur leur sommet.
Le « Puvis de Chavannes » de Booz endormi est un croquis marginal. Quelle marge que la marge du manuscrit de Booz !
Enfin nous sommes témoins, grâce à ces manuscrits, des ratures, des corrections, des tâtonnements de Victor Hugo jusque dans le détail le plus menu. Nous le voyons faire et refaire trois et quatre fois un seul vers ; et c’est ici que son goût et la tournure de son goût, comme aussi sa patience, comme aussi sa faculté éminente de n’être jamais satisfait de lui, qui est la vertu même de l’artiste, éclatent pleinement et peuvent être surpris comme dans l’intimité. Dans Les Châtiments, dans le poème Souvenir de la nuit du 4, il écrit d’abord :
Nous nous taisions, debout, une larme dans l’œil ;Et les plus fermes cœurs tremblaient devant ce deuil.
Et il faut reconnaître que ce n’était pas fameux. Il biffe. Il se propose à lui-même ceci :
Nous étions chapeau bas, muets, près du fauteuil ;Les plus fermes tremblaient devant ce sombre deuil.
Il n’est pas satisfait ; mais il est sur la voie ; il a trouvé « chapeau
bas »
; il sent tout de suite que c’est là le trait saillant, qui doit être mis
en bonne place, à la rime, et subordonner à soi tout le reste ; et il trouve enfin :
Nous nous taisions, debout et graves, chapeau bas,Tremblant devant ce deuil qu’on ne console pas.
Quelquefois on a un doute sur l’excellence de la correction. Le premier vers de Aux abeilles du manteau impérial était d’abord celui-ci :
Vous qui travaillez dans la joie,
Et il est devenu le vers un peu dur que l’on sait :
Ô vous dont le travail est joie.
Je crois savoir pourquoi Hugo a été inquiet relativement à la première rédaction… et je
vous le laisse à deviner. Depuis que dans les Odes et Ballades il avait
parlé d’un « dragon au corps bleu »
, et qu’on s’était
moqué de ce
corps bleu
, et qu’il s’était résigné à le
remplacer par
front bleu
, il était assez sensible aux
équivoques que les mauvais plaisants pouvaient trouver ou mettre dans ses vers.
Il est curieux de voir de quel vers détestable Hugo part quelquefois pour arriver à un vers excellent. Décrivant Eviradnus, il avait d’abord écrit :
Vu par derrière, il a le dos de Charlemagne.
Puis il a songé à :
Son large front ressemble au front de Charlemagne,
qui était banal, mais qui, au moins, n’était pas ridicule. Et enfin il s’arrête à :
Quand il songe et s’accoude, on dirait Charlemagne.
Il avait écrit dans le Satyre :
Le ciel, l’aube, où le jour, ce rire immense, luit.
Il a senti que c’était bien un peu cacophonique et il a remplacé par :
Le ciel, le jour qui monte et qui s’épanouit.
Savez-vous que le fameux vers
La grande forêt bruneQu’emplit la rêverie immense de la lune,
était d’abord celui-ci :
Qu’emplit la rêverie obscure de la lune ?
Ce seul changement d’épithète a fait d’un vers presque plat un vers spacieux et infini.
Voici un vers du Petit Roi de Galice qui a été forgé et reforgé jusqu’à quatre fois, peut-être plus ; mais enfin nous l’avons devant nos yeux sous quatre formes successives :
C’est d’abord :
Ce tas de demi-rois raisonne et se concerte.
C’est ensuite, point meilleur, certes :
Ce ramassis d’infants presque rois se concerte.
C’est ensuite, un peu moins mauvais peut-être :
Ce ramassis d’infants discute et se concerte.
Et enfin l’écrivain trouve le vers plein et vigoureux et à césure expressive, qui le satisfait :
Cette collection de monstres se concerte.
Très souvent la correction paraîtrait mauvaise à un classique et a ses raisons dans la manière particulière à Hugo d’entendre la musique du vers. Un critique du xviiie siècle dont le nom me fuit trouvait lourd et inharmonieux le vers de Racine :
Et sa miséricorde à la fin s’est lassée,
et proposait d’y substituer :
Et sa longue clémence à la fin s’est lassée,
lequel est affreux. Mais c’est ce grand mot de miséricorde qui agaçait notre classique. Racine se trouvait avoir fait un vers romantique, un vers moderne, large et ample, avec un mot remplissant un hémistiche et supprimant un des quatre repos, et cela blessait l’oreille de l’aristarque. De même Hugo écrit d’abord :
Que savons-nous ? Qui donc connaît le fond des choses ?
Et il écrit ensuite :
Que savons-nous ? Qui donc sonde le fond des choses ?
« Mais ! c’est le premier vers qui est le bon ! » dirait le critique du xviiie
siècle. « Qui donc sonde »
est sourd, dur,
cacophonique. — Peut-être ; mais c’est pour l’e muet de « sonde » que Hugo a fait la correction. C’est cet e muet et la
grande césure, le grand hiatus qu’il met dans le vers qui donne toute sa couleur au vers
et qui exprime par le son l’idée de recherche prolongée, patiente et
profonde ! L’oreille de Hugo ne s’y est pas trompée et il a jugé que cela compensait bien
la légère cacophonie de donc sonde.
Vous voyez à quelles minutieuses et très importantes études de style et de rythme convient et amènent les manuscrits de Victor Hugo. Ils sont une bonne fortune pour l’étudiant en français, en style français, en « composition » française et en métrique française. Il faut les examiner, avec MM. Glachant pour excellents guides, en toute diligence et dévotion. Car j’en ai écrit assez long aujourd’hui et je n’ai fait qu’effleurer ce que le livre de MM. Glachant a approfondi. Un a en ce volume une mine d’études, de réflexions, de comparaisons et même de doctrines infiniment intéressantes. Il faut remercier ces messieurs du labeur modeste, mais précieux et dirigé, du reste, par un goût excellent, auquel ils se sont livrés.
Chateaubriand et Sainte-Beuve3
Il n’était peut-être pas très nécessaire de faire tout un livre sur cette question : Chateaubriand était-il sincère en ses sentiments religieux ? Je dirai même que la question n’intéresse qu’un directeur de conscience. De l’homme, quel qu’il soit, le public n’a à connaître, je ne dirai pas que l’homme extérieur, sur quoi on pourrait chicaner, mais que l’homme intellectuel. Un auteur vous dit toujours la même chose pendant exactement cinquante ans. Il ne varie aucunement sur les idées qu’il exprime et en sa propagande intellectuelle. Le public n’a rien à voir de plus. Quand il serait vrai que l’homme en question ne dit au public exactement que ce qu’il ne croit pas, il resterait toujours ceci : l’auteur qui s’appelle X… n’a jamais dit à ses semblables que ceci ; et l’auteur X…, en tant qu’auteur, est un chrétien, ou il est un mécréant, ou il est un bouddhiste, ou il est un pythagoricien. Et un point, c’est tout. Et tout ce qu’il peut être comme homme ne nous regarde aucunement, par cette raison qu’il nous échappe, et cela ne regarde que son confesseur.
Mais précisément ce livre de l’abbé Bertrin est une querelle de confesseurs. C’est une querelle de directeurs de conscience. Sainte-Beuve l’était, comme vous savez, jusqu’au fond de l’âme, et M. l’abbé Bertrin l’est aussi. D’où querelle. Inde iræ, ou au moins Inde lis.
Sainte-Beuve s’est avisé, en tout un livre, qui a bien ses deux gros volumes, de se demander, encore que Chateaubriand fût chrétien dans tous ses ouvrages, sauf le premier, et l’on sait assez que le premier livre qu’un auteur écrit n’est jamais de lui, si, cependant, tout au fond, Chateaubriand était bien chrétien. Il a sondé le cœur et les reins ; il a interprété, il a discuté, il a poussé aux dernières limites son métier de casuiste. Comme Vinet le félicitait de confesser tous ceux qu’il examinait, il a confessé Chateaubriand ; et quand on confesse quelqu’un avec habileté, on le convainc toujours de tous les péchés qu’il n’a pas commis.
Il lui a dit : « Voyons, mon enfant, entre nous, est-ce que, tout au fond des choses, vous n’êtes pas le prisonnier d’un livre et le prisonnier d’un succès ? Vous avez écrit le Génie du Christianisme, sans en croire un mot — ne m’interrompez pas, — sans en croire un mot ; vous l’écriviez en vivant à la campagne avec une femme charmante qui n’était pas la vôtre ; dans ces conditions, on écrit un très beau livre chrétien, mais on n’en croit pas un mot. — Et puis ce livre a eu un succès de tous les… de tous les anges. À partir de ce moment-là, vous en étiez le captif. Vous ne pouviez pas ne pas vous y tenir. Vous ne pouviez pas le démentir. Vous ne pouviez pas ne point le récrire cent fois. Vous l’avez récrit dans les Martyrs ; vous l’avez récrit dans l’Itinéraire ; vous l’avez récrit dans la Vie de Rancé ; vous l’avez récrit dans les Outre-tombe. Mais, n’est-ce pas, mon cher enfant, que c’est parce que vous ne pouviez pas faire autrement ? Vous ne vous êtes jamais douté de cela. Eh ! je le sais bien ! C’est inconscient, ces choses-là. Mais scrutez-vous ! Vous verrez qu’il y a tout au fond quelque chose de cela ! Faites votre examen de conscience. Oh ! mais faites-le bien, faites-le tout à fait. Le vrai examen de conscience, c’est de pénétrer dans l’inconscient. Y êtes-vous ? Si vous me répondez : « J’ai été sincère », c’est que vous n’y êtes pas. Si vous me répondez : « Vous avez raison », c’est que vous y êtes. Et vous voyez bien, cher enfant, que vous, ne savez que me répondre, et le silence est un aveu. Convenez sincèrement que vous n’avez jamais été sincère. »
Sur quoi l’abbé Bertrin, autre confesseur, survient et dit :
« Ne voyez-vous pas que Chateaubriand a été beaucoup plus sincère qu’il ne paraît et qu’il ne croyait lui-même ! Il n’a été, comme apologiste, qu’un artiste au service de l’Église. C’est cela qui est superficiel. Mais toute sa vie morale montre un homme qui, non seulement a trouvé la religion belle, mais l’a trouvée bonne et l’a jugée vraie. C’est sa vie qui fait rougir son œuvre et non son œuvre qui fait honte à sa vie. Comme auteur, chrétien élégant ; comme homme, chrétien docile, humble, soumis, je ne dis pas parfait chrétien ; mais chrétien vrai, selon la foi et par les œuvres. D’où il suit que, non seulement il n’a pas été le prisonnier de son ouvrage, mais qu’il s’en est évadé ; il a été beaucoup plus loin et beaucoup plus haut. Il le domine et il pourrait se permettre de le mépriser. Il n’a pas été jusque-là, non ; rien, du moins, ne tend à le prouver ; mais il aurait pu y aller. Il y était pleinement autorisé par sa conscience. — Et vous, Sainte-Beuve, qui l’accusez, savez-vous bien pourquoi vous l’accusez ? Faites votre examen de conscience, c’est-à-dire descendez dans votre inconscient. Est-ce que vous ne seriez pas un ennemi de toute religion et qui a intérêt à ne voir dans les apologistes d’une religion que des hypocrites ? Est-ce que vous ne seriez pas un jaloux à qui toute gloire est importune et surtout celle des gens qui ont été beaux dans leur jeunesse et qui ont plu aux femmes ? Est-ce que vous ne seriez pas l’auteur de Volupté, qui n’a jamais pu pardonner à Balzac d’avoir écrit Eugénie Grandet, à Stendhal d’avoir écrit Le Rouge et le Noir, et à Chateaubriand d’avoir écrit Atala ; comme vous êtes l’auteur des Pensées d’août, qui n’a jamais pardonné à Lamartine d’avoir écrit les Méditations, à Hugo d’avoir écrit les Feuilles d’automne et à Musset d’avoir écrit les Nuits ? Vous ne vous en doutez pas ? Oh ! sans doute ! Mais scrutez-vous ! Rien de tout cela ? Rien ? Défiez-vous du respect humain qui vous empêche de vous reconnaître et qui vous voile à vous-même. Croyez-m’en, moi qui sais voir. Allez, mon enfant, il y avait de la jalousie dans votre affaire. »
Et ainsi les deux directeurs de conscience, à qui mieux mieux, font leur office avec une singulière pénétration et une habileté consommée et à qui mieux mieux aussi se renvoient l’éteuf. Certes leur jeu est beau et il n’est pas, après tout, sans quelque profit pour la science psychologique ; mais est-il vraiment bien utile ? De la sincérité de derrière la tête de Chateaubriand et de la sincérité de dessous le cœur de Sainte-Beuve que pouvons-nous bien savoir et qu’est-ce qu’il nous est très utile de savoir ? Discuter la sincérité intellectuelle d’un auteur, le prendre en flagrant délit de contradiction ou de tergiversation, voilà qui est intéressant pour juger de la solidité de ses idées, de son système. Mais d’un homme qui a toujours dit la même chose, se demander si dans le fond obscur et dans les pénombres incertaines de son être le plus intime et dans les abîmes intérieurs où lui-même ne peut pas descendre, il la pensait en effet absolument, je ne vois pas trop à quoi cela peut bien servir ; et de Sainte-Beuve confessant Chateaubriand et de M. Bertrin confessant Sainte-Beuve je me disais, tantôt :
Ibant obscuri solâ sub nocte per umbram,
et tantôt :
Aut videt aut vidisse putat per nubila culpam.
Ce qui veut dire en français familier qu’ils cherchent dans tout la petite bête et qu’ils la trouvent par l’effet de leur grand désir de la trouver.
Pour moi, bonhomme, je crois très fort à la sincérité de Chateaubriand, parce qu’il ne s’est jamais démenti ; parce qu’à partir du Génie il a été absolument fidèle à la façon de penser qu’il a eue dans le Génie ; parce qu’il est assez difficile à un homme qui écrit quarante volumes de dire toujours la même chose sans que ce soit parce qu’il pense toujours la même chose ; parce que le seul ouvrage mécréant de Chateaubriand est l’Essai sur les révolutions, qui n’est pas si mécréant, du reste, que cela ; parce qu’on ne peut guère mettre en balance quarante volumes avec un seul et croire que c’est plutôt le volume unique qui révèle la pensée de l’auteur que non pas les quarante ; parce que l’Essai est un ouvrage de jeunesse ; parce que l’essai est le premier ouvrage de Chateaubriand ; parce que, comme je le disais en commençant, le premier ouvrage d’un homme, en général, n’est pas de lui, mais des influences qui l’entourent et du monde qu’il fréquente et des écrivains en vogue qu’il admire.
Et je n’en cherche pas plus long et je ne me crois pas tout à fait en droit d’en chercher plus long.
Aussi n’aurais-je point fait un article sur le livre de M. Bertrin, et me serais-je, sans doute, borné à le signaler, avec estime, du reste, si M. Bertrin n’avait fait la découverte la plus curieuse du monde, qui est telle que rien que pour elle il valait d’écrire le volume et qui est peut-être la raison initiale pourquoi le volume a été écrit. Non, il ne m’étonnerait pas que M. Bertrin se fût dit : « Oh ! quelle trouvaille ! Il ne suffit pas de l’envoyer à l’Intermédiaire des chercheurs et des curieux. Elle serait vite oubliée. Il faut l’enchâsser en un volume pour que la question qu’elle soulève subsiste et sollicite longtemps la curiosité des chercheurs, ce qui fera peut-être qu’un jour elle sera résolue. »
Cette trouvaille, c’est ce que j’appellerai la page introuvable. Il y a une page de Chateaubriand, qui est de Chateaubriand, assurément ; que Sainte-Beuve a citée trois ou quatre fois et rappelée une dizaine de fois comme étant de Chateaubriand et qui n’est nulle part, mais nulle part, dans les œuvres de Chateaubriand.
Vous la connaissez. Elle est dans les Causeries du Lundi, tome II, p. 146 ; elle est dans Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire, tome II, p. 71-72 ; et la voici :
Mais ai-je dit tout dans l’Itinéraire sur ce voyage commencé au port de Desdémona et d’Othello ? Allais-je au tombeau du Christ dans les dispositions du repentir ? Une seule pensée m’absorbait. Je comptais avec impatience les moments. Du bord de mon navire, les regards attachés sur l’étoile du soir, je lui demandais du vent pour cingler plus vite, de la gloire pour me faire aimer. J’espérais en trouver à Sparte, à Sion, à Memphis, à Carthage et l’apporter à l’Alhambra. Comme le cœur me battait en abordant les côtes d’Espagne ! Aurait-on gardé mon souvenir ainsi que j’avais traversé mes épreuves ? Que de malheurs ont suivi ce mystère. Le soleil les éclaire encore… Si je cueille à la dérobée un instant de bonheur, il est troublé par la mémoire de ces jours de séduction, d’enchantement et de délire.
La page est de Chateaubriand, n’est-ce pas ? Vous n’en doutez point. Elle ne peut pas être d’un autre. La marque de Chateaubriand est là à chaque ligne. Personne au xixe siècle n’a pu écrire cette page-là, sauf Chateaubriand. Sainte-Beuve a pu écrire une page qui s’est trouvée attribuée à Mme Swetchine ; je le défie bien d’avoir pu écrire la page précédente. La page est de Chateaubriand.
Eh bien, elle n’est nulle part dans ses œuvres. Cherchez. M. Bertrin l’a cherchée dans les Mémoires d’outre-Tombe. Elle n’y est point, bien que ce soit aux Mémoires d’outre-tombe que Sainte-Beuve renvoie pour qu’on la trouve. Il l’a cherchée dans la première édition des Mémoires, c’est-à-dire aux feuilletons de La Presse en 1850. Elle n’y est pas. Il l’a cherchée dans un manuscrit encore inédit, parfaitement authentique, portant la signature de Chateaubriand au bas de chaque page, et que possède M. Champion, l’éditeur. Elle n’y est pas. Elle n’est nulle part.
Quel est donc ce mystère ? Cette page, il est évident qu’elle a existé, et puis qu’elle a été supprimée dans les manuscrits de Chateaubriand destinés décidément à l’impression. Oui, c’est évident, ou très probable. Mais cette page, qu’il faut supposer copiée par Sainte-Beuve sur un manuscrit avant l’impression et gardée par lui dans ses archives, comment l’a-t-il eue ? Comment ? Il semble démontré que de la partie des manuscrits où cette page pouvait se trouver (Voyage à Venise) Sainte-Beuve n’a jamais eu communication. Cette partie était gardée par Chateaubriand très secrètement, avec un soin jaloux ; il ne la communiquait à personne, absolument à personne. Comment Sainte-Beuve a-t-il pu la copier du temps qu’il existait ? Comment ? C’est précisément l’impossible.
Il reste qu’il l’ait entendue. Cela, c’est possible. Cette partie des Mémoires, Chateaubriand ne la communiquait à personne ; mais il la lisait, avec cent mille précautions ; mais enfin il la lisait, chez Mme Récamier. Sainte-Beuve a pu l’entendre. Mais quoi ? Il ne l’a pas sténographiée, en écrivant dans son chapeau. Cela n’aurait pas été souffert, et Sainte-Beuve aurait été certain d’être reconduit avec diligence s’il s’était permis pareille trahison.
Quoi donc ? Il l’a retenue de mémoire. C’est possible ; mais elle est longue ; on ne connaissait pas pareille mémoire à Sainte-Beuve. Il n’en a donné aucun exemple.
Il faut plutôt croire à une indiscrétion, à une infiltration par indiscrétion, des manuscrits de Chateaubriand au portefeuille de Sainte-Beuve. Du manuscrit de Chateaubriand au tiroir de Sainte-Beuve, il y a eu un tuyau. Voilà ce que je crois.
Oui, Chateaubriand a gardé avec un soin jaloux la partie du manuscrit à laquelle appartenait ce passage ; oui, il est certain qu’il ne l’a pas communiquée à Sainte-Beuve ; mais il est certain aussi que Sainte-Beuve l’a eue néanmoins. Des manuscrits, — car vous venez de voir qu’il y en a eu plusieurs, — divers manuscrits des Mémoires d’outre-tombe, copiés par un secrétaire, par deux peut-être ou par trois secrétaires, ne peuvent pas être copiés tant que cela sans filtrer un peu. D’un secrétaire on peut presque toujours dire :
Plenus rimarum est ; ubique perfluit.
Et Sainte-Beuve était diablement à l’affût et aux aguets des fissures des secrétaires.
Voilà mon explication, ou plutôt mon hypothèse.
Maintenant il y a encore quelque chose. Cette page, qu’il a citée trois fois après la publication des Mémoires d’outre-tombe, Sainte-Beuve a bien dû s’apercevoir qu’elle n’était pas dans les Mémoires d’outre-tombe ! Pourquoi n’a-t-il pas dit qu’elle n’y était pas et profité de cette occasion pour s’expliquer sur la manière dont, lui, il la possédait ? N’y a-t-il pas là quelque chose de suspect, quelque chose d’obscur, ou, qui pis serait, quelque chose de noir ?
À mon avis, non. Certainement Sainte-Beuve a lu les Mémoires imprimés ; mais s’apercevoir que quelque chose n’est pas dans un très long ouvrage, ce n’est pas si facile que cela ! La découverte que M. Bertrin a faite, Sainte-Beuve a très bien pu ne pas la faire. Il avait cette page dans ses fiches ; il la recopiait quand il en avait besoin et il croyait de très bonne foi qu’elle était restée dans les Mémoires. Ce n’est pas à les lire une fois, ou même trois, que cette absence, que cette lacune devait nécessairement lui sauter aux yeux. Elle ne pouvait le frapper que s’il avait lu tout entier ses Mémoires expressément pour y chercher cette page. Or il n’avait rien qui le conduisît à faire cette recherche. Il trouvait la page très digne des Mémoires, n’y faisant aucune tache au point de vue littéraire (je le crois bien !), n’y faisant aucune tache même au point de vue religieux (et, ma foi, c’est mon avis), et il la tenait pour y étant restée et il n’en a pas cherché plus long.
M. Bertrin, lui, a eu cette curiosité ; mais de sa part, c’est tout naturel. Voici, — je ne le sais pas, mais j’en suis sûr — comment cela lui est arrivé. Il lit la page dans Sainte-Beuve. Il ne doute pas qu’elle ne soit de Chateaubriand. Personne ne peut en douter. Mais, comme, à son point de vue, elle gâte un peu Chateaubriand, comme elle le montre plutôt « pèlerin passionné » que pèlerin mystique, il songe à l’expliquer pour l’excuser ; il se promet de voir le contexte. Dès qu’il a cette idée, sa découverte est faite. Pour trouver le contexte, il cherche la page. Il ne la trouve pas. Il est bien surpris. Il relit ligne par ligne tous les Mémoires pour trouver la page et en ne songeant qu’à elle. Il lit le manuscrit de M. Champion de la même façon. Elle n’est nulle part.
Il est tout naturel que M. Bertrin ait fait cette découverte négative ; mais Sainte-Beuve n’avait aucune raison de la faire, parce qu’il n’avait aucune raison de commencer l’enquête. Il ne pouvait faire cette découverte que par hasard. Or le hasard sert souvent, mais non pas toujours ; c’est un bienfaiteur essentiellement intermittent.
Il reste que voilà un problème qui va irriter les chercheurs pendant un temps indéfini. Qui trouvera la page introuvable ? Elle a existé. Il est possible qu’elle existe encore. Je donne la plus grande publicité possible à cette question pour que des centaines de curieux sachent que la question existe et ne cessent plus d’y songer. Peut-être demain, peut-être dans cent ans la page introuvable sera la page retrouvée ; peut-être jamais. Cherchons toujours4.
En attendant, voici l’ouvrage de M. Bertrin. Quoique écrit avec trop de parti pris, il est sincère lui aussi ; il est bien documenté et la lecture en est agréable.
La transformation du pouvoir
Ce nouveau livre du grand philosophe qui s’appelle M. Tarde aurait dû être un peu filtré, un peu décanté. Le défaut, le beau défaut que tout le monde envie à M. Tarde, c’est à savoir la surabondance d’idées, s’y fait un peu trop sentir. Les idées, quelquefois, y chevauchent un peu les unes sur les autres, ou s’étouffent à s’entrelacer. Souvent il faut relire, pour ressaisir le fil conducteur, la série des idées générales, interrompue par l’intervention d’idées incidentes qui sont aussi générales et aussi importantes que celles qu’elles interrompent.
Surtout ce livre, destiné au public, au grand public, qui est le vrai du reste, — et tout
le monde, excepté les mathématiciens, doit écrire pour le grand public, — aurait dû éviter
avec acharnement le style abstrait, le style dit « d’école », lequel, d’ailleurs, est
moins encore à sa place dans l’école qu’ailleurs. M. Tarde, son manuscrit achevé, aurait
dû en barrer au crayon rouge certains passages et s’astreindre à les traduire en vulgaire.
Celui-ci par exemple : « Ce qu’on appelle différenciation, ce qui fait croire à la
réalité du progrès des choses par la substitution d’une hétérogénéité relative à une
homogénéité relative, quand il n’y a, comme nous l’avons dit, que la substitution d’une
diversité logique à une diversité illogique, c’est le plus souvent le passage d’une
différence invisible à une différence apparente. »
J’affirme qu’il est
absolument inutile d’écrire ainsi et que tout cela pourrait être dit, — un peu plus
longuement, il est vrai, — en termes de la langue commune ; et à être dit plus longuement,
cela serait plus court, puisque cela n’aurait pas besoin d’être relu.
Sauf ces défauts, qui viennent de la magnifique ardeur pour le bien qui anime M. Tarde et de sa hâte à écrire et à publier un livre qui lui paraît utile et qui l’est en effet, je n’ai qu’à admirer cet ouvrage si plein d’informations, si plein d’idées et si inspirateur.
M. Tarde est un de ces hommes qui, non seulement sont très intelligents, mais qui le sont de telle sorte qu’on se sent devenir intelligent à les lire ou à les écouter. C’est l’effet que produit Descartes, que produit Auguste Comte, que produit Tocqueville. M. Tarde est de la famille.
Je prierai qu’en lisant ce volume on fasse bien attention à toute une partie critique qui s’y dissimule, je veux dire qui s’y trouve éparse, disséminée, en ordre dispersé, et qui pourrait échapper à un regard un peu nonchalant. Elle est très importante. Chemin faisant, ici, là et plus loin, M. Tarde, par réflexions incidentes, fait le procès et fait rude guerre à plusieurs idola temporis, en français familier à plusieurs « rengaines » considérables et imposantes de notre temps, qui sont déjà passées à l’état de préjugés et qu’il ne faudrait pas laisser prendre possession.
Par exemple, il ne peut pas voir passer à bonne portée l’assimilation fameuse (et exaspérante) de l’État à un organisme sans lui crier qu’elle est la plus fausse du monde, quelque jolies métaphores qu’elle fournisse à ses adhérents.
De même, il combat cette nouvelle forme du fatalisme historique qui consiste à croire ou à dire qu’en histoire politique le bien vient très souvent du mal, vient surtout du mai, ne vient guère que du mal, et que l’admirable constitution anglaise est due aux rois déplorables qu’a possédés l’Angleterre au commencement des temps modernes, de même que tout ce qu’il y a eu de mauvais en France dérive des merveilleuses vertus de saint Louis. Cette théorie souffre bien des objections. M. Tarde les trouve facilement. Je le félicite d’avoir fait bonne justice de cet aimable paradoxe.
De même encore cet autre aspect ou cet autre legs du vieux fatalisme historique, que j’appellerai « le matérialisme historique », est vivement attaqué par M. Tarde. Ce que j’appelle matérialisme historique, c’est cette théorie, assez chère à la plupart des socialistes modernes, que les transformations sociales sont toutes d’origine économique. Une révolution est l’explosion d’un besoin ; une évolution est un besoin qui se fait sa place et s’impose par pression plus lente. Le besoin devient un sentiment, le sentiment devient une idée, l’idée trouve sa formule et devient une théorie. Cette théorie finit par s’imposer. On croit que c’est l’idée qui a vaincu, c’est le besoin seul qui a brisé les barri ères. Au fond de toute transformation sociale il n’y a qu’un malaise économique.
M. Tarde, lui, croit que les idées pures, les idées qui ne sont pas inspirées par des besoins ont beaucoup plus de part que cela dans les démarches de l’humanité. Ici je ne suis pas tout à fait avec lui, comme on peut savoir ; mais je reconnais que la théorie qu’il attaque est beaucoup trop exclusive et beaucoup trop tranchante, et qu’il est bon d’en abattre un peu les angles et de lui prouver que si elle explique beaucoup de choses, elle n’explique pas tout.
Voyez encore la jolie, et, à mon avis, très juste réfutation de la théorie de Taine sur les origines de la Révolution française. Voyez les réflexions, trop courtes à mon gré, sur la supériorité fatale d’une race sur une autre. Voyez les respectueuses représentations de M. Tarde à M. Herbert Spencer sur cette idée que les « chefs » de nations, gouvernement, administrations, parlementaires, journalistes, n’ont qu’un pouvoir apparent, sont gouvernés beaucoup plus que gouvernants, et qu’au fond c’est bien partout la foule qui se gouverne elle-même en gouvernant les gouverneurs qui la gouvernent. M. Tarde ne nie point qu’il y ait quelque chose de juste dans cette vue ; mais il supplie qu’on tienne compte de l’instinct d’imitation, et qu’on réfléchisse que la foule imitant toujours ceux qui sont au-dessus d’elle, même en apparence, le pouvoir des gouvernants est encore énorme. Ils sont, en quelque sorte, ceux que les imitateurs prient de vouloir bien être initiateurs. Ils ne le sont pas toujours ; car il y faut certaines qualités ; mais ils sont tellement sollicités à l’être par la situation qu’on leur fait qu’ils ne peuvent se dispenser de l’être un peu, et ce peu, dans les conditions éminemment favorables qui leur sont faites, est énorme.
Encore ici M. Tarde n’a pas tout à fait tort. Il a surtout raison de montrer aux gouvernants quel est l’essentiel de leur mission. Ceux-ci croient trop de plus en plus, pour toutes sortes de raisons, dont la plus avouable est la paresse, qu’ils ne sont que des intermédiaires entre la foule et la foule elle-même, qu’ils reçoivent du peuple des volitions qu’ils n’ont qu’à lui renvoyer après une légère élaboration législative et administrative. Il n’est pas mauvais de leur dire qu’ils ont une mission à remplir, non une transmission à opérer.
Ainsi M. Tarde fait, sans en avoir l’air, le tour des préjugés de la sociologie contemporaine et les secoue avec assez de vigueur et avec beaucoup d’adresse. Toute la partie critique de son livre est extrêmement pénétrante et il faut méditer de très près, précisément parce qu’elle est restreinte et s’interdit les développements.
* *
La partie doctrinale est très élevée, très réconfortante, un peu aventureuse à mon gré, mais pleine d’aperçus très larges infiniment intéressants. Cette partie, comme tout le livre, du reste, est profondément idéaliste et optimiste. L’auteur part de cette idée et y reste attaché, d’ailleurs, que le pouvoir est un organe d’action sur lui-même qu’un peuple se crée conformément à ses désirs et à ses croyances.
Jamais, même aux temps les plus noirs, un pouvoir n’est une force étrangère et adventice qui se surajoute à la masse pour l’exploiter à son profit. Il est cela quelque temps, à la suite d’une conquête extérieure ou d’une conquête intérieure ; mais il ne l’est pas longtemps, et quelque violente qu’en ait été l’origine, il est transformé très vite de corps étranger en organe utile, d’ennemi du peuple en représentant du peuple et en défenseur du peuple, et de « fléau » métaphorique en fléau à faire jaillir le grain.
Tout conquérant a été conquis par absorption ; tout conquérant a été transformé en fonctionnaire du peuple, et ce n’est même qu’ainsi qu’il est devenu le pouvoir, le pouvoir durable, permanent et régulier. On peut donc dire d’une façon générale ce que nous disions plus haut. Un pouvoir, qu’il s’appelle Henri IV, Louis XIV, la Convention ou Napoléon, est un organe d’action sur le peuple qu’un peuple se crée conformément à ses désirs et à ses croyances. — Mais est-ce plus ou est-ce moins selon ses désirs, est-ce plus ou est-ce moins selon ses croyances que la foule se crée cet organe ? Voilà le point, voilà toute la question.
Si c’est plus selon ses désirs, le gouvernement sera mauvais ; car il ne sera que le représentant et l’instrument des passions populaires. Si c’est plus selon ses croyances, le gouvernement sera… faut-il dire : bon ? Il sera du moins plus généreux, plus élevé, plus grand, attaché à une plus grande chose.
Or, affirme et tâche à prouver M. Tarde, le pouvoir est le représentant des croyances du
peuple, beaucoup plus que des désirs du peuple, pour bien des raisons, dont la principale
est que sur les désirs on se divise et que sur les croyances on se rapproche.
Contradictoires, les désirs se neutralisent ; concordantes, relativement au moins, les
croyances se confirment et se soutiennent. Le désir est individuel, la croyance est
commune et créatrice de communion et de communauté. Le pouvoir représente donc plutôt les
croyances de la foule que ses désirs, et par conséquent il est une chose plutôt salutaire
en soi que mauvaise et que funeste. Et c’est pour cela qu’il vit très bien et se fortifie
même en combattant les passions de la foule et ne se mine lui-même qu’à combattre ses
croyances. Et c’est pour cela qu’il ne peut être que relativement égoïste et qu’il ne
l’est que très relativement. Ne croyez pas que les pouvoirs agissent dans leur intérêt
tant que cela. Ce sont les socialistes qui parlent ainsi et qui en arrivent à définir le
pouvoir : « la propriété qui se défend ». Ce n’est pas vrai. « Si les détenteurs du
pouvoir n’avaient jamais agi que dans l’intérêt de leur bourse, jamais les classes
inférieures, esclaves, serfs, plébéiens, roturiers, ne se seraient affranchies et
élevées au-dessus de leur condition. C’est parce que la nature humaine est bonne, au
fond, plus que méchante, sociale avant tout, sensible à l’amour des inférieurs… c’est
pour cela que les inférieurs s’élèvent… »
C’est pour cela que le monde
« est de plus en plus mené par ses idées, à l’encontre même de ses intérêts,
comme le prouve, par exemple, l’établissement du suffrage universel par une Chambre de
censitaires. Les pouvoirs fondés sur la souveraineté de l’idée ont le grand avantage sur
les pouvoirs nés de la souveraineté du but, des désirs, qu’ils sont susceptibles d’une
domination plus étendue ; car les croyances se propagent bien plus vite que les
désirs »
.
Toute cette théorie est ingénieuse, bien construite, vraie en partie ; elle est surtout charmante ; mais je ne puis m’empêcher de la trouver un peu fragile. Sur cette idée que le pouvoir est toujours un organe d’action sur le peuple que le peuple se crée, je suis bien à peu près de l’avis de M. Tarde. Le pouvoir est une force qui se crée elle-même par instinct de solidarité et par énergie de discipline et qui s’impose à la masse non organisée. Le pouvoir est une volonté commune à un groupe social assez nombreux pour avoir de l’action sur la foule. Toute volonté, même individuelle, est un pouvoir. Toute volonté commune à un groupe énergique à vouloir la même chose est un petit pouvoir. Toute volonté commune à un groupe nombreux et qui reste énergique à vouloir la même chose est un grand pouvoir. Et enfin toute volonté traditionnelle et héréditaire dans un groupe fortement organisé et engrené est un pouvoir historique. Le pouvoir, selon moi, n’est pas autre chose que cela.
Seulement, comme tout pouvoir qui ne serait pas imité, pour me servir des idées mêmes de M. Tarde, n’aurait aucune action sur la masse, et comme on ne se fait imiter que quand il y a une concordance ou au moins une convenance entre vos tendances générales et celles de la masse, il est très vrai que tout pouvoir durable semble être un organe que la foule se crée ; et il est vrai même, qu’en partie, que pour une bonne part, il est cela même. 1799, c’est l’armée devenant le pouvoir. En soi ce pouvoir s’était créé lui-même, pour cette raison qu’il était le seul groupe organisé et ayant une volonté, qui subsistât en France. De plus, il semblait être, et il était même un peu un organe que la foule se créait, puisqu’il répondait au désir et au besoin d’ordre que ressentait le pays. Mais encore il n’était pas purement un organe que la nation se créait, puisque la nation voulait la paix et que lui voulait la guerre et qu’il l’a faite. Il y a dans un pouvoir ce qu’il est en soi et ce que la nation met d’elle en lui ; mais ce dernier élément n’est pas le seul et n’est pas toujours le plus fort, encore qu’il soit nécessaire.
Quant au gouvernement expression des croyances de la foule plutôt que de ses désirs, il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Je crois bien que le pouvoir, pour être durable, doit être, au moins partiellement, l’expression et des désirs et des croyances de la foule. Mais je crois surtout qu’il est l’expression, qu’il est l’organe de ses craintes, beaucoup plus et que de ses désirs et que de ses croyances. Je ne sais pas si c’est la crainte qui fit les dieux, mais je crois être sûr que c’est la crainte qui a fait les rois. Les gouvernements ont quelquefois fait la terreur ; mais c’est la terreur qui a d’abord fait les gouvernements. On s’est soumis à la force intérieure qui pouvait défendre, par terreur de la force étrangère qui pouvait attaquer.
Voilà pour les temps antiques, qui, du reste, durent toujours. Et pour parler plus particulièrement des temps modernes, c’est encore des craintes de la foule qu’un pouvoir est l’expression plutôt que de ses désirs et de ses croyances ; c’est encore sur les craintes de la foule qu’il s’appuie plutôt que sur ses croyances et ses désirs ; c’est encore plutôt de ces craintes que de ces désirs et croyances qu’il tire sa force d’action. La raison en est que la foule ne sait nettement ni ce qu’elle désire ni ce qu’elle croit, mais sait très précisément ce qu’elle redoute. Comme il faut avoir l’intelligence très lucide et très étendue pour savoir ce qu’on croit et pour savoir ce qu’on désire, la foule désire et croit très vaguement ; mais elle craint, à tort ou à raison du reste, avec une netteté extrême. Aussi soyez bien sûrs que la foule ne parle jamais et ne vote jamais pour quelqu’un ou pour quelque chose ; mais toujours contre quelqu’un et contre quelque chose. Toutes ses paroles sont, non des volo, mais des veto, et c’est considérées ainsi qu’elles sont des indications précieuses, indispensables ; mais il ne faut jamais y voir autre chose.
Jamais la France n’a voté pour Napoléon. Elle a voté contre le Directoire et contre les émigrés. Napoléon, sans s’y tromper absolument, s’y est un peu trompé. — La France de 1871 n’a nullement voté pour la monarchie, quoiqu’il y parût ; elle a voté contre la continuation de la guerre. La suite des événements l’a assez prouvé. Ainsi toujours, ou le plus souvent, tout au moins.
Un gouvernement peut donc n’être ni le représentant des croyances ni le représentant des désirs d’un peuple. Il suffit qu’il soit ou qu’il semble être le plus capable de lutter contre ce que le peuple redoute. Et comme le peuple craint tantôt ceci, tantôt cela, mais, d’une façon permanente, craint par-dessus tout le désordre, c’est ce qui explique que, si souvent, le peuple permet à son gouvernement d’être aussi mauvais que possible, pourvu qu’il gouverne.
Il est donc, malheureusement, trop possible à un gouvernement, à un pouvoir, d’être égoïste et de ne pas représenter les croyances d’un peuple, c’est-à-dire ce qu’il a, tout compte fait, de plus généreux et de plus noble. Aussi, et aussi bien, les pouvoirs sont égoïstes assez volontiers et assez facilement, et ce n’est peut-être pas par générosité que les patriciens romains ont fini par conférer les droits sociaux à la plèbe ; et quant à la Chambre de censitaires qui a établi le suffrage universel, j’avoue que je ne connais pas du tout cette Chambre-là et que je croyais que le suffrage universel avait été décrété par le gouvernement insurrectionnel et révolutionnaire de 1848.
Il me semble que M. Tarde nous décrit plutôt dans son livre le « pouvoir » tel qu’il devrait être que tel qu’il est ; d’ailleurs, ses conclusions sont non seulement éloquentes, mais excellentes. Puisque le pouvoir doit être le représentant non des désirs contradictoires, mais des croyances communes de la foule, songez que la croyance la plus générale et la plus permanente de la foule, et sur laquelle tout le monde s’entend, c’est la moralité, et concluez que le pouvoir, que tous les pouvoirs doivent être des foyers, des agents et des instruments de moralité, et que c’est ainsi qu’ils rempliront leur définition et seront éminemment ce que, par définition même, ils doivent être. Le pouvoir n’est vraiment le pouvoir que quand il est comme l’organe de la conscience du peuple.
Certes, à ces hautes conclusions, quelque chemin que M. Tarde ait pris pour y arriver, je n’ai rien à dire, si ce n’est que je les admire et que j’y adhère de tout mon cœur.
Les carnets d’Alphonse Daudet
Il ne faut pas laisser de lire le dernier livre posthume d’Alphonse Daudet, que ses héritiers ont intitulé, un peu ambitieusement : Notes sur la Vie. Ce sont, en général, des fonds de tiroir, des notes de carnets, les copeaux de l’atelier. Mais il y en a beaucoup qui sont d’un grand intérêt, et la physionomie de Daudet travailleur, observateur, lecteur et réfléchissant sur ses lectures, guetteur de sensations et réfléchissant sur ce qu’il a senti, s’en dégage encore fort curieusement et fournit un supplément très utile à la connaissance qu’on a de lui. Il ne faudra pas faire une étude sur Alphonse Daudet sans lire attentivement les Notes sur la Vie.
Il y a là des notes sur l’art d’écrire ; des sujets et projets de roman ; des réflexions morales, et enfin un grand morceau, très beau, sur les derniers jours et la mort d’Edmond de Goncourt.
Nos remerciements d’abord aux éditeurs, je veux dire à ceux qui ont réuni ces notes éparses et qui les ont déchiffrées et transcrites. Ce minutieux travail, très difficile sans doute, car des notes cursives de carnet sont toujours malaisées à lire, a été très bien fait. En m’appliquant, je ne relève que deux erreurs probables, lesquelles je note, non pour le plaisir de les signaler, ce qui serait idiot, mais pour soumettre aux éditeurs mes doutes et mes corrections.
Page 143, je lis :
Il y avait une fois un vieux chat très malin „ qui prétendait connaître toutes les formes des souricières et la façon d’attacher le lard pour prendre les petites bêtes. Mais il y avait un fabricant de souricières plus malin que lui et qui lui faisait de bien désagréables surprises. Et ce fabricant s’appelait la Vie.
N’est-il pas évident qu’il faut lire, non pas : chat, mais rat ? Relisez. Avec chat le fragment n’a guère de sens.
Et, page 148 :
Comment il faut lire les romans de Goncourt ? La question me fut très sérieusement adressée par un homme très naïf, très simple.
Il n’y avait sans doute pas de ponctuation dans le manuscrit, et les éditeurs ont supposé
celle qui est ci-dessus, laquelle, à mon avis, donne un faux sens. « Comment il
faut lire les romans de Goncourt ? »
cela veut dire : « À quel point de vue
faut-il se placer pour lire les romans de Goncourt ? » ou : « de quelle manière faut-il
les lire ? Lentement ? Un peu vite ? Avec des interruptions et des repos ? Tout d’une
traite, pour avoir la sensation de l’ensemble ? » Et cette question-là, et ce
« comment » : n’est pas du tout d’un homme naïf et simple, mais d’un homme très
intelligent, et n’aurait pas du tout étonné Daudet. — Le texte vrai est celui-ci, qui est
tout différent : « Comment ! Il faut lire les romans de Goncourt ? »
; et
voilà qui est d’un imbécile, ou à peu près, et voilà la question qui, « ◀posée
sérieusement », a étonné et indigné Alphonse Daudet. Cela me paraît certain. À corriger,
après référence au manuscrit, bien entendu, car, après tout…
J’ai dit qu’il y avait dans ce volume des notes sur l’art d’écrire, des projets de romans, des réflexions morales, Les notes sur l’art d’écrire sont à méditer. Elles ne sont pas assez nombreuses pour former « une rhétorique d’Alphonse Daudet », qui serait un traité singulièrement précieux et de haute saveur ; mais elles sont très intéressantes. Voyez un peu cette observation sur les « épithètes banales », comme disent les professeurs de rhétorique :
… Il y a des gens qui ne rougissent pas d’écrire : les arbres séculaires, les accents mélodieux. « Séculaires » n’est pas laid ; mais mettez-le avec un autre substantif : mousses séculaires, jardins séculaires. Voyez : il fait bon ménage. L’épithète doit être la maîtresse du substantif, jamais sa femme légitime.
Est-ce assez juste et est-ce assez joliment dit ?
Ceci est plus pénétrant encore et tout à fait à méditer : « Le verbe, c’est l’os
de la phrase. Michelet désosse ses phrases, les Goncourt parfois aussi. »
Quelquefois un peu de critique. Sur un poète prosaïque sans doute ; supposez qui vous voudrez, il n’y a qu’à choisir :
Ça un poète ? Tout au plus de l’infanterie montée.
L’épigramme est d’un poète. Il faut avoir de l’esprit dans l’imagination et de l’imagination dans l’esprit pour trouver ces cruelles petites choses-là.
Sur Champfleury, ceci, très juste, et qui peut s’appliquer à quelques autres, à tous ceux qui n’ont qu’un demi-don de la vie, un peu à Zola :
Champfleury aura beau faire des romans ; il restera toujours un auteur de pantomimes. Ses personnages n’ont que des gestes.
Remarquez encore cette idée qui a dû souvent vous venir en lisant la prose de maint poète, mais que peut-être vous n’auriez pas exprimée par une image si juste et si originale :
Certains poètes, quand ils veulent écrire en prose, ressemblent à ces Arabes qui, à cheval, sont grands, élégants, beaux, agiles : une fois à pied, vous voyez des hommes empaquetés, veules, flasques.
Et je vous recommande cette pensée qui a dû venir à Daudet après avoir écrit Tartarin, ou en l’écrivant, et qui aurait paru juste, j’en suis sûr, à tous les moralistes satiriques, depuis La Bruyère jusqu’à Chamfort :
On ne se moque parfaitement bien que des ridicules qu’on a un peu.
Il y aurait même à philosopher sur ceci. Je crois bien que ce n’est pas absolument vrai ; j’inclinerais à penser qu’on se moque bien et des ridicules qu’on a un peu, oui, et, à l’autre extrémité, des ridicules que l’on n’a point du tout, qui sont, comme on disait autrefois, l’antipathie même de votre nature ; mais il reste qu’on se moque plus intimement en quelque sorte, avec une sûreté plus minutieuse, des ridicules dont on est un peu touché soi-même. Le mot a une singulière portée. Je le laisse à vos réflexions.
Dans d’autres notes nous voyons pleinement et comme tout vif Daudet observant et s’observant. Le moraliste n’est vraiment moraliste qu’à cette double condition. Voici par exemple Daudet, le regard braqué sur un Delobelle. C’est bien regardé. Il est dommage que la note n’ait pas pu passer dans un roman :
À joindre aux observations sur les comédiens l’arrivée de celui-ci dans sa maison ruinée par la guerre. L’émotion était sincère ; mais c’était joué comme une scène de théâtre : les bras croisés, la tête haute, le regard circulaire ; puis demi-tour, la larme au coin de l’œil enlevée du bout du doigt, et reprise de la première position, tête en face, regard haut et ferme cette fois, avec piétinement du pied gauche et petit fredon contenu du bout des lèvres : « Tiens-toi, mon cœur. » Tout cela réglé, mis en scène avec une précision, un convenu… Et pourtant l’émotion était réelle.
Est-ce assez bien cela ? Le voit-on bien ? C’est admirable ; et quel tour facile ! Comme le « morceau » est fait, sans que Daudet ait songé à le faire !
Et voici Daudet s’observant lui-même avec une bien agréable ironie. Le fragment est
intitulé : « Ce qu’on dit, ce qu’on écrit, ce qu’on pense. »
Il y a des
nuances ; il y a de fortes nuances :
Je dis : Madame *** est une fille. Tout Paris a…
Je pense : où est la preuve de ce que j’avance ? Par ce temps de potinage, de médisance universelle…
J’écris, ayant à parler de cette même personne dans une lettre ou un article : Femme charmante, intelligente et bonne, la plus honnête créature du monde.
Mon Dieu, oui !
* *
Il y a, comme j’ai dit en commençant, beaucoup de sujets de romans, rêvés, caressés, vaguement esquissés déjà, dans ce cahier de notes. Daudet était, comme à peu près tous les auteurs de cette fin de siècle, attiré par la grande figure de Napoléon. Il voulait faire un roman napoléonien, mettre en scène Bonaparte « empereur du Midi », Bonaparte considéré comme synthèse de toutes les qualités et défauts du méridional. Il hésitait, il avançait et reculait. Il avait cette idée, sans doute, que le génie épique lui manquait pour ce sujet formidable, et que, peintre satirique avant tout, il risquait de rapetisser la grande figure tout eu en mettant en un relief qui eût été très vif certains aspects. Peut-être eût-ce été Napoléon se sentant sur son déclin qu’il nous aurait montré ; car je lis ces ligues, très belles du reste et pénétrantes, quelque part :
En vieillissant, les grands artistes, les conquérants de peuples et de cœurs, les femmes très belles, tous les triomphateurs, sont atteints d’un ennui, d’une mélancolie du déclin que je raconterai un jour.
— Ailleurs il note un post-scriptum d’une lettre de Bonaparte où celui-ci parle de son sang de Méridional coulant dans ses veines avec la fougue du cours du Rhône. — Ailleurs il se donne comme une vision des approches de la destinée menaçant le grand Empereur :
La chance ! Quand Napoléon, — celui auquel il faut toujours revenir lorsqu’on pense aux coups de fortune, à l’astre, à la destinée féerique d’un homme ; — donc quand Napoléon commence à décliner, il est saisissant de voir tomber d’abord ses meilleurs appuis. C’est par Lannes que le sort l’entame ; puis Duroc… Craquements qui précèdent le tremblement de terre…
— Napoléon était évidemment pour Daudet une obsession. Il est bien regrettable qu’il n’ait pas au moins essayé le sujet. À coup sûr, c’aurait toujours été très curieux.
Quand il écarte Napoléon, Daudet se rabat sur Talleyrand, qui l’inquiète assez fort aussi
et le sollicite : « Si Napoléon m’échappe, c’est celui-là que je
voudrais peindre. »
Chose qui m’étonne un peu, Daudet voit Talleyrand aussi en
Méridional. « J’y retrouve le Midi dans ce Talleyrand. »
Quel Midi ? Je
serais curieux de le savoir. Oh ! c’est captivant les notes de carnet ; mais c’est
irritant aussi. Cela éveille des curiosités qui sont pour n’être jamais satisfaites. Quel
aspect de méridional Daudet trouvait-il dans Talleyrand ? Ce n’est pas que je me moque, au
moins ; je m’inquiète, je cherche et ne trouve pas. Il y a peut-être là quelque
observation très juste qui est à jamais perdue.
Toujours est-il que Daudet trace en une ligne les quatre traits principaux, selon lui, du
Talleyrand dont il rêve : « Pied bot, méridional, corruption du xviiie
siècle, prêtre. »
La figure se dessinait dans son
esprit. Elle aurait sans doute été fort captivante.
Et par parenthèse, voyez un peu si le roman historique est un genre faux ! L’actualiste le plus décidé, le maître peintre des choses contemporaines, Daudet, rêvait de romans historiques : Napoléon, Talleyrand. Présomption au moins en faveur d’un genre qui me paraît, à moi, le plus naturel du monde et que le public réclamera toujours.
Et, bien entendu, Daudet rêve aussi de romans de mœurs contemporaines. Je ne songe pas trop à sa Caravane, dont on trouvera des fragments assez considérables dans le présent volume et qui, ce me semble, n’aurait pas été une œuvre très bien venue. Mais il y a le scénario d’un roman satirique qui aurait, je crois, été bien drôle. C’eût été comme le portrait d’un Delobelle littérateur, et le sujet, qui reste à prendre, est déjà, comme en soi, bien joli.
Ce Delobelle-là se fût nommé Boche. Boche fût né avec la démangeaison de devenir un grand romancier. Mais pas de talent du tout. Donc faire ce que font tous les autres. Ce ne doit pas être très difficile.
En conséquence d’abord un livre de souvenirs d’enfance. « Son enfance, très
heureuse, il l’aurait racontée dans un livre menteur, abominable. »
Fort bien.
— Puis observer, puisqu’on observe. Mais n’observe pas qui veut. Il faut avoir l’œil fait
pour cela. Boche donc « prend la note »
, et en prenant la note « il
regarde, il regarde »
furieusement. Seulement il ne voit rien du tout et met sur
son carnet, non ce qu’il voit, mais ce qu’il s’est promis de voir. Il y a quelque
différence.
Mais voilà que ce pauvre Boche tombe dans son escalier et en garde quelque temps une certaine excitation cérébrale. Vite il faut exploiter cela, et Boche devient romancier d’imagination. Son livre réussit très bien ; car pour les choses d’imagination il n’y a pas de contrôle, et il n’y a jamais de raison pour que ce ne soit pas merveilleux. Boche est loué par tous ceux qui ont intérêt à ce que les auteurs à succès soient troublés dans la quiétude de leur gloire. Boche prend ce succès tout à fait à la lettre, n’étant pas de force à comprendre qu’il est aimé contre quelqu’un, et s’imaginant naïvement qu’on peut être aimé pour soi-même. Boche devient chef d’école pour six mois. Boche « distribue des bons points » et des satisfecit. Boche est interviewé. Boche est interrogé sur la supériorité des Anglo-Saxons et sur la question féministe. Boche est questionné sur le talent de Dumas fils, au moment de la mort de cet homme illustre, et déclare que Dumas fils était idiot et que, du reste, il n’en a jamais lu une ligne. Il y a un moment de gloire pour Boche.
Puis, peu à peu, je ne sais comment, l’auréole de Boche pâlit autour de sa tête. La solitude vient. Les cénacles ont découvert un autre Boche. Boche s’aigrit. Il lit les journaux avec étonnement. Il n’y trouve rien du tout. « Rien n’arrive », dit-il. Il y a des choléras, des guerres, la vieille Europe s’entredévore, et Boche : « Il n’y a rien dans les journaux. »
Ce dernier trait est bien vrai, un peu cruel. Il a dû être inspiré à Daudet par le commerce qu’il entretenait avec un écrivain célèbre, que, du reste, il aimait de tout son cœur. Ça n’y fait rien. L’observateur prend partout son bien, même malgré lui ; il ne peut s’empêcher de voir et ne peut s’empêcher de consigner ce qu’il a vu. C’est dangereux d’être connu, même en étant très aimé, d’un moraliste un peu pénétrant.
Les dernières pages de ce volume, consacrées au dernier séjour d’Edmond de Goncourt chez
Alphonse Daudet et à la mort très inattendue et partant tragique de l’auteur des Frères Zemgano, sont une des plus belles choses qu’ait écrites Alphonse
Daudet. L’auteur a tort d’écrire en les commençant : « Pour les amis d’Edmond de
Goncourt et ceux-là seulement… »
Cette relation simple, sobre, tout en étant
minutieuse, sans déclamation, sans commentaires, qui ne compte pour émouvoir que sur
« la seule simplicité d’un récit fidèle »
, comme dit Bossuet, est d’une
rare puissance d’émotion. Elle fait aimer Edmond de Goncourt et surtout Alphonse Daudet.
On voit combien fut délicate, filiale, et d’une filialité féminine, l’affection dont
Alphonse Daudet entoura les derniers jours de ce grand enfant nerveux, susceptible et un
peu borné que fut Edmond de Goncourt. On y apprend aussi qu’avec tous ses défauts, qui
décidément ne me paraissent pas petits, quelques efforts que mette Daudet à les faire
passer pour des qualités, ce pauvre Edmond de Goncourt avait cela au moins pour lui qu’il
était profondément sensible aux bons procédés, défiant, toujours, à la vérité, mais vite
honteux d’avoir été défiant, et très gentiment reconnaissant et ému du dévouement qu’on
avait pour lui.
Edmond de Goncourt n’avait pas un caractère à être heureux. S’il a eu, ou cru avoir, ce qui est la même chose, beaucoup d’infortunes, il a eu au moins, à l’heure suprême, ce grand bonheur de mourir chez les gens qui l’aimaient le plus au monde et, après l’heure suprême, cette autre fortune que celui qui l’aimait le plus lui a juste assez survécu pour mettre sur sa tombe, avec toutes sortes de délicatesses charmantes et une exquise tendresse de cœur, de geste et de parole :
Le bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Un professeur d’énergie
C’est tout simplement un très beau livre que celui que M. Charles Andler nous a donné en petit format, en 390 pages, et sous ce simple titre : Le Prince de Bismarck. Encore trouvé-je le titre trop long. Un homme comme le prince de Bismarck a suffisamment conquis le droit de s’appeler Bismarck tout court. Mais il n’importe.
M. Charles Andler nous a tracé avec une clarté absolue, une précision admirable, une impartialité froide et calme de vrai historien, le portrait complet du plus grand professeur d’énergie de notre siècle.
Car il faut le reconnaître, Napoléon a été une prodigieuse volonté ; mais il n’est pas proprement un professeur de volonté. Sa volonté fut extraordinaire ; mais elle ne fut pas méthodique, donc il n’est pas pour enseigner cette faculté. Il en est un exemple miraculeux, il n’en est pas un modèle ; il n’en est pas un maître à suivre. Il y a eu beaucoup de l’impulsif dans Napoléon, comme, du reste, il y en a dans tout volontaire et dans Bismarck lui-même, mais dans Bismarck il y en a moins.
Bismarck est plus que tout autre, depuis les Richelieu et les Guillaume d’Orange, l’homme qui n’a qu’une idée et qui la poursuit méthodiquement, régulièrement, mathématiquement, d’un calcul indéfectible et implacable, sans en dévier, pendant toute sa vie ; et qui, au service de cette idée et de cette méthode, a des trésors de volonté, d’énergie et de travail infatigable.
Pour se permettre, si l’on peut dire ainsi, d’avoir une volonté pareille, il faut d’abord être une machine de bon métal et bien faite, car, sans cela, toutes les énergies du monde ne serviraient qu’à faire des sottises. Le hobereau poméranien de 1835 était une machine, ou avait à son service une machine excellente. Il était vigoureux de corps, d’une grande puissance de travail, quoique moindre que celle de Napoléon, et, ce me semble, beaucoup moindre, mais extraordinaire encore ; extrêmement intelligent et lucide dans le débrouillement des affaires, beaucoup plus intelligent encore et lucide dans la connaissance des hommes, supérieur à tous sur ce point, et admirable à mesurer juste ce qu’on pouvait attendre d’un homme, ce qu’on pouvait oser avec lui, et dans quelles démarches on pouvait l’entraîner et jusqu’à quel point.
Avec cela de la mémoire et de l’éloquence, comme Napoléon, une mémoire sûre, tenace, claire, qui lui permettait, trente ans après les avoir lus, de citer textuellement les chroniqueurs les plus obscurs ; une éloquence originale, sans rhétorique, sans abondance, faite de logique quelquefois, quand la logique pouvait lui servir, de verve courte et brusque, plus souvent, et d’humour, d’esprit à boutades, d’une sorte de brutalité spirituelle et allègre, qui est d’un très grand effet sur les assemblées, qui sont des foules.
Ajoutez une absence complète, une ignorance pour mieux dire, de tout scrupule et de sens moral, quand il s’agissait des affaires publiques. Il n’a pas dit : « La force prime le droit », et même il n’a pas pu le dire ; car pour lui c’était la force qui était le droit et ces deux choses se confondaient absolument et n’en faisaient qu’une, la première absorbant complètement la seconde. Tout simplement, pour Bismarck le droit n’existait pas.
M. Andler, qui est philosophe, habille cela, un peu, en théorie philosophique. Selon lui, pour Bismarck, la force indiquait un dessein de Dieu, portait, par conséquent, une marque divine ; était vénérable à cause de cela ; et il y avait, pour Bismarck, comme un « droit divin » de la force. Il me semble que ce sont les professeurs d’histoire et les professeurs de philosophie de l’Allemagne contemporaine qui ont institué après coup cette doctrine, et que Bismarck était moins raffiné que cela. Il ne croyait pas au droit, tout simplement, et n’en avait cure ; il le considérait comme une invention des faibles pour essayer d’intimider les forts, et il ne se laissait pas intimider, voilà tout.
Par souci et comme passion d’impartialité, il arrive ainsi à M. Charles Andler d’excuser Bismarck un peu plus peut-être qu’il n’est strictement juste. Ainsi, pour ce qui est de la falsification de la fameuse « dépêche d’Ems », M. Charles Andler fait remarquer qu’abréger n’est pas falsifier, et que Bismarck n’a point menti pour n’avoir donné de la dépêche de son maître que la partie qui devait paraître à la France une injure, en supprimant celle qui aurait paru à la France une satisfaction. C’est un sophisme. Tronquer un texte, c’est le falsifier. Dire la moitié de la vérité, c’est mentir. Transmettre les paroles de quelqu’un en n’en donnant que ce qui est selon nos intentions, sans s’occuper des siennes, c’est le trahir. Ce jour-là Bismarck a menti cyniquement et a trahi cyniquement son roi. Il a manqué et à la conscience et à la fidélité dynastique. Il n’y a pas ici à raffiner. Il n’y a qu’à dire bonnement la vérité, à savoir que Bismarck, en affaires politiques, était absolument malhonnête, comme beaucoup d’autres.
Ainsi muni, Bismarck, de très bonne heure, se proposa deux desseins, subordonnés l’un à l’autre, l’un provisoire, l’autre définitif : l’abaissement de l’Autriche, l’abaissement de la France. Tout, dans sa vie politique, fut dirigé vers ces deux desseins avec une persévérance infatigable et une suite inflexible. Tout ce qui peut paraître, au premier abord, s’écarter de ce programme, y rentre très nettement, quand on y regarde de près.
Si, par exemple, en 1849, Bismarck a voulu que la Prusse refusât l’hégémonie allemande que le « Parlement allemand » lui offrait, c’est beaucoup moins, je crois, par répugnance à l’endroit de l’assemblée démocratique qui faisait ces offres, que par une vue très juste de l’avenir. Les sentiments aristocratiques que pouvait avoir Bismarck à cette époque furent peut-être pour une petite part dans ses idées ; mais surtout il dut comprendre que l’intronisation de la Prusse, résultant d’un mouvement révolutionnaire, serait quelque chose de caduc et de fragile ; que l’intronisation de la Prusse avant l’abaissement réel de l’Autriche serait quelque chose de factice et d’officiel, sans essentielle réalité ; que la vraie autocratie prussienne devait être, un jour, la Prusse s’imposant à l’Allemagne et non l’Allemagne se groupant autour de la Prusse, ce qui n’était pas du tout la même chose. L’unité de l’Allemagne, il s’en souciait bien ! Bon pour un étudiant d’Heidelberg. Elle peut attendre. Mais l’unité de l’Allemagne sous le despotisme de la Prusse, c’est-à-dire, non l’Allemagne unifiée, mais la Prusse agrandie, voilà le dessein, le vrai. Or l’unité de l’Allemagne sous cette forme, elle ne peut être faite qu’après l’Autriche abaissée, amoindrie et blessée moralement.
C’est ce qui arriva en 1859. C’est précisément pour cela que Bismarck, comme Lassalle (et peut-être Lassalle était-il soufflé par Bismarck), s’opposa énergiquement à ce que l’Allemagne secourût l’Autriche en 1859. Comme Lassalle, il disait ou il pensait : « La guerre d’Italie est le commencement de l’unité allemande. Ce qui s’oppose à l’unité allemande, c’est le dualisme. Prusse ici, Autriche là, se contrebalançant, voilà le dualisme, voilà l’obstacle. L’Autriche abaissée, dépouillée de ses possessions italiennes, perdant son autorité ou la gardant faible sur la Hongrie, que devient-elle ? Une simple province allemande. Le dualisme a vécu, l’unité peut commencer. Napoléon III s’annonce comme un fondateur de l’unité allemande. »
C’était absolument la vérité. Bismarck eut des angoisses à ce moment-là. Il vit l’intervention prussienne sur le point de se produire. Villafranca fut pour lui un jour de soulagement.
À partir de ce moment, il respira. La route était déblayée. Il ne s’agissait plus que d’avoir une guerre avec l’Autriche affaiblie et, enfin, en prenant bien son temps, la guerre suprême, la guerre avec la France.
C’est pour avoir la guerre avec l’Autriche que Bismarck créa la question du Holstein. « Il y a quelque chose qui sépare les spoliateurs, a dit Adolphe Thiers en 1866, c’est la dépouille. » Ce que Thiers dit en 1866, Bismarck se le disait très sûrement en 1863. Il s’agit d’arracher le Sleswig et le Holstein au Danemark, non pour le plaisir assez vain d’ajouter deux petits territoires à la masse allemande, mais pour trouver là un prétexte de rupture avec l’Autriche. La dépouille nous séparera ; c’est ce qu’il faut ! C’est pour cela qu’il faut que la spoliation soit faite de compte à demi avec l’Autriche.
D’autant plus que de deux choses l’une : ou l’Autriche ne nous accompagnera pas dans cette chasse, et alors la gloire de la victoire et de l’Allemagne agrandie sera toute à la Prusse ; ou elle nous accompagnera ; et le lendemain, sur la question du partage nous discuterons de manière à forcer l’Autriche à se battre avec nous. — Frédéric II n’aurait pas mieux raisonné, ni avec un plus parfait mépris du droit, ni avec une vue plus nette de l’avenir.
On sait la suite, qui fut Sadowa. Mais remarquez combien les vues de Bismarck portaient loin dans l’avenir. Il ne songeait pas au lendemain seulement, il songeait aux surlendemains les plus éloignés. Il fut modéré dans la lutte avec l’Autriche, très humain sur les champs de bataille, très pitoyable, très modéré dans la victoire, partisan de s’arrêter vite, de ne pas pousser les choses à bout, de ne pas diminuer le territoire propre de l’empire d’Autriche. Pourquoi tout cela ? C’est qu’il ne s’agit pas d’écraser l’Autriche, il s’agit simplement de la mettre en dehors de l’Allemagne. Il faut qu’on puisse la retrouver un jour, le lendemain du triomphe sur la France, point trop brisée, point trop humiliée non plus et point trop vindicative, pour en faire une alliée utile ou une vassale fidèle. L’abaissement de l’Autriche est le premier but ; mais ce premier but lui-même n’est qu’un moyen, et le but suprême est ailleurs.
Dès lors tous ses moyens sont prêts. Autriche abaissée, Allemagne unifiée et centralisée, et unifiée et centralisée comme il fallait qu’elle le fût, après les victoires de la Prusse, non par accord amiable avec la Prusse ; non pas autour de la Prusse, mais sous la Prusse. La théorie de la force a été pleinement réalisée ; ce n’est pas l’union qui fait la force ; c’est la force qui fait l’union, l’union véritable.
On sait assez combien ce vaste et minutieux plan, admirablement suivi à travers tous les obstacles, atteignit son but dernier, la réduction de la France au rang de puissance de second ordre. En 1871, le grand dessein de Bismarck, le dessein de toute sa vie était accompli.
Mais voyez la sûreté de ce grand esprit, la maîtrise de cette forte intelligence sur ses passions. Doutez-vous qu’après un 1871 Napoléon n’eût pas rêvé la domination universelle ? Doutez-vous qu’il n’eût pas, au moins, voulu arracher à l’Autriche ses provinces allemandes, annexer le Danemark, pousser l’Empire jusqu’à Varsovie ? Bismarck s’arrête. Il sait, comme son grand maître, qui est Frédéric, plus peut-être que lui, qu’à chaque règne suffit sa conquête, et que, s’il faut savoir manger, il faut aussi savoir digérer. Il s’arrête. Il ne songe plus qu’à consolider l’édifice si rapidement construit. Il cherche des alliances, à quoi songent plutôt les peuples vaincus que les vainqueurs et à quoi seuls les peuples vainqueurs réussissent bien. Il crée la Triple Alliance, qui de toutes ses œuvres fut peut-être la plus difficile à accomplir et qui fut la garantie et la sanction de toutes les autres.
Et désormais il s’applique aux réformes et améliorations intérieures les plus capables de consolider au dedans ce qui est si formidablement bastionné au dehors.
Il y a dans tout cela une unité de vues, une coordination de pensées, une organisation d’entreprises, une harmonie générale enfin, qui font de cette grande vie une œuvre d’art.
Et maintenant, qu’il ait eu une vieillesse aigrie et morose, qu’il ait mal supporté ce qu’il a regardé comme une ingratitude, que la sérénité lui ait fait défaut, qu’il ait été un peu — cela a été dit de Voltaire — celui qui a pour un million de gloire et qui en demande encore pour deux sous, on peut dire : qu’importe ? « C’est la part de l’envie », comme a dit Pascal, pour laquelle il est presque charitable de faire quelque chose et qui serait, en vérité, trop dénuée et dépourvue, si elle n’avait pas un petit coin où se prendre et où mordre dans un grand homme. On ne voit pas Bismarck devenu calme et résigné et prenant son parti de l’inaction. Il était de ceux qui sont si peu idéalistes que la gloire ne leur suffit pas, et pour qui ce n’est pas assez, tant qu’ils sont vivants, d’être historiques. Après tout, dans sa retraite boudeuse, ce n’est pas tant le pouvoir que regrettait amèrement Bismarck, c’était l’action. Ce n’était pas l’ambitieux qui récriminait, puisqu’il était comblé, c’était l’énergique ; c’était l’énergique qui se sentait encore de taille à remuer les grandes affaires et à qui pesait, non la déchéance, mais le repos.
Que deviendra son œuvre ? C’est ce que M. Andler se demande dans son dernier chapitre, et
c’est à quoi il se garde bien de répondre avec assurance. Évidemment il y a quelque chose
d’hétérogène dans cette construction prodigieuse. « C’est un compromis de tradition
germanique et de libéralisme occidental. »
Bismarck y a mis un élément qui peut
être de dissolution, qui peut être de vitalité prolongée : le suffrage universel.
Bismarck, frappé par l’exemple de la France de 1865, a cru qu’il n’y avait rien de plus
conservateur et qui même s’accommodât mieux du despotisme et au despotisme que le suffrage
universel. C’est peut-être une vue courte. C’est vrai pour un certain temps ; ce n’est pas
vrai pour toujours. C’est vrai pour un temps qui, selon le tempérament des nations, peut
être très long ou assez court. Je suis de ceux qui croient que ce temps pour l’Allemagne
sera prolongé. L’Allemand n’est pas libertaire, l’Allemand n’est pas individualiste ; il
aime l’autorité, et, dans les pays qui sont tels, le suffrage universel ne ruine pas le
despotisme, il le fortifie.
Cependant des symptômes déjà assez frappants, notamment la progression du nombre des voix socialistes à chaque élection5, peuvent faire prévoir qu’à une époque que nous ne verrons pas l’empire allemand autoritaire se transformera en empire réellement parlementaire, c’est-à-dire en république ; car c’est exactement la même chose. Pour qu’à cette transformation l’unité allemande ne se disloque pas, il faudra, ce qui du reste est possible, que l’union par la force se soit transformée, elle aussi, en une profonde union morale ; car, pour reprendre notre formule, si en despotisme c’est la force qui fait l’union, en liberté c’est l’union qui fait la force.
Les choses se passeront-elles ainsi ? C’est ce que, même si nous possédions à fond la psychologie du peuple allemand, nous ne saurions pas encore ; et par conséquent, c’est sur quoi il ne faut rien dire.
Pour en revenir au fondateur de l’Empire allemand, on peut et on doit ne pas le proposer
pour modèle ; on peut et on doit faire le ferme propos de ne pas, comme lui, éliminer de
la politique la morale et l’idée de droit ; on peut et on doit croire que la considération
de ces deux grandes forces morales n’empêchera aucunement de faire de la politique utile,
sérieuse, réelle et pratique. Mais on doit tirer de sa vie une grande leçon. Il a dit :
« Le souci des choses du dehors doit prédominer ; les choses du
dehors doivent être placées au-dessus de toutes les autres. »
Voilà la
leçon. Avoir toujours les yeux fixés sur l’étranger, quoi que nous fassions, même en
politique tout intérieure. Au fond, la vérité en politique est ceci : il n’y a que de la
politique étrangère. Si la France est condamnée à mort, c’est qu’elle est absolument
convaincue du contraire de cette vérité.
Un cadet de Gascogne. — Bernadotte roi, par M. Christian Scheffer
C’est un livre qu’il fallait écrire. Nous étions très peu instruits en France sur Jean-Baptiste-Jules Bernadotte, dit Belle-Jambe, soldat au Royal-Marine, maréchal de France, prince de Ponte-Corvo, Charles XIV Jean, roi de Suède et roi de Norvège.
C’était pour nous un personnage à demi énigmatique. Quel était son caractère ? Quelles furent les causes de sa prodigieuse fortune ? De quelle manière s’en montra-t-il digne ou indigne ? Tout cela restait confus dans nos esprits. Nous désirions fort, de temps en temps, que quelqu’un tirât tout cela au clair et nous fît un portrait précis du « soldat heureux » du commencement de ce siècle, plus heureux que son miraculeux modèle, puisque sa fortune, à lui, ne fut pas éphémère et puisqu’il est resté trente-quatre ans sur le trône que le hasard lui avait donné.
Le mot de hasard n’est pas trop mauvais ici ; car il n’est aucune existence célèbre où le hasard ait joué un tel rôle, aidé certainement par quelque adresse, mais beaucoup plus considérable que celle-ci, et, somme toute, élément de toute première importance dans cette destinée.
Bernadotte était un homme qui avait quelque chance de réussir, mais en vérité plus de chances encore d’échouer ou de rester au troisième plan. Il était beau, très aimable, très séduisant, beau parleur et même éloquent, très expert en attitudes nobles et théâtrales et d’une prompte intelligence superficielle. Bref un mélange fort heureux, au point de vue du succès, du charlatan et du cabotin. Voilà les atouts. Ils étaient nombreux et considérables ; il le faut reconnaître. Mais la moitié des officiers de la Révolution et de l’Empire en avaient autant.
D’autre part il était d’un caractère « inquiet et susceptible », comme a dit très exactement Adolphe Thiers, sournois sous ses apparences théâtrales et grandiloquentes, toujours tracassant dans des affaires louches, vaguement conspirateur, mécontent toujours, obéissant mal, arrogant quelquefois et enclin à des colères effroyables où il n’est pas très sûr qu’il ne gardât pas encore la maîtrise de lui-même, car ces Gascons ont de ces dessous, mais qui cependant lui donnaient tort et donnaient barres sur lui. Avec cela très paresseux, capable à un moment donne d’un effort très énergique et d’un beau temps de galop, mais, à l’ordinaire, nonchalant, insouciant quoique inquiet, mou quoique ambitieux, incapable d’apprendre, d’amasser les connaissances nécessaires à ses différents métiers et de persévérer longtemps dans un dessein.
Il pouvait arriver aux grands emplois, mais rester toujours dans la pénombre. Le fait est qu’il y resta longtemps. Il fut général du grand empereur, mais n’attacha son nom à aucune victoire éclatante, ne conduisit aucune campagne glorieuse. Il pouvait même, avec son caractère, s’attirer l’animosité du terrible maître et être plongé dans le troisième dessous de la disgrâce, tout d’un coup et pour toujours. Et le fait est qu’il fut, sinon en disgrâce, du moins en défaveur très souvent, prié, non sans l’avoir mérité, de quitter l’armée au moment des plus grands triomphes, tenu à l’écart, relégué dans l’ombre, à demi suspect.
Avec tout cela il fut maréchal de France et prince de l’Empire. C’est qu’il eut toutes les chances. C’était un Barras heureux. Il avait épousé une belle-sœur de Napoléon. Il était prince impérial, de ce chef, et Napoléon n’aimait pas qu’un prince impérial fût trop manifestement en disgrâce. De plus il avait épousé une femme que Napoléon avait aimée et un instant souhaitée pour épouse. Voyez-vous la chance ? Juste l’inverse de Barras. Napoléon n’a jamais pu pardonner à Barras d’avoir été avant lui dans les bonnes grâces de Joséphine. Quelque opinion de méridional qu’on ait sur les femmes, ces choses-là ne se pardonnent jamais complètement. Il savait gré au contraire à Bernadotte d’être entré après lui dans les bonnes grâces de Désirée Clary. Il avait conservé pour Désirée, sa belle-sœur, un petit sentiment affectueux sans amertume, puisque c’était lui qui l’avait délaissée, et ce sentiment se tournait en bienveillance pour le mari, bon mari du reste, qui avait consolé Ariane.
Voilà pourquoi Bernadotte, avec son indépendance et ses intrigues, taquina, agaça Napoléon, ne l’irrita jamais. Au fond, du reste, Napoléon le méprisait avec bienveillance. Il l’avait toisé. Brouillon, intrigant, tracassant, peu dangereux, étant mou et assez prudent, tel était pour lui le prince de Ponte-Corvo.
De sorte — voici encore la chance — de sorte que quand il s’agit de Bernadotte pour le trône de Suède, Napoléon, pour la première fois de sa vie peut-être, fut indifférent, fut neutre. Ce ne fut pas lui, du tout, qui mit Bernadotte sur le trône, ou qui même le poussa de ce côté. En aucune façon. Il ne s’y opposa point, non plus. Il ne tenait aucunement à ce que Bernadotte fut roi quelque part, n’ayant en lui aucune confiance ; il n’était pas fâché d’autre part que Bernadotte fût loin de la France où, quelquefois, sans être jugé dangereux, il était gênant ; et encore il lui agréait un peu qu’un prince impérial de plus ceignît le bandeau ; cela complétait le décor.
Dans ces conditions il garda une neutralité, moitié bienveillante, moitié dédaigneuse. Il dut dire quelque chose comme : « S’il peut y aller, qu’il y aille. Je n’y vois pas d’inconvénient. J’en suis débarrassé et c’est honorable pour la France. » Autant ce que Napoléon avait pour lui que ce qu’il avait contre servit Bernadotte en cette circonstance. C’est bien la chance.
Quant à la manière dont, tout à fait en dehors de l’influence impériale, Bernadotte fut bombardé roi, elle tient de l’opérette. Ce sont des agents de dixième ordre et sans aucun mandat qui ont négocié la chose. Le vieux roi de Suède était malade et il était besoin d’un « prince royal », comme qui dirait d’un coadjuteur avec survivance. Les grands de Suède désiraient un prince scandinave ; le peuple désirait un prince français qui fût un général. Souvenirs de Gustave-Adolphe, de Charles XII et de la Finlande perdue.
Des intrigants obscurs s’avisèrent de Bernadotte, qui était une manière de prince et une manière de grand général. Ils firent, en son nom, des promesses, et répandirent des brochures, sans qu’il se compromît, ni se mît trop en avant. On sent là-dessous des menées très adroites et très circonspectes du vague conspirateur qu’avait toujours été Bernadotte. Il se fit en Suède un « courant populaire », peut-être très factice, mais qui en imposa aux grands et au roi. En définitive la couronne fut offerte à Bernadotte. Napoléon dit, en s’en lavant les mains : « Il n’osera pas » ou : « Osera-t-il ? » Cela l’amusait sans l’intéresser, ou l’intéressait sans le passionner. Bernadotte osa accepter. « Allons, tant mieux ! » dit l’empereur. Au fond, que le nouveau roi de Suède dût être un jour pour ou contre lui, cela n’avait pas une très grande importance. La Suède c’était deux millions d’habitants. M. Scheffer me semble avoir tort de considérer l’indifférence de Napoléon dans ces occurrences comme une grande faute.
Voilà prince royal et roi en réalité (il ne fut roi en titre qu’en 1818) le fils de l’avocat de Pau. C’était là que les difficultés commençaient. Non pas tant celles du premier abord. Celles-là n’étaient rien pour Bernadotte. Il était séduisant de sa personne. Il sut se faire accueillir admirablement. La lune de miel devait être excellente, et elle le fut. Mais encore, le peuple de Suède avait appelé à son trône un maréchal de France pour reconquérir la Finlande ; et c’était là la difficulté. Comme toujours Bernadotte eut un peu de coup d’œil, et beaucoup de bonne fortune. Le coup d’œil, et il suffisait d’être d’une intelligence ordinaire pour l’avoir, consista à bien comprendre qu’il était impossible de reconquérir la Finlande. La Russie était trop forte. Mais alors l’impopularité allait venir. La Norvège se trouva à point pour permettre de donner au peuple de Suède une compensation et aux désirs des Suédois une satisfaction. Si enlever la Finlande à la Russie était rude, enlever la Norvège au pauvre Danemark était relativement facile. D’autant plus que le Danemark, ami fidèle de la France, était mal vu de la coalition européenne. La politique antifrançaise s’offrait à Bernadotte comme une bonne politique suédoise et comme une excellente politique personnelle. Il n’hésita pas à l’adopter. Diplomatie d’abord, courte guerre ensuite, la Norvège fut annexée, — on prit le soin de dire « unie », pour la politesse, — au royaume de Suède.
Cette fois, après avoir obtenu son trône, Bernadotte l’avait conquis. Il était vraiment et solidement populaire pour longtemps.
Voilà toute son histoire ; car le reste rentre dans l’ordinaire des choses historiques. Cependant voyez encore son étoile. Bernadotte est l’homme, avisé quelquefois, imprudent le plus souvent, qui ne réussit jamais, quoi qu’il fasse, à se compromettre. Il prend part aux dernières guerres de l’Europe contre Napoléon ; et à cela rien à dire, car enfin il était Suédois, et l’on a vu pourquoi, depuis 1812, la politique suédoise ne pouvait être qu’antifrançaise. Si Bernadotte était resté patriote français, il ne pouvait, en 1814, qu’abdiquer, et, en vérité, non, on ne pouvait pas lui en demander tant. Donc il prend part aux dernières guerres de l’Europe contre l’empire français. Mais ne voilà-t-il pas qu’en 1814 il entre dans un complot très confus (sur lequel j’aurais voulu que M. Scheffer pût jeter quelques clartés, mais je comprends assez qu’il n’ait pu scruter) qui avait pour but de mettre Bernadotte sur le trône de France. Mme de Staël, Benjamin Constant se mêlèrent, plus ou moins, de cela, ou y furent mêlés ; on n’y voit pas très bien.
Toujours est-il que, de la part de Bernadotte, c’était un peu fou. Qui, soit en Europe ou en France, pouvait avoir intérêt ou passion à faire Bernadotte empereur des Français ? Considéré comme maréchal de l’Empire et parent de Napoléon, il était impossible. Considéré comme prince royal de Suède, il n’avait aucun titre. À la France, qu’il venait de combattre, il était ou odieux ou suspect. À l’Europe il n’offrait aucune garantie. Au point de vue des « principes », de ces choses qu’on met dans les protocoles, il n’offrait aucun prétexte : point légitime, point élu, point conquérant, rien du tout. De quelque manière qu’on l’envisage, le projet ne tenait pas debout. Bernadotte, à le poursuivre, ne pouvait que se déconsidérer.
Il ne se déconsidéra point du tout. Il resta intact. Il rentra dans son royaume très tranquillement. Il avait une étoile.
Suite de sa chance. Il pouvait être détrôné au congrès devienne, comme Murât. Mais précisément le Congrès de Vienne prit comme principe et comme programme général la légitimité. Or il se trouva que cet heureux Bernadotte était parfaitement légitime. Il l’était comme Louis XIV. D’après la constitution suédoise, il fallait, pour être prince royal, être adopté comme fils parle roi vivant et accepté par la Diète nationale. Bernadotte avait été adopté solennellement par le vieux Charles XIII, encore vivant en 1815, et non moins solennellement accepté par la Diète nationale, il était légitime et il était constitutionnel. Il avait réponse à tout. Il était roi comme Louis XVIII et en même temps comme devait l’être Louis-Philippe. On n’aurait pas su comment s’y prendre pour prouver qu’il ne l’était point, sans compter que c’eût été une sanglante injure au vénérable Charles XIII que de déchirer l’acte solennel par lequel, très librement, il avait proclamé pour son fils, en lui donnant les noms de Charles-Jean, le prince de Ponte-Corvo.
Et non seulement la façon parfaitement régulière dont Bernadotte avait été nommé prince royal lui servit en ces circonstances, mais encore la façon dont Napoléon Ier n’avait pas participé à l’avènement de Bernadotte. Si Napoléon, en 1810, avait eu seulement fait mine de désirer la proclamation de Bernadotte comme prince royal de Suède, on aurait pu dire que Napoléon avait imposé Bernadotte à la Suède, comme Murât aux Deux-Siciles. Mais quoi ? Rien. Napoléon n’avait nullement, même souhaité la promotion de Bernadotte. Bernadotte « était passé roi en Suède », comme disaient les grognards, sans que le puissant empereur y fût pour quoi que ce fut. Il pouvait même prétendre que César n’avait pas vu cela de très bon œil. Tout, la façon dont il avait été nommé, le fait que Charles XIII vivait encore, la demi-malveillance même de l’empereur, tout servait à point le favori du destin Bernadotte. On aurait pu dire de lui à Mazarin : « Il est heureux. »
Il le fut, tout compte fait, jusqu’au bout. Il eut une opposition, comme tout le monde, et même assez vive, et quelquefois diablement spirituelle, comme vous le verrez dans le livre de M. Scheffer ; mais point terrible, et une seule fois seulement il eut à tirer des coups de fusil sur son peuple, sans être forcé d’y mettre de l’exagération. Dans un règne de trente-quatre ans, c’est une misère.
C’est qu’aussi, outre qu’il faisait consciencieusement, très régulièrement au moins, son métier de roi, il plaisait, il continuait de plaire, personnellement, jusque dans sa vieillesse. Imposant et fort majestueux en public, il avait dans son intérieur une simplicité qui ne laissait pas d’être un peu de la négligence, mais qui agréait à ce peuple ami des mœurs patriarcales. Il avait quelque chose de son compatriote le grand Béarnais, que je crois bien qu’il a songé assez souvent à imiter. Il était cordial et bonhomme dans le privé. On dut souvent le voir jouer sur le tapis avec Oscar ou tel autre de ses enfants. Sa femme, la Marseillaise gaie et rieuse, l’aidait, très naturellement, dans ce rôle. Quand il entrait dans ces colères enragées où il y avait de la sincérité et de l’affectation, sans qu’il sût, en méridional qu’il était, où commençait l’une et où finissait l’autre, et qu’il criait de tous ses poumons : « J’éventrerai tout, je massacrerai tout, je ferai couler des torrents de sang » (mettez-y l’accent, qu’il ne perdit jamais) ; — la petite reine chantonnait : « Il ne tuera pas une poule ; il ne tuera pas un chat » ; et cela faisait une scène divertissante et familière qui se répandait de bouche en bouche et qui ne nuisait nullement à la popularité de la famille royale.
C’est ainsi qu’il alla jusqu’à sa quatre-vingt et unième année, portant galamment sa double couronne d’or et de cheveux blancs, très ferme d’intelligence jusqu’aux derniers jours, n’ayant eu, comme épreuve finale, qu’une maladie de six semaines. Toujours heureux.
Pourquoi M. Scheffer n’a-t-il pas examiné la légende d’après laquelle le roi Bernadotte aurait refusé de se faire saigner, parce qu’il aurait eu, tatoués sur le bras, les mots : « Mort aux rois ! » (J’éventrerai tout, je massacrerai tout !) Parce qu’elle est fausse ? Il est assez probable qu’elle l’est. Bernadotte, du reste, était assez Gascon pour laisser voir cela et se tirer d’affaires par un mot drôle. Encore j’aurais voulu que M. Scheffer s’enquît de la chose.
Tout compte fait, le dernier mot de M. Scheffer est un peu gros : « un grand roi » ; mais il faut concéder que Bernadotte fut un roi fort présentable et qui a prouvé qu’un cadet de Gascogne n’est déplacé, ni surtout désorienté, nulle part.
Une étude sur l’Angleterre contemporaine
Le nouveau roman de M. Augustin Filon, Babel, est très amusant.
Il l’est d’abord comme roman ; c’est un roman ; il contient tout le romanesque que nous sommes en droit de demander à un roman, et on le lit avec une très grande curiosité de « connaître la fin de l’histoire ». Jugez s’il en est ainsi, puisque, moi-même, je me suis surpris à le lire, de temps en temps, dans cette idée-là. Le critérium est infaillible.
Donc vous aurez là un roman, et c’est quelque chose par ce temps qui court, où les maîtres de l’art disent aux débutants : « Vous aimez le romanesque ? Vous ne serez jamais romancier. »
Mais, de plus, et c’est de quoi je veux vous entretenir aujourd’hui, il y a dans le volume de M. Augustin Filon toute une peinture de plusieurs aspects de la vie anglaise, faite par quelqu’un qui connaît admirablement l’Angleterre, qui y vit depuis trente ans bientôt, qui l’étudie constamment et qui l’aime beaucoup. Cela se voit bien à certain passage de son roman, passage très humoristique et d’une très bonne satire.
Une petite Française qui a été transportée à Londres à 6 ans, qui a été élevée par sa montmartroise de mère dans le culte de Paris et qui, jusqu’à vingt ans, n’a rêvé que la France, est ramenée par son mariage à Paris et en est folle de bonheur. Elle ne sait pas ce qui l’a ravie davantage dans son mariage, ou d’épouser un homme qu’elle adorait, ou de trouver dans cet incident l’occasion de revenir à Paris. Au bout de trois mois de séjour chez nous, elle dit à son mari :
« Quel adorable séjour que ce Paris !… Par exemple, il faut bien le dire, c’est désagréable de ne pouvoir pas y circuler. Une ville de deux millions d’âmes sans chemin de fer, c’est bien drôle. Des omnibus, il ne faut pas parler. Étant donné le temps qu’il faut pour les attendre, il est beaucoup plus court d’aller à pied. Quant aux fiacres, une femme seule ne peut pas y monter — si elle ne veut pas être insultée et écorchée vive, — sans se faire accompagner d’un policeman. Oui, la circulation y est difficile.
« Il y a aussi les portiers. On est absolument sûre ici qu’on ne peut pas embrasser son mari sans qu’il en soit parlé dans la loge du gardien. Au lieu d’être dans le sous-sol, comme en Angleterre, les domestiques étant toujours à deux pas de vous, jusqu’au moment vespertinal où ils vont au rapport chez M. le concierge… C’est encore un ennui cela…
« Il y a aussi cette habitude d’être logé par étages, au lieu d’être logé par petites maisonnettes. On a un piano qui fait des gammes au-dessous de vos pieds et son camarade fait la même chose que lui au-dessus de vos têtes. Ça force à aller se promener. Je sais bien. Mais on finit par être fatigué de la promenade à pied.
« D’autant plus qu’on ne peut pas se promener à pied sans être filé par deux messieurs et accosté par un troisième qui vous dit des choses aimables. Les messieurs n’ont donc rien à faire dans ce pays-là ?
« Ce Paris est adorable… Dites donc, dear John, si nous retournions à Londres ? »
Vous voyez que M. Augustin Filon a pour Londres quelques préférences. Je ne saurais flétrir avec trop d’indignation le crime de lèse-patrie qu’il a commis dans les abominables pages sur Paris que je viens de résumer, en les atténuant par une pudeur que vous comprendrez ; mais je ferai remarquer qu’on n’étudie bien que ce que l’on étudie avec sympathie, et que cette anglomanie, si coupable qu’elle soit au point de vue moral, était une excellente condition pour pénétrer un peu les mœurs anglaises et pour nous en faire un tableau fidèle.
Beaucoup de choses anglaises sont étudiées dans ce volume. D’abord le monde prolétaire et socialiste. Le héros du roman étant le fils d’un Français réfugié à Londres après la Commune, est tout naturellement mêlé aux agitations socialistes et anarchistes et y fait très bonne figure. Deux ou trois figures de meneurs sont très bien tracées et en vif relief.
C’est le stentor de réunions publiques, illettré, sans une idée, d’une grande facilité d’élocution, asthmatique et qui se sert admirablement de son asthme pour figurer l’émotion et mettre dans ses phrases des points de suspension pathétiques.
C’est le journaliste malingre et aphone, bourré d’érudition sociologique, jaloux du
stentor, absolument convaincu que tous les chefs du parti sont des farceurs et disant :
« On ne peut avoir confiance qu’en moi, parce que, ne pouvant pas m’élever
au-dessus de la démocratie, je lui serai toujours fidèle. Je n’y crois pas, du reste ;
mais j’en serai toujours. On ne doit avoir confiance qu’en moi. »
C’est le héros du roman ; très intelligent ; très convaincu aussi ; homme de parole et homme d’action, qui irait très loin et ferait faire au prolétariat un pas immense. Mais une fortune énorme lui tombe dans les bras ; et il ne peut plus songer qu’à se plaindre des embarras inextricables où l’administration d’une fortune jette un malheureux millionnaire et qui l’empêchent de songer à quoique ce soit en dehors d’elle.
C’est enfin le théoricien solitaire, l’Allemand propret, rêveur, sentimental et laborieux, qui a collaboré à l’ouvrage de Marx, et qui, vingt ans de sa vie, a écrit pour son propre compte un gros livre sur l’Individualisme et le Socialisme. Il meurt ignoré et obscur dans sa mansarde, se tuant à soixante ans par un désespoir d’amour.
Tous ces personnages sont très vivants et laissent d’eux une trace très nette dans notre mémoire.
Ailleurs nous entrons dans le monde des « femmes nouvelles » ou des « femmes émancipées », si frétillant, comme on sait, et si actif en Angleterre, à ce point qu’il a complètement changé le roman anglais et presque la littérature anglaise. Il est représenté par une petite bergeronnette qui me paraît croquée sur le vif et qui est délicieuse :
« Nous irons dans les meetings et nous fonderons un journal. Vous écrirez. Je recevrai les visiteurs. À 5 heures, je donnerai le thé aux femmes avancées. Faudra-t-il couper mes cheveux ? Croyez-vous qu’on puisse émanciper avec des cheveux longs ? »
Du reste, avec tout cela aussi Anglaise vieux jeu qu’on peut l’être ; correspondances par
les annonces du Telegraph, rendez-vous au buffet d’un magasin de
nouveautés, baiser vendu cinq livres pour les pauvres à la suite d’une enchère ; et :
« Je suis abominable, je suis horrible, n’est-ce pas ? Je suis sûre que vous
allez me détester. — Pas du tout. — Enfin, qu’est-ce que vous allez penser de moi ?
— Que vous êtes une petite flirt et que vous ferez une excellente mère de famille.
— Oh ! je vous préviens que j’exècre les enfants. — Vous les adorerez ! »
— Elle
finit par épouser un jeune sous-ingénieur qui l’a sauvée dans une mine et qu’elle vient
trouver à minuit, le jour où elle est majeure, dans son garni de White-Chapel… Elle est
charmante.
Et voici la « femme nouvelle » très sérieuse, au contraire, qui, dès 11 ans, passe jours et nuits à dévorer des livres graves, est de première forcé en mathématiques, conquiert à Oxford tous ses titres universitaires, est soutenue dans sa tâche antinaturelle par un immense orgueil développé en elle par l’excitation et la tension continuelle de sa volonté ; et n’y gagne guère que d’être triste jusqu’à la mort à l’égal de la mort.
Dans cette partie, le petit livre de M. Augustin Filon devient hautement philosophique et soulève une question bien intéressante. Il s’agirait de savoir si le féminisme sérieux (car il y a un féminisme très sérieux, que les ridicules grotesques de l’autre ne réussissent pas à dissimuler), si le féminisme sérieux ne va pas directement contre le but qu’il poursuit.
Le féminisme sérieux a pour dessein, moins d’affranchir la femme, que de l’élever, de la rendre éclairée et forte, et de l’« émanciper », seulement par conséquence et par surcroît. Or, la question est de décider si le savoir rend la femme forte.
Le savoir, c’est la connaissance de la vie, ou — car qui connaîtra la vie ? — une
conception un peu générale, un peu étendue de la vie intellectuelle, morale, réelle, etc.
Cette conception ne se fait jamais, on le sait, sans une grande tristesse, sans une
mélancolie profonde, qui naît tout de suite, dès qu’on va, même approximativement, au fond
de tout. « N’avez-vous donc jamais été au fond de tout, dit Mme de Staël, c’est-à-dire jusqu’à la douleur ? »
Cette grande tristesse
est tout simplement la vue claire, ou moins obscure, de tout le désirable ; et de tout
l’irréalisable ; de tout ce qui devrait être, sans vaine chimère, de tout ce qui devrait
honnêtement être, et de tout ce qu’il est impossible qui soit.
Cette vue, cette connaissance, les quatre cinquièmes des hommes, heureusement, ne s’en doutent nullement, n’en ont pas la moindre idée, et partant, de la tristesse qu’elle engendre n’ont pas même l’ombre. Quelques-uns ont cette connaissance, la perdent de vue souvent, ce qui les fait vivre, mais l’ont néanmoins, la sentent qui leur revient de temps à autre et en sont assombris, à certains moments profondément, et quelque peu toute leur vie.
Les femmes sont-elles assez fortes pour porter ce lourd secret sans en être accablées et brisées ? C’est la question et c’est ce que je me demande souvent avec une certaine inquiétude.
Sans doute elles sont admirables pour supporter la souffrance ; je le sais bien ; mais sont-elles assez fortes pour en supporter l’idée, ce qui n’est pas du tout la même chose, pour en supporter l’idée continue, ou du moins se présentant souvent à l’esprit et toujours latente au fond de l’âme ? Je ne sais trop. Il me semble que la femme n’est pas née du tout pour cela.
C’est le philosophe Saint-Martin, je crois, qui a parlé de « cette gaîté légère de
la femme qui dissipe la tristesse de l’homme »
. Il est bon là, le philosophe
inconnu, et j’ai toujours ri « comme un tas de mouches »
de sa
« gaîté légère de la femme qui dissipe la tristesse de l’homme »
; et ce
n’est pas précisément cela que j’ai constaté dans le cours de mes observations
démographiques.
Cependant il n’a pas tout le tort. Sans être si gaie que cela, et souvent étant assez geignarde, au contraire ; au moins la femme a un don d’insouciance et de non-approfondissement de la douleur, qui est un véritable bienfait providentiel pour une créature destinée à souffrir beaucoup. Le ressort moral, si puissant chez elle, et que tout le monde a remarqué, n’est très probablement pas autre chose. Le petit nombre des suicides féminins, comparé au nombre des suicides masculins, n’a point d’autre raison. « Le crime n’est pas féminin », ont dit les criminalistes ; le suicide non plus ; le spleen non plus.
Eh bien, cette bienfaisante insouciance, en changeant sa nature, en se donnant le savoir et tout ce qui s’ensuit, la femme risque tout simplement de la perdre. Et voilà le point. Voilà le point grave.
D’autant plus que, en se donnant la science et ce qui s’ensuit, la femme n’aura pas du tout changé sa nature, comme je le disais tout à l’heure ; elle croira l’avoir changée ; elle ne l’aura que chargée d’un poids plus lourd ; et c’est sur sa nature, restée toujours la même, qu’elle aura jeté cette charge qui n’est peut-être pas du tout mesurée à ses forces. C’est inquiétant…
En tout cas, l’héroïne de M. Filon n’a point réussi. Elle est tout ce qu’il y a de plus doctoresse à vingt-cinq ans, et elle n’y a gagné qu’une courbature cérébrale et une immense mélancolie. Elle n’a plus aucune des illusions nécessaires peut-être pour supporter la vie, et l’orgueil de savoir ne lui est nullement une force pour l’aider à la supporter. Elle s’en va devant elle sans le moindre espoir et sans le moindre goût à vivre.
Heureusement elle a un devoir à accomplir et elle s’y attache, sans y croire guère, et comme un vieillard s’attache à une manie pour tenir encore à quelque chose. Mais ce devoir, il pourrait ne pas exister, et la mère de Mlle Fidès aurait pu être pendue pour ses méfaits, au lieu de passer quinze ans en Australie et d’en revenir juste à point pour créer à sa fille un « divertissement », comme disait Pascal. Ou elle aurait pu mourir de sa « belle mort ». Et dans ces cas, je voudrais bien savoir ce que Mlle Fidès ferait d’elle-même. Non, l’exemple de Mlle Fidès n’est pas encourageant pour le féminisme.
Ce qu’il y a de certain, c’est que le type est très curieux, qu’on ensuit l’évolution et qu’on en cherche, le secret tout le long du roman avec beaucoup de curiosité et d’intérêt, et que cette création, très originale, fait le plus grand honneur à M. Augustin Filon.
Et je m’aperçois que je n’ai pas parlé de toute une partie de ce roman qui est bien intéressante encore pour l’étude des mœurs anglaises. Je veux parler du monde des esthètes londoniens. Encore une société qui est prise tout à fait sur le vif et qui est crayonnée magistralement.
Sans doute, l’esthète anglais ressemble beaucoup au nôtre. Cependant il a quelques nuances intéressantes. L’esthète anglais se force évidemment davantage. Il a, si je puis dire, moins de naturel dans l’affectation. L’esthète français est le rejeton d’une race qui a toujours été très littéraire et intoxiquée de littérature. Il a des précieux et des burlesques parmi ses aïeux. Il suit un mouvement commencé bien avant lui. Il donne, seulement, à un travers ancestral une forme un peu nouvelle. L’esthète anglais est le rejeton d’une race robuste, sanguine, pratique, éminemment faite pour l’action et pour l’action démesurément énergique. C’est donc tout son passé qu’il dément avec une extrême application. Il met un énorme effort de volonté à jouer un rôle qui, même comme rôle, n’est pas dans les habitudes de sa race. C’est inouï l’énergie que met un esthète anglais à être nonchalant et « veule ». Il y parvient ; mais il en a au front une sueur d’effort et une sueur d’angoisse.
Cela est bien rendu dans le livre de M. Filon. Les deux ou trois esthètes qu’il fait passer devant nos yeux sont très piquants, et telle « soirée de première » au « théâtre de la beauté » de là-bas (on avait promis Ruskin ; mais l’on n’a eu au dernier moment ni Lambert ni Molière) est un petit chef-d’œuvre de mouvement, de vie, d’humour discrète et fine, et, ce me semble, de vérité.
Décidément ce livre assez court renferme beaucoup de choses. Il est digne de l’attention des gens sérieux, et il sera divertissant pour tout le monde.
Nous n’avons que de la gratitude à exprimer à notre cher compatriote, qui, non content de faire aimer la France dans Piccadilly, trouve encore le temps d’amuser les Français au bord de la Seine.
Adolphe Monod
M. Stapfer aime les diptyques. Il a fait Molière et Shakespeare ; il a fait Racine et Victor Hugo ; il nous donne aujourd’hui Bossuet et Monod. Cette fois, il est vrai, ce n’est pas proprement un diptyque ; c’est une étude continue sur deux grands ministres de la parole de Dieu et sur les questions qui ont le plus souvent occupé leur esprit, sans que jamais l’auteur attache sa pensée à l’un beaucoup plus qu’à l’autre, et, au contraire, avec une préoccupation constante de les rapprocher l’un de l’autre, d’où il résulte que l’ouvrage a une véritable unité.
Par exemple, dans les nombreuses pages que M. Stapfer intitule formellement Adolphe Monod, il est question tout autant, ou à bien peu près, de Bossuet que de Monod, et les citations de Bossuet sont même plus nombreuses, je crois, que celles du célèbre pasteur protestant.
Il faut tout de suite dire que cela a un grave inconvénient. Quelque grand que soit Adolphe Monod (et il est grand), il n’est rien, mais absolument rien du tout auprès de Bossuet. Or l’impartialité même, la respectable impartialité de M. Stapfer, se tourne malgré lui en une partialité apparente, et l’impression dernière est que voilà un livre qui fut destiné à écraser Adolphe Monod sous Bénigne Bossuet.
À chaque page : Voyez, nous dit M. Stapfer, comme Bossuet traite cette question ; et il
cite. Et puis : Voyez maintenant comment Adolphe Monod traite la même question ; ne
trouvez-vous point qu’il n’est pas indigne de son redoutable prédécesseur ? Et il cite. Et
c’est très bien, sans doute : mais il y a la différence du talent au génie, et rien ne
montre mieux qu’il y a plus loin de zéro à un que de un à cent, et que le talent à côté du
génie, c’est un pur rien à côté de quelque chose.
Quanto homo homini
præstat
, dit le parasite de Térence.
Aussi, moins impartial que M. Stapfer, et sectaire, comme on sait que je le suis toujours, je ne parlerai ici que de cet Adolphe Monod, que le public ne connaît pas assez, et qui fut un très grand esprit et une très grande âme.
* *
Dans sa carrière, qui fut courte, car il ne vécut que cinquante ans environ, et ne prêcha que vingt-cinq années, Adolphe Monod n’eut pas une seule pensée qui ne fût au service de Dieu. On peut dire qu’il n’eut rien de terrestre et qu’il vécut littéralement de la vie éternelle, en communication constante avec l’infini. C’était, dans le sens absolu du mot, une âme chrétienne.
Bien entendu, il en fut effrayant. Quand il débuta, à Lyon, les fidèles se regardèrent
les uns les autres avec effarement. Quel était celui-là ? Point du tout « le
monsieur en costume décent qui tient des discours honnêtes »
, comme Joseph de
Maistre a défini le pasteur protestant. Point du tout le rationaliste, agrémentant de
quelques vagues citations bibliques la profession de foi du Vicaire savoyard. Point du
tout le professeur de morale à qui le dogme semble inconnu, et qui se montre aussi bon
précepteur de christianisme que pourrait l’être La Bruyère : « On veut de la morale
dans les sermons, disait assez dédaigneusement Bossuet ; et on a raison, pourvu qu’on
entende que la morale chrétienne est fondée sur les mystères du christianisme. Ce que je
vous prêche, je vous le dis, est un grand mystère en Jésus-Christ et en son Église, et
ce mystère est le fondement de cette belle morale qui unit tous les
chrétiens. »
Adolphe Monod ne l’entendait pas autrement : il ne reculait pas devant les obscurités à éclaircir, et, ce qui est plus brave, devant les obscurités à reconnaître et à adorer avec tremblement ; il apparaissait à ces messieurs de Lyon, vers 1825, comme un revenant du xvie ou du xviie siècle, comme un Luther ou un Bossuet, comme un Calvin ou un Saurin, et ce fut un grand scandale, tel qu’ils l’obligèrent à descendre de sa chaire, d’où tombaient de trop austères paroles ou de trop dures vérités.
La petite protestation rationaliste de ces messieurs, respirant le plus pur esprit philosophique de 1780, est digne d’être rapportée en partie :
« … Les agitations provoquées ailleurs par le zèle imprudent de quelques ministres
avides d’exhumer d’anciennes doctrines que le bon sens et la raison de l’homme, mieux
développés qu’à l’époque de la Réformation, avaient sagement mises sous le scellé,
n’avaient heureusement point envahi le seuil de notre église… Les élans de M. Monod, les
anathèmes qu’il lance sur l’espèce humaine à l’exclusion de sa personne, l’enseignement
d’une foi extatique préférable à toutes les œuvres… tout cela ne peut être toléré à côté
des discours plus rationnels et plus évangéliques de nos autres pasteurs… Que ce ne soit
pas dans notre Église qu’il répande le malaise et blesse la Raison émanée de la
Divinité. »
Excellents vicaires savoyards !
Bref, Monod était un prêtre, et les bonnes gens de Lyon ne pouvaient pas l’écouter sans « malaise », et ils s’en débarrassaient ; le rôle d’un prêtre étant, comme on sait, d’entretenir les âmes dans un certain bien-être, une quiétude confortable et une tendre satisfaction de soi.
Monod alla porter ailleurs sa parole rude, ou plutôt sa pensée sévère enveloppée de la forme la plus classique et la plus gravement littéraire et élégante.
Il séjourna à Montauban, assez longtemps, puis vint à Paris pour étonner et édifier les âmes des fidèles, pour émerveiller les esprits les plus indépendants et les plus difficiles, comme Rémusat, et pour faire dire au grand orateur Michel de Bourges : « C’est tout simplement le plus grand orateur du siècle. »
Il s’en faut de quelque chose, à mon avis ; mais c’est bien un grand orateur, par la magnifique (et simple) architecture de ses harangues, par l’admirable, l’impeccable langue, classique, grave, ferme, nette, spacieuse et nombreuse, qu’il parle, comme s’il était né vers 1680 et se fût mis à parler au commencement du xviiie siècle ; enfin par le foyer toujours allumé, toujours ardent, qui dans tout cela met la chaleur, la vie, le mouvement et une émotion à la fois maîtrisante et étreignante.
Je connais peu de choses plus belles, plus inquiétantes et terrifiantes, tout en restant calmes de tout le calme de la force, et ne comportant, on le sent, aucune gesticulation mélodramatique, que tel fragment d’un sermon, bien intitulé : Êtes-vous un meurtrier ?
« Le choix de ce texte vous surprend, dit en commençant l’orateur. Comment croire
que parmi ces personnes qui sont devant moi il y en a qui soient capables de
transgresser le commandement : Tu ne tueras point ? »
— Et cependant ce sont
bien des meurtriers que l’orateur a devant lui, et voyez comme il sait le leur dire :
Avez-vous tué ? Tuer, ce n’est pas seulement causer la mort d’un homme sur le coup ; c’est aussi la causer après une semaine, après une année, plus tard encore. Ce n’est pas seulement ôter la vie, c’est l’abréger. Avez-vous abrégé les jours de quelqu’un ? Avez-vous, dans la chaleur d’une querelle, dans l’emportement de la colère, porté à une femme, à un enfant, à un domestique, à un ouvrier de ces coups furieux, ou lui avez-vous fait souffrir de sang froid de ces mauvais traitements prolongés qui défigurent le corps, en dérangent l’équilibre, en détruisent la vigueur ? Avez-vous, dans vos manufactures, abusé des besoins du pauvre et de la faiblesse de l’enfance pour les charger d’un travail excessif qui les fait végéter, languir, pâlir et mourir lentement au profit de votre bien-être et de votre orgueil ? Avez-vous par votre avarice, par votre dureté, par votre injustice, opprimé un inférieur, découragé une industrie, traversé la carrière d’une famille, ôté à un père son travail, à une mère son sommeil, à des enfants leur pain ? Avez-vous entraîné un compagnon, un ami — un ami ! — dans l’excès du manger et du boire, ou dans les convoitises de la chair, qui ont altéré, ruiné pour jamais sa santé ? Avez-vous, en déchirant une réputation, en troublant un ménage, en brisant une âme tendre par vos froideurs, en payant les bienfaits par l’ingratitude, déposé dans le sein de quelque personne, peut-être d’un mari ou d’une femme, que sais-je ? d’un père ou d’une mère, une de ces douleurs profondes, incurables, qui bouleversent l’existence, brisent jusqu’aux forces du corps et font descendre au sépulcre avant le temps ?…
Est-ce frapper assez juste ? Est-ce direct, pénétrant et fort ? Ne nous sentons-nous pas tous atteints par cette épée fine, aiguë et inévitable qui nous presse, qui nous poursuit et que nous sentons qui nous entre en pleine chair ?
Et nous y voilà. Voilà le rôle du prédicateur. Il doit nous forcer à faire notre examen
de conscience, cet examen qui nous est prescrit aussi bien par l’Église protestante que
par l’Église catholique, et aussi bien par l’école stoïcienne que par l’Église chrétienne
et que nous ne faisons jamais, si l’on ne trouve pas le moyen de nous y contraindre par de
rudes et contraignants avertissements. Un mot échappé à Renan semble, avec raison, très
condamnable à M. Stapfer : « Je ne sens aucun mal en moi »
; et, certes, on
peut, et vraiment il faut le rapprocher du mot contraire, et celui-là vénérable, de Joseph
de Maistre : « Je ne connais pas la conscience d’un coquin ; mais je connais la
conscience d’un honnête homme : ce n’est pas beau. »
— Mais cependant, tout au
fond, soyez sûr que ces deux mots ne sont pas si loin, encore qu’il y ait une forte
nuance, de se valoir.
Tous les deux sont trop généraux pour être absolument sérieux. Tous les deux peuvent être
dits avec un sourire. Ce qui est profond, ce qui est intime, ce qui est grave, ce qu’on ne
dit point par boutade, ou même sérieusement, mais en passant,
sicut
canis bibens raptim ad Nilum et fugiens
, ce sont des choses plus
particulières, plus spéciales, plus circonscrites. C’est : « Tel jour, je n’ai pas
menti, non, mais par une réticence qui a pu laisser croire que je pensais de telle
façon, j’ai trahi la vérité, et je n’ai pas menti, mais j’ai été un menteur. Tel jour,
par un manquement à mon devoir, je n’ai pas volé, non, mais je n’ai pas gagné
intégralement l’argent qu’on me donne pour faire telle chose ; je n’ai pas volé, non,
mais j’ai fait un acte qui sent le voleur. Tel jour, par telle parole dure “brisant une
âme tendre”, je n’ai pas tué, sans doute ; mais j’ai peut-être été un meurtrier à longue
échéance. Et que de mensonges, que de vols, que de meurtres, à le prendre ainsi — et il
faut le prendre ainsi, pour ne pas, en s’habituant aux premiers pas sur la pente,
glisser bientôt jusqu’au bas — que de mensonges, que de fourberies, que de vols et que
de meurtres remplissent, tapissent, obstruent et comblent la conscience d’un honnête
homme » !
C’est cet examen de conscience qu’un homme comme Adolphe Monod nous contraint impérieusement à faire, et c’est à un homme comme lui qu’on peut dire ce que Talleyrand disait gravement et laconiquement à Dupanloup, en s’inclinant : « Monsieur, vous êtes un prêtre. »
Cet examen de conscience du haut de la chaire était une des méthodes de Monod, et le caractère austère et scrupuleux de son enseignement religieux se marque là plus que partout ailleurs. Voyez encore un peu comme il nous montre (car vraiment devant ces textes si vivants, je crois y être, et entendre sa voix profonde et voir sa figure ravagée de malade et d’apôtre), comment, tous tant que nous sommes, nous violons quotidiennement tous les commandements de l’Église et de la morale :
Prenons ces dix commandements qu’on vous lit tous les dimanches et qui renferment la loi de Dieu tout entière. N’en avez-vous violé aucun ? Que dis-je ? Ne les avez-vous pas violé tous, depuis le premier jusqu’au dernier ? N’avez-vous jamais eu d’autres dieux devant la face du vrai Dieu et ne vous êtes-vous jamais fait des images taillées pour vous prosterner devant elles ? C’est-à-dire n’avez-vous pas aimé quelque chose plus que Dieu et ne vous êtes-vous point fait des idoles de votre argent, de vos convoitises, de vos affections ?… N’avez-vous jamais manqué à l’honneur que vous devez à vos pères et à vos mères ? N’avez-vous jamais tué, c’est-à-dire, comme l’explique l’apôtre, nourri quelque sentiment de haine et de vengeance ? N’avez-vous jamais commis l’adultère, c’est-à-dire, comme l’explique le Seigneur, regardé une femme avec des yeux de convoitise ? N’avez-vous jamais dérobé, jamais employé, pour faire fortune, quelqu’une de ces fraudes ou de ces infidélités dont le commerce est si rempli ? N’avez-vous jamais dit de faux témoignage, jamais calomnié, jamais médit, jamais menti ?… Ah ! si vous hésitez à vous condamner vous-mêmes, voici ce que déclare de vous, de chacun de vous, Dieu dans sa parole :
« Il n’y en a point qui fasse le bien, non, pas même un seul. »De mille articles ils ne peuvent répondre sur un seul. Tous ont péché. Que toute bouche soit fermée et que tout le monde soit reconnu coupable devant Dieu !
Oui, cet homme fut un vrai orateur chrétien ; il en avait l’élévation, la profonde conviction, l’autorité, l’ardeur, la passion, l’onction même, quoique plus rarement et quoiqu’on regrette un peu que ce grand cœur résiste un peu, on le sent, à s’attendrir.
Je remercie M. Stapfer de nous avoir fait connaître cette grande figure et cette grande parole et de nous avoir invités d’une manière si aimable et si persuasive (c’est la sienne toujours) à lier avec le grand ministre protestant du xixe siècle un commerce plus intime. Où est la collection des sermons d’Adolphe Monod ? Cela devrait être indiqué dans le volume de M. Stapfer. Je ne vois pas que la mention en soit faite nulle part, ou bien c’est qu’elle se dissimule. Il faudrait qu’elle frappât les yeux. Dans une seconde édition il faudra réparer cela, comme il faudra n’y pas laisser que les jeunes filles de Saint-Cyr jouèrent si bien Esther qu’il fut décidé qu’elles ne la joueraient plus. Ce n’est pas d’Esther que cela a été dit par Mme de Maintenon, c’est-à-dire par la raison même, c’est d’Andromaque.
Les conclusions de M. Stapfer m’étonnent un peu. Non pas qu’il y ait dit du mal ou de Bossuet ou de Monod. Ne le croyez capable ni de l’un ni de l’autre. Non pas que je m’inscrive en faux contre le magnifique hommage qu’il rend à Bossuet pour avoir littéralement prédit en toutes ses phases et presque en tous ses détails la crise religieuse du xviiie et du xixe siècle. Mais M. Stapfer, peut-être par un peu de coquetterie, peut-être par un peu de pessimisme et de découragement, s’excuse, en finissant, d’avoir écrit cinq cents pages d’archéologie, l’éloquence sacrée étant morte, absolument morte, ce qui s’appelle morte, comme la jument de Roland, pis que cela, « comme la tragédie ».
Il donne des raisons de cette opinion sinistre. Il aligne des considérants. Considérant
que le catholicisme, « blessé mortellement par sa dernière victoire »
[infaillibilité du Pape ?] « autant que par toutes ses défaites »
, devra
désormais « ou consommer son suicide par le paradoxe désespéré de l’autorité de
l’Église concentrée dans un Dieu terrestre, ou devenir simplement une branche du
protestantisme »
.
Considérant que le protestantisme a détruit son premier fondement, à savoir l’autorité de
la lettre, pour avoir tellement scruté, secoué, élagué, corrigé, taraudé, tamisé
l’Écriture sainte qu’il l’a subtilisée et éparpillée à tous vents, qu’il lui est
impossible désormais « de préciser la moindre doctrine vraiment chrétienne ou
seulement religieuse »
; et qu’il est « réduit à un sentiment
vague »
.
Par ces motifs, l’un et l’autre système sont morts ou vont périr, et l’éloquence religieuse avec eux.
C’est peut-être aller bien vite. Mon Dieu, cela revient à dire qu’à l’heure présente, dans le domaine spirituel, le catholicisme est une monarchie et le protestantisme une république. Est-ce une raison pour être mort ? Est-ce deux raisons pour être mort ? Il y a des monarchies qui sont vivaces. Il y a des Républiques qui ont la vie dure. Il ne suffit ni d’être organisé monarchiquement ni d’être organisé démocratiquement pour descendre au tombeau.
Le catholicisme vivra certainement longtemps encore parce qu’il est une monarchie, oui, mais une monarchie où le chef élu est l’expression de la pensée de la monarchie tout entière, et par conséquent, un Dieu, si vous voulez, comme vous dites ; mais un « Dieu vivant », très vivant et qui communique au corps qu’il gouverne la vie qu’il en a reçue.
Le protestantisme est une démocratie, oui, mais une démocratie qui, quoique la liberté individuelle soit sa loi, a des traditions, comme une aristocratie ; et quand une collectivité humaine a des traditions, soyez tranquille, elle est un corps, elle est un organisme, elle vit, pour cette raison qu’a donnée je ne sais qui6, et qui de toutes les choses paradoxales est la plus vraie, que ce qu’il y a de plus actuel dans le présent c’est le passé, et que ce qu’il y a de plus vivant dans les vivants, ce sont les morts.
Dans ces conditions, le catholicisme vivra, et le protestantisme aussi. Ne me demandez point combien de temps ; mais ils vivront. Je dirais à la manière de De Maistre : « Ils danseront sur nos tombes », si cette allure n’était pas contraire à leurs habitudes.
Et s’ils vivront, ils parleront. Ils ont traversé d’autres crises que celles d’à présent.
Au xviiie
siècle, ils se taisaient à peu près tous les
deux. Ils se sont remis à parler assez éloquemment, vous en conviendrez, à partir de 1830.
Il n’y a aucune raison, forte, du moins, décisive, pour qu’il ne naisse pas demain un
Adolphe Monod ou un Lacordaire. Le fonds où ils peuvent puiser existe toujours. Le talent
est affaire de hasard. « Jamais les saints ne se sont tus »
, a dit Pascal.
Tant qu’il y aura des saints dans l’une et l’autre Église, il suffit que l’un d’eux ait du
talent pour que la grande éloquence religieuse renaisse. Nous pouvons très bien voir cela,
un de ces jours.
En attendant, relisons Monod. C’était une grande âme et une grande voix.
Les États généraux de 1614, d’après M. Zeller
C’est une date qui a été souvent répétée dans les discours des hommes en 1788 et en 1789 ; car c’est, comme vous savez, celle des derniers États généraux qui aient été tenus en France avant ceux de 1789. C’est leur histoire, entre autres choses, que raconte M. Berthold Zeller dans son nouveau volume sur Louis XIII, et c’est ce qui donne à cet ouvrage un très vif intérêt.
Songez en effet que 1614 est l’époque : 1º de la majorité de Louis XIII ; 2º des États généraux ; 3º de la première apparition de Richelieu sur la scène du monde. C’est un moment très important dans l’histoire de la France et même dans l’histoire de l’Europe.
Parlons d’abord des États généraux eux-mêmes. Ce qu’ils ont de singulièrement significatif, c’est leur désunion, la discordance de leurs efforts, la lutte qui y règne entre les trois ordres et par conséquent l’inutilité finale de leurs délibérations : ensuite ce fait, très important, très digne d’être noté, que c’est le tiers état qui, au milieu de cette désunion, a la vue la plus nette, le sens le plus ferme, la conception la plus juste de l’état de la France et de la politique qu’on doit suivre, et qui, tout compte fait, représente véritablement la nation.
Je crois que cela est incontestable, et je me crois peu suspect de partialité dans l’examen de cette affaire si essentielle.
Voyez l’attitude et du clergé et de la noblesse en ces grandes assises nationales de 1614. La noblesse, bonne royaliste, du reste, car les États généraux de 1614 furent, en leur totalité, profondément et résolument royalistes, la noblesse réclame énergiquement l’abolition de la Paulette, c’est-à-dire du droit qu’avaient les bourgeois, moyennant finance, d’assurer entre leurs mains la perpétuité des charges judiciaires. On peut différer d’avis sur la vénalité des charges judiciaires en général et sur la Paulette en particulier ; mais on voit bien qu’ici, sans s’inquiéter du terrible embarras financier où la suppression d’une ressource aussi considérable que la Paulette pouvait jeter le gouvernement, la noblesse déleste surtout et cherche à entraver un progrès et une ascension de la bourgeoisie ; qu’elle voit dans la perpétuité des charges judiciaires aux mains des familles bourgeoises, une aristocratie, une sous-aristocratie qui se forme ou plutôt qui se confirme et prend de nouvelles forces.
Elle regarde les payeurs de Paulette du même œil que les deux Saint-Simon les regarderont ; car il est à remarquer que Saint-Simon le duc et Saint-Simon le saint-simonien ont eu à l’égard des « Robins » et des « Légistes » exactement les mêmes sentiments de mépris et de haine, et que le comte de Saint-Simon semble avoir hérité cela de son grand-oncle.
On voit que la noblesse de 1614 poursuivait là un simple intérêt de caste. Assez maladroitement, du reste, car la réponse du tiers était était trop facile ; elle était à prévoir ; et elle fut faite. Les bourgeois répondirent : « Fort bien ! La Paulette est une mauvaise chose. Mais les pensions que le gouvernement prodigue aux gentilshommes n’en sont sans doute pas une meilleure. Elles obèrent véhémentement le Trésor et contribuent furieusement à vider les caves de la Bastille garnies d’or par Henri IV et qui ne contiendront bientôt plus que des toiles d’araignées. Sus aux pensions ! Et remarquez que les pensions c’est à vous qu’on les paye, et que la Paulette c’est nous qui la payons ; que par les pensions le roi donne et que par la Paulette il reçoit. C’est nous qui sommes les patriotes, bien que le mot ne soit pas encore inventé. »
Il est certain qu’en cette affaire ce n’est pas la noblesse qui semble avoir le bon bout. Savoiron, orateur du Tiers, parla avec bon sens et chaleur sur cette question :
On vous demande, Sire, que vous abolissiez la Paulette, c’est-à-dire que vous retranchiez de vos coffres seize cent mille livres que vos officiers vous payent tous les ans ; mais l’on ne vous parle pas de supprimer l’excès des pensions qui sont tellement effrénées qu’il y a de grands et puissants royaumes qui n’ont pas tant de revenu que celui que vous donnez à vos sujets pour acheter leur fidélité. N’est-ce point ignorer et mépriser la loi de nature, de Dieu et du royaume, de servir son roi à prix d’argent et qu’il soit dit que Votre Majesté ne soit point servie sinon par des pensionnaires ? Quelle pitié qu’il faille que Votre Majesté fournisse par chacun an cinq millions six cent soixante mille livres à quoi se monte l’état des pensions qui sortent de vos coffres ! Si cet argent était employé au soulagement de vos peuples…
La noblesse se fâcha, ce qui toujours prouve qu’on a tort.
Quant au clergé, il dirigea son principal effort à faire accepter les décisions du concile de Trente comme loi du royaume. Il se remua beaucoup pour cela, supplia la noblesse de s’unir à lui dans ce dessein, et en définitive, malgré les restrictions et réserves qu’il consentait, n’aboutit point. — Il sollicita de même la royauté de tenir en sa protection la foi catholique ; mais les protestants, nombreux dans l’ordre de la noblesse et même dans l’ordre du tiers, ripostèrent en proposant que la mention de l’édit de Nantes fut insérée dans les cahiers ; et en définitive le clergé fut seul de son avis sur ce point, comme sur celui du concile de Trente.
Il est certain que l’esprit du Tiers fut plus en conformité avec les véritables besoins de la France et se montra comme plus prévoyant, à ce point que tel de ses vœux devint tout simplement le principe latent, mais fondamental et intangible de la constitution politique de la France jusqu’en 1789. Il s’agissait de déclarer principalement que le Saint-Siège ne devait avoir et n’aurait désormais aucune autorité dans les affaires politiques de la France et sur le roi ; subsidiairement que le pouvoir du roi de France en France était absolu, et qu’il ne pouvait être déposé par qui que ce fût. Le texte du Tiers est solide, vigoureux et bon. Il est à citer tout entier :
Pour arrêter le cours de la pernicieuse doctrine qui s’introduit depuis plusieurs années contre les rois et les puissances souveraines établies de Dieu, par des esprits séditieux qui ne tendent à rien moins qu’à les troubler et subvertir, le Roi sera supplié de faire arrêter en l’assemblée de ses États, pour loi fondamentale du royaume et qui soit inviolable et notoire à tous, que, comme il est reconnu souverain en son État, ne tenant sa couronne que de Dieu seul, il n’y a puissance en terre, quelle qu’elle soit, spirituelle ou temporelle, qui ait aucun droit sur son royaume, pour en priver les personnes sacrées de nos rois, ni dispenser ou absoudre leurs sujets de la fidélité et obéissance qu’ils lui doivent pour quelque cause et prétexte que ce soit ; que tous les sujets, de quelque qualité et condition qu’ils soient, tiendront cette loi pour sainte et vénérable, comme conforme à la parole de Dieu, sans distinction équivoque ou limitation quelconque ; laquelle sera jurée et signée par tous les députés des États et dorénavant par tous les officiers et bénéficiers du royaume, avant que d’entrer en possession de leurs bénéfices et d’être reçus en leurs offices ; tous précepteurs, régents, docteurs et prédicateurs tenus de l’enseigner au public ; que l’opinion contraire, qu’il soit loisible de tuer ou déposer nos rois, s’élever et rebeller contre eux, secouer le joug de leur obéissance, pour quelque occasion que ce soit, est impie, détestable, contre vérité et contre l’établissement de l’État de la France qui ne dépend que de Dieu.
Ce que le Tiers de 1614 traçait ainsi avec une fermeté à laquelle il n’y avait rien à souhaiter, c’était la définition même et le programme de la monarchie de Richelieu et de Louis XIV. La noblesse et le clergé furent comme étourdis de la netteté de cette lumière. Le clergé, par l’organe de l’éloquent cardinale Du Perron, représenta au Tiers qu’il valait mieux que l’article ne fût pas inséré dans les cahiers de la bourgeoisie, et que, pour cette doctrine de l’autorité des deux pouvoirs, mieux valait s’en remettre au clergé, qui ferait en sorte que tous les Français restassent unis dans une même ardeur pour le service, le salut et la vie du roi. Le Tiers goûta cette éloquence, mais tint ferme sur son article. La noblesse, de son côté, rejeta cet article comme entaché d’un royalisme un peu excessif ; et, ce qu’il y eut de plus piquant, c’est que le gouvernement ne l’accepta pas non plus. C’est probablement de cette époque que date l’expression : « plus royaliste que le roi » ; et le Tiers de 1614 est sans doute la première « Chambre introuvable » de l’histoire de France.
Tant y a que le gouvernement, qui ne laissait pas d’avoir besoin du Saint-Siège, à cette époque, soit pour le mariage du roi avec Anne d’Autriche ou pour quelques autres petites choses, s’arrangea de manière que l’article ne fût pas inséré dans les cahiers. Ce devait être le premier article du registre du Tiers. Il fut laissé en blanc, et l’on écrivit en marge que cet article premier avait été, comme très important, présenté par anticipation à Sa Majesté, qui avait exprimé l’intention de lui faire une réponse conformément à son devoir. Ce ne fut donc qu’une manifestation. Mais elle fut singulièrement significative, et cet article en blanc, qui fut lu par toute la France, fut tout simplement la pierre fondamentale de la monarchie du xviie siècle. Il signifiait que la bourgeoisie voulait proclamer la mise hors tutelle de la monarchie française. Il fut ce qu’on pourrait appeler la Charte de 1614. Ni Richelieu ni Louis XIV ne l’oublièrent.
Au fond, cette démocratie royale dont on a tant parlé en 1789, on voit qu’elle a été l’idée dominante de la bourgeoisie française de 1614 à 1791.
Le second intérêt du volume que M. Berthold Zeller consacre à ces deux années 1614-1616, c’est l’apparition et les premiers pas sur le terrain de la grande politique, du futur terrible cardinal Armand de Richelieu. À ces États de 1614, il fut député du clergé pour l’obscur diocèse de Luçon qu’il administrait en attendant mieux. Nous assistons à ses débuts. C’est lui, par exemple, qui, avec l’évêque de Laodicée, va haranguer le Tiers état dans une circonstance où il s’agit à la fois des privilèges de l’Église et des droits des États généraux en opposition avec ceux du Parlement. C’est dans cette occurrence qu’il prononce les graves paroles suivantes, dont il n’est pas à croire qu’il fut plus tard pénétré jusqu’au fond du cœur :
Pour ce qui est des États généraux, qui présentent la majesté de toute la France, chacun sait que leur puissance est supérieure à toute autre, fors à celle du Roi. Autrefois ils ont déclaré les Rois, donné les Régences, établi l’ordre du gouvernement, et, qui plus est, réglé le pouvoir des autres compagnies établies en France. Et maintenant il y en a [le Parlement] qui voudraient interrompre le cours de leurs délibérations et les priver de la liberté qui leur est si essentielle. Jamais telles entreprises n’ont été faites par quelque compagnie que ce puisse être…
C’est lui qui parla à la clôture de ces États généraux au nom de l’ordre du clergé ; et
son discours est déjà d’un homme d’État et d’un homme qui sait d’avance ce qu’il compte
faire, si jamais le gouvernail se trouve entre ses mains. Dans ce discours, s’il condamne
la vénalité des offices, que plus tard il n’essaya pas de supprimer, il blâme les pensions
immodérées que l’on donnait à chacun, la liberté fâcheuse de détenir plusieurs bénéfices
et toutes les simonies qui se commettaient par abus invétéré ; il donne l’idée et trace
presque le programme d’un gouvernement énergique, ménager des ressources publiques, et,
aussi, jaloux de la gloire et de l’agrandissement de la France, comme il appert de ces
paroles à propos des mariages espagnols : « Vous avez beaucoup fait, Madame [la
régente] ; mais il n’en faut pas demeurer là : en la voie de l’honneur et de la gloire
ne s’avancer et ne s’élever pas, c’est reculer et déchoir. »
Et l’on sent, si
l’on veut démêler, une prévision ou une espérance des grandes destinées qui attendent le
jeune évêque dans ces lignes tout officielles où Richelieu ne semble que traduire les
idées générales de l’ordre que pour le moment il représente : « Les prélats
autrefois étaient employés de leurs princes ; l’Église gallicane était
pleine de majesté ; au lieu que maintenant elle est tellement déchue de cette ancienne
splendeur qu’elle n’est pas reconnaissable. Car, tant s’en faut qu’on
recherche les conseils des ecclésiastiques en ce qui regarde l’État, qu’au contraire
il semble que l’honneur qu’ils ont de servir Dieu les rende incapables de servir leur
Roi qui en est la plus vivante image. »
Il est curieux de voir, sous la belle phraséologie des déclarations officielles, poindre la vive et confiante ambition de l’homme qui se sent né pour commander et qui dit, charitablement et poliment, de tous ses collègues généralement quelconques, ce qu’il veut bien penser d’eux et ce qu’il pense de lui.
Et nous le suivons plus tard dans les négociations délicates et difficultueuses de la « paix de Loudun », entre les princes éternellement rebelles et la Cour : et nous nous disons qu’il est probable que c’est au milieu de ces négociations que la première pensée de l’arrestation du prince de Condé, arrivée à la fin de 1616, fut doucement admise et amoureusement caressée par Richelieu. Il faut envisager ces premières années de la carrière politique du cardinal, se représenter la France parcourue de long en large par une demi-douzaine de princes suivis de soldats pillards et ravageurs, les protestants donnant la main aux derniers féodaux et faisant « État dans l’État », comme les princes font principautés dans le royaume, et Louis XIII ramenant sa jeune femme de Bordeaux à Paris sans être sûr de n’être pas vingt fois traversé et forcé de se faire jour les armes à la main ; car à cette époque tout voyage du roi dans son royaume de France est un retour de l’île d’Elbe, exactement ; — pour comprendre le siège de la Rochelle et l’exécution de Cinq-Mars.
L’histoire de France s’est développée de 1615 à 1642 ; mais elle s’est esquissée une première fois en une ligne très nette et précise, dans le cerveau d’Armand Richelieu, vers 1614-1616.
Aussi bien, il est infiniment probable qu’il contribua fort honnêtement au coup d’État de septembre 1616. On peut croire, et M. Zeller croit, il me semble, que Richelieu, alors aumônier de la jeune reine et secrétaire des commandements de la reine-mère, fut pour quelque chose et peut-être pour beaucoup dans la rentrée imprudente du prince de Condé à Paris qui était la préface de son arrestation. Richelieu dit lui-même dans ses Mémoires :
« La reine crut que j’aurais assez de fidélité et d’adresse pour dissiper les
nuages de la défiance que les mauvais esprits lui donnaient [donnaient au prince]
d’elle, contre la vérité ; ce qui me réussit non sans peine assez
heureusement. »
— Et d’autre part, il écrit aussi : « Condé était
persuadé que la Reine, dans le cas d’une tentative contre elle, demeurerait si
mortellement offensée qu’infailliblement elle se vengerait d’eux, et pourrait le faire
sans difficulté, ayant toute l’autorité royale en mains, et ne manquant pas de
serviteurs qui lui conseilleraient et l’enhardiraient au besoin. »
— Et il est
certain qu’à rapprocher ces deux passages on est très tenté de voir la main prudente,
ferme et cachée de Richelieu autant dans la rentrée du Prince à Paris, que dans son
arrestation un mois plus tard.
Toujours est-il que voilà Condé à Paris, très arrogant d’abord, déclarant « qu’il
est venu à Paris, appelé par le peuple, désiré par la noblesse, prié par de nombreux
princes, troisième personne du royaume et désigné pour penser au bien du royaume,
puisque d’autres n’y songent point et que le roi est encore, à vrai dire, en
minorité »
; — très imprudent ensuite et entrant dans de vagues complots à effet
d’enlever la reine-mère et de mettre, sous son autorité à lui, le roi non seulement en
minorité, mais en tutelle ; — indécis, ensuite, perdant du temps, alors que, très
surveillé par de bons yeux, il aurait fallu brusquer les choses ; — arrêté enfin le plus
facilement du monde ; car s’il était désiré par la noblesse, ce qui encore n’était pas
certain, et prié par de nombreux princes, il n’avait pas été le moins du monde appelé par
le peuple, et le peuple de Paris était à ce moment aussi royaliste que le Tiers des État
généraux de 1614.
Richelieu fut-il dans la coulisse en ces circonstances dramatiques ? Rien ne le prouve ; mais par ce que nous avons vu plus haut il est probable ; et aussi par ce qui suivit. Car quelques semaines après, Richelieu entrait au ministère. Quoi qu’il en soit, ces deux années, si elles ne furent pas son apprentissage, furent son école. En 1614, il avait vu de près les sentiments du Tiers état et pu comprendre que déjà le Tiers état était la nation. En 1616, tant à Loudun qu’à Paris, il avait vu de près aussi les princes et pu comprendre et ce qu’il y avait à en attendre et comment on les pouvait combattre et qu’il n’était pas au-dessus des forces humaines de les vaincre. Il était au courant. Il était mûr pour l’œuvre de réorganisation nationale et de rétablissement de la monarchie française qu’il devait poursuivre avec tant de rectitude et d’énergie. Le successeur d’Henri IV était né.
Sur le suicide7
Aucun livre n’est arrivé plus à propos. En présence de la progression désordonnée du nombre des suicides, et en présence des suicides anormaux, monstrueux, étrangement collectifs qui viennent si souvent, depuis quelques années, nous plonger dans la stupeur, il est peu de gens, sans doute, qui ne se soient demandé : Quelles sont les causes du suicide ? Pourquoi augmente-t-il en proportions si effrayantes ? Où est-il le plus fréquent ? Où l’est-il moins ? Qu’est-ce qui le favorise ? Qu’est-ce qui en détourne ? Y a-t-il quelque remède à cette redoutable maladie ?
C’est à toutes ces questions que le très distingué sociologue M. Durkheim, sans aucune phraséologie ni déclamation, toujours escorté et appuyé de statistiques patiemment et scrupuleusement dressées, prudemment et judicieusement interrogées, s’efforce aujourd’hui de répondre dans un livre très savant et rigoureusement scientifique.
* *
Et d’abord qu’est-ce que le suicide ?
Il peut parfaitement y avoir du suicide plusieurs définitions très différentes, et par parenthèse, celle de M. Durkheim ne me satisfait pas beaucoup. Il appelle suicide tout cas de mort qui résulte directement ou indirectement d’un acte positif ou négatif, accompli par la victime elle-même et qu’elle savait devoir produire ce résultat. Et, par suite, il distingue des suicides « égoïstes », des suicides « altruistes », des suicides « anomiques » et même des suicides « fatalistes ». Pour nous en tenir aux deux premières catégories qui s’opposent nettement l’une à l’autre, il appelle suicide l’acte de l’homme qui se tue pour échappera la misère ; et c’est le suicide égoïste ; et il appelle suicide l’acte de l’officier qui va être déshonoré et qui se tue pour l’honneur du corps auquel il appartient ; et c’est le suicide altruiste ; — et il appelle encore suicide l’acte du soldat qui meurt pour protéger la retraite, et c’est encore le suicide altruiste ; et pour moi le suicide altruiste n’est pas un suicide.
Il me semble que la langue courante elle-même ne se sert nullement de ce mot pour désigner ce genre d’action. La mort du soldat qui périt pour protéger la retraite, elle l’appelle « dévouement », ou « sacrifice » ; et c’est un véritable abus de termes que de l’appeler suicide.
Quant à la mort de l’officier qui a commis un acte déshonorant et qui se tue pour ménager l’honneur du corps, c’est un acte complexe. Cet homme se tue d’abord pour sauver son honneur, à lui, et c’est un acte par lequel il préfère la mort à la vie dans certaines conditions, et par conséquent c’est un suicide égoïste, c’est un suicide comme un autre, c’est un suicide proprement dit.
Si l’on me dit que cet homme se tue surtout pour l’honneur de l’épaulette, je dirai que c’est un suicide mêlé de motifs généreux et qui mérite plus d’indulgence qu’un autre et un commencement de respect. Mais je ne dirai pas qu’il est altruiste pour cela ; car il y a toujours là un plus faible service rendu à la corporation qu’à soi-même ; et l’égoïsme, sans s’en rendre compte, domine encore.
Enfin, si les circonstances sont supposées telles, par impossible, que l’honneur de la corporation exigeât le suicide, alors que l’honneur de notre homme n’exigerait rien, son acte n’est pas un suicide du tout, c’est un dévouement absolument semblable à celui du soldat mourant pour protéger la retraite, et il n’y a pas lieu de prononcer ici le mot de suicide.
Dira-t-on que le capitaine de vaisseau qui est sûr, en restant le dernier sur son bateau, d’y périr, fait l’acte du suicide ? Personne ne songera à le dire. Toute mort volontaire qui est purement altruiste n’est jamais appelée suicide. Toute mort volontaire qui est égoïste, qui consiste à préférer la mort à la vie par haine de la vie, s’appelle suicide, et personne ne se trompe là-dessus.
Voyez un peu, quand il s’agit d’un cas complexe ou douteux, comme les hommes en parlent
et comme ils font naturellement la distinction. Un père hâte sa mort par dévouement pour
ses enfants. Il meurt à la peine. On l’admire, on le loue. Quelqu’un, malveillance ou
observation juste, peu importe, ajoute : « Il était d’humeur sombre ; il faisait,
non seulement des excès de travail, mais des imprudences inutiles ; il parlait
quelquefois d’en finir plus vite. Il y a bien un peu de suicide dans son
affaire. »
Voyez-vous que, dès que les mobiles égoïstes apparaissent, le
mot suicide intervient et qu’il n’intervient qu’à ce moment ? Non, il me
semble qu’il faut appeler suicide tout simplement le fait de se donner la mort par haine
de la vie.
Et il est bien entendu que c’est sur ce genre de suicide, à savoir sur le suicide, que portent les quatre cinquièmes du livre de M. Durkheim, et que l’observation par laquelle je viens de commencer a peu d’importance.
Ce qui en a beaucoup, c’est cette constatation d’abord, que le nombre des suicides a quadruplé et presque quintuplé en Europe depuis moins d’un siècle. L’Europe se tue. La haine de la vie y augmente sans cesse avec une rapidité foudroyante. Les progrès de la civilisation matérielle ayant été d’une extraordinaire rapidité exactement depuis le même laps de temps, on est bien conduit, presque a priori, à supposer que le suicide est une maladie de la civilisation et que la civilisation est la cause générale du goût du suicide. Là-dessus, je crois qu’on est unanime. Maintenant il faut entrer dans le détail.
La civilisation développe-t-elle le suicide simplement parce que, sauvant un plus grand nombre de faibles, elle les laisse ensuite aux prises avec les difficultés de la vie auxquelles ils succombent ? C’est pour moi la grande raison. En état de barbarie les faibles sont supprimés par les forts ; en état de civilisation ils se suppriment eux-mêmes ; et l’implacable loi de Darwin reste toujours vraie.
Au fond, oui, c’est bien la grande raison. La civilisation est une gageure contre la nature et elle ne peut pas être autre chose, et c’est son honneur que de tenir le pari ; mais il est bien évident qu’elle ne peut pas le gagner toujours.
D’une part, en appelant le faible à la vie, en l’y maintenant souvent pendant un temps assez long, elle est victorieuse, mais pour un instant, et dans la descendance déplorable de ce faible dont elle a fait un reproducteur elle est battue, en définitive, d’une façon honteuse.
D’autre part, non seulement elle met le faible aux prises avec les difficultés de la vie sans pouvoir indéfiniment les atténuer pour lui ; mais encore elle le met aux prises avec les plaisirs de la vie, qu’il est trop faible pour mépriser ; et il devient, par exemple, un alcoolique, ou un éthéromane, ou tout simplement un déséquilibré ; et le suicide le guette et il est trop faible pour résister à ses suggestions.
Un Dieu jaloux veut-il que chaque progrès de civilisation humaine ait sa rançon, que chaque stade gagné ait sa contrepartie dans un recul, et, ce qui est le pire, que nous ne puissions jamais calculer, si, balance faite, il y a en définitive gain, perte ou compensation ? Ce Dieu existe-t-il ? Il serait bien malicieux. En tout cas, il semble qu’il existe.
Mais ceci est encore trop général. Les faibles se tuent. Soit. Mais en quoi précisément sont-ils faibles ? Quelle est la nature de leur faiblesse ? — Sont-ce des fous ?
Il paraît que non. Les fous ne se tuent pas, les fous authentiques. Ils ne se tuent pas plus que les autres ; ils se tuent même un peu moins. La folie, la folie authentique et cataloguée, serait plutôt un préservatif. Si vous tenez à la vie, vous savez ce que vous devez souhaiter.
Cependant, on nous avoue bien que les suicidés ou, pour mieux dire, les suicidants sont des neurasthéniques ; et certes, les neurasthéniques ne sont pas des fous ; mais ce sont des malades et ils sont malades d’une maladie qui prédispose à la folie. On peut donc considérer, sans crainte de se tromper beaucoup, les suicidants comme des affaiblis qui sont sur le chemin de la folie et qui y arriveraient certainement s’ils ne prenaient pour ainsi dire une autre porte de sortie. Si les fous authentiques se tuent moins que les autres hommes, c’est qu’ils ont, sans doute, passé pour la plupart à côté du suicide et l’ont comme dépassé, plus affaiblis désormais ou plus déséquilibrés qu’il ne faut pour se donner la mort.
On peut donc regarder l’état d’âme du suicidant comme une petite folie et il ne me semble pas qu’il y ait à redresser sur ce point l’opinion vulgaire. Elle est vraie, en gros, elle est suffisamment vraie, quand on songe combien le mot folie est élastique et combien il est difficile d’en donner la définition ; — et elle est très salutaire, en ce qu’elle est une des meilleures ou une des moins faibles répressions de la manie suicidante : beaucoup d’hommes, ou du moins quelques-uns, seront arrêtés dans leur dessein par l’idée de passer, après leur mort, pour avoir été fous, la vanité humaine étant le dernier sentiment fort qui nous accompagne jusqu’à la tombe.
Demi-folie, ou autre chose, cette manie des civilisés qui s’appelle le suicide, quelles sont les conditions dans lesquelles elle se trouve comme dans le terrain le plus favorable à son développement ?
D’abord, et ceci confirme ce qui précède, les atmosphères de civilisation intense sont celles où le suicide sévit le plus. Le suicide est plus urbain que rural, infiniment plus. Le suicide a sa plus grande activité dans la région centrale de l’Europe, où la vie civilisée est plus active, et il est très peu répandu aussi bien dans le nord que dans le sud de l’Europe. Et encore dans les pays qui sont septentrionaux ou méridionaux, les régions les plus rapprochées cependant de l’Europe centrale sont aussi les plus éprouvées par le suicide. Ainsi l’Italien se suicide au nord de l’Italie et l’Anglais au sud de la Grande-Bretagne, et le Belge même plus volontiers au sud de la Belgique.
De même les pays les plus instruits sont ceux où l’on se tue le plus ; les classes sociales les plus instruites sont celles où le suicide sévit davantage. Est-ce la faute de l’instruction ? On ne voit pas bien le rapport. Mais l’instruction est à la fois un signe et une cause de vie civilisée plus active, et c’est la vie la plus civilisée qui est pour le suicide bouillon de culture.
En termes généraux, on peut dire que le suicide n’est pas barbare, n’est pas sauvage, n’est pas rustique. Il est une forme monstrueuse de l’urbanité, de l’atticisme.
Remarquez même, — ces statisticiens sont étrangement minutieux ; mais c’est leur métier et il n’y a pas d’autre moyen de constituer la science, — remarquez que l’heure du jour semble avoir son influence sur le suicide.
On se tue plutôt le matin et le soir qu’autour de midi. Ne serait-ce point parce que le matin et le soir, la vie (commerciale, industrielle, intellectuelle, la vie de civilisation en un mot) est plus intense que dans cette période de repos relatif qui se place de midi à trois heures ? Il est possible. C’est ainsi qu’on se tue moins le vendredi qu’un autre jour. Les mauvais plaisants diront que c’est parce que cela porte malheur. Les sociologues vous diront que c’est probablement parce que la vie est moins intense (et de la vie commerciale et transactionnelle, c’est vrai) le vendredi que les autres jours de la semaine. Mais je remarque que cette sorte d’immunité relative n’affecte pas seulement le vendredi, elle s’étend au samedi, elle est même plus grande le samedi que le vendredi. Or on sait que la vie transactionnelle est très intense le samedi, plus intense qu’en aucun autre jour. La démonstration n’est pas faite.
La religion paraît avoir son influence sur le suicide. Les protestants se tuent beaucoup plus que les catholiques, excepté dans les pays où ils sont en minorité, et les juifs se tuent un peu moins que les catholiques, ou plutôt se tuaient un peu moins que les catholiques ; car je remarque qu’ils sont en train de les rattraper. Pourquoi ces différences ? M. Durkheim, qui veut nous mener à certaines conclusions, lesquelles, du reste, je compte approuver dans leur ensemble, estime que la raison de cela c’est l’individualisme des protestants, et le fort connexionisme des catholiques et des israélites. L’explication me paraît hasardée. Je prie de croire que je suis désintéressé dans la question et n’apporte ici aucun souci de secte ; mais je crois assez volontiers que relativement à la religion, l’isolé n’est pas celui qui a une religion recommandant le libre examen, mais celui qui n’a pas de religion. Toute religion est un lien très fort quand on y croit, vous commandât-elle de ne vous point sentir liés les uns aux autres. S’il était prouvé (et l’on comprend bien que j’entends par preuve une observation constante et que rien ne démentirait pendant plusieurs siècles), s’il était prouvé un jour que les protestants se tuent plus que les catholiques, ou catholiques plus que les protestants, ce que j’en conclurais, c’est que ceux-là qui se tuent le plus croient moins à leur religion que les autres. Je n’en conclurais pas autre chose.
Enfin le célibat et le mariage ont leur influence aussi sur le suicide. Les célibataires pratiquent le suicide beaucoup plus que les gens mariés. Ce n’est pas la seule raison pourquoi les gens mariés vivent plus longtemps que les célibataires ; mais c’en est une des raisons ; et l’on peut considérer le mariage et comme une assurance de survie et comme un préservatif contre le suicide. Le mariage est bon, comme dit l’opérette, à tous les points de vue. Cette opérette est bon sociologue autant qu’elle est bon moraliste.
Ici il est bien évident que les conclusions, que vous entrevoyez déjà, de M. Durkheim, reçoivent un très fort appui. C’est l’homme isolé qui se tue plus qu’un autre ; c’est l’homme fortement associé qui se tue moins. La chose est d’autant plus prouvée, ici, que dans les mariages sans enfants il y a plus de suicides que dans les mariages avec enfants. Le mariage sauve un peu ; c’est la famille qui sauve tout à fait, ou à peu près. Mais ici il y a une question qui reste un peu obscure pour moi, mais qui est bien curieuse.
L’immunité relative, que le mariage, même sans enfants, confère à l’homme, il ne la donne pas du tout à la femme dans le mariage sans enfants. La femme mariée et sans enfants, non seulement se lue tout autant que la femme célibataire du même âge ; mais elle se tue davantage, très sensiblement. Ah ! ceci, Messieurs, ne serait pas à notre honneur. Il prouverait que ce n’est pas nous qui sommes capables de rendre la femme heureuse, mais les enfants ; et que, sans eux, elle est plus malheureuse avec nous qu’à rester toute seule.
J’en suis persuadé du reste, et il ne faut qu’un peu d’observation, de bon sens, pour voir que non seulement s’il en est ainsi, c’est qu’il doit en être ainsi ; mais encore que — même quand nous ne saurions pas qu’il en est ainsi, — nous devrions être persuadés qu’il n’en peut pas être autrement. Ce qui tue, c’est la solitude. Or la femme mariée et sans enfants est plus solitaire que la femme célibataire. La femme célibataire, ou vit dans une famille, c’est le cas le plus fréquent, ou, même si elle vit seule, vit moins solitaire que la femme mariée privée d’enfants. Elle s’entoure. Elle a des amies, des voisines, des commensales. Comptez sur la sociabilité féminine pour qu’elle n’en manque pas. La femme mariée et sans enfants n’a guère que son mari, lequel, pour ses affaires ou ses plaisirs, ou seulement parce que c’est dans sa nature d’homme, est toujours dehors. Mais, — voici le point, — le mari, je ne dirai pas par sa présence, mais par son existence, empêche la femme de s’entourer. Il ne voudrait pas, quand il rentre, trouver sa maison pleine, de voisines, ou ne pas trouver sa femme, laquelle voisinerait dans la maison d’en face. Il en résulte que le mari n’est pas une compagnie et est un isolateur. Il ne fait pas une société à sa femme et il l’empêche de s’en faire une. Reste la femme isolée, donc disposée au chagrin. C.Q.F.D.
Ce doit être là l’explication. J’ai des doutes pourtant. Peut-être y a-t-il des explications plus physiologiques, que je donnerais plutôt dans une revue de médecine que dans celle-ci.
Toujours est-il que l’être humain qui se tue le moins, à coup sûr, c’est l’homme marié ou la femme mariée et ayant des enfants. Le malthusianisme, non seulement dans le sens vulgaire du mot, mais très bien en lui-même, dans sa doctrine fondamentale, reçoit ici un rude coup.
* *
On a prévu depuis longtemps, d’après cette exposition, quels sont les remèdes au suicide préconisés par M. Durkheim. Le vrai remède, il le voit bien, sans doute, mais il est si inutile de l’indiquer qu’il ne se donne même pas la peine d’en faire mention. Le vrai remède, s’il était possible, ce serait d’aller moins vite. La progression du nombre des suicides fait son procès à la civilisation précipitée, et c’est certainement la civilisation qui a tort. Il est trop certain que l’Europe est malade. Elle est malade d’un mouvement trop rapide vers un but qu’elle ignore parfaitement. Mais à cela il est trop évident aussi qu’il n’y a aucun remède. Un homme de génie peut donner une impulsion à la civilisation ; aucun homme de génie ne peut l’arrêter. On tire les peuples de la stagnation ; quant à les arrêter quand ils prennent le mors aux dents, c’est une autre affaire. Il faut qu’ils se ralentissent tout seuls. Espérons, voilà tout. Du reste, je n’espère guère.
Quant à des palliatifs, il est possible qu’il y en ait. Si le malheur de l’homme moderne est, en partie, d’être trop isolé, si l’individualisme voilà l’ennemi, il faut combattre l’individualisme par l’association. Il faut être patriote d’abord, et voilà une association toute trouvée ; il faut être homme de famille ensuite, ne fût-ce que par égoïsme bien entendu ; enfin il faut faire partie d’un corps, d’une corporation, selon son métier ou selon ses goûts, d’un corps dont on se sente membre, d’une association qui vous encadre et vous soutienne. À mesure que les patries sont devenues plus grandes, elles ont brisé ou laissé se briser ces petites patries plus étroites que constituaient les connexions entre citoyens. C’est précisément. à mesure que les patries devenaient plus grandes qu’il aurait fallu que se multipliassent ces petites patries qui encadrent l’individu de plus près et qui le soutiennent davantage. Ce sont les associations et corporations qui peuvent remédier partiellement à quelques-uns de nos maux et en particulier à la monomanie suicidante.
C’est à cette conclusion que, par quelque chemin que nous passions, nous revenons toujours, parce qu’il est bien probable que c’est au moins la moins décevante des conclusions générales. Savez-vous à quoi elle se ramène en définitive ? À un mot de Jésus commenté par Voltaire, ce qui peut paraître piquant. Jésus disait : « Aimez-vous les uns les autres. » Il ne savait même dire que cela. C’est que cela répond à tout. Et Voltaire ajoutait : « Oui, aimez-vous les uns les autres. Sinon qui vous aimera ? » — C’est assez juste, parce qu’il y a une chose dont on ne se doute pas assez, c’est qu’on ne peut vas s’aimer soi-même.
Croire que l’on peut s’aimer soi-même est parfaitement une illusion. Donc…
Ferdinand Fabre
Nous venons de perdre un des meilleurs écrivains de la génération qui suivit Balzac, et, ce qui est plus, un auteur absolument personnel et original, un homme qui a été quelqu’un et qui a inventé quelque chose.
Il y a des hommes qui vivent indéfiniment, jusqu’à leur vieillesse, jusqu’à leur mort, sur leurs années d’enfance, non pas qu’ils restent enfants précisément ; mais toutes leurs facultés de virilité et de maturité, ils les appliquent fatalement, ils ne peuvent point ne pas les appliquer à revivre avec plus de force leur vie enfantine, à sentir à nouveau leurs sensations d’enfance, à animer, à agrandir et à reconstruire plus riches et plus harmonieux les premiers tableaux qui ont frappé leurs yeux et attiré l’avidité de leurs regards. Cela fait qu’ils sont incapables de renouvellement et qu’ils seront certainement, à un moment donné, incriminés de monotonie. Mais cela indique qu’ils sont des poètes, qu’ils ont, du moins, la première, la fondamentale faculté du poète, la faculté d’être émus profondément par la première rencontre de leur âme avec le monde.
L’enfance est, pour ceux qui sont capables d’en avoir un, le réservoir d’imagination et de poésie auquel on revient toujours. Quelques-uns le renouvellent, y font entrer de nouvelles eaux, pures encore et encore abondantes, et ce sont les très grands poètes, et, eux-mêmes, c’est au fond premier qu’ils reviennent encore souvent et de lui qu’ils tirent ce qu’ils nous donnent de plus jaillissant et de plus frais ; d’autres, moins grands, ne le renouvellent point, y puisent toujours, avec une sorte de ravissement, une sorte d’attachement aussi et de servitude. Pour ceux-là, évidemment très sensibles, la première impression fut si forte que toute leur existence n’est pas de trop pour l’analyser, pour en prendre conscience et pour jouir d’elle minutieusement et pour la savourer en tout son détail. L’enfance pour eux est une patrie ; et ils sont comme exilés dans la vie. Et, soit ! que la vie nous prenne, mais que tout ce qu’elle nous laissera de loisir soit consacré, qu’elle soit consacrée elle-même, s’il est possible, à rétablir en nous et même à fortifier peut-être la sensation exquise qu’y a laissée la patrie perdue !
Ferdinand Fabre fut de ces gens-là, qui sont touchants, d’abord, et vénérables et charmants ; qui, ensuite, dans le petit domaine qu’ils ont comme circonscrit ainsi à leur usage, sont très forts, très vigoureux, très intenses, parce qu’ils sont comme ramassés sur eux-mêmes, et parce que, sauf pour les géants de l’humanité, renouvellement est toujours un peu dispersion. Fabre fut de ces gens-là, et il en est, pour ainsi dire, le type même.
Deux choses ont frappé et intéressé son enfance : la montagne et l’Église catholique ; le montagnard et le prêtre. Il n’a pas songé à autre chose pendant toute sa vie. Il était né à Bédarieux, en Bas-Languedoc, dans un pays de plaines ondulées couvertes de beaux vignobles ; mais il avait devant les yeux les sévères massifs de l’Espinouze, tout ce pays rocailleux, noirâtre et bleu qui s’étageait, s’échafaudait et se contournait et se crevassait à l’horizon. Ce fut sa patrie, la patrie de ses yeux d’abord et de ses pieds ensuite.
La vraie condition pour aimer profondément la montagne n’est pas précisément de naître dedans ; c’est de naître à ses pieds. On la voit majestueuse, mystérieuse et menaçante, et étrange, dès qu’on peut voir quelque chose. Elle vous obsède et vous attire. Elle est le pays de votre imagination et de vos rêves. On l’habite éternellement par la pensée. Elle est le but, et le but difficilement accessible. On vous dit : « Tu iras quand tu seras plus grand. Tu iras y voir ton oncle, qui est curé, là-haut, dans cet enfoncement bleuâtre, au-dessus de la région des châtaigniers. »
Et il vous en vient des légendes, des histoires merveilleuses et qui font peur un peu, avec volupté ; et des vérités qui semblent aussi légendaires que les légendes, des tableaux de mœurs toutes particulières, de la vie bizarre, et combien délicieuse, que vivent là-haut les pâtres, les chevriers, les bouviers, les forestiers. Ils habitent de grosses maisons plates, bâties d’énormes pierres grises sans ciment, adossées au roc, quelque fois creusées en partie dans le roc même. On y accède par des sentiers de chèvres à cailloux roulants, sur lesquels sonnent les sabots aux soirs d’hiver, si clair qu’on les entend d’une lieue.
C’est la messe de minuit qu’il faut entendre là-haut dans la petite église si pauvre, qui cette nuit-là resplendit et brasille comme un reposoir de Fête-Dieu, avec les paysans venus de bien loin, souvent accompagnés de quelques bêtes de leur étable. Il n’y a rien de plus beau à voir sous le ciel que ce qui est si près du ciel.
Et plus tard on y va, dans cette montagne si désirée, si rêvée, rêvée si longtemps. Les gens qui ont un peu d’imagination sont toujours déçus à voir le pays dont ils ont beaucoup rêvé : les gens qui en ont beaucoup ne le sont jamais. Tout ce qu’on leur a dit est dépassé, tant ce qu’ils ont conçu est rempli ; mais ils conçoivent encore, et leur imagination est à la fois satisfaite et excitée. À la fois, ils voient et ils revoient. Leur rêve prend plus de précision sans rien perdre de sa grandeur, et c’est comme un souvenir qu’ils ravivent, à chaque objet qu’ils découvrent pour la première fois. Le Fabre de quinze ans fut ravi de la montagne autant pour la voir que pour l’avoir vue déjà et autant pour la sentir sous ses pieds que pour la retrouver, et il lui sembla qu’il y revenait.
Vous l’avez connu, vers cinquante ans. Solide, trapu, vigoureux, larges épaules, jarret robuste, teint frais, œil clair et doux, l’air bon ; comme on sentait qu’il avait sillonné en tous sens la montagne chère et gravi les chemins de rocaille, et bu largement, de sa vaste poitrine, l’air salubre et joyeux !
D’autre part il vécut de la vie ecclésiastique, il fut enfant de chœur, « neveu de M. le curé », ce qui est un titre très respectable, et comme un premier grade ecclésiastique, séminariste, destiné à dire à son tour la messe de minuit dans la montagne et à ne pas la décrire. Il connut les prêtres ; il les connut de très près, vécut dans leur familiarité, ce qui est donné à très peu, ou pour mieux dire, ce qui n’est donné à personne, le prêtre, avec raison, mettant double et triple barrière, sans affectation et presque sans en avoir l’air, entre lui et ceux qui ne sont pas de son ordre et pour ainsi parler de sa nature. Il les connut, il les aima — infiniment — et, ravi de leurs vertus, ne se dissimula nullement leurs travers particuliers et comme génériques.
Le jeune homme avait l’œil très fin, le regard non pas « vif et prompt » d’un La Bruyère et d’un Saint-Simon, mais très attentif, tranquillement et sûrement diligent, et qui enregistrait avec lenteur et solidité. Rien ne passait inaperçu ; mais surtout rien d’essentiel ne passait sans être contrôlé, vérifié, ramené par une suite d’opérations exactes, très spontanées et naturelles, à sa mesure juste. Cette lenteur attentive de l’observateur se retrouve très nettement dans le style robuste et appuyé, dans l’exposition placide, précise, sans emportement, sans hâte et même sans vivacité, de ses romans graves, forts et lumineux.
Et les circonstances, plus, ce me semble, qu’une perte totale de la foi, phénomène intellectuel qui ne paraît pas s’être produit chez M. Fabre (quoique ayant raconté sa sécession, il a toujours gardé une grande réserve sur ce point), le jetèrent en dehors de ce clergé catholique qu’il connaissait si bien et qu’il n’a jamais cessé d’aimer. Et il devint écrivain, et il n’a jamais écrit autre chose que ses souvenirs d’enfance et de jeunesse. Il avait été montagnard et presque prêtre ; il a raconté la montagne et le clergé. Il fut un montagnard égaré dans Paris et un clerc paraissant vivre de la vie laïque. Renan était une « cathédrale désaffectée » ; Fabre était une chapelle de montagne désaffectée, qui conservait encore l’odeur de l’encens et des buis. M. Fabre allait à sa bibliothèque, en sortait, longeait les quais, rencontrait un ami et était charmant, s’asseyait sur un banc du Luxembourg et regardait le soleil descendre, allait dans le monde (ceci très rarement) et racontait avec une douceur souriante quelque anecdote ; mais pendant les cinq ou six heures quotidiennes où il est permis à l’homme de nos jours de vivre avec lui-même, mais quand il était renfermé dans son cabinet de travail, il n’y avait en M. Fabre qu’un montagnard causant doucement, lentement et voluptueusement avec un curé de campagne.
Aussi l’incomparable qualité de ces livres, même de ceux, dans son œuvre, qui sont inférieurs, c’est la sincérité, c’est la vérité. On sent que tout cela a été vu, est vu encore ; que tout cela a existé, existe encore, que l’auteur pourrait vous dire : « C’est un tel. Allez à tel endroit, vous le verrez, un peu vieilli, mais vous le verrez de vos yeux. » Un sent qu’il n’y a pas d’imagination au fond des personnages et des peintures et des récits de M. Ferdinand Fabre, que l’imagination n’a servi qu’à les transposer du domaine de la réalité à l’atmosphère plus vive, plus claire et plus vibrante de l’art.
Tout cela sent la montagne, la forte sève des végétations vigoureuses fouettées par l’air
rude des hauteurs. Les montagnards de M. Fabre sont énergiques. Ils ont des passions
pareilles à la ténacité des racines noueuses cramponnées aux rochers éternels et à la
fureur des ouragans et des orages dans les gorges étroites et retentissantes. C’est pour
les avoir vus, sans doute, que Sainte-Beuve dit un peu dédaigneusement : « Un bon
élève de Balzac. »
Il ne se trompait pas complètement, ne s’étant, d’ailleurs,
jamais complètement trompé ; mais il n’avait pas vu que, sur ce point,
Fabre était beaucoup plus pénétrant, beaucoup plus intime, beaucoup plus aux entrailles
mêmes du sujet que Balzac en son étude vigoureuse, mais évidemment hâtive et demeurée à
l’état d’ébauche.
Il restait, après George Sand, très véridique et bonne observatrice, mais de génie trop tendre et élyséen, pour tout dire, et qui, quand elle peignait des paysans sauvages, car elle en a, arrondissait un peu les angles ; il restait à écrire la tragédie rustique, et c’est ce que le bon Ferdinand Fabre, malgré toute sa douceur, parce qu’il savait voir et retenir, puis composer avec force, nous a donné avec fidélité et profondeur et, souvent, dans un très puissant relief.
Et puis il avait ce que le génie lui-même ne donne pas, le style de ces choses-là, pour en avoir puisé les éléments à la source même, pour avoir causé avec les montagnards, les pâtres, les meneurs de bœufs, et les durs laboureurs de cailloux. Il savait transposer en un français savoureux et de création continue, le langage rustique, pittoresque, plein d’images vivantes et de tours vivants des paysans de son pays. Et c’est pour cela que Le Chevrier est un chef-d’œuvre de style très analogue aux étonnants Maîtres Sonneurs, nullement indigne d’eux et à mettre à côté, un peu au-dessous, sans doute, mais pas trop loin de cette merveille de langue française.
Quant à ses curés, doyens, desservants, abbés et vicaires, mon Dieu, sans doute, il y en a peut-être un peu trop : « Oui, je le lis, non sans plaisir, me disait un fin Parisien ; il est plein de talent ; mais tout de même, à la longue, ce monôme ecclésiastique… — Eh ! précisément, il ne faut pas le lire sans désemparer, il ne faut pas le lire de suite ; il ne faut pas le lire processionnellement ; mais comme chacun de ces romans de mœurs cléricales est bien fait, sonne le vrai, et comme ces physionomies sont vivantes ! — Et notez la difficulté. Il s’agit de nous faire connaître un monde que nous ne connaissons pas, et que, j’ai dit pourquoi, nous ne pouvons pas connaître. Et il s’agit, alors que nous n’avons pas les éléments nécessaires pour contrôler la vérité de la peinture, de nous faire dire : “C’est bien cela !” On y réussit quand on a précisément ce talent de “faire vivant” ; quand chacun des actes, paroles et gestes, caractéristiques du personnage, s’accorde si bien avec tous ses autres actes, gestes et paroles, d’une part ; avec, d’autre part, les entours et l’atmosphère du lieu et l’éducation et les antécédents du personnage, qu’on sent qu’il est impossible que ce ne soit pas là quelqu’un qui ait existé véritablement.
Et alors cette bonté naïve, cette candeur délicieusement puérile, ces innocents plaisirs et cette inoffensive et touchante gaîté, cet esprit de dévouement et de sacrifice si spontané et si naturel qu’on ne songe que par réflexion à lui avoir et témoigner de la gratitude, ces âmes d’enfant sous ces cheveux blancs, ces hommes qui ont passé directement et sans transition de l’enfance à la vieillesse, ce qui est leur marque essentielle et ce qui, du reste, est le bonheur ; tout cela est montré, sans phrase et sans explications, au naturel et en toute grâce naturelle, au vrai et dans la douce splendeur du vrai, avec un talent où l’on sent quelque chose de l’ingénuité et de la loyauté des modèles ; âmes de cristal vues à travers une lame de cristal.
Et, sans doute, il a de « mauvais prêtres » ; et je crois bien que par-ci par-là on l’a un peu accusé d’anticléricalisme. L’ai-je assez dit aux uns et aux autres, qu’il a voulu nous peindre tout le monde ecclésiastique, qu’il lui a fallu peindre les « bons prêtres » et les « mauvais prêtres » et que, si peut-être les livres où il avait peint de « mauvais prêtres » avaient eu un succès un peu plus retentissant que les autres, ce n’était point sa faute ?
Remarquez, de plus, ce que c’est que le « mauvais prêtre » chez Ferdinand Fabre. Ce n’est jamais le prêtre aux mœurs relâchées, le prêtre de Béranger et de ses épigones et des officines antireligieuses. Jamais. Il est peut-être à noter que le peintre du monde clérical, qui le connaissait très bien, et, du reste, très indépendant, n’a pas remarqué ce prêtre-là. Le mauvais prêtre de Ferdinand Fabre, c’est le prêtre ambitieux, et le prêtre autoritaire et avide de domination. Ceux-là existent, sans doute, et Fabre les a peints d’une brosse très vigoureuse et éclatante. Il a eu ses petits Joad, auxquels il a conservé le grand air et l’énergique saillie et la « suite enragée » de leur ancêtre. Ils sont très puissants, très vivants, eux aussi, abondants en traits caractéristiques, s’échappant en ces paroles fortes et profondes où se révèle le fond même d’une âme, et se gravent invinciblement dans le souvenir. Ce sont encore des exemplaires curieux et singulièrement captivants de l’humanité. Et, sans doute, que dans cette grande galerie, les seules figures ecclésiastiques qui n’attirent pas et ne retiennent pas le respect, la gratitude et l’amour, soient encore des personnages animés, sinon de passions bonnes, du moins de passions hautes et nobles et qui ne déshonorent pas, c’est encore un hommage, que, sans y songer, Fabre rendait, au monde particulier dans lequel le grand romancier avait commencé sa vie et dont, en réalité, il ne s’était jamais séparé.
Ainsi il vécut, pensa, se souvint, imagina, écrivit, utinam bene, amen ; comme il aurait dit, comme il a dit sans doute, en sentant venir la mort. Il fut très doux, très bon, très discret, très peu bruyant, aussi peu ambitieux que possible, aussi étranger que possible à la camaraderie, à la réclame et à tous les moyens de parvenir. Il était de ceux que le public, qui est très fin, distingue à ceci que les journaux ne parlent pas d’eux ; et ceci même est un moyen de parvenir, qui devient de plus en plus le seul efficace, que je recommande, sans espoir d’être écouté, aux jeunes gens, qui finira par devenir un raffinement subtil de diplomatie, que les malins, avant qu’il soit peu, emploieront avec un soin jaloux ; mais qui n’était pas encore la vraie méthode de succès au temps où Ferdinand Fabre commençait d’écrire. Il n’y mit pas de malice. Il aimait l’obscurité pour elle-même. Il n’y voyait pas un moyen de se faire connaître. Il l’aimait parce qu’il l’aimait. Il était si gauche, paraît-il, quand, pour une fois en dix ans, il se départait de cette discrétion presque ombrageuse, qu’il avait l’air d’un petit abbé campagnard appelé à l’archevêché et qu’on voyait bien que ce qui lui était naturel, était de n’occuper personne de sa personne, et d’écrire avant tout et presque exclusivement pour le plaisir d’écrire.
Et le monde l’a connu, néanmoins, ce qui n’est rien, et la aimé, ce qui est quelque chose. Nourri des saints livres, comme il l’était jusqu’à en être pénétré, et jusqu’à en avoir fait passer quelques textes dans la mémoire des plus frivoles liseurs, il a dû, aux dernières heures, entendre quelqu’un murmurer à son oreille : « Heureux ceux qui sont doux ; car ils posséderont la terre. — Heureux ceux qui ont le cœur pur ; car ils verront Dieu. »
La jeunesse de Napoléon
M. Arthur Chuquet, dont l’éloge comme historien n’est plus à faire, et que toute l’Europe connaît autant que le Tout-Paris l’ignore, car ces choses sont toujours en raison inverse, a voulu démêler l’adolescence et la jeunesse de Napoléon de l’énorme écheveau de légendes dont elle était surchargée et nous faire connaître, absolument et strictement tel qu’il fut, ce jeune homme qui, au dire d’un de ses professeurs à Brienne, « devait aller loin pour peu que les circonstances le favorisassent ».
Les historiens qui repoussent les légendes se divisent en deux catégories : ceux qui, tout en les repoussant, ne laissent pas de les rapporter, en déclarant, à chacune d’elles, qu’il ne faut pas en croire un mot ; et ceux qui scrupuleusement, obstinément, n’en soufflent pas une syllabe.
J’ai de l’indulgence pour les premiers. Ils semblent toujours vous dire à demi-voix, un peu honteux : « C’est que, voyez-vous, Monsieur, quand on ne rapporte pas les légendes, il n’y a plus rien. » C’est un peu dur en effet de résumer cinq siècles de l’histoire romaine en cette ligne : « Nous n’en savons rien du tout. » — Et puis la légende n’est-elle pas intéressante au moins à titre de renseignement sur la façon dont certaines générations ont compris certaines périodes de l’histoire ?
Oui, oui, la légende est intéressante comme document sur la manière dont on a été ignorant et sur la façon dont on s’est trompé et sur la manière dont on a été menteur et sur la façon dont on a été dupe. Autrement dit, elle n’est pas intéressante du tout, sinon pour le poète comique. Je suis plein d’indulgence pour les historiens qui rapportent les légendes en vous avertissant de n’en point tenir compte ; mais je suis plein de vénération pour ceux qui tout simplement n’y font pas même une allusion.
Car ceux-ci sont héroïques. Ils font par conscience ce qu’un auteur, dans son intérêt, ne doit jamais faire, ils vont contre les secrets désirs du lecteur. Quand il s’agit, surtout, de la jeunesse d’un grand homme, nous sommes si avides et si insatiables que nous désirons presque que l’historien nous donne du faux, pourvu qu’il nous donne beaucoup de choses, comme en temps de crise ministérielle, nous voulons que notre journal nous donne chaque jour une liste de nouveaux ministres, tout en sachant parfaitement qu’elle est imaginaire.
M. Arthur Chuquet a été héroïque. Ce que l’on sait, certainement, de Napoléon depuis 1769 jusqu’à 1790, sans un mot de ce qu’on en voudrait savoir et qu’on n’en sait point, voilà strictement ce qu’il nous a voulu donner et ce qu’il nous donne. Au moins son livre peut être lu avec sécurité.
Et, après tout, la jeune figure de Napoléon n’en est pas diminuée. Tout au moins elle en est plus nette, plus précise, plus arrêtée dans ses lignes.
Le voilà, ce jeune homme pâle, olivâtre, petit, maigre, un peu chétif avec une grosse tête anguleuse et des yeux gris (décidément ils étaient gris), qui arrive à Brienne sans savoir un mot de français, est raillé comme malingre, raillé comme Corse, raillé comme admirateur de Paoli, raillé comme portant un prénom ridicule, suspecté comme mauvais Français et mauvais sujet du roi : et qui, sans devenir méchant, devient concentré, solitaire et un peu sournois et vite assez redouté de ses camarades parce qu’il montre qu’il est brave. Pendant toute la période de Brienne et toute la période de l’École militaire, jusqu’à la sous-lieutenance, il sera incurablement mélancolique. Napoléon n’a connu la gaîté qu’à dix-sept ans, et ce ne fut pas pour un long bail.
Sa morosité enfantine a quelque chose de celle d’un jeune lévite. Aussi bien, dans la cour de Brienne, il fait pousser, à son usage, un « bocage » ou une tonnelle où il s’isole et qui ne ressemble pas mal à un oratoire. Aussi bien il a l’austérité un peu chagrine et dure en paroles et en actes à l’égard de ceux de ses camarades qu’il juge vicieux. Une première fois : « Monsieur, choisissez entre ceux qui vous corrompent et moi. Il faut décider. » Une seconde fois : « Prenez mes paroles pour un premier avis. » Une troisième fois : « Prenez garde au second avertissement que je vous donne. » Une quatrième fois : « Monsieur, vous avez méprisé mes avis ; c’était renoncer à mon amitié. Ne me parlez plus. » — Il avait quatorze ans. Il ne parlera pas autrement quand il sera empereur d’Occident.
Inutile de dire qu’il n’a aucune vanité et qu’il est pétri d’orgueil. La différence entre les petits et les grands est là tout entière. Un jour, comme il regimbait sous le coup d’une réprimande plus ou moins juste : « Qui êtes-vous donc, Monsieur, pour me répondre ainsi ? — Un homme », répondit-il. — L’homme avait quatorze ans. Mais, malgré cela, c’était un homme.
On ne devient pas forcément premier consul pour avoir ce caractère-là. On peut très bien ne devenir que chef de bureau. Mais on est, du moins, toujours quelqu’un.
En quelque obscurité que le ciel l’eût fait naître,Le monde cil le voyant eut reconnu son maître,
ce que Pascal eut appelé une bêtise poétique. Mais en quelque obscurité que Bonaparte fut resté, il eût occupé son petit coin avec un air qui n’eût pas été tout à fait celui du voisin.
Traces de génie dans l’adolescence, vraie, historique, de Napoléon ? — Non. C’était un garçon intelligent et studieux, et voilà tout. Les trois traits qui le distinguaient un peu des autres, au point de vue intellectuel, étaient son avidité de lecture, sa promptitude d’assimilation et son incomparable mémoire. Il dévorait les bibliothèques des endroits où il passait. On en concluait qu’il fallait le nommer bibliothécaire. Avec un bon sens précoce, il refusait. Il savait bien que, quand on aime à lire, on a la vocation de n’être pas bibliothécaire. Mais il était bibliophage.
Ce qu’il lisait surtout ? Ici la vocation se marque encore mieux. De l’histoire, de l’histoire encore, et Plutarque. Il sentait déjà qu’il appartenait à l’une et qu’il aurait appartenu à l’autre. De littérature très peu. Cela viendra plus tard, par divertissement et à la volée. Presque absolument rien d’artistique dans cette éducation. Il ne lit aucun poète, ni ancien, ni moderne. Il a fait des vers pourtant. Connaissez-vous des vers de Napoléon ? En voici, illustrant sa géométrie de Bezout :
Grand Bezout, achève ton cours.Mais avant permets-moi de te direQu’aux aspirants tu donnes secours.Cela est parfaitement vrai.Mais je ne cesserai pas de rire,Lorsque je t’aurai achevé.Pour le plus tard au mois de mai.Je ferai alors le conseiller.
(C’est-à-dire : je donnerai des conseils aux autres.)
Napoléon a toujours devancé son temps. Il faisait en 1785 des vers décadents. Malgré cette production intéressante, on peut dire que l’éducation littéraire de Napoléon jusqu’à sa sous-lieutenance fut absolument et volontairement nulle.
Quant à sa facilité d’assimilation, sans être prodigieuse, elle était remarquable. Songez que, très en retard à son arrivée en France, il fut sous-lieutenant d’artillerie à dix-sept ans, ne fut jamais élève-officier, passa directement de l’école au grade et aux fonctions d’officier, sans lestage, qui était quelquefois de deux ans, qu’on imposait aux autres ; que, partant, on peut calculer qu’il a fait en six ans environ ce que tous les autres faisaient en dix. Ce n’est pas trop mal.
Sa prompte intelligence fut, du reste, de meilleure ou plus mauvaise grâce, reconnue par tous ses maîtres. Un seul, c’était un professeur d’allemand, et un Allemand, proclama qu’il était un imbécile.
Quant à sa mémoire, elle fut toujours prodigieuse, et l’on pense bien qu’elle l’était dès l’enfance. Quand on discutait le code civil, Treilhard au Conseil d’État était stupéfait des citations du Digeste dont Bonaparte criblait la délibération. « Où diable Bonaparte a-t-il appris le Digeste ? » Les malfaiteurs apprennent le code en prison. Bonaparte a eu cela de commun avec eux. Il avait été mis aux arrêts à Auxonne dans une chambre qui avait pour toute bibliothèque un Digeste. Il lut le Digeste. Il ne resta aux arrêts que vingt-quatre heures. Mais douze ans après, tout ce qu’il avait lu du Digeste, il le savait encore.
Son caractère sombre et un peu dur jusqu’à la dix-septième année, se détendit un peu dans la vie de garnison. On a beau être un jeune ambitieux qui ne songe qu’à illustrer son nom et à relever sa province natale de l’injuste mépris où on la tient, on ne peut pas rester renfrogné quand on est officier, à dix-sept ans, libre comme l’air, dans un beau pays, avec de bons camarades, de bons chefs et de très bons hôtes.
Toutefois remarquez bien que ses rapides séjours à Valence, à Auxonne, sont marqués pour Napoléon, pour Napoléon si jeune, beaucoup plus par des travaux que par des plaisirs.
Il aimait peu les réunions, les bals, les banquets, qu’il trouvait toujours trop longs. Très voluptueux (plus tard surtout), il aimait peu les femmes, ce qui n’est pas contradictoire, et au contraire ; se souciait peu de leur conversation et de leur rendre les petits soins qu’elles aiment tant, et, comme tous les Méridionaux, ne les prit jamais au sérieux. Sa brutalité, dans cet ordre de choses, ne fut jamais, comme on l’a dit, timidité ou gaucherie ; car Bonaparte timide, ou même gauche, c’est une plaisanterie un peu forte. C’était parfait mépris, tout simplement. Stendhal dit là-dessus des choses, oh ! des choses, dont il faut rabattre un peu, sans doute, mais dont le fond doit être vrai, et que vous verrez, si vous y tenez, dans le Napoléon, pages inédites que vient de publier M. de Mitty.
Donc, de dix-sept à vingt ans, Napoléon ne s’amusa guère, quoique ayant appris à sourire, et se permettant cette débauche. Mais il travailla énormément. Comme tous les hommes supérieurs, il était autodidacte, et élève studieux sous ses maîtres, savait que c’est après l’éducation commune que commence la vraie éducation, à savoir celle qu’on se donne. Dès sa sortie de l’École militaire, ce qu’il se dit surtout, c’est, j’en jurerais : « Enfin ! je vais pouvoir travailler. »
Et, de fait, il piocha dur. Évidemment il se sentait né pour les grandes choses. À treize ans, à Brienne, il avait déjà dit : « Soit. La Corse est opprimée. J’espère la rendre un jour à la liberté. Que sait-on ? Le destin d’un empire tient souvent à un homme. » Quand on a de ces idées-là et de ces mots-là à treize ans, sans doute il peut arriver qu’on ne fasse rien de grand dans la vie, car « la fatalité nous mâche » ; mais, du moins, il y a peu de risques que l’on s’endorme et qu’on flâne, avant d’avoir été complètement mâché.
Et encore ! J’ai connu tel homme qui était né, sinon pour être un Napoléon, du moins pour
arriver à être parmi les deux ou trois cents premiers hommes de son pays. Il est mort
parfaitement obscur. Les circonstances sont pour les neuf dixièmes dans le succès.
Intégralement persuadé qu’il n’arriverait jamais, il a travaillé pendant un demi-siècle
comme s’il avait été chargé des destinées de la France. Cela tenait à ce qu’étant né d’une
certaine façon il ne pouvait pas vivre autrement. Napoléon aurait très bien pu mourir
commandant d’artillerie sous le gouvernement de Lazare Ier. Il n’en
aurait pas moins travaillé jusqu’à sa mort comme un enragé. M. Chuquet, qui connaît la
biographie de tous les officiers de la République, du Consulat et de l’Empire, trouverait
dans les notes concernant M. Napoléon Bonaparte : « Officier extrêmement laborieux
et actif. Caractère sombre et aigri. Intelligence moyenne. Esprit chimérique. Écriture
détestable. Physique ingrat. À maintenir au-dessous du grade de général. »
— À
quoi a tenu la destinée de Napoléon et par suite celle de l’Europe depuis 1795 jusqu’à
1870 ? Si vous voulez mon opinion, je crois que c’est à Barras.
Et les âmes sensibles, que je ne veux pas faire languir, me demandent depuis un quart d’heure : « Avec tout cela, fut-il bon ? »
Les ambitieux ne sont jamais des saint François d’Assise ; mais il est bien certain que Napoléon, devenu si insensible plus tard, et ce fut bien naturel, était né avec des qualités de cœur qui ne sont pas si communes. Songez aux trésors de rancune qu’il avait dû amasser à Brienne et à l’École militaire, où, décidément, c’est certain, il fut parfaitement brimé et maltraité. Songez combien ce Corse, qui ne se considérait pas encore comme Français, et qui était paoliste jusqu’aux moelles, a dû détester ses camarades, ses professeurs et même ses premiers compagnons d’armes. Songez comme est vraisemblable, après tout, et comme serait naturel, le mot parfaitement faux, du reste, qu’on a rapporté comme ayant été dit par lui à Brienne : « Je ferai aux Français tout le mal que je pourrai. » ‒ Eh bien, ce qui ressort clair comme le jour du livre de M. Chuquet, documenté Dieu sait avec quelle minutie sur ce point, c’est que, sans exception, tous ses camarades de Brienne, tous ses camarades du Champ-de-Mars, tous ses camarades de Valence et d’Auxonne, tous ses maîtres, et en un mot tous les êtres qui lui rappelaient son enfance, furent admirablement traités, et beaucoup au-delà de leurs mérites, par Napoléon. Cela est incontestable, et cela m’a très vivement touché.
Mettons que « la vengeance est douce aux belles âmes » et que cela était une vengeance. C’en était une en effet ; n’en doutez pas. Mais il faut confesser qu’il y a des façons de se venger qui ont une jolie allure.
Remarquez encore tel rapide séjour qu’il fit à Brienne au moment de sa plus grande prospérité. Il est fou de joie. Il nage dans le bonheur. Il rit, il s’élargit, il s’épanouit. Il n’y tient plus. Il saute à cheval, parcourt, à bride avalée, ces champs, ces bois, ces vallons qui ont été les témoins tristes de son enfance, galope éperdument, crève son cheval, inquiète son escorte qui n’a pu le suivre, revient en disant : « Je me suis perdu. Je ne savais plus où j’étais. »
Oh ! cette chevauchée de Napoléon à la poursuite de ses souvenirs ! Émotion instinctive en face du passé qui vous regarde, d’abord. Et puis joie de liberté à galoper dans ces chemins qu’autrefois on suivait en monôme discipliné comme au bout d’une longe. Et puis, joie d’orgueil à fouler en vainqueur, en imperator, en César, en demi-dieu, ce sol où l’on fut si dénué, si mince et si triste. « Ceci s’appellera Brienne-Napoléon. » Et il galope furieusement, buvant, baisant, embrassant l’air ; et tout cela est une ivresse où se mêle du bon, du mauvais, des sentiments de rancune, des sentiments de revanche, des sentiments d’orgueil, des sentiments d’exaltation du moi, des sentiments de naïve expansion puérile ; mais après tout, et au diable l’analyse, il y a au fond de tout cela un peu d’amour. — L’homme au cœur sec, tout simplement ne serait pas retourné à Brienne. Cette journée est, tout compte fait, à l’actif de Napoléon.
Quant à ceux, rares, qui lui furent doux aux temps d’enfance, il n’a su que faire pour
eux. Il s’ingénia à les combler. Il dépassa, plutôt, les mesures. Allons, dans le plus
grand égoïste que le monde ait connu, il y avait encore un grain de tendresse. Il était
Corse. Les Corses n’oublient jamais ni une injure ni un bienfait. L’humoriste aimable qui
toutes les fois qu’il rendait un service, ajoutait toujours : « Mais, je vous en
supplie, soyez assez bon pour ne point vous en souvenir »
, aurait eu tort avec
Napoléon. Eh bien, c’est déjà quelque chose. Comptons-lui au moins cela.
* *
Le livre de M. Chuquet, tout entier documentaire et n’admettant aucun fait insuffisamment prouvé, serait très court, si l’auteur n’avait pris le soin d’y faire entrer (pour tous ceux pour qui cela a été possible) la biographie sommaire de tous les camarades de jeunesse de Napoléon. Cette abondance de biens est certainement un défaut de cet ouvrage. La figure de Napoléon finit par être comme offusquée par le nombre des figures secondaires qui se pressent autour d’elle ; la péribiographie étouffe un peu la biographie, et, surtout, il faut bien le dire, la grande majorité de tous ces personnages obscurs est parfaitement insignifiante et nous laisse complètement indifférents.
Et pourtant encore c’est une enquête curieuse, et qui vaut — presque — la peine qu’elle a donnée, sur la jeunesse française de la fin du xviiie siècle. À travers un trop grand nombre de militaires ou fonctionnaires ou émigrés dont la vie fut quelconque et qui ne devraient pas entrer dans l’histoire sous ce seul prétexte qu’ils ont coudoyé le demi-Dieu, il y en a un certain nombre qui sont bien caractéristiques.
Sans parler de Pichegru, qui fut à Brienne, non pas le camarade, mais plutôt le professeur-répétiteur de Bonaparte, que me direz-vous de ce Souchet d’Alvincourt, officier aux dragons de la reine, émigré, aide de camp du prince de Polignac, engagé au service du sultan, prenant part à la guerre contre les Russes sur les bords de la Caspienne, Lâchant le sultan pour aller rejoindre Bonaparte en Égypte, s’attachant à la fortune de son ancien camarade, adjoint à l’état-major, figurant en cette qualité à Marengo, envoyé à Saint-Domingue avec Leclerc, se transformant là-bas en diplomate financier, négociant des emprunts à la Havane, à Caracas, à la Nouvelle-Grenade, plus tard envoyé par Joseph Bonaparte, le roi d’Espagne, au fond du Mexique pour apaiser une révolte, arrêté, emprisonné, gardé dans la citadelle de Ceuta jusqu’en 1820 ; enfin un homme qui a eu dans sa vie les impressions de Bonneval, de Kléber, de Law, d’Œil de Faucon et de Latude ?
Et Phélippeaux ! En voilà un qui est plus intéressant encore, ce Phélippeaux qui ne pouvait pas souffrir Bonaparte ; qui passait sa vie d’école militaire à lui donner des coups de pied et à en recevoir ; qui, plus tard, servit dans l’armée de Condé, et batailla en France à la tête de deux mille partisans, s’emparant de Sancerre et y régnant pendant huit jours ; qui, plus tard, colonel dans l’armée anglaise, s’en alla dans le Levant ; et qui enfin se trouva à Saint-Jean-d’Acre précisément en face de Bonaparte, défendit admirablement la Tille et en définitive repoussa victorieusement son ancien camarade détesté. « Si j’eusse pris Saint-Jean-d’Acre, a dit Napoléon, j’eusse changé la face du monde. » C’est flatteur pour l’amour-propre national que ç’ait encore été un Français qui arrêta le grand Français sur sa première piste de gloire.
En vérité, cette jeunesse française de 1790 ne comptait (peut-être) qu’un Bonaparte ; mais elle était toute foisonnante de petits Napoléon et même de Napoléon de seconde grandeur. Tout compte fait, on n’est point fâché de voir l’astre entouré de tous ses satellites. On lira ce livre minutieux et d’une admirable diligence avec intérêt et gratitude.
M. René Doumic
L’œuvre critique de M. Doumic est déjà très considérable. Elle se compose de huit volumes où l’auteur n’a pas réuni tout ce qu’il a publié dans les revues et dans les journaux. M. Doumic a touché déjà à une foule de sujets et sur tous il a montré et une singulière compétence et une rare fermeté. Il est tout au premier rang de la critique française.
Cette haute situation littéraire, il la doit d’abord à son érudition, qui est très étendue, à la forme, très nette et incisive, de son style, à son goût qui est celui, ce me semble, de la majorité des lettrés français, en donnant au mot de lettré, qu’on prodigue trop, son véritable sens ; il la doit enfin au « courage critique » qui ne l’abandonne jamais et qui est une qualité de plus en plus rare dans la littérature française.
M. Doumic, non seulement ne dit jamais que ce qu’il pense, ce qui est relativement assez fréquent ; mais il va sans timidité jusqu’au bout de ce qu’il pense et n’en dérobe rien au public. Ceci est très honorable et est parfaitement digne d’encouragement. Aussi capable qu’aucun autre, et il le prouve dans le présent volume, de tracer d’un parfait sceptique un délicieux portrait, digne du pinceau de l’original lui-même, il ne peut pas, il ne pourrait jamais mettre un seul grain de scepticisme dans son esprit, ni même seulement dans sa manière. Il ne sait aucunement douter de sa pensée de façon à la présenter avec réticence ou dans le dessein de la présenter avec ménagement. Je crois qu’il lui serait impossible, non seulement d’abandonner la thèse pour instituer l’antithèse, mais encore de donner à l’objection une part, du moins considérable, dans l’exposition qu’il fait de sa pensée. Il se dit, sans doute, que ce n’est pas à lui de remplir l’office de son adversaire et de découvrir, dans tous les sens du mot, le point faible de sa ligne de bataille.
Et je dis que c’est là du courage. Certains esprits ne sont satisfaits que quand ils croient avoir si bien prévu tout ce qu’on peut dire contre ce qu’ils soutiennent, qu’en effet personne ne puisse faire contre eux un assaut qu’ils n’aient au moins esquissé eux-mêmes. Il y a, au fond, beaucoup de pusillanimité dans cette diligence. Si l’on s’empresse de s’attaquer, c’est un peu et beaucoup pour décourager les attaques, et dans le soin de se réfuter il y a un très grand désir de n’être réfuté, si possible, que par soi-même.
L’exposition de M. Doumic est directe, parce qu’elle est vaillante, et elle veut ignorer les détours et les retours parce qu’elle ne craint pas l’assaillant.
« On me dira que… On me dira encore… — Oh ! Monsieur, je ne vous ferai pas d’objections. » C’est précisément ce que le monsieur aux « on me dira que… » souhaitait très fort.
À un autre point de vue, cette méthode, ou plutôt cette manière, est très caractéristique de la complexion de l’auteur. On me dit que M. Doumic est un professeur. En vérité, on ne le dirait pas. Ce que je considérais tout à l’heure comme des précautions de prudence où l’on peut entrevoir quelque timidité, chez le professeur n’est nullement timidité ou prudence, c’est probité professionnelle. Car son métier, à lui, est d’éveiller et de nourrir les esprits, si bien que quand, aussi, il les endort, ce qui arrive, il fait entièrement métier de nourrice. Son devoir est donc d’épuiser les questions autant qu’il lui est donné, et, tout en ayant son opinion personnelle, et l’exprimant, de placer successivement son disciple à tous les points de vue d’où il soit possible de considérer chaque question. Se réfuter donc, et réfuter sa réfutation et ainsi de suite, avec clarté et dans un bon ordre, à la condition de s’arrêter enfin à une conclusion qui est la sienne, mais qui n’empêche nullement d’en choisir une autre, c’est absolument son devoir.
Car il est dans sa chaire pour apprendre à penser, suggérer des idées, créer une excitation intellectuelle, et celui-là qui le réfutera un jour est son disciple tout autant, quelquefois plus, que celui qui restera fidèle à ses conclusions ; et celui qui le réfutera un jour doit avoir pris dans les leçons mêmes de son professeur les germes des idées contraires à celles de son professeur.
Or il y a des critiques qui sont des professeurs et qui restent professeurs dans leur office de critiques. Ont-ils raison ? Mon Dieu, oui, s’ils ne peuvent pas faire autrement : il faut suivre sa nature et ne point forcer son talent. Mais je crois bien que le véritable critique n’est nullement tenu de suivre cette méthode et même doit, jusqu’à un certain point, en suivre une autre.
En tout cas, ce n’est pas celle de M. Doumic. Personne ne tergiverse moins que lui. Personne n’a l’allure plus franche et plus décidée. Ce n’est pas précisément un critique de combat ; car il ne recherche pas la bataille ; mais, au moins, ce n’est pas un critique de conciliation. Il excelle à prendre dans toute question le point essentiel, le point qui est évidemment le plus important, à l’isoler, à s’y installer, à n’en point sortir et, une fois-là, à pousser vivement sa pointe avec vigueur, avec suite et avec un très brillant talent d’écrivain.
C’est pour cela que, si souvent, un livre devient pour lui une question. Il le transforme en une question pour ainsi dire, et c’est la question qu’il traite et elle uniquement. Un livre de M. Coppée deviendra pour lui ceci : de l’excès de la sensibilité en littérature. Et de quoi nous parlera-t-il ? Uniquement de la sensibilité en littérature et de l’excès où elle peut aller, avec quelques exemples tirés du livre de M. Coppée ; mais qui ne semblent tirés du livre de M. Coppée que parce qu’ils sont sous la main.
Un livre de M. France deviendra pour lui ceci : du scepticisme intellectuel et des limites où peut-être il devrait s’arrêter. Et ainsi de suite.
Se promener autour d’un livre, y entrer, en sortir, le tenter par un endroit, le tenter par un autre, flâner autour, flâner dedans (ce qui, du reste, est délicieux) n’est pas, très évidemment, un plaisir recherché par M. Doumic et n’est aucunement son allure. M. Doumic est un esprit essentiellement dogmatique, ce qui ne veut pas dire un esprit de professeur, puisqu’il me paraissait tout à l’heure que l’esprit du professeur est précisément le contraire. C’est un esprit méditatif, réfléchi, mais qui prend son parti et qui aime à conclure.
Il faut qu’il y ait de ces esprits-là, et ils sont infiniment intéressants, quand du reste ils sont justes ; et ils sont excellemment utiles. Au fond, la critique des siècles classiques n’était pas autre chose, et elle s’appliquait à donner en formules nettes des idées précises, plutôt qu’à faire patiemment ou voluptueusement le tour des idées, ce à quoi elle ne songeait, en vérité, pas le moins du monde.
La critique de M. Doumic n’est pas, non plus, cette fameuse « critique des beautés », que j’estime fort, mais dont on a fait peut-être au commencement du siècle un trop grand tapage ; et il faut bien reconnaître que la critique de M. Doumic est beaucoup plus la critique des défauts. Au fond, sachons le dire, ceux qui ont inventé la critique des beautés étaient surtout des auteurs qui éprouvaient le besoin d’être admirés. La critique des défauts a été inventée par les critiques et la critique des beautés par les auteurs. De son origine celle-ci retient bien, « quoi qu’on dise », quelque chose d’un peu suspect.
M. Doumic est frappé surtout des défauts des auteurs ; cela est peu contestable ; mais il est bien certain qu’il rend ainsi plus de services qu’un autre, à supposer que la critique rende quelques services, ce que, du reste, je ne crois point. Mais comme, après tout, il est possible qu’elle en rende, raisonnons comme s’il était acquis qu’elle en rendit. Remarquez en effet que c’est encore ici une différence de point de vue. Le critique des beautés et le critique des défauts ne s’adressent vraiment pas au même public. Ils sont lus par le même public ; c’est évident ; mais ils ne s’adressent pas formellement au même public. Chacun a dans son auditoire une partie qui l’écoute sans qu’il lui adresse la parole, et cette partie n’est pas la même pour l’un et pour l’autre.
Le critique des beautés s’adresse aux lecteurs pour leur faire comprendre ce qu’il y a d’excellent dans un livre ancien ou nouveau, et pourquoi c’est excellent ; et il ne s’adresse pas aux auteurs, qu’il est parfaitement inutile d’avertir qu’ils écrivent des choses admirables. Il est écouté par eux ; c’est à croire ; mais il ne s’adresse pas à eux.
Le critique des défauts s’adresse, lui, aux auteurs. Ce n’est pas l’éducation du public qu’il fait, c’est l’éducation des auteurs qu’il tente de faire. Il les prévient, il les avertit, il les prémunit. Son office est de savoir, étant donné le tempérament d’un auteur, le défaut où il doit tomber, mais dont il est capable de se garantir, pour peu qu’il y mette de diligence ; celui au contraire où il est inévitable qu’il donne, mais dont, encore, il peut au moins dissimuler et atténuer un peu la gravité ; etc.
Et le critique des défauts est sans doute un peu plus écouté du public que des auteurs, je ne sais trop pourquoi ; mais encore est-il que c’est aux auteurs qu’il s’adresse.
Eh bien ? Lequel des deux est le plus utile ? Je ne sais pas exactement. Ils le sont certainement l’un et l’autre. Mais encore pourrait-on dire que le critique des défauts est plus utile que l’autre ; puisque c’est d’une véritable collaboration — mais oui ! — avec les auteurs, qu’il veut bien se charger dans l’intérêt de la gloire des lettres et dans l’intérêt des auteurs eux-mêmes.
Un auteur me disait : « Je n’aime pas les collaborateurs. Ils servent surtout à vous dire que toutes les idées qui vous viennent ne contiennent rien et que toutes les scènes que vous écrivez ne valent pas le diable. Un collaborateur, brr ! c’est un premier critique. » — Et le critique des défauts est un second collaborateur ; il n’est rien de plus clair.
M. Doumic est le collaborateur un peu rude des meilleurs auteurs du temps, présent.
Cela empêche-t-il d’être un théoricien d’art, un homme capable de tracer, cette fois pour tous, et aussi bien pour le public que pour les auteurs, les règles générales et les règles vraies de l’art littéraire ? — Que non pas ! Par ce qu’il critique, un homme comme Boileau nous dit admirablement ce qu’il désire et préconise, et il n’eût écrit que les Satires, il eût été le premier critique et le premier théoricien de l’âge classique sans avoir aucunement besoin d’écrire l’Art poétique, qui, du reste, n’est guère lui-même autre chose qu’une satire.
Voyez cette page de M. Doumic sur deux romanciers très surfaits du milieu du xixe siècle :
Ils ont étudié avec une louable patience le décor où ils ont placé leurs personnages. Mais ils n’ont pas su pénétrer par un effort d’intelligence jusqu’au fond même de l’être, là où se trouve la clef de l’énigme. Ils n’ont pas su recréer chaque individu par l’imagination et lui faire prendre figure. Ils n’ont pas su davantage créer un milieu, un enchaînement de circonstances et faire baigner l’ensemble dans une atmosphère générale. Au lieu de se fondre dans le tout, de s’amalgamer et de s’assimiler, les éléments sont restés isolés et à l’état brut, comme si on avait négligé de les travailler. Au lieu d’être emporté, d‘un même mouvement jusqu’à la fin, le livre semble mourir au bas de chaque page. Au lieu d’un livre ce n’est qu’une succession de chapitres, dans chaque chapitre un chapelet de phrases, et dans chaque phrase une enfilade de mots sertis comme autant de perles. Ce qui n’est pas venu, c’est le souffle créateur, qui, se répandant à travers toutes les parties et comme à travers les membres d’une œuvre d’art, les rassemble en un tout organique, dans l’unité fermée d’un être vivant.
En relisant cette forte page, mettez simplement un positif partout où il y a une négation, et ce que vous avez, ce n’est plus une charge à fond de train contre des écrivains que M. Doumic n’aime pas ; c’est une théorie complète et par parenthèse singulièrement profonde, de l’art du roman. Voilà comment le satirique, qui a un fond solide, cesse, quelque satirique qu’il soit, d’être un simple impressionniste, cesse de se borner à avoir une impression et à l’analyser pour s’en rendre compte ; devient et se montre, peut-être sans le vouloir, peut-être sans s’en apercevoir, un théoricien d’art, et, dans toute l’acception du mot, un critique.
Voyez encore ce mot jeté en passant comme par mégarde, et sur lequel je tombe en refeuilletant :
Ce sont eux qui ont enseigné aux romanciers à collectionner les « documents », c’est-à-dire à remplacer la fleur vivante de l’observation par 1 échantillon desséché que le botaniste conserve dans son herbier.
D’abord peut-on mieux dire ? Ensuite n’y a-t-il pas là toute une théorie sur l’art d’observer ? Eh ! sans doute, ce qui fait qu’un Lesage, qu’un Balzac, qu’un Stendhal, au moins dans Le Rouge et le Noir, qu’un Flaubert même, au moins dans Madame Bovary, sont si grands, c’est d’abord qu’ils sont nés tels, mais c’est ensuite qu’ils avaient cette bonne méthode d’observation qui consiste à ne pas observer violemment, en reporter, le cou tendu, et le crayon en main ; mais à se laisser pénétrer et comme imbiber par une sorte d’observation presque involontaire. C’est celle-là, confiée à la seule mémoire, où elle voisinera librement avec l’imagination, qui végétera, qui fleurira dans le cerveau fécondant, et qui passera sur le papier, moins exacte, peut-être, et qu’importe ? mais fraîche, vive, colorée, souple, douée encore de toutes les forces et de toutes les grâces, de l’habilis vigor de la vie. « Tout savant sent le cadavre », a dit quelqu’un dont j’ai oublié le nom, mais qui n’est pas un sot. En prétendant emprunter, sans du reste y pouvoir parvenir, ses procédés à la science, les romanciers n’ont trop souvent réussi qu’à se donner cette odeur-là.
On s’est beaucoup moqué du contresens que lit M. Émile Zola quand il parla du roman expérimental. On lui fit remarquer que le roman pouvait être observateur, mais non expérimental, les sciences morales ne pouvant pas faire d’expériences, mais seulement des observations, ne pouvant pas provoquer des faits et les faire naître à leur gré, mais seulement observer ceux qui se produisent. Au fond, M. Zola n’avait pas tort. Il se servait d’un mot impropre comme il lui arrivait presque toujours, mais il n’avait que ce tort. Il ne voulait pas définir le procédé, mais caractériser l’attitude. Il voulait dire que le romancier documentaire observait non librement et avec aisance, comme le vrai artiste, mais avec toute la concentration et toute la crispation terrible du chimiste faisant une expérience difficile. Interprété ainsi, il a pleinement raison. Eh bien, c’est cette méthode-là, que n’a certainement jamais connue Balzac, et à laquelle, Dieu merci, M. Zola est incessamment infidèle, qui précisément ne vaut rien…
Mais je ne vois pas pourquoi je dis si mal en tant de mots ce que M. Doumic vous a dit si bien en un seul.
Pour faire bref, M. Doumic, encore qu’il soit un polémiste de naissance, et un très
redoutable polémiste ; quoiqu’il parle quelque part du « plaisir qu’il y a à dire
la vérité aux vivants et du devoir de la dire aux morts »
, et quoiqu’il accepte
volontiers ce devoir et quoiqu’il soit très disposé à ne point se priver de ce plaisir ;
n’en est pas moins un critique complet, un critique de qui les lois de l’art sont connues
et à qui elles sont familières, et qui, admirable à signaler les défauts des auteurs,
n’est pas moins excellent à leur donner de hautes et fortes leçons, et à maintenir et
soutenir le public dans le culte du beau.
Et puis il a bien du talent.
Snobs
L’histoire de ce mot est assez curieuse. Elle prouve qu’on change en voyageant ; elle prouve qu’avec le même mot différentes personnes expriment des choses très différentes ; elle prouve qu’il y a aussi différentes manières d’être imbécile ; elle ouvre une foule d’aperçus intéressants.
Snob, en anglais, depuis Thackeray, car c’est lui qui a inventé le mot, ou du moins qui l’a fait passer de l’argot mondain dans la langue littéraire, veut dire imbécile, tout simplement, ou plutôt niais, bêta, balourd. Il se dit d’un homme peu civilisé et peu affiné. La classe à laquelle on appartient n’y fait rien. L’intérêt, même, principal, des Snob Papers parus en 1856 dans le Punch et connus en France sous le nom de Livre des Snobs, est d’avoir montré les snobs des différentes classes. Il y a les snobs de cercle, les snobs de villes, les snobs des champs ; et je crois même, maudite soit ma mémoire si elle manque de loyalism, qu’il y a les snobs princes.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne l’aime pas.
— Pourquoi en faites-vous ?
— Mais… quand on reste chez soi, le soir, on fait du thé ? Vous ne le saviez pas ?
— Si ! si ! »
Voilà un petit cas de snobisme.
On voit que le mot, en passant le détroit, a changé absolument de sens. Il en a tellement changé, que quelquefois, dans certaines espèces, il a un sens absolument contraire. Dans Thackeray il y a un snob qui est qualifié snob parce que, à table d’hôte, je crois, il se sert, pour porter les morceaux à sa bouche, de son couteau, ou parce qu’il se sert de sa fourchette de la main droite. Voilà un des snobs de Thackeray ; il est snob parce qu’il ne sait pas les usages.
Il est juste le contraire du snob français. Le snob français serait celui qui, mangeant avec des gens se servant de leur fourchette de la main droite, affecterait de s’en servir de la main gauche, pour bien marquer à quel haut degré il est homme du monde ; — et ici c’est plutôt Thackeray qui est un peu snob, dans le sens français du mot, de relever cette incorrection comme un snobisme.
Il est si vrai que le mot a changé totalement de signification en passant d’Angleterre en France, que les Anglais en ont un autre, et depuis longtemps, pour désigner ce que nous désignons par snob.
C’est le mot cockney. C’est le cockney, là-bas, qui est le faux homme du monde ; et l’affectation de ressembler à l’homme du vrai monde s’appelle cockneysm. Un gentleman monte trop bien à cheval, trop savamment, en homme qui n’a pas été mis sur un poney à quatre ans, mais qui a appris au manège, vers quinze ans :
« Joli cavalier ! dit-on en le voyant passer.
— Oui, mais il monte comme un écuyer. Un peu cockney. »
Keats, le poète un peu laborieux, d’une naïveté un peu cherchée, un peu maniérée, était accusé par la critique anglaise d’un léger cockneysm.
Vous voyez, ce que nous appelons snob, ils l’appellent cockney. Preuve que snob au sens français n’est pas du tout snob au sens britannique.
Cette histoire d’un mot est instructive. Elle semble se résumer en ceci que le mot qui désigne chez les Anglais la niaiserie en général, nous l’avons donné au genre particulier de niaiserie où nous sommes le plus complaisamment, le plus tendrement enclins.