Chapitre deuxième
Troubles et désagrégations de la conscience. L’hypnotisme et les idées-forces
I. La folie, LE sommeil naturel.
II. Le sommeil hypnotique. Sa nature et ses causes. Explications psychologiques et physiologiques.
III. Effets de l’hypnotîsme sur l’idéation et la motion.
IV. Effets de l’hypnotisme sur la vie organique. Action curative de l’hypnotisme.
V. Communications possibles entre les cerveaux. Le rapport hypnotique et l’électivité.
VI. Les dédoublements de la conscience.
VII. Conclusion.
I
La folie, le sommeil naturel
L’écorce cérébrale est très riche en sang ; les produits de la désassimilation des tissus s’y accumulent avec rapidité sous l’influence des irritants tels que l’alcool, la morphine, le hachisch, l’éther, etc., ou de l’hypérémie des méninges et de l’écorce corticale. Les déchets de la désassimilation produisent alors une irritation des centres nerveux qui aboutit à ressusciter des images mnémoniques, sous la forme de l’hallucination. En même temps, les déchets irritants entravent et les associations régulières des idées et le pouvoir inhibiteur de la volonté. Ainsi se produisent soit les folies passagères de l’ivresse, soit les folies durables causées par une altération du cerveau. Elles sont des exemples de la puissance des idées non réfrénées, qui deviennent des idées fixes.
La fatigue et d’autres conditions entraînent la suspension ou l’affaiblissement de l’activité mentale. Cette suspension implique celle de la stimulation qui, dans la veille, se propage constamment de la partie active du « sensorium » aux centres vaso-moteurs. Il s’ensuit, comme Lehmann l’a excellemment montré, que, dans le sommeil, la distribution du sang au cerveau devient plus uniforme et, selon toute probabilité, l’innervation latente de tout le système vaso-moteur du cerveau est momentanément affaiblie. Le sang se meut donc plus lentement, et le cerveau tout entier reçoit, en conséquence, moins de nourriture. L’activité des centres cérébraux qui contrôlent les mouvements du cœur et des organes respiratoires est abaissée ; aussi la respiration et la circulation deviennent-elles plus lentes. De là une diminution générale des processus « métaboliques », des échanges dans tout l’organisme, y compris le cerveau. De cette manière, le sommeil devient graduellement de plus en plus profond, jusqu’à ce que, après un temps assez court, il ait atteint son maximum.
Lorsque tous les organes, après un repos suffisamment prolongé, ont recouvré leur efficacité, un léger stimulus suffit à éveiller le dormeur, en excitant un fort réflexe vaso-moteur, lequel à son tour, en excitant les centres vaso-moteurs où il se propage, intensifie l’innervation latente des vaisseaux sanguins dans la totalité du cerveau. Quand le sommeil est profond, un réflexe de ce genre ne peut être produit que par un stimulus intense ou offrant un intérêt particulier pour le dormeur. L’exemple de la mère éveillée par le moindre mouvement de son enfant malade est devenu classique. La mère s’est endormie avec son attention fixée sur son enfant ; il y a donc sur ce point comme une porte toujours ouverte aux impressions, tandis que toutes les autres portes sont fermées.
Aux phénomènes vaso-moteurs sont liés, dans le cerveau, des phénomènes d’innervation, sous leurs deux formes principales, excitation et arrêt ou « inhibition ». L’excitation du cerveau sur un point déterminé produit le plus souvent un arrêt sur d’autres points du cerveau ou du système nerveux. Au reste, il est aisé de comprendre que, si l’afflux du sang est à son maximum sur un point du cerveau, il est proportionnellement diminué sur les autres points ; et l’innervation a, comme la circulation, son équilibre. Enlevez à un animal ses hémisphères cérébraux, l’excitabilité réflexe de la moelle épinière sera augmentée ; la moindre excitation produira des convulsions énergiques. De même qu’il y a ainsi dans le cerveau des ondes vibratoires qui se contrarient et s’annulent, il y a dans la conscience des idées et tendances qui se font opposition et peuvent même se neutraliser. La conscience, elle aussi, est régie par deux grandes lois : concours des forces mentales et conflit des forces mentales.
C’est surtout dans la substance de l’écorce grise du cerveau que l’onde centripète de la sensation rencontre une forte résistance à vaincre pour produire l’onde de mouvement centrifuge. On a comparé l’écorce grise à un réostat intercalé dans un courant électrique ; ses cellules arrêtent le mouvement moléculaire des nerfs de la sensation : elles le retiennent, l’accumulent, ne le laissent plus passer dans les nerfs du mouvement. Cette action a son parallèle dans l’opposition mutuelle (les idées qui fait que la conscience aperçoit plusieurs partis possibles. De là le pouvoir directeur du jugement et de la volonté.
Ces lois du cerveau et de la conscience s’appliquent non seulement au sommeil naturel, mais encore, nous allons le voir, au sommeil artificiel.
II
Nature et causes de l’hypnotisme
Chaque cellule cérébrale est comme un homme dans une foule pressée qui joue des coudes pour se maintenir et s’avancer dans sa direction propre. Paralysez un groupe d’hommes dans la foule sur un point important, ils n’opposeront plus de résistance aux mouvements du reste de la foule, et la résultante générale sera modifiée en faveur de ceux qui auront conservé l’usage de leurs membres. C’est précisément ce qui a lieu dans le sommeil provoqué, où certaines parties du cerveau, celles qui président à la direction des pensées et des actes, sont réduites à un arrêt plus ou moins considérable. A l’état normal, dans la substance grise, les sensations et représentations qui, par elles-mêmes, auraient directement excité le mouvement des muscles, n’excitent que des mouvements moléculaires du cerveau et se dépensent à susciter d’autres représentations au lieu de susciter les actions musculaires. Dans l’hypnotisme, au contraire, les fonctions de la plus haute partie de l’écorce sont entravées ; et puisque ces fonctions sont elles-mêmes, à l’état normal, des fonctions d’arrêt correspondant au pouvoir directeur ou suspensif de la volonté, il en résulte que l’hypnotisme produit, dans l’écorce cérébrale, l’inhibition de la fonction inhibitoire elle-même. L’hypnotisme a pour effet d’engourdir certaines portions du cerveau et, pour ainsi dire, de les paralyser au profit de certaines autres : ce qui entraîne un rétrécissement simultané du champ de la conscience avec isolement artificiel de certaines idées. Celles-ci, devenues dominantes et exclusives, manifestent aussitôt leur double force d’extériorisation, 1° par le mouvement réel qui les traduit au dehors, 2° par la croyance à la réalité de leur objet.
L’explication de l’hypnose est double : psychologique et physiologique. Au point de vue psychologique, on a pris deux directions. La première consiste à chercher les explications dans des phénomènes extraordinaires et plus ou moins merveilleux, tels que des sympathies occultes entre le magnétiseur et le magnétisé, ou encore l’existence de deux personnalités en une seule, de deux consciences. Nous pensons qu’il faudrait avoir d’abord épuisé tous les moyens d’explication fournis par la psychologie normale avant de se lancer dans des théories qui touchent à l’occultisme174. Selon nous, la loi générale des idées-forces, dont la « suggestion » n’est qu’une conséquence particulière, explique psychologiquement les phénomènes caractéristiques de l’hypnose.
Le sommeil hypnotique peut être produit par des causes physiques, telles que la fixation d’un objet ou une stimulation monotone : on peut ainsi endormir un enfant ou un animal, qui n’a point d’avarice l’« idée » de ce qui va se passer. Pourtant, si l’on y regarde de plus près, il y a encore ici un élément psychique. La fixation du regard, étant une fixation de l’attention même, produit une sorte d’idée fixe ou de « monoïdéisme » artificiel ; aussi peut-on soutenir que, même en ce cas, il y a une cause psychologique à l’hypnotisme. Les excitations uniformes des sens émoussent la sensibilité ; c’est une loi générale : une sensation d’odeur uniforme et répétée finit par user l’odorat ; de même pour le goût. On connaît le phénomène de la crampe. La concentration de la volonté et de l’attention sur une idée quelconque amène la fatigue de l’attention, la crampe de la volonté. Le phénomène est encore plus manifeste quand l’idée fixe est celle même du sommeil hypnotique, qui consiste dans l’affaissement et l’abdication du vouloir au profit de l’opérateur. Nous avons alors : 1° une volonté que sa tension fatigue et porte à se détendre, et 2° un ensemble simultané de sensations de détente constituant l’idée-image du sommeil. A cette image répond bientôt une sorte de distension cérébrale qui est l’hypnose commençante et qui, par contagion, envahit à la fin l’organisme.
Il y a une façon d’hypnotiser manifestement produite par l’influence fascinante de l’idée, et c’est la plus fréquente lorsque le sujet a été déjà plusieurs fois endormi par les procédés des passes ou de la fixation : il suffit alors du commandement : Donnez ! pour produire le sommeil. Même les sujets neufs peuvent être endormis par la simple suggestion de l’idée du sommeil hypnotique : c’est le procédé familier à l’école de Nancy. À plus forte raison, les sujets chez lesquels la suggestibilité hypnotique est très développée s’endorment-ils pour peu qu’on leur donne l’idée de dormir. Qui ne sait qu’on peut les hypnotiser par correspondance, en leur affirmant, par exemple, qu’aussitôt la lettre lue ils dormiront ; qu’on peut même les hypnotiser par téléphone, comme l’a fait M. Liégeois ? Quelques personnes s’hypnotisent sous le chloroforme avant d’être chloroformées. Les gens du peuple, les cerveaux dociles, les anciens militaires, les artisans, les sujets habitués à l’obéissance passive sont, selon MM. Liébeault et Bernheim, plus aptes à recevoir la suggestion de l’idée que les cerveaux raffinés, qui opposent une certaine résistance morale, souvent inconsciente. C’est qu’il faut que l’idée du sommeil hypnotique ne soit pas annulée par une idée contraire.
Certes, l’idée du sommeil, comme telle, n’agit pas physiquement sur les organes ; au point de vue particulier des sciences de la nature on ne saurait admettre, avec M. Bernheim, qu’une idée « actionne le cerveau » ; ce sont les mouvements corrélatifs de l’idée qui agissent physiquement sur le cerveau et s’y irradient. Mais, au point de vue général de la philosophie, l’idée du sommeil n’est pas pour cela, comme le croit l’école de Paris, un simple « reflet » de mouvements organiques qui pourraient aussi bien exister sans aucun contenu mental ; il y a là deux parties d’un même tout également nécessaires, et on n’a pas le droit de déclarer que l’une ou l’autre est un reflet superflu. Ce serait passer indûment du point de vue de la science expérimentale au point de vue de la philosophie, et d’une philosophie inexacte. — Cependant, nous dira-t-on, une idée est, pour un philosophe, un ensemble de sensations renaissantes ; or, comme les sensations dépendent des excitations périphériques, l’idée elle-même, qui nous paraît interne, dépend tout entière des excitations externes : elle emmagasine donc simplement l’action du dehors sur nous. — Cette opinion, soutenue par MM. Binet et Féré, n’est encore que la moitié de la vérité. Une idée n’est pas seulement « un ensemble de sensations renaissantes », elle est aussi un ensemble d’appétitions renaissantes, et c’est ce fait même qui est le point de départ de la théorie des idées-forces. Il n’y a pas d’action du dehors sur nous qui ne provoque une réaction interne sous forme d’impulsion ou d’aversion : rien ne nous laisse indifférent et passif, du moins à l’origine, et la sensation même, avec son caractère agréable ou pénible, présuppose l’appétit vital, dont elle provoque infailliblement la réponse en un sens ou en l’autre, l’assentiment ou le refus. C’est, pour cela, selon nous, qu’il y a une force dans les idées, un vouloir qu’elles endiguent et dirigent, et qui, extérieurement, se manifeste par les mouvements de réaction. L’idée du sommeil, par exemple, quand elle nous vient naturellement le soir, est bien un ensemble de sensations de fatigue, mais c’est aussi un ensemble d’appétitions de repos. S’il n’y avait pas, dans chacune des cellules cérébrales, cette sourde sensation de lassitude avec ce sourd besoin de réparation, ce malaise avec celle tendance au bien-être, il ne se produirait aucun arrêt dans l’activité du cerveau. Au point de vue mécanique, tout mouvement ou arrêt de mouvement s’explique par des mouvements antérieurs ; mais, au point de vue philosophique, tout mouvement ou arrêt de mouvement s’explique par les sensations et impulsions internes dont il est la traduction visible pour un spectateur du dehors.
À l’influence que peut exercer ridée même du sommeil hypnotique, on oppose les exemples si fréquents de sommeil provoqué par une vive lumière jaillissant à l’improviste, par un coup de gong, par la vibration d’un diapason, etc. Mais tous ces moyens sont des signaux auxquels une éducation préalable a attaché, par association, l’idée du sommeil. L’hystérique n’a même plus besoin de penser nettement au sommeil pour s’endormir au signal, tant son équilibre mental et nerveux est instable. Chez les hystériques, tout moyen perturbateur du système nerveux est bon pour endormir. Au reste, nous ne prétendons pas que l’idée du sommeil soit la seule cause du sommeil : il y a en outre une influence nerveuse, encore mal élucidée.
L’espèce d’engourdissement mental introduit par l’hypnotiseur développe bientôt toutes ses conséquences, à la fois psychiques et physiques. Dès que la somnolence se fait sentir, l’hypnotiseur dit : — « Vous ne pouvez plus ouvrir les yeux » ; dans le cerveau déjà affaibli et en train de se vider, cette affirmation entraîne l’idée d’une complète impuissance : le sujet a beau faire effort pour ouvrir les yeux, il n’y parvient plus. L’idée fixe des yeux invinciblement clos, par les vibrations qui en sont inséparables, a immobilisé, dans le clavier cérébral, la touche qu’il faudrait presser pour ouvrir les yeux. De même la parole : « Réveillez-vous ! » est une excitation extérieure qui tombe sur un point explosif du cerveau et y provoque, avec l’idée du réveil, les premières sensations et premiers mouvements du réveil. Le vertige se dissipe, et la personne se retrouve. Il y a alors un tel changement à vue, que tous les rêves du somnambulisme s’abîment à la fois dans les sous-sols du théâtre cérébral, prêts à reparaître sur la scène par une nouvelle évocation. Ici encore, l’idée du réveil agit par les sensations renaissantes et impulsions renaissantes qu’elle enveloppe, et auxquelles répondent, du côté physique, des mouvements en un sens déterminé.
Le sommeil provoqué, à en croire M. Bernheim, ne dépendrait pas de l’hypnotiseur, mais du sujet : « C’est sa propre foi qui l’endort. Nul ne peut être hypnotisé contre son gré, s’il résiste à l’injonction. »
Il y a là une exagération. M. Ochorowicz déclare avoir plusieurs fois endormi « des personnes qui ont résisté de toute leur énergie. »
C’est que l’influence de l’idée-force subsiste encore là où le consentement de la volonté manque. L’idée d’un sommeil extraordinaire, dû au pouvoir merveilleux d’un magnétiseur, produit son effet de vertige sur celui même qui y résiste. Il y a un manque de confiance en soi, un doute qui subsiste, puis une soumission inconsciente, ou du moins involontaire, et M. Ochorowicz a raison de dire : « Dès qu’un sujet est sensible et que vous lui suggérez l’idée du sommeil, cette idée peut réaliser le sommeil malgré son opposition175. »
C’est une sorte de fascination qui fait qu’une idée à laquelle on ne consent pas s’impose quand même.
Quelque influence que nous venions d’attribuer aux idées et, par conséquent, à la suggestion dans l’hypnotisme, nous n’allons pourtant pas jusqu’à nier, comme le fait l’école de Nancy, ce qu’il y a d’original dans la condition physiologique de l’hypnotisé. Il se produit alors un changement dans l’équilibre nerveux qu’on ne saurait expliquer par la simple suggestion psychologique, et qui, au contraire, devient une condition préalable de suggestion. De même, dans le sommeil ordinaire, quelque rôle que jouent les idées, il est clair que leur forme hallucinatoire et leur combinaison en rêves présupposent un certain état physiologique, qui est le sommeil même.
Au point du vue de la physiologie, les deux principales explications de l’hypnose par les lois normales de l’organisme sont celle de Heidenheim (arrêt des fonctions du cerveau), et celle de Lehmann (phénomènes vaso-moteurs de l’attention)176. Ces deux théories, loin de s’exclure, nous paraissent se compléter. Selon Lehmann, l’hypnose dépend de la distribution du sang dans les diverses parties du cerveau. « Quand un organe entre en activité, dit-il, il reçoit un plus grand afflux de sang par l’action réflexe du mécanisme vaso-moteur, et ce changement peut se localiser dans d’étroites limites. »
La carotide interne et ses ramifications ne différent pas en structure des autres artères ; nous pouvons donc admettre que l’activité spéciale d’une partie quelconque du cerveau produit un plus grand afflux de sang dans cette partie. C’est le processus physiologique qui, selon Lehmann, répond à l’attention. L’attention involontaire est, physiologiquement, un réflexe vaso-moteur qui suit immédiatement l’excitation de telle ou telle partie du sensorium par un stimulus extérieur. L’attention volontaire est celle qui dépend de l’intérêt offert par quelque représentation à laquelle elle s’attache, et cet intérêt provient de ce que cette représentation est associée avec un groupe d’autres représentations d’un caractère agréable ou pénible. Du côté physiologique, l’attention volontaire est la direction du mécanisme vaso-moteur par la portion du cerveau où se produit une représentation offrant un certain intérêt. A cette représentation répond un afflux de sang d’autant plus grand qu’elle est plus intéressante. Cet afflux, à son tour, accroît l’excitation des centres vaso-moteurs et des réflexes dépendant de cette excitation. Seulement ces réflexes n’ont plus le caractère immédiat de l’attention involontaire : ils sont provoqués par l’intermédiaire de la portion du cerveau qui préside au mécanisme de l’inhibition et de la direction. Dans tous les cas, la distribution du sang est modifiée. Si l’afflux à une certaine partie du cerveau atteint son maximum, il est diminué sur les autres points : c’est ce qui explique physiologiquement que l’attention à une idée cause la disparition des autres idées. De même, pourquoi une sensation ne peut-elle avoir une existence consciente sans un certain degré d’attention ? C’est que, pour atteindre un certain degré d’intensité distincte, la partie du sensorium affectée doit recevoir un « surplus de nutrition ». Et ce surplus pouvant varier en quantité et en rapidité, l’attention elle-même peut être plus ou moins intense, plus ou moins vive, enfin plus ou moins concentrée.
Nous avons vu plus haut l’application de ces lois au sommeil naturel ; Lehmann les applique également au sommeil artificiel. Le sommeil naturel est, pourrait-on dire, diffus, sans concentration stable de la conscience sur telles et telles représentations, sans direction précise provenant de la volonté. De là l’incohérence des rêves. Pourtant, même dans le sommeil naturel, l’exemple de la mère attentive à l’enfant malade montre qu’une concentration et direction de la conscience demeure encore possible sur un point déterminé, ce qui produit sur ce point comme une persistance de la veille au milieu même du sommeil. La mère reste impressionnable à tout un groupe d’impressions systématisées autour de l’idée de son enfant. De même, l’hypnotisé reste impressionnable à toute une classe d’impressions systématisées autour de l’idée de l’hypnotiseur. La mère s’endort dans la pensée-fixe de son enfant ; l’hypnotisé, dans la pensée fixe de l’hypnotiseur. De là un « rapport » subsistant entre la mère et l’enfant, entre l’hypnotisé et l’hypnotiseur. C’est ce que Bertrand avait déjà fait observer ; c’est ce que Lehmann a mis en pleine lumière. Nous avons dit que l’attention persistante à un stimulus monotone et sans intérêt, en causant la fatigue et la stagnation de l’activité mentale, tend à produire le sommeil : si donc vous abandonnez le sujet à lui-même, il tombe en effet dans un sommeil difficile à distinguer du sommeil ordinaire ; mais l’hypnotiseur n’abandonne pas le sujet à lui-même. Pendant toute la durée du processus, l’attention du sujet est dirigée vers les manœuvres de l’opérateur. Son esprit doit donc rester fixé dans « une attitude de réponse » aux impressions venant de cette source, même lorsqu’il devient insensible à tout le reste. L’hypnotiseur, s’emparant de ce « rapport » spécial, intervient pour arrêter à moitié chemin le processus de somnolence. Comme, de plus, il continue de suggérer au sujet des représentations et des actions, ces idées et ces actes maintiennent le dormeur dans un état de veille partielle, et lui font rêver une série de rêves ayant leur centre commun et leur point de départ dans la représentation persistante de l’hypnotiseur. Cette fixation unilatérale de l’attention a pour contre-partie physique de rendre fixe un certain arrangement vaso-moteur, grâce auquel une certaine portion limitée du sensorium est seule à recevoir une nutrition suffisante pour soutenir l’activité mentale. Cette nutrition est même exagérée proportionnellement au reste.
Aux actions vaso-motrices si bien analysées par Lehmann, il convient d’ajouter, avec Wundt, les actions neuro-dynamiques qui en sont inséparables. De même qu’il y a un certain équilibre de la distribution sanguine, il y a aussi dans l’organisme un certain équilibre de la distribution neuro-dynamique, avec des contre-balancements qui augmentent d’un côté ce qui a diminué de l’autre. On peut donc admettre la loi proposée par Wundt : « Quand une partie considérable de l’organe central, par suite d’actions inhibitoires, se trouve en état de latence fonctionnelle, l’excitabilité de la partie qui fonctionne est augmentée, et cette augmentation sera d’autant plus grande que la quantité de force latente existant dans l’organe central aura été moins dépensée par un travail précédent. »
On a constaté dans l’hypnose l’existence d’une certaine hypérémie cérébrale. Comment l’expliquer ? C’est, répond Lehmann, que la nutrition du cerveau dépend de la rapidité du cours du sang, si bien qu’une diminution de rapidité signifie une nutrition plus imparfaite. Les récentes recherches de Geiger sur les conditions mécaniques de la distribution du sang dans le cerveau montrent que la dilatation des capillaires, qui produit l’hypérémie, implique une moindre rapidité du cours. « Dans l’hypnose, en conclut Lehmann, la fixation unilatérale de l’attention consiste en une « contraction tétanique de certains vaisseaux sanguins, produisant un mouvement accéléré du sang dans la partie éveillée du cerveau ».
Cette contraction tétanique, jointe à la stagnation sanguine dans le reste du cerveau, semble expliquer, en une certaine mesure, pourquoi, dans l’hypnose profonde, le sujet est insensible aux plus violentes impressions qui ne viennent pas de l’opérateur. De même, l’impossibilité d’éveiller le dormeur par les moyens ordinaires serait une conséquence de cet arrangement vaso-moteur devenu fixe. Nous croyons qu’il y faut ajouter une certaine communication nerveuse entre l’hypnotiseur et l’hypnotisé, communication dont la nature n’est pas encore connue et qui rend les nerfs du sujet sensibles à la moindre action de l’opérateur. Il y a des lois de statique et de dynamique nerveuses encore plus subtiles que celle de l’hydrostatique sanguine.
En somme, l’hypnose est un sommeil partiel dans lequel une portion restreinte du cerveau reste excitable et même surexcitable, grâce à l’afflux de sang qui vient s’y localiser. Dans le demi-sommeil ordinaire, il n’existe plus aucune direction ni concentration provenant de la partie encore éveillée, tandis que, dans l’hypnose, il y a direction systématique de la pensée par l’idée dominante de l’hypnotiseur. Cette idée demeure une porte ouverte à l’hypnotiseur lui-même pour prendre la direction des autres idées.
Le sommeil ordinaire peut être transformé en sommeil hypnotique. Bernheim a souvent opéré cette transformation en posant la main sur le front du dormeur et en disant : « Dormez tranquillement, ne nous éveillez pas. » Le contact, dit Lehmann, éveille à demi le dormeur, assez pour qu’il soit capable d’entendre ce qu’on lui dit : il reconnaît la voix du médecin et, étant accoutumé à obéir aux ordres provenant de cette source, il continue de dormir ; mais son attention est désormais dirigée vers l’hypnotiseur, de manière à être en rapport avec lui.
Les analogies de l’hypnotisme avec le sommeil n’empêchent pas les différences. Les stages lucides de l’hypnotisme, principalement, sont caractérisés par des phénomènes musculaires et par des phénomènes d’hyperesthésie ou d’anesthésie qu’on ne remarque pas dans le sommeil normal. L’esprit, dont l’état est confus dans le sommeil ordinaire, peut, dans l’hypnotisme lucide, avoir une claire conscience de ce qu’il fait. Selon l’école de Nancy, l’hypnose ne serait pas un sommeil, mais « un état psychique particulier qui exalte la suggestibilité et qui a son analogie dans l’état de veille normal. C’est la suggestion, dit M. Bernheim, c’est l’action de l’idée sur le corps qui détermine tous les phénomènes ; ces phénomènes ne sont pas d’ordre pathologique, mais d’ordre psychologique : hypnotiser quelqu’un, c’est provoquer un état psychique particulier qui exalte la suggestibilité. »
Assurément, mais cet état psychique ne peut être provoqué que par l’intermédiaire d’un état physiologique, lequel à son tour n’est point naturel et normal, mais artificiel et anormal, par conséquent voisin d’un état pathologique. M. Bernheim aura beau répéter à quelqu’un : « Vous ne pouvez plus remuer votre bras » ; si le cerveau ne s’engourdit pas en partie par quelque procédé à la fois physiologique et psychologique, la suggestion n’aura aucun effet appréciable ; il faut que, dans l’écorce cérébrale, se produise une inhibition comparable à l’arrêt, du cœur sous l’influence de l’irritation du nerf pneumo-gastrique. Et il est difficile de soutenir qu’une aliénation de la personne qui rappelle ou la folie, ou le somnambulisme naturel, ou les deux à la fois, soit un état sans aucun élément pathologique.
L’école de la Salpêtrière, pour d’autres raisons que l’école de Nancy, rejette aussi toute comparaison de l’hypnose avec le sommeil et n’y veut voir qu’un phénomène de physiologie pathologique. Elle considère l’hypnose comme l’équivalent d’une attaque d’hystérie, comme une phase isolée ou anormalement prolongée de la période passionnelle de la grande attaque. L’hypnose ne ressemblerait « en rien » au sommeil naturel177. C’est aller bien loin, et ces assertions dogmatiques semblent d’autant plus exagérées qu’elles ne sont admises ni par l’école de Nancy, ni par M. Delbœuf, ni par Morselli, ni par Lehmann et Wundt, ni par une foule d’autres. La vérité nous semble être que l’hypnose consiste en une combinaison de sommeil partiel et de trouble nerveux, engendrant un état de suggestibilité anormale. Il n’est même pas démontré qu’il n’y eût rien de vrai dans l’ancienne hypothèse du fluide magnétique, si on entend par là une surexcitation du système nerveux produisant des ondulations capables de s’irradier au dehors de l’organisme et d’établir une communication anormale entre deux systèmes nerveux. Les actions inhibitoires ne semblent pas être ce qu’il y a de plus important dans l’hypnose, et il faut surtout considérer les actions excitantes, qui sont liées aux premières ou qui s’y ajoutent. L’exaltation de la sensibilité sur certains points est plus étonnante encore que son abolition sur d’autres points ; le développement anormal de certaines facultés est plus merveilleux encore que le rétrécissement du champ de la conscience. On ne peut donc savoir s’il ne se produit pas des phénomènes vraiment analogues à l’aimantation d’un objet. Nous ne connaissons pas toutes les forces en jeu dans la nature, c’est-à-dire tous les grands modes possibles d’ondulations éthérées. L’électricité et le magnétisme des physiciens ne sont point le dernier mot de la nature, et le système nerveux doit être le siège de forces plus subtiles encore.
III
Effets de l’hypnotisme sur l’idéation et la motion
On a jadis prétendu que les actes des somnambules étaient tous inconscients et se réduisaient à des effets purement physiques, sans aucun corrélatif mental. On connaît la théorie toute mécaniste de Heidenheim et du Dr Despine. Leur principal argument était tiré de l’oubli au réveil ; mais cet oubli, — qui d’ailleurs n’est pas constant et peut être artificiellement empêché, — ne prouve nullement qu’il n’y ait eu aucun état mental pendant le sommeil hypnotique, pas plus qu’il ne prouve la complète absence de rêves pendant le sommeil ordinaire. Les hypnotisés accomplissent une foule d’actions et prononcent une foule de paroles qui dénotent une intelligence très éveillée : s’ils ne se souviennent pas de ces actions au réveil, ils s’en souviennent dans un sommeil ultérieur. Il est donc impossible de voir dans leurs actes et leurs paroles des mouvements analogues à ceux d’une machine.
L’oubli des phénomènes hypnotiques pendant la veille, qui est un des effets les plus remarquables de l’hypnose, est dû à ce que : 1° les associations formées durant l’hypnose entre les idées sont recouvertes par un système cohérent composé d’innombrables contre-associations et ayant pour soutien, dit Lehmann, la multitude d’impressions venues du monde extérieur ; 2° les idées appartenant à l’hypnose sont associées avec un état de la sensibilité organique profondément différent de celui qui, à l’état normal, forme la base de la conscience personnelle. C’est ce que M. Pierre Janet a excellemment montré.
Comment l’opérateur peut-il parfois suggérer avec succès à l’hypnotisé de se rappeler les faits hypnotiques après le réveil ? — Il dit : Quand vous serez éveillé, vous vous rappellerez ceci ; le mot éveille provoque aussitôt l’idée de la veille ; or l’idée de la veille, avec la représentation concrète de l’état de veille, c’est la veille qui commence. On peut dire avec Lehmann que le patient est alors partiellement éveillé. L’idée de la veille peut donc établir un lien d’association entre tel événement et la veille même ; elle rattache l’événement hypnotique au domaine de la veille. D’autre part, le rappel des événements de l’hypnose pendant la veille, lorsqu’il s’agit d’un ordre à exécuter, peut reproduire pour un instant l’état hypnotique ; l’idée fixe de l’hypnose devient alors l’hypnose même.
L’extraordinaire sûreté et précision de la mémoire hypnotique, pendant les états d’hypnose, est due sans doute à ce que l’attention se concentre exclusivement et sans être troublée sur les liens successifs des idées à mesure que se déroule la chaîne des associations.
Les actes accomplis par les hypnotisés constituent une espèce originale de réflexes psychiques qu’il ne faut pas confondre avec les réflexes ordinaires. Dans tout réflexe, la réponse à une excitation extérieure par un mouvement est plus rapide que dans les actes volontaires. Or Beaunis, Stanley Hall et W. James ont établi par l’expérimentation que, durant ce premier stage de l’hypnotisme que les Anglais appellent le stage « alerte », le temps nécessaire au sujet pour réagir à l’égard d’une stimulation extérieure diminue, et l’intensité liminale est plus faible. Ce résultat tient en partie à ce que l’attention est immédiatement fixée sur le stimulus, en partie à ce qu’il n’y a pas de sensations concurrentes du toucher ou de la vue. Il est donc bien vrai que l’action se rapproche alors du réflexe par la rapidité. Elle n’en conserve pas moins un caractère spécifique qu’il importe de déterminer.
Nous accomplissons d’une manière machinale bien des mouvements (comme de tourner la page d’un livre) dont nous avons une conscience faible au moment même où nous les accomplissons, mais dont nous ne nous souvenons plus un instant après, parce que cette conscience n’a été en rien tirée à part du reste : nous n’avons pas pris conscience de notre conscience même. Parfois, au moment où nous accomplissons machinalement un acte, comme de remuer la jambe ou de nous gratter la tête, quelque circonstance fixe tout d’un coup notre attention sur cet acte ; nous nous apercevons bien alors que nous le faisions et que nous avions conscience de le faire ; mais nous comprenons en même temps que, si nous ne l’avions pas remarqué au passage, il n’aurait laissé aucune trace en notre souvenir. Quand vous êtes absorbé dans une série de raisonnements et, par cela même, distrait de tout le reste, il vous arrive de faire des gestes automatiques ou de prononcer des paroles machinales sous l’influence de quelque excitation du dehors. Ce sont là encore des espèces d’actions ou de paroles réflexes, en ce sens qu’il y a réponse immédiate et fatale à une excitation extérieure ; mais, comme il subsiste une conscience spontanée et rapide, quoique trop peu intense pour rester dans le souvenir, ce sont des réflexes mentaux et non pas purement physiologiques. Supposez maintenant un état de l’esprit où les actions et paroles soient encore automatiques et constituent ainsi des réflexes, c’est-à-dire des réponses immédiates et déterminées à telle excitation extérieure déterminée, mais avec ce caractère particulier qu’elles seront conscientes et absorberont en elles-mêmes toute l’attention restée disponible : vous aurez l’état hypnotique, avec ses effets sur la motion.
M. Pierre Janet compare les actions des hypnotisés à celles des gens distraits. « On sait, dit-il, les sottises que nous pouvons commettre dans un instant de distraction ; eh bien, si l’on tient compte des conditions de la production, un acte suggéré, pour le sujet, est l’idéal de la distraction178 »
. Nous ne pouvons admettre cette similitude. Les vraies distractions sont celles qui naissent de ce que l’esprit est attentif à une autre idée. Tout entier à la recherche d’un problème, j’aperçois un canif et un crayon sur la table ; il peut se faire que la seule perception de ces deux objets m’excite à les prendre machinalement et à tailler le crayon avec le canif sans y penser, par distraction. Il arrive ainsi qu’une série secondaire d’images et d’actes corrélatifs se développe automatiquement, au milieu de ma conscience non pas vide, mais très pleine et presque tout entière occupée par d’autres idées. Précisément parce que ces autres idées sont sans rapport avec l’acte de tailler un canif, qui, relativement à elles, est indifférent et sans commune mesure, la perception du canif, avec les mouvements qu’elle suscite, n’est point contre-balancée par la méditation intérieure : il ne s’établit pas de comparaison entre les mouvements de la main et les réflexions profondes où je suis plongé. Le surplus de mon activité nerveuse et mon besoin de mouvement, trouvant ainsi une occasion de se répandre, en profitent pour s’épancher au dehors. Supposez maintenant que mon esprit, au lieu d’être plein, soit relativement vide, que l’oubli porte sur mes idées ou motifs personnels, que toute mon attention disponible soit au contraire concentrée sur l’idée fixe et impulsive que la suggestion a introduite artificiellement en moi, le seul mot de canif, prononcé par l’hypnotiseur, éveillera l’image du canif et de son emploi, avec les autres idées associées et avec les mouvements associés aux idées. L’hypnotisé ne taillera pas le crayon distraitement, mais par concentration exclusive de l’attention disponible ; la distraction portera sur les autres choses, non sur l’acte de tailler le crayon, tandis que, tout à l’heure, c’était l’inverse.
Une autre différence avec la distraction, c’est que la sensation ou l’idée dont on est distrait par autre chose a peu d’intensité ou provoque une réaction peu intense de notre part ; au contraire, l’idée suggérée est relativement intense, ou provoque une réaction intense, parce qu’elle est seule. Il en résulte qu’elle exerce une forte action sur les idées ou sensations antagonistes : elle les « inhibe » à ce point qu’elles sont comme si elles n’étaient pas.
L’hypnotisme peut se définir l’action à la fois réflexe et consciente ; c’est l’action sous la domination d’une idée qui est presque seule et qui, de plus, a été suggérée du dehors ; c’est l’idée-force introduite par le magnétiseur dans une conscience qui s’y absorbe tout entière. À l’état normal, l’idée qui occupe le foyer visuel de la conscience est entourée d’une foule d’autres idées subconscientes que la volonté éveillée sent sous sa domination, toutes prêtes à paraître ; la relation de l’idée dominante avec l’ensemble des autres idées n’est pas suspendue. Dans l’hypnotisme, tout ou presque tout a disparu, sauf l’idée suggérée, et aucune autre ne peut apparaître que celle qui est en connexion immédiate avec la première. C’est pour cette raison que la pensée ou le contact d’une plume, par exemple, appellera nécessairement l’idée d’écrire et celle-ci l’action. Ce qui se repose dans l’hypnotisme, ce qui s’est en quelque sorte replié sur soi pour dormir, ce n’est pas la volonté tout entière, ni toute l’attention, mais le pouvoir de résistance et de direction. Dans le sommeil ordinaire, tous les organes des sens et des mouvements sont engourdis, étant réellement épuisés tous à la fois ; dans l’hypnose, qui survient artificiellement en pleine veille, l’activité nerveuse et cérébrale, au lieu d’être épuisée, est simplement inhibée en sa direction normale et refoulée en une direction anormale. Les sensations et les mouvements persistent en grande partie ; même dans l’écorce cérébrale, les fonctions corrélatives à la conscience ne sont point entièrement supprimées ; mais ce qui est en quelque sorte paralysé, c’est l’idée de résistance et de choix, et, avec cette idée, la possibilité du vouloir personnel. La représentation actuelle, n’ayant alors plus rien pour la refréner, se réalise. On dit à un sujet hypnotisé qu’il ne peut pas se lever de la chaise où il est assis, et il lutte en vain pour le faire ; on fléchit le bras d’un jeune garçon et on lui offre une pièce d’or pour l’étendre : il fait effort jusqu’à en devenir rouge à la face, mais l’idée de la toute-puissance de l’hypnotiseur et de l’impossibilité d’une résistance subsiste, avec ses effets de contraction tétanique, sous l’effort accompli pour résister, et elle empêche le succès de cet effort. Le tout se traduit par une inhibition de mouvements.
II. — On sait que la suggestion peut être exécutée après le réveil, « à échéance ». Cette exécution a lieu de deux manières. Tantôt le sujet accomplit l’acte suggéré en l’attribuant. à sa volonté propre et en imaginant des explications qui le justifient. Tantôt il retombe dans l’état hypnotique au moment même d’accomplir la suggestion, qu’il exécute ainsi en une sorte de rêve. Le premier phénomène prouve combien nous sommes portés à nous faire illusion sur notre libre arbitre, lorsque nous ne voyons pas les raisons cachées de nos actes, les liens de notre pensée actuellement dominante et impulsive avec toutes les traces autrefois laissées dans notre cerveau. Pour comprendre ce fait, on peut le rapprocher de l’intéressante expérience sur les hystériques que nous avons citée plus haut. Demandez à l’hystérique, après avoir touché cinq fois à son insu sa main insensible, pourquoi elle a tout d’un coup pensé et choisi le nombre cinq, elle répondra : « Parce que je l’ai voulu. » En réalité, il y a eu chez elle un déterminisme latent, une véritable suggestion introduite par l’expérimentateur dans le cerveau au moyen des contacts successifs avec la main en apparence insensible. L’enregistrement des suggestions à échéance, qui tourmente si fort aujourd’hui les psychologues, nous paraît se faire d’une manière analogue. C’est une idée impulsive, une idée-force qui a été introduite dans le cerveau pendant le sommeil, puis oubliée par le sujet revenu à l’état de veille. Quand arrive l’occasion extérieure indiquée pour l’exécution de l’ordre, l’idée reparaît tout à coup par association dans la conscience, sans que le moi du plein jour sache de quelles profondeurs nocturnes elle lui est venue : c’est l’analogue du chiffre cinq qui semble surgir par la volonté de l’hystérique alors qu’il a été suggéré du dehors. Le moi s’attribue alors l’acte et en imagine des raisons parfois invraisemblables. Le sujet peut aussi, nous l’avons vu, quand l’heure d’accomplir la suggestion est venue, être ressaisi d’une sorte de vertige hypnotique, exécuter l’acte pendant un instant de somnambulisme, puis en perdre aussitôt le souvenir. Il est ainsi envahi par le sommeil en même temps que par l’idée de l’acte à exécuter. Dans l’écorce engourdie et inhibée par ce vertige soudain surgit alors une image unique, celle de tel acte à faire, et cette image unique entraîne sa réalisation immédiate, infaillible, en mouvements corrélatifs. On a ainsi, non l’absolue inconscience, mais le retour de la conscience à l’état presque « monoïdéique ».
M. Delbœuf a montré qu’en réveillant une personne endormie au milieu même de l’accomplissement de quelque suggestion, par exemple se lever et présenter une chaise, l’hypnotisé a le souvenir conscient de la suggestion qui lui a été faite. Ces conditions déterminent une continuité exceptionnelle et momentanée entre les deux états : elles permettent au sujet de ressaisir un bout de la chaîne des états hypnotiques. Mais ce n’est pas pour longtemps : bientôt la vie normale reprend le dessus, la mémoire consciente des suggestions ou actes du somnambulisme s’évanouit ; ainsi s’effacent, comme des vapeurs, les rêves d’abord retrouvés au réveil, puis dissipés par le retour des pensées de la veille.
La suggestion peut être contre-balancée par une idée opposée qui se ranime et reprend son énergie. M. Gurney a endormi un jeune facteur du télégraphe qui avait le plus profond dégoût pour son métier. Une fois hypnotisé, ce sujet était à la merci de toute suggestion et de tout ordre, hormis un seul : rien ne pouvait l’amener à porter un télégramme ; on avait beau lui promettre 20 livres sterling ou le menacer de mort, rien n’y faisait. Le souvenir de sa répugnance pour un métier pris en horreur, ayant acquis l’intensité monoïdéique, s’opposait à toute idée contraire que l’hypnotiseur voulait introduire au foyer de la conscience. C’était la volonté sous forme d’idée fixe. Nouvelle preuve que ce qui est aboli dans l’hypnotisme n’est pas la volonté au sens général du mot, mais l’idée de choix possible pour la volonté, l’idée de liberté. Les hypnotisés ont souvent conscience de la folie des choses qu’on leur fait faire ; ils peuvent voir de fortes objections à l’acte suggéré et ne concevoir aucun motif plausible pour l’accomplir, mais, dit M. Gurney, « il ne leur vient pas à l’esprit qu’ils aient le pouvoir de choisir179 »
. Les anormalités de la conduite sont proportionnelles à l’affaiblissement de l’idée du libre choix ; l’idée de liberté, cette constante auto-suggestion qui se réalise elle-même, fait donc partie des conditions normales de la conduite : elle est par excellence, comme nous l’avons montré, l’idée-force normale et aussi l’idée-force morale.
III. — En somme, loin d’être un phénomène exclusivement mécanique, l’hypnotisme est essentiellement une attitude mentale, une manière d’être anormale de la volonté, qu’on a plongée à tâtons dans une nuit artificielle, en ne lui laissant pour guide que la lueur de telle ou telle idée. L’« inconscient » est désormais chassé du domaine de l’hypnotisme, où on avait voulu lui élever des autels comme à un dieu inconnu. L’hypnose est un état de la conscience où se réalise, dans sa plénitude, le règne des idées-forces.
Le phénomène de la catalepsie est celui qui manifeste le mieux cet état d’absorption dans une idée et dans l’acte correspondant. Alors éclatent les deux lois fondamentales des idées-forces, qui sont que toute idée exclusive et isolée entraîne toujours : 1° le mouvement où elle se traduit, 2° la croyance à la réalité de son objet. On sait que Condillac supposait une statue en qui on introduirait une sensation, et seulement une sensation ; eh bien, dit avec raison M. Pierre Janet, Condillac n’a point deviné le phénomène principal que cette sensation allait produire : il n’a pas vu qu’à chaque sensation nouvelle la statue allait se remuer. « La plus simple expérience nous montre tout de suite ce phénomène important. Que, dans une conscience vide, survienne une sensation quelconque produite par un procédé quelconque, et aussitôt il y aura un mouvement. » Telle est la loi que manifestent les phénomènes les plus simples de la catalepsie. Soulevez le bras d’un cataleptique, if conserve son altitude ; mettez-le en mouvement, il continue ce mouvement. Les forces physiques de la pesanteur tendraient à faire tomber le bras soulevé ; il faut donc, pour le maintenir, une contraction persistante des muscles. Qu’est-ce qui peut donner à ces contractions leur unité et leur persistance ? M. Pierre Janet ne voit d’autre réponse que celle-ci : — C’est une sensation persistante. « Ainsi, ajoute-t-il, se vérifie par l’expérimentation une des idées les plus fécondes d’un de nos philosophes, qui a dit (dans la Liberté et le Déterminisme) : — Toute idée est une image, une représentation intérieure de l’acte ; or la représentation d’un acte, c’est-à-dire d’un ensemble de mouvements, en est le premier moment, le début, et est ainsi elle-même l’action commencée, le mouvement à la fois naissant et réprimé ; l’idée d’une action possible est donc une tendance réelle, c’est-à-dire une puissance déjà agissante et non une possibilité purement abstraite. »
Toutefois, nous ne saurions admettre entièrement l’explication que M. Pierre Janet donne des phénomènes cataleptiques. En premier lieu, nous ne croyons pas que la conscience de la personne cataleptique puisse être proprement déclarée « vide », analogue à la statue de Condillac : ce vide prétendu est un ensemble de tendances vitales et d’impulsions confuses produisant la sourde rumeur de la vie végétative et animale, et qui ne peuvent cesser qu’avec la vie même. La personne en catalepsie conserve toujours le « vouloir-vivre ». Nous ne pensons pas qu’une sensation puisse se produire dans un être vivant sans affecter l’appétit vital : la sensation n’est même, selon nous, qu’une certaine affection de cet appétit ; ce n’est pas un phénomène suspendu en l’air et détaché, c’est la vibration totale d’un organisme vivant et sentant. Bien plus, une sensation ne saurait être consciente sans provoquer une certaine attention de l’être conscient, et l’attention est un acte de la volonté. Ce qui est vrai, c’est que, dans la catalepsie, la sensation unique absorbe toute la somme d’attention dont le sujet est resté capable, et en même temps toute sa volonté. Nous avons donc, en définitive, outre la sensation musculaire du bras tendu, admise par M. Pierre Janet, une direction simultanée de l’attention et de l’appétition dans le sens de cette sensation même. De là vient, selon nous, la contraction persistante ; c’est une résultante extérieure et mécanique qui exprime au dehors la résultante interne et mentale. En un mot, la conscience n’ayant plus dans son obscurité qu’une seule image claire et distincte, à savoir la sensation du bras tendu, la volonté n’a plus rien autre chose à apercevoir et à vouloir que cette sensation présente : la volonté est donc toute à cette sensation, qui persiste, et elle fait ainsi persister l’attitude même du bras. C’est un cas de volonté sans choix et unilinéaire, d’appétit déterminé en un seul sens, mais c’est toujours de l’appétit et de la volonté, non un état de sensation passive. Le mouvement simultané qui se produit dans le bras tendu est la manifestation externe de la réaction due à l’appétit vital, non pas seulement de la sensation et de l’excitation périphérique.
Après la continuation d’une attitude ou d’un mouvement, le second phénomène remarquable que présente la catalepsie est l’imitation et la répétition des actes. Nouvel exemple de la force des idées et images ; au lieu de lever le bras du sujet, l’hypnotiseur lui montre son bras levé, et l’hypnotisé met lui-même le sien dans une position identique. C’est que la vue du bras levé est une excitation sensitive et impulsive qui, introduite dans le cerveau, doit nécessairement se dépenser ; or elle ne peut se dépenser en éveillant une autre idée, parce que le cerveau est trop engourdi ; la voie naturelle qu’elle prend est donc la voie centrifuge, et la direction précise qu’elle prend est celle du bras, parce que l’image du bras et le bras sont en rapport immédiat180.
Il y a d’ailleurs des cas où les choses se passent un peu autrement. Si le cerveau n’est pas complètement engourdi, l’excitation produite par la vue d’un mouvement, au lieu de se dépenser en un simple mouvement imitatif, peut se dépenser aussi en autres idées associées, qui, elles-mêmes, entraînent les mouvements associés. Joignez les mains de la cataleptique, cette sensation des mains jointes entraînera l’idée de la prière avec l’attitude correspondante, puis l’idée de la communion avec l’attitude correspondante, etc. L’association des idées ou des actes a pour base, selon nous, l’association plus profonde des sentiments ou des impulsions ; celle-ci, à son tour, a pour cause un état général de la conscience, une direction générale de la volonté. Celle-ci enfin, une fois produite, tend à persister et à s’exprimer au dehors. L’ensemble d’images et de mouvements constituant l’état général de la volonté dans la dévotion est donc suscité par la sensation des mains jointes et, une fois produit, il devient le mobile de toute une scène où les altitudes diverses de la dévotion se succèdent et s’enchaînent. Là encore physique et mental sont inséparables : ce sont deux rapports différents d’une même série de faits.
En vertu de la théorie des idées-forces, de même qu’il n’y a jamais sensation, idée, hallucination sans un mouvement correspondant, de même il n’y a jamais abolition d’une sensation ou d’une idée, jamais d’« anesthésie » ou d’« amnésie », sans une suppression ou une modification des mouvements immédiatement liés à cette sensation ou à cette idée : si j’ai oublié le nom ou la place d’un objet, je ne puis pas prononcer ce nom, ni faire le mouvement convenable pour prendre l’objet à sa place. C’est ce que M. Pierre Janet a fort bien montré. Une hystérique qui perd complètement le souvenir de toute espèce d’images verbales, ou qui perd les images kinesthésiques répondant aux mouvements d’un membre, ne peut plus parler ou ne peut plus remuer ce membre. « Ici encore le côté extérieur et visible de l’activité humaine n’est que l’ombre de son activité intérieure et psychologique. En réalité, ces deux choses, l’oubli et la paralysie, ne sont, dit M. Pierre Janet, qu’un seul et même phénomène considéré de deux côtés différents, comme l’image et le mouvement181. »
En d’autres termes, à toute suppression d’idée répond une suppression exactement corrélative de force motrice sur le point intéressé, comme à toute introduction d’idée répond une production proportionnelle de mouvement, sous une forme ou sous une autre182.
L’hypnotisme confirme encore une dernière conséquence de la loi des idées-forces, qui veut que toute idée non contre-balancée par une autre apparaisse comme une réalité et soit projetée immédiatement dans le monde extérieur. Dans l’état de monoïdéisme, de même que la conscience est réduite tout entière à une sensation, de même le monde extérieur est tout entier réduit à une image. De là les hallucinations des hypnotiques. Toute hallucination qui leur est suggérée semble vivre d’une vie propre et se développe par le ressort intérieur des associations d’images répondant aux associations de mouvements. Vous faites boire au sujet, sous le nom de champagne, un verre d’eau vinaigrée, il trouve le champagne excellent et finit même par présenter tous les signes de l’ivresse. Inversement, une ivresse réelle peut être dissipée par suggestion. Un flacon d’ammoniaque présenté comme eau de Cologne prend une odeur délicieuse ; une poudre noire présentée comme prise de tabac, ou même simplement l’idée du tabac, provoque l’éternuement. Les images différent des perceptions en ce qu’elles sont moins distinctes et plus sujettes au contrôle volontaire ; l’hypnotisé ayant perdu la direction de ses idées et de ses images mentales, les représentations qu’on lui suggère ont pour lui la fixité et l’indépendance des perceptions. Si donc elles sont suffisamment distinctes, elles sembleront être des objets actuellement présents. On objectera que, diaprés les expériences de Beaunis, les hallucinations hypnotiques seraient en réalité indistinctes. Beaunis suggère à l’hypnotisé qu’il va sur un morceau de papier un dessin représentant un chien ; puis il ordonne d’en tracer les contours avec un crayon. Il n’obtient d’ordinaire qu’un dessin grossier et peu ressemblant. Mais Lehmann répond avec raison qu’autre chose est de voir un chien par l’imagination, autre chose de le dessiner. Le dessin suppose une certaine habileté de la main. Lehmann lui-même raconte que, venant de voir un chien qui jouait, il essaya vainement d’en reproduire la forme sur le papier, bien qu’il eût fait grande attention à l’animal. Stout, à son tour, dit qu’il lui arrive de s’apercevoir qu’il rêve tout en continuant d’avoir les hallucinations du rêve ; or, plusieurs fois il essaya de soumettre à l’analyse les images alors présentes à son esprit, mais il s’aperçut que cet examen était impossible : par aucun effort il ne pouvait distinguer de nouveaux détails dans la représentation totale183. On peut donc admettre que les images hypnotiques, même quand elles sont faibles, sont encore relativement assez intenses pour produire, au milieu du vide cérébral, l’effet d’une réalité.
L’hallucination suggérée peut être suivie d’une image consécutive, comme si c’était une sensation réelle : suggérez l’hallucination d’une croix rouge sur du papier blanc, le sujet, en regardant une autre feuille de papier, verra une croix verte. La vibration cérébrale a donc produit, par contagion, une sorte de courant centrifuge dans les nerfs optiques. L’hallucination peut être doublée par un prisme ou un miroir, amplifiée par une lentille ; tracez un trait sur une carte blanche et dites ait sujet que c’est la photographie de Victor Hugo, il apercevra la photographie. Placez une loupe sous les yeux du sujet, il verra la photographie grossir ; le prisme la lui fera voir double. M. Dinet explique ces faits par le « point de repère » que fournit le petit trait noir tracé sur la carte, et qui est devenu le noyau de l’hallucination » Ces phénomènes hypnotiques prouvent que des images toutes cérébrales peuvent être projetées sous forme d’objets réels. Inversement, des sensations réelles peuvent être abolies par la seule idée qu’elles n’existent pas. On peut arracher des dents, amputer un bras, en affirmant au sujet endormi qu’il ne sent rien. On peut abolir la sensation de la faim : un patient est resté ainsi quatorze jours sans nourriture. Sa foi seule le nourrissait. La force de l’idée, ainsi que de la croyance qui accompagne nécessairement toute idée non contredite par une autre, reçoit dans ces expériences la plus éclatante confirmation.
IV
Influence des idées sur la vie organique. Action curative de l’hypnotisme
L’influence des idées sur la vie organique atteint dans l’hypnotisme son plus haut degré et produit les effets les plus curieux, les plus propres à montrer que le mental se retrouve au fond du physique. Notre conscience, à l’état de veille normale, est formée par un ensemble de sensations venant à la fois du dehors et du dedans, mais celles du dedans et de la vie végétative sont obscurcies par les autres comme les étoiles par la clarté du soleil. En supprimant ou en restreignant, par l’hypnotisme, la communication du cerveau avec l’extérieur, on rend possibles de nouvelles perceptions fournies par les organes et dont la succession peut constituer une nouvelle existence, différente de l’ordinaire. La vie mentale reflue à l’intérieur. C’est comme un changement de position par lequel l’œil de l’esprit est retourné du dehors au dedans. Les seules vues sur le dehors sont celles qu’ouvre la parole de l’hypnotiseur, qui se trouve ainsi l’unique évocateur et conducteur des idées. Une foule de sensations organiques et de réactions du cerveau sur les organes internes peuvent alors acquérir un relief inaccoutumé. Le rayon de l’idée va devant soi. jusqu’au bout, sans obstacle ; il va jusqu’à l’organe qui est en rapport avec lui, il y exerce son action, il le modifie dans son propre sens. L’hypnotiseur, au lieu d’agir directement sur telle partie du corps qui lui est inaccessible, agit indirectement par l’idée de cette partie, introduite dans le cerveau et réfléchie du cerveau sur la partie elle-même. Il pétrit et reforme l’organe, non plus avec la main, mais avec une idée transmise au cerveau, puis à l’organe.
L’hypnotisé reprend sur sa vie végétative l’empire que lui avait fait perdre l’habitude d’être tout entier à la vie de relation. Il redevient maître de ses organes et, par la seule idée de tel ou tel état, il peut provoquer cet état. L’idée, étant alors seule, est souveraine sur son expression interne et, autant que l’état des organes le permet, elle s’y exprime et s’y réalise. La petite lumière de l’étoile qui, en plein jour, ne se laissait point voir, redevient visible dans cette nuit ; de plus, il n’y brille que l’étoile évoquée par la parole de l’hypnotiseur.
Pour mieux comprendre cette étonnante influence du mental sur le physique, rappelons qu’à l’origine tous les organes étaient plus ou moins sous la dépendance de la volonté et que tous leurs états retentissaient plus ou moins dans la conscience. Chez les animaux inférieurs, les fonctions rudimentaires du cœur et de la respiration ne s’accomplissent point, comme chez nous, d’une façon tout automatique : elles se produisent, à des intervalles plus ou moins réguliers, sous l’influence directe d’appétits relatifs à la nutrition, par conséquent sous une influence mentale en même temps que physique. Chez certains hommes, les battements du cœur sont encore soumis à la volonté et peuvent être suspendus. De même, nous pouvons tous suspendre volontairement le rythme devenu automatique de la respiration. Nous ne remarquons point les sensations produites par les battements normaux du cœur et par la respiration normale ; mais ces sensations, aujourd’hui affaiblies, n’en existent pas moins dans la conscience générale, confondues avec la masse des autres sensations. À l’origine, il est probable que la conscience de l’animal était avertie de tous les incidents de sa vie végétative, non pas seulement de ceux qui se rapportent à la vie de relation : il avait le sens du corps plus développé et plus différencié ; il sentait son existence, il sentait le travail des glandes ; il percevait tous ses changements internes, en jouissait ou en souffrait. Chaque mouvement, en un mot, s’accompagnait d’un sentiment quelconque et d’une représentation plus ou moins confuse ; d’autre part, toute représentation mentale était inséparable d’un mouvement effectué dans les membres. Encore aujourd’hui, tous nos organes et tous les mouvements de nos organes ont leurs représentants au cerveau dans des idées actuelles ou possibles, distinctes ou indistinctes, séparées de la masse ou confondues dans la masse ; ils exécutent leur partie dans le concert vital de la conscience. Notre cœur n’est pas seulement dans notre poitrine, il est aussi dans notre tête, par l’idée même que nous en avons, par les cellules cérébrales avec lesquelles l’innervation nerveuse le met en rapport. Aussi l’idée d’un mouvement ou d’un repos dans l’organe est-elle, comme nous l’avons reconnu, le premier stade de la réalisation du mouvement ou du repos184.
Un voit qu’en supprimant la vie de relation, qui n’a plus d’autre ouverture sur le dehors que l’idée introduite par l’hypnotiseur, l’hypnotisme doit surexiler le sens du corps et de toutes les parties du corps qui dépendent du système nerveux. Une personne est menacée d’une bronchite : elle ressent des chatouillements dans la poitrine et des envies de tousser ; de petits coups frappés çà et là sur la cage thoracique provoquent la toux ; mais cette exploration est vague et incomplète ; la même personne est-elle hypnotisée : à l’instant, dit M. Delbœuf, « elle prend pour ainsi dire connaissance de son être interne. Elle saisira le doigt de l’hypnotiseur et le promènera avec précision sur tous les points irrités185. »
Il y a donc là une acuité exceptionnelle du sens vital. Maintenant, que l’hypnotiseur emploie la suggestion de l’idée : qu’il déclare à la personne, dans un certain nombre de séances, que telle irritation maladive va disparaître, que le mal n’est plus, qu’elle ne souffre plus. Cette idée du soulagement sur un point déterminé, tellement intense qu’elle va jusqu’à l’hallucination, obscurcit la douleur, devient une idée-force capable de produire à la longue des effets physiologiques en rapport avec sa nature : la persuasion du mal qui diminue, c’est le mal qui commence aussi à diminuer, c’est le calme qui succède à l’orage intérieur, c’est la guérison qui se prépare au sein même de la maladie. En d’autres termes, c’est un ensemble de mouvements par lesquels l’être vivant reprend possession de soi ; l’idée réagit contre l’influence morbide, hausse le ton vital, comme un musicien inspiré qui traduit son inspiration par les sons les mieux adaptés ; tout l’organisme se relève, se tend, se renforce : l’idée de la guérison d’un mal déterminé a favorisé la réaction déterminée sur ce mal et, conséquemment, a facilité la guérison même.
Les phénomènes électriques d’induction prouvent que tel ou tel mouvement peut se reproduire au loin avec la même force et la même direction, sans communication immédiate et visible : l’idée d’une modification organique, qui est une forme de mouvement dans le cerveau et un dessin cérébral, peut donc produire par induction, du côté de la périphérie, cette modification organique à laquelle elle a été associée. Tout le monde connaît l’expérience du sinapisme imaginaire. On persuade à une hypnotisée qu’on lui a mis un sinapisme ayant la forme d’une S ou celle d’une étoile ; on lui applique sur la peau un papier ordinaire, et le résultat final est une rougeur en forme d’S ou d’étoile. C’est donc bien ici une idée qui s’est réalisée, une forme de rougeur représentée qui est devenue une rougeur réelle. Comment nier l’influence que le mental exerce par ses conditions physiques sur le physique ? Il faut bien admettre une contagion des ondulations cérébrales, correspondantes aux images, qui parcourt en sens inverse la ligne de la sensation normale : au lieu d’aller de la périphérie au centre, elle va du centre à la périphérie. L’hypnotisée se représente avec intensité une brûlure, un vésicatoire, un stigmate ; elle finit par sentir la brûlure et par la réaliser ainsi en ses effets cérébraux ; puis l’effet devient cause, et la chaleur sentie dans le cerveau va rayonnant jusqu’à la peau même, dans telles limites déterminées par ce que les psychologues appellent « les signes locaux ». On connaît d’ailleurs l’action vaso-motrice et secrétoire du système nerveux. De même qu’on produit, par la suggestion de l’idée, les effets d’un vésicatoire, de même on peut, par suggestion, empêcher les effets d’un vésicatoire réel et le développement des phlyctènes. Il faut donc supposer que la persuasion profonde de l’impossibilité d’une vésication, en produisant une sorte de résistance tout le long du système nerveux et en haussant le ton des fonctions végétatives, a pu contre-balancer l’effet irritant des cantharides : c’est là un des exemples les plus frappants de la force que peut avoir une idée, par les sensations et impulsions affaiblies qu’elle renferme et qui se renforcent à un moment donné.
Il est facile d’en conclure que, pour se guérir d’un mal, la première condition est de se persuader ou que le mai n’existe pas, ou qu’il n’est pas grave. L’idée du mal, au contraire, tend à produire et à aggraver le mal. M. Del-bœuf a insisté avec raison sur l’effet fâcheux de la souffrance, qui, entretenant l’idée du mal, entretient le mal même et occasionne, en tout ou en partie, les accidents consécutifs. La douleur qui prend naissance au point affecté ne tarde pas à étendre la lésion, puis « fait avalanche ». Qu’on enlève ou atténue la douleur, on enlèvera ou on affaiblira l’un des facteurs du mal organique. Même dans l’état normal, nous « créons l’agrandissement de la plaie à force de la sentir et d’avoir notre attention fixée sur elle
». L’hypnotisme, qui distrait cette attention, opère en sens inverse de la douleur : il diminue le mal en faisant que nous n’y songions plus. On explique aussi par là, dans une certaine mesure, une partie de l’action des remèdes ordinaires. En calmant les symptômes, les remèdes calment l’esprit, et peut-être leur attribue-t-on parfois une efficacité qui est due « à l’imagination tranquillisée du malade. » Il y a donc du bon même dans la médecine des symptômes186.
Considérés philosophiquement, ces faits prouvent, une fois de plus, que la douleur et la pensée ne sont pas, dans la nature, des « épiphénomènes » sans influence, dont l’être vivant pourrait se passer. Douleur et idée impliquent certains processus de l’onanisme qui ont leur action propre dans le résultat final. « Dans certains cas exceptionnels et morbides, dit M. Delbœuf, ne peut-il pas se faire qu’à la sensation éprouvée se joigne la modification organique correspondante ? »
— Non seulement, répondrons-nous à M. Delbœuf, cela peut se faire, mais, selon la théorie des idées-forces, cela doit se faire : la sensation douloureuse est, du côté physique, une modification organique en un sens opposé au mouvement de la vie ; la sensation agréable est une modification organique qui relève la puissance vitale. L’image, l’idée, la sensation du mieux, c’est la réalisation du mieux. Le mental et le physique ne font qu’un dans la réalité concrète ; il n’y a point de mouvement du corps qui n’ait sa contrepartie mentale ; il n’y a point de fait mental qui n’ait son efficacité organique.
V
Communications possibles entre les cerveaux
Nous allons maintenant voir la chaîne indivisiblement physique et psychique se continuer d’un individu à l’autre, les relier ainsi d’un lien à la fois matériel et mental. Il y a des faits étranges de communication entre les cerveaux et, par cela même, de communication entre les consciences.
Entre l’hypnotiseur et l’hypnotisé s’établit une sympathie particulière qu’on appelle le rapport magnétique. Ce rapport, dont nous avons déjà parlé plus haut, consiste dans l’idée et l’impression permanentes laissées par les relations que l’hypnotisme a établies entre les deux personnes. Le cerveau de l’hypnotisé conserve l’idée de l’hypnotiseur et reconnaît son action à des signes subtils, qui échappent à tout autre, par une impression dont il ne saurait lui-même rendre compte. Ce sujet est souvent aveugle ou sourd à la présence et à la voix de toute personne autre que l’hypnotiseur ; il ne voit et n’entend que ceux qui sont mis par ce dernier en rapport avec lui. Un sujet très sensible suivra l’hypnotiseur tout autour de la chambre ou dans la maison ; il pourra même, assis dans un fauteuil, suivre avec la tête, comme une aiguille aimantée, la marche de l’hypnotiseur autour de la maison. Il montrera en son absence un malaise particulier. Au milieu d’un vacarme de voix, il distinguera le chuchotement de l’hypnotiseur, imperceptible pour toute autre oreille. Il est clair, cependant, que ce chuchotement produit son effet dans la conscience de tous les assistants, qui le remarqueraient s’il était seul, et qui ne le remarquent pas perdu dans l’ensemble. C’est que ce chuchotement ne touche aucun point pour ainsi dire explosible de leur cerveau. Au contraire, dans le cerveau de l’hypnotisé, il y a un point toujours prêt à vibrer et à répondre : c’est l’idée permanente de l’hypnotiseur, avec l’impression particulière qu’elle produit, tout ce qui est en relation avec cette impression et cette idée provoque la réaction sympathique de l’hypnotisé ; tout ce qui n’est pas en rapport avec cette idée est comme s’il n’existait pas. C’est un monopole, un accaparement de la conscience, une inhibition de tout le reste par l’idée-force du pouvoir appartenant à l’hypnotiseur. M. Pierre Janet suggère à Mme B… l’hallucination d’un bouquet qu’elle respire, d’oiseaux qu’elle caresse. Chose curieuse, cette hallucination ne se produit que si M. Janet lui touche la main. Si une autre personne que lui la touche, rien ne se produit ; mais si M. Janet touche lui-même cette seconde personne, même à l’insu de la somnambule, l’hallucination réapparaît aussitôt, comme si une action quelconque exercée par lui avait passé au travers du corps de la personne qu’il touche. Si on fait une sorte de chaîne avec plusieurs personnes intermédiaires, le phénomène n’est plus aussi constant. Une expérience favorite de M. Gurney était de cacher la main du sujet derrière un rideau épais, puis de toucher un de ses doigts, qui devenait aussitôt insensible ou rigide. Si un assistant touchait en même temps un autre doigt, jamais il ne le rendait insensible ou rigide. Tel est le phénomène de « l’électivité ». Même pendant la veille, chez certains sujets, quand leur attention était absorbée par une conversation animée avec des tiers, M. Gurney, en touchant un doigt, le rendait insensible ; les autres personnes, non. En admettant donc qu’il y eût suggestion, encore faudrait-il que le sujet, pour deviner l’intention de l’opérateur, eût une délicatesse de sens inouïe. Il semble plutôt qu’il y ait là une perception subconsciente et indéfinissable.
La sympathie de l’hypnotiseur et de l’hypnotisé peut s’exercer à distance et devenir ainsi « télépathie ». Rappelons que M. Pierre Janet et M. Gibert ont endormi leur sujet quinze fois, par la concentration de la pensée et de la volonté, à une distance d’au moins 500 mètres, et qui a atteint plusieurs kilomètres. M. Héricourt a endormi de même son sujet à plusieurs reprises187. Le docteur Dusart dit avoir fait avec succès plus de cent expériences analogues. Il a endormi ou réveillé son sujet à des distances de 5 et 10 kilomètres. Le même sujet, que son père endormait aussi, reconnaissait l’action de M. Dusart et la distinguait de toute autre. Le sujet de MM. Janet et Gibert ne savait si c’était le premier ou le second qui l’avait endormi. M. Richet a fait des tentatives analogues, mais avec un succès incertain.
Dans l’hypnotisation à distance, il faut que l’hypnotiseur concentre non seulement sa pensée, mais encore sa volonté sur le sommeil à produire. D’après MM. Pierre Janet, Héricourt et Dusart, la croyance qu’a le sujet que son hypnotiseur habituel est en train de l’endormir à distance reste inefficace si l’hypnotiseur ne concentre pas énergiquement sa volonté : l’auto-suggestion est donc insuffisante ; il faut une action directe de l’opérateur.
Non seulement on peut endormir par la force de la pensée, mais on peut, par la même force, faire des suggestions à une personne déjà endormie. M. Gibert suggère mentalement à Mme B… d’arroser le jardin le lendemain à deux heures vingt. Le lendemain, à l’heure exacte, elle prend un seau, le remplit d’eau et arrose le bas du jardin. Une autre fois, M. Gibert convient d’endormir de chez lui Mme B… par la pensée, puis de la forcer à se lever et à venir le rejoindre. Au bout d’un certain temps Mme B… tombe en somnambulisme, sort brusquement de sa maison et marche à pas précipités ; elle avait les yeux fermés, mais évitait tous les obstacles avec adresse, et arriva sans encombre. A peine arrivée, elle tomba sur un fauteuil, dans la léthargie la plus profonde. Cette léthargie ne fut interrompue qu’un instant par une période de somnambulisme proprement dit, où elle murmura : « Je suis venue… J’ai vu M. Janet. J’ai réfléchi qu’il ne faut pas que je prenne la rue d’Etretat : il y a trop de monde188… »
Cette expérience fut recommencée avec succès, une fois devant M. Paul Janet, venu au Havre pour y assister, une autre fois devant M. Myers, venu d’Angleterre, M. Marillier et M. Ochorowicz189.
La transmission des sensations, et non plus seulement des pensées, se fait, par une véritable télépathie, de M. Ochorowicz raconte ainsi une de ses expériences de suggestion mentale ; « Lève ta main droite ! Je concentre ma pensée sur le bras droit de la malade, comme s’il était le mien ; je m’imagine son mouvement à plusieurs reprises, tout en voulant contraindre la malade par un ordre intérieurement parlé… Première minute : action nulle ; deuxième minute : agitation dans la main droite ; troisième minute : l’agitation augmente, la malade fronce les sourcils et lève la main droite, qui retombe quelques secondes après… Va à ton frère et embrasse-le. Elle se lève, s’avance vers moi, puis vers son frère. Elle tâte l’air près de sa tête, mais ne le touche pas, s’arrête devant lui en hésitant ; elle se rapproche lentement et l’embrasse sur le front en tressaillant. »
La Société pour les recherches psychiques, en Angleterre et en Amérique, s’est livrée à des expériences très patientes et très minutieuses sur la transmission de la pensée à des personnes hypnotisées et même non hypnotisées. Ces résultats, quoique frappants dans certains cas, ne nous semblent guère probants dans l’ensemble.
M. Pierre Janet à Mme B… Si, dans une autre chambre, M. Pierre Janet boit et mange pendant que Mme B… est endormie, celle-ci croit boire et manger, et on voit sur sa gorge les mouvements de déglutition. Elle distingue si M. Pierre Janet a mis dans sa bouche du sel, du poivre ou du sucre. Si, dans une autre chambre, M. Pierre Janet se pince fortement le bras, Mme B… endormie pousse des cris et s’indigne d’être pincée au bras. En se tenant dans une autre chambre, M. Jules Janet, frère de M. Pierre Janet, et qui avait aussi sur Mme B… une très grande influence, se brûla fortement le bras pendant que Mme B… était en léthargie. Mme B… poussa des cris terribles, et M. Pierre Janet, qui était avec elle, eut de la peine à la maintenir190.
Il y a souvent, nous l’avons vu, chez les hypnotisés, une hyperacuité des sens qui rappelle la perfection avec laquelle les aveugles distinguent les choses au toucher, ou avec laquelle les sourds-muets lisent la parole sur les lèvres. Selon M. Delbœuf, un sujet, après avoir soupesé une carte blanche prise dans un paquet de cartes
On a émis cette hypothèse que la pensée de l’hypnotiseur se transmet à l’ouïe de l’hypnotisé par l’intermédiaire de la parole. Nous ne pensons point, en effet, sans prononcer mentalement des paroles, et nous ne les prononçons pas mentalement sans les prononcer aussi physiquement avec le larynx ; penser, c’est parler tout bas. Les idées sont tellement inséparables du mouvement qu’elles se traduisent toujours, dans notre larynx, par des bruits musculaires très faibles, qu’une oreille plus fine pourrait entendre. L’hypnotisé peut avoir l’acuité de l’ouïe nécessaire pour entendre un ordre qui lui est donné par la parole intérieure. M. Ch. Féré et M. Ruault ont même pensé que l’hypnotisé peut, comme le sourd-muet, lire les mots sur les lèvres. Lorsque l’expérimentateur veut suggérer mentalement à son somnambule de lever la jambe, il dit en lui-même : « Levez la jambe. Je veux que vous leviez la jambe », et plus il veut donner cet ordre, plus il tend à articuler des mots. On conçoit donc que le sujet puisse, comme le sourd-muet, mais avec beaucoup plus de délicatesse, discerner ces mots presque articulés, en observant les mouvements extérieurs que détermine chez l’hypnotiseur le jeu très atténué des organes de la parole191.
Quoi qu’il en soit, le moyen de transmission, pour la pensée, doit être un mode d’énergie vibratoire transmise par un milieu : c’est là le seul procédé par lequel des changements, dans une portion de matière, se reproduisent eux-mêmes en une autre portion de matière éloignée. De plus, il s’agit ici d’une reproduction par un cerveau de ce qui a lieu dans un autre cerveau. Enfin, ce qui se reproduit, c’est une idée-force, avec ses effets moteurs. L’hypnotiseur qui concentre fortement sa volonté sur l’idée d’endormir à distance une autre personne se met artificiellement lui-même dans un état de monoïdéisme, où tout est subordonné à une seule idée, devenue le centre actuel du cerveau et de ses mouvements. D’autre part, on sait que, chez le sujet hypnotisable, l’idée du sommeil voulu par l’hypnotiseur suffit pour réaliser le sommeil même. Il faut les deux idées à la fois pour produire le sommeil. Ces idées n’ont pas besoin d’être claires et distinctes quand le sujet est très impressionnable. Il suffit que le cerveau, par un moyen quelconque, reçoive les vibrations qui, d’ordinaire, aboutissent à l’idée du sommeil voulu par telle personne. Comme l’hypnose est précisément la dépression des éléments prédominants dans la conscience normale et l’exaltation d’éléments qui, d’ordinaire, sont effacés sous les autres, on comprend que l’effet, à distance, puisse et doive se produire dans les éléments subconscients ou, en quelque sorte, dans le sous-sol de la conscience, qui est le siège même du sommeil hypnotique. En un mot, on peut admettre une certaine tension cérébrale, nerveuse et musculaire, capable de produire une orientation de la force nerveuse dans une seule direction, et qui, par son intensité même, détermine des ondulations extérieures. Ces ondulations, rencontrant un cerveau d’un équilibre excessivement instable et habitué, sous leur influence, à tomber dans le sommeil, y produisent leur effet habituel malgré la distance. Faites résonner un diapason : un autre diapason, à l’unisson du premier, se mettra à résonner. Les ondulations sonores du premier se sont donc reproduites dans le second, grâce au milieu aérien qui les a transmises.
Au témoignage de Gurney, le révérend Newmann adresse mentalement à sa femme une question ; sa femme, sans le voir, assise devant la planchette des médiums, écrit automatiquement la réponse à la question adressée, et elle n’a eu conscience ni de la demande ni de la réponse. On peut donc encore supposer ici une transmission de la pensée, soit par des ondulations aériennes, soit par des ondulations éthérées qui passent d’un cerveau à l’autre. En outre, cette transmission a lieu à la région subconsciente du cerveau, où se produit d’ordinaire le somnambulisme ; l’individu doué de l’écriture automatique (on médium) est un hémi-somnambule ; il n’a qu’une subconscience de la question et de la réponse qu’il y fait : le dialogue a lieu au-dessous de la conscience, claire du moi.
Nous entrons maintenant dans un domaine encore plus merveilleux et encore mal exploré. Selon MM. Gurney et Myers, beaucoup de personnes ont éprouvé des impressions de diverses sortes représentant une personne éloignée qui, au même moment, était ou mourante ou en proie à quelque grande émotion. Les plus frappantes de ces impressions, recueillies par une minutieuse enquête, consistaient dans la vision de la personne absente ou dans l’audition de sa voix : c’étaient des hallucinations de la vue ou de l’ouïe, mais des hallucinations « véridiques ». Les faits cités par M. Gurney sont très nombreux ; beaucoup sont peu significatifs, plusieurs sont frappants. M. Gurney en conclut la possibilité d’une communication à distance, dans des circonstances exceptionnelles, entre des personnes qui sont reliées par les liens de l’affection. Cette sympathie à distance serait la vraie télépathie. Elle ne produirait pas toujours des hallucinations complotes ; parfois, c’est seulement l’idée de la mort d’une personne aimée qui surgit tout d’un coup dans l’esprit, sans aucune apparition sensible de cette personne. M. Gurney explique la chose par ce fait que le mourant a lui-même l’idée de sa propre mort, et que la sympathie à distance fait se reproduire cette idée dans le cerveau de la personne qui l’aime. Ce serait un phénomène d’induction nerveuse analogue à ceux de l’induction électrique.
Mme Severn se réveille en sursaut, sentant qu’elle a reçu un coup violent sur la bouche. Au même moment, son mari, qui naviguait sur un lac, avait reçu sur la bouche un coup violent de la barre du gouvernail. Si le fait est vrai, une sensation semble ici transmise comme par une sympathie à distance. Dans d’autres cas, c’est une vision qui est transmise. Mme Bettany se promenait dans la campagne en lisant ; tout d’un coup, elle a la vision de sa mère étendue dans son lit et mourante ; elle va chercher un médecin, le ramène, trouve sa mère telle qu’elle l’avait aperçue dans sa vision. Ici, ce n’est pas la sensation de défaillance qui s’est transmise, mais la vision de la mère défaillante. Mme C… était à l’église : « Quelqu’un m’appelle, s’écrie-t-elle tout d’un coup, il y a quelque chose. »
Le lendemain, on l’appelait au lit de mort de son mari, qui était dans une autre ville.
Deux frères qui s’aimaient beaucoup habitaient l’un l’Amérique, l’autre l’Angleterre. L’un d’eux, qui n’avait aucune raison d’inquiétude sur son frère, le voit assis sur son lit, l’air triste. Frappé de cette vision, il regarde l’heure (en bon Anglais) ; il écrit en Amérique et apprend que son frère était mort au moment où il l’avait vu apparaître.
Il y aurait parfois, selon M. Gurney, des apparitions volontaires. Deux étudiants de l’école navale d’ingénieurs à Portsmouth avaient l’habitude de se livrer à des séances d’hypnotisme. L’un d’eux, avant d’être hypnotisé par l’autre, prit la résolution d’apparaître pendant son sommeil à une jeune dame de Naudsworth. On prétend qu’il y réussit : il aurait eu la vision de la dame et lui serait apparu à elle-même comme un fantôme.
Deux sœurs se promenaient aux champs ; elles s’entendent appeler par leur nom : « Connie ! Marguerite ! » En même temps, leur frère s’écriait dans le délire de la fièvre : « Marguerite ! Connie ! Marguerite ! Connie ! Oh ! elles se promènent le long d’une haie et ne font pas attention à moi. » Ici, nous aurions une hallucination réciproque. Dans d’autres cas, il y aurait des hallucinations collectives, où la même apparition est vue par plusieurs personnes.
On nous raconte aussi des histoires peu convaincantes : le révérend Godfrey, en se mettant au lit, désira, avec toute l’énergie de sa volonté et toute la concentration de sa pensée, apparaître au pied du lit de son amie Mme X… Il rêva qu’il l’avait en effet visitée, et lui demanda si elle l’avait vu en rêve : « Oui. — Comment ? — Assis près de moi. » La même dame, la même nuit, se réveille et se lève pour prendre « quelque soda-water » ; en se retournant, elle aperçoit M. Godfrey, debout sous la fenêtre. M. Keulemans, au milieu d’une occupation quelconque, aperçoit tout d’un coup en imagination un panier contenant cinq œufs, dont trois fort gros. Au lunch, il voit deux de ces œufs sur la table. Et il se trouve que sa nourrice avait placé cinq beaux œufs dans un panier pour les lui envoyer. Ces détails de home anglais sont amusants, mais est-il probable que l’extraordinaire se produise à propos de choses si ordinaires ?
Dans la majorité des apparitions, « l’agent » qui apparaissait était en proie à quelque grande crise, et, dans le plus grand nombre de cas, c’était la crise suprême : la mort. Sur six cent soixante-neuf cas de « télépathie spontanée et involontaire », quatre cents sont des cas de mort, en ce sens qu’il s’agissait d’un mal sérieux qui, en peu d’heures ou en peu de jours, s’est, terminé par la mort. Ces cas sont aussi nombreux aussitôt après la mort qu’aussitôt avant. Il n’y a que 47 pour 100 des cas où ait existé un lien de parenté entre les parties ; la consanguinité comme telle aurait donc peu d’influence ; c’est le lien d’affection qui constitue le rapport le plus étroit. D’autres fois, le rapport consiste en une simple similarité d’occupation mentale au moment de la vision. Dans neuf cas, il y eut une convention antérieure entre les parties, par laquelle celui qui mourrait le premier s’efforcerait de rendre sensible sa présence. Dans un des cas, un frère avait supplié son frère de lui apparaître ; dans un autre, raconté par miss Bird, l’auteur anglais de livres de voyages, il y avait eu promesse de la personne qui mourut et apparut ensuite.
Une hallucination est une perception à laquelle manque la base objective dont elle suggère la croyance, mais qui ne peut être reconnue comme étant sans base objective que par la réflexion distincte. Or, il faut se rappeler que, dans la perception même la plus véridique, il y a une construction de l’objet par nous : voir une maison, ce n’est point demeurer passif, c’est, réunir en un tout une multitude de signes séparés, c’est interpréter ces signes, c’est, induire la réalité d’après des apparences, juger de la situation dans l’espace, dans le temps, etc. Percevoir, c’est donc toujours imaginer, ajouter par association des détails de toute sorte à l’esquisse incomplète que la réalité fournit et qui n’est qu’un point de repère. Dès lors, il suffit peut-être qu’une impression plus ou moins vague soit transmise télépathiquement pour constituer un point de repère et un centre d’association. L’impression deviendrait une idée, l’idée entraînerait une émotion, l’émotion donnerait le branle à l’imagination, qui construirait une vision et l’objectiverait : de là une hallucination, œuvre de celui qui l’éprouve, mais cependant provoquée par une impression qui se serait transmise d’un cerveau à un autre. Quand il y a des détails d’apparition qui n’ont pu être imaginés par les visionnaires, M. Gurney pense que le mourant, ayant lui-même dans son esprit, à l’état conscient ou subconscient, sa propre image, a pu en envoyer quelques traits et comme une esquisse, en même temps que l’idée de lui-même et que l’impression de sa souffrance.
Jusqu’à présent, les faits de télépathie sont bien loin d’offrir une certitude scientifique. Il faut faire la part du hasard et des coïncidences fortuites, de l’exagération, du mensonge involontaire, des oublis, et même de ces hallucinations de la mémoire qui font que certaines personnes s’imaginent avoir vu ce qu’elles n’ont point vu. Mais la sympathie à distance et l’hyperacuité exceptionnelle des sens iront en soi rien de contraire aux données de la science. Il est possible qu’il y ait, ou plutôt il est impossible qu’il n’y ait pas des modes de communication à travers l’espace qui nous sont encore inconnus. On peut construire des télégraphes sans tous les fils télégraphiques ordinaires. Un téléphone reproduit à une distance énorme les vibrations reçues de la voix, par l’intermédiaire d’un fil conducteur, ou même sans cet intermédiaire, comme le montrent les récentes expériences faites en Angleterre192 ; on ne saurait donc nier à priori que certaines ondulations cérébrales ne puissent se transmettre au loin par un conducteur dont nous ignorons la nature et produire un effet sensible sur des cerveaux particulièrement en sympathie.
VI
Les dédoublements de la conscience
Il nous reste à étudier les dédoublements de la conscience. Mais parlons auparavant de certains cas qui se rapprochent de l’état normal et où, à notre avis, on invoque trop tôt ces dédoublements du moi. Nous trouvons en effet, de nos jours, à côté de ceux qui admettent l’inconscience absolue, d’autres psychologues portés à admettre dans un même individu trop de consciences et de personnalités. C’est même la tendance actuellement dominante en psychologie que de multiplier les personnages du drame intérieur, de représenter notre tête comme un théâtre où jouent une foule d’acteurs vraiment différents, ayant chacun un moi plus ou moins rudimentaire. Il ne faudrait pas, d’une sorte de mythologie mono-animiste, soutenue par les anciennes écoles, tomber dans une mythologie polyanimiste. Nous sommes loin, d’ailleurs, de nier la désagrégation de l’idée du moi sous l’influence de l’hystérie, de la folie, de l’hypnotisme, mais occupons-nous d’abord des cas moins extraordinaires.
M. Dessoir, dans son livre du Double Moi (Das Doppel Ich), cite les actions automatiques comme preuve de l’existence en nous d’une double conscience. On peut, dit-il, compter des pas, additionner des nombres, jouer des airs de musique très compliqués, lire à haute voix avec le ton convenable, tout en ayant l’esprit absorbé ailleurs et sans savoir ce qu’on fait : ces actions appartiennent donc à une « conscience inférieure. » — « Chaque homme, ajoute M. Dessoir, porte en soi les germes d’une double personnalité. »
N’est-ce pas là chercher bien loin l’explication des faits d’habitude ? Quand on apprend à jouer du piano, on sait mal diriger vers le doigt la force nerveuse, et comme il y a une série de petits mouvements à enchaîner, on est obligé de faire pour chacun de ces mouvements un acte d’attention réfléchie : on ressemble à l’aiguilleur qui, au point de rencontre de deux voies possibles, est forcé de faire attention pour diriger le train dans la bonne voie. Mais, quand nous avons répété une action un grand nombre de fois, les rails sont orientés, et il n’y a plus d’autre embranchement possible ; l’aiguilleur, — je veux dire la réflexion, devient inutile : on n’a besoin que de donner la première impulsion, et le reste se fait tout seul. Ou plutôt, nous l’avons dit, ce sont les centres inférieurs du cerveau qui s’en chargent. Il reste bien des sensations sourdes dans le cerveau et probablement dans la moelle épinière, mais l’ensemble de ces sensations ne constitue point un vrai moi séparé de notre moi.
M. Dessoir va jusqu’à prétendre que le moi des rêves n’est pas celui de la veille. Comment alors nous souvenons-nous ? Comment disons-nous : j’ai rêvé telles ou telles folies ? De même, selon M. Dessoir, le somnambulisme artificiel pourrait être défini : « l’état de prédominance du moi secondaire, artificiellement provoqué ». Nous ne croyons pas qu’il y ait besoin d’avoir véritablement un second moi à sa disposition pour être hypnotisé : l’hypnotisme est l’inhibition passagère d’un certain nombre de centres cérébraux ; c’est un engourdissement, un éblouissement, comme on voudra ; c’est donc bien une sorte de maladie du moi, mais ce n’est pas nécessairement la production ou l’évocation d’un second moi193.
M. Dessoir, à l’appui de son opinion, a réuni de curieux documents sur le miroir magique. Depuis l’antiquité, il existe certaines personnes qui aperçoivent des visions dans un miroir, et ces visions, selon elles, répondent à des réalités présentes, passées ou même futures. Le miroir magique peut être remplacé par un verre d’eau, comme celui de Cagliostro, par une carafe, par un morceau de cristal déroché, par un diamant, en un mot, par un objet brillant. En fait, la personne nerveuse et exaltée qui consulte le miroir ou le cristal s’hypnotise elle-même à demi, tout au moins se surexcite le cerveau et arrive ainsi à se donner de véritables hallucinations. Rien de plus naturel pour des imaginations exaltées. George Sand enfant, au coin de la cheminée, contemplait le garde-feu et, dans les reflets de la flamme, apercevait des figures et des scènes. Il est des personnes douées du pouvoir de se donner à elles-mêmes des visions d’un réalisme hallucinatoire. On conçoit aussi que, sous une excitation demi-hypnotique, des souvenirs réels surgissent, en forme d’apparition, des profondeurs de la mémoire. Miss Goodrich avait détruit une lettre : quand elle veut répondre, elle ne se rappelle plus l’adresse ; après de vains efforts, elle consulte son cristal, et bientôt elle a la vision des mots Hibb House, en lettres grises sur fond blanc. Elle se risque à envoyer sa lettre à cette adresse, et bientôt elle reçoit la réponse avec cet en-tête : Hibb House, en lettres grises sur fond blanc. M. Dessoir veut voir là une preuve de l’activité indépendante du moi souterrain s’exerçant sans que le moi supérieur le sache. Il nous semble au contraire que la demoiselle anglaise avait parfaitement conscience de chercher une adresse, et que cette adresse, par l’effet d’une surexcitation nerveuse, lui est revenue tout d’un coup à l’esprit. C’est ce qui nous arrive chaque jour ; seulement, nous ne nous donnons pas pour cela une hallucination en concentrant nos yeux et notre imagination sur un cristal magique.
On a souvent décrit une expérience bien connue et très importante chez les hypnotisés ; celle des « hallucinations négatives ». On suggère à une personne hypnotisée que, revenue à l’état normal, elle ne verra plus tel objet ou tel individu présent, et, effectivement, après son réveil, elle ne le voit plus. De là nos psychologues se sont empressés de conclure : — Pour que l’objet présent cesse d’être vu par la personne normale, il faut qu’il soit reconnu par un autre personnage subconscient, comme étant l’objet qu’on a ordonné de ne pas voir ; c’est donc le personnage subconscient, développé par l’hypnotisme, qui, après le réveil, « prend pour lui la vue de cet objet » dont il a conservé le souvenir194. — Selon nous, il ne faut pas multiplier ainsi les êtres sans nécessité, et on ne doit s’écarter que le moins possible des explications ordinaires pour expliquer l’extraordinaire.
Les hallucinations négatives ont plusieurs explications possibles. Selon Wundt, le cerveau partiellement engourdi a une réceptivité moindre pour toutes les impressions sensorielles autres que celles sur lesquelles l’hypnotiseur tourne l’attention du sujet ; l’attention étant exclusivement concentrée en une autre direction, les sensations causées par l’objet que le sujet croit absent deviennent très indistinctes. Nous croyons surtout que le patient est dans un état d’obéissance passive et de foi aveugle. Est-il bien vrai, d’ailleurs, qu’une somnambule réveillée ne voie aucunement la personne qu’on lui a suggéré de ne pas voir ? Elle ne veut pas la voir, ni surtout reconnaître qu’elle la voit, tout comme il y a des gens qui se refusent à l’évidence. Elle est persuadée qu’elle ne peut pas et ne doit pas voir, ni avouer qu’elle voit ; tel est l’état de sa volonté prévenue et docile à la consigne. Cet état, à son tour, réagit sur la perception des objets environnants : il fait abstraire systématiquement telle partie, tel objet au profit des autres ; l’intelligence devient attentive à tout, excepté à cet objet. N’oublions pas que, pour la psychologie contemporaine, une perception est toujours une « synthèse de sensations et d’images » : quand vous apercevez une orange, vous n’avez que la sensation actuelle d’un disque coloré, mais vous liez à cette sensation telles images et tels souvenirs : forme sphérique, solidité, odeur et saveur. De même, pour reconnaître une personne, il faut faire une série de synthèses, qui rattachent certains souvenirs à l’ensemble des sensations actuelles. Chez l’hypnotisée, il y a après le réveil la forte persuasion de l’absence nécessaire d’une personne, jointe à l’exaltation de toutes les autres sensations ; de là un trouble de la synthèse, qui rejette dans la pénombre l’image réelle de la personne présente, l’efface même par une sorte de paralysie partielle. La mère qui dort en faisant abstraction de tout, excepté de la voix de son enfant, se suggère à elle-même une sorte « d’anesthésie systématisée », au profit d’une seule idée qui efface le reste. Si, dans tous les faits de ce genre, la besogne était réellement partagée entre deux personnalités distinctes, la communication entre les deux serait inconcevable ; on ne voit pas comment, parce que la personne inconsciente verrait l’objet qu’on a suggéré de ne pas voir, la personne consciente pourrait cesser de l’apercevoir : de ce que vous voyez un arbre que je regarde, il n’en résulte point que je cesse de le voir. On est donc obligé d’expliquer l’absence de vision dans la personne consciente elle-même, à laquelle il faut toujours revenir195.
Dans ces difficiles problèmes, la nouvelle école de psychologie fait appel trop tôt aux décompositions du moi, pour expliquer des phénomènes dont une bonne partie rentre dans les lois ordinaires de la psychologie. C’est là une réaction exagérée contre l’ancienne doctrine de l’unité du moi.
On admet volontiers aujourd’hui, comme éléments primitifs de la conscience, des états absolument détachés, sans aucun germe de moi et de non-moi, qui ensuite pourraient s’agréger et se désagréger de cent façons. C’est là méconnaître que le plus élémentaire des états psychologiques, enveloppant à la fois une sensation reçue du dehors et une réaction exercée du dedans, enveloppe aussi en germe le contraste du non-moi et du moi. Tout état psychique renferme, à un degré quelconque, sensation et appétition, par conséquent une opposition de fait entre l’action de l’extérieur et la réaction de l’intérieur. Cette opposition de fait n’a pas besoin d’être pensée et jugée pour être immédiatement sentie, et il est bien difficile qu’elle ne soit pas toujours sentie à quelque degré. Selon nous, une science plus avancée fera reconnaître que la conscience est, pour ainsi dire, essentiellement polarisée, alors même que les deux pôles, moi et non-moi, ne sont pas conçus par l’intelligence dans leur essentielle antithèse. Brisez un aimant en particules de plus en plus petites, vous aurez encore les deux pôles, l’un propre à attirer, l’autre à repousser. De même, en tout phénomène physiologique et psychologique, il y a la direction vers le dehors et la direction vers le dedans, qui se manifestent par l’attraction et la répulsion, par le désir et l’aversion, ces deux pulsations de tout cœur qui vit. Mordre ou être mordu ne se confondront jamais, même pour le plus humble des vivants : il n’a pas besoin de savoir conjuguer aucun verbe pour discerner le passif de l’actif. Jusque dans le plus rudimentaire des réflexes ou des mouvements instinctifs, les deux directions différentes du mouvement reçu et du mouvement restitué sont discernées par l’animal, d’un discernement sensitif et non intellectuel. Le fameux passage du sujet à l’objet, qui embarrasse tant les Berkeley et les Fichte, est tout accompli dès la première sensation du dernier des animaux : cette sensation enveloppe la conscience immédiate d’une action qu’il exerce au milieu d’un monde réel qui réagit. Selon les observations d’Engelmann, les rhizopodes retirent en arrière leurs pseudopodes lorsqu’ils touchent des corps étrangers, même si ces corps étrangers sont les pseudopodes d’autres individus de leur propre espèce ; au contraire, le contact mutuel de leurs propres pseudopodes ne provoque aucune contraction. Ces animaux sentent donc déjà un monde intérieur et un monde extérieur, même en l’absence d’idées innées de causalité et probablement sans aucune conscience claire de l’espace. A plus forte raison, chez l’homme, chaque image ou groupe d’images conserve toujours un rapport réel à l’individu vivant, un lien quelconque avec la masse du cerveau et de l’organisme.
De plus, le cerveau n’étant jamais tout d’un coup changé dans sa masse entière, il reste toujours dans l’état nouveau quelque chose de l’ancien. A cette masse durable du cerveau répond un sentiment permanent d’individualité. Enfin, ce qui change l’individualité en une personne consciente, c’est la synthèse des images diverses sous une idée-force, qui est l’idée du moi. Au-dessus des images particulières, une sorte d’image générale se forme, but de toutes les autres, centre de leur commune orientation. Toutes les fois qu’une sensation ou image se produit, non seulement elle s’associe à d’autres images selon certaines relations, mais encore elle se lie à l’idée du moi. Ce lien, en devenant conscient et même irréfléchi, constitue le jugement d’attribution au moi : je souffre, je jouis, je vois la mer, j’entends le tonnerre, etc.
Le jugement d’attribution est, nous l’avons vu, en germe dans toute image, mais il n’y est qu’en germe, et on peut concevoir qu’une vibration en un point isolé du cerveau, le reste étant comme paralysé, aboutisse à une image sans attribution consciente au moi, presque suspendu en l’air, pour ainsi dire. Ce sera par exemple, l’idée de tel mouvement, laquelle, étant seule, entraînera aussitôt le mouvement même et, persistant, fera persister le mouvement. De là, on s’en souvient, l’état de catalepsie.
Ainsi se produit la désagrégation intellectuelle. Dans les états de ce genre, le lien des images particulières avec l’ensemble et avec le sentiment du moi, n’est plus le même qu’à l’état normal : il a lieu par d’autres voies de communication et d’autres intermédiaires ; quoique subsistant toujours, il est affaibli au point d’être pratiquement comme s’il n’était pas. C’est ce qui produit une apparente mutilation de la personne, parallèle à la scission du mécanisme cérébral. Des groupes d’images semblent prendre une vie à part et un développement autonome, qui en fait comme un autre moi dans le moi. Supposez que, dans un piano, toutes les notes touchées soient rendues silencieuses par une sorte d’inhibition exercée sur les cordes vibrantes, mais qu’on entende les harmoniques qui accompagnent d’ordinaire la note principale. Quand on frappera l’ut, on n’entendra plus l’ut, mais on entendra son octave, sa tierce, sa quinte, etc. ; on aura une série de murmures d’harmoniques qui auront pris le rôle des notes principales, tandis que les notes principales auront pris le rôle affaibli et indistinct des harmoniques. Au reste, c’est ce qui aurait lieu pour une oreille incapable de percevoir les sons ayant trop d’intensité, capable au contraire de percevoir les sons d’une intensité aussi faible que celle des harmoniques. Une sonate de Beethoven serait ainsi métamorphosée en une tout autre série de notes et d’accords, liée cependant à la première par des relations déterminées. Un phénomène analogue se passe dans la conscience de l’hypnotisé : il y a paralysie pour certaines perceptions et idées qui, à l’état de veille, sont dominantes ; il y a, au contraire, conscience des sons harmoniques qui accompagnaient le son principal. On a alors une transposition étrange des états de conscience, qui conservent cependant entre eux des rapports logiques. Quand les notes principales redeviennent conscientes, leur intensité relative rend imperceptibles les notes harmoniques, qui rentrent alors dans une subconscience mal à propos confondue avec une absolue inconscience. Au contraire, le somnambulisme met-il l’étouffoir sur les notes principales, toutes les notes subconscientes deviennent seules conscientes. Il suffit d’un petit ressort pour lever ou abaisser les étouffoirs et pour changer ainsi toute la symphonie. Un mécanisme plus complexe peut même, au lieu d’une succession, amener une coexistence des deux harmonies diverses et des deux séries de mouvements musculaires corrélatifs : c’est ce qui a lieu chez ces demi-somnambules qu’on appelle les médiums. En un mot, il se produit des apparences de personnalités successives ou simultanées dans un même être vivant. Ces personnalités, ces rôles pris au sérieux et vécus sont des groupes divers d’idées-forces rangées sous une idée dominante, groupes dont la synthèse est mal opérée par le cerveau. Un phénomène d’éclairage intérieur fait monter à la lumière les éléments perdus dans l’ombre, rentrer dans l’ombre les éléments d’abord lumineux. Supposez encore qu’une substance quelconque rende vos yeux sensibles aux rayons ultra-violets du spectre, normalement invisibles, en vous enlevant la vue des rayons normalement visibles, voilà le panorama du monde changé : vous verrez des merveilles que vous n’aperceviez pas, vous cesserez de voir ce qui affectait jadis votre vision. Il y a des réactions chimiques et aussi des phénomènes de vie végétative qui sont sous la dépendance des rayons ultraviolets : peut-être ce monde subspectral vous serait-il en partie révélé. Même dans l’état actuel de notre vision, après avoir regardé un objet, nous pouvons en avoir des images complémentaires et des images négatives qui, si elles étaient plus constantes et plus systématisées, seraient pour nous un nouvel aspect du cosmos.
Lorsque, dans l’état anormal de la conscience, il reste encore un souvenir de l’ancien état, l’être s’apparaît toujours à lui-même comme un : s’il y a une scission plus complète, il semble divisé en deux, et peut alors attribuer à un autre ce qu’il a fait lui-même. Telle est cette aliénée de Leuret, qui avait conservé la mémoire très exacte de sa vie jusqu’au commencement de sa folie, mais qui rapportait cette période de son existence à une autre qu’elle.
Les cas de ce genre où le sujet que l’on prétend dédoublé connaît à la fois ses deux états, ne sont point encore, selon nous, des cas de dédoublement véritable. Dire : je ne suis plus le même, c’est affirmer qu’on est encore le même, puisqu’on relie par je les deux états et qu’on les embrasse d’un seul regard. Alors même qu’on désignerait les deux personnages par des noms différents, appelant l’un moi, l’autre Paul ou Pierre, le seul fait de les connaître tous les deux prouve encore qu’il y a un lien dans une même personne entre les deux sous-personnalités.
Les seuls cas de vrai dédoublement sont ceux où les deux personnes sont entièrement ignorées l’une de l’autre, si bien que la première ne soupçonne même pas l’existence ou l’action de la seconde, et réciproquement. C’est ce qui paraît avoir eu lieu pour la dame américaine de Mac-Nish, qui, après un long sommeil, entrait dans une phase d’existence où elle se rappelait les phases analogues sans soupçonner les phases intercalées ; elle ne se rappelait ces dernières qu’une fois revenue à son premier état. Ici, la synthèse intellectuelle fait extrêmement défaut.
Un autre genre de dédoublement consiste, non plus dans la succession, mais dans la simultanéité de divers groupes opposés d’impressions, d’idées, d’impulsions. M. Jules Janet endort une hystérique ayant un membre insensible, et il lui dit : — Après votre réveil, vous lèverez le doigt pour dire oui, vous le baisserez pour dire non, lorsque je vous interrogerai. — L’hystérique réveillée, M. Jules Janet la pique un certain nombre de fois à une de ses régions insensibles. — « Sentez-vous quelque chose ? » — Non, répond le personnage conscient et éveillé ; mais en même temps, suivant le signal convenu avec la partie subconsciente de la personne, avec celle qui avait été précisément en action dans l’hypnotisme, le doigt se lève pour dire oui et indique même exactement le nombre de piqûres faites. C’est dans le même cerveau que se formule la double réponse, celle du doigt qui dit oui, celle des lèvres qui disent non, mais le oui et le non sont les aboutissants de deux séries de vibrations cérébrales opposées, dont la synthèse manque. Il y a chez l’hystérique, au sein même de la veille, une sorte de rêve qui persiste comme accompagnement à la conscience distincte, une sorte de pensée machinale et crépusculaire qui n’arrive que par suggestion à s’exprimer au dehors : la suggestion, ici, a lieu par l’excitation du membre insensible. La pensée claire dit alors le mot non, mais la sensation obscure, à l’aide du doigt, répond oui. C’est qu’un groupe d’impressions confuses s’est, développé en son propre sens sous la masse des pensées distinctes. L’hystérique joue deux rôles à la fois et s’identifie avec ses deux rôles, comme un acteur qui jouerait un duo à lui seul, et qui serait tellement plein de son sujet qu’il se croirait successivement Pauline et Polyeucte, oubliant Polyeucte quand il est Pauline, Pauline, quand il est Polyeucte. L’hystérie est une demi-folie, un rêve éveillé. Nous ne changeons pas de personnalité, comme de vêtement, parce qu’en rêvant nous nous croyons successivement ou même simultanément César et Napoléon, mais il y a dans notre conscience une fausse classification de nos souvenirs, mal ramenés à l’unité.
On connaît les magnifiques expériences de M. Pierre Janet. En plongeant, par de nouvelles passes, un sujet déjà endormi dans un somnambulisme nouveau et renforcé, il a développé chez un même individu des personnalités successives, telles que Léonie 1, Léonie 2, Léonie 3. Au fond, ces personnalités ne sont que des sous-mémoires diversement systématisées, avec des tendances corrélatives de la volonté également systématisées. En d’autres termes, ce sont différentes associations d’idées impulsives, d’idées-forces. Léonie 3 écrit une lettre tandis que Léonie 1 croit qu’elle coud. Lucie 3 vient réellement au cabinet du docteur, tandis que Lucie 1 se croit réellement à la maison. Ordinairement, chaque personnage a un nom particulier, auquel il répond. Adressez-vous à Lucienne, elle dira qu’elle voit tel objet ; adressez-vous à Adrienne, second nom de la même personne, elle répondra qu’elle ne voit pas cet objet. C’est une comédie à cent actes divers, dont la comédienne est dupe toute la première et ne voit pas l’unité. Ici encore, comparaison est raison, en vertu de l’harmonie du physique et du mental : nous pouvons donc comparer le tissu des idées à la toile que fabrique Io tisserand : une « chaîne » est tendue, à travers laquelle les navettes doivent faire passer les fils de diverses couleurs pour former la « trame » aux dessins changeants ; il suffit au tisserand de lever certaines portions de la chaîne, d’en tenir d’autres abaissées, pour lancer la navette à travers tels fils, non « à travers tels autres. Ceux-ci sont alors comme s’ils n’existaient pas, quoique prêts à reprendre rang plus tard. C’est l’image grossière du mécanisme cérébral : certaines chaînes d’idées et d’impulsions corrélatives peuvent être mises à l’écart ; d’autres peuvent se soulever pour recevoir tous les fils colorés qu’entraîne avec elle la navette de la pensée. Les dessins changent, et ce n’est plus la même trame d’idées, quoique la chaîne demeure toujours la même dans son fond.
L’idée du moi est un centre constant de souvenirs et d’impulsions se rattachant à ces souvenirs : l’altération de l’idée du moi s’explique donc par celle de la mémoire.
L’altération de la mémoire, à son tour, s’explique par celle de la sensibilité. Une des conclusions les mieux établies par la psychologie contemporaine, c’est que les souvenirs sont simplement des images ou sensations renaissantes. Ces images occupent les mêmes parties centrales du cerveau que les sensations elles-mêmes. Les modifications de la sensibilité doivent donc entraîner des modifications parallèles de la mémoire et, conséquemment, de la personnalité. Les troubles de la sensibilité exaltent ou, au contraire, dépriment et même suppriment certains groupes d’images, conséquemment de souvenirs. Or, les hystériques ont des troubles évidents de la sensibilité. De même, les hypnotisés présentent la dépression ou l’exaltation de certains sens. Le somnambulisme, dit M. Pierre Janet, change les images prédominantes, sans créer des sensibilités absolument nouvelles ; il relève de leur effacement certaines images particulières, il en fait un centre nouveau autour duquel la pensée « s’oriente d’une manière différente ». Réveillés ensuite, « les sujets reprennent leur pensée habituelle. »
Aux troubles de la sensibilité se rattachent, d’importantes perturbations dans ce qu’on appelle le « langage intérieur », c’est-à-dire dans cette conception mentale de mots sans laquelle nous ne pourrions vraiment penser. Les actions et idées un peu complexes ne peuvent se conserver dans la mémoire et se rappeler à la conscience que par le moyen d’autres images plus maniables et plus subtiles qui en sont les substituts, les signes : ce sont les mots du langage, sortes de gestes intérieurs et cérébraux substitués à des actions plus complexes. La parole n’est autre chose qu’une série de ces gestes accomplis par les muscles du larynx et associés à des représentations du cerveau. Les images verbales sont comme des points d’application faciles et rapides pour une série d’actes conscients de volonté, à la fois commencés et retenus. Or, on sait que les images qui constituent le langage intérieur ne sont pas les mêmes chez tous les individus. C’est ce qu’ont prouvé les belles recherches anatomiques et cliniques de M. Charcot, dont on trouvera le résumé dans le livre de M. G. Ballet sur le Langage intérieur. Les uns se servent de préférence de telle sorte d’images, les autres d’images différentes : en pensant, les uns entendent, les autres voient, les autres prononcent des mots. Du trouble de l’un ou de l’autre des organes cérébraux nécessaires à la fonction complexe du langage résulte une forme déterminée d’amnésie : surdité verbale (on ne comprend plus les mots que l’on entend), cécité verbale (on ne comprend plus les mots qu’on voit écrits), aphasie motrice (on ne sait plus articuler les mots), aphasie graphique (on ne sait plus les écrire). Une même lésion produit donc des effets très différents sur l’intelligence et la mémoire selon qu’elle frappe des individus qui, pour penser et parler intérieurement, usent habituellement de telle ou telle catégorie d’images. Pour un individu dont tous les souvenirs sont « cristallisés » autour des images motrices, la perte des images visuelles n’a pas grande importance ; elle supprimera, au contraire, toute mémoire et toute parole chez un autre sujet qui se sert de ces images visuelles. Selon M. Pierre Janet, il se produit chez les hystériques et les somnambules quelque chose d’analogue aux aphasies et amnésies. Pour comprendre la mémoire alternante des somnambules, qui semblent passer périodiquement d’une vie à l’autre, M. Pierre Janet suppose qu’elle est due à une « modification périodique (spontanée ou provoquée) dans l’état de la sensibilité et, par conséquent, dans la nature des images qui servent à former les phénomènes psychologiques complexes, en particulier le langage ». Une femme passe, par exemple, du « type visuel » au « type moteur » et réciproquement ; dès lors, la personne qui pensait tout au moyen des signes fournis par la vue semble disparaître pour faire place à celle qui se sert des signes moteurs. En réalité, ce sont des mémoires alternantes, qui tendent chacune à prendre la forme d’une personnalité particulière.
VII
Conclusion
En somme, la psychologie prend de nos jours une direction qui méritait d’être signalée et appréciée à cause de toutes les conséquences qu’elle entraîne. Si on s’intéresse aux généralisations de la physique moderne, comment ne s’intéresserait-on pas davantage encore aux grandes conclusions de la psychologie, qui touchent de si près à la morale, à la science sociale, enfin à la métaphysique et à la religion ?
Au temps où M. de Hartmann publiait ses ouvrages, l’inconscient était à la mode : on voulait le voir partout, et on faisait de la conscience une sorte de feu follet promenant çà et là sa lueur accidentelle dans le grand cimetière de l’inconscience. Nous avons alors réagi pour notre part : nous avons soutenu que la prétendue inconscience était ou un affaiblissement de la conscience ou un déplacement de la conscience, passant d’une partie de l’organisme à l’autre, ou enfin un dédoublement de la conscience, qui changeait ainsi de forme et de support, mais sans pouvoir disparaître. Et par conscience, nous entendions un état mental quelconque : sensation sourde, sourd besoin, aise ou malaise, etc. Les recherches récentes de la psychologie confirment cette doctrine, chassent de plus en plus l’inconscience absolue du domaine de la vie. On retrouve des états « psychiques », et même parfois de vraies consciences systématisées, des moi plus ou moins rudimentaires, là où récemment on se figurait qu’il n’y avait plus que des mouvements de machine brute. Après avoir imaginé des sensations inconscientes, des plaisirs et douleurs inconscients (ô merveille !), des perceptions inconscientes, des raisonnements inconscients (et, disait-on, d’autant plus infaillibles), on découvre que tout cela était le masque d’une vraie sensibilité, qui peut bien être inconsciente pour nous, comme Pierre est inconscient pour Paul, mais qui n’est pas plus inconsciente en elle-même que Pierre et Paul ne le sont chacun en soi. Parce que le moi ne distingue pas clairement un état mental, on ne peut plus en conclure aujourd’hui que cet état n’existe point et qu’il ne soit pas toujours un état de conscience, c’est-à-dire de sensibilité et d’appétit. En outre, quand l’état mental n’existerait vraiment plus pour notre sensibilité, à nous, on comprend qu’il puisse encore être senti par quelque autre que nous, par quelque partie de notre organisme différente de ce cerveau qui est le vrai siège du moi raisonnant.
Rien ne se perd dans la nature ; tout se métamorphose. C’est le grand principe qui régit la physique contemporaine ; nous croyons qu’il ne tardera pas à régir aussi la psychologie. On découvrira que la conscience prend une foule de formes et de directions, comme le mouvement revêt une foule de figures dans l’espace : elle est tantôt sensation de lumière, tantôt sensation de chaleur, tantôt faim ou soif, tantôt volition. Intense en tel point de l’organisme, elle est plus faible en tel autre ; affaiblie ici, elle se renforce là ; centralisée aujourd’hui, elle peut se dédoubler demain. Elle est ondoyante comme le mouvement même, qui n’est probablement que le dessin extérieur de ses propres ondes. La création et l’annihilation du mental sont aussi inconcevables que la création ou l’annihilation du mouvement. On posera donc bientôt en principe la continuité, la permanence et la transformation des modes de l’énergie psychique, germes des idées-forces. Une science plus avancée que la nôtre découvrira la vie partout, et, avec la vie, du mental à un degré quelconque, de la sensation et de l’appétit ; si bien qu’on aura fini par exorciser le fantôme de l’inconscient et par reconnaître ce que nous avons proposé d’appeler l’ubiquité de la conscience.