(1767) Salon de 1767 « Peintures — Du Rameau » pp. 288-298
/ 1745
(1767) Salon de 1767 « Peintures — Du Rameau » pp. 288-298

Du Rameau

Nous voilà arrivés à Du Rameau, qui certes n’est pas un artiste sans talent et sans espérance. Il pourra nous consoler un jour de la perte d’un grand peintre, à moins que l’ennui du malaise et l’amour du gain ne le prennent.

L’amour du gain hâte le pinceau et compte les heures ; l’amour de la gloire arrête la main et fait oublier les semaines. le triomphe de la justice. du même.

Tableau de 10 pieds 8 pouces de haut, sur 14 pieds de large. Il est destiné pour la chambre criminelle de Rouen.

On voit la justice à droite sur le fond. La lumière d’une gloire l’environne. Elle a autour d’elle, plus sur le fond, la prudence, la concorde, la force, la charité, la vigilance. Elle tient ses balances d’une main, une couronne de l’autre, et s’avance assise sur un char traîné par des licornes fougueuses qui s’élancent vers la gauche. Le char roule et écrase des monstres symboliques du méchant, du perturbateur de la société. La fraude, qu’on reconnaît à son masque et à qui l’étendart de la révolte est tombé des mains, s’est saisie d’une des rênes du char. L’envie et la cruauté sont désignées par le serpent et le loup ; l’envie est renversée la tête en bas et les pieds en l’air et son serpent l’enveloppe dans ses circonvolutions, elle est sur le devant, à gauche, aux pieds des licornes. Tout à fait du même côté, ses yeux hagards tournés sur la justice, son loup au-dessous d’elle, un poignard à la main, la cruauté est étendue sur des nuages qui la dérobent en partie.

Toutes ces figures occupent la partie inférieure du tableau et sont jettées de droite et de gauche sur le devant avec beaucoup de mouvement et de chaleur. Proche du char de la justice, en devant, l’innocence toute nue, les bras tendus et les regards tournés sur la justice, la suit portée sur des nuages ; elle a son mouton derrière elle.

L’effet général de ce tableau blesse les yeux, c’est un exemple de l’art de papilloter en grand.

Les lumières y sont distribuées sans sagesse et sans harmonie, ce sont ici et là comme des éclairs qui blessent. Cependant cette composition n’est pas d’un enfant ; il y a de la couleur, de la verve, même de la fougue. La justice est raide, elle tient ses balances d’une manière apprêtée, on dirait qu’elle les montre ; la position de ses bras est comme d’une danseuse de corde qui va faire le tour du cerceau ; idée ridicule fortifiée par ce cercle verdâtre qu’elle tient de la main gauche et dont l’artiste a voulu faire une couronne.

L’innocence avec son long paquet de filasse jaune qui descend de sa tête en guise de cheveux, est maigre, pâle, sèche, fade, d’une expression de tête grimacière, pleureuse et désagréable ; qu’a-t-elle à redouter à côté de la justice ?

Tout ce cortège d’êtres symboliques est trop monotone de lumière et de couleur, et ne chasse point la justice en devant. ô la dégoûtante bête que ce mouton ! Cette envie envelopée de ses serpens et tombant la tête en bas et les pieds en l’air, est belle, hardie et bien dessinée.

La cruauté qu’on voit à gauche par le dos est très-chaude de couleur. La scène entière est ordonnée d’enthousiasme ; tout y est bien d’action et de position, rien n’y manque que l’intelligence et le pinceau de Rubens, la magie de l’art, la distinction des plans, de la profondeur. Les licornes s’élancent bien. Mais ce qui me déplaît surtout, c’est ce mélange d’hommes, de femmes, de dieux, de déesses, de loup, de mouton, de serpens, de licornes. 1. parce qu’en général cela est froid et de peu d’intérêt. 2. parce que cela est toujours obscur et souvent inintelligible. 3. la ressource d’une tête pauvre et stérile ; on fait de l’allégorie tant qu’on veut, rien n’est si facile à imaginer. 4. parce qu’on ne sait que louer ou reprendre dans des êtres, dont il n’y a aucun modèle rigoureux subsistant en nature. Quoi donc ? Est-ce que ce sujet de l’innocence implorant le secours de la justice n’était pas assez beau, assez simple, pour fournir à une scène intéressante et pathétique ? Je donnerais tout ce fatras pour le seul incident du tableau d’un peintre ancien où l’on voyait la calomnie, les yeux hagards, s’avançant, une torche ardente à la main, et traînant par les cheveux l’innocence sous la figure d’un jeune enfant éploré, qui portait ses regards et ses mains vers le ciel.

Si j’avais eu à composer un tableau pour une chambre criminelle, espèce d’inquisition d’où le crime intrépide, subtil, hardi s’échappe quelquefois par les formes, qui immolent d’autres fois l’innocence timide, effrayée, alarmée ; au lieu d’inviter des hommes, devenus cruels par habitude, à redoubler de férocité par le spectacle hideux des monstres qu’ils ont à détruire, j’aurais feuilleté l’histoire ; au défaut de l’histoire, j’aurais creusé mon imagination jusqu’à ce que j’en eusse tiré quelques traits capables de les inviter à la commisération, à la méfiance, à faire sentir la faiblesse de l’homme, l’atrocité des peines capitales et le prix de la vie. Ah ! Mon ami, le témoignage de deux hommes suffit pour conduire sur un échafaud. Est-il donc si rare que deux méchans se concertent, que deux hommes de bien se trompent ?

N’y a-t-il aucun fait absurde, faux, quoique attesté par une foule de témoins non concertés ? N’y a-t-il pas des circonstances où le fait seul dépose et où il ne faut pour ainsi dire aucun témoin ? N’y en a-t-il pas d’autres dont un très-grand nombre de dépositions ne peut contrebalancer l’invraisemblance ?

Le premier pas de la justice criminelle ne consisterait-il pas à décider sur la nature de l’action, du nombre de témoins nécessaires pour constater le coupable ? Ce nombre ne doit-il pas être proportionné au temps, au lieu, au caractère du fait, au caractère de l’accusé, au caractère des accusateurs ? N’en croirai-je pas Caton plus volontiers que la moitié du peuple romain ? Calas !

Malheureux Calas ! Tu vivrais honoré au centre de ta famille, si tu avais été jugé par les règles, et tu as péri et tu étais innocent, bien que tu fusses et que tu étais réputé coupable et par tes juges, et par la multitude de tes compatriotes. ô juges ! Je vous interpelle et je vous demande si le témoignage d’une servante catholique, qui avait converti un des enfans de la maison, ne devait pas avoir plus de poids dans votre balance que tous les cris d’une populace aveugle et fanatique ? ô juges, je vous demande, ce père que vous accusez de la mort de son fils, croyait-il un dieu, n’en croyait-il point ? S’il n’en croyait point, il n’a point tué son fils pour cause de religion ; s’il en croyait un, au dernier moment il n’a pu attester ce dieu qu’il croyait de son innocence, et lui offrir sa vie en expiation des autres fautes qu’il avait commises. Cela n’est ni de l’homme qui croit, ni de l’homme qui ne croit rien, ni du fanatique qui doit s’accuser lui-même de son crime et s’en glorifier. Et ce peuple que vous écoutez, lorsqu’il se trompe, lorsqu’il se laisse entraîner à sa fureur, à ses préventions, est-ce qu’il a toujours été ce qu’il doit être ? ô mon ami, la belle occasion que cet artiste a manquée, de montrer l’extravagante barbarie de la question ! J’avoue toutefois que s’il fut jamais permis à la peinture d’employer l’allégorie, c’est dans un triomphe de la justice, personnage allégorique, à moins qu’on ne poussât la sévérité jusqu’à proscrire ces sortes de sujets, sévérité qui achèverait de restreindre les bornes de l’art, qui ne sont déjà que trop étroites, de nous priver d’une infinité de belles compositions à faire, et d’écarter nos yeux d’une multitude d’autres qui sont sorties de la main des plus grands maîtres.

Mais je prétends que celui qui se jette dans l’allégorie s’impose la nécessité de trouver des idées si fortes, si neuves, si frappantes, si sublimes, que sans cette ressource, avec Pallas, Minerve, les grâces, l’amour, la discorde, les furies, tournés et retournés en cent façons diverses, on est froid, obscur, plat et commun. Eh !

Que m’importe que vous sachiez faire de la chair, du satin, du velours comme Roslin ; ordonner, dessiner, éclairer une scène, produire un effet pittoresque, comme Vien ? Quand je vous aurai accordé ce mérite tout sera dit ; mais n’ai-je à louer que ces qualités dans Le Sueur, le Poussin, Raphaël et le Dominiquin ?

Il en est de la peinture ainsi que de la musique.

Vous possédez les règles de la composition ; vous connaissez tous les accords et leurs renversemens ; les modulations s’enchaînent à votre gré sous vos doigts ; vous avez l’art de lier, de rapprocher les cordes les plus disparates ; vous produisez, quand il vous plaît, les effets d’harmonie les plus rares et les plus piquans ; c’est beaucoup. Mais ces chants terribles ou voluptueux qui au moment même qu’ils étonnent ou charment mon oreille portent au fond de mon cœur l’amour ou la terreur, dissolvent mes sens ou secouent mes entrailles, les savez-vous trouver ? Qu’est-ce que le plus faire sans idée ?

Le mérite d’un peintre. Qu’est-ce qu’une belle idée, sans le faire ? Le mérite d’un poëte. Ayez d’abord la pensée ; et vous aurez du style après. le martyre de St Cyr et de Ste Julitte . du même.

Tableau de 10 pieds 5 pouces de haut, sur 5 pieds de large.

Au centre de la toile, au-dessus d’une estrade d’où l’on peut descendre par quelques degrés, vers le côté gauche de la toile, ste Julitte debout, entre les mains des bourreaux, dont un, plus sur le fond et la gauche, lui tient les mains serrées de liens ; un second placé derrière la sainte, lui bat les épaules d’un faisceau de cordes ; un troisième à ses pieds, se penche vers les degrés pour ramasser d’autres fouets, parmi des instrumens de supplice. à gauche sur les degrés, le cadavre de st Cyr, les pieds vers le fond, la tête sur le devant. à gauche, une espèce de tribune, le préteur ou juge assis, le coude appuyé sur la balustrade et la tête posée sur sa main. Derrière le préteur, des soldats de sa garde.

C’est comme au précédent, de la vigueur, du dessin, mais exemple de la mauvaise entente des lumières, défaut qui choque moins ici, parce que le morceau est moins fini. Les trois bourreaux sont bien caractérisés, bien dessinés, le premier est même très-hardi. Le préteur est mauvais, ignoble, il a l’air d’un quatrième bourreau. Le st Cyr est un morceau de glaise verdâtre. La ste Julitte est belle, bien dessinée, bien disposée, intéressante, physionomie douce, tranquille, bien résignée, beau caractère de tête, belles mains tremblantes, figure qui a du pathétique et de la grâce ; mais point de couleur.

Le tout est une belle ébauche, une belle préparation. st François De Sales agonisant, au moment où il reçoit l’extrême-onction. du même.

Tableau de 10 pieds 5 pouces de haut, sur 5 pieds de large. Pour l’église de st-Cyr, ainsi que le précédent.

Tableau d’une belle et hardie composition, modèle à proposer à ceux qui ont des espaces ingrats, beaucoup de hauteur sur peu de largeur.

On voit le saint sur son lit, on le voit de face, le chevet au fond de la toile, présentant la plante des pieds au spectateur, et par conséquent tout en raccourci ; mais la figure entière est si naturelle, si vraie, le raccourci si juste, si bien pris, qu’entre un grand nombre de personnes qui m’ont loué ce tableau je n’en ai pas trouvé une seule qui se soit apperçue de cette position, qui montre sur une surface plane le saint dans toute sa longueur, toutes les parties de son corps également bien dévelopées, la tête et l’expression du visage dans toute sa beauté. La partie supérieure de la figure est dans la demi-teinte, le reste est éclairé. à droite du lit sur une petite estrade de bois, la crosse, la mitre et l’étole. à gauche, deux prêtres qui administrent l’extrême-onction ; celui qui est sur le devant touche de l’huile sainte les pieds du saint moribond qui sont découverts. Il est de la plus grande vérité de caractère, c’est un personnage réel, il est grand sans être exagéré ; il est beau, quoiqu’il ait le nez gros et les joues creuses et décharnées, parce qu’il a le caractère de son état, et l’expression de son ministère. On croit avoir vu cent prêtres qui ressemblaient à celui-là ; c’est une des plus fortes preuves de la sotise des règles de convention, et du moyen d’intéresser en se renfermant presque dans les bornes rigoureuses de la nature subsistante, choisie avec un peu de jugement. J’en dis autant de l’autre prêtre qui est au-dessus de celui-ci, plus sur le fond, et qui récite la prière, le rituel à la main, tandis que son confrère administre. Il y a derrière ces deux principales figures, dont la position, les vêtemens, les draperies, les plis sont si justes, qu’on ne songe pas à les vouloir autrement, un porte-dais et quelques autres ecclésiastiques assistans avec des cierges, des flambeaux et la croix. C’est la chose même, c’est la scène du moment. Le saint a la tête relevée sur son chevet, et les mains jointes sur sa poitrine ; cette tête est de toute beauté, le saint bien senti dans son lit, et les couvertures annoncent parfaitement le nu. à cette composition si vraie dans toutes ses parties il n’a manqué, pour être la plus belle qu’il y eût au sallon, que d’être peinte ; car elle ne l’est pas.

C’est partout un même ton de couleur, un gris blanc à profusion ; blanc dans les habits sacerdotaux ; blanc dans les surplis et les aubes ; blanc sale et fade dans les carnations ; blanc dans les draps et la couverture ; blanc de Tripoli, ou pierre à plâtre sur l’estrade ; blanc soupe de lait au bois de lit, l’estrade ou le parquet ; blanc à la mitre.

C’est une magnifique ébauche, une sublime préparation.

Il fallait encore éviter la ressemblance trop forte des deux prêtres administrans, à moins que ce ne soient les deux frères, car ils ont cet air de famille qui choque, surtout dans une composition où il y a si peu de figures, lorsqu’il n’est pas historique. Il fallait supprimer ce petit dais, qui a l’air d’un parasol chinois. Il fallait rendre la demi-teinte, où l’on a tenu la tête du saint, peut-être un peu moins forte, parce qu’elle voile son expression.

Regardez bien ce tableau, Monsieur De La Grenée ; et lorsque je vous disais : donnez de la profondeur à votre scène ; réservez-vous sur le devant un grand espace de rivage ; que ce soit sur cet espace que l’on présente à César la tête de Pompée ; qu’on voie d’un côté, un genou fléchi, l’esclave qui porte la tête ; un peu plus sur le fond et vers la droite, Théodote, ses compagnons, sa suite ; autour et par derrière, les vases, les étoffes, et les autres présens ; à droite, le César entouré de ses principaux officiers ; que le fond soit occupé par les deux barques et d’autres bâtimens, les uns arrivant d’égypte, les autres de la suite de César ; que ces barques forment une espèce d’amphithéâtre couvert des spectateurs de la scène ; que les attitudes, les expressions, les actions de ces spectateurs soient variées en tant de manières qu’il vous plaira ; que sur le bord de la barque la plus à gauche il y ait, par exemple, une femme assise, les pieds pendans vers la mer, vue par le dos, la tête tournée, et allaitant son enfant ; car tout cela se peut, puisque j’imagine votre toile devant moi, et que sur cette toile j’y vois la scène peinte comme je vous la décris ; et convenez que lorsque je vous l’ordonnais ainsi, vous aviez tort de m’objecter les limites de votre espace. Rien ne vous empêchait de jetter d’une de ces barques à terre une planche qui eût marqué la descente. Vous auriez eu des groupes, des masses, du mouvement, de la variété, du silence, de l’intérêt, une vaste scène, votre composition n’aurait pas été décousue, maigre, petite et froide ; sans compter que ces barques mises en perspective sur le fond, et ces spectateurs élevés en amphithéâtre sur ces barques auraient ôté à votre toile une portion de cet espace en hauteur qui reste vide, espace vide et nu, qui achève par comparaison à réduire vos figures à des marmousets. Et croyez-vous que la scène d’un agonisant à qui l’on donne l’extrême-onction fût plus facile à arranger que la vôtre ? Si Durameau n’avait pas eu la hardiesse de placer la tête de son saint au fond de sa composition et ses pieds au bord de sa toile, il serait tombé dans le même défaut que vous. Mais, mon ami, y avez-vous jamais rien compris ? Et quand vous voyez ce triomphe de la justice colorié avec tant de furie, croyez-vous que ce st François De Sales , ce st Cyr , ces deux esquisses froides, monotones et grises, soient du même artiste ? Où avait-il ses yeux ce jour-là ?

une sainte famille. du même.

Tableau d’1 pied 11 pouces de haut, sur 2 pieds 2 pouces de large.

Composition libre, facile, vigoureuse et dans la manière heurtée. à droite, presque de profil, la vierge assise sur une chaise, un oreiller de coutil sur ses genoux, et sur cet oreiller, vu par le dos, l’enfant Jésus emmaillotté, qu’elle embrasse de son bras gauche, et à qui elle présente de la main droite de la soupe avec une cuiller. Il y a devant elle une table ronde couverte d’une nappe, et sur cette table une assiette ou écuelle. Au côté opposé de la table, Joseph debout, le corps penché, tenant une grande soupière par les anses, la pose sur le milieu de la table. On voit derrière lui, sur le fond, la cheminée, l’âtre avec la lueur des charbons ardens. Sur la corniche de la cheminée, des pots, des tasses et autres vaisseaux de terre.

Au bout de la table, à gauche sur le devant, une bouteille avec deux pains ronds. Au mur de la droite, en haut, une espèce de garde-manger ceintré où sont un panier, des légumes, des ustensiles domestiques. Cette cheminée est éclairée par une lampe suspendue au-dessus de la table.

D’abord je voudrais bien que l’artiste me dît pourquoi cette lampe suspendue au fond de son tableau éclaire fortement le devant et laisse le fond obscur. Cet effet de lumière est piquant, d’accord, mais est-il vrai ? Il est certain que ce corps lumineux est plus près du fond que du devant ; il est certain encore que je suis plus près du devant que du fond.

Le fond perdrait-il plus par la distance où j’en suis, qu’il ne gagnerait par le voisinage du corps lumineux ? La lumière forte ne devrait-elle pas être sur le fond et sur le devant plus forte sur le fond que sur le devant, et les côtés dans la demi-teinte ? N’est-ce pas la loi des lumières divergeantes ? Est-ce bien encore là la teinte vraie des lumières artificielles ? Je ne prononce pas, je m’enquiers ; dans un quart d’heure, ce serait une expérience faite et je saurais à quoi m’en tenir. En attendant, je me rappelle très-bien d’avoir vu de l’obscurité où j’étais, des lieux éclairés par une lumière soit naturelle, soit artificielle éloignée, et je me rappelle tout aussi bien que les objets voisins de la lumière étaient plus distincts pour moi que ceux qui me touchaient presque. Quoi qu’il en soit, le lieu du corps lumineux étant donné, il faut que l’art obéisse ; il n’en peut circonscrire, altérer ou changer la nature, la direction, les reflets, la dégradation ou l’éclat. Il ne faut pas traiter la lumière dont les rayons sont parallèles comme la lumière dont les rayons sont divergents. Il faut savoir qu’à quatre pieds, ceux-ci seize fois plus rares, ou répandus sur un espace seize fois plus grand, doivent éclairer seize fois moins.

La vierge est de très-beau caractère. L’impression générale de ce morceau est forte, et arrête surtout le connaisseur. Le Joseph est de tête, d’action, de mouvement, de vêtement un bon vieux charpentier tout juste, sans presque d’autre exagération qu’un bon choix de nature ; cependant on ne peut l’accuser d’être ignoble, mesquin ou petit. Les mœurs simples et utiles, le caractère de la vertu, de l’honnêteté, du bon sens relèvent tout ; ce sont nos appartements avec nos glaces, nos buffets, nos magots précieux, qui sont vils, petits, bas et sans vrai goût. J’ose vous l’avouer, il y a plus de grandeur réelle dans un arbre brisé, une étable, un vieillard, une chaumière, que dans un palais. Le palais me rappelle des tyrans, des dissolus, des fainéans, des esclaves ; la chaumière, des hommes simples, justes, occupés et libres. Il y a sur le devant, à gauche, dans la demi-teinte, un vieux fauteuil à bras, faiblement peint, touché sans humeur. Sur ce fauteuil, un chat qui n’est un chat ni de près ni de loin. C’est une masse informe grisâtre, où l’on ne discerne ni pieds, ni tête, ni queue, ni oreilles.

Si le genre facile et heurté comporte des négligences, des incorrections, il ne comporte ni léché, ni faiblesse, il est de verve et de fougue : la vigueur de certaines parties fait sortir d’une manière insupportable le faible des autres ; il les vaut mieux non faites que faibles. Le léché et le heurté sont deux opposés qui se repoussent. De près on ne sait ce qu’on voit, tout semble gâché ; de loin, tout a son effet et paraît fini. Il faut être un graveur de la première force, pour graver d’après le genre heurté : comme presque tout y est indécis de près, le graveur ne sait où prendre son trait.

Au reste, ce tableau est très-bon ; il a été fait à Rome, et il y paraît. Si l’on chassait ce morceau du sallon, il en faudrait exclure bien d’autres.

Ce Durameau est un homme. Voyez son st François De Sales  ; voyez la salpêtrière ; et vous direz avec moi : oui, c’est un homme. Ce qui doit inquiéter sur son compte, c’est qu’il a beaucoup encore à acquérir, et qu’il est d’expérience que nos artistes transportés d’Italie, perdent d’année en année. Mon avis serait donc qu’on renvoyât Durameau à Rome, jusqu’à ce que son style fût tellement arrêté qu’il pût s’éloigner des grands modèles sans conséquence. Nos élèves restent trois ans à la pension de Paris : c’est assez. De la pension ils passent à l’école de Rome, où on ne les garde que quatre ans ; c’est trop peu. Il faudrait les entretenir là d’ouvrages qu’on leur payerait et sur le prix desquels on retiendrait de quoi les garder et les entretenir trois ou quatre années de plus, sans que ce long séjour empêchât le même nombre d’élèves d’aller d’ici en Italie. Je trouve aussi l’objet de ces sortes d’institutions trop limité, un petit esprit de bienfaisance étroite dans les fondateurs. Il serait mieux qu’il n’y eût aucune distinction d’étrangers et de régnicoles, et qu’un anglais pût venir à Paris étudier devant notre modèle, disputer la médaille, la gagner, entrer à la pension, et passer à notre école française de Rome.

le portrait de M. Bridan, sculpteur du roi. du même.

Je ne me le remets pas, mais on dit qu’il est très-beau, bien dessiné, bien ressenti, fait d’humeur, d’une bonne couleur, d’un style large et mâle. On sent qu’il n’est pas d’un portraitiste, il n’est pas léché, propre et neuf comme ceux de ces messieurs ; mais il y a plus de verve ; il est plus ragoûtant, plus pittoresque, mieux torché. à l’égard de la ressemblance, on l’assure parfaite. deux têtes d’enfants. même éloge, toutes deux très-belles et peintes dans le goût de Rubens ; bonne couleur, bien dessinées, et d’une belle manière. un petit joueur de basson. je l’ai vu. Cela n’est absolument que poché, mais charmant, expressif, plein de vie et d’esprit ; cependant couvrez l’instrument, et vous jugerez que c’est un fumeur. C’est un défaut. la dormeuse qui tient son chat. médiocre. Tête de femme sans grâce. Petit chat faiblement touché. Cette femme dort bien pourtant ; mais où est l’intérêt d’une pareille composition ?

Si la femme était belle, je m’amuserais à la considérer dans son sommeil. Qu’elle le soit donc, qu’une exécution merveilleuse rachète la pauvreté du sujet. Pour peu que le faire pèche, le morceau est maussade. une tête de vieillard. du même.

Ce vieillard est embéguiné d’une culotte. Je n’en fais nul cas ; cela est gâcheux, vaporeux, vermoulu comme une pierre qui se détruit. Pour mieux m’entendre, il faudrait que j’eusse là un portrait de Louis peint par Chardin. On dirait d’un amas de petits flocons de laine teinte et artistement appliqués les uns à côté des autres, sans lien ; en sorte que, quand le portrait est debout, on est surpris que l’amas reste, que les molécules coloriés ne se détachent pas, et que la toile ne reste pas nue.

La couleur est vigoureuse, les passages bien variés, bien vrais, mais il n’y a nulle solidité ; ce sont des têtes à fondre au soleil comme de la neige. Je serais effrayé, si je voyais à un homme de pareilles joues. Je n’aime pas qu’on fasse épais, matte, compacte comme quelquefois La Grenée, mais je veux que des chairs tiennent, et qu’on ne fasse pas rare, mou, cotoneux, neigeux comme cela.

Voilà-t-il pas que je me rappelle ce portrait de Bridan  ; il y a une extrême vérité et des détails qui ne permettent pas de douter de la ressemblance ; mais j’oserai demander si c’est là de la chair ; et pour vous montrer combien je suis de bonne foi, c’est que si l’on me soutient qu’il y a de la finesse dans la tête de la dormeuse, et que la tête du vieillard est d’un beau faire, d’un bon caractère, barbe légère et mieux coloriée qu’il ne lui appartient, je ne disputerai pas. une salpêtrière. dessin à gouache.

Du même.

Cette salpêtrière, avec ses cuves, ses bassins, ses fourneaux et ses fabriques est une chose excellente ; tous ces objets sont vers la gauche.

Du même côté, sur le devant, deux ouvriers occupés à verser la lessive d’une chaudière dans une bassine. Sur un massif de pierre, à droite, au-dessus des fourneaux, ouvriers qui conduisent la cuisson.

Puis un assemblage de poutres bien pittoresque occupant le haut du dessin, le tout éclairé d’une lumière vaporeuse et chaude dont l’effet est on ne saurait plus piquant. chûte des anges rebelles. du même.

Diables symmétriquement enlacés. C’est le pendant de l’omelette de chérubins de Fragonard. On dirait qu’ils se sont donné le mot pour s’agencer ainsi et que c’est une chûte pour rire. Et puis ces diables sont de mauvais goût, insupportables de figures et de caractère ; ils forment une guirlande ovale dont l’intérieur est vide, nulle masse d’ombre ni de lumière. La qualité principale d’un sujet pareil serait un désordre effrayant, et il n’y en a point.

Fausse chaleur. Mauvaise chose. esquisse d’une bataille. du même.

Je n’en dirai pas autant de celui-ci. C’est un beau, un très-beau dessin, plein de véritable grandeur, de chaleur et d’effet. Tout m’en plaît, et cette mêlée de soldats perdus dans la fumée, la poussière et la demi-teinte, et ces deux cavaliers qui massant superbement sur le devant, s’élancent à toutes jambes, et foulent aux pieds de leurs chevaux parallèles et les morts et les mourans ; et cette troupe de combattants renfermés dans cette tour roulante, et les animaux qui traînent la tour, et les hommes tués, renversés, écrasés sous les roues, et les chevaux abattus. Mais où est celui qui poussera cela ?

tête d’un enfant vue de profil. — Tête d’un enfant vue de face. du même.

Je crois que c’est de ceux têtes-là dont j’ai dit un mot plus haut, parmi les tableaux.

Ce sont deux belles choses. Le premier enfant est sérieux, attentif, il a les yeux baissés, attachés sur quelque chose ; il vit, il pense ; et puis il faut voir comme ses cheveux sont arrangés et torchés. Si cette esquisse m’appartenait, je ne permettrais jamais à l’artiste de l’achever.

Le second est peint avec plus de vigueur et de verve encore, il est plein de chaleur. Sur le sommet de sa tête ses cheveux sont partagés en deux tresses relevées de la gauche, le reste est en désordre. J’en aime moins l’expression que du précédent, il regarde et puis c’est tout ; mais le faire en est incomparablement plus libre, plus fougueux, plus hardi, plus chaud et plus beau.

Plus de sagesse dans l’un, plus d’enthousiasme dans l’autre ; ce sont deux tours de cervelle, deux momens de génie tout à fait opposés. Les artistes préféreront le second et ils auront raison. Moi, j’aime mieux le premier. autre esquisse. du même.

Je ne sais ce que c’est, à moins que ce ne soit cet homme debout qui fait une vilaine petite grimace hideuse, comme s’il éventait au loin quelque odeur déplaisante. figure académique. du même.

Homme nu, à demi-couché sur une espèce de sopha dont le dossier est relevé. On le voit de face.

Sa jambe droite est croisée sur la gauche, et sa main droite posée sur sa jambe, il est appuyé du coude sur le sopha ; sa main embrasse son menton et soutient sa tête. Cela est savant de détails ; contours bien sûrs, dessiné large, à ce que croit l’artiste, c’est plutôt dessiné gros, grosses formes. Cela me rappelle un fait qu’on lit dans Macrobe et qui revient très-bien ici. Il rapporte que le pantomime Hylas, dansant, un jour, un cantique dont le refrain était, le grand Agamemnon ! rendit la chose par les gestes d’une personne qui mesurait une grande taille, et que le pantomime Pylade qui était présent au spectacle lui cria : tu le fais haut, et non pas grand. l’application est facile. Du reste, grande économie de crayon ; regard farouche, sourcils froncés, caractère d’indignation très-propre à passer dans une composition historique.

esquisse d’une femme assise, qui tient son petit enfant sur ses genoux. du même.

Ce n’est rien et c’est beaucoup, comme de toutes les esquisses. Je vous renverrai souvent à la fille de la rue Fromenteau. Cette femme promet un beau caractère de tête. Sa position est naturelle ; elle regarde son gros joufflu d’enfant avec une complaisance vraiment maternelle. L’enfant dort sr les genoux de sa mère, et dort bien. Une mauvaise esquisse n’engendra jamais qu’un mauvais tableau ; une bonne esquisse n’en engendra pas toujours un bon. Une bonne esquisse peut être la production d’un jeune homme plein de verve et de feu, que rien ne captive, qui s’abandonne à sa fougue. Un bon tableau n’est jamais que l’ouvrage d’un maître qui a beaucoup réfléchi, médité, travaillé. C’est le génie qui fait la belle esquisse, et le génie ne se donne pas ; c’est le temps, la patience et le travail qui donnent le beau faire, et le faire peut s’acquérir. Lorsque nous voyons les esquisses d’un grand maître, nous regrettons la main qui a défailli au milieu d’un si beau projet.