[Introduction]
Car on ne le lit plus du tout et il est de ceux que l’on ne connaît que par ce que les professeurs de philosophie en disent dans leurs cours ou en écrivent dans leurs manuels. Il n’est plus que scolaire.
La scolarité est d’abord le triomphe, puis le tombeau des auteurs. Elle les consacre d’abord comme étant de ceux qui doivent entrer dans l’entretien et comme dans l’aliment de l’humanité, et c’est la plus illustre et la plus chère récompense qui puisse stimuler l’ambition d’un homme et la satisfaire. — Un temps vient ensuite où la scolarité enterre un auteur. Comme il n’est plus qu’à moitié dans les préoccupations intellectuelles du public, chacun n’y prend garde qu’au cours de ses études, et, quittés les bancs, on ne le lit plus parce qu’on croit l’avoir lu et qu’on se tient quitte envers lui. Quand ce moment arrive pour un écrivain, il vaudrait mieux pour lui que les professeurs le laissassent de côté, moyennant quoi, après avoir quitté le collège, le curieux irait à lui comme à quelque chose d’inconnu, de non touché et d’imprévu. — Platon n’est plus lu qu’en classe, très partiellement, très superficiellement, par acquit de conscience, c’est-à-dire peu consciencieusement et avec le commencement du ferme propos de n’y plus revenir.
Et quand on y revient, je le sais par moi-même et par d’autres, il faut reconnaître qu’il nous donne quelques excuses pour le quitter, sinon très vite, du moins au bout de quelque temps. Il est long et il aime passionnément à être long. Il est causeur intarissable et causeur à répétitions et à retours sur lui-même. On lui a fait un grand mérite de ce que ses dialogues donnent absolument l’impression d’une conversation. Il est vrai ; mais il n’est que trop vrai ; et l’on ne songe point, quand on l’en loue, qu’une conversation, même de gens très intelligents, sténographiée, serait quelque chose de très pénible à lire et très fastidieux.
Il abuse de la dialectique minutieuse et pointilleuse et qui donne comme la sensation d’une hache divisant un porte-plume en allumettes et une allumette en aiguilles, ou plus encore d’un marteau frappant toujours sur le même clou avec la précaution de ne point l’enfoncer. Le parodiste ne serait pas trop injuste qui lui ferait dire : « Le tout, n’est-ce pas, Calliclès, est plus grand que la partie ?
— Sans doute.
— Et la partie est plus petite que le tout ?
— Assurément !
— Mais, si la partie est plus petite que le tout, c’est donc que le tout est plus grand que la partie ?
— Je le crois.
— Et si le tout est plus grand que la partie, c’est donc que la partie est plus petite que le tout ?
— Évidemment.
— Est-ce si évident que cela ? Concevrais-tu une partie qui contiendrait le tout ?
— Nullement.
— Mais tu conçois un tout qui contient une partie ?
— Il me semble.
— Donc la partie, étant contenue dans le tout, est plus petite que le tout ?
— À coup sûr.
— Et le tout, contenant la partie, est plus grand qu’elle ?
— Oui. — Par conséquent les philosophes doivent être les chefs de l’État.
— Comment donc ?
— Sans doute. Reprenons. Le tout est plus grand que la partie… »
Au bout de vingt pages il faut convenir que les gens de notre siècle sont un peu énervés.
Il semble bien qu’il ait eu conscience de ce défaut, évidemment sensible, même pour les Grecs ; car il écrit quelque part : « … je dis que nous devons, toi et moi, nous souvenir de ce qui tient d’être dit et avoir soin désormais de donner l’éloge ou le blâme à la brièveté ou à la longueur de nos discours en prenant pour règle de nos jugements non pas la longueur relative, mais cette partie de l’art de mesurer que nous avons dit qu’il faut toujours avoir présente à l’esprit et qui repose sur la considération de la convenance. Cependant nous ne rapporterons pas tout à cette règle. Nous ne nous interdirons pas une longueur agréable, à moins qu’elle ne soit un hors-d’œuvre. »
— Et certes on ne peut guère, à la fois mieux s’excuser d’un défaut, mieux exprimer la crainte d’y retomber, mieux s’en défendre, et plus y être. Platon est un de ces hommes qui font frémir quand ils disent : « J’abrège. »
À la longueur des préliminaires et des « apprêts », à la subtilité souvent très inutile et toute gracieuse des argumentations, il faut bien reconnaître qu’il joint quelquefois une véritable incohérence, soit que les textes ne soient pas encore bien établis, soit que nous ne sachions pas bien les comprendre, soit que Platon, réellement, ne soit pas toujours maître de la suite de sa pensée. Il y en a bien des exemples. Je signale surtout les contradictions presque perpétuelles entre les différentes parties de la République, contradictions qui indiquent très bien (et c’est un renseignement précieux) que Platon ne possède nullement, ou écrit, ou fortement dessiné dans son cerveau et arrêté dans sa mémoire, un plan de son gouvernement, de sa cité, de sa ville idéale ; mais qu’il improvise et cause sur sa ville idéale, conformément à deux ou trois idées d’ensemble ; mais, du reste, avec si peu de précision d’esprit ou de parti arrêté relativement au détail, et au détail important, que quand une question déjà traitée se présente à nouveau, ce qui arrive souvent, il lui donne une solution très différente de celle qu’il lui a précédemment donnée.
Tenez compte encore, soit pour dresser la liste des défauts de Platon, ce à quoi je ne tiens aucunement, soit pour continuer à expliquer pourquoi on le lit moins, qu’il a une véritable manie qui consiste à ne pas conclure. Toutes ses méthodes, car il en a plusieurs, sa maïeutique, sa dialectique, son éristique, sa polémique, aboutissent généralement à ne conclure pas et sont, surtout, soit des moyens de ne pas conclure, soit des excuses à ne conclure point.
Sa maïeutique consiste à tirer d’un prétendu interlocuteur une idée que cet interlocuteur avait sans le savoir et qu’il est tout étonné et effrayé de produire.
Matremque suus conterruit infans.
Cela dispense de conclure soi-même ; parce que cela fait une petite comédie qui satisfait le lecteur par un dénouement, non par des conclusions, et qui l’éloigne du désir devoir conclure.
Sa dialectique, qui du reste se confond souvent avec sa maïeutique, consiste, quand elle se distingue de celle-ci, en une pluie de petits arguments cinglants et aigus, qui souvent, reconnaissons-le, sont dans la question ou dirigent droit sur la question ; mais souvent aussi en éloignent et ne paraissent destinés qu’à la faire oublier et à étourdir celui qui s’en préoccupe.
Et ainsi, soit malice, soit impuissance déguisée en adresse, c’est presque toujours quand on touche au point, que Platon fait donner sa garde d’arguments déployés en tirailleurs, pour nous en écarter brusquement et nous faire battre les buissons creux.
Le plus souvent du reste, on le sent, toute sa méthode est polémique et critique et ne vise qu’à confondre des ennemis intellectuels et à emporter sur eux des triomphes d’esprit.
Toutes ses méthodes ne laissent pas de se ramener un peu à cette méthode d’engourdissement de l’adversaire, de paralysation de l’adversaire, qu’il a si joliment définie dans le Ménon : « J’avais ouï dire, Socrate, avant que de converser avec toi, que tu ne savais autre chose que douter de toi-même et jeter les autres dans le doute ; et je vois à présent que tu fascines mon esprit par tes charmes, tes maléfices et tes enchantements, de manière que je suis tout rempli de doutes. Et, s’il est permis de railler, il me semble que tu ressembles parfaitement, pour la figure et pour tout le reste, à cette large torpille marine qui cause de l’engourdissement à tous ceux qui l’approchent et qui la touchent. »
En vérité presque toujours Platon est trop complètement satisfait quand il a réduit ses adversaires au silence, ce qui du reste lui est assez facile, puisque c’est lui qui les fait parler ; et il se soucie peu d’arriver lui-même à des conclusions fermes et arrêtées. La plupart de ses dialogues, ceux-là mêmes qui touchent aux questions les plus importantes, se terminent sur une digression, sur un point de détail, sur une affaire assez étrangère, quelquefois, à ce
qui faisait le fond du débat. Il est très fuyant avec des prétentions presque arrogantes à la précision. Personne ne s’est plus dérobé en raillant les autres de fuir.
Ce n’est point timidité. Il fut, et on verra à quel point je le proclame, extrêmement courageux. C’est goût naturel, ou habitude d’école une fois prise, ou coquetterie et désir de montrer aux sophistes qu’il est aussi capable qu’eux de sophistique et qu’il est vraiment aussi sophiste qu’eux, ce qui me paraît démontré au-delà du nécessaire.
Il ne faut évidemment pas le prendre à la lettre, ni, quelquefois, aller jusqu’où il va, ni, souvent, s’arrêter où il s’arrête sans qu’on sache pourquoi il s’y arrête en effet. Il semble bien avoir surtout voulu être suggestif. Il veut laisser au lecteur beaucoup à deviner et beaucoup à imaginer. Il est de ceux qu’il faut compléter, non certes parce qu’il ne peut pas se compléter lui-même ; mais parce qu’il veut qu’on le complète. En attendant, suivre attentivement tant de raisonnements difficiles pour ne pas arriver à une conclusion et marcher péniblement et si lentement dans tant de sentiers pour n’aboutir souvent nulle part, cela ne laisse pas d’être une déception.
Et si à tout cela vous ajoutez des obscurités de mythes et des obscurités d’allusions à des choses connues des Grecs et que nous ne connaissons pas et des plaisanteries dont le sel n’existe plus pour nous ; et trop de conversations prolongées sur la pédérastie, institution que Platon finit par condamner énergiquement, mais dont il a eu tort de nous entretenir, sinon avec une complaisance, du moins avec une insistance qui nous est insupportable ; et ces comparaisons tirées des métiers de cordonnier, de cuisinier et de foulon, fabulas tabernarias, destinées à peindre au vif la prédication de Socrate, mais dont nous nous passerions et qui paraissent avoir ennuyé les Athéniens eux-mêmes : vous comprendrez assez que la lecture de Platon est quelquefois méritoire.
On aurait le plus grand tort, cependant, de ne plus le lire. Avec tous ses défauts, c’est d’abord un très grand poète, le plus grand peut-être que la mère des poètes ait connu. — C’est un très grand artiste et un des hommes qui ont eu le plus vivement, le plus profondément, le sentiment de la beauté. — C’est un très grand orateur et sa belle langue, fluide et souple, est un merveilleux vêtement, pour la pensée, élégante toujours et souvent forte.
C’est un artiste, un poète et un orateur que Socrate, qui n’était rien de tout cela, a enivré, et cela fait une rencontre très curieuse et originale. L’homme qui, parce qu’il était athénien, poète, artiste et orateur, était peu destiné à être moraliste, s’enivre de la parole de Socrate, strictement et uniquement moraliste et ramenant tout à la morale. Il en résulte un moraliste très convaincu, passionnément convaincu, mais qui n’a du moraliste que le fond, si je puis dire ainsi, qui n’en a pas l’air, qui n’en a pas les enveloppes et les surfaces ordinaires, qui n’est ni austère, ni pédantesque, ni grave, ni ennuyeux, qui mène à la morale (et même au sacrifice de tout à la morale) par les chemins qui d’ordinaire sont plutôt pour en détourner ; par des conversations abandonnées, des propos souriants, des discussions brillantes, des joutes, des passes d’armes, des rêves, des tableaux, des mythes, des fables, des romans, des citations de poètes, des descriptions voluptueuses, des propos de dilettante et de sceptique. Renan, en petit, car relativement à Platon, Renan est petit, fait songer à lui. Il est l’homme, ce qui à certains égards et tout respect gardé, est un mérite appréciable, qui ressemble le moins à Kant. On peut, sans forcer le trait et sans trop s’alourdir sur cette idée, se le figurer comme un Nietzsche qui n’aurait pas voulu s’insurger contre Socrate et qui aurait fait la gageure d’être socratique, étant né Nietzsche ; ou qui aurait pris un plaisir de contradiction contre lui-même à prêcher Socrate, étant né Nietzsche, et à mettre toutes les ressources d’un Nietzsche, du reste supérieur, à prouver Socrate, d’ailleurs en l’altérant, mais encore en l’imposant à ses contemporains et à lui-même, bon gré mal gré qu’ils en eussent et bon gré mal gré qu’en une région de son for intérieur il en eût lui-même.
C’est au moins très curieux, et comme c’est moitié tour de force, moitié conviction, ou, si l’on veut et c’est mon avis, trois quarts conviction, quart gageure et tout d’artiste, c’est à la fois très sain et un peu pervers ; et donc c’est à la fois un ambigu plein de ragoût et un très bon aliment de l’esprit.
Il me semble que, pour le lire avec fruit, il faut ne pas s’attarder trop à tout son fatras de dialectique, de maïeutique et de polémique ; le lire posément et tranquillement, sans le discuter aussi minutieusement et pointilleusement qu’il discute lui-même ; recevoir l’impression générale de chaque dialogue, qui, tout compte fait, est souvent très forte ; se faire ainsi un système platonicien très simple et à grandes lignes, en transformant en lignes droites ses lignes sinueuses et ses zigzags ; contrôler et vérifier ce système ainsi obtenu sur les passages les plus élevés de tous et les plus affirmatifs que nous offre le texte ; et se donner ainsi un Platon d’ensemble, qui sera peut-être contestable, mais qui aura des chances de n’être pas trop éloigné du Platon véritable et qui en sera comme le portrait simplifié ou comme le plan à vol d’oiseau.
Ce plan tracé, on ne fera pas mal de se remettre à relire Platon en s’aidant du souvenir de ce plan et de ce portrait ; et alors, peut-être, on l’entendra mieux et on le goûtera davantage. Pour mon compte, quand j’aurai fini ce volume que je commence, je ne manquerai pas de relire Platon tout entier, ce qui sans doute me dégoûtera de mon livre, mais me fera prendre un tout nouveau plaisir aux siens. Si cette étude vous procure le bénéfice que je compte en retirer pour moi, je n’aurai pas perdu mon temps ; si elle ne le procure qu’à moi, ce qui est assez probable, je ne l’aurai pas perdu non plus.
I. Les haines de Platon : les Athéniens
Les natures fortes subissent l’influence de leur temps tout comme les natures faibles. Seulement elles la subissent à contre-fil. Elles la subissent, non pour y céder, mais pour se révolter contre elles ; ou plutôt, non pour s’y conformer, mais pour la bien connaître et pour s’en rendre compte, si bien qu’elles sont amenées à la corriger, à la redresser et à l’épurer.
Platon était un Athénien dans la pleine acception du mot et dans la plus noble. Il était extrêmement civilisé, extrêmement loin de ce que l’on se figure, sans se tromper évidemment beaucoup, comme la nature primitive. Il était de race noble, longtemps affinée de générations en générations ; il était beau, à ce qu’on assure ; il était artiste. Il avait reçu une éducation gymnastique et aussi « musicale », c’est-à-dire littéraire et artistique. Il avait fait des vers dans sa jeunesse, à ce que l’on a toujours affirmé, et en tout cas il s’était nourri, comme on le voit par ses œuvres, de tous les poètes grecs et par conséquent il avait dû faire des vers lui-même. Il était métaphysicien et avait lu, probablement dès sa jeunesse, tous les philosophes grecs des temps passés. Tout porte à croire qu’il avait eu une jeunesse, élégante et amoureuse, ce qui était presque un devoir de condition dans la classe à laquelle il appartenait. La complaisance avec laquelle il parle d’Alcibiade si souvent, indique qu’il l’avait pendant un assez long temps pris pour modèle.
Mais il arriva à l’âge de jeune homme fait, au moment où les Athéniens inclinaient décidément vers la démocratie, au moment où les jeunes Athéniens de distinction s’abandonnaient sans réserve au culte des poètes et à la direction des sophistes et au moment où Socrate prêchait à tout venant une morale très simple avec le mépris de la métaphysique, de l’éloquence, de la poésie et de la théologie.
Cette manière de moine pauvre, sinon de moine mendiant, intéressa Platon comme une nouveauté curieuse. Il le suivit, il l’écouta, il l’interrogea, il le fit parler ; il le fit écrire même, en ce sens qu’il s’amusa à mettre en quelque petit livre un écho, déjà agrandi, paraît-il, de sa doctrine et de sa prédication populaire.
Rien de plus jusqu’à présent ; et Platon aurait pu être un simple sophiste amateur, le plus grand des sophistes, sans être un batailleur, un conquérant et un fondateur, si un très grand événement ne fût survenu.
Socrate, pour toutes sortes de raisons restées assez obscures, sous la pression d’une coalition politique et religieuse, sous les coups d’adversaires dont les uns étaient conservateurs et les autres novateurs, surtout parce qu’il s’était moqué de beaucoup de gens et que jusqu’à la fin il garda une attitude de défi, Socrate fut condamné à mort et exécuté.
Platon a représenté l’humanité tout entière en ceci qu’il ressentit jusqu’à la plus affreuse douleur cette insulte d’Athènes au genre humain. La mort de Socrate fit de Platon tout ce qu’il a été. Elle créa le Platon que nous connaissons. Platon est un Athénien bien doué qui a vu mourir Socrate et que la mort de Socrate a poursuivi et hanté jusqu’au tombeau et que la mort de Socrate a fait sentir et a fait penser toute sa vie et à qui la mort de Socrate a inspiré tous ses sentiments, toutes ses passions et toutes ses idées, et qui n’a presque rien vu dans le monde des idées morales, des idées philosophiques et des idées politiques qu’à travers la mort de Socrate. Platon c’est la coupe de Socrate vidée par Platon jusqu’à la lie.
La mort de Socrate a inspiré à Platon toutes ses haines.
Les haines de Platon lui ont inspiré toutes ses idées, et parce que Platon se trouvait être intelligent, les idées de Platon furent des choses très considérables.
Pour commencer par les haines, la mort de Socrate inspira à Platon la haine des Athéniens, la haine de la Démocratie, la haine des Poètes, la haine des Sophistes, la haine des prêtres de la mythologie et des Dieux.
Platon ne peut pas souffrir les Athéniens et, comme on le verra assez plus tard, le fond de sa politique n’est pas autre chose que l’horreur des Athéniens. Sans doute il a son patriotisme. Il rappelle avec complaisance les exploits de l’Athènes antique et surtout de l’Athènes légendaire. Sans doute, et il a ses raisons pour cela ; car enfin Socrate est d’Athènes et Platon aussi ; il déclare que ceux des Athéniens qui sont bons sont les meilleurs des hommes, et il fait dire à un Spartiate : « J’ai toujours conservé pour Athènes toute sorte de bienveillance. Votre accent me charme, et ce qu’on dit communément des Athéniens que quand ils sont bons ils le
sont au plus haut degré, m’a toujours paru véritable. Ce sont en effet les seuls qui ne doivent point leur vertu à une éducation forcée : elle naît en quelque sorte avec eux ; ils la tiennent des Dieux en présent ; elle est franche et n’a rien de fardée… »
Mais quand il ne parle ni des Athéniens légendaires ni des Athéniens d’exception, dès qu’il en arrive aux Athéniens, même les plus illustres, de son temps ou de l’époque précédente, il est extrêmement dur et il n’est point de raillerie qu’il épargne aux Thémistocle et aux Périclès, ces gens qui, avec tout leur talent, ignoraient profondément l’art de rendre meilleurs leurs compatriotes, leurs contemporains et leurs fils.
Par mille allusions qui, à travers tous les dialogues et même les plus sublimes, percent et éclatent à chaque instant, Platon se plaît à railler la frivolité, l’inconséquence et, ce qui peut paraître singulier, mais ce qui est exact, l’esprit borné des Athéniens.
Il faut même prendre garde à ceci pour ne pas s’étonner des incartades, des outrances, des paradoxes de Platon. On ne se tromperait pas extrêmement en prenant toutes les œuvres de Platon comme des satires contre les Athéniens, leurs mœurs, leurs institutions et leur politique. Dès lors, ce qui paraît, quelquefois, une singularité ou une aberration, devient naturel si l’on n’y voit qu’une hyperbole satirique, une raillerie aristophanesque, une manière de contredire violemment et une façon de prendre furieusement à contre-pied ce qui était cher aux Athéniens ou ce qui leur était ordinaire.
Je ne donnerai qu’un exemple de ce dont je pourrais donner cent. Voici, sous prétexte de rechercher quel est le meilleur gouvernement, tout simplement un portrait satirique des Athéniens et une vive parodie de leur gouvernement et de leurs mœurs et institutions politiques :
« Revenons encore une fois à ces images auxquelles il faut comparer les chefs et les rois : l’habile pilote, le médecin. Figurons-nous-les dans un cas particulier et observons-les dans ce cas. Le cas le voici : nous croyons tous avoir à souffrir de leur part les plus terribles traitements. Celui d’entre nous qu’ils veulent conserver ils le conservent ; celui qu’ils ont résolu de tourmenter, ils le tourmentent, en coupant, en brûlant ses membres, en se faisant remettre comme une sorte d’impôt, des sommes d’argent, dont ils emploient une faible partie ou même rien au profit du malade et détournent le reste à leur propre profit, à eux et à leurs serviteurs. Enfin ils reçoivent des parents ou des ennemis du malade un salaire et le font mourir. Voilà, n’est-ce pas, ce que nous croyons des médecins. De leur côté, les pilotes font mille actions semblables ; abandonnent à terre de parti pris les passagers quand ils lèvent l’ancre, commettent toutes sortes de fautes dans la navigation, jettent les hommes à la mer et leur font souffrir des maux de toute espèce. Croyant tout cela, nous décidons après délibération que ces deux arts ne pourront plus commander en maîtres ni aux esclaves ni aux hommes libres ; qu’une assemblée se formera, ou de nous seuls ou de tout le peuple, ou des riches exclusivement, que les ignorants et les artisans auront droit d’émettre leurs avis sur la navigation et les maladies, sur l’usage à faire des remèdes et des instruments de médecine dans l’intérêt des malades, des navires et des instruments de marine pour la navigation, sur les dangers que nous font courir les vents, la mer, la rencontre des pirates, sur le point de savoir si dans un combat naval il faut à des vaisseaux longs opposer d’autres vaisseaux semblables. Après quoi nous inscrirons sur des tablettes les jugements de la multitude… et ces règles présideront pour l’avenir à la navigation et à la thérapeutique. Puis, chaque année, nous tirerons au sort des chefs, des magistrats, et ces chefs ainsi établis, réglant leur conduite sur les lois ainsi instituées, dirigeront les navires et soigneront les malades. Ensuite, lorsque ces magistrats auront atteint le terme de l’année, il nous faudra établir des tribunaux dont les juges seront choisis parmi les riches ou tirés au sort parmi le peuple entier, et faire comparaître les magistrats à l’effet de rendre compte de leur conduite : quiconque le voudra pourra les accuser de n’avoir pas, pendant l’année, dirigé les navires suivant les lois écrites ou suivant les coutumes des ancêtres. Et pour ceux qui seront condamnés, les mêmes juges décideront quelle peine ils devront subir ou quelle amende payer… Il faudra, en outre, établir une loi portant que, s’il se trouve quelqu’un qui, indépendamment des lois écrites, étudie l’art du pilote et la navigation, l’art de guérir et la médecine et se livre à des recherches approfondies sur les vents, le chaud ou le froid, on commence par le déclarer, non pas médecin ni pilote, mais rêveur extravagant et inutile sophiste. Ensuite, quiconque le voudra l’accusera de corrompre les jeunes gens, en leur persuadant de pratiquer l’art du pilote et l’art du médecin sans se soucier des lois écrites et de diriger, comme il lui plaît, vaisseaux et malades et le citera devant qui de droit, c’est-à-dire devant un tribunal. Et s’il paraît qu’il donne, soit aux jeunes gens, soit aux vieillards, des conseils opposés aux lois et aux règlements écrits, il sera puni des derniers supplices. Car il ne doit rien y avoir de plus sage que les lois ; car personne ne doit ignorer ce qui concerne la médecine et la santé, l’art de conduire un vaisseau et de naviguer, attendu qu’il est loisible à tout le monde d’apprendre les lois écrites et les coutumes des ancêtres… »
Ce terrible morceau d’ironie donne le ton qui est toujours, plus ou moins vif, celui de Platon toutes les fois qu’il songe aux Athéniens et à la mort de Socrate ; et il est assez rare qu’il songe à autre chose.
Platon était beaucoup plus poli que Voltaire, et il n’a jamais dit des Athéniens ce que Voltaire disait des Welches, à savoir que c’était une nation de singes et de tigres ; mais tenez pour certain qu’il l’a pensé et du reste qu’il l’a dit, moins brutalement. L’Athénien, l’homme qui a condamné Socrate à mort, l’homme qui pratique l’ostracisme de père en fils, l’homme de la démocratie pure, l’homme qui livre les magistratures au hasard, ou à l’élection, qui est un autre hasard, l’homme surtout qui est persuadé que tout Athénien est aussi savant en toutes choses que le plus grand savant de la terre ; l’Athénien paraît à Platon un simple sot, gonflé d’orgueil, merveilleusement impertinent et étourdi, et capable, comme tous les sots orgueilleux, de devenir cruel, à l’occasion. le plus doucement et le plus nonchalamment du monde. — On ne se trompera guère en assurant que Platon a détesté cordialement les Athéniens, et il faut s’en souvenir pour s’expliquer et pour juger avec discernement toute une partie de son œuvre.
II. Les haines de Platon : la Démocratie
Il est à peu près inutile de dire que Platon a autant d’horreur pour la démocratie que pour les Athéniens. Il déteste même les Athéniens surtout parce qu’ils sont démocrates. Pour parler comme Bossuet, avec une variante, l’une de ces choses lui fait détester l’autre ; car s’il déteste les Athéniens comme étant le peuple où la démocratie s’épanouit le plus largement, il déteste aussi la démocratie comme achevant de pervertir les Athéniens et de les rendre plus absurdes. On l’a déjà vu, la démocratie, pour Platon, c’est l’incompétence. Elle consiste à confier le pouvoir non à ceux qui savent, et qui par conséquent pourraient diriger ; mais à ceux qui par définition ne savent rien et ne peuvent rien diriger du tout, si ce n’est au gré de leurs passions.
C’est même comme son caractère essentiel de mettre la passion où il faudrait le savoir, et de mettre exclusivement la passion là où la passion devrait être exclue. On peut appeler, si l’on veut, la politique la science du gouvernement ou la « science royale ». Cette science appartient sans doute à ceux qui l’ont étudiée. La démocratie consiste à ne pas tenir compte de ceux qui ont étudié cette science et à ne tenir compte que de tous les autres. En effet, elle transporte la souveraineté des plus sages ou des plus instruits aux plus nombreux. Or les ignorants étant les plus nombreux, dans ce nombre les plus sages et les plus instruits sont comme s’ils n’étaient pas, et le résultat de l’opération a été de les exclure et de les supprimer comme si on les exilait.
La démocratie a donc pour objet et même pour objet unique de supprimer la compétence et de la remplacer par l’incompétence même. Elle fait pour ce qui est de gouverner l’État ce qu’on ferait si pour monter une tragédie, on s’adressait et l’on se confiait à tous ceux qui s’y intéressent, saut le chorège et le poète tragique. C’est une méthode qui peut paraître singulière ; mais il faut tenir compte de ceci que la démocratie a le culte et comme l’idolâtrie de l’incompétence et se défie de la compétence comme de son ennemi.
Il ne faut pas s’étonner de cela. On peut le déplorer ;
mais il ne faut pas s’en étonner. Il en est d’un peuple comme d’un individu et d’une cité exactement comme d’une âme. Or ne voyez-vous pas qu’il y a des âmes, et nombreuses, et les plus nombreuses peut-être, qui méconnaissent la partie saine d’elles-mêmes, ou qui, plutôt, sans la méconnaître, ne peuvent point se résigner à lui obéir et en définitive aiment mieux être gouvernées par leur ignorance que par leur savoir ? — « Quelle est la plus grande ignorance ? La voici, à mon avis. C’est lorsque, tout en jugeant qu’une chose est belle ou bonne, au lieu de l’aimer on l’a en aversion, et encore lorsqu’on aime et embrasse ce qu’on reconnaît comme mauvais ou injuste. C’est cette opposition qui se trouve entre nos sentiments d’amour ou d’aversion et le jugement de notre raison que j’appelle une ignorance extrême. Elle est en effet la plus grande, parce que, si on envisage notre âme comme un petit État, elle en affecte la partie mobile, celle où résident nos plaisirs et nos peines et qu’on peut comparer à la multitude et au peuple. J’appelle donc ignorance cette disposition de l’âme qui fait qu’elle se révolte contre la science, le jugement, la raison, ses maîtres légitimes : elle règne dans un État lorsque le peuple se soulève contre les magistrats et les lois ; elle règne dans un particulier lorsque les bons principes qui sont dans
son âme n’ont aucun crédit sur lui et qu’il fait tout le contraire de ce qu’ils lui prescrivent. Et je regarde cette espèce d’ignorance, soit dans le corps de l’État, soit dans chaque citoyen, comme la plus funeste. Posons▶ donc comme certain et incontestable qu’il ne faut donner aucune part dans le gouvernement aux citoyens atteints de cette ignorance… »
Une ignorance qui se complaît en elle-même, c’est la définition de la démocratie ; et une ignorance qui se défie de tout ce qui ne lui ressemble pas, et une ignorance qui se croit supérieure à tout ce qui ne lui ressemble point, et une ignorance qui s’admire, qui se cultive, qui se perfectionne et qui se répand ; car ceux qui auraient quelque tendance à y échapper y reviennent vite, ou ne la quittent point, en considération des grands avantages qu’elle procure et de la défaveur, de l’ostracisme qui frappe ce qui n’est pas elle.
Et c’est ainsi que la démocratie fait tache d’huile avec une si prodigieuse activité dès qu’elle naît et, non seulement s’empare du gouvernement, mais absorbe et corrompt l’État tout entier.
La marche est la suivante, ou du moins elle a été telle à Athènes et elle doit être à peu près la même partout : « … chacun se croyant capable de juger de tout, cela produisit un esprit général d’indépendance ;
la bonne opinion de soi-même délivra chaque citoyen de toute crainte, et l’absence de crainte engendra l’impudence ; et pousser l’audace jusqu’à ne pas craindre les jugements de ceux qui valent mieux que nous, c’est la pire espèce d’impudence ; elle prend sa source dans un esprit effréné d’indépendance. À la suite de cette espèce d’indépendance vient celle qui se soustrait à l’autorité des magistrats ; de là on passe au mépris de la puissance paternelle ; on n’a plus pour la vieillesse et pour ses avis la soumission requise. À mesure qu’on approche du terme de l’extrême liberté, on arrive à secouer le joug des lois, et quand on est enfin arrivé à ce terme, on ne respecte ni ses promesses ni ses serments, on ne connaît plus de Dieux ; on imite et l’on renouvelle l’audace des anciens Titans et l’on aboutit, comme eux, au supplice d’une existence affreuse qui n’est plus qu’un enchaînement de maux… »
Il y a une objection à ces assertions véhémentes. La démocratie est peut-être l’esprit d’indépendance impatiente ; elle est peut-être l’ignorance ; mais cependant, et elle l’a montré, elle sait choisir des chefs ; et ces chefs, eux, sont instruits et intelligents ; ils ont, eux, la « science royale » et parfois même ils ont du génie. — Platon a très souvent, sans doute, entendu, de ses oreilles, cette objection ; car il y répond souvent et avec vivacité et avec verve. J’entends bien, dit-il, que l’on me veut parler des Miltiade, des Thémistocle, des Périclès et des Cimon. Je respecte ces grands noms de l’histoire athénienne ; seulement, je fais deux remarques : la première que ces grands hommes ne semblent pas avoir amélioré beaucoup leurs concitoyens ; et la seconde que leurs concitoyens les ont tous accusés, reniés, condamnés, proscrits ; d’où il faut bien conclure de deux choses l’une, ou que ces grands hommes étaient des coquins dignes de châtiment, ou qu’ils étaient incapables d’améliorer leurs concitoyens, puisque c’est après avoir été gouvernés et dressés par eux pendant des années que leurs concitoyens avaient la perversité de les condamner ; d’où il faut en définitive inférer de trois choses l’une : ou que la démocratie se donne des chefs qui sont des scélérats et qu’elle est forcée de frapper ; ou qu’elle se donne des chefs si incapables qu’ils la rendent plus féroce au lieu de la civiliser ; ou que la démocratie, quand elle n’a pas été aveugle, s’empresse de devenir ingrate ; — et aucune de ces conclusions n’est à l’éloge de la démocratie, ni de nature à en faire prendre le goût.
« L’objet de l’homme d’État est de faire de bons citoyens… Or te semble-t-il que ces personnages dont tu parlais tout à l’heure, Périclès, Cimon, Miltiade, Thémistocle, aient été de bons citoyens ?… S’ils ont été bons citoyens, il est évident qu’ils ont rendu leurs compatriotes meilleurs, de pires qu’ils étaient auparavant… Or, c’est le contraire qui est arrivé. J’entends dire, en effet, que Périclès a rendu les Athéniens paresseux, lâches, babillards et intéressés, ayant le premier soudoyé les troupes. D’autre part Périclès s’acquit au commencement une grande réputation, et les Athéniens dans le temps qu’ils étaient plus méchants sans doute, n’ayant pas encore été améliorés par lui, ne rendirent contre lui aucune sentence infamante ; mais sur la fin de sa vie, quand ils furent devenus bons et vertueux par ses soins, ils le condamnèrent pour cause de péculat et peu s’en fallut qu’ils ne le condamnassent à mort, sans doute comme un mauvais citoyen… On tiendrait pour méchant gardien tout homme qui aurait des ânes, des chevaux, des bœufs à garder, et si ces animaux, devenus féroces entre ses mains, ruaient, frappaient de la corne, mordaient, quoiqu’ils ne fissent rien de semblable lorsqu’on les lui a confiés… »
Périclès est l’exemple le plus illustre de ce phénomène, qui, de quelque façon qu’on l’interprète, va contre la démocratie ; mais il n’est pas le seul. Voyez Cimon et les autres : « Le peuple, dont Cimon prenait soin, ne lui fit-il pas subir la peine de l’ostracisme afin d’être dix ans entiers sans entendre sa voix ? N’eut-il pas la même conduite à l’égard de Thémistocle et de plus ne le condamna-t-il pas au bannissement ? Pour Miltiade, le vainqueur de Marathon, ils le condamnent à être précipité dans la fosse et, sans le premier Prytane il y eût été jeté. Cependant, s’ils avaient été bons citoyens, comme tu le prétends, il ne leur serait arrivé aucun mal. Il n’est pas naturel que les habiles conducteurs de chars ne tombent point de leurs chevaux dans les commencements et qu’ils en tombent après avoir rendu leurs chevaux plus dociles et être devenus eux-mêmes meilleurs cochers… »
Il faut conclure de tout cela que la démocratie, si l’on en juge par l’exemple d’Athènes, est un assez mauvais état politique, puisque ses plus illustres chefs sont toujours par elle jugés mauvais, ce qui condamne eux ou elle, et en dernière analyse elle toujours, étant clair que, si elle ne se trompe pas quand elle les renverse, c’est qu’elle s’était trompée quand elle les élut.
À la vérité, ce gouvernement se donne un beau titre : il se flatte d’être le gouvernement des Lois ; et il se donne un beau mérite : il affirme que sous son régime ce n’est aucun homme qui commande, mais la loi seule, et que personne n’y est sujet que de la Loi. Qui pourrait se plaindre, ou parler de tyrannie dans un état d’où le caprice et l’arbitraire sont bannis, puisque c’est la loi qui gouverne ?
Platon est peu ému de cette objection. Pour ce qui est du gouvernement d’un peuple par les lois, il y a deux cas, et en vérité il n’y en a pas un troisième. Ou les lois sont très fixes, très rarement changées, respectées en raison même de leur ancienneté, véritables reines inamovibles de la Cité ; — ou les lois sont faites et refaites continuellement, au jour le jour, par une manufacture législative sans cesse en exercice.
Dans le second cas il est bien évident que le peuple n’est nullement gouverné par des lois. Il est gouverné par des législateurs, qui donnent seulement le nom de lois à leurs volontés successives, d’hier, d’aujourd’hui, de demain. Il est gouverné par le corps législatif, Sénat, Oligarchie ou Peuple, qui a simplement la politesse d’appeler lois ses caprices. Il est gouverné capricieusement, arbitrairement, tyranniquement, avec mention du mot loi. Il est gouverné par un tyran qui nomme lois les actes de sa tyrannie. Il est gouverné légalement, selon les mots, tyranniquement, en fait ; il n’y a rien de plus clair.
L’autre cas, celui où les lois sont très fixes, très rarement changées et où un respect religieux s’attache aux lois anciennes est certainement ce qu’on peut appeler le gouvernement de la loi ou le gouvernement des Lois ; mais, chose remarquable, il n’inspire pas beaucoup plus de respect que l’autre à Platon et il excite tout autant sa verve, sa raillerie et cette ironie éloquente où il excelle.
Il ne faut pas que la fameuse Prosopopée des Lois dans le Criton nous trompe sur ce point. Platon dans le Criton a fait tenir par Socrate, sur le respect dû aux Lois et sur l’obéissance absolue due à la Loi, un très beau langage ; mais cela ne l’a pas empêché de se moquer du régime des Lois dans la Politique.
Si l’on tient à concilier ces deux textes (y tiendrait-il lui-même ?) on pourra dire que dans le Criton Platon veut affirmer simplement que, lorsqu’on a accepté de vivre sous le bienfait de la loi, on n’a point le droit de se dérober à elle au cas où elle vous frappe ou même vous tue, qu’il y a contrat entre elle et vous auquel vous ne pouvez pas vous soumettre quand il vous est favorable et vous soustraire quand il vous lèse (et en effet, il n’y a rien de plus dans la Prosopopée des Lois) — tandis que dans la Politique Platon s’attaque à la Loi elle-même, en soi, et se demande, non pas s’il faut obéir à la Loi dans les États gouvernés par les Lois ; mais si de faire gouverner un État par les Lois, est une chose raisonnable.
Quoi qu’il en soit, Platon doute beaucoup que ce soit très raisonnable de faire gouverner un État par des lois fixes, arrêtées, anciennes et qui ne changent point tous les jours. En effet, si les lois faites au jour le jour sont tyranniques et ne peuvent même mériter le nom de lois, les lois anciennes et fixées, les lois inamovibles, ont ceci contre elles qu’elles sont quelque chose d’inflexible qui se propose de régler l’activité souple et variée et variable des hommes ; qu’elles sont quelque chose d’un qui se propose de régler le multiple ; qu’elles sont quelque chose d’identique à soi qui se propose de régler le changeant ; et enfin quelque chose de mort qui se flatte de régler et de gouverner la vie.
C’est absolument irrationnel, et c’est même comique. Figurez-vous un maître de gymnase ou un médecin qui part pour un voyage et qui laisse à ses élèves ou à ses malades ses instructions écrites ; puis qui revient et qui se croit obligé à ne pas s’écarter des instructions écrites qu’il a laissées et à abdiquer devant elles et qui préfère cette règle insensible et presque aveugle à sa propre intelligence, à son diagnostic ou à son observation, à ce qui lui permettrait de varier ses instructions selon les caractères et à proportionner ses conseils et avis aux tempéraments et complexions.
C’est faire de même que de mettre la loi à la place d’un homme sage. La loi peut être sage ; mais elle l’est sans flexibilité et sans nuances, et c’est une extrême flexibilité et de multiples nuances qu’il faut sans doute pour gouverner l’être divers et ondoyant. Par définition la loi est bonne pour une moyenne, elle est faite en vue de cette moyenne et comme prise à sa mesure. Et c’est à tous qu’on l’applique : donc on est sûr de se tromper en l’appliquant.
« Ce qui est applicable à la plupart des individus et la plupart du temps, le législateur en fera une loi et l’imposera à toute la multitude, soit qu’il la formule par écrit, ou qu’il la fasse consister dans les coutumes non écrites des ancêtres. »
— Cette loi blessera, inutilement pour la société, et même dangereusement pour la société, tous ceux-là, et ils seront nombreux, qui seront un peu en dehors de la moyenne ; elle s’opposera aussi à toute idée nouvelle, soit en fait d’organisation sociale, soit en fait de discipline ; elle ressemblera à un maître impérieux, borné et têtu.
La loi-reine ressemble à un vieux tyran qui n’aurait jamais été très intelligent, mais qui
serait un peu affaibli et qui répéterait avec l’obstination des vieillards les risibles maximes de gouvernement et les vieilles décisions du temps de sa jeunesse sans vouloir rien entendre à personne : « La loi ne pouvant jamais embrasser ce qu’il y a de véritablement meilleur et de plus juste pour tous à la fois, ne peut non plus ordonner ce qu’il y a de plus excellent, car les différences qui distinguent tous les hommes et toutes les actions et l’incessante variabilité des choses humaines toujours en mouvement, ne permettent pas à un art, quel qu’il soit, d’établir une règle simple et unique qui convienne à tous les hommes et dans tous les temps. Et c’est pourtant là, nous le voyons, le caractère de la loi, pareille à un homme obstiné et sans éducation qui ne souffre pas que personne fasse rien contre sa décision et qui ne s’inquiète de rien, non pas même s’il venait à quelqu’un, une idée nouvelle et préférable à ce que lui-même a établi. »
Il faut donc reconnaître que la Démocratie est un bien mauvais gouvernement, puisque, même sous sa meilleure forme, il est détestable. La démocratie déréglée, la mauvaise démocratie consiste à faire continuellement des lois, aujourd’hui contre une personne, demain contre une autre, aujourd’hui contre une classe de personnes, demain contre une autre ; — la « bonne démocratie », la meilleure, consiste à faire gouverner des vivants par des statues, des esprits par des lettres inflexibles, rigides, sourdes et aveugles.
Et il n’y a pas un troisième cas ; mais il y a une sorte de combinaison de ces deux régimes, appel étant fait, selon les besoins, soit à des lois nouvelles, circonstancielles et personnelles qui ne sont que des gestes du tyran à mille têtes ; soit à des lois anciennes que l’on fait revivre contre les novateurs pour les réprimer et contre les esprits libres pour les emprisonner, les proscrire ou les mettre à mort ; — et cette combinaison, c’est la démocratie athénienne elle-même, de quoi il n’y a pas lieu peut-être que la ville d’Athènes se glorifie.
Il ne faut jamais oublier, et Platon ne l’oublie jamais, que c’est cette démocratie-là, victorieuse et enivrée de sa victoire après la chute des Trente Tyrans, s’appuyant sur des lois surannées qu’elle faisait revivre comme armes de proscription, qui a tué Socrate. Anytus était un des chefs de la démocratie.
III. Les haines de Platon : les Sophistes
Les sophistes n’étaient pas autre chose que des professeurs d’intelligence. Ils apprenaient à penser et à diriger ses pensées et à exprimer ses pensées. Ils étaient très savants en toutes choses, particulièrement en philosophie générale, en métaphysique, en psychologie, en science des mœurs, en art politique et en art oratoire.
Ils étaient assez différents les uns des autres comme on peut croire, puisqu’ils étaient instruits, intelligents et curieux. Mais ils avaient un trait commun, à savoir une certaine indifférence, plus ou moins avouée, au sujet du juste et de l’injuste. Leur but, leur préoccupation, leur idéal, ou, si l’on veut, leur métier, était de faire des hommes forts par l’intelligence, et rien de plus, ou de moins, ou d’autre.
Ils semblaient dire aux hommes : « Le règne de la force brutale est passé. L’homme l’emportera sur l’homme, dorénavant, par son savoir et par son intelligence, c’est-à-dire par sa faculté soit d’invention, soit de persuasion. Pour l’emporter sur les autres, il faudra inventer ou persuader ; le premier sera le meilleur ; le second sera encore une chose fort importante. Confiez-vous à nous comme au professeur de gymnastique : il tire de vos forces physiques tout ce qu’elles contiennent ; il leur fait rendre tout l’effet qu’elles peuvent produire et que l’on était très loin de prévoir qu’elles rendissent jamais. De votre intelligence nous tirerons tout ce qu’elle contient et nous la rendrons comme plus forte en la rendant aussi habile dispensatrice de toutes ses forces qu’il sera possible, bien au-delà de tout ce que l’on pouvait prévoir.
— Dans quel but ? — Mais, dans le dessein d’être forts, d’être influents dans la cité, d’être en honneur dans la cité, de gouverner la cité. Dans le dessein, aussi, si vous êtes très nombreux qui vous serez ainsi développés et rendus intellectuellement forts et adroits, de constituer une nation supérieure, magnifique, qui dominera toutes les autres.
— « Mais encore ? — C’est tout, et nous ne voyons pas plus loin, ni ne songeons à autre chose. »
Les défauts ordinaires des sophistes, surtout de ceux qui n’étaient pas de premier ordre, étaient, par conséquent, de préférer le brillant au solide, le brillant étant un moyen de persuasion, de conquête, d’influence beaucoup plus rapide et beaucoup plus efficace que l’autre. De là leur goût pour la rhétorique et tous ses prestiges et tous ses procédés, de telle sorte et à tel point que les mots sophiste et rhéteur désignaient presque les mêmes personnages et étaient pris très fréquemment l’un pour l’autre.
Les défauts des sophistes consistaient encore à glisser vers un certain scepticisme, même pratique. « Ils plaidaient le pour et le contre. » Cela leur a été assez reproché sur tous les tons. Cela signifie simplement qu’ils exerçaient les jeunes gens à discuter et, selon leur principe, à tirer de leur intelligence, même dans les cas difficiles et surtout dans les cas difficiles, et c’est-à-dire même dans une mauvaise cause et surtout dans une mauvaise cause, tout ce que leur intelligence contenait et pouvait produire.
Il n’y a rien de plus légitime. Il faut reconnaître pourtant que cette habitude est dangereuse et que l’on peut arriver ainsi assez vite, non seulement à ne pas se préoccuper du juste ou de l’injuste, ce qui était la discipline même des sophistes ; mais à croire qu’ils n’existent pas et à faire pénétrer doucement ou à laisser s’introduire insensiblement cette opinion dans l’esprit de ceux qu’on enseigne ou qu’on entretient.
Tels étaient les deux défauts essentiels des sophistes et les deux dangers que présentaient leur enseignement, leur influence ou simplement leur existence.
Or ils existaient, ils enseignaient et ils étaient très aimés, et de tout le monde à ce qu’il me semble. Ils auraient pu être détestés du bas peuple, à cause de leur distinction ; mais il ne faut jamais oublier qu’à Athènes le bas peuple n’existe pas, les esclaves en tenant lieu. Athènes était une ville composée d’une aristocratie riche, d’une grande bourgeoisie d’armateurs et commerçants et d’une petite bourgeoisie de maîtres artisans et boutiquiers, eux-mêmes beaux parleurs et fins appréciateurs de poésie dramatique et d’éloquence. — Les sophistes plaisaient à tout le monde.
Ils n’inquiétaient pas les politiciens et les chefs du gouvernement, quels qu’ils fussent, ne s’occupant guère de politique, et les politiciens voyant plutôt leurs maîtres, mais des maîtres qui n’étaient ni impérieux ni gênants, des maîtres amis, dans des hommes qui enseignaient l’art de persuader n’importe quoi et qui considéraient cet art comme l’art suprême ; et il y avait comme une sorte de parenté morale et de consanguinité entre les politiciens d’Athènes et les sophistes.
Ils n’inquiétaient pas l’aristocratie conservatrice, ne s’occupant guère de politique, et si, comme on peut le supposer par la considération d’Aristophane, les conservateurs flairaient peut-être et pressentaient dans ces philosophes des novateurs ou des pères de novateurs, d’autre part ils étaient attirés et séduits par le talent et l’élégance, très aristocratiques dans un certain sens du mot, de ces très brillants artistes de la parole.
Il est probable encore, quoique je n’en sache rien, que les prêtres et le « parti clérical », qui a parfaitement existé à Athènes, comme on s’en assure par l’examen du procès de Socrate, n’avaient aucune prévention contre les sophistes et, tout au contraire, les voyaient d’un œil assez bon. Ce qui déteste un parti, c’est ce qui peut ou ce qui veut le remplacer. Ce que les prêtres athéniens pouvaient détester ou craindre, c’étaient les philosophes, les vrais philosophes, un Socrate ou un Platon, apportant soit une doctrine morale, soit une doctrine métaphysique et une doctrine morale destinées à remplacer la religion ou capables d’en prendre la place. Les sophistes, non seulement ne se piquaient point d’apporter rien de pareil, mais encore, par leur abstention presque absolue et presque systématique à cet égard, ils faisaient hommage, du seul fait de laisser le champ libre. Ils semblaient dire : « Comme vous le savez, nous faisons des hommes forts. S’agit-il de faire des hommes vertueux, pieux, connaissant du juste et de l’injuste et agissant en raison de cette connaissance, ce n’est point notre affaire ; c’est une affaire qui n’est point la nôtre. » Si elle n’était point la leur, elle était donc celle des prêtres. Les sophistes n’inquiétaient pas le parti clérical et semblaient s’incliner devant lui par le respect des limites et des frontières et pouvaient être considérés par ce parti, pour peu qu’il ne fût pas très intelligent, sinon comme des collaborateurs, du moins comme des auxiliaires.
On voit très bien par l’Apologie de Socrate qu’il y eut partie liée, pour accuser Socrate, entre les sophistes, les politiciens et le parti clérical. Derrière Mélitus, « qui prend fait et cause pour les poètes »
, Anytus, qui prend fait et cause « pour les politiques et les artistes »
, et Lycon, qui prend fait et cause « pour les orateurs »
, Socrate, comme le fait parler Platon, montre ces hommes de diverses classes qui croient posséder la sagesse et à qui il a montré qu’ils ne la possédaient nullement. Il est assez probable que les sophistes sont parmi ces hommes-là, quoiqu’ils
ne soient pas nommés formellement dans l’Apologie.
D’ailleurs sous ce nom vague « d’orateurs », les politiques étant nommés à part, il est assez difficile de ne pas comprendre les sophistes.
Je reconnais du reste que Socrate eut contre lui, comme l’Apologie l’indique assez, la coalition de tous ceux dont Socrate s’était moqué, c’est-à-dire le tout de monde ; mais précisément, et Platon l’indique, il avait raillé tout particulièrement les sophistes.
Toujours est-il que les sophistes, qu’ils aient contribué plus ou moins à la mort de Socrate, sont l’objet de la haine de Platon d’une façon toute singulière. Ce que Platon voit en eux de dangereux, c’est l’immoralisme déclaré, latent ou inconscient. Ils ne songent qu’à faire des hommes habiles par la parole, sans se soucier de l’objet auquel cette habileté de parole s’appliquera et du but qu’elle devra poursuivre, et il n’y a d’important que cet objet et que ce but. Il ne s’agit pas de faire des hommes habiles à persuader, mais de faire des hommes habiles à persuader le bien. C’est à quoi les sophistes sont ou semblent absolument indifférents.
Ou ils sont immoralistes déclarés comme Thrasymaque et assurent que le juste et l’injuste n’existent pas et qu’il ne s’agit que d’être forts et qu’il n’y a dans le monde que la force ; — ou, ce qui est plus grave, ils sentent assez bien que leurs pratiques mènent à une grande indifférence à l’égard du bien et du mal, mais ils n’en conviennent pas et affectent une modestie qui consiste à dire qu’ils se renferment dans les limites de leur profession, laquelle n’a pour but que d’enseigner à parler et se refusent les hautes spéculations ou les austères apostolats ; se rendant bien compte pourtant qu’on ne sépare pas ainsi impunément les unes des autres les choses qui ont un rapport nécessaire et qu’à ne jamais parler morale, on enseigne tacitement, il est vrai, mais on enseigne très efficacement à n’y pas croire ; — ou enfin ce sont de simples artisans et manouvriers qui montrent leur art comme une routine ; qui sont professeurs de beau langage comme on est coiffeur ou cuisinier ; qui ne voient pas plus loin ; qui ne se doutent même pas qu’entre la rhétorique et la morale il y ait quelque rapport et qu’on étonne en leur disant qu’il y en a ; et dans ce dernier cas les sophistes sont les plus immoralistes des hommes, quoique inconscients et certainement non coupables, parce qu’il leur est comme impossible de ne pas enseigner l’immoralité par leur manière non seulement amorale, mais antimorale, dans le sens que le mot anti a dans « antipodes », d’enseigner la rhétorique.
Tout au fond et sans tant de distinctions, les sophistes sont nés sophistes, c’est-à-dire nés ingénieux et peu scrupuleux, pleins de talents et sans conscience ; et ils se sont développés dans le sens de leur nature, plus ou moins cyniquement, tous s’enivrant et enivrant et éblouissant les autres de prestiges littéraires et ne tenant aucun compte de la morale ou n’y songeant point.
Or ceci est très grave, parce qu’ils sont les éducateurs de la jeunesse et les maîtres de l’esprit public et parce que les Athéniens n’ont que trop de tendance à faire entrer peu de préoccupations morales dans leur conduite tant privée que publique.
Et c’est Socrate qui a été accusé formellement de « corrompre les jeunes gens » et qui a été condamné et exécuté pour cela ! Et il n’y a rien de plus naturel, ou, du moins, ce n’est pas trop paradoxal. Les sophistes ont habitué les Athéniens à vivre sans préoccupations morales et en très grande estime d’eux-mêmes, malgré cette lacune. Un homme qui est venu dire à leurs fils ou à leurs jeunes frères : « Vous oubliez le plus important ; vous oubliez l’essentiel », d’abord choquait l’esprit public général, et choquer l’esprit public cela paraît toujours faire acte de corrupteur, les hommes estimant toujours sain tout simplement l’état où ils vivent ; et ensuite cet homme mettait les jeunes gens en état de révolte ou de mépris contre leurs pères ou leurs frères aînés, et il n’y a rien sans doute qui soit plus corrupteur que cela.
Il est donc assez naturel et presque légitime que Socrate ait été convaincu de corrompre la jeune Athènes.
En attendant, ce sont les sophistes qui étaient les corrupteurs et les pervertisseurs de la cité et amputaient la nation du sens moral. Il faut poursuivre les sophistes d’une haine inextinguible.
C’est à quoi au moins Platon n’a pas manqué. De tout ce que Platon a détesté, c’est le sophiste qu’il a combattu le plus énergiquement et comme avec une obstination passionnée et comme avec une « suite enragée ».
Je suis très porté à croire que cela tient à ce qu’en les combattant il sentait un peu qu’il se combattait lui-même. Il était sophiste par son amour du beau style, de la forme, de tous les beaux vêtements, de toutes les parures, de tous les ornements, de tous les bijoux dont on peut parer une pensée qui n’en aurait pas besoin ; par son infini désir de plaire ; aussi par son amour de la discussion subtile, des détours captieux, des pièges oratoires, des voies détournées et obliques, des mille chemins pour un seul but, avec mépris de celui qui va tout droit ; par son goût du paradoxe, de l’argument qui étonne, de la gageure dialectique et du beau triomphe qu’il y a à la gagner ; il était sophiste à devenir le roi des sophistes, et il sentait que c’était là son défaut intime qu’il fallait réprimer en lui-même, en son fort et en son essence, tout en lui donnant mille satisfactions de détail.
Et l’homme de conscience ne combattant jamais plus passionnément que quand il se combat lui-même, Platon s’est criblé de coups en pugiliste acharné et du reste savant, sur la personne de Thrasymaque, de Gorgias et de Calliclès.
IV. Les haines de Platon : les Poètes
Le plus grand des poètes grecs après Homère a détesté les poètes grecs et, du reste, par hypothèse et a priori, tous les poètes. Le fait est singulier. Il faut examiner cela.
On ne doit pas, peut-être, attacher trop d’importance à la plus célèbre dissertation de Platon sur les poètes, à la théorie de l’Ion, ni la prendre tout à fait au sérieux. À travers tout Platon il y a lieu de prendre garde à l’ironie, au paradoxe gai, aux jeux d’une imagination qui s’amuse. Je ne rapporte donc la théorie de l’Ion presque que pour mémoire. Dans l’Ion, Platon considère le poète, comme un être tout passif, qui est inspiré par les dieux, qui subit leur inspiration sans avoir rien de spontané et de personnel, comme un être aimanté par les dieux, qui aimante à son tour le rapsode, lequel aimante la foule ; métaphores à part, comme une espèce de fou assez divertissant, qu’il convient même de respecter, car il est léger, ailé, sacré, et il y a quelque chose des daimones dans son affaire ; mais à qui il ne faut attribuer aucune importance dans la cité et qu’il faut prendre, tout compte fait, pour un enfant aimable, gracieux et insignifiant.
Mais il sied de reconnaître que, même quand Platon paraît ne point plaisanter le moins du monde, il parle des poètes soit avec un détachement qui ne semble pas loin du mépris, soit avec une animosité très peu dissimulée et très peu douteuse.
Dans Phèdre, à très peu près comme dans Ion, il appelle la poésie un délire et le poète une âme hors d’elle-même. Ailleurs il établit comme une hiérarchie qui part des dieux pour descendre jusqu’au plus bas degré des âmes humaines, et dans cette hiérarchie le premier rang après les dieux est attribué, comme on peut s’y attendre, au philosophe, et le neuvième seulement aux poètes.
Ailleurs, faisant parler Socrate, et, pour ainsi dire, avec moins de fictions qu’ailleurs, puisque c’est dans l’Apologie, il lui fait dire, insistant sur le caractère d’inconscience, d’instinctivité, d’incapacité pour ce qui est de se rendre compte d’eux-mêmes, qu’il attribue toujours aux poètes. « … J’allai
aux poètes, tant à ceux qui font des tragédies qu’aux poètes dithyrambiques et autres, ne doutant point que je ne me prisse là en flagrant délit, en me trouvant beaucoup plus ignorant qu’eux. Là, prenant ceux de leurs ouvrages qui me paraissaient les plus travaillés, je leur demandais ce qu’ils voulaient dire et quel était leur dessein, comme pour m’instruire moi-même. J’ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité, mais il faut pourtant vous la dire : il n’y avait pas un seul des hommes qui étaient là présents qui ne fût plus capable de parler et de rendre raison de leurs poèmes qu’eux-mêmes qui les avaient faits. Je connus tout de suite que les poètes ne sont point guidés par la sagesse, mais par certains mouvements de la nature et par un enthousiasme semblable à celui des prophètes et des devins, qui disent de fort belles choses sans rien comprendre à ce qu’ils disent. Les poètes me parurent dans le même cas et je m’aperçus en même temps qu’à cause de leur faculté poétique, ils se croyaient les plus sages des hommes dans toutes les autres choses, bien qu’ils n’y entendissent rien. »
Quelle « vanité » du reste, comme dira plus tard Pascal, quelle inanité et quelle insignifiance que cet art tout d’imitation, qui arrive au troisième degré pour ainsi dire de l’imitation, qui imite ce qui est déjà imité et qui est comme l’ombre d’une ombre ! Il existe un objet idéal, l’objet en soi, l’œuvre de Dieu. Cet objet, l’artisan l’imite. Il fait par exemple une armure, un char, un lit qui ne sont que les imitations imparfaites des idées divines de ces objets ; et ce sont ces imitations imparfaites que le poète à son tour imite, dont il donne, par ses descriptions, comme une espèce de reflet incomplet et plus imparfait. Peut-il y avoir quelque chose de plus vain a priori et comme par définition ?
« Nous donnerons à Dieu le titre de producteur ; au menuisier le titre d’ouvrier, au peintre quel nom ? Ni celui de producteur, ni celui d’ouvrier ; mais sans doute celui d’imitateur de l’ouvrier. L’imitateur est donc l’auteur d’une œuvre éloignée de la nature de trois degrés. Ainsi, par exemple, le faiseur de tragédies, en qualité d’imitateur, est éloigné de trois degrés de la vérité ; et il en est de même de tous les autres artistes-imitateurs ».
C’est surtout, comme on le voit déjà par le passage précédent, le poète dramatique que Platon poursuit de ce genre de sarcasmes et de démonstrations. Le poète dramatique surtout est un « faiseur de fantômes » qui ne connaît pas la réalité des objets, mais seulement leur apparence. Voyez un peu.
« En chaque chose il y a trois arts : l’art qui se sert de cette chose, l’art qui la fabrique, l’art qui l’imite. Par exemple s’il est question de brides et de mors, il y a l’écuyer qui s’en sert, le sellier et le forgeron qui les fabriquent, le peintre qui en jette sur sa toile une apparence. Celui qui s’entend le mieux en brides et en mors, c’est le cavalier : celui qui s’y entend encore, mais moins bien et comme par routine, c’est le sellier ou le forgeron ; celui qui ne s’y entend pas du tout et qui seulement en saisit et sait en reproduire le dessin, saisit et sait reproduire la sensation fugitive qu’ils font sur l’œil, c’est le peintre. Ce troisième personnage, troisième venu et troisième en degré, ne connaît la chose ni par l’usage ni par la nécessité de converser avec ceux qui en usent. »
« L’imitateur n’a donc ni principes sûrs ni même une opinion juste… Et ainsi nous avons suffisamment démontré deux choses : la première, que tout imitateur n’a qu’une connaissance très superficielle de ce qu’il imite ; que son art n’a rien de sérieux et n’est qu’un badinage d’enfants ; la seconde, que tous ceux qui s’appliquent à la poésie dramatique, soit qu’ils composent en vers iambiques ou en vers héroïques, sont imitateurs autant qu’on peut l’être et que cette imitation est éloignée de la vérité de trois degrés. »
Les poètes, en vérité, et aussi bien les lyriques que les dramatiques, sont de simples flatteurs et adulateurs publics, des gens qui caressent la foule là où elle aime qu’on la caresse, sans se soucier que de réussir en ce dessein, infiniment analogues aux courtisanes et qui ne paraissent pas devoir être beaucoup plus respectés qu’elles ne le sont : « On peut chercher à complaire à une foule d’âmes assemblées sans s’embarrasser de ce qui est le plus avantageux pour elles… Il y a des professions qui produisent cet effet. Le joueur de flûte, par exemple, vise uniquement à nous procurer du plaisir et ne se met point en peine d’autre chose. De même le joueur de lyre dans les fêtes publiques. Mais n’en dirons-nous pas autant des exercices des chœurs et de la composition des dithyrambes ? Crois-tu que Cinesias, fils de Mélès, se soucie beaucoup que ses chants soient propres à rendre meilleurs ceux qui les entendent et qu’il vise à autre chose qu’à plaire à la foule des spectateurs ?… Et son père, Mélès ? Pensez-vous que quand il chantait sur la lyre, il eût en vue le bien ?… Ne jugez-vous pas que toute espèce de chant sur la lyre et toute composition dithyrambique ont été inventées en vue du plaisir ?… »
Fera-t-on, comme on sera souvent tenté de le faire, une exception en faveur des poètes tragiques,
et peut être une telle exception (Nietzsche) qu’on verra dans les poètes tragiques et les représentants et les professeurs de toute une morale, virile et héroïque, particulière à la race grecque ? Ce serait une erreur bien forte et une méconnaissance presque ridicule de ce qu’est en son fond et en son expression et son influence la sublime tragédie attique. La sublime tragédie attique est une « rhétorique » aussi vaine et partant aussi funeste que la rhétorique et la déclamation des orateurs de la Pnyx. « À quoi est-ce qu’il tend, ce poème imposant et admirable ? Tous ses efforts, tous ses soins n’ont-ils point pour objet unique de plaire au spectateur ? Lorsqu’il se présente quelque chose d’agréable et de gracieux, mais en même temps de mauvais [au point de vue moral], prend-il soin de le supprimer, de chanter et de déclamer ce qui est désagréable mais utile, sans se soucier que les spectateurs y trouvent du plaisir ou n’en trouvent point ?… Les paroles [dans cet opéra qui s’appelle la tragédie] s’adressent à la multitude assemblée. Elles sont donc une sorte de déclamation populaire. C’est donc une rhétorique pour le peuple, pour les enfants, les hommes libres et les esclaves, réunis ensemble, et de la rhétorique nous ne faisons pas grand cas, puisque nous avons dit qu’elle n’était qu’une flatterie. »
Nous savons bien que les tragiques se donnent de très favorables noms, peut-être sérieusement, se considèrent comme consacrés à une admirable et très salutaire mission. Ils disent que les poètes comiques s’adonnent à l’imitation de la vie en ce qu’elle a de ridicule et de bas ; et que par conséquent il serait naturel de les éliminer de la République ; mais que la tragédie est l’imitation de la vie en ce qu’elle a d’excellent et de sublime. Voilà qui va fort bien ; mais c’est précisément pour cela qu’on peut répondre à « ces personnages divins » : « Étrangers, nous sommes nous-mêmes occupés à composer la plus belle et la plus parfaite tragédie : tout notre plan de gouvernement n’est qu’une imitation de ce que la vie a de plus beau et de plus excellent, et nous regardons à juste titre cette imitation comme la véritable tragédie. Vous êtes poètes et nous aussi dans le même genre ; nous sommes vos rivaux et vos concurrents. Or nous croyons que la vraie loi peut seule atteindre à ce but et nous espérons qu’elle vous y conduira. Ne comptez donc pas que nous vous laissions entrer chez nous sans nulle résistance, dresser votre théâtre sur la place publique et introduire sur la scène des acteurs doués d’une belle voix qui parleront plus haut que nous ; ni que nous souffrions que vous adressiez la parole en public à nos enfants, à nos
femmes, à tout le peuple, et que sur les mêmes objets vous leur débitiez des maximes qui, bien loin d’être les nôtres, leur seront presque toujours entièrement opposées. Ce serait une extravagance extrême de notre part et de la part de tout État de vous accorder une semblable permission avant que les magistrats aient examiné si ce que vos pièces contiennent est bon et convenable à dire en public ou s’il ne l’est pas. Ainsi, enfants et nourrissons des muses voluptueuses, commencez par montrer vos chants aux magistrats afin qu’ils les comparent avec les nôtres, et s’ils jugent que vous disiez les mêmes choses ou de meilleures, nous· vous permettrons de représenter vos pièces ; sinon, mes chers amis, nous ne saurions vous admettre… »
Et cette comparaison, ce parallèle entre les magistrats et les poètes, cette rivalité et cette concurrence n’est pas une simple hypothèse ou un jeu d’esprit. Il existe un lieu dans le monde, où ce ne sont point tant les lois qui règnent, ni les magistrats qui gouvernent que ce ne sont les gens de théâtre qui régissent l’État. Ce lieu s’appelle Athènes. Musiciens et dramatistes ont rivalisé, d’une part, à s’affranchir des traditions et bonnes règles d’autrefois, d’autre part ils ont prétendu que le plaisir que causaient leurs œuvres était la règle
la plus sûre pour en bien juger. Et « comme ils composaient leurs pièces d’après ces principes et qu’ils y conformaient leurs discours, peu à peu ils enlevèrent à la multitude toute bienséance et toute retenue, et elle en vint à se croire en état de juger par elle-même… »
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« C’est ainsi que le gouvernement d’Athènes, d’aristocratique qu’il était est devenu théâtrocratique. »
— La théâtrocratie athénienne a eu pour effet d’affranchir tout citoyen, « le désordre passant des beaux-arts à tout le reste »
, de tout respect pour les magistrats, les supérieurs et les meilleurs, et de là l’on est passé « au mépris de la puissance paternelle et des vieillards »
et de là à « secouer le joug des lois »
, et de là à ne respecter « ni promesse, ni serments, ni dieux, imitant et renouvelant l’audace des anciens Titans »
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Tout cela était en germe dans la théâtrocratie, ou tout au moins la théâtrocratie a contribué à tout cela dans une large part.
Aussi bien c’est la théâtrocratie qui a tué Socrate, et voilà une preuve qui en vaut quelques autres.
Pour en revenir aux poètes en général, il n’est pas très étonnant que ce soit un représentant des poètes, comme l’a dit Socrate en son apologie, un faiseur de tragédies et de dithyrambes, Mélitus, qui ait accusé Socrate de corrompre la jeunesse ; car ce sont précisément les poètes qui pervertissent la jeunesse, et le premier vice que nous trouvions reprocher à autrui c’est toujours le nôtre.
Depuis Homère jusqu’à Mélitus, tous les poètes, à l’exception peut-être de Pindare, ont corrompu les hommes par leurs fables.
C’est Hésiode qui nous raconte les mauvais traitements qu’Uranus fit subir à Saturne, Saturne à Uranus et Saturne à Jupiter et Jupiter à Saturne. Le bel exemple à proposer aux enfants que des pères toujours armés contre leurs fils et des fils toujours combattant leurs pères ! — C’est Hésiode racontant la guerre des dieux les uns contre les autres. Le beau modèle à proposer à des citoyens, et comment veut-on après cela que les défenseurs de l’État aient en horreur les dissensions et les discordes civiles ?
Non, il ne faut pas, dans une république qui sera vertueuse ou qui ne sera point, qu’on entende dire que Junon a été mise aux fers par son fils, et Vulcain précipité du ciel par son père pour avoir voulu secourir sa mère pendant que Jupiter la frappait. Il ne faut point qu’on entende dire que les dieux parcourent le monde et s’en vont de ville en ville sous des formes étrangères, ce qui rend lâches et timides les enfants et même les hommes.
Les poètes sont des enfants eux-mêmes qui aiment à avoir peur, qui aiment les histoires de revenants et de prodiges, qui ne comprennent rien à la divinité, qui en donnent des idées fausses et méprisables et qui n’inspirent pas aux hommes autre chose qu’une parfaite immoralité sous le voile de la tradition et de la religion nationale. Il faut « veiller sur les poètes et les contraindre à nous offrir dans leurs vers un modèle de bonnes mœurs ou à n’en point faire du tout »
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Mêmes choses à dire ; du reste, de tous les artistes, quoique ceux qui ne se servent point de la parole soient moins directement corrupteurs. Il faut empêcher en général tous les artistes « de nous donner soit en peinture, ou en architecture, ou en quelque autre genre que ce soit, des ouvrages qui n’aient ni grâce, ni correction, ni noblesse, ni proportions. Quant à ceux qui ne pourront faire autrement, nous leur défendrons de travailler chez nous, dans la crainte que les gardiens de notre république, élevés au milieu de ces images vicieuses, comme dans de mauvais pâturages et se nourrissant, pour ainsi dire, chaque jour de cette vue, n’en contractent à la fin quelque grand vice de l’âme, sans s’en apercevoir… »
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Voilà ce que Platon pense, en résumé, de la République des lettres et des arts. Il la considère
en général comme un État dans l’État très funeste à l’État. Tantôt — mais il faut bien savoir que ce n’est qu’une boutade devenue trop célèbre et peut-être bien sa pensée de derrière la tête, mais où il n’aime pas à trop s’arrêter — tantôt il dit qu’il faut couronner tous ces gens-là de fleurs et les mettre à la porte de l’État ; plus souvent il veut tout simplement une censure, mais en quelque sorte une censure active et non point seulement prohibitive, qui force le poète et l’artiste à se mettre au service de la vertu et à l’enseigner. Le poète, ou l’artiste, doit être l’auxiliaire et même l’instrument du magistrat dans l’œuvre d’éducation morale que celui-ci poursuit sans cesse : « Il faut [que le magistrat] cherche des artistes habiles, capables de suivre à la trace la nature du beau et du gracieux, afin que nos jeunes gens, élevés au milieu de leurs ouvrages comme dans un air pur et sain, en reçoivent sans cesse de salutaires impressions par les yeux et par les oreilles et que dès l’enfance tout les porte insensiblement à imiter, à aimer le beau, et à établir entre lui et eux un parfait accord. »
— « À l’exemple du médecin qui, pour rendre la santé aux malades et aux languissants, mêle à des aliments et à des breuvages flatteurs au goût les remèdes propres à les guérir et de l’amertume à ce qui pourrait leur être nuisible afin qu’ils
s’accoutument pour leur bien à la nourriture salutaire et n’aient pas de répugnance pour l’autre ; de même le législateur habile engagera le poète et le contraindra même, s’il le faut, par la rigueur des lois, à exprimer dans des paroles belles et dignes de louange, ainsi que dans ses mesures, ses accords et ses figures, le caractère d’une âme tempérante, forte et vertueuse. »
En un mot, l’art, comme toute chose, devrait être étroitement et sévèrement subordonné à la morale, et le beau n’est pas, comme on l’a fait dire à Platon, et comme il ne l’a jamais dit, et ce serait presque le contraire de sa pensée, la splendeur du vrai ; mais le beau est la splendeur du bien ; et c’est, pour parler simplement, le bien présenté avec agrément.
Et cette théorie est si éloignée de celle des poètes grecs, elle est tellement ignorée d’eux, et quand elle est mise en pratique par eux c’est tellement par hasard, qu’il n’est pas très étonnant que Platon ait vu dans les poètes et les artistes grecs des gens qui lui échappaient, ce qui mène toujours à voir en gens de cette sorte des ennemis, des adversaires ou au moins des forces hostiles, ou au moins des obstacles.
V. Les haines de Platon : les Prêtres et Les Dieux
Pour des raisons très analogues à celles qui lui faisaient détester les poètes. Platon déteste les prêtres et la mythologie. D’abord et avant tout, les Dieux et les prêtres ont été cause autant que les poètes de la mort de Socrate. Socrate a succombé sous les coups d’une coalition démocratique, artistique et cléricale. La plèbe athénienne était très religieuse, sinon « foncièrement croyante »
, comme le dit M. A. Croiset. Elle était théophile. « On le voit bien, comme dit très justement ce même auteur, par le procès des Hermocopides [destructeurs ou mutilateurs des statues d’Hermès], on s’en rend compte également par tous les discours des orateurs, chez qui c’était un lieu commun, même à l’époque de Démosthène et d’Eschine, de montrer dans leurs adversaires des ennemis des Dieux. Ce qui peut dans les temps modernes [ceci est un peu exagéré] donner l’idée la plus exacte de l’esprit
religieux de la démocratie athénienne, c’est peut-être Paris au temps de la Ligue. »
Songez à cette fureur de consulter les oracles, à cette mantéomanie, si gaiement raillée par Aristophane (personnages pliant sous le faix des oracles amoncelés, comme Dandin sous le poids des sacs à procès), songez encore à cette terrible loi d’asébeia (impiété) qui paraît n’avoir frappé à mort que Socrate et un ou deux autres, mais qui a contraint à fuir et à s’exiler pour ne pas périr Anaxagoras, malgré l’amitié et l’appui de Périclès, et Diagoras et Protagoras, et bien d’autres, dont vous trouverez la liste dans la Critique des idées religieuses en Grèce, de M. Decharme.
Or, triomphante après la chute des « Trente Tyrans » et le retour des proscrits, la démocratie avait certainement voulu prendre sa revanche, ce qu’indique précisément la loi d’amnistie que Thrasybule réussit à faire voter. Mais la loi d’amnistie n’effaçait pas la loi d’asébeia, et c’est par cette loi que la démocratie cléricale se donna la consolation de tuer au moins Socrate, lequel s’était moqué et des Dieux et des « mangeurs de fèves », c’est-à-dire des électeurs plébéiens.
On comprend donc que Platon n’aime ni les prêtres ni les Dieux et ait pour la mythologie et les mythologues aussi peu de goût que possible. Sans doute Platon, soit par habitude, soit par un peu de prudence (ce qui est moins mon avis, car, en somme, il s’est exposé à la loi d’asébeia toute sa vie, et je crois qu’il faut estimer Platon extrêmement courageux), dit : « les Dieux » aussi souvent que « Dieu ». Mais on peut considérer cette formule comme une simple figure de rhétorique, tant il est dédaigneux de la « mythologie » proprement dite, toutes les fois qu’il s’occupe d’elle directement et formellement.
Sans doute Socrate, de la façon que le fait parler Platon dans l’Apologie, déclare hautement qu’il croit aux Dieux ; mais il le déclare et surtout le prouve d’une manière assez étrange et un peu équivoque : « Tout le monde, dit-il en substance, sait que je crois aux Démons, puisque j’en ai un. Or qu’est-ce que c’est que les Démons ? Ce sont les enfants des Dieux. Comment voulez-vous donc que je ne croie pas aux Dieux ?… » — Il est presque loisible de prendre cela pour de l’ironie assez forte, comme du reste l’ironie règne presque d’un bout à l’autre de l’Apologie.
Toujours est-il que voici comme Platon parle des Dieux à son ordinaire. Il fait dire spirituellement à Socrate dans l’Euthyphron :
« Selon toi une même chose paraît juste à certains Dieux et injuste aux autres, et ce dissentiment est la cause de leurs disputes et de leurs guerres, n’est-ce pas ?
— Sans doute.
— Il suit de là qu’une même chose est aimée et haïe des Dieux ; qu’elle leur est en même temps agréable et désagréable ?
— Cela me paraît ainsi.
— Et par conséquent le saint et l’impie sont la même chose.
— La conséquence pourrait bien être exacte.
— … De sorte qu’il pourrait bien se faire que l’action que tu fais aujourd’hui en poursuivant la punition de ton père plût à Jupiter et du même coup déplût à Saturne ; quelle fût agréable à Vulcain et désagréable à Junon… »
Plus sérieusement, mais avec quelque sournoise ironie encore, dans le Timée, qui est de ton dogmatique, Platon commence par parler des Dieux auxquels il est évident qu’il croit et qui sont tout simplement les astres du ciel ; puis, arrivant aux Dieux mythologiques, il en discourt de cette façon : « Quant aux autres divinités, nous ne nous croyons pas capables d’en expliquer l’origine. Le mieux est de s’en rapporter à ceux qui en ont parlé autrefois, et qui, issus de ces Dieux, comme ils le disent, doivent connaître leurs ancêtres. Le moyen de ne pas croire en cela des fils de Dieux, bien que leurs raisons ne soient ni vraisemblables
ni solides ? C’est l’histoire de leur famille qu’ils racontent, il faut donc l’accepter de confiance, selon l’usage. Telle est donc, nous n’en doutons pas, la généalogie de ces Dieux : De la Terre et du Ciel naquit l’Océan… »
Il y a dans ce passage de quoi boire autant de ciguë qu’il en faut pour aller voir les Dieux de très près.
Enfin tout à fait sérieusement, ce qui se marque à ce que Platon tient à excuser ce qu’il attaque et à donner la raison d’être de ce que du reste il condamne, il parle ainsi de la mythologie tout entière : « Qu’on n’entende jamais dire parmi nous que Junon…, ni raconter tous ces combats des Dieux inventés par Homère, qu’il y ait ou non des allégories cachées sous ces récits ; car un enfant n’est pas en état de discerner ce qui est allégorique et ce qui ne l’est pas, et tout ce qui s’imprime dans l’esprit à cet âge y laisse des traces que le temps ne peut effacer… »
Ici Platon dit tout en très peu de mots, contrairement à ses habitudes. Il a l’air de croire, comme les hommes du xviie siècle, que la mythologie a été inventée par les poètes ; mais il indique qu’il sait très bien que les mythes sont des idées très profondes sur les forces, les luttes et les mystères de la nature, idées revêtues de symboles de métaphores brillantes ; mais encore il affirme, avec beaucoup de raison, que ces mythes ne sont que frivoles ou corrupteurs pour ceux qui en ont perdu la clef et qui n’y voient plus que des anecdotes, c’est-à-dire pour tous les Grecs, même au quatrième siècle.
Il n’est pas moins affirmatif et il n’est pas moins audacieux sur les rapports entre les hommes et les dieux. Les prières, les offrandes, les sacrifices et ce qu’il appelle synthétiquement « la sainteté » lui paraît un simple « trafic » qui n’est pas digne de la moindre considération : « Sacrifier c’est donner aux dieux ; prier c’est leur demander… Il suit de là que la sainteté est la science de donner et de demander aux dieux… Pour bien demander, il faut leur demander ce de quoi nous avons besoin… et pour bien donner, il faut leur donner les choses qu’ils ont besoin de recevoir de nous… La sainteté, mon cher Euthyphron, est donc une espèce de trafic entre les dieux et les hommes. — Ce sera un trafic, si tu le veux. — Je ne le veux pas, s’il ne l’est réellement… »
Cela ne serait peut-être que très vain et très puéril, si de ce trafic, de ce négoce il n’y avait pas toute une organisation, toute une administration, qui est la chose la plus immorale du monde. Les prêtres, les sacrificateurs, les devins sont les administrateurs
de la « sainteté » et des relations entre les hommes et les dieux, et ils donnent à ces rapports un caractère de commerce honteux, et rien n’est plus capable de dépraver les hommes que cette administration de la sainteté : « Voici le langage que le peuple et les poètes [et les prêtres, comme on verra plus loin ; et les trois groupes humains que Platon n’aime point sont bien là] ont sans cesse dans la bouche… De tous ces discours, les plus étranges sont ceux qu’ils tiennent au sujet des dieux et de la vertu. Les dieux, disent-ils, n’ont souvent pour les hommes vertueux que des maux et des disgrâces, tandis qu’ils comblent les méchants de prospérités. De leur côté, des sacrificateurs et des devins, assiégeant les maisons des riches, leur persuadent que s’ils ont commis quelque faute, eux ou leurs ancêtres, elle peut être expiée par des sacrifices et des enchantements, par des fêtes et par des jeux, en vertu du pouvoir que les dieux leur ont donné. Si quelqu’un a un ennemi à qui il veut nuire, homme de bien ou méchant, peu importe, il peut à très peu de frais lui faire du mal : ils ont certains secrets pour lier le pouvoir des dieux et en disposer à leur gré. Et ils confirment tout cela par l’autorité des poètes… Pour prouver qu’il est facile d’apaiser les dieux, ils allèguent ces vers d’Homère : “Les dieux mêmes se laissent
fléchir par des paroles flatteuses, et quand on les a offensés, on les apaise par des libations et des victimes”… Ils font accroire, non seulement à des particuliers, mais à des villes entières, qu’au moyen de victimes et de jeux on peut expier les fautes des vivants et des morts. Ils appellent Télétaï les sacrifices institués pour nous garantir des maux de l’autre vie, et ils prétendent que ceux qui négligent de sacrifier doivent s’attendre aux plus grands tourments dans les enfers. Or quelle impression de pareils discours sur la nature du vice et de la vertu et sur l’idée qu’en ont les dieux et les hommes feront-ils dans l’âme d’un jeune homme doué d’un beau naturel et d’un esprit capable de tirer les conséquences de ce qu’il entend, relativement à ce qu’il doit être ?… »
Oui, voilà une des causes profondes de la corruption des Grecs et particulièrement des Athéniens : leur religion et la façon dont ils l’entendent et la façon dont les prêtres la leur présentent et l’exploitent. Le cléricalisme mythologique, voilà un des ennemis.
Aussi bien, il y a bien des manières d’être impie, parmi lesquelles on en peut distinguer trois principales. La première est de ne pas croire aux dieux [ou à Dieu : j’ai dit que Platon admet continuellement cette synonymie]. — La seconde est de
ne pas croire à la Providence et d’imaginer un Dieu ou des dieux indifférents aux choses humaines. — La troisième est de croire « qu’on gagne les dieux par des prières »
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Ces trois sortes d’impiété sont aussi graves et aussi funestes les unes que les autres. Ne pas croire à la Divinité provient toujours d’une perversité naturelle ou acquise. — Y croire, mais se persuader « qu’elle ne se met point en peine de ce qui nous touche provient ou du besoin que l’on a qu’il n’y ait point de juge, ou de la conscience que l’on a de crimes commis et qu’on ne veut pas qui soient jugés, et c’est une sorte d’anarchisme moral. — Y croire, croire qu’elle s’occupe de nous, mais croire qu’elle peut être fléchie par des sacrifices et des prières, c’est d’abord en avoir un incroyable mépris et mieux vaudrait n’y pas croire ; c’est ensuite la prendre pour complice et puiser dans les rapports que l’on a avec elle, dans la « sainteté », un encouragement à mal faire. Un « saint » est un coquin qui prend une assurance contre les Enfers et qui, pour l’avoir prise, se confirme dans le propos d’être un coquin. Et cette impiété est peut-être la plus effroyable des trois, parce qu’elle est la plus raffinée.
Aussi les hommes devraient dire aux législateurs : « Nous exigeons de vous que vous nous
prouviez par de bonnes raisons qu’il existe des dieux et qu’ils sont d’une nature trop excellente pour se laisser fléchir par des présents… Car c’est là précisément ce que nous entendons dire, avec beaucoup d’autres choses semblables, par des gens qui passent pour très capables, poètes, orateurs, devins, prêtres, sans parler d’une infinité d’autres personnes ; ce qui, loin de nous détourner de commettre l’injustice, n’a d’autre effet que de nous porter à remédier au mal après qu’il a été fait… »
Avec les poètes, avec les sophistes, avec les démocrates, Athènes compte comme agents très énergiques de corruption, de perversité et de décadence, ses devins, ses prêtres et ses dieux mêmes.
VI. Malgré ses haines…
Et cependant, malgré ses haines et comme il arrive à tout homme intelligent et réfléchi, Platon n’est pas sans comprendre, un peu confusément peut-être, ce qu’il y a de juste dans tout ce qui — idées, mœurs et institutions — est le plus contraire à ses idées propres.
C’est à la fois l’embarras et le stimulant et du reste la condition d’être de tout penseur. On ne comprend jamais bien que ce dont on comprend le contraire ; et cela ne laisse pas d’embarrasser et d’entraver quelques-uns, même jusque-là qu’ils s’arrêtent dans le scepticisme ou dans la neutralité ; et cela aussi est pour les esprits vigoureux un aiguillon, les poussant à résoudre l’antinomie ou à s’en évader par quelque invention heureuse.
Platon déteste les poètes, et il est poète lui-même, et d’ailleurs tellement amoureux de poésie qu’il cite sans cesse les poètes, beaucoup plus que ne font à l’ordinaire les écrivains grecs, du moins de son temps.
Platon déteste les sophistes ; et il est très évident qu’il est si pénétré de leurs leçons, de leur influence et en quelque sorte de leur esprit même, qu’il n’a pas inventé une autre façon de raisonner que la leur ; si l’on ne doit pas dire qu’il a perfectionné la leur et l’a raffinée et aggravée. Ç’a été sa faiblesse auprès de la postérité qu’il a toujours prouvé le vrai à l’aide de tous les artifices dont on se sert à l’ordinaire pour prouver le faux. Il prouve le vrai par des arguments captieux, des pièges tendus, des digressions déconcertantes, des manœuvres stratégiques, des faux-fuyants et des paradoxes. Il est le sophiste de la vérité. Il a, pour parler à peu près le langage de l’école d’alors, il a « l’idée forte », et il semble s’appliquer à la prouver par le « discours faible ». — Avez-vous remarqué que, même quand il met en présence les Sophistes et Socrate, ce sont les Sophistes qui vont plus droit au but et qui ont plus de loyauté dans la discussion ; et que c’est Socrate qui louvoie sans cesse et qui a sans cesse les démarches tournantes et les mouvements obliques ?
Est-ce coquetterie ? On la cru, peut-être avec raison. Est-ce regret et, comme on était tenté de dire tout à l’heure : « regrette-t-il assez de n’être pas poète épique ! », doit-on dire maintenant : « il regrette vraiment de n’être pas un sophiste et il veut l’être au moins dans la forme » ? — C’est plutôt très vaste et souple compréhension et maîtrise intellectuelle ; et ce qu’il y a de bon, à son avis et selon son goût, dans chaque chose, et l’âme de bonté qu’il y a dans les choses mauvaises et l’âme de vérité qu’il y a dans les choses fausses, comme a dit Spencer, il ne voudrait pas qu’elles lui échappassent et il sentirait un manque à en être privé.
Il n’est personne d’un peu cultivé qui ne soit un peu dans cet état d’esprit et il suffit de ne point s’y complaire trop et de ne s’y point trop arrêter ; mais à la fois on peut trouver que Platon s’y est trop amusé pour rester toujours clair ; et à la fois on serait fort désespéré qu’il n’eût aucunement cédé à cette tendance.
Il a détesté les prêtres et les dieux ; et, non seulement c’est un esprit religieux et un esprit mystique ; mais c’est un prêtre et c’est un mythologue et un mythopoète et comme un démiurge de mythes. Nul doute qu’il n’eût l’esprit sacerdotal, qu’il n’eût voulu être un prêtre, un prêtre très pur, un prêtre à faire rougir et à plonger dans la confusion les prêtres qui l’environnaient ; mais un prêtre. La République tout entière et aussi et surtout les Lois sont d’un Moïse attique, d’un Moïse qui écrit les tables de la loi sur le Cap Sunium.
Et pour ce qui est de mythologie, moitié dernier éditeur des philosophes mythiques qui l’ont précédé, moitié créateur et inventeur, il en fait une tout entière, il en construit une qui est intégrale, à quoi il ne manque rien et qui est à ravir l’imagination. On peut même dire, et on le verra assez par la suite, que Platon est hanté par le mythe comme un voyant par des visions. Je ne crois pas qu’il faille du tout dire que ses mythes sont des ornements dans ses dialogues. Ils sont, sinon la substance même de l’esprit de Platon, du moins un des éléments principaux de sa pensée. Je le crois, sans doute, surtout un esprit abstrait ; mais je le crois en même temps un esprit qui a besoin de voir la métaphysique en tableaux pour se satisfaire pleinement.
En cela très grec, et d’une race dont c’est précisément la marque distinctive qu’elle avait l’esprit aussi subtil que plastique et aussi plastique que subtil et qu’il lui était difficile de sacrifier une de ces facultés à l’autre et de faire plier l’une des deux sous la pression de l’autre, quelque forte que fût celle-ci.
Le mythe est donc ce que Platon respire, comme l’abstraction est ce qu’il élabore, et l’abstraction est son travail, qu’il aime, et le mythe sa récréation naturelle, qu’il aime peut-être plus ; à moins, ce qui est probable, qu’il aime autant l’un que l’autre, selon les heures, et qu’une vie partagée entre les deux lui paraisse harmonieuse comme une œuvre d’art et la seule digne d’être vécue.
Et enfin, dernier contraste, ou plutôt dernier complément et chose qui montre plus que tout cette compréhension peut-être volontaire, plus probablement naturelle et instinctive du génie de Platon, il déteste la démocratie ; il déteste l’égalité ; il n’attend rien de bon de l’égalité, et l’égalité ne laisse pas d’exercer sur lui je ne sais quelle séduction qui reste confuse, mais qui est bien significative, puisque, par ce qu’elle a d’indéterminé, elle ressemble à je ne sais quoi comme un vague aveu, ou un vague regret ou un vague retour.
C’est Mme de Rémusat, je crois, qui a dit : « On n’est jamais uniquement ce qu’on est surtout. »
Platon est surtout aristocrate ; c’est bien évident et c’est certain ; mais il ne peut pas s’empêcher, ou de regretter de n’être pas égalitaire, ou de chercher à l’être de quelque façon ; — et l’on est toujours un peu ce qu’on regrette de n’être pas.
Avez-vous lu cette singulière page des Lois ? Je confesse que je ne la comprends pas ; mais comme
indication, au moins, de quelque chose qui n’a pas été exprimé et qui peut-être ne pouvait pas l’être, elle est bien curieuse : « Il n’y a d’égalité entre les choses inégales qu’autant que la proportion est gardée, et ce sont les deux extrêmes de l’égalité et de l’inégalité qui remplissent les États de séditions. Rien n’est plus conforme à la vérité, à la droite raison et au bon ordre que l’ancienne maxime qui dit que l’égalité engendre l’amitié. Ce qui nous met dans l’embarras, c’est qu’il n’est pas aisé d’assigner au juste l’espèce d’égalité propre à produire cet effet ; car il y a deux sortes d’égalité qui se ressemblent par le nom, mais qui sont bien différentes en réalité. L’une consiste dans le poids, le nombre et la mesure : il n’est point d’État, point de législateur à qui il ne soit facile de la faire passer dans la distribution des honneurs en les laissant à la disposition du sort. Mais il n’en est pas ainsi de la vraie et parfaite égalité, qu’il n’est pas aisé à tout le monde de connaître. Le discernement en appartient à Jupiter, et elle ne se trouve que bien peu entre les hommes. Mais encore c’est le peu qui s’en trouve, soit dans l’administration publique, ou dans la vie privée, qui produit tout ce qui s’y fait de bien. C’est elle qui donne plus à celui qui est grand, moins à celui qui est moindre, à l’un et à l’autre dans la mesure de sa nature. Proportionnant ainsi
les honneurs au mérite, elle donne les plus grands à ceux qui ont plus de vertu et les moindres à ceux qui ont moins de vertu et d’éducation. Voilà en quoi consiste la juste politique, à laquelle nous devons tous tendre, mon cher Clinias, ayant toujours les yeux fixés sur cette égalité dans l’établissement de notre nouvelle colonie. Quiconque pensera à fonder un État doit se, proposer le même but dans son plan de législation et non pas l’intérêt d’un ou de plusieurs tyrans ou l’autorité de la multitude ; mais toujours la justice, qui, comme nous venons de le dire, n’est autre chose que l’égalité établie entre les choses inégales, conformément à leur nature. »
Il m’est certes impossible d’expliquer ce que Platon veut dire ici. Cette égalité introduite entre des choses inégales, cette égalité proportionnelle qui ne peut être que l’inégalité, ce partage des honneurs selon les mérites et en considération de la vertu et de l’éducation qui est à peu près la formule de la Déclaration des Droits de l’homme : « la République ne connaît d’autres motifs de préférence que les vertus et les talents »
, mais qui reste bien vague et qui en tout cas est si peu l’égalité que précisément elle l’exclut ; cet essai, en vérité sophistique, de donner le mot en retenant la chose et d’arriver péniblement, en quelque sorte, à pouvoir
prononcer le mot tout en se gardant bien de le définir et de le faire correspondre à une chose définissable ; cet emploi plaisant du mot « vrai », que nous avons retrouvé si souvent et qui est le signe qu’on n’accepte point la chose que l’on préconise sans doute, mais que l’on ne préconise qu’à la condition qu’elle soit « véritable », c’est-à-dire conforme à notre goût, en telle sorte que tout homme qui vous parle de « vraie » justice, c’est qu’il ne veut point de la justice, et que tout homme qui vous parle de « vraie » liberté, c’est qu’il est despotiste, et que tout homme qui vous parle de « vraie » propriété individuelle, c’est qu’il est collectiviste ; — tout cela évidemment montre surtout l’embarras de Platon dans cette affaire ; embarras qu’avec son eutrapélie habituelle il avoue lui-même ; mais tout cela montre aussi qu’en vérité, il voudrait bien trouver un moyen d’être égalitaire.
Vous avez remarqué cette pensée profonde : « c’est l’égalité qui engendre l’amitié »
. Elle est en parfaite contradiction, ce me semble, avec cette autre, toute voisine : « Ce sont les deux extrêmes de l’égalité et de l’inégalité qui remplissent les États de séditions »
; et du reste elle est fausse, et si l’amitié entre inégaux est à peu près impossible, il est vrai aussi que l’amitié entre égaux est parfaitement rare. Cette pensée est donc contredite par
Platon lui-même et d’ailleurs très contestable ; mais elle contient une âme de vérité, parce que, prise à l’inverse, elle est assez vraie, parce que ce n’est pas de l’égalité que naît l’amitié, mais de l’amitié que naît l’égalité ou une sorte d’égalité.
Sont égaux de cœur, pour ainsi parler, et se sentent égaux de cœur les citoyens, les concitoyens, les compatriotes qui s’aiment. On est des égaux quand on est des frères. La « vraie » égalité est la fraternité. La « vraie » égalité, et je ne veux pas dire que l’autre soit fausse, mais j’entends que celle-ci est bonne et qu’elle est féconde, la vraie égalité existe quand des citoyens très inégaux en forces, en intelligence, par l’éducation, par la fortune, sont convaincus cordialement que cependant, d’une certaine façon, ils sont égaux encore, soit comme fils d’un même père, et c’est l’égalité à base de sentiment religieux, soit comme fils de la même mère, et c’est l’égalité à base de sentiment patriotique. La vraie égalité consiste à croire que, malgré tant d’inégalités, on aime également quelque chose ou l’on est aimé également par quelqu’un.
Cette égalité de fond, si on la sent comme par-dessous tant d’inégalités nécessaires, à savoir naturelles ou imposées par l’histoire, si on la sent, elle existe ; si on ne la sent pas, elle n’existe point.
Mais si on la sent très fortement, non seulement elle existe, mais elle est féconde. Elle crée. Elle se crée elle-même, et je veux dire qu’elle se développe et elle crée une foule d’actes de solidarité, de dévouement des uns envers les autres qui aboutissent à une égalité générale, non seulement très réelle, mais très sensible.
Il me semble que c’est cela qu’a entrevu Platon, et je ne me ferai pas prier pour dire que non seulement il l’a entrevu, mais qu’il l’a très bien vu ; et que c’est moi qui par ma faute ne fais que l’entrevoir dans sa rédaction.
Il me semble donc que c’est cela que Platon a vu et a cherché à démêler. Il sentait bien que la démocratie, quoi qu’en eût dit Thucydide et quoi que, tout compte fait, il en pensât lui-même, ne pouvait pas être tout simplement « une bêtise ».
Et d’ailleurs ce sont les simplistes, c’est-à-dire les gens grossiers, qui décident ainsi et qui s’expriment de la sorte. Il sentait bien qu’il devait être vrai et qu’en tout cas il était élégant de croire que la démocratie contenait en son fond quelque chose qui était moins bête qu’elle.
Et c’est pour cela qu’il cherchait et que peut-être il trouvait ce qui est la beauté cachée de l’idée égalitaire ou ce qui peut en excuser le goût.
Toujours est-il que Platon est assez « complexe » pour que, même en politique, même sur le point où il était le plus séparé de ses adversaires, il fût encore au moins disposé à leur accorder quelque chose et c’est à savoir la faveur flatteuse de pousser la condescendance jusqu’à affecter de les comprendre, et mieux qu’ils ne se comprenaient eux-mêmes. — L’égalité ? Je leur en donnerai leçon quand il me plaira.
VII. Son dessein général
Ainsi orienté, ainsi poussé par les tendances maîtresses que j’ai dites et tempéré et contenu par son aptitude à comprendre ce qu’il n’aimait pas, après de longues années de voyages, d’observations, de comparaisons et de réflexions, vers quarante ans, d’après les meilleures conjectures des historiens, Platon songea à enseigner et à écrire. On peut se le figurer à cette époque, soit méditant au Cap Sunium, soit contemplant du haut de l’Acropole cette ville qu’il aimait et qu’il détestait tout à la fois, raisonnant à peu près de la manière suivante :
Ce peuple fut très grand et est encore digne d’intérêt. Son passé légendaire auquel il ne faut, du reste, ajouter aucune créance, montre au moins qu’il a tenu une certaine place dans l’humanité. Ses législateurs furent des hommes de très grand sens pratique et qui avaient l’instinct de la justice et qui sont restés justement célèbres dans tout le monde civilisé. Sa résistance aux Asiatiques, quoique démesurément amplifiée et exaltée par les historiens et les poètes, fut singulièrement honorable et glorieuse. Il a eu des héros et il a eu des saints, dans le sens vrai de ce mot. C’est un grand peuple qui s’effondre.
Il est très probable qu’il va disparaître en très peu de temps, peut-être avant la fin de ma vie. Sa décadence a été d’une rapidité anormale et comme prodigieuse. On peut l’attribuer vraisemblablement à plusieurs causes. Il avait un fond de frivolité et d’outrecuidance qui lui faisait croire que le monde était destiné à être sa conquête, et il s’est jeté dans des entreprises folles qui l’ont amené en trois générations à être conquis, désarmé et blessé à mort. Il respire actuellement, parce que ses vainqueurs sont occupés ailleurs ; mais un nouveau conquérant, et qui n’aura pas beaucoup de peine à être le conquérant définitif, peut se dresser demain.
Ce peuple ne prend point du tout le chemin qui peut mener au relèvement et à la santé politique. Après avoir été trop patriote et comme enivré de volonté de puissance, il semble n’être plus patriote le moins du monde, et c’est bien un trait et une marque de sa versatilité naturelle. Il croit être démocrate, et s’il l’était ce ne serait déjà point une très bonne fortune ; mais il ne l’est pas ; il est foncièrement anarchique. Ne pas obéir, n’avoir aucune hiérarchie et que personne ne soit au-dessus d’un autre, c’est à peu près sa seule idée générale. Il l’habille, à ce qu’il me semble, de la formule suivante : « Je ne veux pas obéir ; je veux être persuadé. » C’est assez spirituel et ce ne serait pas si loin d’être juste ; mais comme il est très passionné, très artiste et très féminin, il se trompe sur ce qu’il appelle persuasion : il se croit persuadé quand il est flatté et il trouve une foule de gens, comme on pense, pour lui prodiguer cette persuasion-là.
Il s’ensuit qu’il n’a pas de gouvernement et qu’il ne se gouverne pas. Il n’y a à Athènes aucun plan suivi de gouvernement, aucune idée directrice, même fausse. Cette belle ville est une trière à la dérive.
On se relève de tout avec la force morale ; mais ce peuple n’a aucune moralité. À vrai dire, il n’en a jamais eu beaucoup, si ce n’est sous forme de patriotisme ; mais il en a moins que jamais et non pas plus en haut qu’en bas ; et, de plus, il a en lui, très actifs, de terribles éléments d’immoralité, de terribles agents de démoralisation.
Il est corrompu par ses sophistes. Ceux-ci exercent leurs ravages dans la classe supérieure, qui n’est plus dirigeante, mais qui pourrait être édifiante, excitante, assainissante et qui commence à être tout le contraire. Le tort des Sophistes, qui sont gens d’esprit et de talent, est de n’avoir aucun idéal, de tout rapporter au succès et de n’enseigner rien autre chose que des moyens de succès.
Leurs élèves, par suite, sont tous des contrefaçons d’Alcibiade. C’est Critias, Thrasymaque, Calliclès, jeunes gens brillants, spirituels, séduisants et éloquents, mais qui ne songent à autre chose qu’à « arriver », qu’à dominer, sans se soucier des moyens et sans se demander dans quel but. Quand ils ont dit : « Il s’agit d’être les premiers dans la ville », ils ont dit tout ce qu’ils pensent et ils sont au bout de leur philosophie. Or ne vouloir qu’arriver au pouvoir par quelques moyens que ce soit et, parvenu là, ne savoir pas pour quoi faire, c’est une puérilité et une espèce de sauvagerie. C’est le contraire même d’une civilisation, même rudimentaire. Les Sophistes avec tout leur talent, tout leur savoir et toutes leurs prétentions, ne sont que des professeurs d’ambition cynique.
Ce peuple est encore perverti par ses poètes et artistes. Ce sont gens qui ont un certain sentiment du beau, mais qui croient fermement que cela suffit à l’humanité. Ils sont immoralistes sans cynisme, eux ; mais en toute candeur et, ce qu’il y a de grave, ils traitent sans aucun souci du sentiment de la moralité tous les sujets possibles et notamment ceux qui pourraient mettre quelque force morale et quelque ton dans les âmes. Les vieilles légendes, nationales ou autres, qui auraient souvent un grand sens et une grande portée et qui seraient de nature à faire réfléchir, ils les traitent en beauté, uniquement, et en considération seule de l’agrément qu’elles peuvent avoir. Pourvu que la bulle de savon soit brillante et chatoyante et s’envole avec grâce, ils sont pleinement satisfaits.
Et, après tout, on ne peut guère leur demander autre chose et le foulon n’a qu’à fouler ; mais le malheur c’est que ce peuple attribue à ces jeux une importance extraordinaire et ne voit rien au monde de plus considérable. C’est précisément le moyen de rester enfant éternellement. L’enfant a raison de s’attacher au beau et de s’en pénétrer en quelque sorte, et, si je faisais un traité de pédagogie, c’est bien, quoique avec toutes sortes de précautions, par la mousikè, tout autant que par la gymnastique et peut-être un peu plus, que je dresserais les nourrissons de la cité. La vue de la beauté donne à l’âme l’eurythmie nécessaire.
Mais ce n’est là qu’un moyen d’éducation, c’est un acheminement ; ce n’est pas le but. Les Athéniens restent enfants en ceci qu’ils considèrent comme l’objet de la vie ce qui n’en est que la préparation d’abord et l’ornement ensuite. Si l’on veut, ils ne sont pas corrompus par l’art ; mais ils sont maintenus par leur amour excessif de l’art dans l’immoralité, dans l’indifférence morale qui leur est naturelle et qui est entretenue puissamment par d’autres choses.
Et ce peuple est enfin corrompu par ses prêtres, qui sont les derniers des hommes. Ils n’ont, à la vérité, aucune influence sur l’élite, qui en partie ne croit à rien, en partie ne croit qu’à la divinité du beau, en partie croit secrètement, et avec des allures de conspirateurs, aux mystères, assez purs et assez obscurs aussi, d’Éleusis ou des Orphistes. Oui, l’élite athénienne échappe aux prêtres complètement. Mais qu’importe, si les prêtres conservent un immense ascendant sur le peuple, qui est ici le maître absolu ?
Or les prêtres tiennent le peuple et ils l’abêtissent à souhait et le démoralisent à merveille. Ils le gorgent d’oracles idiots ; le flattant par le merveilleux comme les démagogues par des caresses et des déclarations d’amour ; lui faisant croire tous les matins qu’il va être vainqueur de la terre et qu’il est le mignon des dieux tout-puissants. Ils l’habituent au vice en le lui représentant comme rachetable par des sacrifices et des présents offerts à la divinité. Et, par ce double procédé, ils l’amputent et de toute virilité et de toute moralité. Il y a longtemps déjà que ce peuple n’a plus d’âme.
Aussi, après de terribles blessures reçues et de terribles déchéances, dont il n’a plus l’air de se souvenir le moins du monde, voilà qu’un peuple jeune et fort, qu’il est assez inepte pour mépriser, se dresse au nord et s’apprête à le rayer définitivement du nombre des nations.
Mais précisément n’est-ce pas là une bonne contingence et ne faudrait-il pas justement laisser aller les choses comme elles vont et où elles doivent naturellement aller ?
Je ne sais trop. Outre que le patriote ne peut même pas et ne doit pas se ◀poser▶ cette question, le philosophe a quelque raison d’y répondre négativement. Sans doute ce qui importe à l’humanité c’est que les peuples faibles disparaissent et que les peuples sans moralité, ce qui est à très peu près la même chose, disparaissent, et que les peuples sots, ce qui est encore dans le même ordre d’idées, soient anéantis. Cependant on peut plaider avec quelque raison la cause des peuples faibles, immoraux et sots, qui du reste ont de l’esprit, ce qui, et nous en sommes bien la preuve, n’est pas contradictoire.
Que les Athéniens disparaissent comme peuple, évidemment cela ne fera point un grand tort à l’humanité, et même on peut soutenir que cela lui sera un profit, les Athéniens donnant un mauvais exemple, celui de la déraison. Et l’on peut dire aussi que cela ne leur fera aucun tort à eux-mêmes, puisqu’ils continueront à avoir de l’esprit et à faire de belles statues, seule vocation qui soit la leur, et qu’ils seront administrés plus sagement qu’ils ne le sont, à coup sûr, puisqu’ils ne le seront pas par eux-mêmes.
Tout cela est juste. Mais je crois bien aussi qu’un peuple qui cesse d’être un peuple perd quelque chose même de ses qualités non politiques et que les Athéniens auront moins d’esprit, et feront moins de belles statues et de belles tragédies quand ils seront province de quelque vaste empire. L’autonomie nationale est une fierté qui soutient même le particulier, même l’artiste, même le poète, même le philosophe, et qui lui donne ou lui garde toute son énergie et toute sa vertu productrice et créatrice. Cela est à peu près certain.
Il y a donc perte pour l’humanité tout entière quand un peuple qui n’est pas un simple agrégat d’imbéciles est absorbé par un peuple plus puissant.
Ceux qui rêvent une humanité tout entière régie par un seul gouvernement, celui du peuple le plus fort, font un rêve très séduisant et je dirai honorable, au point de vue de la paix humaine ; mais ils ne songent pas assez que, bon gré mal gré, c’est à une sorte de congestion cérébrale de l’humanité qu’ils visent en effet, avec afflux de sang à la tête et paralysie de tout le reste. Le centre du monde transporté quelque part ailleurs qu’ici, il se peut très bien que les Athéniens et les Béotiens, qui ne sont pas des sots, et les Corinthiens et tous les autres deviennent stupides ou rebroussent chemin, du moins, vers l’ineptie primitive. Il est bon que l’humanité ait plusieurs foyers de civilisation, et dès que l’un de ces foyers ou s’éteint ou est comme invité à s’éteindre, c’est vraiment une perte pour l’humanité générale.
C’est pour cela, et sur ce point l’instinct populaire ne se trompe pas, c’est pour cela qu’il est vraiment du devoir de chaque citoyen de ne pas renoncer sa patrie et de ne point la considérer comme disparue tant qu’elle ne l’est pas matériellement et sans retour, quand bien même il la considère comme moralement n’existant plus.
Mon devoir est donc d’essayer de rendre une âme à ce pays qui est le mien.
Or ce qui lui manque, en haut, en bas et au milieu, c’est une moralité et une morale ; et que ceci donne cela, rien n’est plus douteux ; mais il y peut contribuer et, tout compte fait, le philosophe ne peut faire autre chose pour essayer de rendre une moralité à un peuple que de lui prêcher une morale.
Moralisons donc et par l’exemple et par la doctrine. C’est ce qu’a fait Socrate, et il n’y a meilleur conseil à suivre en cette ville et du reste en ce monde que d’imiter Socrate. Il faudrait écrire une Imitation de Socrate en autant de volumes qu’il sera nécessaire ou expédient.
Socrate, du reste, avait ses défauts. Il était trop satirique, trop ironique, trop sardonique et trop amoureux de l’attitude de gageure ou de défi. Ce sont choses à conserver, comme sel et ragoût, mais à atténuer et embellir de bonne grâce. De plus, il n’avait aucun système, de quoi d’aucuns pourront le louer, mais ce qui ne manque jamais de donner à une discipline philosophique quelque chose de négatif. Il disait trop : « Vous ne savez rien — ni moi non plus. » À quoi l’on pouvait répondre : « Donc taisons nous — et vous aussi. » Il est bon d’affirmer quelque chose et de dire : « je sais », sans prétendre, du reste, tout savoir. Mais savoir quelque chose, seulement quelque chose, c’est déjà systématiser.
Je donnerai donc aux Athéniens mes idées générales sur l’ensemble des choses ; mais, pour ne point perdre de vue mon dessein, toujours en rattachant toutes ces idées à la morale, à l’importance supérieure de la morale et à la nécessité de la morale. La morale était le tout de Socrate, elle sera le fond et le centre de Platon, toutes les parties de mon enseignement étant, du reste, présentées de telle sorte que ce centre et que ce fond resteront bien dans les esprits, en dernière analyse, comme étant le tout.
Ce socratisme, je ne dirai pas surélevé, mais complété et couronné, je voudrais qu’il devînt l’esprit public athénien. On ne sait jamais ce qui peut advenir. Il n’est pas impossible que les Athéniens reconnaissent très nettement en moi un second Socrate et me fassent boire de la ciguë, ce qui est la bonne mort des héros de la pensée ; il n’est pas impossible, quoiqu’il soit moins probable, qu’ils se prennent d’enthousiasme pour ces doctrines et qu’ils se régénèrent en s’en inspirant ; il n’est pas impossible, encore, qu’ils s’en amusent tranquillement, sans en profiter le moins du monde, et qu’ils me laissent tranquille jusqu’à l’âge le plus avancé.
Dans les deux premiers cas j’aurai eu une destinée très glorieuse et littéralement digne d’un dieu, et dans les trois cas j’aurai fait mon devoir d’homme, de philosophe et de citoyen.
Et puis c’est toujours une chose très intéressante que de philosopher.
Ainsi pouvait parler Platon en regardant la Théorie revenir encore une fois de Délos.
VIII. Sa métaphysique
Voulant dresser une morale, Platon prétendit l’établir sur une métaphysique.
Dès cette première démarche on peut l’arrêter et lui dire qu’il y a un grand péril à fonder ce qui doit être certain et inébranlable sur ce qui a toutes les chances du monde d’être incertain et indécis. On peut lui dire aussi que c’était là une première infidélité à son maître, puisque Socrate, ou n’a pas fait de métaphysique du tout (ce qui est possible ; car enfin nous ne savons rien de lui) ou, au moins, n’a pas subordonné la métaphysique à la morale, ayant indiqué une métaphysique utile à la morale, sans du reste l’approfondir, ayant — comme le suppose assez ingénieusement M. Croiset — enseigné Dieu « dans la mesure où il importe à l’homme de le connaître pour lui obéir »
.
En tout cas, en se faisant métaphysicien, Platon s’éloignait évidemment des voies ordinaires de Socrate. Ce n’est pas douteux.
Mais il faut, pour comprendre, soit le dessein, soit seulement l’état d’esprit de Platon, réfléchir à plusieurs choses. D’abord en tout temps, et que ce soit dans la Grèce antique ou dans l’Europe moderne, il est extrêmement difficile de philosopher sans être métaphysicien, de philosopher en s’interdisant la métaphysique. Il n’est point du tout facile de tracer la limite ne moveatur entre ce qui est métaphysique et ce qui ne l’est point. Que des choses dépassent la portée de nos observations, rien n’est plus facile à constater ; mais que des choses dépassent la portée de nos raisonnements, et quelles sont ces choses, c’est ce qu’il est beaucoup plus malaisé de déterminer ; parce qu’il n’est pas si facile que l’on peut croire de distinguer une hypothèse raisonnable d’un raisonnement et de dire : ceci est imagination, ceci est raisonnement véritable.
La métaphysique se mêle insidieusement à toutes nos opérations intellectuelles, parce que nous sommes toujours tout proches d’elle et que nous plongeons en elle, en quelque sorte. La métaphysique n’étant que le nom que nous donnons à notre ignorance, à ce que nous devons ignorer, à ce qu’il est convenable que nous nous résignions à ignorer, il est clair que nous n’en connaissons pas les frontières plus que nous ne connaissons celles de notre ignorance même, c’est-à-dire de notre savoir.
Et c’est ainsi que la métaphysique n’est pas la même chose pour tout le monde et qu’est métaphysique pour un ignorant et un inexercé telle chose qui est parfaitement du compréhensible et du connaissable pour un autre. Je me garde bien de dire à quelqu’un de mes semblables : « Ceci est de la métaphysique ; n’y touchez pas. » Je me le dis à moi-même, mais non pas à d’autres, conformément au mot le plus sensé qu’ait écrit Taine : « Je ne vois pas les bornes de l’esprit humain ; je vois celles du mien. »
Il s’ensuit qu’en tout temps ce qui est métaphysique est à peu près indiscernable de ce qui ne l’est point, et que nous sentons la métaphysique nous investir et nous serrer de toutes parts, comme à la fin, et aussi au commencement, et surtout au commencement, de toutes nos connaissances ; et que nous ne pouvons philosopher sans nous y sentir glisser et sans nous dire avec terreur : « n’y suis-je point ? » ; et qu’il faudrait se décider à ne point raisonner si l’on voulait être sûr de ne point faire de métaphysique, d’où précisément il résulte que ceux qui sont le plus antimétaphysiciens sont métaphysiciens encore.
Pour ne citer qu’un seul exemple, tel pur psychologue positiviste fait appel à chaque instant à l’inconscient, et s’il y a quelque chose d’inconnaissable par définition, c’est probablement l’inconscient, et voilà une psychologie positiviste s’appuyant sur un fondement métaphysique, par ce seul fait que nous-mêmes, en tout ce que nous sommes, nous flottons sur la métaphysique comme un bouchon sur l’océan, et que nous ne pouvons pas réfléchir seulement sur nous-mêmes sans percevoir tout proche l’immense abîme mouvant, obscur et insondable.
Voilà une première raison pourquoi il était difficile que Platon ne fût pas métaphysicien.
De plus, en tout temps encore, il est très difficile à un homme qui veut fonder une morale de n’être pas métaphysicien et de ne pas essayer de fonder sa morale sur une métaphysique. Et cela pour une raison assez simple : c’est que si la morale ne se fonde pas sur une métaphysique, elle ne se fonde sur rien du tout. La morale c’est : « tu es obligé ». Si elle n’est pas cela, il me semble bien qu’elle n’est rien. Si elle n’est pas cela, elle est sans vertu et sans force. Si elle n’est pas cela, elle est une simple recommandation de prudence ou d’élégance. Elle consiste à dire qu’il est prudent et d’un intérêt bien entendu d’être honnête ; à quoi l’homme pourra toujours répondre : « J’aime à vivre dangereusement et j’y trouve même une singulière beauté. »
Ou elle consiste à dire : « Il est distingué d’être honnête et vertueux » ; à quoi l’homme pourra toujours répondre : « L’esthétique est affaire de goût comme son nom l’indique, et ce n’est pas dans la vertu et l’humilité que je trouve le beau. » Et c’est ce que Nietzsche a répété toute sa vie.
On sent donc la morale extrêmement frêle et même tout arbitraire quand elle ne dit pas : « tu es obligé ».
Mais qui peut m’obliger et au nom de quoi la morale sera-t-elle obligatoire ? Au nom des hommes ou au nom des dieux. La morale sera sociologique ou théologique, et l’on ne voit pas pour le moment un troisième terme.
Mais dans ces deux cas la morale sera métaphysique essentiellement. Si elle oblige au nom des hommes, au nom de la société dont je fais partie, elle est fondée sur cette idée que je suis obligé à qui m’est utile. Soit, mais jusqu’à quel point ? — Jusqu’au sacrifice. — Ah ! Pourquoi ? Rendre ce qu’on m’a donné et ce qu’on me donne, je l’admets, c’est du droit, c’est du commerce loyal. Rendre beaucoup plus que l’on ne me donne, sacrifier ma vie à qui ne m’a donné la vie que par une métaphore un peu hyperbolique, on en conviendra, je ne comprends plus. Je ne comprends que si on sait habilement faire à mes yeux, de ma patrie, un être sacré, mystérieux, un être d’autel et de sanctuaire qui a le droit de me demander beaucoup plus qu’il ne me donne et auquel je suis comme voué et qui me commande tout ce qu’il veut sans que je puisse me permettre de discuter. Mais alors cet être est tout à fait une entité et nous sommes en pleine métaphysique. Cet être est un Dieu et nous sommes même en pleine théologie. La morale me commande au nom de quelque chose qui n’est pas déterminé, et c’est dire qu’elle me commande au nom de l’infini.
Si la morale est sociologique, elle est ou selon le droit ou selon les devoirs. Et si elle est selon le droit, elle ne saurait commander le sacrifice et elle ne commande vraiment pas grand-chose ; et si elle est selon le devoir, elle est une piété, une piété envers la patrie, et elle est métaphysique et théologique plus que jamais.
La morale me commandera-t-elle au nom des dieux ? Je viens de montrer qu’à prendre ce nouveau biais, nous n’avons pas changé de place. Nous avions un Dieu proche, nous avons des dieux éloignés et il n’en est que cela. Les dieux me commandent d’un peu plus loin et voilà tout. On me répète que je suis obligé, en cherchant seulement à cette obligation un fondement plus mystérieux et une sanction plus effrayante. Je comprends très bien. On avait peur que je ne respectasse pas assez la patrie, qui est trop près de moi, que je connais trop et qui est composée de gens qui ne me paraissent pas autrement dignes de vénération, et c’est pour cela que l’on a jeté le fondement plus loin et plus haut. On avait peur que je ne fusse pas assez intimidé par la punition que la société peut infliger à qui désobéit à ses lois et l’on m’a montré des êtres qui peuvent punir plus que par la mort, puisqu’ils peuvent punir bien au-delà et bien longtemps au-delà de la tombe. Rien de plus habilement conçu ; mais c’est toute une métaphysique qu’il faut construire pour cela, et la morale est fondée sur une métaphysique encore plus transcendante que tout à l’heure ; c’est comme une morale ultra-métaphysique.
— Mais si l’on ne faisait la morale ni théologique, ni sociologique, et si on la faisait simplement humaine ; c’est-à-dire si l’on nous disait : « Ce qui t’oblige, c’est ta conscience » ? Toute métaphysique serait écartée.
— À mon avis pas le moins du monde. Si la conscience est la raison, la simple raison, j’ai devant moi quelqu’un avec qui je puis discuter, je n’ai pas devant moi quelqu’un ou quelque chose qui m’oblige, je n’ai pas un impératif. À ma raison je puis dire : « Prouve-moi que je dois me sacrifier ; prouve-moi que je ne suis rien devant toi qu’un esclave qui doit obéir ; prouve-moi que je te dois tout mon moi. » C’est précisément ce que la raison ne peut pas prouver.
Aussi ceux-là qui ont fait de la conscience intime le fondement de la morale se sont-ils bien gardé de confondre la conscience avec la raison et ont-ils bien fait remarquer que réellement, que dans le fait, elles ne se confondent nullement, que la raison raisonne et que la conscience commande sans donner ses raisons, que la conscience dit : « Fais ceci parce que je le veux », et que nous lui obéissons uniquement parce qu’elle commande.
Il est possible ; mais alors nous nous trouvons encore en face d’un être tout métaphysique, en face d’un Dieu, qui nous impose, qui nous suggestionne et dont nous avons peur. C’est un Dieu intérieur ; mais c’est un Dieu. C’est tellement un Dieu que certains ont affirmé qu’il n’est qu’un reste, qu’un résidu, au fond de nous, des antiques croyances religieuses ; ou, si l’on veut, nous transposons, et nous appliquons à quelque chose que nous localisons en nous, que nous croyons en nous, ce besoin de respect et de terreur, ce besoin de culte, ce besoin de religion que nous appliquions autrefois aux dieux.
En tout cas, une conscience qui n’est pas la raison et qui nous commande sans avoir à nous donner les motifs de ses commandements et en effet sans nous les donner, a tous les caractères d’une entité métaphysique, et nous sommes dans la métaphysique, sinon plus, du moins autant que jamais.
On sait que Nietzsche triomphe de cela et montre avec acharnement que morale et religion sont toujours connexes et toujours comme consubstantielles l’une à l’autre ; que la morale est née de la religion et aussi la religion de la morale ; et qu’elles naissent indéfiniment et éternellement l’une de l’autre et qu’elles se prêtent un mutuel appui, la morale en appelant à la religion pour se soutenir et la religion en appelant à la morale pour se justifier ; et qu’enfin, quand la morale a quelque velléité de se rendre indépendante de la religion, comme c’est en se faisant religion elle-même, elle restitue, rétablit et édifie la religion au moment même qu’elle croit l’effacer et par les moyens mêmes par lesquels elle croit la détruire.
J’en reviens à ce que je disais : en quelque temps que ce soit, il est extrêmement difficile de fonder une morale sans l’appuyer sur une métaphysique.
Et enfin en particulier cela était tout spécialement difficile au temps de Platon et pour Platon. En Grèce, avant Platon on avait toujours procédé ainsi qu’il suit. Les anciens philosophes grecs étaient tous convaincus de cette idée qui n’est pas si fausse, du reste, que tant qu’on ne comprend pas l’ensemble on ne comprend aucun détail, et que tant qu’on ne comprend pas tout on ne comprend rien. En conséquence c’était par expliquer le monde qu’ils commençaient. Toute philosophie grecque était une cosmologie, une cosmogonie et une cosmographie. Ils commençaient par les premiers principes et les premières causes. Ils débutaient toujours par dire : « Au commencement il y avait… »
Rien du reste n’est plus humain. Les plus immenses questions sont celles des enfants et elles peuvent se résumer presque toutes en celle-ci : « Qu’est-ce que tout et pourquoi y a-t-il quelque chose ? » Et nous sentons bien tous que, si modestes et si modérés que nous soyons, nous nous faisons violence quand nous nous contentons de ces connaissances particulières, qui, tant qu’elles ne sont que particulières, ne tiennent à rien, et qui, parce qu’elles ne tiennent à rien, sont confuses même en soi. Le mot de Claude Bernard est toujours vrai : « Je ne sais rien à fond. Évidemment. Si je savais quelque chose à fond, je saurais tout. »
On ne se ramène à la modération qu’en se disant que, si les connaissances particulières sont confuses en restant particulières, elles le deviennent bien plus lorsqu’elles tâchent à devenir générales. Mais les Grecs n’en étaient pas là et s’obstinaient à vouloir expliquer chaque chose par le tout et à ◀poser▶ toujours l’absolu pour en déduire le relatif.
En particulier ils n’avaient jamais eu même l’idée de séparer l’étude de la morale de l’étude des choses divines. Socrate, il est vrai — dont c’est peut-être un irréparable dommage que nous ayons perdu les paroles vraies ; et que ni Socrate ni Jésus n’aient écrit, il est à croire que c’est un des grands malheurs de l’humanité, — Socrate semble bien s’être défié de la métaphysique et avoir voulu se cantonner dans la morale pure ; mais encore, à en juger par son procès, dont Platon a donné un compte rendu qu’il n’a pas pu se permettre de faire par trop infidèle, son enseignement était au moins mêlé, au moins accompagné, d’un peu et peut-être de beaucoup de théologie.
En somme il était, non seulement dans les habitudes, mais dans les tendances mêmes de l’esprit grec d’être métaphysicien, tant à cause de l’influence du polythéisme, qui est, lui aussi, une métaphysique, qu’à cause de l’instinct poétique qui trouve dans la métaphysique une matière toujours séduisante et une carrière toujours délicieuse soit à tenter, soit à parcourir. Platon ne pouvait pas ne pas être métaphysicien et ne pouvait pas ne point fonder sa morale sur la métaphysique.
J’ajoute qu’encore qu’inspirée en partie par le polythéisme, à quoi j’aurai l’occasion de revenir, sa métaphysique avait bien un peu pour objet de détruire le polythéisme, qu’il n’aimait guère.
Une métaphysique est une religion ; elle en a tous les caractères ou au moins les caractères principaux. Elle relie les hommes autour de grandes idées générales et par conséquent elle les élève en commun, elle les purifie en commun, elle les détache de l’individuel, elle les réunit dans la contemplation désintéressée de certaines grandes choses. C’est faire office de religion.
Elle établit un lien ou des liens entre l’homme et l’ensemble des choses créées ou éternelles ; elle met et elle lui montre une chaîne qui le rattache aux fins générales de l’univers, à ses desseins, en un mot à l’ordre universel. C’est dire qu’elle lui permet de n’être plus seul, ce qui est la chose du monde qui l’attriste le plus. La religion c’est : « Dieu vous regarde », et la métaphysique c’est : « regardez le monde » ; et sans doute ce n’est pas tout à fait la même chose ; mais il ne s’en faut pas d’autant qu’on pourrait croire, et à regarder le monde l’homme ne peut pas s’empêcher de croire qu’il en est regardé aussi et comme embrassé ; et son sentiment de solitude en diminue.
En ceci encore la métaphysique fait office de religion.
Or Platon, qui voulait détruire le polythéisme, ne voulait point du tout en supprimer les bons effets possibles Il savait qu’on ne détruit bien que ce que l’on remplace, et c’était une sorte de religion nouvelle qu’il apportait et qu’il proposait au monde grec. Il lui proposait une métaphysique qui pût remplacer auprès de lui la religion et rendre les services spirituels que celle-ci avait rendus ou cru rendre, sans le mélange d’erreurs rationnelles et d’erreurs morales qu’elle contenait ou qu’elle traînait après elle. Grec lui-même, Platon ne pouvait guère imaginer, concevoir, penser autrement ; et il fut métaphysicien, jusqu’à en être théologien, tout autant pour sa propre satisfaction d’esprit que pour s’accommoder à l’esprit de ses concitoyens, et tout autant pour ces deux raisons que pour appuyer, croyait-il, et assurer sa morale sur des fondations fermes.
Et, quoi qu’il en puisse être, voici sa métaphysique.
Existe-t-il des dieux ? Ce n’est pas très sûr et l’on en a entouré l’idée et l’histoire de tant de contes saugrenus qu’on sera toujours excusable de ne pas croire, non seulement à ces anecdotes, mais même à eux. Cependant ils peuvent exister. Cela ne blesse point la raison. Et même leur existence peut servir à résoudre ou à adoucir certaines difficultés que nous rencontrerons plus tard. Il y a une raison de ne pas bannir absolument la mythologie de la théodicée, et de cette raison nous nous rendrons très bien compte. Mais à quoi il faut croire fermement, c’est à un Dieu suprême, maître et gouverneur de l’univers et de tous les êtres, dieux inférieurs, hommes, animaux, végétaux, éléments qui s’y trouvent ou qui s’y peuvent trouver.
Il faut croire à ce Dieu suprême surtout à cause de la morale et pour la sauver. Les hommes ne sont pas moraux quand ils sont irréligieux. Que disent nos sophistes d’Athènes aux jeunes gens qui les écoutent et qui ne sont que trop disposés à les suivre ? À la fois qu’il n’y a pas de dieux et qu’il n’y a pas de morale ; à la fois que les « dieux n’exister point par nature, mais par invention humaine ou
en vertu de certaines lois humaines, et qu’ils sont différents chez les différents peuples selon la convention qu’on a adoptée en les établissant »
; et à la fois que « l’honnête est autre selon la nature et selon la loi ; que le juste n’existe pas ; mais que les sommes prennent sous ce nom des dispositions successives qui sont la mesure du juste tant qu’elles durent ; et enfin que la force est la mesure du droit et que rien n’est plus juste que ce qu’on vient à bout d’emporter par la force »
.
Voilà ce que les Nietzsche d’Athènes ne cessent le répéter plus ou moins clairement aux jeunes gens, et de là « l’impiété qui se glisse aux cœurs les jeunes gens lorsqu’ils viennent à se persuader que ces dieux, tels que la loi prescrit d’en reconnaître, n’existent point »
.
Il faut donc sauver l’esprit religieux si l’on veut que la morale ne soit pas perdue.
Aussi bien… voulez-vous connaître la psychologie de l’athée ? Il y a des athées de différentes sortes. Il y a des athées très hommes de bien, et « qui ne reconnaissent point de dieux, mais qui, ayant d’ailleurs un caractère naturellement porté à l’équité, ont de la haine pour les pervers, sont incapables de se porter à des actions criminelles et s’attachent aux honnêtes gens »
. — Ceux-ci sont
plus inutiles qu’ils ne sont funestes dans une république.
Il en est d’autres qui « à la persuasion que l’univers est vide de divinité joignent une impuissance à modérer leurs passions »
. Ceux-ci feignent quelquefois la religion, et c’est de leur troupe « que sortent les devins et faiseurs de prestiges »
; — ou ils ne feignent rien, mais ne sont retenus par aucun frein, et c’est de leur troupe aussi que sortent les « orateurs, les généraux d’armée »
, les politiciens de toutes sortes et « les sophistes avec leurs raisonnements captieux »
, politiciens aussi pour la plupart.
Il en est d’autres encore qui croient que les dieux existent, mais qu’ils ne s’occupent pas du tout des affaires humaines ; et ils sont aussi dangereux par la morale que les précédents et ce sont des déistes ad honores et des athées pratiques.
Et il y en a d’autres enfin qui croient qu’il existe des dieux, mais qu’ils sont aisés à fléchir par les prières ; et ce sont des athées en ce sens qu’ils n’ont de la Divinité aucune idée juste, ni même aucune idée ; et des athées très dangereux, puisqu’ils mettent leurs disciples exactement dans le même état moral où ils les mettraient s’ils croyaient et disaient que la Divinité n’existe pas.
Il faut donc croire à un Être suprême pour ne pas courir le risque, toujours imminent, d’être un malhonnête homme. Seulement il faut y croire d’une certaine façon et l’imaginer d’une certaine manière pour ne pas retomber dans le même risque.
Il y va de la morale — et voyez déjà comme Platon bâtit toute sa métaphysique les yeux fixés sur la morale et prend en quelque sorte sur la morale les mesures de sa métaphysique — il y va de la morale que l’on croie à la Divinité d’une certaine manière et non pas d’une autre.
On peut se figurer Dieu ainsi qu’il suit. Il y a dans l’univers du nécessaire et du divin : du nécessaire à quoi Dieu lui-même ne peut pas se dérober, du divin qui est l’œuvre même de Dieu. Dieu n’est pas tout-puissant. Il est extrêmement puissant, et rien de plus. Il a fait ou plutôt organisé le monde aussi bon qu’il pouvait le faire ; mais il ne pouvait pas le faire absolument bon et absolument parfait : « Disons pour quel motif l’ordonnateur de tout cet univers l’a ordonné. Il était bon ; et celui qui est bon ne saurait éprouver aucune espèce d’envie. »
Et ce sont les poètes à imagination sombre qui ont inventé la Némésis. « Exempt d’un pareil sentiment, Dieu a voulu que toutes choses fussent le plus possible semblables à lui-même. Quiconque, instruit par des hommes sages, admettrait
que c’est là l’essentielle raison de la formation du monde admettrait la vérité. »
Il ne faut donc pas oublier qu’il y a deux causes en ce monde, la Nécessité et la Divinité, et que cette dernière n’a fait pour ainsi dire que prendre sur l’autre tout ce qu’elle pouvait prendre : « L’artisan de ce qu’il y a de meilleur s’emparait de ce qui convenait à ses desseins parmi les choses qui sont dans l’éternel devenir, lorsqu’il engendrait le monde organisé. Il s’en servait comme de causes auxiliaires pour exécuter son plan et, pour ce qui était de lui, il s’efforçait de façonner tous ses ouvrages à la ressemblance du bien. Voilà pourquoi il nous faut distinguer deux sortes de causes, l’une nécessaire et l’autre divine ; rechercher en toutes choses la cause divine afin d’obtenir une vie heureuse »
par la piété et la vertu, « mais sans oublier la cause nécessaire »
pour pouvoir comprendre ce qu’il y a de mauvais dans notre existence.
C’est donc une espèce de blasphème que de dire que Dieu est cause de tout. Ce sont les poètes et les étourdis qui disent cela : « Dieu, étant essentiellement bon, n’est pas cause de toutes choses, comme on le dit communément. Si les biens et les maux sont tellement partagés entre les hommes que le mal y domine, Dieu n’est cause que d’une petite partie de ce qui arrive aux hommes et il
ne l’est point de tout le reste. On doit n’attribuer les biens qu’à lui ; quant aux maux, il en faut chercher une autre cause que Dieu. Il ne faut pas ajouter foi à Homère ni à aucun autre poète assez insensé par blasphémer contre les dieux et pour dire que “sur le seuil du palais de Zeus il y a deux tonneaux pleins, l’un des destinées heureuses, l’autre de destinées malheureuses, et que si Zeus puise dans l’un et dans l’autre pour un mortel, sa vie est mêlée de bons et de mauvais jours ; mais que si Zeus ne puise que dans le second, la faim dévorante poursuit cet homme sur la terre féconde”. »
— Il ne faut pas croire que « Zeus est distributeur des biens et des maux »
. « Lorsqu’on dira devant nous que Dieu, qui est bon, a causé du mal à quelqu’un, nous nous y opposerons de toutes nos forces… Notre première loi et notre première règle touchant les dieux sera d’obliger nos citoyens à reconnaître, soit de vive voix, soit dans leurs écrits, que Dieu n’est pas auteur de toutes choses, mais seulement des bonnes. »
Tel est ce qu’on appellera, si l’on veut, le Manichéisme de Platon. Il y a deux principes, un principe de bien et un principe de mal. Le principe de bien, c’est Dieu ; le principe de mal, ce n’est pas à proprement parler un Dieu méchant ; car pareille conception répugne à la raison, sent sa barbarie et est indigne de l’homme sage ; mais c’est la nécessité ; c’est-à-dire l’impossibilité — inhérente à la matière même, laquelle est imparfaite — qu’il en soit autrement. La bonté de Dieu a été limitée par l’infirmité de la matière. Attribuons le mal à la nécessité et le bien à Dieu.
Pourquoi ? Parce qu’il faut que Dieu soit moral pour qu’on en puisse faire le fondement de la morale. Dès que l’homme s’aperçoit que Dieu n’est pas moral, ou il devient immoral lui-même avec suffisante excuse pour cela ; ou il supprime Dieu ; mais alors, à se sentir seul être moral au monde, il n’a plus assez de force pour rester tel et, comme confondu de la monstruosité qu’il constitue, il incline à se confondre avec l’immoralité de la nature, et dans les deux cas le résultat dernier est le même.
Sauvons donc la moralité de Dieu, pour sauver la moralité humaine. Le seul moyen de sauver la moralité divine c’est, d’une façon ou d’une autre, de ne pas lui attribuer l’origine du mal.
Aussi bien, dans le même dessein, si important, on peut prendre les choses d’un autre biais. Les hommes croient généralement à des dieux, à un grand nombre de dieux. C’est une opinion que nous pouvons accepter pour nous en servir selon nos desseins. On peut supposer un Dieu suprême, créateur de puissances moindres que lui. Il crée les dieux supérieurs, déjà fort au-dessous de lui, et les dieux inférieurs, infiniment au-dessous de ce qu’il est. Et les dieux supérieurs forment les âmes, et les dieux inférieurs forment les corps, et les dieux supérieurs mettent dans les âmes un mélange de bien et de mal, de bonnes et de mauvaises passions, et les dieux inférieurs forment les corps où il n’y a presque rien qui ne soit mauvais. De telle sorte que le Dieu suprême, que Dieu n’est nullement responsable de ce qu’il y a de mauvais dans le monde.
Sous cette figuration, que l’on peut trouver grossière, les hommes ont vaguement conçu une idée juste. Cette idée est celle de l’escalier des êtres. Il est possible et il n’est pas contre la raison que tout vienne du Dieu parfait, par dégradations et par diminutions successives, de telle sorte que le parfait reste en haut et que le très imparfait rampe au plus bas ; de telle sorte aussi qu’il y ait une aspiration universelle du plus bas degré et de tous les degrés intermédiaires vers le plus haut, et que tous les êtres, par les échelons qui l’en séparent, veuillent plus ou moins consciemment remonter à l’essence pure d’où ils sont primitivement sortis. Acceptable est le polythéisme pris de la sorte, c’est-à-dire comme une hiérarchie des êtres ; acceptable surtout parce qu’il laisse Dieu en dehors du mal, quelque grand que soit celui-ci dans le monde que nous voyons.
Ne craignez pas et ne détestez pas ce qui limite Dieu, que ce soit la nécessité ou que ce soit des dieux inférieurs à lui. Ce qui limite Dieu le justifie, et il ne peut être justifié qu’à la condition d’avoir sa borne. Il n’y a que trois moyens de justifier Dieu. C’est de le représenter comme faisant du monde un lieu d’épreuves pour l’homme et permettant le mal comme une matière à exercer la vertu humaine ; et ce sera la solution du Christianisme ; — c’est de le représenter comme incomplètement puissant et comme combattu par une puissance contraire ; — ou c’est de le nier. C’est le second de ces moyens que Platon a pris, ne voulant ni renoncer à Dieu ni admettre un Dieu que la morale humaine pût accuser, condamner et par conséquent rejeter. Si la morale a besoin de Dieu, il ne faut pas en imaginer un qui la trouble, et Dieu a besoin d’être moral précisément dans la mesure où la morale a besoin de lui.
Ce Dieu, Platon veut non seulement qu’il soit bon, ab initio, bon comme créateur ou ordonnateur du monde, et qu’il ait formé le monde par bonté, mais qu’il continue à être bon, c’est-à-dire qu’il soit providentiel. Comme nous l’avons déjà indiqué, Platon considère comme des athées ceux qui croient qu’il y a des dieux, mais qu’ils ne s’occupent pas de nous. Les dieux ont toutes les qualités et par conséquent ils ne peuvent être soupçonnés ni d’égoïsme, ni de paresse, ni de négligence. S’ils ont organisé le monde, ils doivent le gouverner, et avec sagesse. Ils sont comme les gardiens de la justice et de l’équité parmi ces hommes à qui ils ont permis de vivre.
On voit très bien le raisonnement des hommes qui ont refusé aux dieux la connaissance ou le souci des choses humaines. Comme tout à l’heure les athées proprement dits étaient frappés par la présence du mal sur la terre, maintenant nos négateurs de la Providence sont frappés du triomphe très fréquent de l’injustice dans la société. Ils disent : « Comment les Dieux peuvent-ils souffrir cela, si ce n’est parce qu’ils ne le voient pas et par conséquent parce qu’ils ne veulent pas le voir ? »
Cette objection ne tient pas ; d’abord parce qu’il y a une erreur de fait au fond de cette pensée. L’injustice ne triomphe pas ici-bas et c’est une pure illusion de croire qu’elle triomphe. Elle triompherait si l’injuste était heureux, s’il avait des jouissances qu’il dût à ses actes injustes et qui en fussent, chose qui serait révoltante en effet, comme la récompense. Seulement l’injuste ne jouit pas du tout ; il est très malheureux. Il souffre en raison directe de l’intensité de son désir de jouir et de l’impossibilité où il est à jamais de satisfaire son désir.
Ce qui trompe l’honnête homme qui voit l’injuste jouissant de ce qu’on appelle le bonheur ici-bas, c’est qu’il se met à sa place, tel qu’il est, lui, et qu’il se dit : « Que je serais heureux si j’étais dans la situation de cet homme-là ! » Et cela est très vrai que l’honnête homme serait heureux, s’il était, restant honnête homme, dans la situation où est l’injuste triomphant ; mais ce n’est pas une raison pour croire que l’injuste soit heureux dans cette même situation. Le bonheur n’est pas dans les choses, il est dans la façon dont on se les procure et dont on les possède. Pour qui se les procure et les possède d’une façon mauvaise, elles sont mauvaises. Il les empoisonne avant de les boire et il se plaint qu’elles soient empoisonnées.
Il ne faut donc pas envier le bonheur de l’injuste, ni surtout en tirer un grief contre les dieux, parce que ce bonheur tout simplement n’existe pas Quand nous recommandons à tous ces jeunes gens, élèves des sophistes, de n’aspirer au pouvoir qu’accompagnés de la justice et pour la réaliser, pour la faire régner ici-bas, ils croient que nous parlons en moralistes et en nous plaçant au point de vue du bonheur général ou au point de vue de la loi morale et de l’idéal. Sans doute c’est bien ce que nous faisons ; mais en même temps et du même coup nous nous plaçons très bien à leur point de vue, au point de vue de leurs intérêts, et nous leur disons : « Être forts ; pourquoi ? Pour dominer ? Dominer ; pourquoi ? Pour jouir ? Soit ; mais nous vous avertissons que vous ne jouirez pas du tout. »
C’est donc une sottise, une simple illusion que de croire au bonheur de l’injuste. Dès lors le grief contre les dieux s’évanouit.
Du reste l’argument tiré du mal sur la terre ne vaudrait que si nous étions absolument sûrs que tout pour l’homme finît ici-bas. Or il n’est pas sûr, mais il est très probable que, comme les hommes l’ont toujours cru, l’âme est immortelle et que la Divinité punit et récompense au-delà de la tombe. Il est probable que ce que l’on appelle la vie humaine n’est qu’un moment de la vie humaine et par conséquent, fût-il vrai que le juste fût victime et que l’injuste fût heureux, tout se compense pour l’un et pour l’autre, au cours des existences successives auxquelles l’un et l’autre sont appelés.
Il est donc très faux ou très hasardé et c’est une impiété, c’est un quasi-athéisme équivalant à l’athéisme lui-même, que de croire que la Divinité ne s’occupe pas de nous. La Divinité est providentielle ou elle n’est pas ; si vous préférez, la Divinité est providentielle ou elle est comme si elle n’était pas. Croyons donc soit à un Dieu, soit à des dieux subordonnés à un Dieu suprême, qui veillent sur nous et qui veulent que, soit à tout moment, et c’est le plus probable malgré les apparences, soit tôt ou tard, et il est possible qu’il en soit ainsi, la justice existe et règne sur toute la terre et dans toute la création.
Ce qui peut pousser d’ailleurs à croire, sans l’affirmer précisément, que notre âme est immortelle, à quoi, comme on vient de le voir, la morale est intéressée, c’est que l’âme, ou, comme on voudra le nommer, le principe intérieur qui gouverne tout notre être, a une nature très particulière. Portons notre attention sur cette nature particulière de l’âme. On a beaucoup cherché quel était le premier principe de toutes choses. Était-ce le feu ? était-ce l’eau ? et ainsi de suite. Il paraît bien plutôt qu’au commencement était l’âme, qu’au commencement était quelque chose qui n’était pas mû et qui mouvait. Quand on regarde les corps, on s’aperçoit, sans être forcé d’y apporter une grande attention, qu’ils sont tous mus les uns par les autres, qu’ils reçoivent le mouvement et qu’ils le transmettent. Il faut bien supposer au commencement de tous ces mouvements, ou au principe, non chronologique, mais essentiel, de tous ces mouvements, quelque chose qui meut et qui n’est pas mû.
Ce premier moteur non mû ne peut être un corps ; puisque tous les corps reçoivent visiblement le mouvement qui les anime et qu’ils transmettent. Ce premier moteur non mû, nous sommes donc forcés de nous le figurer comme incorporel. Nous l’appelons âme et nous disons qu’il se mêle à la nature entière et qu’il lui donne tous les mouvements que nous y voyons. Et ce premier moteur non mû se confond avec le Dieu suprême et est le Dieu suprême considéré comme principe de toute vie. Il n’y a rien là que de très probable et même que de nécessaire pour notre raison s’appliquant à se donner quelque idée du grand mystère.
Tout de même nous pouvons conjecturer très vraisemblablement que notre âme, que notre invisible, que ce que nous sentons en nous comme incorporel, a existé avant notre corps et peut-être indéfiniment. On peut la considérer comme une parcelle ou comme une émanation de cette grande âme universelle dont nous parlions tout à l’heure. Toujours est-il qu’elle semble bien avoir vécu avant ce que nous appelons pour le moment nous, avant notre moi actuel. Cela se vérifie, on peut le dire, et par expérience. Quand vous enseignez quelque chose à un enfant, vous ne le lui enseignez pas, en vérité, dans le sens précis du mot, vous le lui faites trouver. Il le trouve de lui-même, placé dans les conditions favorables à cette découverte, mis sur la voie. Il vous dira que la somme des angles d’un triangle est égale à deux angles droits, sans que vous le lui disiez, pourvu seulement que vous ayez attiré son attention sur les propriétés du triangle, sur sa structure, sur sa façon d’être. Qu’est-ce à dire, sinon que ce qu’il vient de trouver, il le savait ? S’il le savait, c’est qu’il s’en souvient.
D’où lui vient ce souvenir ?
Admettons qu’il n’ait pas de connaissances formelles si précises que celle-là. Tout au moins saura-t-il, sans que personne le lui ait jamais appris, et qu’il vous dira, sans que vous le lui ayez dit et surtout, remarquez-le, si vous lui dites le contraire, que le tout est plus grand que la partie, que l’espace a trois dimensions, qu’il est impossible que quelque chose à la fois soit et ne soit pas, que deux corps ne peuvent pas occuper le même espace, qu’un seul corps ne peut pas en même temps être en deux endroits. Que de choses il sait sans qu’on les lui ait enseignées, et que de choses il ne peut pas ne pas savoir ! Il faut pourtant qu’il les ait apprises une fois et quelque part. Ce sont des choses dont il se souvient ; on ne peut pas dire autrement.
Voulez-vous qu’on dise autrement ? On ne fera que dire autrement sans que l’idée change. On pourra dire que ce ne sont pas là des notions, mais des idées innées. Notions ou idées apportées en naissant, ce sont toujours des éléments de connaissance qui ont besoin d’avoir une cause et avaient leur cause, il le faut bien, avant la naissance. — On pourra dire que ce sont là de simples dispositions du cerveau, que le cerveau humain est constitué de telle sorte qu’il a, pourvu seulement qu’il existe, ces façons de voir les choses. Mais ces dispositions elles-mêmes équivalent à des idées, ce ne sont même pas autre chose que des idées générales. Il faudra bien toujours en arriver à reconnaître que nous apportons nos idées générales en naissant, que nous apportons en naissant nos idées les plus générales. D’où les tenons-nous ?
Et puisque c’est de ces idées générales que toutes les autres procèdent peu à peu, n’est-il pas vrai que savoir c’est se souvenir ?
Si savoir c’est se souvenir, l’âme existait donc avant, bien avant ce corps qu’elle est venue animer.
De quelque façon qu’on prenne cette théorie, il en restera toujours ceci que la connaissance n’est pas individuelle, qu’elle est un patrimoine commun de l’humanité, laquelle tient ce patrimoine de ses plus anciens ancêtres, lesquels le tenaient, de qui ? Il faut toujours être comme étonné devant l’énigme de la connaissance et convenir qu’elle a quelque chose de mystérieux. Une au moins des explications possibles, et peut-être la plus simple, est que la connaissance est un lointain et confus souvenir ; et même il ne faut pas dire confus. Que ce soit l’âme individuelle qui se souvienne quand elle croit apprendre ou comprendre, ou que ce soit l’âme commune de l’humanité qui se souvienne de la sorte et qui en chaque homme réveille, et très facilement, ses souvenirs à peine endormis, la connaissance est une réminiscence qui suppose que quand nous naissons nous ne commençons pas à vivre, nous recommençons à vivre. L’âme qui est a été. Il n’y a qu’une vraisemblance, très acceptable à la raison, à ce que l’âme qui est doive être plus tard.
Nous inclinerons donc à croire que les âmes humaines, émanations de l’âme suprême, enseignées une fois pour toutes par l’âme suprême ou ayant comme reçu son empreinte, vont successivement animer des parcelles de la matière éternelle qui sont les corps, y apportent des notions ou des idées générales nécessaires à l’humanité, les y conservent et les y maintiennent, cela ou éternellement, ou jusqu’à ce que l’humanité, si telle est la volonté divine, disparaisse.
Cette vue est surtout métaphysique, elle est une manière d’expliquer un fait universel qui est curieux et surprenant ; elle a cependant aussi son importance morale. Dépositaires de la connaissance, nous devons respecter en nous ce qui nous vient, à travers les siècles, du premier auteur et de celui en qui toute connaissance réside, et nous devons nous respecter nous-mêmes comme détenteurs de ce trésor plus qu’humain. Le sophisme est un péché, une atteinte à Dieu ; c’est le crime intellectuel et le sacrilège intellectuel. La faute purement morale elle-même est plus grave qu’on ne le croyait avant de considérer qu’il y a du divin en nous qui y reste, quoi que nous fassions, et que nous l’offensons en faisant le mal. Nous sommes un temple que le péché profane et souille. La théorie métaphysique de la réminiscence et des idées innées est profondément pénétrée de préoccupations morales, s’il n’est pas à dire que c’est d’une préoccupation morale qu’elle est née.
Peut-être en peut-on dire autant de la théorie des Idées éternelles. La théorie des Idées est toute une mythologie qui pourrait suppléer à l’autre et qui a pour mérite et pour supériorité d’être plus pure, plus céleste, moins anthropomorphique et de n’être nullement anthropomorphique et de combattre l’instinct anthropomorphique si puissant chez les Grecs et même à peu près chez tous les hommes.
Quand vous voyez un objet, cette table par exemple, vous n’avez l’idée que d’un seul objet, ou pour mieux dire, remarquez-le bien, vous n’avez qu’une image. Quand vous voyez deux objets du même genre, une petite table par exemple et une grande, vous avez une idée générale de table, une idée qui n’est plus une image, qui est une abstraction, c’est-à-dire que vous avez tiré cette idée unique de deux objets en vous attachant à ce qu’ils avaient de commun et en éliminant ce qu’ils avaient de particulier. Si vous voyiez tous les objets du même genre qui existent dans l’univers, soit toutes les montagnes, toutes les maisons, tous les hommes, vous auriez de chacun de ces groupes d’objets une idée abstraite qui serait générale et même qui serait universelle.
Cette idée qui peut l’avoir ? Dieu seul. Il l’a. Il l’a complète, il l’a en sa plénitude, et elle vit en lui. Il existe en Dieu une idée universelle de tout ce qui existe ici-bas à l’état de chose réelle. Seulement c’est par une infirmité de langage et une infirmité d’intelligence que nous appelons réelles les choses et abstraites les idées. Les idées sont beaucoup plus réelles et beaucoup plus vivantes que les choses réelles. Elles sont abstraites en notre esprit, mais elles sont réelles et vivantes en l’esprit de Dieu. Elles sont une partie de lui-même. C’est sur leur modèle qu’il a, de la matière lourde et informe, tiré tout ce qu’il a créé et qui compose l’univers. Ces idées sont des parties essentielles de Dieu créant, de Dieu ordonnant, de Dieu organisant, de Dieu artiste. Il n’y a rien donc de plus réel et de plus vivant au monde. Le rocher est inanimé, mais l’idée de rocher est vivante dans la pensée vivante de Dieu.
Les Idées sont donc des réalités éternelles vivant dans la pensée du Dieu artiste comme dans l’élément qui leur est propre. Dieu est elles et elles sont Dieu. Comprenez bien cela comme une manière de panthéisme intellectuel. Les Idées ne vivent qu’en Dieu ; mais elles y vivent chacune d’une vie particulière et à elles toutes elles constituent Dieu considéré comme artiste ; mais chacune est un être vivant, fécond, évolutif, qui a son exister et son devenir. Elles se soutiennent en Dieu et Dieu se contemple en elles.
Et ceci précisément nous permet d’échapper au panthéisme matériel, si l’on peut parler ainsi. Dieu n’est pas à proprement parler dans les objets matériels ; il est dans les idées générales, universelles et éternelles de ces objets matériels, et ces idées sont en lui et sont une partie de lui ; mais non les objets que nous voyons et qui ne sont en quelque sorte que les reflets éloignés de ces idées mêmes. N’adorons donc pas Dieu dans les objets matériels, ce que nous sommes trop portés à faire, d’une façon ou d’une autre. Adorons-le en lui-même comme force suprême qui a tout organisé et comme bonté qui a organisé aussi bien qu’il l’a pu et comme providence qui nous protège ; adorons-le aussi dans ses idées qui sont comme des membres de son être intellectuel, qui sont comme des « personnes », comme des « hypostases » de Dieu. Dieu un en mille personnes qui sont les Idées divines, voilà le panthéisme ou le Panthéon platonicien. C’est une des conceptions, car on voit bien qu’il en a eu plusieurs, que Platon a eues du monde.
Et nous-mêmes, quand nous faisons un objet, puisque nous aussi, à un degré infiniment inférieur, nous sommes artistes, que faisons-nous ? Nous organisons la matière sur le modèle d’une de ces idées universelles qu’il nous est donné d’entrevoir ou de soupçonner et qui nous inspirent. Nous repensons donc la pensée de Dieu. Comme il a ordonné le monde les yeux fixés intérieurement sur elles, de même nous ordonnons quelques parcelles de l’univers suivant un plan dont il nous a permis d’apercevoir et de saisir quelques traits. Les idées gouvernent donc le monde et l’homme, du sein même de l’intelligence divine.
Il importe de savoir cela ou de le croire pour être persuadé que toute œuvre humaine doit n’être pas détournée de sa nature, qui est originellement divine. Nous travaillons sur le tracé, en quelque sorte, des idées éternelles ; lorsque nous ne nous inspirons pas uniquement d’elles, qui sont pures et qui sont divines, nous nous montrons indignes d’avoir reçu le privilège de les apercevoir partiellement ou de les entrevoir. L’Idée éternelle nous oblige jusqu’à un certain point matériellement et elle nous oblige moralement tout à fait. Elle nous oblige jusqu’à un certain point matériellement, parce que nous ne pouvons rien faire tout à fait en dehors d’elle et en nous passant d’elle : nous ne pouvons créer. Elle nous oblige moralement tout à fait, précisément parce qu’elle ne nous oblige matériellement que jusqu’à un certain point : nous pouvons agir, non contre elle, mais en dépit d’elle et d’une façon indigne d’elle, et c’est ce que nous ne devons pas faire, parce que nous nous montrerions indignes nous-mêmes d’avoir reçu la permission de la connaître un peu.
Il faut donc nous élever, de plus en plus, par un effort incessant, jusqu’à la contemplation des idées éternelles, d’abord parce qu’elles sont belles et parce que c’est une de nos missions de les retrouver et de les démêler dans toute la mesure où cela nous est permis, mesure que nous ne connaissons pas et qu’il serait lâche de nous imaginer comme trop restreinte ; ensuite parce que s’élever jusqu’à la demi-connaissance, supposons, des Idées éternelles, c’est le seul moyen d’entrer en communion avec Dieu. L’homme ne peut pas s’unir à Dieu directement ; il peut, sans doute, s’unir à Dieu, partiellement, en la personne, pour ainsi parler, des idées divines. Dieu s’est laissé voir d’imparfaite manière ; mais enfin il s’est laissé voir dans ses idées, puisque, de ces idées, les objets matériels sont les résultats et par conséquent les reflets De ces reflets l’homme s’élève jusqu’à la contemplation des idées mêmes ; et là il est, sinon en face de Dieu, du moins en face de ce que Dieu a regardé et regarde encore.
C’est toute la communion que l’homme puisse avoir avec la Divinité, mais c’en est une. L’homme pensant est voisin de Dieu dans la proportion où il comprend les idées en ce qu’elles ont d’éternel.
Cela revient à dire, avec moins de métaphysique, que la pensée purifie. Au fond c’est l’idée maîtresse de Platon. Nous verrons peut-être qu’il l’a poussée trop loin ; mais elle est vraie en soi. Quand Pascal a dit : « Travaillons donc à bien penser ; voilà le principe de la morale »
, je crois savoir et vous savez pourquoi il a mis : « bien » ; mais, en simple philosophe ; il aurait pu écrire : « Travaillons à penser ; c’est le principe premier de la morale. » L’homme qui pense peut agir mal ; mais il a beaucoup plus de chances d’agir bien ou de ne pas agir mal que l’homme qui ne pense pas. L’injuste, pour parler comme Platon, est quelquefois un homme qui pense et même assez subtilement, afin de trouver, à l’adresse des autres et de lui-même, des prétextes à colorer ses iniquités ; mais le plus souvent l’injuste est un homme qui ne pense pas du tout et qui se laisse tout entier diriger à ses passions, à ses désirs et à ses appétits. En tout cas, c’est tout à fait l’avis de Platon.
Il faut chercher à savoir ce qu’on ne sait point et ce qu’il est assez probable qu’on ne saura jamais, parce que c’est une très bonne attitude morale et un très bon exercice moral. Quand Socrate a fait beaucoup de métaphysique, certain jour, il s’arrête pour dire : « À la vérité, Ménon, je ne voudrais
pas affirmer bien positivement que tout le reste de ce que je t’ai dit soit vrai ; mais je suis prêt à soutenir de parole et d’effet, si j’en suis capable, que la conviction qu’il faut chercher ce qu’on ne sait pas nous rendra sans comparaison meilleurs, plus courageux et moins paresseux que si nous pensions qu’il est impossible de découvrir ce que nous ignorons et inutile de le chercher. »
Et c’est pour cela qu’il n’est nullement inutile, comme quelques-uns le croient, de se livrer aux recherches métaphysiques.
Et tels sont les traits principaux de la métaphysique de Platon. Il est trop évident que même lorsqu’elle paraît être « pure » elle est tournée du côté de la morale comme vers sa fin, ou inspirée par une arrière-pensée morale très obsédante, très dominante et très impérieuse. Tout Platon est une aspiration au parfait ; et le parfait par excellence, si je puis ainsi parler, est pour lui la perfection morale.
IX. Sa morale
La morale de Platon, je ne dirai pas s’appuie sur le principe suivant, mais se recommande avant tout du principe suivant : connaître le bien c’est le faire ; qui sait le bien fait le bien ; qui ne fait pas le bien, c’est qu’il ne le sait pas ; la science et la vertu sont la même chose.
Je ne dis point que Platon ait affirmé absolument ce principe ; mais il est très évident qu’il y tend et qu’il y a complaisance : « Si la vertu est une qualité de l’âme et s’il est indispensable qu’elle soit utile, il faut qu’elle soit sagesse. Car, puisque toutes les autres qualités de l’âme ne sont par elles-mêmes ni utiles ni nuisibles, mais qu’elles deviennent l’un ou l’autre, selon que l’imprudence ou la sagesse s’y joignent, il en résulte que la vertu, étant utile, doit être une sorte de sagesse… L’âme sage gouverne bien et l’âme imprudente gouverne mal… Pour être avantageux, tout ce qui est au pouvoir
de l’homme doit être soumis à l’âme et tout ce qui appartient à l’âme dépendra de la sagesse. Donc la sagesse est nécessairement ou la vertu tout entière ou une partie de la vertu… Les hommes ne sont point bons par nature mais si les hommes bons ne sont pas tels par nature, le deviennent-ils par éducation ? Cela me paraît s’en suivre nécessairement. D’ailleurs il est évident, selon notre hypothèse, que si la vertu est une science, elle peut s’apprendre… Mais la vertu est-elle bien une science ?… »
Et Platon, comme il lui arrive si souvent quand il fait parler Socrate, ne conclut pas ; mais il a marqué que la théorie lui paraît probable et que la vertu est sans doute une science qui peut s’enseigner, à la condition, comme la suite l’indique, de trouver de bons et de vrais maîtres. « La plupart des reproches que l’on adresse aux intempérants, comme s’ils l’étaient volontairement, sont d’injustes reproches. Nul n’est méchant parce qu’il veut l’être ; une fâcheuse disposition du corps, une mauvaise éducation, voilà ce qui fait que le méchant est méchant… Lorsque les vices du tempérament sont encore renforcés par de mauvaises institutions, par des discours tenus en public et en particulier, et que les doctrines enseignées à la jeunesse n’apportent aucun remède à ces maux, les méchants
deviennent plus méchants par la seule action de ces deux causes et sans que leur volonté y soit pour rien. Les coupables sont bien moins les enfants que les pères et les élèves que les instituteurs. »
En un mot, le méchant est un malade et un ignorant et le savoir corriger le guérirait de sa maladie. Donc le vertueux c’est un homme qui sait la vertu.
La doctrine doit être combattue, parce qu’elle est fausse ; mais il faut bien la comprendre et aussi les raisons pourquoi Platon la conçoit ou l’adopte.
Elle est fausse et je ne le démontrerai point longuement. Elle est une confusion du savoir, du vouloir et du pouvoir, comme si c’étaient mêmes choses ou comme si le premier entraînait les deux autres. Il n’en est assurément rien. On peut savoir la vertu, sans vouloir le moins du monde la pratiquer ; et on peut vouloir la pratiquer sans avoir assez de force pour cela. Rien de plus rationnel que ce que je dis ici, ni rien qui puisse mieux être vérifié par des observations de tous les jours. La théorie est donc aussi fausse que le serait une définition juste de la volonté que l’on appliquerait à l’intelligence, ou réciproquement, ou que le serait cette proposition : « Vous avez compris, donc vous êtes énergique ; vous êtes savant, donc vous êtes brave. » La doctrine doit être écartée.
Cependant elle contient sa part de vérité et, d’abondant, il y a à comprendre pourquoi elle est assez chère, évidemment, à Platon.
Elle contient une part de vérité en ce sens que si le méchant ou l’injuste connaissait bien la vertu tout entière, il y aurait, reconnaissons-le, de grandes chances pour qu’il la suivît. Oui, l’injuste qui connaît la vertu sommairement, qui sait ce que c’est, qui sait qu’elle est effort, abnégation, sacrifice, etc., il s’en détourne et n’en veut point entendre discourir. Mais s’il savait tout ; s’il savait que la vertu est une jouissance et la plus grande qui puisse être goûtée ; s’il savait, comme l’enseignera plus tard le Portique et comme l’enseigne déjà l’Académie, que le vertueux est le véritable roi de ce monde ; et sans aller si loin, s’il savait seulement que l’intérêt bien entendu et la vertu se confondent et qu’il n’y a rien de plus habile qu’une conduite irréprochable ; s’il savait cela, il prendrait le parti de la vertu, très probablement.
Et voilà, à n’en guère douter, ce que Platon veut dire. Il n’a jamais parlé d’une connaissance superficielle de la vertu.
Mais encore a-t-il raison ? Est-il bien vrai que qui saurait toute la vertu ne douterait point que
le bonheur fût précisément en elle ? Est-il bien vrai qu’en effet il y soit ? Renan a dit bien joliment : « Laissez donc ! Si la vertu était un bon placement, il y a longtemps que les banquiers s’en seraient aperçus. »
Si l’on me pousse ainsi, répondrait Platon, j’irai plus loin d’un pas et je dirai que, fût-il faux que l’intérêt bien entendu se confonde avec la vertu dans le courant des choses humaines, cela redevient vrai pour ainsi parler à une plus grande profondeur, à pousser plus avant. Le vertueux ne réussit point ; je l’accorde ; il ne réussit jamais, je le veux si on le veut ; mais, encore qu’il ne réussisse point, et même à ne point réussir, il trouve, dans sa conscience satisfaite, dans son légitime orgueil satisfait et couronné, de telles joies, si absolument incomparables à celles des hommes qui réussissent, qu’il est, à dire le vrai, l’homme le plus heureux de ce monde.
L’homme qui a été le plus heureux ici-bas, qui a joui le plus pleinement de sa supériorité, de sa royauté, comme diront très bien les Stoïciens, dont il est l’ancêtre, c’est Socrate, et la manière et le ton dont il a présenté son apologie le disent assez clairement.
Donc l’homme qui saurait cela, qui saurait vraiment et pleinement tout cela, qui connaîtrait la vertu tout entière, je dis qu’il serait impossible qu’il ne l’embrassât point immédiatement et pour toujours, et voilà pourquoi je peux dire que savoir le bien ou le faire, c’est la même chose ; à la condition qu’on le sache bien ; eh ! sans doute !
À quoi nous disons, nous, comme un Cébès ou comme un Critéas, qu’il nous semble bien que c’est ainsi, avec cette seule réserve qu’on ne peut connaître la vertu aussi à fond que quand on est vertueux, et que par conséquent ce que dit Platon revient à dire : on ne peut être vertueux sans vouloir continuer de l’être. Mais ceci n’est pas l’identité rationnelle de la connaissance de la vertu et de sa pratique.
Laissons ce point et songeons à l’intérêt que Platon avait dans cette question. Platon a un grand intérêt actuel et moral à ce que, fût-elle contestable, cette thèse soit tenue pour vraie et fasse office de vérité. Il est philosophe, il est professeur de philosophie et de morale ; il est une manière de prêtre laïque. Ce qu’il veut, et il le dira sur le tard, mais il l’a toujours pensé, c’est que les philosophes gouvernent les hommes. Or c’est un préjugé assez répandu parmi les hommes de tous les temps et qui l’était très fort chez les Grecs, que le philosophe n’est pas un homme très sérieux. Un philosophe qui avait transgressé, je ne sais plus où, une ordonnance très rigoureuse dut la vie à ce préjugé ; on dit : « C’est un philosophe ; cela ne compte pas. » Pour les Grecs, les philosophes étaient des gens qui discouraient de la vertu et du souverain bien, mais qui n’avaient pas une grande importance dans l’État.
Prenez garde, tient à dire Platon, un philosophe est un homme qui fait le bien, qui crée le bien, parce qu’il le sait, et il ne peut pas, du moment qu’il le sait, ne pas le faire. Il est donc un élément très précieux et très salutaire dans la société et il devrait la diriger.
— Mais les sophistes qui sont si savants sur le bien comme sur le mal, où voit-on qu’ils agissent si bien ?
— S’ils ne font pas le bien, c’est qu’ils ne le savent pas le moins du monde, et c’est précisément ce que je leur prouve tous les jours, et mes arguments sont toujours à deux fins, et je leur prouve qu’ils ne font pas le bien parce qu’ils ne le savent pas — et que, ne le sachant pas, ils ne peuvent pas le faire ; je leur prouve les deux toujours ensemble, parce que chacune de ces choses est la cause et l’effet réciproquement et conjointement et que par suite ces deux choses sont indissolublement unies et inséparables.
Voilà, ce me semble, quelque fausse, sinon en soi, du moins pratiquement, quelle puisse être, ce qu’il faut penser de la doctrine de l’identité du savoir le bien et du faire le bien, selon Platon.
Si savoir le bien c’est le faire et si nous voulons le faire, quel est le bien ? Le bien, comme le croient à peu près tous les hommes, est-il le plaisir ? Car c’est un fait que les hommes n’appellent point tous les mêmes choses plaisirs, et que ce qui est plaisir pour l’un est peine pour l’autre, et que certains appellent plaisirs des choses très grossières et que certains autres appellent plaisirs des choses en vérité fort délicates, fort nobles et fort belles, ce qu’il faut convenir qui leur fait honneur. Mais encore est-il vrai que la plupart des hommes estiment le plaisir but de la vie, quelque chose du reste qu’ils nomment du nom de plaisir ; ou sans rien affirmer à cet égard, tendent au plaisir, instinctivement, de toutes leurs forces, ce qui revient au même, une affirmation de l’instinct valant autant et valant plus qu’une affirmation du raisonnement.
Donc le bien, comme le veulent la plupart des hommes, est-il le plaisir ?
Point du tout, parce que le plaisir n’est pas autre chose qu’un rêve, qu’une vision de l’imagination ou, tout au moins, pour ne rien forcer, n’est guère autre chose que cela. Certains prétendent déjà en Grèce, et cela sera affirmé plus tard avec une très grande énergie, que le plaisir n’existe pas, qu’il n’a aucun caractère positif, qu’il n’est autre chose que l’absence de la douleur et que, par conséquent, la douleur seule est réelle. Qu’on ne réponde pas à ceux-ci qu’il n’y a rien de plus réel qu’une sensation, fût-elle agréable, et que la sensation de bien-être que produit le manger, le boire, le se reposer et le s’endormir est une réalité incontestable. Ils vous répliqueront que l’on n’éprouve du plaisir à manger, etc., que quand on a eu faim, etc., que quand on a éprouvé un besoin c’est-à-dire une souffrance, et que par conséquent le plaisir n’est pas quelque chose de réel, qu’il est la simple cessation d’une souffrance. Tout plaisir naît d’un besoin et par conséquent il n’est que la trêve d’une douleur.
À cela on pourra contre-répliquer qu’il y a des plaisirs qui ne sont pas la cessation d’un besoin. Ce sont par exemple les plaisirs esthétiques et les plaisirs moraux. Nous ne souffrons pas positivement (ou ce serait bien abuser des termes que de le dire) de ne pas voir de belles choses ; mais nous jouissons, et singulièrement, d’en voir de belles. Et voilà un cas, qui se multiplie, Dieu merci, en beaucoup de cas, où le plaisir est tout autre chose que la cessation d’une souffrance.
Nous ne souffrons pas de ne point faire de bien. Nous sommes, dans ce cas, en état nonchalant, indolent, en état neutre. Nous ne souffrons pas de ne pas faire le bien ; mais nous éprouvons un plaisir et très vif à le faire. Et voilà un cas, lequel se multiplie, celui-ci, autant que nous voudrons, où le plaisir n’est aucunement la cessation d’une souffrance.
Voyez ceci encore. Nous n’éprouvons aucune souffrance à ne pas nous combattre nous-mêmes. Nous sommes alors dans un état indolent, indifférent ou même agréable. Or nous éprouvons un plaisir extrêmement vif à nous combattre, à nous maîtriser, à nous vaincre. Voilà un plaisir qui ne naît pas d’une souffrance.
— Il naît certainement d’un besoin.
— Sans doute ; mais il naît d’un besoin qui n’était pas une souffrance, et par ce côté-là encore la théorie fléchit et il n’est vrai de dire ni que tous les plaisirs naissent de besoins, ni non plus que besoins et souffrances soient précisément la même chose. Reconnaissons donc que les plaisirs existent et qu’ils ont une valeur positive.
Il ne faut pas aller jusqu’à nier cela. Seulement il est remarquable que les plaisirs sont quelque chose de bien indéfinissable et probablement de bien incertain, indécis et inconsistant, puisqu’ils sont toujours accompagnés de quelques peines et que la limite entre la peine et le plaisir est la chose du monde la plus insaisissable. Reprenons, si vous voulez, l’énumération et la classification précédente. Il y a des plaisirs qui naissent de besoins qui sont des souffrances. Sur ceux-ci la thèse de nos adversaires de tout à l’heure est tout simplement juste. Un plaisir de ce genre n’est pas un plaisir. C’est une véritable impropriété de langage que de l’appeler ainsi. Il faudrait l’appeler une souffrance qui cesse. Nous ne nions point qu’une souffrance qui cesse soit agréable ; nous disons seulement qu’on ne peut pas prendre comme vrai bien et comme but de la vie une souffrance qui cesse. Quelque chose de plus positif est réclamé par l’aspiration au bien, par cette aspiration au bien que nous tentons au fond de nous.
Si nous songeons aux plaisirs qui ne naissent pas d’un besoin proprement dit, d’un besoin violent ou vif, mais d’une simple tendance de notre nature et qui par conséquent ne naissent pas d’une souffrance, — plaisirs esthétiques, plaisirs moraux, — nous nous élevons certainement d’un degré, et précisément c’est une hiérarchie des plaisirs que nous traçons en ce moment ; mais nous constatons encore que, s’ils ne naissent pas d’une souffrance, ils sont toujours mêlés d’une souffrance. Ils sont toujours incomplets, par suite toujours mêlés du regret que l’on a qu’ils soient incomplets, toujours mêlés du regret que l’on a de ce qui leur manque.
Il est même curieux de remarquer qu’à mesure que les plaisirs sont plus vrais, ils sont plus mêlés. Si l’on appelle plaisir vrai celui qui ne naît pas d’une souffrance, il est plus vrai, nous le voulons bien, mais il est plus mêlé. Le plaisir de manger vient de la faim et n’est que la cessation d’une souffrance et par conséquent naît de la souffrance même, mais en soi il n’en est pas mêlé, en soi il a quelque chose de complet et de plein.
Le plaisir d’admirer une belle chose ou le plaisir de faire le bien ne naît pas d’une souffrance, mais il en est toujours accompagné, n’étant jamais satisfait complètement ; d’où il suit qu’il semble déjà que dans l’analyse du plaisir on trouve toujours la souffrance ici ou là, tout proche ou mêlée au plaisir même, et l’empoisonnant toujours, soit par son voisinage, soit par sa présence.
Et enfin cette loi se vérifie même quand nous considérons le plus noble des plaisirs, qui est de se battre contre soi-même et de se vaincre ; car alors souffrance et plaisir sont mêlés intimement, mêlés de telle sorte que c’est la souffrance qui est le plaisir même. Nous nous torturons et à cela nous trouvons du plaisir ; mais c’est dans la souffrance même que nous le trouvons, et si nous ne souffrions pas, nous ne jouirions nullement. Combinaison absolue.
Donc, ce nous semble, dans les plaisirs bas : voisinage immédiat de la souffrance, puisque le plaisir en naît ; dans les plaisirs nobles : mélange de souffrance et de plaisir ; dans le plaisir sublime : identité de la souffrance et du plaisir. Souffrance partout.
On pourrait presque dire que le plaisir est le nom que la douleur a pris pour se faire agréer de nous ou qu’elle prend quand elle se déguise Le plaisir est moins un divertissement de la douleur qu’un travestissement de la douleur. Et c’est peut-être pour cela qu’il est si naturel à l’homme de chercher le plaisir et de s’abandonner au désir qu’il en a. Il cède à sa nature même sans le savoir et il acquiesce à sa loi sans croire qu’il s’y conforme. La loi de l’homme est d’être malheureux : en cherchant le plaisir, qui est toujours précédé, mêlé ou suivi de souffrance, il prend le chemin direct du malheur, qui est précisément celui qu’il faut qu’il suive. Il se range sans le savoir à l’ordre universel.
Si l’homme qui ne cherche que le plaisir est paradoxal, c’est précisément à cause de cela. C’est qu’il veut éviter le malheur, auquel il est très rationnellement destiné. Il est philosophique de dire que le but de l’homme est le plaisir, à condition que l’on sache qu’en cherchant le plaisir c’est au malheur qu’il tend. Mais il est plus philosophique peut-être encore de croire que, le soin légitime de l’homme étant d’éviter le malheur autant que son infirmité le lui permet, il fera bien de ne pas se donner le plaisir comme son but.
Composons, si l’on veut. À ceux qui sont fortement attachés à la nature humaine et qui ne peuvent s’enfuir hors de l’humanité nous dirons qu’ils peuvent rester dans la doctrine du plaisir, mais qu’ils feront bien de considérer la hiérarchie des plaisirs et de mépriser ceux qui ne consistent que dans la cessation, très courte du reste, d’une souffrance et de s’élever jusqu’à ceux qui sont mêlés de souffrance noble et d’un plaisir vrai ; et, s’ils peuvent, de se hausser encore jusqu’à celui où, à la vérité, le plaisir est souffrance, mais aussi la souffrance plaisir.
Quant à ceux qui veulent faire la gageure de secouer l’humanité, nous leur dirons : cherchons autre chose.
Autre chose. Quoi donc ? La science peut-être. Il est des hommes qui estiment que le but de l’homme est de savoir et que le bonheur de l’homme est dans le savoir. « J’ai triomphé, dira
Nietzsche, du jour où la grande pensée libératrice m’est venue : l’homme est un moyen de connaissance ; il ne faut se considérer que comme un moyen de connaissance. »
Nietzsche est l’homme du monde qui a le plus fréquenté Platon, que du reste il ne peut souffrir.
Dirons-nous donc que le but de l’homme c’est le savoir ? Ce serait encore une illusion, quoique moins forte peut-être que la précédente. La science ne remplit pas l’âme et elle la déçoit sans cesse. A-t-on remarqué les grandes analogies qui existent entre la science et le plaisir ? Peut-être que non. Elles sont certainement très remarquables.
D’abord on trouverait une hiérarchie des sciences très comparable à la hiérarchie des plaisirs que nous établissions tout à l’heure. Il y a des sciences parfaitement honorables sans doute, mais qu’on peut appeler vulgaires et qui, elles aussi, comme les plaisirs inférieurs, naissent directement des besoins : chasse, pêche, labourage, cuisine, arts des vêtements, etc., L’homme n’y trouve aucun plaisir, à proprement parler. Ce sont des routines plutôt que des sciences. Il y trouve sans doute le triple contentement 1º de l’exercice physique ; 2º de l’incertitude et du jeu ; 3º du succès obtenu ; mais ce sont des plaisirs peu philosophiques et à coup sûr peu scientifiques. Le plaisir scientifique doit consister sans doute à découvrir quelque chose.
Au-dessus de ces sciences-là, il y en a qui ne sont pas nées des besoins physiques, mais des instincts esthétiques ou des instincts rationnels : mathématiques, astronomie, architecture. Ce sont des sciences nobles. L’homme y trouve de grands plaisirs ; mais peut-on les considérer comme donnant le souverain bien ? Ce serait assez difficile, puisque ces sciences, tout en donnant des jouissances, c’est-à-dire tout en satisfaisant le désir, en étendent indéfiniment l’horizon et par conséquent l’irritent autant qu’elles le satisfont et par conséquent donnent autant de tourments que de jouissances et des tourments en raison même des jouissances.
La vie du savant est celle d’un homme qui creuse un puits ou qui s’élève dans les airs : plus il creuse profond, plus il est à la fois satisfait d’avoir été si loin et désespéré de sentir qu’il y a à aller plus loin encore ; plus il s’élève, plus il est satisfait avoir un panorama plus vaste, et désolé de sentir qu’il y a mille fois plus de choses à voir qu’il n’en aperçoit. Si la science est simplement savoir à quel point on ignore, pour l’homme amoureux de savoir elle est d’autant plus douloureuse qu’elle est plus étendue.
Que ceci soit paradoxal, on l’admettra pour un instant ; et que la torture de se dire qu’on ignorera toujours mille fois plus de choses qu’on en saura, soit compensée ou au moins adoucie par le plaisir très réel d’en avoir au moins découvert quelques-unes, c’est une opinion raisonnable, qu’on accepte ; mais du moins il est impossible de dire que des sciences constituent le souverain bien, qui donnent, à en parler le plus favorablement, autant de déplaisirs que de jouissances.
Et enfin il y a, pour les sciences comme pour les plaisirs, un troisième degré qui est le plus haut. Il existe une science, non pas de l’indéterminé et du relatif, et c’est-à-dire de quelque chose qui n’est jamais épuisé et qui se renouvelle toujours sous nos prises et sous les conquêtes que nous en faisons ; mais une science de l’absolu, de l’immuable et de l’éternel. Cette science, c’est la métaphysique ou, pour parler en langage platonicien, c’est la dialectique. C’est la plus belle des sciences, la plus noble ; c’est la science sublime, c’est la science divine. À celui qui la possède elle ne donne pas, elle ne peut pas donner des plaisirs mêlés de peines, puisqu’elle satisfait le désir sans l’irriter en le satisfaisant, puisqu’elle le contente pleinement et absolument, puisqu’elle est l’union intime de l’esprit avec un objet unique qui contient tout. Certes il est incontestable que cette science doit donner à l’esprit une très grande sérénité, et en effet elle la donne.
Peut-on dire, cependant, qu’elle est ou qu’elle procure précisément le souverain bien ? Encore non. Elle approche de cela et de plus en plus en approche à mesure qu’on la possède davantage ; mais elle n’atteint jamais ce but suprême du souverain bien ; si près qu’elle en soit. Il s’en faut toujours de quelque chose. Pourquoi ? La raison en est assez simple. Il faudrait, pour jouir du souverain bien, non pas comprendre l’absolu, mais être l’absolu. Concevoir ce qui contient tout, n’est pas tout contenir, et en juste raison il semble bien que c’est tout contenir et n’avoir rien qui vous soit étranger, qui est le souverain bien. Or c’est à quoi l’homme n’arrive pas. La science de l’absolu, si grande qu’on la suppose, ne sera jamais l’identité avec l’absolu.
En vérité on serait presque tenté de le dire. Savoir l’absolu n’est-ce pas l’être ? L’être absolu n’est-il pas celui qui sait tout ? Du moins, au point de vue du plaisir, au point de vue du bien, l’être absolu n’est-il pas l’heureux parfait, non pas tant parce qu’il est tout que parce qu’il sait tout ? Savoir est posséder intellectuellement. La suprême jouissance intellectuelle est donc de tout savoir et n’a pas besoin, pour être suprême, qu’on soit tout. Celui-là donc qui saurait l’être absolu serait intellectuellement identique à l’être absolu. Or le bien suprême étant dans l’intelligence, celui qui saurait l’absolu posséderait le bien suprême.
Cela peut presque se soutenir. Cependant il y aura toujours la différence de la contemplation à quelque chose qui est à la fois contemplation et action. L’être absolu se contemple en entier et c’est souverain bien. Vous le contemplez, par supposition, en entier, et à cet égard, il est vrai que vous possédez le souverain bien tout autant que lui. Mais à la fois il se contemple et se sait, à la fois il agit et se sent agir infiniment, et c’est à quoi, malgré l’identité intellectuelle que je vous suppose avec lui, vous n’atteindrez évidemment jamais.
Il y a là comme deux aspects de l’absolu. Selon un certain aspect vous pouvez presque devenir absolu vous-même ; selon l’autre aspect vous ne pouvez le devenir aucunement. Il y aura toujours la différence du spectateur à l’acteur, et le spectateur peut si bien savoir le rôle et le comprendre qu’à un certain égard il soit identique à l’acteur ; mais, à un autre égard, il sera toujours inférieur à celui qui et sait le rôle et le comprend et le joue.
Reste de tout ceci que la science de l’absolu est certainement ce qui nous rapproche le plus du souverain bien, ce qui revient à dire que la sagesse est le souverain bien pour l’homme, à parler couramment ; mais elle n’est pas le souverain bien en soi ni même tout à fait pour l’homme, en ce sens qu’il concevra toujours un souverain bien au-delà de celui-là, et que c’est précisément en comprenant l’absolu qu’il comprendra qu’il ne l’est pas.
Aucune science, donc, aucune, et non pas même la science suprême, ne donne le souverain bien.
Remarquez, du reste, qu’à se placer au point de vue de la simple constitution de l’homme, l’homme étant sensibilité et intelligence, il y a bien des chances pour qu’il manque ce qui est son bien, et par conséquent le souverain bien, s’il ne développe qu’un côté de sa nature. Or en s’adressant aux plaisirs il ne songe qu’à sa sensibilité, et en s’adressant à la science il ne songe qu’à son intelligence. Il semble donc qu’il soit à peu près sûr même de ne pas aller du côté du bien en comptant soit sur les plaisirs, soit sur la science.
— Mais une combinaison adroite de ces deux causes de bonheur ne donnerait-elle pas le bonheur lui-même ?
— Voilà une théorie, au-delà de laquelle nous pourrons aller, mais qui ne manque nullement de justesse. Choix d’abord entre les causes de plaisir, combinaison ensuite de causes diverses de plaisir, c’est une méthode de très grand bon sens. Commençons d’abord par écarter les plaisirs bas et les sciences inférieures, plaisirs de besoin, sciences de nécessité. Écartons-les, bien entendu, en tant que pouvant entrer en ligne de compte pour le bonheur. Ne les écartons pas réellement, matériellement, puisqu’ils sont satisfaction de besoins, puisqu’elles sont chose de nécessité : mangeons, buvons, dormons, puisqu’il le faut ; labourons, bâtissons, chassons, puisqu’il le faut ; mais ne tenons aucun compte de tout cela pour ce qui est de la recherche du bonheur, et par conséquent réduisons tout cela au minimum et surtout n’y attachons aucun prix, aucune espèce de « valeur ».
Puis attachons-nous d’une part aux plaisirs nobles, d’autre part aux sciences élevées. Plaisirs esthétiques et plaisirs moraux, surtout le plaisir du plus haut degré qui consiste à lutter contre soi et à se vaincre ; sciences vraiment intellectuelles, mathématiques, architecture, astronomie et surtout la science la plus haute, celle de l’absolu ; mêlons tout cela plus ou moins, en proportions variées, chacun selon sa nature, et composons-en une vie très noble et une vie harmonieuse qui, certainement, contiendra beaucoup d’éléments et beaucoup de chances de bonheur.
Voilà qui est très bien ; voilà qui, à se placer au
simple point de vue du plaisir, au simple point de vue de la faculté que l’homme a de jouir, est extrêmement raisonnable. On peut concéder cela aux Eudémoniens en se plaçant un moment dans leur conception, dans leur esprit. Un homme qui se procurerait des plaisirs esthétiques, qui s’adonnerait aux recherches scientifiques, qui rendrait des services à ses semblables, qui se ferait utile à sa patrie et qui serait capable de lutter contre lui-même et de remporter des victoires sur les tendances qu’il jugerait en lui méprisables, funestes ou ridicules ; cet homme ne pourrait être considéré comme jouissant du souverain bien ; il ne pourrait même pas être dit heureux ; mais on peut très bien accorder aux partisans de la morale du plaisir qu’il goûterait des jouissances dont la réalité n’est pas niable. Et s’il faut une morale appropriée aux forces humaines, c’est-à-dire appropriée, degré par degré, aux forces de celui-ci, de celui-là ou de tel autre, ne contestons pas que cette morale du plaisir, entendue comme nous venons de l’entendre, est faite pour de très honnêtes gens et très estimables, et est le degré où une partie déjà assez noble de l’humanité peut s’élever. Celui qui dira :
sapere ad sobrietatem
, ou :
ne quid nimis
, pourra embrasser cette morale-là et s’y tenir.
Mais n’y aurait-il pas un bien par-delà le plaisir, par-delà toute espèce de plaisir et ignorant le plaisir comme s’il n’existait pas ? Quand on réfléchit sur la nature des dieux, on se dit, après quelque méditation, qu’il est aussi ridicule de les croire susceptibles de plaisirs que susceptibles de douleurs et que l’une et l’autre chose sont également indignes d’eux. Ce qu’il y a de fugitif et de toujours incomplet dans le plaisir est tellement contradictoire avec l’idée d’éternité, de plénitude et d’absolu, que l’on voit très bien que qui conçoit la Divinité enlève de cette conception, tout d’abord et par définition, l’idée de plaisir comme l’idée de douleur, non seulement parce que, comme nous l’avons prouvé plus haut, le plaisir est toujours mêlé ou accompagné de douleur, mais parce que le plaisir en soi n’est pas moins que la douleur une imperfection.
Ce n’est pas jouer sur les mots. Le plaisir, quelque pur qu’il soit et quelque noble, est un accident. L’accident ne s’accorde pas avec l’idée d’éternité. On nous dira qu’on peut très bien se figurer comme continu ce qui chez nous est accidentel et que c’est là précisément le plaisir divin dont, certes, les poètes nous ont assez parié. Mais c’est précisément ce qu’en droite raison, il faut nier, que le plaisir, essentiellement accidentel, puisse être continu. S’il était continu, il ne serait pas senti et par conséquent il ne serait le plaisir en aucune façon. Le plaisir est une trêve et c’est en tant que trêve qu’il est plaisir ; continu il serait une paix et une paix qui aurait toujours duré. Or qui prendrait plaisir à une paix qui aurait toujours duré, de telle sorte qu’on n’aurait pas même l’idée de la guerre ?
Donc qui dit que les dieux goûtent un plaisir éternel dit un non-sens, une chose qui n’a aucune signification, ou, en d’autres termes, en disant que les dieux ont un plaisir éternel, il dit, sans le savoir, qu’ils n’ont absolument aucun plaisir.
Celui-là donc qui veut vivre la vie divine, c’est-à-dire ressembler aux dieux le plus possible, il a précisément pour première démarche à faire de se placer par-delà le plaisir et de le laisser en arrière et d’en laisser l’idée en arrière comme négligeable et comme ne devant pas entrer en ligne de compte. Il a pour première démarche à faire, non seulement de ne pas confondre le plaisir avec le bien, mais de se dire et de croire qu’il n’y a entre le plaisir et le bien aucun rapport.
Le but de la vie du sage sera donc le bien et non pas le plaisir, et toute la morale c’est marcher vers le bien.
Mais qu’est-ce que le bien ? Le bien, ce nous semble, est une harmonie. Est bien tout ce qui est harmonieux, et ne présente pas de disparate et de dissonance. Ce n’est pas là une idée qui nous soit particulière. Il paraît assez que c’est l’idée même, confuse, mais qu’il ne s’agit que d’éclaircir, de l’humanité elle-même. Les hommes disent que « tout est bien », sommairement, mais qu’il y a du mal encore dans l’organisation de l’univers. Que veulent-ils dire ? Qu’ils trouvent le monde bon, mais qu’ils en rêvent un meilleur. Et encore qu’est-ce que cela signifie ? Qu’ils trouvent le monde harmonieux et qu’ils le voudraient plus harmonieux encore. Et peut-être se trompent-ils. Mais, et dans l’appréciation qu’ils font du monde et dans le rêve qu’ils font d’un monde meilleur, autant dans l’un que dans l’autre il y a cette idée générale : le bien c’est l’harmonie, le bien c’est l’ordre.
Quand les hommes disent : « en ce moment dans la cité tout est bien, ou à peu près », veulent-ils dire qu’il y a dans la cité beaucoup de richesses, beaucoup de plaisirs, ou beaucoup de gloire ? Rien de tout cela précisément ; ils veulent dire qu’elle est en bon ordre, qu’elle est bien organisée, qu’elle est en harmonie. N’est-il pas vrai que « pour la santé et la maladie, pour la vertu et le vice, tout dépend de l’harmonie de l’âme et du corps ou de leur opposition »
? Donc pour l’individu comme pour la
cité et comme pour l’univers le bien c’est l’harmonie. Le bien est un concert de choses, quelles qu’elles soient du reste, qui s’accordent pour faire un ensemble bien ordonné et harmonieux. L’homme qui dit « cela va bien » ne sait pas ce qu’il dit, sans doute ; mais il dit sans le savoir que toutes ses forces physiques sont en tel accord qu’il n’y a aucune dissonance appréciable dans son économie. Le bien est une harmonie, ceci est de consentement universel.
Et remarquez, avant d’aller plus loin, comme le bien ainsi entendu, nous ne disons pas exclut l’idée de plaisir, mais ne la suppose aucunement. Nous disons : le monde est bien, ou : tout est bien, ou : le bien est répandu dans le monde, sans songer un seul instant, sans même rêver que le monde éprouve du plaisir. Nous disons : tout va bien dans la cité, sans songer au plus ou moins de plaisir qui peut être goûté dans la ville. Nous disons, encore plus peut-être : je vais bien, sans vouloir dire le moins du monde que nous éprouvons un plaisir, et du reste, d’instinct, nous mettons cet état que nous appelons « bien » fort au-dessus de tel ou tel plaisir, même vif, que nous pourrions goûter. Voilà donc ce qui peut être considéré comme établi : le bien n’est pas le plaisir ; le bien c’est l’harmonie ; le but de la vie est le bien, le but de la vie est l’harmonie.
— Mais alors le bien, c’est le beau.
— J’allais vous le dire. « Le bien ne va pas sans le beau, ni le beau sans l’harmonie. »
— Donc la morale est une esthétique.
— Précisément ! La morale est d’une part une esthétique par-delà l’esthétique ; et d’autre part une esthétique qui se ramène en soi au lieu de se répandre et que l’artiste applique sur lui-même au lieu de l’appliquer au dehors.
C’est une esthétique par-delà l’esthétique. C’est pour cela, comme nous l’avons soupçonné plus haut, que les plaisirs artistiques ont déjà une valeur morale. On s’y sent désintéressé, par conséquent noble, et l’on y jouit d’une jouissance qui semble déjà par-delà le plaisir. C’est un premier degré. Ce premier degré consiste en ce que nous contemplons l’ordre réalisé, l’harmonie réalisée. Mais il y a un second degré qui consiste à réaliser soi-même cette harmonie et c’est le plaisir de l’artiste ; et il y a un troisième degré qui est de réaliser cette harmonie en soi-même. Voilà ce que j’entendais par esthétique par-delà l’esthétique. C’est une esthétique souveraine et suprême qui dépasse les lois du beau en ce qu’elle les invente, qui est invention non pas de quelque chose selon l’art, mais de l’art lui-même, qui va chercher le beau dans l’idée du beau elle-même et comme au sein de Dieu.
Car réaliser une chose belle, c’est entendre la voix du Dieu de l’esthétique, de Phoibos, si l’on veut ; mais réaliser soi-même beau, se réaliser en beauté, ce n’est plus entendre cette voix, c’est l’avoir soi-même ; ce n’est plus une « réminiscence », c’est une création ; ou, si l’on veut, c’est encore bien une réminiscence, mais comme c’est une union directe, pour ainsi dire, avec l’idée de perfection, c’est une réminiscence le temps supprimé, c’est une réminiscence hors de la condition du temps, ce qui revient à dire que c’est une création, une invention dans toute la pureté de la chose que désigne ce mot.
Et d’autre part, sur quoi nous n’insisterons pas, puisque cela est contenu dans ce que nous venons de dire, la morale pratique, la vertu, c’est une esthétique qui se ramène sur le sujet au lieu de se répandre sur un objet extérieur ; c’est une esthétique qui se ramène en soi et qui, par ce fait, a quelque chose de plus intime et de plus fort. Il y a une concentration extrême des forces et il n’y a aucune déperdition ou dispersion de force. Le vertueux se modèle et se pétrit en beauté, non sans effort, mais avec un effort dont il ne perd rien et où il est l’artiste, l’instrument et la matière. C’est une esthétique intime, et ce double caractère d’être une esthétique qui dépasse l’esthétique et d’être une esthétique intérieure, donne à l’art moral une valeur supérieure à toute espèce d’art humain.
On sent bien que les arts humains ordinaires, tous ceux que le commun appelle arts, sont des divertissements très distingués, mais rien de plus que des divertissements. Et des divertissements à quoi ? À nos soucis, à nos peines, à nos petitesses et à nos frivolités et à notre ennui. D’abord, oui ; mais de plus divertissements précisément à cet art suprême, difficile et pénible qui consiste à nous modeler nous-mêmes et dont pour toutes sortes de raisons, dont la première est notre goût pour le moindre effort, nous ne nous soucions pas beaucoup de nous occuper.
Les arts, donc, les arts proprement dits, et c’est pourquoi il ne faut ni en dire du mal, ni en dire trop de bien, d’une certaine façon nous mènent à la morale et d’une autre façon nous en détournent. Ils nous y mènent parce qu’ils nous en donnent l’idée ou peuvent très bien nous la donner : l’homme à notre avis doit se dire, mais en tout cas il peut bien se dire : il y a mieux encore que faire une belle statue ou d’inventer une belle harmonie, c’est de faire de soi-même la « statue vivante de la
pudeur »
et d’établir un accord parfait dans son âme. Mais d’autre part il peut se contenter de cette demi-satisfaction esthétique que donne l’œuvre d’artiste surtout à l’artiste lui-même. Il peut se contenter de ces arts proprement dits qui du reste sont bien ou des ébauches ou des reflets de l’art véritable, et il peut s’en contenter précisément parce qu’ils le sont. Les arts sont des illusions de l’art et ombre, très belle, du reste, qu’on peut prendre pour proie.
Les arts donc à la fois mènent à la morale et en distraient, et de la façon du reste dont se gouverne l’homme à son ordinaire, il faut bien prendre garde qu’ils en distraient beaucoup plus souvent qu’ils n’y conduisent.
De tout cela retenons ceci : la morale est une esthétique supérieure ; la vertu est une beauté qui, relativement à l’homme, est la beauté suprême ; l’art vrai, supérieur à tous les autres et dont on pourrait prouver, si l’on voulait jouer, qu’il les renferme tous, c’est la morale ; l’art de la vie c’est de faire de la vie un objet d’art.
Cette œuvre d’art — entrons dans le détail — comment la ferons-nous ? Cette harmonie intérieure et totale, comment l’établirons-nous ?
Il faut d’abord, et c’est le premier principe, honorer son âme. Honorer son âme est la première maxime et de quoi dérivent toutes les autres. L’âme, en nous, est ce qui participe de l’infini. L’âme, en nous, est ce qui n’est pas tout à fait mêlé à nos contingences et à nos éphémères ou instantanés. L’âme, de quelque façon qu’on la conçoive, est ce qui, en nous, n’est pas tout à fait dépendant de nos influences de tous les jours. Si nous ne sommes pas tout à fait le résultat et le produit de tout ce qui nous entoure et de tout ce qui pèse sur nous, ce que nous appelons notre âme est précisément ce qui reste nous appartenir. C’est, probablement, notre être en soi, dégagé de tout ce qui a pu le corrompre, ou au moins le dénaturer et l’adultérer.
Il faut donc honorer son âme, comme soi-même pur, comme soi-même tel qu’il est sorti des mains de Dieu, ou, du moins, de la nature, c’est-à-dire de l’hérédité. L’âme, en nous, est l’âme des ancêtres, et par conséquent, est l’âme même de l’humanité. En honorant notre âme, nous honorons l’humanité tout entière, représentée par nous. Nous honorons l’humanité en nous-mêmes.
« L’âme est, après les dieux, ce que l’homme a de plus divin et ce qui le touche de plus près. Il y a deux parties en nous : l’une plus puissante et meilleure, destinée à commander ; l’autre inférieure et moins bonne, dont le devoir est d’obéir. Il faut donc donner toujours la préférence à la partie qui a droit de commander sur celle qui doit obéir. Ainsi j’ai raison d’ordonner que notre âme ait la première place dans notre estime après les dieux et les êtres qui les suivent en dignité. On croit rendre à cette âme l’honneur qu’elle mérite ; mais en vérité presque personne ne le fait. Car l’âme est un bien divin et rien de ce qui est mauvais n’est digne qu’on l’honore. Ainsi quiconque croit relever son âme par des connaissances, de la richesse, du pouvoir et ne travaille pas à la rendre meilleure, s’imagine qu’il l’honore ; mais il n’en est rien. Les hommes croient que les louanges qu’ils prodiguent à leur âme sont autant honneurs qu’ils lui rendent et ils s’empressent de lui accorder la liberté de faire tout ce qui lui plaît. Mais nous, nous disons au contraire que se comporter de la sorte c’est nuire à son âme au lieu de l’honorer, elle qui mérite, comme nous l’avons dit, le premier rang après les dieux. »
Il faut donc honorer son âme en faisant tous les efforts pour ne pas la dégrader et pour la rendre meilleure. On dégrade son âme par l’amour des plaisirs, car par la recherche des plaisirs « on la remplit de maux et de remords »
. Le plaisir est un feu qui brûle et qui laisse après lui des cendres, et l’on ne sait ce qui est le plus douloureux pour
l’âme de la brûlure que le plaisir fait sentir ou du remords qu’il laisse tomber derrière lui comme une pluie de cendres et qui encombre toute notre âme.
On la dégrade encore par la lâcheté, « lorsqu’au lieu de s’élever par la patience au-dessus des travaux, des craintes, de la douleur et des chagrins que la loi recommande de surmonter, on y cède par la faiblesse de cœur »
; par lâcheté d’une autre sorte, lorsque l’on est trop attaché à la vie, « lorsqu’on se persuade que la vie est le plus grand des biens »
; lorsque « regardant ce qui se passe après la mort comme un mal, on succombe à cette idée funeste »
; lorsqu’on n’a pas le courage de résister à ces craintes instinctives et « de raisonner avec soi-même et de se convaincre qu’on ignore si les dieux qui règnent dans les enfers ne nous y réservent pas les biens les plus précieux »
.
On la dégrade encore en préférant la beauté à la vertu, car « c’est préférer le corps à l’âme »
et faire pour ainsi dire adorer celui-là par celle-ci. Le corps est le serviteur et l’âme est le maître, et c’est déroger à la grande loi d’ordre et d’harmonie que de mettre en quelque manière le maître au service de l’esclave, le maître en extase devant l’esclave et l’esclave en posture de dieu devant le maître. Ce qui trompe en ceci c’est que le corps
a une beauté visible qui séduit et qui captive les regards ; mais on oublie d’abord que la beauté du corps est, en très grande partie au moins, empruntée à l’âme, reflet de l’âme, et ne serait rien, ou très peu de chose, sans elle ; ensuite que l’âme a sa beauté propre, intransmissible, incommunicable, cachée, mais qui se laisse découvrir à qui la cherche et qui est infiniment supérieure et qui éclate comme infiniment supérieure, une fois découverte, à celle du corps.
On dégrade l’âme encore quand on préfère la recherche des richesses à la recherche de la vertu, « lorsqu’on désire amasser de grands biens par des moyens peu honnêtes et qu’on n’est pas indigné contre soi-même de les avoir ainsi acquis »
. On la dégrade dans ce cas, parce qu’on la vend. C’est en vérité « vendre pour un peu d’or ce que l’âme a de plus précieux ; car tout l’or qui est sur la terre et dans la terre ne mérite pas d’être mis en balance avec la vertu »
. Et, comme tout à l’heure on mettait l’âme en position d’esclave devant le corps, maintenant on la vend comme un esclave sur le marché, et c’est ce qu’on peut, plus légitimement que jamais, appeler la dégrader et la déshonorer absolument.
S’il faut d’abord ne pas dégrader son âme, il faut ensuite l’honorer de tout son pouvoir. On
honore son âme tout simplement en l’appliquant à son objet. Son objet c’est la vertu. Mais en quoi consiste bien la vertu ? Elle consiste d’abord à aimer la raison, c’est-à-dire l’harmonie encore, la raison, que l’on peut appeler l’harmonie intellectuelle. « Le plus grand de tous les malheurs est de haïr la raison. »
Que l’on déteste la raison, cela n’est pas peut-être très naturel ; mais cela existe très bien. Il y a des misologues comme il y a des misanthropes et à peu près pour les mêmes causes. De même qu’on devient misanthrope pour s’être trop fié aux hommes, ou étourdiment et sans discernement, et y avoir cru trop de léger, de même on devient ennemi de la raison pour avoir trop cru aux raisonnements et pour avoir fait des raisonnements faux.
Le parallèle est intéressant et éclaire assez bien les deux choses et explique assez bien le caractère des deux défauts : « D’où vient, en effet, la misanthropie ? De ce qu’après s’être fié à un homme, sans aucun examen, et l’avoir toujours cru sincère, honnête et fidèle, on trouve enfin qu’il est faux et méchant ; et après plusieurs épreuves semblables, voyant qu’on a été trompé par ceux qu’on croyait ses meilleurs et ses plus intimes amis, las enfin d’être si longtemps dupe, on hait tous les hommes également et on reste persuadé qu’il n’y en a pas
un seul qui soit sincère… Si l’on avait un peu d’expérience ou de réflexion, on saurait que les bons sont très rares et très rares aussi les méchants, et que ceux qui tiennent le milieu sont en très grand nombre, comme il y a peu d’hommes très grands et peu d’hommes de très petite taille. En toutes choses les extrêmes sont très rares. Tout de même ou à peu près, quand on a admis un raisonnement comme vrai sans avoir l’art de raisonner, il arrive plus tard qu’il paraît faux — qu’il le soit du reste ou qu’il ne le soit pas — et tout différent de ce qu’il nous avait paru. Et quand on a pris l’habitude de disputer toujours pour et contre, on se croit à la fin très habile et l’on s’imagine être le seul qui ait compris que ni dans les choses ni dans les raisonnements il n’y a rien de vrai ni de sûr et que tout est dans un flux et un reflux continuel, comme l’Euripe, et que rien ne demeure un seul moment dans le même état. »
C’est ainsi qu’on arrive à une sorte de misologie, très analogue à la misanthropie et aussi amère et du reste aussi impuissante et aussi stérile. C’est un malheur déplorable, — alors qu’il y a un raisonnement très vrai, très solide et très susceptible d’être compris — que, « pour avoir entendu de ces raisonnements où tout est tantôt vrai, tantôt faux, au lieu de s’accuser soi-même de ces doutes, au lieu d’en
accuser son manque d’art, on en rejette la faute sur la raison même et l’on passe sa vie à haïr et à calomnier la raison, en se privant par là de la science et de la vérité »
.
Il faut donc, avant tout, prendre garde que ce très grand malheur ne nous arrive et en vérité tout à fait par notre faute, par la faute de notre orgueil. Ce n’est point sans doute la raison qu’il faut que nous accusions d’être vaine ; c’est nous que nous devons accuser d’être vains devant la raison et impuissants, un longtemps, à l’atteindre. « Ne nous laissons pas préoccuper par cette pensée qu’il n’y a rien de sain dans le raisonnement ; mais convainquons-nous plutôt que c’est nous-mêmes qui n’avons encore rien de sain et faisons courageusement nos efforts pour recouvrer la santé. »
Donc nous déshonorons notre âme en détestant la raison. Nous déshonorons notre âme en la regardant comme incapable de trouver le vrai, au moins en partie, et nous l’honorons en croyant fermement qu’elle est dépositaire au moins d’une partie du vrai et en faisant nos efforts pour démêler cette vérité dont nous devons croire qu’elle a le dépôt.
L’ouvrier a des devoirs envers son instrument. Il doit le croire bon, accuser plutôt sa main que son outil ; il doit le croire bon et s’efforcer de le rendre meilleur, le soigner, le garantir, le tenir propre, le réparer et l’aiguiser. Notre âme est notre instrument pour trouver le vrai. Il faut l’honorer en la croyant capable de le découvrir et en l’entretenant en bon état pour qu’elle le découvre.
On honore encore son âme en lui donnant l’empire, en lui laissant le gouvernement de nous-mêmes. L’honnête homme est par excellence celui qui est maître de lui, c’est-à-dire celui chez qui l’âme gouverne. Les gens de bien sont, avant tout, ceux qui ont un empire absolu sur eux-mêmes, et les méchants ceux qui n’en ont aucun. Entre ces deux groupes est la moyenne de l’humanité, ceux qui ont sur eux-mêmes une prise plus ou moins grande, d’eux-mêmes une maîtrise plus ou moins ferme, plus ou moins débile. Il faut comme s’exercer à être maître de soi. Nous pouvons nous représenter l’homme « comme une machine animée sortie de la main des dieux, soit qu’ils l’aient faite pour s’amuser ou qu’ils aient eu quelque dessein sérieux : car nous n’en savons rien. Ce que nous savons c’est que les passions sont comme autant de cordes ou de fils qui nous tirent chacun de son côté et qui par l’opposition de leurs mouvements nous entraînent vers des actions opposées. Le bon
sens nous dit qu’il est de notre devoir de ne céder qu’à l’un de ces fils et de résister fortement à tous les autres. Ce fil n’est autre que le fil d’or, et sacré, de la raison »
.
Il faut donc travailler à nous rendre tels que nous n’obéissions qu’à la raison, c’est-à-dire au meilleur de nous-mêmes, c’est-à-dire, en dernière analyse, à nous-mêmes. L’homme de bien est l’homme qui ne fait que ce qu’il veut et qui ne veut que le raisonnable. Et cela a l’air d’être deux idées ; ce n’en est qu’une. Car toutes les fois que l’homme n’obéit pas à sa raison, il sent qu’il ne fait pas ce qu’il veut, mais ce que veut quelque chose qu’il sent très bien qui n’est pas lui ; et toutes les fois qu’il obéit à sa raison, au raisonnable et au sensé, il a parfaitement conscience qu’il n’obéit pas, mais qu’il veut. L’homme, en un seul mot et non plus en deux, doit donc vouloir ; et il n’y a rien à ajouter.
Mais comment apprendra-t-il à vouloir ? Et peut-on apprendre à vouloir ? Quelqu’un dira plus tard et quelqu’un doit déjà dire au temps de Platon : « Velle non discitur. »
— Remarquons d’abord que Platon ne se ◀pose▶ pas cette question et n’a pas à se la ◀poser▶, puisqu’il croit que qui sait le bien fait le bien, et que qui ne fait pas le bien c’est qu’il ne le sait pas. On n’a donc pas à s’exercer à
vouloir, on n’a qu’à apprendre. On n’a qu’à tourner incessamment son âme du côté du bien, ou plutôt l’on n’a, ce qui est essentiellement platonicien et ce qui est très beau, qu’à se tourner incessamment du côté de son âme. Dès qu’on ne vivra que par elle, elle apercevra le bien et du même coup nous le ferons.
Remarquons de plus que, nonobstant, Platon indique pour ainsi parler des auxiliaires de la volonté ; il convient quelque part que « le fil d’or » a besoin d’aides ; que « la raison, quoique excellente de sa nature, étant douce et éloignée de toute violence, a besoin de secours pour que le fil d’or gouverne les autres »
. Et c’est pour cela que plus loin, quand nous examinerons tout ce qu’il dit de l’éducation, nous trouverons des préceptes très divers, dont la moitié peut-être ne sont que des éléments d’une éducation de la volonté. Contradiction très heureuse et du reste à peu près inévitable.
On honore encore son âme en l’attachant à la recherche et au culte de la justice. La justice n’est pas le souverain bien en soi, mais elle est le souverain bien relativement à l’homme, parce qu’elle donne leur excellence à tous les biens humains et, qu’elle absente, ces mêmes biens ne sont plus autre chose que des maux et des maux très grands. Les
hommes en général vont disant que « le premier bien est la santé, le second la beauté, le troisième la force, le quatrième la richesse, et ils en comptent encore beaucoup d’autres, comme d’avoir la vue, l’ouïe et les autres sens en bon état, comme de pouvoir faire tout ce qu’on veut en qualité de tyran, comme aussi, si c’était possible, de devenir immortel après avoir réuni en soi tous les biens qui viennent d’être énumérés »
. Tout cela c’est autant d’erreurs. La jouissance de tous ces biens n’est avantageuse en effet qu’à ceux qui sont justes.
La puissance est le plus grand de tous les maux lorsqu’elle n’est pas accompagnée de la justice, lorsqu’elle est possédée et exercée par un homme injuste. La santé même est un mal pour l’homme injuste, qui en abuse et qui ne peut songer qu’à en abuser ; et il n’est pas besoin de dire que l’immortalité d’un homme vigoureux, puissant et injuste serait un effroyable mal pour l’humanité et pour lui-même.
L’illusion des hommes sur ce point, c’est de croire qu’il vaut mieux commettre l’injustice que de la subir. C’est le plus dangereux des sophismes et le plus faux et qui du reste, pour ce qui est de la morale, contient tous les autres. Le premier article de la morale, au contraire, et Platon ne se lasse pas de le répéter dans la moitié au moins de ses dialogues, c’est qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre. La mort de Socrate lui a appris cela et il ne l’a pas oublié et il ne veut pas que personne l’oublie.
Subir l’injustice vaut mieux que la commettre, à tous les points de vue où l’on puisse se placer.
D’abord en soi ; car l’injustice est un désordre. Cette harmonie que l’âme doit chercher à réaliser en elle-même à la fois comme son état naturel et son état idéal, c’est précisément la justice, ou la justice en est un des aspects. Justice est ce qui est juste pour les choses morales, comme justesse est ce qui est juste par les choses d’ordre intellectuel. La justice est la justesse de la conscience. Une âme injuste est une âme qui sonne faux. Le même mot désigne, et à très bon droit, ce qui est juste et ce qui est bien réglé. Les Grecs disent : Δικαίαν γνώμην ποιεῖν ; ἵππον καὶ βοῦν δικαίους ποιεῖσϑαι ; δίκαιον ἅρμα ; une pensée de justice ; rendre un cheval et un bœuf justes, un char juste. Il y a dans le mot l’idée générale de bonne organisation et d’organisme bien fait.
Or qui voudrait avoir une âme qui sonnât faux comme une lyre mal accordée ? Et qui ne reconnaîtra qu’il vaut mieux souffrir d’un instrument qui joue faux que d’en jouer, celui qui en joue étant ridicule ?
Subir l’injustice vaut mieux que la commettre aussi pour ce qui est de la gloire et de l’honneur. L’injuste, ou n’est jamais considéré, ou n’est considéré qu’un temps. Il est en horreur à ses concitoyens au moment même où il commet l’injustice ou très peu de temps après. Qui voudrait être Anytus et Mélitus à l’heure où nous sommes ? Et même y a-t-il tant de citoyens qui eussent voulu être l’un ou l’autre au moment même où ils triomphaient ? Qui ne préférerait avoir été Socrate ? Qui, au moment même où Socrate mourait, n’était au moins partagé entre l’horreur naturelle qu’on a pour la mort et ce sentiment que le sort de Socrate était plus enviable que celui de ses meurtriers ?
Car c’est quelque chose qu’une belle mort et c’est chose triste qu’une vie souillée par une seule action cruelle et basse.
Et enfin et par conséquent, subir l’injustice vaut mieux que la commettre, même au point de vue de l’intérêt personnel. Il est juste que l’injuste souffre ; mais c’est, aussi, très réel. L’injuste souffre, quoi qu’il en dise aux autres et quoi qu’il en dise même à lui-même, de se sentir stupide et de sentir que sa stupidité ne lui rapporte rien en définitive que le sentiment de sa stupidité. Remarquez que les autres passions se défendent mieux, par des sophismes moins ridicules, par des raisons qui sont moins déraisonnables que ne peut faire l’injustice. Il est certain que le passionné proprement dit qui satisfait sa passion a une jouissance réelle. Ce qu’il y a de mauvais dans son affaire, c’est que cette jouissance aura des suites très fâcheuses et aussi que la puissance de jouir s’épuise par son exercice même et laissera le passionné seul avec sa passion augmentée et ne pouvant plus se satisfaire. Cela est désagréable ; mais enfin le passionné a des plaisirs qui ne sont pas niables. On se demande quel peut être le plaisir de l’injuste commettant l’injustice.
Il croit évidemment avoir le plaisir de se sentir puissant. Faire l’injustice, c’est détruire l’ordre, et détruire l’ordre peut être un plaisir de perversité,
mala gaudia mentis
. Exemple : un homme qui démolit un beau temple ou brise une belle statue. Mais, outre que déjà ces plaisirs-là sont contestables, étant assez vraisemblablement des maladies et une maladie ne pouvant guère s’appeler un bien, le plaisir particulier et propre, pour y revenir, de l’homme injuste commettant l’injustice, est une illusion et une illusion qu’on doit reconnaître comme illusion au moment même où l’on s’y abandonne
et dans l’instant même où l’on veut la goûter. L’iconoclaste brise une statue qu’il voulait briser, il n’y a rien de plus réel. L’homme injuste ne détruit pas du tout la justice et il sent qu’il ne la détruit pas. Il doit sentir seulement qu’il contribue à la faire vivre et à la faire éclater. L’homme injuste qui fait condamner Socrate à mort tue Socrate qu’il détestait. Soit. Comme envieux il peut jouir ; mais comme homme injuste il ne jouit pas ; car Socrate en tant qu’homme est mort, mais en tant que juste il vit plus que jamais, rayonne et éclate de la beauté du juste plus que jamais.
Donc l’homme injuste qui veut détruire la justice non seulement ne la détruit pas ; mais il la rétablit, la répare et la crée. Il est l’homme qui en détruisant une statue la redresserait plus belle. Personne au monde n’est plus dupe que lui.
Or cette duperie et que c’est lui qui est la dupe, il le sent. Il le sent certainement, parce que, pour le sentir, il n’est pas besoin d’avoir le goût ou le sens de la justice, lesquels il n’a pas, mais il suffit de n’être pas un imbécile et de voir les faits.
Il n’y a rien donc, à tous les points de vue, de plus vrai que ce paradoxe qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre et qu’il est beaucoup plus malheureux de commettre l’injustice que d’en être victime.
Ce qui trompe les sophistes sur ce point, c’est leur théorie ou leur passion de volonté de puissance. Le bien de l’homme, croient-ils et répètent-ils toujours, quand on les presse, c’est d’être fort. Dominer dans sa cité, voilà le bien ou le bonheur ; voilà l’idéal à poursuivre. Et quand on leur demande : « Dominer pour le juste ou pour l’injuste ? » ils répondent : « Peu importe ! Dominer. » Et remarquez que si on les poussait encore ils répondraient, s’ils mettaient de côté toute dernière fausse honte : « Plutôt pour l’injuste que pour le juste » ; et ne laisseraient pas d’être assez logiques en le disant. Car l’homme qui domine pour le juste n’a pas l’air tout à fait de dominer ; il n’a pas l’air tout à fait de déployer sa volonté de puissance et de la satisfaire. Il domine selon les dieux ; il domine selon la loi religieuse, il domine selon la loi sociale ; il n’a pas l’air de dominer selon lui-même. Il n’a l’air que d’exécuter, non de gouverner ; il a l’air du ministre de quelqu’un ou de quelque chose et il n’a pas l’air d’un maître.
Cela est assez vrai. Mais s’il y a deux illusions, il y en a une qui est beaucoup plus forte que l’autre. L’illusion qui consiste à croire que l’homme qui gouverne selon la justice ne gouverne pas lui-même est enfantine, fût-elle partagée par celui-là même qui gouverne ainsi. Car l’homme qui gouverne selon la justice a autant de peine que l’autre, sinon plus, et par conséquent déploie et prouve et sent tout autant de volonté de puissance. Et de plus il travaille dans l’ordre et pour la réalisation de l’ordre, ce qui est une réalité, tandis que travailler dans le désordre et pour la réalisation du désordre, n’est qu’une négation du réel et en vérité un irréel. L’illusion qui consiste à croire que l’homme qui domine par la justice ne domine pas lui-même est donc tout à fait une niaiserie.
L’illusion, au contraire, qui consiste à croire que l’homme qui gouverne pour l’injuste a fait quelque chose est, comme nous l’avons prouvé plus haut, une énorme absurdité. L’homme qui gouverne pour l’injuste, d’abord ne gouverne pas ; il est gouverné par ses passions ; et ensuite il travaille incessamment à relever ce qu’il croit abattre et, faisant régner l’injuste, il fait désirer ardemment la justice. C’est, en chassant quelqu’un du palais du gouvernement, lui bâtir un temple. On ne peut pas être plus trompé par soi-même. L’homme qui gouverne pour l’injustice est un homme qui lâche la proie pour l’ombre et qui en se repaissant de l’ombre augmente les forces de sa proie et lui donne une vie nouvelle.
Voilà ce que n’ont pas vu les sophistes. Ils n’ont pas vu, même chose en d’autres mots, mais bonne à dire encore de cette façon-là, qu’il y a deux hommes qui créent la justice, c’est à savoir celui qui la pratique et celui qui veut la détruire. Socrate et Anytus sont créateurs de justice l’un autant que l’autre, l’un en la recevant dans sa maison, l’autre en lui bâtissant un pilori qui lui devient un piédestal ; l’un en la cultivant, l’autre en la persécutant ; tous deux en la faisant éclater.
Seulement l’un fait ce qu’il a dessein de faire et l’autre fait précisément ce qu’il ne veut pas ; d’où il suit que le premier, tout en étant un sage, est un habile, et que l’autre, tout en étant un coquin, est un imbécile.
D’où il faut conclure enfin que, puisque ceux qui pratiquent la justice et aussi ceux qui la persécutent, également la réalisent, il n’y a que la justice qui soit chose réelle.
C’est pour cela qu’il y a un devoir pour les hommes, un devoir auquel ils songent peu, d’ordinaire, auquel vraiment il faut qu’ils s’habituent à songer. Ils ont le devoir, quand ils sont coupables, de rechercher le châtiment, de courir après ou d’aller au-devant de lui. Le châtiment c’est une « médecine de l’âme », une purgation de l’âme, et le malade doit désirer la médecine avec passion, s’il n’est pas absurde.
Il ne faut considérer le châtiment ni comme une vengeance de la société, ni comme une punition équitable que la société inflige ainsi qu’un père à ses enfants, ni comme un acte nécessaire de la société qui se défend. Aucune de ces conceptions n’est très juste. Le coupable est un malade que l’on médicamente, avec cette particularité que le médicament n’aura de vertu et d’efficace que s’il est désiré ou au moins accepté avec acquiescement, adhésion, gratitude et reconnaissance. « Tout ce qui est juste est beau et le châtiment fait partie de la justice. »
Le châtiment est donc beau. Il fait partie de la justice et il fait partie de l’harmonie. Celui qui l’accepte rétablit en lui l’harmonie qu’il y avait maladroitement détruite. Celui qui le désire a déjà rétabli cette harmonie et n’a qu’à persévérer pour qu’elle soit réparée. Celui et qui l’a désiré et qui l’accepte et qui s’en pénètre, en quelque sorte se justifie ; et c’est-à-dire qu’il se recrée en beauté et en harmonie et qu’il se réalise après s’être annihilé, puisqu’il n’y a que le juste qui soit réel.
Voilà quelles sont les manières d’honorer son âme relativement à l’idée de justice.
On l’honore encore de bien des façons : en l’attachant à la recherche du bien en général, en respectant et en entourant ses parents d’un culte pieux ; en pratiquant l’hospitalité ; en observant
ponctuellement les lois, même dures et même injustes, parce qu’elles sont comme nos pères et mères spirituels ; en ayant l’horreur du mensonge et en pratiquant la sincérité avec une sorte de superstition, en combattant en soi l’amour-propre de tout son pouvoir ; car c’est ici le plus grand trompeur qui soit et qui puisse être : « la plus grande des maladies de l’homme est un défaut qu’on apporte en naissant, que tout le monde se pardonne et dont par conséquent personne ne peut se défaire ; c’est ce qu’on appelle l’amour-propre ; amour, dit-on, qui est naturel, légitime et même nécessaire. Mais il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’il est excessif, il est la cause ordinaire de toutes nos erreurs. Car l’amant s’aveugle sur ce qu’il aime ; il juge mal de ce qui est juste, bon et beau, quand il croit devoir toujours préférer ses intérêts à ceux de la vérité. Quiconque veut devenir un grand homme ne doit pas s’enivrer de l’amour de lui-même et de ce qui tient à lui… Par suite de ce défaut, l’ignorant paraît sage à ses propres yeux ; il se persuade qu’il sait tout, quoiqu’il ne sache pour ainsi dire rien, et refusant de confier à d’autres la conduite des affaires qu’il est incapable d’administrer, il tombe en mille erreurs inévitables. Il est donc du devoir de tout homme d’être en garde contre cet amour désordonné de
soi-même et de ne pas rougir de s’attacher à ceux qui valent mieux que lui »
.
On honore son âme encore en fuyant tous les excès et, sans aller plus loin, l’excès dans la joie et la douleur, l’excès dans le rire et dans les larmes. Nous sommes convenus que les dieux ne doivent ressentir ni plaisir ni tristesse. Il faut être non point, sans doute, pareils aux dieux, mais imitateurs des dieux, en ne ressentant et ne voulant ressentir que des joies et des tristesses tempérées, en faisant bonne contenance dans les revers et aussi dans les succès, qui sont plus dangereux que les revers pour la paix de l’âme.
Les dieux ont voulu être tranquilles et que nous fussions inquiets. Il ne faut pas se roidir contre leur volonté ; mais il faut se conformer un peu à leur exemple qui ne laisse pas évidemment d’être aussi un peu leur volonté, car ils ne sauraient nous en vouloir de les prendre pour modèles. On n’arrivera point à l’ataraxie et peut-être ne serait-ce point un bien qu’on y arrivât ; mais on peut arriver à la modération, qui est un bien assurément.
Il faut réagir contre la tristesse, par cette considération que si elle est souvent très légitime, encore est-il que jamais elle ne sert de rien ; et il faut réagir contre la joie par cette considération qu’elle est un peu folle et qu’elle fait commettre mille sottises. La joie est une confiance infinie dans le destin à propos d’un incident éphémère et même instantané qui n’assure de rien pour le moment qui suit. Elle est donc très irrationnelle et une simple absurdité. C’est un élargissement de l’âme qui n’a rien en soi de répréhensible, mais qui fait qu’on croit embrasser tout l’horizon et, pour ainsi parler, tout l’univers.
C’est cet orgueil qui se mêle toujours à la joie qui en fait d’abord un grand ridicule et ensuite un grand danger. Et ce qu’il y a de plus périlleux encore, c’est ce passage répété et pour ainsi dire incessant de la joie à la douleur et de la douleur à la joie, c’est-à-dire d’un élargissement de l’âme à un rétrécissement de l’âme. Il n’y a nul doute que l’âme n’en soit assez vite fatiguée, surmenée et comme brisée, ce qui est un des plus grands maux qui nous puissent atteindre.
Les hommes disent que ces alternatives de joie et de tristesse ce n’est autre chose que la vie elle-même. Ils n’ont point tort ; mais il dépend de nous de ne pas dépendre de la vie, du moins de n’en pas dépendre complètement. Il ne dépend pas de nous de ne pas subir la vie ; mais il dépend de nous d’en atténuer les contrecoups sur nous-mêmes. Nous pouvons tellement l’accepter qu’elle nous brise ; nous pouvons la recevoir en réagissant contre elle de telle sorte qu’elle ne prenne de nous que les faubourgs et ne pénètre point dans la place forte.
Le moyen ? Il est assez simple. C’est de s’habituer à ne pas vivre dans le temps, puisque c’est précisément de cette façon que se manifeste la vie et qu’elle nous séduit, nous enivre et nous attriste. C’est une vérité de bon sens que si l’on savait dire, à chaque douleur qui nous frappe : « je n’y songerai plus dans un an » ; et à chaque joie qui nous envahit, la même chose, on ne souffrirait presque pas et l’on n’éprouverait presque aucun plaisir. Voilà le chemin : celui qui non seulement saura déplacer le temps, ou plutôt se déplacer ainsi dans le temps, mais encore vivre dans la contemplation des vérités éternelles, aura supprimé le temps, ou, si l’on veut, supprimé les moments ; or c’est par les moments que la douleur ou la joie ont prise sur nous. Les choses d’une heure ne sont plus rien pour celui qui n’a plus d’heure.
C’est à cet état qu’il faut, non pas arriver, mais tendre. Du reste il n’y a aucun risque qu’on y arrive ; mais il suffit qu’on s’en rapproche et il suffit même qu’on y tende, à la condition qu’on y tende sans cesse, puisque c’est seulement l’excès de la joie et de la tristesse qu’il s’agit de supprimer. L’homme est un être d’un jour qui participe de l’éternité pour peu qu’il la conçoive. Mettre un peu d’éternité dans le moment c’est ôter au moment son aiguillon. C’est tout ce que nous pouvons faire ; mais nous le pouvons et dès lors dire à la douleur : « où est ta force contre l’éternel ? Je ne suis pas éternel, mais je vis un peu en la compagnie de l’éternité. Tu me touches ; mais ne me troubles pas » ; et dire au plaisir : « quel est ton sens dans l’éternité ? Très insignifiant. Tu me fais sourire mais ne m’enivres pas. Eternité est sérénité. Je n’ai que quelque chose de cela en moi ; mais il suffit pour que je ne dépende pas tout à fait de la vie, pour que je ne dépende pas tout à fait du moment, qui fuit en donnant une caresse ou en faisant une blessure ».
Un des meilleurs moyens d’honorer son âme c’est de la rendre — ce à quoi du reste elle tend naturellement — c’est de la rendre indépendante de la vie dans la mesure du possible.
Si l’on tâche à la rendre indépendante de la vie, il faudra donc s’appliquer à la rendre indépendante de l’amour. Ceci est une question d’une assez grande importance, sur quoi il n’est pas mal à propos de s’arrêter quelque temps. L’amour, à le considérer tel que nous le voyons tous les jours de nos yeux, est une chose qui ne serait que la plus ridicule du monde si elle n’était la plus funeste et la plus odieuse. L’amour est le désir du plaisir qu’on se figure que doit procurer la beauté. La beauté est une promesse de plaisir. L’amour est l’élan de l’être vers ce plaisir, vers la réalisation de cette promesse. S’il en est ainsi, l’amour sera nécessairement jaloux, tyrannique et persécuteur, puisqu’il est la poursuite d’un bien dont on craint furieusement qu’on soit privé ou que l’on craint que d’autres possèdent et vous dérobent. L’amant est un gourmand qui ne l’est que d’un seul mets qu’il ne veut partager avec personne. Lui-même, donc, en soi, est défiant, irascible et méchant et essentiellement insociable. L’amant est tout naturellement l’ennemi du genre humain. Voilà déjà qui est un triste objet.
Mais, de plus, l’amant est et ne peut être que très désagréable et très funeste à ce qu’il aime. Dans son désir de possession et pour assurer cette possession, il voudra être en tout supérieur à l’objet de son amour. Il le voudra ignorant et sot pour qu’il n’ait pas d’yeux pour les autres, d’abord, et pour qu’il ne voie pas les défauts de l’amant. L’ignorance et la sottise et d’autres imperfections encore plus honteuses « réjouiront l’amant s’il vient à les rencontrer dans l’objet de son amour, et dans le cas contraire il cherchera à les faire naître dans son âme, et s’il n’y réussit pas, il
souffrira dans la poursuite de ses plaisirs… Il interdira donc à ce qu’il aime toutes les relations qui pourront le rendre plus parfait… Il s’efforcera en tout et partout de le maintenir dans l’ignorance pour le forcer à n’avoir d’yeux que pour lui, si bien que l’objet de son amour lui sera d’autant plus agréable qu’il se sera fait plus de tort à lui-même. Il lui fera un mal irréparable en l’éloignant de ce qui pourrait éclairer son âme, des discours des sages… Ainsi, au point de vue moral, il n’est pas de plus mauvais guide ni de compagnon plus mauvais qu’un homme amoureux »
.
Surtout, et c’est déjà dit, mais insistons un instant, l’amant sera jaloux, et en cela, non seulement l’ennemi du genre humain, comme nous en sommes convenus, mais l’ennemi même de l’objet aimé. Il le souhaitera pauvre pour l’avoir plus complètement dans sa dépendance, faible du reste et incapable de s’enrichir ou seulement de gagner sa vie, pour la même raison ; sans parents, sans amis, sans soutiens ou sans surveillants. « Il le verrait avec plaisir perdre son père, sa mère, ses parents, ses amis, qu’il regarde comme des censeurs et des obstacles à son doux commerce. »
D’autre part, toujours soupçonneux parce qu’il est toujours craintif, « il poursuivra ce qu’il aime d’une inquisition continuelle relativement à toutes
ses démarches et à tous ses entretiens ; et il le poursuivra tantôt de louanges mal à propos et excessives »
qui seront dépravantes et corruptrices, « tantôt de reproches insupportables »
.
Pour faire court sur une chose qui n’est que trop connue et continuellement vérifiable, « l’amant, tant que sa passion durera, sera un être aussi déplaisant que funeste »
.
Tel est l’amour comme il nous apparaît à tout instant et comme il est le plus souvent, il faut le reconnaître, dans la réalité. On peut, il est vrai, le rêver autrement et même peut-être le constater autre dans quelques personnes d’élite, et alors voici comme on en pourrait parler.
L’amour est une des formes de l’aspiration au parfait et il est aussi un sourd désir d’immortalité. Nous désirons nous perpétuer de toutes les manières qui sont en notre pouvoir, lesquelles, du reste, sont peu nombreuses, et il y a de l’amour dans toutes les façons dont nous désirons nous perpétuer. Nous désirons la gloire, petite ou grande, universelle, nationale, ou, pour ainsi parler, domestique, c’est-à-dire que nous désirons que quelque chose reste de nous après notre mort, un souvenir attaché à un nom, et il y a de l’amour dans ce sentiment, de l’amour-propre surtout, sans doute ; mais de l’amour, en vérité, car ce que nous désirons c’est d’être aimé perpétuellement ; or on ne désire pas être aimé de ce que l’on n’aime point, et si donc nous voulons être aimés de la postérité, large ou restreinte, c’est que nous l’aimons : un vrai misanthrope ne désire pas du tout la gloire et ne souhaite qu’être oublié.
Le désir de la gloire est donc une forme de l’amour. Il en est même une forme assez précise ; car il est composé partie de vouloir être aimé, partie de vouloir aimer, ce qui est bien l’amour sous ses deux aspects ; et il va jusqu’au sacrifice, ce qui est le propre de l’amour et peut-être de l’amour seul. Le guerrier qui se sacrifie ou le savant qui s’épuise et se tue de travail ne sait peut-être pas qu’il est amoureux. Il l’est de tous ceux par qui il souhaite ardemment que son nom soit prononcé, glorifié et béni. Les amants de la gloire sont ce que les amants proprement dits se flattent d’être, des amants par-delà le tombeau.
Il y a un désir de perpétuité aussi et d’éternité dans l’amour de la patrie, et le mot d’amour appliqué à la patrie est très juste. On souhaite par l’amour de la patrie une perpétuité et une éternité collectives. Si l’on désire qu’Athènes soit éternelle, c’est qu’on désire être éternel en tant qu’Athénien. Aimer son pays c’est donc désirer l’éternité d’une certaine façon, et ce désir, comme tout à l’heure le précédent, s’accompagne de dévouement et de sacrifice. Il est bien l’amour avec tous ses caractères ordinaires et qui semblent comme inhérents à lui. L’homme a une tendance qui consiste à vouloir se sacrifier à l’éternel pour y entrer, et cette tendance est précisément l’amour.
Et enfin la forme la plus commune de l’amour c’est l’amour proprement dit, c’est-à-dire le désir de génération, « parce que c’est la génération qui perpétue la famille des êtres animés et qui donne à l’homme l’immortalité que comporte la nature mortelle »
. L’homme désire se perpétuer parce qu’il désire être immortel. Il désire être immortel personnellement et c’est de là que naît la croyance en l’immortalité de l’âme ; mais ici il n’y a pas d’amour, mais seulement la volonté de persévérance dans l’être. Il désire être immortel collectivement et c’est de là que naît l’amour de la patrie. Il désire être immortel nominalement et c’est de là que naît l’amour de la gloire. Il désire être immortel par reproduction charnelle de ses traits, de son tempérament, de sa complexion, et c’est de là que naît l’amour proprement dit.
On peut donc dire que le désir d’éternité se mêle à la plupart de nos actes et surtout aux plus considérables, et que par conséquent on peut le considérer comme le fond de notre nature. L’homme est un éphémère qui veut être éternel. Probablement c’est, à l’état inconscient et sourdement, la règle même de tout être vivant. Seulement on voit comme dans l’homme elle est manifeste, éclatante et profondément, sinon connue, du moins sentie. L’homme rêve d’éternité comme homme, comme artiste, comme guerrier, comme homme d’État, comme citoyen et comme amoureux. On peut dire qu’il en rêve toujours. Notre vie est d’un jour et notre manière de vivre est selon l’éternité. C’est notre loi et notre instinct. L’hérédité la dépose en nous, d’autant plus qu’elle n’est elle-même que l’effet, que le résultat de cette loi même.
Si donc l’amour est une des formes, une seulement, mais une des formes encore du sourd désir d’éternité qui anime les hommes, il est selon notre nature, d’abord, et selon le fond même de notre nature ; et il est aussi une chose très noble, pouvant avoir ses effets funestes ou ridicules, mais noble en soi et généreuse. Il est peut-être vrai que toutes les passions humaines sont bonnes ou peuvent être bonnes et le sont, pourvu qu’on les ramène à leur vrai objet. L’objet de l’amour bien compris c’est l’éternité de la vie ; l’amour est résurrection.
À un autre point de vue, l’amour est aspiration au parfait. À en juger par ses objets ordinaires, il est incontestable que rien n’est plus faux. Mais il faut bien remarquer que l’amour, que quelques poètes disent aveugle, est un éternel chercheur et est en quête de la beauté à travers les imperfections, trop certaines, de la race humaine. C’est bien la beauté qu’il cherche et à quoi il s’attache, même dans un objet insuffisamment doué à cet égard, et il faut ajouter que là même où elle n’est pas, il la met, par une sorte d’imagination créatrice qui est en lui et que l’on peut appeler, si l’on veut, l’Illusion ; mais l’illusion est féconde et elle est productrice de beauté.
L’amour est donc un sens esthétique et un sens producteur de beauté. Ceci est très important, parce que la faculté esthétique a besoin d’être éveillée dans l’homme, en qui bien souvent elle dort.
Parce que l’amour est un sens esthétique, il est initiateur à toutes sortes de beautés. L’amant aime la beauté de ce qu’il aime et très souvent lui en attribue et lui en prête. Il est vrai. Mais voilà la faculté esthétique éveillée en lui et qui, souvent, du moins, ne se rendormira plus. L’amant aime la beauté de l’objet désiré, il l’aime beau et il le veut beau, il se veut beau lui-même et il le devient. Cet amour du beau restera en lui, de ce premier ébranlement et de cette première secousse.
Ne remarque-t-on pas que les enfants ont très peu le sens du beau et que ce qu’ils en ont, assez faible, peut être attribué très vraisemblablement à l’hérédité ? Le sens du beau vient aux hommes, au moins en très grande partie, par l’amour.
Celui-là donc qui a été amoureux prendra et retiendra le goût de la beauté et il appliquera ce goût à tout ce qu’il y a de beau dans le monde. Il deviendra artiste peut-être ; il deviendra philosophe, quand il s’apercevra que le beau le plus beau qui puisse être c’est le beau moral, c’est-à-dire le bien. C’est un singulier chemin pour arriver à la philosophie que l’amour ; mais c’en est un et que plus d’un a parcouru.
Comprenez bien que l’amour, à la fois vient d’une aspiration vers le beau et s’épure par cette inspiration. S’il n’a été d’abord qu’un désir de s’unir à un être pour se perpétuer, il restera tel et ne mènera pas très haut ; il ne mènera qu’à son but même. Mais s’il a été, comme on peut constater qu’il arrive souvent et peut-être toujours, et un désir de s’unir à un être pour se perpétuer et une recherche de la beauté, il peut mener, la perpétuité assurée, à ne rechercher que la beauté et à n’aimer qu’elle et à la rechercher partout où elle est.
Dès lors c’est l’infini même qui s’ouvre et, parti de l’amour, l’amant parcourra, d’un désir toujours
inassouvi et d’un désir toujours plus pur, tous les degrés de l’échelle du beau : art, philosophie, morale, science de Dieu. L’amour du beau sera devenu amour du parfait : « Celui qui dans les mystères de l’amour se sera élevé jusqu’au point où nous en sommes, après avoir parcouru dans l’ordre convenable tous les degrés du beau, parvenu enfin au terme de l’initiation, apercevra tout à coup une beauté merveilleuse, celle qui était le but de tous ses travaux antérieurs : beauté éternelle, incréée, impérissable, exempte d’accroissement et de diminution, beauté qui n’est pas belle en partie et laide en telle autre, belle pour ceux-ci et laide pour ceux-là ; beauté qui n’a rien de sensible comme un visage, des mains, ni rien de corporel, qui n’est pas non plus dans tel ou tel être différent d’elle-même ; mais qui existe éternellement et absolument par elle-même et en elle-même et de laquelle participent toutes les autres beautés, sans que leur naissance ou leur destruction lui apporte la moindre diminution ou le moindre accroissement ni la modifie en quoi que ce soit. Quand, des beautés inférieures, on s’est élevé par un amour bien entendu jusqu’à cette beauté parfaite et qu’on commence à l’entrevoir, on touche au but Car le droit chemin de l’amour, qu’on le suive de soi-même ou qu’on y soit guidé par un autre, c’est de commencer par les
beautés d’ici-bas et de s’élever jusqu’à la beauté suprême, en passant pour ainsi dire par tous les degrés de l’échelle, des beaux corps aux belles occupations, des belles occupations aux belles sciences, jusqu’à ce que de science en science on s’élève à la science par excellence qui n’est que la science du beau lui-même. Si quelque chose donne du prix à cette vie c’est la contemplation de la beauté absolue… »
Cette théorie de Platon sur l’amour, je parle de cette dernière, de celle qui considère l’amour comme une initiation au culte du beau en général et enfin du beau en soi, a infiniment séduit les poètes et elle a comme rempli de ses échos, on le sait, des époques littéraires tout entières.
Elle est excessivement faible en soi, aussi faible en soi qu’incomparablement brillante par l’expression, et c’est du reste une des habitudes de Platon de n’être jamais plus exquis comme artiste que quand il est médiocre comme philosophe. Au fond elle ne signifie rien, n’y ayant aucune raison pour qu’on généralise un sentiment. On généralise une idée, et c’est même une des tendances incoercibles de l’esprit humain, et de ce qu’on aura vu que beaucoup de choses sont les effets de la chaleur, on dira que tout vient du feu ; les Grecs connaissent assez cela. Mais il n’y a aucune nécessité et il n’y a même aucune tendance à ce que l’on généralise un sentiment. À supposer qu’on aime une personne pour sa beauté, ce qui déjà est douteux, et la beauté ne semble pas être la cause de l’amour, mais à supposer que cela soit et qu’on aime une personne parce qu’elle est belle, ce n’est pas du tout une raison pour qu’on aime les autres manifestations de la beauté dans l’univers.
Peut-être au contraire ; et le propre de l’amour est précisément d’être isolateur et de confiner l’amoureux dans le culte et l’admiration d’une seule beauté très particulière et unique ; ceci presque par définition. La chose est d’observation et d’expérience ; et l’on peut ajouter, du reste, que le bien de l’espèce le veut ainsi.
Donc il n’y a aucune raison, et plutôt au contraire, pour que l’amour d’un être beau nous mène à l’admiration des autres objets beaux que contient la nature, en d’autres termes pour que l’amoureux devienne artiste, pour que l’amour fasse des artistes.
Et encore moins y a-t-il une raison pour que de l’amour des beautés réelles on passe, « degré par degré »
, à l’amour des beautés intellectuelles, à « l’amour des belles sciences »
. Que le savant passionné sorte de l’artiste, c’est aussi rare et c’est
aussi irrationnel, tout au moins c’est aussi peu nécessaire que ceci que l’artiste sorte de l’amoureux. Nous sommes ici, là et plus loin, dans des ordres d’idées trop différents. Cette « échelle » de l’amour à l’art, de l’art à la science et de la science à la philosophie, tout simplement n’existe pas, et si à la rigueur le dernier échelon en est réel, les deux premiers ne le sont aucunement et par conséquent il n’est pas à parier qu’on mette le pied sur ce dernier.
Il est peu de théorie qui ne soit vraie par quelque endroit, mais celle-ci me paraît fausse de tout point, ce qui donne suffisamment raison de l’immense vogue dont elle a joui.
Mais il faut dire, pour comprendre pourquoi Platon l’a accueillie, et complaisamment, comme on a vu, dans l’hospitalité de son esprit, d’abord que le Grec, ou plutôt l’Athénien, est tellement amoureux de beauté qu’il a presque besoin qu’on lui dise que l’amour de la beauté est une vertu ou qu’elle mène à en avoir. C’est une réminiscence platonicienne qu’avait Renan quand il disait, en souriant, il est vrai, que « la beauté vaut la vertu »
, sur quoi Tolstoï s’écriait que c’était là une doctrine « effrayante de stupidité »
. Platon lui-même dira cent fois ailleurs qu’il n’y a que la morale qui vaille quelque chose, qui soit une valeur, et il
semblera être et il sera vraiment et il a toujours été, en somme, du même côté que Tolstoï. Seulement il est grec, néanmoins, et s’il est très capable de médire de l’art, comme nous le verrons assez, il ne peut pas médire de la beauté elle-même ; et, pour n’en pas médire, il cherche et croit trouver le moyen de la rattacher elle-même à la morale par un détour aussi ingénieux que forcé et par une « échelle » qui est le produit pur et simple de son imagination.
Du reste, comme c’est le pli de son esprit et aussi son dessein ferme de tout rattacher à la morale, voyez un peu son embarras. Les choses qui sont opposées à la morale ou qui n’ont aucun rapport avec elle, il a à la fois la tentation de les écarter, de les proscrire, de les annihiler, de dire qu’elles ne sont rien ; et à la fois la tentation de les rattacher à la morale pour les y absorber et en quelque sorte les y engloutir. Et il cède tantôt à l’une, tantôt à l’autre de ces tentations.
Il dira par exemple que l’art est parfaitement méprisable et que l’homme ne doit s’occuper que de philosophie ; et il dira aussi que l’art, pourvu qu’il tende à la morale comme à sa dernière fin, est la chose la plus respectable du monde. Nous verrons cela. Pour ce qui est de la beauté, elle l’a gêné. À la fois il l’aime, comme étant un Grec, et il sent qu’il n’y a pas à en dire du mal parlant à des Grecs, et il sent bien qu’elle n’a rien à faire avec la morale ; et c’est précisément pour cela que, ne voulant ni ne pouvant la mépriser, il se livre à des pratiques de dialectique pour la faire comme tendre de force à la vertu, et à l’idéal moral. Ou la mépriser : c’est impossible ; — ou l’identifier avec la vertu en une dernière transformation que le dialecticien se charge allègrement de lui faire subir. C’est à ce dernier parti qu’il s’est arrêté et parce qu’il le fallait et aussi parce qu’il aime se jouer des difficultés et jouer la difficulté.
Remarquez aussi qu’il était comme dirigé de ce côté-là par un autre chemin, j’entends par sa théorie des Idées et de la réminiscence. Chaque chose d’ici-bas n’est qu’un reflet ou plutôt n’est qu’une manifestation imparfaite d’une idée générale, universelle et éternelle de cette chose, laquelle idée réside dans le sein de Dieu. « Une chose belle » d’ici-bas n’est donc qu’une manifestation de l’Idée de beauté, de l’Idée absolue de beauté. Il faut qu’elle soit cela. Autrement elle ne serait pas. L’homme donc, qui voit une chose belle et qui éprouve le désir de s’unir à elle, n’est donc qu’un homme qui a autrefois contemplé la Beauté absolue et qui est vivement frappé d’en retrouver une image, si imparfaite qu’elle soit. S’il est grossier, pour une raison ou pour une autre, il n’éprouvera qu’un désir confus et brutal. S’il est délicat, son désir ne sera réellement que le souvenir de la beauté divine, réveillé par l’aspect de la beauté éphémère, et enfin il sera très naturel qu’il s’élève de l’amour de cette beauté d’ici-bas à l’amour de la beauté de là-haut, ce qui est moins s’élever que revenir à son point de départ ; et son amour pour la beauté terrestre n’aura été qu’un point en quelque sorte ou qu’un stade de son voyage circulaire partant de la beauté céleste et y revenant pour avoir aperçu et aimé la beauté d’un jour ; — et voilà précisément la beauté d’un jour assez proprement escamotée :
« Quant à la beauté, elle brillait parmi toutes les autres essences et, dans notre séjour terrestre où elle efface encore toute chose par son éclat, nous l’avons reconnue par le plus lumineux de tous nos sens… L’âme qui n’a pas un souvenir récent des mystères divins, ou qui s’est abandonnée aux corruptions de la terre, a peine à s’élever des choses d’ici-bas jusqu’à la parfaite beauté par la contemplation des objets terrestres qui en portent le nom ; si bien qu’au lieu de se sentir frappée de respect à sa vue, elle se laisse dominer par l’attrait du plaisir et, comme une bête sauvage, violant l’ordre éternel, elle s’abandonne à un désir brutal. Mais l’homme qui a été complètement initié, qui jadis a contemplé le plus grand nombre des essences, lorsqu’il aperçoit un visage qui retrace la beauté céleste ou un corps qui lui rappelle par ses formes l’essence de la beauté, sent d’abord comme un frisson et éprouve ses terreurs religieuses d’autrefois ; puis, attachant ses regards sur l’objet aimable, il le respecte comme un Dieu et, s’il ne craignait pas de voir traiter son enthousiasme de folie, il immolerait des victimes à l’objet de sa passion comme à une idole, comme à un Dieu… Cette affection, les hommes l’appellent amour ; les Dieux lui donnent un nom si singulier qu’il vous fera peut-être sourire. Quelques homérides nous citent deux vers de leur poète qu’ils ont conservés : “Les mortels le nomment Éros, le dieu ailé ; les immortels l’appellent Étéros, le dieu qui donne des ailes.” »
L’amour n’est qu’un souvenir de l’éternelle beauté contemplée jadis, réveillé par la rencontre d’une beauté d’ici-bas et à qui l’émotion de cette rencontre donne des ailes pour s’élever de nouveau à la contemplation du Beau éternel.
Ceci est la théorie de l’amour dans Platon, en son essence, en sa racine profonde, en tant qu’elle se rattache à sa doctrine la plus générale. C’est par ce biais que l’ont prise, on le sait, la plupart des poètes qui l’ont adoptée, depuis Pétrarque et les
pétrarquistes italiens et français, jusqu’à ceux qui, démêlant son côté faible et par où elle pouvait être comique, montrent des amants hypocrites disant qu’ils adorent dans l’objet aimé « l’auteur de la nature »
et « le plus beau des portraits où lui-même s’est peint »
.
Présentée ainsi, elle a sa beauté et n’est point tout à fait fausse. Elle voudrait dire peut-être, en langage positiviste, que le réel éveille le rêve et que le particulier éveille le général, que nous ne pouvons rencontrer une beauté finie sans rêver de quelque chose qui serait beauté infinie, parfaite et impérissable ; aussi que nous ne pouvons rencontrer un objet particulier et déterminé qui est beau sans rêver de toute la beauté répandue sur la terre et imaginable dans le monde ; qu’en un mot l’imagination indéterminée et indéterminante est mise en branle par les objets déterminés et cherche toujours à suppléer à leur pauvreté ou à leur insuffisance et que Musset, qui peut-être s’y connaissait, a été plus platonicien que personne, sans rêverie métaphysique, en disant :
… N’est-ce point la pâle fiancéeDont l’ange du désir est l’immortel amant ?N’est-ce pas l’idéal, cette amour insensée,Qui sur tous nos amours plane éternellement ?
La théorie est donc très belle et a un certain fond de vérité ; mais elle reste fausse, même sous cette forme-ci, en ce que l’amour de la beauté périssable, s’il donne, en effet, s’il donne, il est vrai, l’idée d’une beauté qui serait parfaite et qui serait éternelle, n’est pas fécond en cela et capable de conduire à un état d’âme souhaitable, ni surtout divin. Il ne conduit qu’à un état d’âme poétique et, du reste, décevant et négatif. Cette généralisation réussit à faire oublier ou mépriser l’objet déterminé et réel, mais ne lui substitue pas un objet de véritable affection ni d’admiration véritable. Elle fait rêver de quelque chose que l’on sent qui n’existe pas ou qui assurément est insaisissable. Donc elle attriste. Elle vide l’âme d’un côté sans d’un autre la remplir. Elle substitue l’ombre à la proie, en montrant la proie vile et l’ombre creuse. Elle est essentiellement pessimiste, quoique caressée par le plus optimiste des philosophes.
Du reste, elle est excellente à montrer ce qu’il y a de vide et d’inconsistant dans l’amour, puisqu’elle prouve assez bien que plus il est fort plus il se détruit, que plus il est fin plus il se détruit encore ; et qu’à s’approfondir il se transforme et qu’à se transformer il aboutit à un transport de désir qui est une sensation de néant.
Ce que Platon a pris pour l’idéalisation de l’amour en est comme la destruction triomphante, comme l’anéantissement dans une apothéose et certes, je le répète, il y a bien là quelque chose de vrai ; seulement, d’une part, c’est un panégyrique qui ne s’aperçoit pas qu’il est un réquisitoire, et, d’autre part, c’est un état d’âme assez rare que Platon donne comme le véritable état de l’âme amoureuse et une métamorphose assez accidentelle de l’amour qu’il donne comme la peinture d’un sentiment qui d’ordinaire ne se métamorphose pas ; et enfin c’est la psychologie de ceux qui sont à peu près incapables d’aimer qu’il donne comme psychologie de ceux qui aiment.
Comme il était bien plus réaliste et sur un terrain plus solide dans son autre théorie, analysée plus haut, quand il disait que l’amour n’est pas autre chose qu’un désir d’immortalité, ce qui est moins ambitieux et moins poétique, mais beaucoup plus sûr et même tout à fait certain, et ce qui peut, à la rigueur, expliquer tout ce qui ressortit aux passions de l’amour !
Comme il était plus sur la voie d’une grande découverte, quand, ailleurs (car sur chaque question il y a dix théories platoniciennes et toutes intéressantes, et Platon est l’homme qui a eu le plus d’imagination dans les idées), quand, ailleurs, et comme en passant, il disait que l’amour est l’attrait des contraires et non pas autre chose ! Oui, la théorie de l’amour selon Schopenhauer est dans Platon. Elle n’y est qu’en germe ; mais elle y est et déjà poussée assez loin. L’amour est un art naturel qui, du reste, peut devenir un art humain, d’unir les contraires pour produire une harmonie, comme en musique et comme en toutes sortes de choses. Les contraires s’attirent, parce qu’ils se complètent. Les semblables s’attirent aussi, mais ils ont tort et ils vont contre le vœu de la nature et contre la vérité générale des choses. L’union d’une faiblesse et d’une force, comme effet du besoin que la faiblesse a de la force, et aussi du besoin que la force a de la faiblesse pour remplir son office, qui est de protéger et de fortifier, c’est le fond même de l’amour, et c’est ce qui fait qu’il est une harmonie, un concours et un concert. Les dieux ont voulu que les contraires se recherchassent et s’unissent, même au prix de quelques froissements et de quelques heurts, parce que rien de créé n’étant parfait, la tendance à se compléter est une tendance à la perfection. Or la tendance à la perfection c’est le grand secret ; c’est toute la morale ; c’est toute la loi humaine ; pour mieux parler, c’est toute la loi du monde, c’est toute la loi. En tout cas, c’est tout Platon, et c’est là que d’instinct, à travers tous ses méandres, il revient toujours.
Il n’y a rien de plus platonicien, sous des apparences physiologiques, scientifiques et techniques, que les trop courts propos d’Éryximaque dans le Banquet.
Avec la théorie de l’amour considéré comme besoin d’immortalité et de l’amour considéré comme besoin d’union entre les contraires, l’une confirmant l’autre, du reste, on ferait facilement, ce qui serait, je crois, la véritable théorie de l’amour.
Je dis : l’une confirmant l’autre ; car le besoin d’union entre les contraires est complémentaire, pour ainsi parler, du besoin d’immortalité. Si les contraires s’attirent, c’est qu’ils sentent, avertis par un instinct secret, par la suggestion du « génie de l’espèce », que rien, plus que cette union des contraires, n’est favorable à la génération, et aussi à la santé de la race, et par conséquent à la perpétuité, qui est le but cherché.
Trouve-t-on trop métaphysique et par conséquent pure rêverie cet « instinct secret » et cette intervention du « génie de l’espèce ? » D’abord je répondrai que le mot « génie de l’espèce » n’est pas autre chose que le nom métaphysique et trop littéraire de l’instinct et qu’il est difficile de nier l’instinct et la sûreté de prévision de l’instinct ; et il n’est pas plus étrange que les contraires s’attirent pour perpétuer l’espèce ou comme s’ils savaient que l’espèce ne se perpétue qu’ainsi, qu’il n’est étrange que les oiseaux couvent, malgré la répugnance naturelle qu’ils devraient avoir à cela, pour faire éclore leurs petits ou comme s’ils savaient que leurs petits ne sortiront de l’œuf qu’à ce prix. C’est l’instinct, chose inexplicable et irréductible à une idée rationnelle, mais qu’il faut bien constater et qui n’est pas plus étonnante ici que là.
De plus, le besoin qu’ont les contraires de s’unir peut, si l’on veut, s’expliquer même sans intervention du génie de l’espèce et sans qu’on dise que c’est proprement l’instinct qui agit. L’amour est simple attrait sexuel et recherche de plaisir chez beaucoup d’êtres humains. Au fond, il est surtout cela. Mais, dès qu’il est un peu raffiné et sans même qu’il mérite encore d’être qualifié ainsi, chez la plupart des êtres humains, chez tous peut-être, pourvu qu’ils aient le choix, en même temps qu’attrait sexuel l’amour est avant tout curiosité. Il est plus curiosité qu’il n’est désir de possession, beaucoup plus à mon avis, et, du reste, désir de possession et curiosité ne laissent pas de se confondre un peu ; car on ne désire pas posséder ce qu’on connaît, ou tout au moins on désire beaucoup plus posséder ce qu’on ne connaît pas.
L’amour est donc, avant tout, curiosité. Or ce dont on est curieux, c’est ce qu’on n’est pas soi-même. L’amour de l’homme pour la femme, sans aller plus loin, c’est l’amour de l’inconnu. Et aussi l’amour de l’homme de haute stature pour la femme de petite taille, c’est l’amour de l’inconnu, l’amour de ce que l’on ne connaît pas, parce qu’on ne le trouve pas en soi ; l’amour de l’homme brun pour la femme blonde, de l’homme autoritaire pour la femme faible, de l’homme faible pour la femme volontaire, de l’homme timide et gauche pour la coquette, c’est une curiosité de l’inexploré, du nouveau, du dehors, de ce qu’on ne trouve pas dans sa maison, de ce à quoi l’on n’est pas habitué. L’état d’âme de l’amoureux et celui de l’explorateur sont le même état d’âme. L’effarement des familles tranquilles dans lesquelles le jeune garçon introduit une jeune épouse agitée, trépidante, claquante et tourbillonnante est amusant parce que, d’instinct, on le trouve illogique : « Qu’a-t-il donc ? Nous ne l’avions pas élevé ainsi ! — Eh ! c’est précisément pour cela ! »
Et cette explication de l’amour est explicatif de l’infidélité, sans quoi, du reste, elle ne le serait pas de l’amour. L’homme infidèle, la femme infidèle, est un être qui, soit par hasard, soit par suite des circonstances, n’avait pas épousé son contraire ou l’homme suffisamment différent d’elle ; et qui maintenant le cherche. — Ou encore et peut-être plus souvent, c’est un être qui, normalement, avait bien épousé son contraire, mais qui s’y est si complètement habitué que son contraire n’a plus d’intérêt pour lui. La curiosité est abolie, donc l’amour. Et comme, du contraire, une fois qu’il est connu, il ne reste que ce que, étant contraire, il a de désagréable, c’est à son semblable que l’on revient. Homme d’intérieur qui a épousé une femme mondaine. Il revient à une douce ménagère en se demandant : « Comment ai-je pu épouser cette éventée ? » Il l’a épousée précisément parce qu’elle était éventée et qu’elle représentait pour lui l’inconnu. Mais l’inconnu devenu connu n’est plus objet d’amour et il l’est d’aversion, s’il est, du reste, en soi, peu agréable.
C’est pour cela qu’à l’âge qui n’est plus celui de l’amour, mais celui de l’affection, ce ne sont plus les contraires qui s’attirent, mais les semblables. Et c’est pour cette dernière raison qu’à un certain âge il faut, dans les ménages, ou qu’il y ait infidélité et séparation, divorce, etc., — ou que l’un des caractères se soit modifié sous l’influence de l’autre (c’est le plus fréquent) — ou tous les deux (fréquent encore) — ou qu’on se soit résigné à « se supporter
pendant trente ans en attendant que les enfants recommencent »
, comme dit Taine.
J’excepte de tout cela les mariages où il n’y a jamais eu d’amour et qui se sont faits par intérêt et convenance, et dont il n’y a rien à prévoir, sinon qu’ils ne seront jamais bons, quoique pouvant être passables. Mais ceux auxquels l’amour a présidé auront toujours cette destinée d’être délicieux, quoi que dise La Rochefoucauld, pendant un assez long temps, puis troublés assez fortement, quoique pouvant, du reste, comme je l’ai dit et comme il est fréquent, retrouver leur équilibre, parce que si, souvent, « il n’y a pas d’autre raison de ne s’aimer plus que de s’être trop aimé »
, aussi est-il très vrai que le souvenir d’un amour profond est un lien si puissant qu’il lie aussi étroitement, peut-être plus que l’amour même.
Quoi qu’il en soit de cette digression — que j’ai faite et pour montrer que la théorie de Platon sur les contraires est vraie, et que la théorie de Schopenhauer sur les contraires est plus vraie encore ; et pour indiquer que si on les trouve trop métaphysiques on peut les amender d’une certaine façon et que si on les accepte on peut les compléter d’une certaine manière, — les théories si nombreuses et si diverses de Platon sur l’amour sont extrêmement intéressantes et suggestives, devancent quelquefois les théories les plus modernes et les plus profondes qui aient été conçues relativement à cette question et du reste sont toutes ramenées par lui à cette tendance à la perfection qui est le fond et comme le tout de la pensée de Platon, qui est comme l’âme platonicienne. Pour Platon comme pour Renan, le monde est créé pour réaliser le parfait. Il n’est rien qui ne doive y tendre, sentiments, pensées, actes. Parmi les sentiments humains il en est un qui est tellement à base d’égoïsme qu’il est difficile de le représenter comme tendant à la réunion, à la réconciliation définitive de l’homme avec l’idéal. Il faut pourtant qu’il y tende, qu’il soit ramené à cette tendance. Il le faut, pour satisfaire cette idée éminemment grecque et essentiellement platonicienne que tout est bien, et cette autre idée platonicienne que la perfection est le but dernier de toute chose. Un sentiment aussi important que l’amour ne peut pas être ou une exception à cette règle générale : tendance au bien ; ou une opposition et un obstacle à cette même tendance. Il faut que lui-même soit fonction de cette quantité. Il le sera, n’en doutez pas, entre les mains souples et adroites de Platon, admirables à transformer et métamorphoser toutes choses ; et l’amour, comme la pensée pure, nous conduira à la contemplation et à l’adoration du parfait. Les chemins seulement seront plus longs et l’échelle aura un plus grand nombre de degrés ; mais aussi les chemins seront plus agréables à parcourir et l’échelle à la fois plus vertigineuse et plus aérienne et en plein azur ; car jamais Platon n’est plus brillant que quand la difficulté du sujet l’inspire et met en mouvement et en exaltation son imagination prestigieuse en la mettant comme au défi.
Pour revenir à l’ensemble de la morale de Platon, elle se ramène à ceci, qui est très simple. L’idée du bien nous est donnée, non pas précisément par la conscience, mais par la science, par la méditation philosophique. Quand nous avons l’idée du bien, nous en avons le désir, et quand nous en avons le désir, il est si vif que nous en avons la volonté. Le méchant est un ignorant de vertu. Le méchant aussi est un malade. Nous avons en nous un ignorant à instruire et un malade à médicamenter. — Le plaisir est un mal, étant une illusion. Il est précisément une des ignorances que nous avons à détruire en nous et une des maladies que nous y avons à guérir. — Enfin le désir lui aussi est une ignorance et une maladie. Il se trompe sur son objet, qu’il croit fini, et qui est infini, qui est l’infini lui-même ; qu’il croit trouver dans les choses imparfaites et qui n’est pas autre chose que le parfait lui-même. Il ne faut pas détruire le désir ; il faut le rectifier et le diriger vers son but véritable et alors, lui aussi, d’illusion sera devenu vérité et de maladie sera devenu santé de l’âme.
L’idéal du sage sera donc, en deux mots : beauté de l’âme et mépris des biens de ce monde : « Ô Pan et vous divinités de ces ondes, donnez-moi la beauté intérieure de l’âme et faites que chez moi l’extérieur soit en harmonie avec cette beauté spirituelle. Que le sage me paraisse toujours riche et que j’aie seulement autant de richesses qu’un homme sensé peut en supporter et en employer. Avons-nous encore quelque autre vœu à former ? Pour moi, je n’ai plus rien à demander. »
Les idées que cette morale inspire à Platon relativement à l’éducation pourront être très brièvement indiquées, tant elles sont contenues très précisément dans cette morale et tant on pourrait de soi-même les en induire sans qu’il fût besoin de les énumérer, tant, tout au moins, il est superflu d’y insister longuement.
En premier lieu et avant tout, si le beau est une harmonie, si le bien est une harmonie, l’éducation doit être harmonieuse. Elle ne doit même n’être que cela en son but dernier, en sa dernière fin. Établir
une harmonie, faire de l’homme un être harmonieux qui vivra harmonieusement, bien régler une lyre humaine, c’est l’éducation. Toute mauvaise vie, toute mauvaise conduite est une suite de dissonances ; tout mauvais acte est désaccord d’une partie de nous-mêmes avec une autre partie de nous-mêmes : « Le bien ne va pas sans le beau, ni le beau sans l’harmonie : d’où il suit qu’un animal ne peut être bon que par l’harmonie. Mais nous ne sommes sensibles à l’harmonie et nous n’en tenons compte que dans les petites choses ; dans les grandes, dans les plus importantes, nous la négligeons entièrement. En effet, pour la santé et la maladie, pour la vertu et le vice, tout dépend de l’harmonie de l’âme et du corps ou de leur opposition. Cependant, nous n’en prenons nul souci et nous ne faisons pas réflexion que si une âme grande et puissante n’a pour la porter qu’un corps faible et chétif, ou si c’est l’inverse qui a lieu, l’animal entier manque de beauté, parce qu’il manque de la première entre les harmonies ; dans le cas contraire, il est à celui qui sait l’observer le spectacle le plus beau et le plus aimable… Si l’âme plus puissante que le corps, s’irrite d’y être enfermée, elle l’agite intérieurement et le remplit de maladies. Se porte-t-elle avec ardeur vers les connaissances et les recherches, elle le consume. Entreprend-elle d’instruire
les autres, se livre-t-elle à des combats de paroles en public et en particulier parmi les débats et les querelles, elle l’enflamme, le dissout, elle y excite des catarrhes ; elle donne le change aux médecins qui rapportent ces maux à des causes imaginaires. Si c’est, au contraire, le corps qui, trop développé, l’emporte sur l’âme, sur une pensée faible et débile, comme il y a dans la nature humaine deux passions, celle du corps pour les aliments, celle de la partie la plus divine de nous-même pour la sagesse, le mouvement du plus fort ajoute encore à sa puissance en triomphant de l’âme, rend celle-ci stupide, incapable d’apprendre et de se souvenir et engendre finalement la pire maladie, l’ignorance. Or il n’y a qu’un remède aux maux de ces deux principes : n’exercer ni l’âme sans le corps, ni le corps sans l’âme, afin que, se défendant l’un contre l’autre, ils conservent l’équilibre et la santé. Celui qui s’applique à la science ou à quelque autre travail intellectuel doit avoir soin d’entretenir son corps par des mouvements convenables et de s’adonner à la gymnastique ; et celui qui se préoccupe de former son corps doit également donner des mouvements convenables à son âme et recourir à la musique et à la philosophie : par là seulement il méritera d’être appelé à la fois beau et bon. »
Il n’y a pas contradiction à dire ce qui précède et à dire ce qui suit ; car si l’éducation doit être harmonieuse et s’occuper du corps comme de l’âme, il est certain pour un philosophe que les soins à donner au corps ne valent qu’autant qu’ils sont destinés à faire du corps un bon serviteur de l’âme. Il faut donc soigner le corps en n’oubliant pas de le mépriser et en ne s’oubliant pas jusqu’à l’estimer par lui-même. Considéré comme serviteur de l’âme et surtout comme demeure de l’âme où il faut qu’elle soit à l’aise, il faut chérir le corps et en prendre des soins excellents ; considéré comme siège des passions et par conséquent comme corrupteur et pervertisseur de l’âme, il faut « s’en détacher » autant et aussi constamment qu’il est possible : « Vous paraît-il qu’il soit digne d’un philosophe de rechercher ce qu’on appelle le plaisir, comme celui du manger et du boire et comme celui de l’amour ? Et tous les autres plaisirs du corps, croyez-vous qu’il les recherche, par exemple les beaux habits, les belles chaussures et les autres ornements de la chair ? Tous les soins d’un philosophe n’ont donc point pour objet le corps et, au contraire, il ne travaille qu’à s’en séparer autant qu’il le peut. »
— Cette double vérité, avec son antinomie apparente, est à méditer et à bien comprendre, et elle consiste simplement à prendre l’âme
pour ce qu’elle est et le corps pour ce qu’il peut être. L’harmonie résultera de leur accord, soumis, comme tout accord, à une règle supérieure à tous deux. Si l’on mettait l’âme en harmonie avec le corps de telle sorte et avec un tel dessein que toutes les forces de l’âme, intelligence, sensibilité, faculté artistique, volonté, fussent consacrées à procurer au corps les plaisirs qu’il semble demander avec tant d’ardeur, on aurait une harmonie, sans doute, mais si incomplète qu’elle ne tarderait pas à abreuver l’être de dégoût, et c’est à quoi ne réfléchissent point nos philosophes du plaisir. Si l’on cherchait l’harmonie de telle sorte que le corps ne servît strictement qu’à exécuter les volontés de l’âme dans sa recherche de la connaissance, le corps s’atrophierait de telle manière que l’âme n’aurait plus en lui ce serviteur docile. La vérité est que tous deux, corps et âme, doivent être mis en harmonie par quelque chose qui soit plus haut que tous les deux et qui les réclame tous les deux pour son service. C’est la loi du bien, qui leur dit à l’un comme à l’autre : « Unissez-vous et entendez-vous pour m’accomplir. »
Dans ces conditions, il y a véritable séparation et véritable concert. Véritable séparation en ce sens que le sage se sent détaché et affranchi de son corps, ne lui accordant rien de ce qu’il aime :
« Renonçant à tous les désirs de la chair, se retenant, ne se livrant pas à ses passions, n’appréhendant ni la ruine de sa maison, ni la pauvreté, comme le peuple qui est attaché à l’argent, ni l’opprobre, comme ceux qui aiment les dignités et les honneurs ; ne vivant pas pour le corps, renonçant à toutes ses habitudes, s’affranchissant, se purifiant, se dégageant de ces liens des passions qui enchaînent l’âme au corps, de ces passions qui collent la peau corps, de ces passions qui clouent au corps toutes les parties de notre âme. »
— Véritable concert cependant, parce que le corps ainsi purgé, ainsi réduit et ainsi désarmé, n’a que plus de force pour aider l’âme autant qu’il est en lui à la recherche du souverain bien et, pourvu qu’on l’entretienne en santé sans lui donner davantage (le surplus étant justement un contraire), sera excellent dans son office et contribuera à l’acquisition du bien véritable et sera donc en parfaite harmonie avec sa compagne.
Il faudra donc dire aux jeunes gens : Détachez-vous du corps, parce que c’est le meilleur moyen de vous unir réellement à lui ; ou si vous aimez mieux, et c’est absolument la même chose, le meilleur moyen de l’unir à vous. S’attacher à lui le rend étranger à vous-même et votre ennemi ; se détacher de lui vous le ramène et tel qu’il peut véritablement vous servir. Voilà ce qu’il faut entendre de cette double loi : soin du corps, mépris de la chair ; renoncement à la chair et harmonie parfaite du corps et de l’âme.
Remarquez qu’une telle théorie et qu’une telle éducation n’exclut pas les plaisirs ; elle les méprise, elle ne les exclut pas. Il convient à une âme libre et forte et qu’on veut qui reste telle, d’avoir fait l’épreuve, l’expérience et comme l’apprentissage des plaisirs pour n’en être pas séduite plus tard et trop tard et pour avoir appris à temps à les mépriser. « Les Crétois en leur législation, du reste si excellente, ont cru qu’il fallait aguerrir les jeunes gens aux fatigues, aux dangers et à la douleur, parce que, si dès l’enfance on s’applique à les éviter, on fléchit devant eux, plus tard, quand on les rencontre et devant ceux aussi qui s’y sont exercés, et l’on devient esclave de ces derniers. C’est très bien vu. Mais n’en faudrait-il pas dire exactement autant des plaisirs ? Si nos citoyens ne font, dès la jeunesse, aucun essai des plus grands plaisirs ; s’ils ne sont point exercés d’avance à les surmonter quand ils y seront exposés, de telle sorte que jamais le penchant qui nous entraîne vers la volupté ne les puisse contraindre à commettre une action honteuse, s’ils n’ont pas pris comme cette précaution dangereuse, il leur arrivera la même chose
qu’à ceux que les difficultés abattent et ils succomberont aux attraits du plaisir comme d’autres à la douleur ou aux privations. Et il arrivera qu’ils pourront devenir les esclaves de deux classes d’hommes très différentes : et de ceux qui seront assez forts pour résister aux plaisirs et de ceux mêmes qui s’y abandonnent sans fougue et comme à une habitude dépourvue de violent attrait. »
— Cette opinion peut étonner et troubler quelque auditeur ; mais elle est digne de considération. L’homme vraiment fort doit avoir méprisé le plaisir en le goûtant et s’être rendu supérieur à lui par l’avoir connu et s’être affranchi de lui par en avoir mesuré le néant. L’aiguillon reste à l’abeille tant qu’elle ne nous a pas blessés. L’honnête homme est brave contre tous ses ennemis. Le plaisir en est un, comme la douleur. Il faut aller au-devant de lui comme au-devant d’elle et s’habituer à n’être troublé ni par l’un ni par l’autre. Le vrai sage doit pouvoir dire à la douleur : « tu n’es pas un mal », et au plaisir : « tu n’es pas un bien ».
Pour cela, il faut qu’il ait subi les assauts de l’un comme de l’autre et même qu’il s’y soit prêté. La loi morale pratique c’est : connaître la vie pour en être maître. Nous dirons donc aux jeunes gens : goûtez les plaisirs étant jeunes pour ne point tomber sous leur servitude étant plus âgés et pour ne point même être étonnés et surpris par eux. Mais goûtez-les comme vous faites la douleur, si vous pouvez, et faites effort pour le pouvoir. Ce ne sera pas, après tout, si difficile ; car vous vous souvenez sans doute qu’une de nos doctrines, c’est l’étroit parentage du plaisir et de la douleur. Vous ne serez pas si éloignés, en faisant l’apprentissage du plaisir, de le faire de la souffrance ; il vous sera même difficile de faire l’un sans l’autre. Faites donc cette épreuve dans un esprit, s’il est possible, de liberté d’esprit chercheur et avec un commencement d’indifférence hautaine. Il ne vous est pas défendu d’éviter tout simplement les plaisirs comme un danger ; mais ceux-là seront plus forts ou plus sûrs de leur force qui les auront éprouvés, puis surmontés, et ceux-là seront plus forts encore qui en auront éprouvé et bien gardé en leur âme, non le dégoût, mais le mépris.
Les plaisirs sont un grand danger ; certes ; mais il faut vivre dangereusement. Pourquoi faut-il vivre dangereusement ? Parce qu’il n’y a qu’une éducation qui soit vraiment une éducation : c’est l’éducation de la volonté.
Pour ce qui est de l’éducation purement intellectuelle, il faut la donner aussi ; mais il faut savoir la donner. Elle doit être suggestive, comme peut-être on dira plus tard. Voyez comme nous apprenons à cet esclave la géométrie. Nous lui montrons qu’il la sait. Il la sait en effet ; mais il faut le mettre sur le chemin de la retrouver. Il ne faut que lui apprendre à s’interroger soi-même. L’homme a en lui toutes les semences des vérités. Il ne faut que lui donner le désir de les trouver. L’éducation est excitatrice et n’est pas autre chose. La maïeutique est l’art d’accoucher les esprits après leur avoir donné le désir et l’impatience de concevoir.
C’est ce désir qui ne laisse pas quelquefois d’être difficile à faire naître. Il n’y a pas d’esprit stérile, très probablement ; seulement il y a des esprits paresseux. Mais d’abord l’on peut dire que si l’esprit est paresseux, de le munir de connaissances qu’il ne digérera pas, qu’il n’élaborera pas, cela est juste la même chose que de le laisser tranquille et n’est pas de plus grande conséquence ; et qu’ainsi substituer la méthode didactique et dogmatique à la méthode suggestive est bien inutile pour ces esprits-là.
Ensuite, même pour les esprits paresseux, il est très probable que la méthode suggestive est meilleure encore que l’autre, ou moins mauvaise. L’esprit paresseux résiste à toutes deux, mais plus encore peut-être à celle-ci qu’à celle-là. Là où n’est pas le désir de trouver n’est pas le désir de connaître ; mais encore, l’amour-propre existant toujours, un minimum de désir de trouver doit être encore là où n’est pas le désir de savoir.
D’autant plus que la méthode suggestive trompe pour son bien l’esprit nonchalant. Elle a quelque chance de lui persuader qu’il ne l’est pas. Ne fût-ce que pour un temps court, c’est déjà quelque chose de gagné. À tous égards, l’éducation intellectuelle, c’est bien encore : cherchez avec moi. Le rôle de celui qui instruit sera donc un rôle d’excitateur et aussi de modérateur ; car s’il faut faire trotter devant soi le jeune esprit, aussi faut-il parfois l’arrêter et le faire douter de lui-même. Quelquefois il ne croit pas savoir alors qu’il sait, et quelquefois il croit savoir cependant qu’il ne sait rien. Dans ce dernier cas il faut l’embarrasser par une démonstration de son ignorance et l’engourdir, comme fait la torpille, ce qui le met dans une excellente disposition pour se contenir, d’abord, et ensuite pour chercher encore et mieux.
Il faut apprendre à apprendre, et apprendre à douter pour mieux apprendre. La science est fille de l’étonnement et particulièrement de l’étonnement devant soi-même. Il faut que le disciple ne s’appuie que sur ses propres forces et doute de ses forces et s’étonne de ce qu’il découvre et de son infirmité à découvrir. Donc le maître n’est qu’un guide qui vous avertit de la connaissance que vous désirez atteindre, de celle que vous avez marquée par trop de précipitation, de celle qui est illusoire et de celle qui est solide.
Excitateur, modérateur et redresseur ; mais non jamais entraîneur et homme qui emporte les hommes à sa suite par l’éloquence et qui les tire derrière lui par l’autorité, voilà ce que l’éducateur doit être.
Tel fut Socrate, avec cette réserve que peut-être il était trop ironiste et taquin et prenait dans son rôle d’éducateur ou dans son attitude de questionneur ignorant surtout un prétexte à se moquer des hommes. Platon, à mesure qu’il parle en son nom et aussi qu’il approche du terme, quitte ce ton complètement. Il observe et presqu’il affecte une grande courtoisie et presque un ton de respect à l’égard de ses interlocuteurs. De la méthode qui fut évidemment celle de Socrate, il n’a gardé que le fond : exciter et diriger par des questions adroitement ◀posées et faire trouver ainsi au disciple la connaissance ou lui persuader qu’il l’a trouvée lui-même. Socrate était le suggestionneur qui aime à troubler et confondre ; Platon, ou l’éducateur qu’il institue, est le suggestionneur qui aime à amener le disciple à une idée nette, atteinte de telle façon qu’il soit reconnaissant et à lui-même et à son guide de l’avoir atteinte.
La recherche de la vérité se fait ainsi et doit se faire ainsi, à deux, comme l’expédition nocturne d’Ulysse et de Diomède : « Un seul homme la pourrait entreprendre ; mais sa pensée serait moins prompte et son dessein moins affermi »
, comme parle Homère. L’éducation est une amitié entre hommes d’âges différents. Elle doit avoir tous les caractères de l’amitié. Elle doit être douce, elle doit être pleine de sollicitude, elle doit être continue et de tous les instants, elle doit être un dévouement réciproque ; et elle doit être libre. La vérité ne se livre qu’aux hommes libres : « C’est donc dès l’âge le plus tendre qu’il faut appliquer nos élèves à l’étude de l’arithmétique, de la géométrie et des autres sciences qui servent de préparation à la dialectique ; mais il faut bannir des formes de l’enseignement tout ce qui pourrait sentir la gêne et la contrainte, parce qu’un esprit libre ne doit rien apprendre en esclave. Que les exercices du corps soient forcés ou volontaires, le corps n’en tire pas pour cela moins d’avantages ; mais les leçons qu’on fait entrer de force dans l’âme n’y demeurent pas. N’usez donc pas de violence envers les enfants dans les leçons que vous leur donnez ; faites plutôt en sorte qu’ils s’instruisent en jouant ; par là vous serez plus à portée de connaître les dispositions de chacun. »
Si quelqu’un trouvait si libérale cette méthode d’éducation qu’elle risquât vraiment de n’être applicable qu’à un tout petit nombre d’esprits, laissant les autres dans une ignorance déplorable, peut-être le très aristocrate Platon répondrait : Vous n’êtes point mal habile à démêler les pensées de derrière la tête et vous avez trouvé la mienne ou vous avez tiré de moi, par une excellente maïeutique, celle qui y était à l’état confus et obscur et dont je n’avais pas moi-même peut-être le sentiment parfaitement net. Que beaucoup d’esprits restent éternellement étrangers à la connaissance, cela ne laisse pas de m’être assez indifférent, pourvu que ceux-ci y parviennent qui avaient naturellement la vocation de la chercher. La vérité n’est due qu’à ceux qui la désirent. Le « force-les à entrer » n’est point du tout son fait, ni le mien. Savez-vous que beaucoup d’hommes n’auraient jamais aimé s’ils n’avaient jamais entendu parler d’amour ? Il est très vrai. Or ne vous semble-t-il pas que ceux qui aiment pour avoir entendu parler d’amour n’aiment point ? Et ne vous semble-t-il pas, par conséquent, que ceux qui aiment pour avoir entendu parler d’amour, il vaudrait mieux qu’ils n’eussent jamais entendu parler d’amour et qu’ils n’aimassent point, aimant comme ils aiment, c’est-à-dire n’aimant pas ?
Il me paraît qu’il n’en va pas de la vérité d’une manière très différente. Ceux qui aiment la vérité, ils l’aiment avant de la connaître et ils la cherchent bien longtemps avant de l’avoir trouvée, comme celui qui doit aimer aime bien longtemps avant d’avoir trouvé l’être qui doit être l’objet de son amour. Aimant la vérité avant de l’avoir rencontrée et rêvant d’elle comme l’amoureux rêve de celle qu’il doit aimer et qu’il ne connaît pas encore, ils recherchent avec passion ceux qui peuvent leur donner quelques renseignements sur elle et les guider de loin vers cette princesse lointaine. Ils écoutent avec ferveur leurs leçons et bien souvent il faut moins les exciter que les contenir. Ce sont ceux-ci seulement qui sont dignes, non seulement de la connaissance, mais de la recherche de la connaissance. Ils ont entre les yeux ce signe auquel vous savez qu’on reconnaît les amoureux, et ils sont dignes de connaître parce qu’ils connaissent déjà, selon ma doctrine, et dignes de chercher parce qu’ils ont déjà trouvé, et dignes d’aimer parce qu’ils aiment.
Quant à ceux en qui il faudrait faire entrer la connaissance avec quelque violence et effort et bon gré malgré qu’ils en eussent, ils n’auraient jamais la connaissance véritable et ils connaîtraient comme ceux-là aiment qui aiment parce qu’ils ont entendu parler de cela. Ils auraient une demi-connaissance et comme une connaissance factice et artificielle qui est de telle sorte qu’il y a quelque chose qui vaut mieux qu’elle, et c’est l’ignorance toute simple.
Vous rappelez-vous ce que j’ai dit du demi-savoir ? « Je craindrais bien davantage d’avoir affaire à d’autres qui auraient étudié ces sciences, mais qui les auraient mal étudiées. L’ignorance absolue n’est pas le plus grand des maux, ni le plus à redouter ; une vaste étendue de connaissances mal digérées est quelque chose de pire. » Quand j’ai dit cela au sage Crétois Clinias, il m’a répondu : « Tu dis bien vrai. » Or cette vaste étendue de connaissances mal digérées, cette demi-science qui est une peste très redoutable, serait précisément celle de ceux de nos gens que nous aurions instruits de force et sans qu’ils y fussent appelés par vocation naturelle.
Et l’on peut supposer une chose fort triste, mais qui n’est pas sans vraisemblance. Les disciples qui ne songeaient nullement par eux-mêmes à chercher la connaissance et qui n’ont pas commencé par être disciples d’eux-mêmes, ne laisseraient pas de haïr leurs maîtres, se souvenant d’eux surtout comme de gens qui les ont violentés, un peu torturés et entraînés par autorité dans un pays qu’ils n’avaient pas envie de connaître et qui n’était pas fait pour leur façon de respirer. Ils les haïraient donc, plus ou moins consciemment ; et ce demi-savoir, précisément, qu’ils auraient acquis, en tant qu’il serait une petite force, une force restreinte, mais réelle pourtant, ils le tourneraient avec quelque colère, ou au moins quelque aversion, contre leurs maîtres et les vrais disciples de leurs maîtres. Je ne serais pas très étonné que l’éducation donnée à ceux qui ne la demandent pas n’eût qu’un effet ; faire prendre à la majorité de chaque génération le contrepied de toutes les idées de la génération précédente ; faire prendre à la majorité de la génération éduquée le contrepied des idées de la génération éducatrice. Et à tel jeu et au cours de ces alternances, c’est la vérité qui se perdrait et qui ne se retrouverait plus.
Ce qui est donc rationnel ici, c’est ce qui est naturel. Que ceux-là reçoivent la connaissance qui la désirent, que ceux-là soient dirigés doucement vers la vérité qui la cherchent naturellement. Que ceux-là restent dans l’ignorance qui n’acquerraient jamais qu’un demi-savoir, à tout le moins inutile et peut-être redoutable. C’est en vérité, quand j’y songe, ce qui me faisait dire qu’il ne faut aucune rigueur ni même aucune autorité dans l’éducation, dût cette nonchalance éliminer de la connaissance les esprits peu désireux de la recevoir, ce qui est peut-être un très grand bien et ce qu’il m’est impossible de tenir pour un très grand mal.
Développer chez une élite le goût du bien, du beau, du juste et une tendance générale vers la perfection, dans une éducation harmonieuse qui associe le corps au travail de l’âme et qui, pour l’y associer, le maintient sain et vigoureux, tel est l’esprit de l’éducation selon Platon.
Cette éducation est en parfaite harmonie avec sa morale, en forme le complément naturel et nécessaire et se confond avec elle.
Cette morale est extrêmement élevée et pure et surtout noble. Malgré quelques concessions, si l’on peut ainsi parler, elle méprise profondément le corps, les sens, la chair, les plaisirs, les « biens de ce monde » ; et aussi le sort, les contingences, les « fortuits », comme Rabelais dira. Et donc elle contient tout le stoïcisme, qui en est dérivé un peu plus tard avec la plus grande facilité du monde. Elle se ramène à une tendance générale vers la perfection, comme je disais tout à l’heure à propos de l’éducation, à cette idée que toute la dignité de l’homme et tout son devoir consistent à chercher loin de lui et comme infiniment au-dessus de lui un bien suprême qui n’a aucun rapport avec ce que l’homme appelle les biens.
Si l’on presse un peu cette idée un peu vague, on voit que ce bien suprême, c’est le beau, le beau résultant d’une harmonie que le sage réussit à entrevoir dans l’ensemble du monde et doit réussir à réaliser en lui. Si l’on veut ramener sur la terre, pour ainsi parler, cette idée du souverain bien et l’appliquer aux choses pratiques, on voit que ce souverain bien et ce beau suprême considérés humainement, c’est la justice. L’homme est un être qui a été doué de la faculté de distinguer le juste de l’injuste et encombré d’une foule de passions qui l’empêchent de faire ce départ. Ces passions sont les maladies de l’âme. Se débarrasser de toutes ces passions pour se faire une âme saine et clairvoyante et, cela obtenu, distinguer le juste de l’injuste, c’est le tout de l’homme ici-bas. Et quand on s’est habitué à distinguer le juste de l’injuste et à vivre selon cette distinction, on est parfaitement heureux dans toute la mesure du bonheur humain.
Car alors on ne commet pas l’injustice, et commettre l’injustice est un affreux malheur ; et on peut la subir et on la subit même souvent ; mais la subir n’est nullement un malheur, et même est un plaisir très vif et très pur, n’y ayant plaisir plus grand que de se sentir infiniment supérieur à qui s’imagine nous opprimer.
La liberté n’est pas précisément le souverain bien terrestre, mais elle en est le signe. Le souverain bien terrestre, c’est le sentiment de la justice et la pratique de la justice. Mais la liberté est le signe que l’on jouit du souverain bien. Or quand on sent le juste et quand on le pratique, on est parfaitement libre, puisqu’on l’est à l’égard des passions qui sont nos tyrans intérieurs et puisqu’on l’est à l’égard des injustes qui sont nos tyrans extérieurs et qui croient nous opprimer, mais ne nous oppriment point, en tant que nous nous sentons beaucoup plus supérieurs à eux qu’ils ne se croient supérieurs à nous.
Le juste est donc un homme qui est sain, qui est harmonieux et qui est libre. Il n’y a pas de plus grand bonheur ici-bas. Ainsi vécut et mourut Socrate. Il n’y a rien de meilleur à souhaiter que la vie de Socrate, si ce n’est sa mort. La morale de Platon c’est l’imitation de Socrate.
Cette morale est donc très pure, très élevée et très noble. Il lui manque presque complètement, complètement peut-être, une chose très considérable ; c’est la bonté. Il n’y a presque aucune tendresse humaine dans la morale de Platon. Platon, non plus que Socrate, ce semble, n’a jamais dit aux hommes de s’aimer. À prendre les choses un peu familièrement, mais assez juste, il leur a dit de n’être pas des imbéciles. Il leur a dit qu’il n’y a rien de plus sot que de se croire heureux pour une jolie femme, un beau discours, un bon dîner ou une grande autorité dans la cité. Il ne leur a pas caché qu’à son avis Périclès est un niais. C’est quelque chose que cela, et c’est même très important. C’est ce dont il faudrait être parfaitement persuadé. C’est le commencement et beaucoup plus que le commencement de la sagesse. Mais il ne leur a pas dit d’être bons, et c’est une lacune bien grave.
Et l’on croit s’apercevoir qu’il n’avait aucune raison de le leur dire. Je ne vois pas, à aucun signe, que Socrate ni Platon aient été bons. Ils étaient sages, très clairvoyants, amoureux de la vérité, volontiers ironiques et très méprisants. Ils n’étaient pas bons. Ils aimaient leurs amis, leurs disciples, les sages du passé, du présent et de l’avenir ; les hommes, non, ou fort tranquillement. Ils n’ont pas échappé à ce défaut, à cette imperfection si l’on veut de la haute sagesse, qui est la froideur. Ils ont détruit en eux les passions jusqu’à celle-là aussi qui fait qu’on s’aime dans les autres, et ils n’ont pas assez songé qu’à extirper l’égoïsme dans sa racine c’est peut-être la racine aussi de l’amour des autres que l’on détruit.
L’altruisme, il est bien possible que ce soit le moi élargi. Il est assez difficile d’élargir le moi quand on commence par le supprimer et quand on s’applique à le maintenir toujours à l’état de rien. La sagesse de Platon est froide. Elle éclaire, mais n’échauffe pas. Elle élève l’humanité ; mais surtout elle s’élève au-dessus de l’humanité et rompt presque les liens avec elle ; en tout cas, elle est très loin de s’établir au centre même et comme au cœur de l’humanité. Il est absolument impossible qu’elle devienne populaire, ce que je ne lui reproche pas, mais ce qui est signe qu’à tout le moins elle est incomplète. Il n’y aura jamais de populaire que les passions et les intérêts ; mais une philosophie peut avoir ceci de populaire que par un certain côté elle soit capable d’émouvoir la foule et de la remuer fortement pour un certain temps.
Les philosophies qui ont en elles de quoi devenir des religions ont ce caractère. Elles sont des philosophies très pures, très élevées, très spirituelles, mais par certains côtés elles s’adressent au cœur et vont ainsi comme rejoindre ce qu’il y a de meilleur dans ces passions que, du reste, elles combattent, et c’est ainsi qu’elles sont pour un temps embrassées par les foules — et du reste bientôt dénaturées par elles ; mais enfin elles ont fait, en attendant, tout le bien qu’elles pouvaient faire, de quoi il reste quelque chose.
Il est assez curieux qu’entre deux grands mouvements philosophiques tout pleins de tendresse et de pitié et bonté à l’égard des hommes, j’entends le bouddhisme et le christianisme, il se soit élevé dans ce petit canton lumineux de la Grèce, une philosophie du bien, du beau et du juste qui s’est souciée de l’harmonie intérieure et de l’harmonie de la cité, que par conséquent, en considération de ce dernier point, il ne faut pas incriminer d’individualisme, mais qui n’a pas été réellement humaine, alors qu’elle était conçue par des gens qui avaient certes le regard assez vaste pour embrasser l’humanité.
Remarquez que, même au point de vue plus restreint de la cité, l’absence de bonté dans la morale de Platon est un point faible, dont, non pas même ses ennemis et détracteurs, mais ceux-là seulement qu’elle dédaigne et traite légèrement pourraient tirer avantage. À Platon, non pas un sophiste, mais un Périclès, pourrait répondre quelque chose comme ceci :
Tu me méprises, gracieux Aristoclès et très convaincu aristocrate. Tu me méprises, parce que j’aime les femmes, le luxe et la gloire, et je ne disconviens pas que j’aime assez vivement tout cela. Mais j’aime mes concitoyens, et je ne suis pas aussi certain que je voudrais l’être que tu les aimes. Tu t’imagines que c’est uniquement par amour-propre que je veux commander ici et faire de grandes choses dans toute l’étendue de notre empire. Tu m’as trop appris la valeur de la vérité pour que je ne confesse point qu’il y a de l’amour-propre dans mon affaire. Mais je puis t’assurer qu’il y a aussi beaucoup de philanthropie. Je me consacre à ce peuple qui a de grandes qualités et de grands défauts ; et je m’efforce par mon éloquence et par mon autorité de lui faire tirer de ses qualités tout ce qu’elles contiennent. Je le veux fort, énergique, patient, persévérant, amoureux du beau, du grand et de l’éternel.
Par bien des points, tu le vois donc, je me rapproche de toi. Seulement, ce peuple, tu ne l’aimes guère et tu es persuadé qu’il n’appartient qu’à toi et à quelques amis et disciples de ta très sage personne, de poursuivre, en je ne sais quelles rêveries, ce beau et ce bien qui nous sont chers à tous deux. Je voudrais, moi, être sans cesse en communication et communion avec l’âme même de ce peuple et sans cesse lui donner de braves et généreuses inspirations et sans cesse aussi, remarque bien cette parole, en recevoir de lui.
Et cela, quand j’y songe, c’est certainement une forme de la vanité et de la présomption ; mais c’est peut-être aussi une forme de la bonté. Et que je sois égoïste, il n’est pas douteux, étant homme ; mais je voudrais que tu te fisses cette question, en homme très habile à démêler les secrets du cœur, si un philosophe qui ne laisserait pas de te ressembler un peu et qui ne mettrait aucune philanthropie dans sa doctrine, ne serait pas égoïste autant que moi et peut-être un peu davantage.
Les philosophes ont cette tendance, en général, de se croire très supérieurs aux hommes d’État ; il est probable qu’ils le sont en effet ou qu’ils ont de quoi le devenir ; mais ils ne le seront réellement que quand ils mettront dans leur philosophie autant de bonté qu’ils y mettent de sagesse, de savoir et d’esprit.
Et ces propos de Périclès seraient certainement injustes, le but de Platon ayant certainement été de relever le peuple athénien par un retour ou par une accession à une moralité ferme et rigoureuse ; et le patriotisme, au moins, de Platon étant pour moi très évident ; mais encore de ces propos il en resterait bien quelque chose.
Telle qu’elle est, cette morale est la maîtresse pièce de Platon ; c’est à quoi il tient le plus ; c’est à quoi il tient de telle sorte qu’il ne tient à rien autre ; c’est à quoi il a tout rattaché comme à un centre et comme à une fin, et c’est à quoi il a fortement enchaîné, en particulier, tout ce qui va suivre.
X. Ses idées sur l’art
S’il est une opinion sur laquelle Platon n’ait pas varié, lui qui ne s’astreint nullement à une rigueur systématique, et qu’il ait soutenue avec une suite singulière depuis les Dialogues socratiques jusqu’aux Lois, depuis ses œuvres de jeunesse jusqu’à ses derniers ouvrages, c’est certainement celle-ci que l’art ne doit être que le serviteur de la morale et qu’il n’a de valeur qu’en tant qu’il la sert en effet et particulièrement qu’il y conduit.
Bien des raisons ont pu l’amener à cette opinion et l’y maintenir. D’abord un certain instinct de taquinerie que Platon tenait de Socrate et dont il ne s’est jamais complètement départi, et certes de dire à des Athéniens que l’artiste était un personnage très inférieur au philosophe et qui devait recevoir de lui son mot d’ordre, sa leçon et comme son programme, c’était vouloir irriter leur fibre sensible et prendre un bon chemin pour les étonner et les faire se récrier.
Ensuite, comme tout aristocrate de ce temps-là, Platon est un Athénien qui a les yeux fixés sur Lacédémone, sinon tout à fait comme sur un modèle, du moins comme sur quelque chose qu’on ne ferait pas mal d’étudier et dont on aurait quelque profit à prendre quelques traits ; et si les œuvres de Platon sont une imitation de Socrate, ils ne laissent pas assez souvent d’être une imitation de Sparte.
Ensuite, très persuadé que l’on tombe toujours du côté où l’on penche, Platon ne pouvait que vouloir apporter un contrepoids aux tendances et penchants les plus forts et assez dangereux des Athéniens ; et à ce peuple trop artiste et pour qui une belle œuvre d’art avait toujours raison et était une valeur incommensurable avec toute autre valeur, dire avec fermeté et persistance que l’art est très vain et de nul prix en lui-même et ne vaut que mettant sa fin en dehors de lui et au-dessus, c’était apporter le contrepoids jugé nécessaire et remettre les esprits, tout compte fait, en un juste équilibre.
Et enfin c’était là une doctrine en harmonie avec les autres idées de Platon. Cette « Circé des philosophes », entendez la morale, a de très bonne heure pris le pas devant dans l’esprit de Platon et a comme dominé toute sa pensée et y a fait centre. Elle n’est pas pour lui une vérité, elle est la vérité ; elle n’est pas une partie considérable de la connaissance, elle est la connaissance, et toutes les autres non seulement ne sont estimables que si elles conduisent à elle, mais encore n’ont de vérité que ce qu’elles en prennent, en quelque sorte, à être en rapports intimes avec elle. On n’aura jamais assez dit combien cet artiste, ce poète, ce romancier, ce mythologue et ce chimérique avait d’esprit pratique dans le cerveau. C’est à une idée pratique, à la question de savoir comment nous nous y prendrons pour bien vivre qu’en fin de compte, je ne dirai pas il sacrifie tout, mais au moins il fait effort pour tout ramener.
La religion ? Oui, si elle est morale. La métaphysique ? Oui, si la morale peut y trouver un fondement, un appui ou un réconfort. La philosophie générale et les vues sur le système du monde ? Oui, aux mêmes conditions. Et l’art ? On vous en dit tout autant. La question est de vivre et de vivre bien. Tout ce qui y aide est bon et est vrai. Tout ce qui en éloigne ou en distrait, du moins trop, est mauvais, est condamnable et même est faux.
Il est faux en ce qu’il est une illusion. Une illusion par rapport à quoi ? Par rapport au désir que l’homme a de vivre bien. Mais n’y a-t-il pas autre chose de vrai que ce désir ? Non ; il n’y a de vrai, humainement parlant, que ce désir.
On ne peut pas être plus strictement et comme violemment pratique que ce philosophe poète.
Et donc, il fait aux artistes la question ordinaire : À quoi servez-vous ? Ils répondent qu’ils servent à faire de la beauté. Il demande : À quoi sert-il de faire du beau ? Ils ne répondent point, tant, à eux, la question paraît étrange, et il triomphe de leur silence. C’est le sens des passages de l’Apologie qui sont relatifs aux poètes et aux artistes : « J’allai aux poètes, tant à ceux qui font des tragédies qu’à ceux qui font des dithyrambes et autres ouvrages… Là, prenant ceux de leurs ouvrages qui me paraissaient les plus travaillés, je leur demandai ce qu’ils voulaient dire et quel était leur dessein, comme pour m’instruire moi-même. J’ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité ; mais il faut pourtant vous la dire : il n’y a pas un seul homme de ceux qui étaient là présents qui ne fût plus capable de parler et de rendre raison de leurs poèmes que ceux qui les avaient écrits. Je connus tout de suite que les poètes ne sont pas guidés par la sagesse ; mais par certains mouvements de la nature et par un enthousiasme semblable à celui des prophètes et
des devins qui disent tous de fort belles choses sans rien comprendre à ce qu’ils disent. Les poètes me parurent dans le même cas et je m’aperçus en même temps qu’à cause de leur poésie, ils se croyaient les plus sages des hommes dans toutes les autres choses, bien qu’ils n’y entendissent rien… »
— « Enfin j’allai trouver les artistes. J’étais bien convaincu que je n’entendais rien à leur profession et bien persuadé que je les trouverais très capables en beaucoup de belles choses et je ne me trompais point. Ils savaient bien des choses que j’ignorais et en cela ils étaient beaucoup plus savants que moi. Mais, Athéniens, les plus habiles me parurent tomber dans le même défaut que les poètes ; car il n’y en avait pas un qui, parce qu’il réussissait admirablement dans son art, ne se crût très capable et très instruit des plus grandes choses, et cette seule extravagance ôtait du prix à leur habileté. »
L’artiste est donc un homme qui ne sait rien. Il ne sait rien, parce qu’il ne sait que son art et qu’il croit que cela suffit. Il ne sait rien, parce qu’il exerce, peut-être très bien, un art dont il ne sait pas à quoi il tend, à quoi il sert et quelle est sa fin et quel est son dessein.
Ils sont donc de simples manœuvres ou de simples maniaques. Le propre de l’homme est d’agir en tendant à un but et ils ne sont pas capables de dire quel est le leur. Le propre de l’homme est aussi de savoir ce qu’il fait et ils n’en savent rien du tout. Ils agissent conformément à leur nature, mais non en vertu d’une intention ou, si l’on veut, et ce qui revient au même, leur intention est bornée à leur acte et circonscrite dans leur acte. Ils font quelque chose, mais dans quel dessein ? Dans le seul dessein de le faire. C’est acte de végétal. La fleur fleurit pour fleurir, et c’est un autre qui sait pourquoi elle fleurit. L’homme, lui, agit pour agir et aussi en rapportant son acte à un but qui est par-delà son acte. Les artistes seraient-ils des végétaux éclatants et non pas des hommes ?
Ce qu’il y a de remarquable et d’inquiétant, c’est que des arts qui sont très mêlés à la vie sociale, à la vie active, à la vie vraiment humaine sont exactement, ou croient être dans le même cas que l’art du sculpteur ou du peintre. Je demande à Gorgias et à ses amis : « Qu’est-ce que c’est que la rhétorique ? » Ils me répondent : « C’est l’art de persuader. » Sans doute, mais de persuader quoi ? — De persuader n’importe quoi ? — Comment donc ! Mais la rhétorique n’a donc pas de but en dehors d’elle ? Elle est la rhétorique pour… pour être la rhétorique ! Elle persuade pour persuader ! C’est dire qu’elle n’a pas début et par conséquent qu’elle est inutile, comme l’art de souffler des bulles d’eau savonneuse.
C’est même dire qu’elle n’existe pas ; car que serait une faculté de l’âme qui n’aurait pour but que de s’exercer ? Je ne sais pas si l’on pourrait l’appeler une faculté. Ce serait plutôt une manière d’être.
Si je les presse, ils vont plus loin ou croient y aller et ils me répondent, avec une certaine hésitation : « Considérée en elle-même, comme art et en tant qu’art, la rhétorique est bien l’art de persuader et n’est aucunement autre chose ; c’est sa définition réelle, personnelle, si l’on veut, par métaphore ; mais cela ne l’empêche pas d’avoir un but. Son but est de persuader ce qui est utile à l’orateur, et l’orateur ne s’y instruit que dans ce dessein et pour atteindre ce but-là. En soi la rhétorique est donc l’art de persuader ; en son but elle est l’art de persuader ce qu’il est utile que l’orateur persuade. »
Je leur réponds : « Ce qu’il est utile que l’orateur persuade ? Utile à qui ? À l’orateur ou aux autres ?
— À l’orateur d’abord, comme nous l’avons déjà dit, et aux autres ensuite, si l’on veut.
— Ah ! C’est que ce sont là deux choses très différentes et qui changent la nature même de la rhétorique, selon que l’on prend en considération l’une ou l’autre ou l’une plutôt que l’autre. S’il s’agit de ce qui est utile à l’orateur, votre rhétorique est un art analogue à la rouerie du flatteur, à l’astuce du quémandeur ou aux prestiges du charlatan ; et ce n’est pas ce qu’un honnête homme appelle un art ou du moins ce que moi j’appellerai de ce nom. — Et s’il s’agit de ce qui est utile aux autres, en vérité ce n’est pas l’art de persuader que notre homme aurait dû apprendre ; c’est la science de la justice et la science du bien ; car il n’y a que la justice et le bien qui soient utiles aux hommes considérés en masse.
De sorte que votre orateur, s’il ne songe qu’à être utile à lui, n’est qu’un filou ou quasi filou très vulgaire ; et, s’il songe à être utile aux hommes, devrait être avant tout un philosophe, un moraliste, un détenteur et un possesseur de la morale.
D’où il suit que la voyez-vous, votre rhétorique ? Selon le but qu’on lui assigne, elle se dissout dans la coquinerie ou elle s’absorbe dans la morale et, des deux façons, elle disparaît ; il n’en reste rien. C’est qu’au fond et en soi elle n’est rien du tout. Vous voyez bien qu’il était utile de la définir selon son but, puisque selon son but elle est ou ceci ou cela et toujours quelque chose qui n’est pas elle. Or si vous la considérez comme art de persuader ce qui est utile à l’orateur, je lui dénie le nom d’art et je l’appelle simplement astuce ou fourberie, et je ne m’en occupe plus ; et si vous la considérez comme art de persuader ce qui est utile aux hommes, je l’appelle simplement la morale appliquée aux affaires judiciaires et aux affaires politiques.
Et il en est ainsi de tous les arts. Tous, ou ils ne sont que des procédés qui n’ont d’autre but qu’eux-mêmes et alors ils sont tellement insignifiants qu’ils sont de purs riens, si encore ils ne sont pas funestes, corrupteurs, etc. ; ou ils ont un but, celui de rendre les hommes plus heureux, et les hommes ne peuvent être heureux que par le bien et, par conséquent, les arts rentrent dans la morale, et il n’y a qu’un art, la morale, se subdivisant en un certain nombre d’autres arts, selon ses aspects.
Vous me criez que cela est un sophisme, un tour d’esprit, oratoire lui-même, et sous lequel il ne faut voir que cette idée que tous les arts et du reste tout ce que fait l’homme, doivent tendre à la morale comme à leur dernière fin.
Mais je le veux très bien ; car cette nouvelle idée n’est que l’autre sous une autre forme et en d’autres termes. Ce que j’affirme et ce que je prouve, ce me semble, c’est qu’il n’y a que la morale et ce qui tend à elle, et que la valeur de chaque chose humaine, quelle qu’elle soit, s’établit par le constat des rapports qu’elle soutient avec la morale, et de la force et de l’efficace avec lesquelles elle y tend. Il n’y a que la morale qui soit une réalité, chez les hommes. Les autres choses, ou ont la réalité qu’elles empruntent d’elle, qu’elles tirent de ce fait qu’elles dépendent d’elle et qu’elles travaillent pour elle, ou n’ont aucune réalité et sont de pures illusions.
L’erreur que l’on fait sur les arts, l’illusion dans laquelle on tombe à leur sujet, vient toute de là. Il y a des arts vrais et il y a des arts faux. Considérez tous les arts à la lumière que je viens de vous donner, vous verrez que les arts vrais sont ceux qui tendent à la morale comme à leur dernière fin et même à leur fin prochaine ; et que les arts faux sont ceux qui n’y tendent pas ; et que toute la classification des arts est là et que toute autre serait artificielle et du reste inextricable.
La cuisine est-elle un art ? Personne, sauf un cuisinier, ne voudrait le dire sérieusement. C’est une collection de procédés, c’est une routine ; ce n’est pas un art. Mais pourquoi donc ? Cherchez. Parce que la morale n’est aucunement intéressée dans la cuisine.
Mais l’hygiène ? Tout de suite, c’est tout autre chose. L’hygiène intéresse la morale parce qu’il faut se bien porter pour accomplir ses devoirs. Dans l’hygiène rentre la morale ; donc l’hygiène est un art sérieux, c’est un art. La cuisine elle-même en serait un, en une petite mesure, si elle ne visait qu’à l’hygiène. Dans ce cas elle rentrerait dans l’hygiène qui rentrerait dans la morale.
On pourrait faire ainsi et on doit faire toute une classification des arts selon leurs rapports avec la morale ou selon qu’ils n’en ont pas. D’un côté les arts vrais, de l’autre côté les arts faux. Différence et pierre de touche de la différence : la morale.
Par exemple, nous venons de voir qu’à la cuisine, art faux, s’oppose l’hygiène, art vrai. De même, à la gymnastique, art vrai, s’oppose la cosmétique, art faux. La gymnastique fait des corps qui sont beaux ; la cosmétique donne aux corps une fausse beauté. Or la beauté vraie importe à la morale qui préfère le bien au beau, mais qui croit, comme on l’a vu ailleurs, que l’admiration de la beauté conduit au culte du bien. Le gymnaste est donc un bon serviteur de la morale, un bon moraliste ; il contribue pour sa part à la réalisation du bien ; il est moraliste dans sa sphère.
De même nous aurons la législation et la sophistique. Le législateur est un homme qui cherche le juste et qui s’efforce de mettre le juste dans la loi. Il est un moraliste pratique. La législation rentre dans la morale ; elle est un art vrai. Le sophiste se donne pour office soit de confondre le juste et l’injuste, soit de ne pas s’en occuper et de mettre dans la loi ou dans les décisions populaires des choses ou contraires ou indifférentes à la justice. Son art est un art funeste ou plus précisément c’est un art faux. Ce n’est pas un art. C’est un procédé ou un ensemble de procédés qui se fait prendre pour un art.
De même la politique et la rhétorique. La politique est l’art de chercher des constitutions d’état, des aménagements humains où le juste soit réalisé en même temps que le bien public atteint. Le politique est un moraliste, et la politique rentre dans la morale. Si elle s’applique seulement à faire vivre la cité au jour le jour, ou à flatter les passions populaires pour faire triompher tel ou tel homme, ou à servir les intérêts d’un parti au détriment d’un autre parti ou du corps de l’État, elle change de nom, comme de caractère. Le politique n’est plus qu’un politicien, autrement dit un orateur ou un rhéteur ; la politique ne doit plus s’appeler la politique, mais la rhétorique. Politique, art vrai ; rhétorique, art faux.
L’architecture est un art vrai. Il importe à la morale, d’une part que les hommes soient bien logés, sainement, commodément, pour qu’ils aiment leur intérieur et leur famille et ne passent pas leur vie sur la place publique ; d’autre part que de beaux monuments éveillent ce goût du beau que nous avons dit qui conduit au bien. Mais il existe une fausse architecture qui n’a pas de nom à soi dans la langue ; mais qu’on connaît très bien ; celle qui flatte l’œil par l’éclat des couleurs sans réaliser la beauté vraie et qui est un divertissement puéril et dangereux autant que la vraie architecture est un objet de contemplation saine, noble et courageuse. Le Parthénon fait des citoyens, et un temple coquet et attifé, outre qu’il fait des imbéciles, fait des efféminés. Périclès a été dans la morale beaucoup plus en faisant bâtir le Parthénon qu’en prononçant ses discours.
Il existe de même une fausse musique et une vraie musique, une musique qui ennoblit les âmes et une musique qui les réconforte, une musique où l’âme se saisit en ses puissances et une musique où l’âme s’abandonne et se dissout en ses faiblesses.
Il existe une vraie et une fausse peinture ; une vraie peinture, qui a le goût précisément du vrai concilié avec le goût du noble, et une fausse peinture, qui a le goût du fantasque ou du maniéré concilié quelquefois avec celui du grimaçant et du laid.
Il y a une sculpture vraie, qui, cherchant à réaliser l’eurythmie des belles formes, conduit, nous le répétons toujours, au goût du bien ; et il existe une sculpture fausse qui peut séduire, soit par la mollesse des lignes et des contours, soit par l’effort et le mouvement violent, et dans un cas cette fausse sculpture énerve l’âme et dans l’autre cas elle la met dans une sorte de disposition maladive et la fatigue inutilement et détruit sa sérénité.
Inutile de dire qu’il y a toute une fausse littérature qui, ne se souciant aucunement de morale ou seulement d’un emploi sérieux et viril de la pensée, n’est qu’un divertissement d’oisifs assez dangereux ; et qu’il en existe une vraie, celle des philosophes et des moralistes, celle aussi des artistes littéraires qui, même en ne cherchant que la beauté, la seule beauté, mais la cherchant bien et lui étant dévoués, et non au succès, mènent les âmes au bien par le chemin du beau.
Telle est la classification ou, si l’on préfère, la répartition des arts. Les arts sont vrais en ceci qu’ils ressortissent à la morale, et ils sont faux en ceci qu’ils sont indépendants de la morale, même s’ils ne lui sont pas contraires ; et c’est une façon de dire, très précisément, que les arts ne sont que des aspects de la morale et que la morale est l’art suprême, ou encore l’art total.
Ces arts faux, nous avons tendance à les appeler des « routines », d’abord pour les distinguer des arts vrais et pour ne pas leur donner ce nom honorable ; ensuite parce que c’est une marque à les distinguer, non pas très sûre, mais très souvent juste, qu’ils sont des collections de procédés qu’on se transmet, plutôt qu’ils ne sont des choses d’inspiration. Ce n’est qu’un signe ; mais c’est un signe. Le véritable artiste n’imite pas, ne travaille pas par procédés. Il a les yeux fixés sur sa pensée intérieure, laquelle s’est formée d’abord par contemplation des objets naturels, puis par méditation ; et cela lui est nécessaire et suffisant. Le faux artiste imite toujours, emprunte toujours. Il s’assimile le procédé courant et il s’y tient avec une parfaite fidélité. Le cuisinier fait tout de même, et le sophiste et le politicien. Le cuisinier sait la sauce qui est en possession de plaire ; il en a la recette et il applique cette recette. Le sophiste ou le politicien, car ces personnages se confondent, connaissent les cinq ou six lieux communs, soutenus de trois ou quatre oracles, qui plaisent au peuple et ils les servent sans cesse, avec de simples variations de forme et pour ainsi dire d’accommodement.
Oui, c’est un signe. Les faux arts se reconnaissent d’abord et surtout à ce qu’ils n’ont aucun rapport visible avec la morale, ensuite à ce qu’ils ont un air de routine et un caractère tout professionnel, et cela au moins doit mettre sur la voie. Les arts vrais sont des arts, les arts faux sont des métiers.
Si nous insistons un peu sur cette idée et sur ce mot, c’est peut-être parce qu’une chose nous frappe chez les Grecs : c’est que les artistes, même les grands, sculpteurs, architectes, peintres et poètes, sont un peu trop traditionnels, aiment trop traiter les mêmes sujets et à peu près de la même façon. Ils ont l’air d’ouvriers du même atelier. Il y a de la routine, en Grèce, même dans le grand art. Toute admiration accordée au talent, ce n’est pas là une très bonne disposition. L’artiste doit être créateur. Il ne doit pas s’efforcer d’être créateur, ce qui est un moyen de ne pas l’être : mais il doit être créateur. L’artiste, même vrai, quand il se borne à répéter des procédés, fait descendre son art dans la routine.
Quoi qu’il en soit, arts vrais et arts faux. Les arts faux ne sont que des routines méprisables. Les arts vrais sont ceux qui sont des acheminements à la morale, ou des applications de la morale, ou des dépendances plus ou moins lointaines de la morale, en tout cas des aspects de la morale : voilà ce qu’il faut retenir.
S’il en est ainsi, le principe, en ce qui regarde tous les arts, sera celui-ci. Il ne faut pas faire du bon — ce qu’on appelle bon — en vue de l’agréable ; il faut faire de l’agréable en vue du bon. Le bon n’est pas l’agréable ; car l’agréable est momentané et le bon est permanent. L’agréable est mêlé de désagréable, toujours, et le bon n’est pas mêlé de mauvais. Le bon, c’est l’ordre, c’est l’harmonie d’une âme bien faite ou qui s’est bien faite. L’art doit tendre par l’agréable à l’ordre et à l’harmonie de l’âme, c’est-à-dire au bien de l’âme.
Remarquez que quand l’art croit que son objet est l’agréable, il ne se trompe point au fond et en dernière analyse ; il ne se trompe que de degré ; car à un certain moment le bon et l’agréable se confondent parfaitement. Le bon est agréable et plus agréable que l’agréable sans le bon. Par conséquent, l’art en tendant au bien tend à l’agréable en définitive et donc il se ne trompe pas en croyant qu’il a l’agréable pour objet. Il se trompe en croyant qu’il a l’agréable pour premier objet et prochain et unique. Ce n’est pas cela. Il a l’agréable pour moyen et aussi pour dernier objet confondu avec le bien. Par l’agréable, il doit tendre au bien, et quand il a atteint le bien et il a atteint l’agréable par surcroît et sans le chercher. Par l’agréable, il doit tendre à l’harmonie de l’âme et, cette harmonie réalisée, il a mis l’âme dans un état d’agrément et de bonheur. L’art, c’est de l’agrément, obtenu dans le bien, après qu’on n’a cherché que le bien seul.
C’est ainsi, notez-le, que les arts rentrent dans la philosophie, non seulement, comme nous l’avons vu plus haut, parce qu’ils rentrent dans la morale ; mais parce qu’ils ont leur racine dans la psychologie, et vous voyez qu’ils tiennent à la philosophie de tous les côtés. Prenons la rhétorique par exemple. Si la rhétorique est l’art de persuader, par ce qu’elle a à persuader elle est la morale ; mais par la méthode de persuader elle est la psychologie ; car le premier moyen de persuader et de manier les âmes, c’est de les connaître. N’est-ce pas dans l’âme que vous voulez introduire la persuasion ? Sans contredit. Tout homme qui voudra enseigner la rhétorique ou tout homme qui voudra la savoir devra donc avant tout savoir ce que c’est que l’âme et s’en faire une image exacte, se décrire à soi-même ou décrire aux autres les diverses facultés de l’âme et les différentes manières qu’a l’âme d’être affectée. Il devra savoir, non seulement ce que c’est que l’âme en général, mais ce que sont les différentes âmes et par conséquent les différents
discours qui leur conviennent, chacun à chacune ; « il dira comment on peut agir sur elles, appropriant chaque genre d’éloquence à chaque auditoire, et il montrera comment certains discours doivent persuader certains esprits et n’auront aucune action sur les autres… Ceux qui ont écrit de nos jours certains traités de rhétorique sont des fourbes »
qui ne connaissent pas la nature des âmes humaines ou « qui dissimulent l’exacte connaissance qu’ils en ont… Puisque l’art oratoire est l’art de conduire les âmes, il faut que celui qui veut devenir orateur sache combien il y a d’espèces d’âmes… Il est des hommes que certains discours persuaderont dans certaines circonstances par telle et telle raison, tandis que les mêmes arguments toucheront fort peu d’autres esprits. Il faut ensuite que l’orateur qui a suffisamment approfondi ces principes soit capable d’en faire l’application dans la pratique de la vie et de discerner d’un coup d’œil rapide le moment où il en faut user. Quand il sera en état de dire par quels discours on peut porter la persuasion dans les âmes les plus diverses ; quand, mis en présence d’un individu, il saura lire dans son cœur et pourra se dire à lui-même : voici l’homme, voici le caractère que mes maîtres m’ont dépeint ; il est devant moi, et, pour lui persuader telle ou telle chose,
c’est ainsi que je dois lui parler ; quand il possédera toutes ces connaissances ; quand il saura distinguer les occasions où il faut parler et où il faut se taire ; quand il saura employer ou éviter à propos le style concis, les plaintes touchantes, les amplifications magnifiques et tous les tours que l’école lui aura appris, alors seulement il possédera complètement l’art de la parole »
.
La rhétorique est donc philosophique par son point de départ, par sa base, par sa méthode, comme elle l’est par son but. Elle part de la connaissance de l’âme humaine et elle a pour objet le perfectionnement de l’âme humaine. Elle part de la psychologie et elle aboutit à la morale.
Cela est vrai de tous les arts. Cela est moins visible et évident des autres arts ; mais c’est aussi vrai des autres arts que de la rhétorique elle-même. Tous les arts sont destinés à « faire pénétrer une persuasion dans des âmes humaines »
. Cette persuasion s’appellera émotion, ravissement, enthousiasme, attendrissement, comme on voudra ; mais ce sera toujours une persuasion. Tous les arts sont donc comme contraints d’être philosophiques en soi, autant qu’ils le sont ou qu’ils doivent l’être par leur fin dernière. Ils dérivent de la psychologie ou plutôt ils sont tout psychologiques en eux-mêmes ; et ils arrivent à leurs fins véritables dans la morale.
Et ceci est la cause même de cela et, aussi, ces deux choses sont preuves l’une de la vérité de l’autre et l’autre de la vérité de l’une. Si les arts sont comme contraints d’êtres pénétrés de psychologie, c’est parce que ils ont à faire l’âme humaine, et qu’il faut bien, pour qu’ils la fassent, qu’ils la connaissent telle qu’elle est à l’état rudimentaire. Et si les arts aboutissent à la morale et doivent y aboutir, c’est que, pénétrés de psychologie exacte et minutieuse, ou n’étant rien, ils sont bien naturellement amenés et comme forcément, à conduire les dispositions humaines dans le sens de leur perfection, dans le sens qui est leur sens véritable, dans le sens de leur but vrai, seulement entrevu par elles ; ils sont naturellement conduits, plus ils connaissent les instincts humains et plus ils en connaissent, à mettre de l’harmonie entre eux et de l’ordre et une belle cohérence, cela seulement pour se faire accepter et agréer ; et donc ils sont agents de moralité, ne fût-ce que pour remplir leur office et bien réussir, ne fût-ce que dans leur seul intérêt.
Que les arts soient profondément psychologiques, c’est à la fois le signe qu’ils doivent être moraux et presque la nécessité qu’ils le soient.
Et, d’autre part, s’il est vrai que les arts doivent être serviteurs de la morale, il n’est pas besoin de dire qu’il faut qu’avant tout ils soient psychologiques en leur fond, en leurs premières démarches et comme en leurs premières études. Toutes ces vérités se prouvent les unes les autres avec une parfaite évidence et se soutiennent les unes les autres avec une invincible force.
On pourrait même dire qu’elles ne sont qu’une seule et même vérité. Car si les arts sont psychologiques par un bout, en style familier, et moraux par l’autre, c’est peut-être parce que psychologie et morale, c’est la même chose. La psychologie, c’est la connaissance de l’âme. Mais l’âme, quand elle se connaît bien, quand elle se connaît à fond, s’aperçoit de ce qu’elle est, non plus par parties, mais d’ensemble ; et elle s’avise qu’elle est une tendance au bien, une tendance à la perfection, ou qu’elle est incohérente. Si elle est incohérente à ses propres yeux, c’est qu’elle ne s’est pas saisie, c’est qu’elle reste dispersée, c’est qu’elle ne s’est pas ramenée à son centre et à son fort et à son essence. Si elle ne se sent pas incohérente, c’est qu’elle s’est ramenée à son essence, qui est la tendance au bien. L’âme ne se saisit donc définitivement que dans la morale, ne se connaît profondément et complètement que dans la morale, ne prend conscience intégrale d’elle-même que dans la morale. Et par conséquent la morale n’est qu’une psychologie qui a abouti, n’est qu’une psychologie complète, n’est qu’une psychologie profonde. La psychologie est une morale qui se cherche ; la morale est une psychologie qui s’est trouvée, — et psychologie et morale en leur dernier effort et en leur dernier succès sont une seule et même chose.
Il faut donc prendre garde aux objections que vous songeriez à nous faire ; et s’il vous arrivait de nous dire : « les arts n’ont aucun rapport avec la morale », nous vous répondrions : « admettez-vous que les arts soient obligés d’être profondément psychologiques ? Oui ? Eh bien, vous venez d’admettre, sans vous en douter, qu’ils doivent être profondément moraux ; sans vous en douter, parce que vous n’aviez pas réfléchi que psychologie et morale sont deux choses, oui, mais qui, quand elles sont complètes l’une et l’autre, se confondent ».
Voyons donc les arts comme ils sont au vrai. Ils sont si philosophiques que ce sont des « maïeutiques », différentes de la nôtre, mais très analogues. Nous accouchons les intelligences, ils accouchent les sensibilités. Nous tirons des esprits les idées qui y sont à l’état confus et qui y dorment. Ils tirent des âmes les idées de beauté, les formes de beauté, les sentiments d’harmonie, les intuitions d’harmonie qui y flottent à l’état chaotique et crépusculaire ; et ils les fixent et ils les mettent en pleine lumière. Nous apprenons à l’esprit à être logique ; ils apprennent à l’âme à être harmonieuse. Nous donnons le repos à l’esprit dans une activité ordonnée, dans l’exercice ordonné et régulier de lui-même. Ils donnent le repos à l’âme dans l’harmonie active, mais non plus agitée, de ses instincts les plus nobles et de ses sentiments les plus purs ; et c’est-à-dire qu’ils lui permettent, qu’ils lui donnent l’occasion de se saisir, et c’est-à-dire qu’ils la mettent en possession d’elle-même. Nous rendons l’esprit à lui-même par notre maïeutique ; ils rendent l’âme à elle-même par la maïeutique qui leur est propre. L’âme se crée en se saisissant. Philosophes et artistes, nous l’aidons à se créer en l’excitant à se saisir. On nous appellerait les uns et les autres créateurs d’âmes, si la vraie créatrice de l’âme n’était l’âme même ; mais nous sommes au moins les démiurges de cette création-là. — Si artistes et philosophes sont quelquefois appelés divins, ce n’est qu’une hyperbole et non pas un mensonge. Ils sont relativement aux esprits et aux âmes, ces nébuleuses, les images très imparfaites et très affaiblies du grand accoucheur du Chaos.
Mais pour que les artistes soient ce que nous venons de dire, il faut qu’ils soient ce qu’ils doivent être, sous peine de n’être que des cuisiniers ; il faut qu’ils soient philosophes, philosophes en leur source pour ainsi dire, et en leurs assises, en tant que psychologues ; philosophes en leurs fins et en leur dessein, en tant que serviteurs de la morale ; et les voilà comme tout enveloppés de philosophie, et voilà tous les arts montrés comme n’étant qu’une branche, fleurie et éclatante, de la philosophie générale.
Nous honorerons donc les arts pourvu qu’ils soient vrais et non pas faux, pourvu qu’ils soient, pour ainsi parler, des créateurs d’âmes et non des désorganisateurs d’âmes, pourvu que l’artiste soit un philosophe exprimé par un poète et l’art une philosophie exprimée par une imagination. Nous honorerons les artistes quand ils réaliseront l’ordre dans les âmes, en commençant, ce qui probablement est nécessaire, par le réaliser dans leurs œuvres.
Par exemple, il faut savoir que l’œuvre d’art doit être non seulement un tout mécaniquement bien ordonné, mais un organisme, un être vivant : « Tout discours doit, comme un être vivant, avoir un corps qui lui soit propre une tête et des pieds, un milieu et des extrémités exactement proportionnés entre elles et dans un juste rapport avec l’ensemble1. Il ne faut pas que l’œuvre d’art soit
pareille à l’épitaphe du roi Midas : “Je suis une vierge d’airain ; je repose sur le tombeau de Midas — Tant que l’eau coulera, tant que les grands arbres verdiront — Debout sur ce tombeau arrosé de larmes — J’annoncerai que Midas repose en ces lieux” ; c’est-à-dire telle qu’on puisse indifféremment la lire en commençant par le premier vers, ou le dernier, ou le second, ou le troisième. »
Il faut que l’œuvre d’art réalise l’ordre dans la vie pour qu’elle puisse aider à se réaliser une âme qui vive d’une façon ordonnée.
Nous honorerons d’autre part les artistes qui aideront les philosophes à moraliser les hommes, ceux-là surtout qui auront ce mérite de pouvoir entrer dans l’éducation des enfants, ceux-ci ayant des âmes tendres dans lesquelles la sagesse ne peut être introduite qu’avec le secours de certains « enchantements ». — « L’éducation n’étant autre chose que l’art d’attirer les enfants et de les conduire vers ce que la loi dit être la droite raison et ce qui a été déclaré tel par les vieillards les plus sages et les plus expérimentés ; afin que l’âme des enfants ne s’accoutume point à des sentiments de plaisir ou de douleur contraires à la loi et à ce que la loi a recommandé, mais plutôt que dans ses goûts et ses aversions elle embrasse et rejette les mêmes objets que la vieillesse ; dans
cette vue on a inventé les chants, qui sont de véritables enchantements destinés à produire l’harmonie, l’accord dont nous sommes en quête. Et, comme les enfants ne peuvent souffrir rien de sérieux, il a fallu déguiser ses enchantements sous le nom de jeux et de chants et les leur faire accepter ainsi. À l’exemple du médecin qui, pour rendre la santé aux malades et aux languissants, mêle à des aliments et à des breuvages flatteurs au goût les remèdes propres à les guérir et de l’amertume à ce qui pourrait leur être nuisible, afin qu’ils s’accoutument pour leur bien à la nourriture salutaire et n’aient que de la répugnance pour l’autre ; de même le législateur habile engagera le poète et le contraindra même, s’il le faut, par la rigueur des lois, à exprimer dans des paroles belles et dignes de louange, ainsi que dans ses figures, ses accords et ses mesures, le caractère d’une âme tempérante, forte et vertueuse2. »
C’est à ces conditions que nous tolérerons et que nous honorerons le poète et l’artiste dans la république, et c’est-à-dire que nous leur rendrons, le service de les contraindre à être ce qu’ils doivent être et ce qu’ils sont en vérité, puisque, quand ils ne sont pas cela, ils ne sont rien et seulement s’imaginent être.
Cette brillante théorie de Platon sur les rapports de l’art avec la morale a de la beauté, comme il n’est pas besoin de le démontrer ; elle a même du vrai et beaucoup de vrai. Il me semble qu’elle n’a besoin que d’être un peu rectifiée, pour, être complètement acceptable et pour sortir, si l’on me permet de parler ainsi, son plein et entier effet. La vérité sur les rapports de l’art avec la morale me paraît être dans une classification des arts, qui tiendrait compte de l’objet particulier de chacun et du genre particulier d’attrait qu’il doit avoir, de plaisir qu’il doit procurer. — Partons de l’exemple qui est le plus familier à tout le monde, partons du genre dramatique. La foule exige très nettement du genre dramatique qu’il ne soit pas immoral, et même qu’il soit moral dans une certaine mesure et excite aux sentiments nobles. Pourquoi ? Pourquoi demande-t-elle au dramatiste ce qu’il est très évident qu’elle ne demande pas à un peintre ? Car jamais personne n’imaginerait de dire à Salvator Rosa : « Voilà un rocher qui n’a rien de moral », à un sculpteur : « Voilà un torse qui n’excite pas à la vertu », et à Rossini : « Voilà un andante qui n’a rien de purifiant » Cela serait trop absurde ; on n’y songe pas. Pourquoi cependant y songe-t-on quand il s’agit de poésie et particulièrement de poésie dramatique ?
Car, remarquez-le bien : on passe encore condamnation assez uniment quand il s’agit de littérature proprement dite. Il y a peu de personnes pour s’indigner de l’immoralité de La Fontaine ou de l’indifférence de La Fontaine à la morale ; mais dès qu’il s’agit de Molière on devient sévère et, d’autre part, quand il s’agit de prouver leur thèse du beau se confondant avec le bien, les Cousin s’écrient : « Voyez Corneille ! » D’où vient cette contradiction qui fait qu’à une extrémité de l’art on peut être amoral et qu’à l’autre extrémité il faut absolument être moral ou tout au moins tenir de la moralité un très grand compte ? Car il n’y a pas à se le dissimuler : la foule est exactement, sur ce point, de l’avis des Cousin : jamais on ne pourra lui faire adopter, accepter une pièce à tendances immorales ou peu morales.
Cela vient, ce me semble, de ce que le poète, et particulièrement le poète dramatique, — nous verrons plus loin pourquoi ce particulièrement, — peint des âmes et non pas des fleurs. Le but de l’art est de faire plaisir ; il n’en a pas d’autre. Seulement, selon les moyens qu’il emploie pour cela, et la matière qu’il emploie pour cela, il s’adresse à des parties très différentes de notre âme. Ce qui fait plaisir, c’est ce qu’on aime. Or nous aimons les choses les plus diverses : des sons, des couleurs, des formes, des âmes. Il est clair que les parfums n’ont pas pour nous le même genre d’attraits que les âmes ; et selon que l’artiste nous présente des formes, des sons ou des sentiments, il aura à poursuivre un genre très différent de beauté, d’attrait. Or l’attrait des sons ou des formes est plus matériel que l’attrait des sentiments. C’est une beauté presque toute matérielle que celle d’un dôme, d’un torse ou d’une poitrine. La foule donc, instinctivement, ne demande à l’architecte, au sculpteur et au peintre aucune sentence morale, parce que, si entêtée de morale qu’elle puisse être, il ne peut lui venir à l’idée de chercher dans un torse une maxime d’Épictète.
Mais les âmes ont un genre de beauté que n’ont pas les torses. Leur genre de beauté, et par conséquent leur attrait, est précisément dans la force morale. Quand la foule demande au tragique de belles suggestions morales, elle est donc très loin d’avoir tort ; elle a même parfaitement raison en tant qu’elle demande au tragique le moral, non parce qu’il est moral, mais parce qu’il est beau. En ce faisant, elle exige seulement que l’artiste lui donne le genre de beauté qu’il détient ou qu’il se fait fort de détenir.
Et si c’est particulièrement dans la tragédie que la foule a cette exigence, c’est qu’il est dans l’essence même de la tragédie de viser particulièrement cette beauté morale : elle peint l’homme sérieusement et dans des situations sérieuses et graves ; une vue grave et sérieuse sur les destinées de l’homme est comme impliquée dans la tragédie. Il y a des genres littéraires qui, tout littéraires qu’ils soient et non plastiques ou mélodiques, ne visent pas et n’ont pas à viser aussi directement ce genre de beauté. Un faiseur de descriptions est parfaitement libre de n’avoir aucune préoccupation morale. Je peins des rochers avec ma plume, dit l’un ; moi, des clochers ; moi, des corps d’animaux ; moi, des corps humains, disent d’autres. La foule ne se fâche point. C’est un autre genre d’attrait qu’on lui promet et qu’on lui donne. Si on le lui donne vraiment, elle est satisfaite. Un conteur même peut être amoral. « Je peins des tableaux de genre, dit-il ; des analyses de sentiments, à proprement parler, vous n’en verrez pas. Il y aura bien des sentiments, puisqu’il y aura des hommes ; mais nous n’insisterons pas là-dessus. Tout le genre d’attrait que je vous promets et que vous promet la manière et le ton de mes premières pages, c’est une peinture d’intérieur vraie, curieuse et un récit bien mené. Les sentiments ne seront que l’accessoire de cette affaire, et j’aurai soin de les donner très sommaires, très simples, peu analysés, pour que votre attention ne soit pas attirée de ce côté-là. » La foule accepte encore, quoique déjà un peu plus difficilement, parce qu’en somme ici il y a des hommes et que de les présenter, relativement à leurs âmes, si nonchalamment, c’est un peu introduire cette idée, ou cela implique cette idée, que les hommes ne sont que des marionnettes. Or ceci précisément est une idée morale ; et de grande conséquence, que l’auteur semble tenir pour acquise. Le talent de l’auteur sera de détourner le lecteur de la considération, de la préoccupation de cette idée-là.
Cependant que l’on peigne les hommes seulement par rapport aux situations où ils se trouvent engagés, le lecteur accepte encore cela. C’est peindre les hommes en tant que passifs, ce qu’ils sont en partie, en tant que choses, ce qu’ils ne laissent pas d’être. C’est un côté, et l’auteur prend les hommes par ce côté-là. Soit.
Quand il s’agit de poésie dramatique, les exigences et les susceptibilités morales de la foule sont tout de suite beaucoup plus grandes ; car ici ce sont enfin des sentiments, non seulement qui sont mis en jeu, mais qui sont le fond de l’ouvrage. Le public va exiger de la morale, une conclusion morale, une intention morale ou, au moins, je ne sais quel esprit général de moralité.
Cependant pour le poète comique il y a encore un biais, que voici. Il dit au public : Vous voulez rire. Vous avez raison ; car il y a un grand attrait dans les actions ridicules. C’est un attrait qui n’est pas très noble ; mais c’est un attrait vif et qui, même, en ses dernières conséquences, peut avoir son utilité, donc un attrait qui peut être sain. Soit. Vous voulez rire. Eh bien, je vais vous montrer des hommes qui feront des actes ridicules. Seulement, je vous connais, vous voudrez rire moralement. Cela veut dire que vous serez ici partagés entre deux tendances. Voyant des hommes agir, vous chercherez instinctivement le genre de beauté des hommes qui agissent : vous chercherez la beauté morale. Et voulant rire, c’est la laideur morale que vous chercherez en même temps. Il s’agit pour moi de satisfaire une de ces deux tendances, et, au moins, de ne pas blesser l’autre. Pour cela je m’engage à ne donner des ridicules qu’à ceux de mes personnages qui n’auront aucune beauté morale, et à ne donner aucun ridicule à ceux qui auront une beauté morale plus ou moins grande. De cette façon, vous aurez satisfaction des deux côtés : le genre d’attrait que contient en lui le ridicule, vous le trouvez dans les personnages que vous pouvez mépriser ; le genre d’attrait qu’a la beauté morale, vous le trouverez chez les honnêtes gens de ma pièce.
À la vérité, cela me gêne parce que cela n’est pas vrai : il y a de très honnêtes gens qui sont ridicules, et c’est ce que vous ne me permettez pas de vous montrer. Et il pourra m’arriver, parce que je suis très entêté de vérité, de peindre un honnête homme un peu ridicule (Alceste). C’est à mes risques et périls. Mais, en somme, ma loi, la loi de mon art, je la connais : la Comédie, par ce seul fait qu’elle peint des hommes et des hommes en tant qu’ils pensent et qu’ils sentent, tombe sous l’empire de la moralité et a à compter avec elle. Elle doit lui rendre cet hommage de ne peindre comme ridicules que des hommes bas. Elle doit déjà être très pénétrée, en son fond, de moralité, parce que c’est un art qui prend des hommes pour sa matière.
Il y a un autre biais : c’est de traiter la comédie comme on traite le conte ; c’est de prendre les hommes pour de simples marionnettes ; c’est d’écrire des farces. On ne demande pas de moralité à une farce, parce qu’il est bien entendu que ce ne sont pas des hommes, en vérité, qu’on a sous les yeux, mais des ombres d’hommes, dont les actes n’ont aucun sens profond, et qui ont des gestes plutôt qu’ils n’accomplissent des actes. Pleine fantaisie avec, seulement, la logique superficielle et extérieure propre à la fantaisie. L’écueil ici, dont a pâti Molière, c’est de laisser échapper quelques traits d’observation vraie, qui, ramenant le spectateur à un demi-sérieux, le ramèneraient infailliblement à des préoccupations de moralité et alors lui feraient prendre avec humeur soit l’absence de moralité, soit quelques atteintes légères à la morale.
Et enfin quand nous arrivons à la tragédie… Mais nous n’avons rien dit du poème épique. Occupons-nous-en un instant, comme nous nous sommes occupés du conte, et comme par opposition avec lui. Le poème épique étant un poème sérieux, le public exige de lui la beauté morale. Il veut que les beaux rôles y soient réservés à des personnages qui excitent l’admiration, dont la conduite puisse faire leçon. Il veut même que de l’ensemble de l’œuvre se dégage et se démêle une belle conception morale, au moins une belle vision morale. En certain temps il a été jusqu’à croire (au xviie siècle, au xviiie siècle) que les plus anciens poèmes épiques connus n’étaient que des récits inventés pour démontrer quelque chose, n’étaient que de vastes fables et de grands apologues établis en vue de mettre en lumière une grande vérité morale.
Cependant, parce que le poème épique est lointain, parce qu’il est légendaire, parce qu’il nous montre des personnages appartenant à une autre civilisation que la nôtre, surtout parce qu’il est un récit et qu’un récit met toujours plus loin de nous les personnages présentés que ne ferait un poème dramatique, la foule, encore que très sévère sur la moralité générale du poème épique, lui passe assez facilement quelques choses insuffisamment satisfaisantes à cet égard et se contente assez communément que le poème épique ne blesse pas les mœurs et fasse vivre des personnages d’une certaine élévation.
Et si nous revenons enfin à la tragédie, c’est ici que le public se montre le plus exigeant. Il se montre plus exigeant que partout ailleurs, parce qu’il a affaire à un poème épique sur la scène, à un poème épique placé sous ses yeux et le touchant de plein contact, et à un poème épique représenté par des hommes vivants, ce qui le rapproche encore et ce qui fait que le poème est comme mêlé au public et le public au poème. Dès lors, la foule devient, comme on sait, extrêmement susceptible, et elle exige que la beauté morale, d’une façon ou d’une autre, par la présence de personnages d’une haute moralité, ou par le dénouement, ou, ce qui n’est pas la même chose, par la conclusion, ou par l’esprit général de l’œuvre, ne soit pas absente et même soit assez nettement affirmée.
Qu’est-ce à dire ? Que la foule a cette vague idée que c’est la vie idéale qu’on lui présente par un aspect ou par un autre. Or elle n’admet pas la vie idéale sans beauté morale ou plutôt, pour elle, la beauté morale est le genre de beauté attaché aux actions sérieuses.
Or je trouve que la foule a parfaitement raison et qu’elle est en cette question bien plutôt profondément artiste que profondément morale. Elle est parfaitement, quoique confusément, dans la théorie de l’art pour l’art, c’est-à-dire de l’art pour le beau. Elle ne demande, en somme, aux artistes, que le beau. Elle ne demande à l’art que le beau. Seulement, et il n’y a rien de plus raisonnable et de plus conforme à la théorie elle-même, elle demande à chaque art le beau dont il est susceptible, dont il est capable, et auquel il s’applique. Aux arts qui ne font qu’imiter la nature, la nature n’ayant aucune moralité, elle demande le beau, mais nullement le beau moral : peinture, sculpture, architecture. À un art qui n’imite pas la nature, mais qui est destiné à agir sur la sensibilité par les sons et à nous mettre dans un état d’âme de tel genre ou de tel autre, elle ne demande que la beauté des harmonies et des mélodies, un peu inquiète déjà, cependant, puisque cet art remue, et profondément, la sensibilité, de la question de savoir si, ayant tel caractère, il n’y a pas danger qu’il ne nous énerve, nous alanguisse et nous rende faibles ; mais voilà tout, et les préoccupations ne vont pas au-delà. — Aux arts enfin qui peignent non plus la nature, mais des hommes, lesquels sont des êtres moraux et desquels la plus grande beauté est la beauté morale, la foule demande le genre de beauté dont ils sont susceptibles de par leur matière, et c’est toujours la beauté qu’elle demande et non autre chose, et c’est toujours l’art pour le beau qu’elle veut.
Seulement elle sait mettre ici des différences et des distinctions et, sachant bien qu’il y a autre chose dans l’homme que la beauté morale, et que les vices, les travers et les défauts ont leur attrait aussi et même leur beauté particulière, elle admet parfaitement que certains arts littéraires, que certains arts humains ne peignent pas la beauté morale et même peignent son contraire, mais à la condition que dès que l’art devient sérieux, cesse d’être badin, plaisant, railleur, ironique ou satirique, il vise tout de suite au beau moral et prenne plaisir à le mettre en lumière ; à la condition aussi que même dans les arts qui représentent les laideurs humaines on sente ou l’on puisse sentir une sourde aspiration au beau humain, c’est-à-dire au beau moral.
Et c’est pour cette dernière considération qu’aux artistes qui peignent l’homme bas ou l’homme médiocre, la foule ne demande pas d’être moraux, mais seulement de ne pas être immoraux : et c’est très juste ; car cette sourde aspiration vers le beau moral que la foule veut qu’on sente ou qu’on puisse sentir même dans les œuvres littéraires qui prennent les laideurs humaines pour leur matière, cette sourde aspiration, l’artiste permet qu’on la sente ou qu’on la suppose, pourvu qu’il ne soit pas formellement immoral ; il défend qu’on la sente et il interdit qu’on la suppose dès qu’il semble aimer les laideurs morales qu’il peint ; et la foule, dans la médiocrité de ses exigences sur ce point, mais dans le minimum d’exigences qu’elle a sur ce point, est précisément dans la mesure juste.
Et j’en reviens à l’affaire essentielle : d’un bout à l’autre de l’art l’homme n’exige de l’artiste que le beau ; mais il demande à chaque art le genre de beauté que, de par sa matière, il comporte.
On pourrait donc faire, je ne dirai pas du tout une hiérarchie, car il ne s’agit nullement de mettre les arts les uns au-dessus des autres ; mais une répartition et une classification des arts selon leur matière et, à cause de leur matière, selon le genre d’attrait plus ou moins matériel, plus ou moins immatériel qu’ils cherchent et aussi qu’ils procurent. Il y aurait les arts ou la beauté morale n’entre pour rien et où la recherche de la beauté morale serait même si vaine qu’elle en serait ridicule : arts plastiques : peinture, sculpture, architecture. Ici l’on démontrerait, ce qui serait assez facile, que l’artiste, quand il cherche à introduire dans son œuvre un élément moral, a une préoccupation étrangère à son art et qui peut être funeste à l’art. — Il y aurait les arts où le beau moral peut entrer pour quelque chose, pour plus ou moins ; d’où, du reste, il peut être absent : musique, danse, poésie descriptive, comédie, conte, roman. Ici l’on indiquerait qu’il suffit de n’être pas immoral, qu’il suffit de ne pas blesser la moralité, précisément parce qu’en la blessant on en rappellerait l’idée, bien plus fort qu’en lui faisant hommage et que, dès lors, le public ne tolérerait plus un ouvrage qu’il ne goûtait qu’en faisant abstraction de ses préoccupations morales et en les tenant pour étrangères au sujet. — Enfin il y aurait les arts où la matière étant l’homme et l’homme traité sérieusement, le beau moral est l’élément essentiel de l’œuvre : comédie élevée, poème épique, tragédie, éloquence religieuse, et ici on ferait remarquer que le problème moral n’est pas autre chose que le fond même de l’œuvre et que l’artiste et le psychologue moraliste se confondent.
Le tort de Platon est donc d’avoir parlé de l’art en général sans y faire les distinctions nécessaires. Je reconnais que, comme on fait toujours pour la clarté de l’exposition, j’ai un peu forcé les choses. J’en ai fait dire à Platon un peu plus qu’il n’en a dit. Il sent si bien lui-même qu’on ne peut pas dire de l’art tout entier ce qu’il en affirme, qu’il ne parle en général que des arts littéraires pour assurer qu’ils doivent être des serviteurs de la morale et qu’ils sont des dépendances de la morale. Il ne prend ses exemples, d’ordinaire, que dans les arts littéraires, et c’est moi qui lui ai fait dire, conformément du reste à sa théorie, que le sculpteur, le peintre et l’architecte doivent être des moralistes. Mais sa doctrine générale et très formelle contient pourtant cette conclusion, et rien ne montre comme le soin qu’il prend de ne pas aller tout à fait jusque-là, que sa théorie n’est pas juste de tout point et qu’il le sent.
Il a eu tort surtout d’affirmer, même en général, la théorie de l’art pour le bien et de ne pas s’en tenir à la doctrine, naturelle et de bon sens, de l’art pour le beau. C’est là qu’est le vrai et en même temps je voudrais avoir montré que c’est là que la moralité retrouve son compte aussi bien et même mieux que dans la théorie qui lui attribue tout, lui sacrifie tout et jette tout au pied de ses autels.
Car subordonner l’art à la morale, c’est d’abord proscrire ou exciter les hommes à proscrire tous les arts qui n’ont, de soi, aucun rapport avec la morale ; c’est ensuite imposer aux autres arts une gêne et une contrainte qui risque de les paralyser et stériliser ; c’est ensuite ne pas voir où il est très vrai que le beau rejoint le bien, à savoir dans les arts qui peignent la nature humaine considérée sérieusement et gravement.
Or ceci n’est pas seulement à considérer parce qu’il est juste, mais aussi parce qu’il est d’extrême conséquence. En effet, dire que le beau et le bien ne se rejoignent et ne se touchent jusqu’à paraître se confondre que dans la nature humaine considérée sérieusement, cela veut dire que la matière est immorale, que la nature est immorale et qu’il n’y a de moralité que dans l’homme ; et dans l’homme encore quand il se dépasse, quand il se surmonte, quand il s’élève au-dessus de lui-même. Et il n’y a rien de si important que cette idée, puisqu’elle est la morale elle-même.
La théorie de l’art pour le beau, avec, non pas cette correction, mais cette observation que le beau, quand il s’applique à l’homme, que le beau, quand on le cherche dans l’homme, mais seulement alors, se confond avec le bien et est le bien lui-même, cette théorie de l’art pour le beau, quand elle est complète, quand on n’en omet rien et quand on n’en omet pas précisément l’essentiel, est donc tout aussi morale qu’une autre et, ce me semble, plus morale que toute autre ne peut être. En mettant la moralité là où elle est, elle lui donne toute sa force ; elle ne permet pas qu’en la confondant avec autre chose on en oublie le caractère et on la dégrade ou, tout au moins, on la déclasse. Elle ne permet pas qu’à force de dire : « Tous les arts doivent être moraux », on s’habitue à considérer la morale comme une convenance, une décence ou une mesure de police. En mettant la morale très haut, c’est-à-dire chez elle, elle la divinise et l’impose fortement aux hommes.
Elle dit aux hommes : Vous êtes d’essence si particulière qu’on peut peindre et représenter de quelque façon que ce soit la nature entière sans avoir souci du bien et sans être amené à y songer. Mais dès que l’on vous représente, vous, on vous peint par les côtés par où vous ressemblez à la nature et alors, encore, on peut n’avoir pas souci de moralité ; ou l’on vous peint en s’appliquant à ce qui vous distingue de la nature et alors, en ne cherchant que le beau, on trouve le bien et on ne peut pas ne pas le trouver. Votre essence même est donc le bien, et vous n’êtes beaux que dans le bien. C’est votre façon d’être matière d’art. C’est votre manière de rayonner. Le beau naturel, c’est le beau. Le beau humain, c’est le bien. Le beau dans l’homme, c’est la splendeur du bien.
Il me semble que c’est ici la théorie sur l’art qui contient le plus de moralité.
Enfin, comme subsidiairement, Platon me semble encore avoir eu tort en ceci. Il veut formellement que l’artiste en travaillant ait une intention morale ; il veut même qu’on l’y contraigne. Or rien n’est contraire et comme hostile au travail artistique, rien n’est désastreux pour lui comme cette préoccupation. Le souci de moraliser est aussi funeste à l’artiste, qui n’a qu’à chercher le beau, que le souci de chercher le beau est funeste au moraliste et au prédicateur. Le souci de chercher le beau rend frivole le prédicateur et le souci de moraliser refroidit et paralyse l’artiste. Il l’écarte et de la vérité et de la beauté. Il fait qu’il poursuit deux buts et qu’il suit deux chemins, ce qui rend sa démarche incertaine, indécise et toujours lourde. Pièces à thèse, poèmes à thèses et peintures à thèses sont des thèses mal présentées et des œuvres d’art gauches. Et ce sont ainsi des ouvrages qui manquent tous leurs buts et principalement celui de moraliser.
Pourquoi le lecteur de tous les temps aime-t-il très peu qu’on l’endoctrine et qu’on prétende l’édifier par des œuvres d’art ? C’est certainement un fait. Le même homme, très honnête et droit et amoureux de vertu, qui aime les moralistes, qui aime les prédicateurs, qui admet très bien qu’on le prêche et qui même le recherche, ce même homme est ennuyé par une œuvre d’art qui prétend exciter à la vertu et qui montre trop que c’est là son but. « Je ne bâille pas au sermon ; je ne bâille qu’au pseudo-sermon. »
Pourquoi cela ? D’abord, peut-être, parce que cet homme a le sentiment de la distinction des genres et, s’il n’aime pas une comédie mêlée de drame, un poème épique mêlé de burlesque et un roman mêlé de dissertations, aime moins encore une tragédie qui est un traité de morale et veut chaque chose en son lieu et à sa place ; et c’est un sentiment qui n’est pas d’une grande profondeur ; mais qui est estimable : le sens de la distinction des genres et l’horreur de la confusion des genres est la marque d’un esprit droit.
Mais, de plus, il y a probablement dans cet homme un autre sentiment très juste. Nous n’aimons pas qu’on nous trompe, même dans de très bonnes intentions, et nous voulons qu’on joue franc jeu avec nous. Qu’on nous prêche, nous le voulons bien ; qu’on s’adresse à notre sentiment du beau, nous le voulons bien ; mais non pas qu’on nous prêche en feignant de ne vouloir que nous plaire et par un détour. Il y a là une petite supercherie, une petite mystification et une petite hypocrisie. C’est cette feinte si facilement démêlée qui nous déplaît. On a bien un peu prétendu nous tromper, on a bien un peu voulu se moquer de nous. On nous a pris pour des enfants. Oui, c’est précisément l’idée de Platon si magnifiquement traduite par Lucrèce. C’est le procédé des médecins enduisant de miel le bord du vase qui contient un remède amer. Mais précisément nous ne sommes pas des enfants et nous ne voulons pas être trompés.
Nolumus decipi
, même pour être sauvés. Nous préférons le breuvage amer présenté franchement et bravement, et nous ne voulons pas trouver les maximes d’Épictète dissimulées dans un roman.
Cette crainte et cette répulsion à l’endroit de la supercherie et cet amour des situations nettes me paraît la vraie raison du peu de goût qu’ont les hommes pour les œuvres d’art à intention moralisantes, plus ou moins secrètes, plus ou moins avouées. L’art ne doit pas être une sophistique, et ce procédé est une sophistique, une sophistique honnête, une sophistique digne de pardon, une sophistique respectable ; mais encore une sophistique, et qui indique chez celui qui l’emploie, soit peu de confiance dans ses talents d’artiste, puisqu’il a recours à d’autres ressources ; soit peu de confiance en la vérité, puisqu’il ne la montre qu’en la déguisant ou la parant ; soit peu de confiance et d’un côté et de l’autre.
Donc, à ce point de vue encore, Platon ne me paraît pas être dans le vrai. Goethe me paraît être beaucoup plus dans la vérité quand il dit : « Je ne me suis jamais occupé du résultat pratique de mes œuvres. Je suis porté à croire qu’elles ont fait plutôt du bien ; mais je n’ai pas visé à cela. L’artiste n’est tenu qu’à réaliser son rêve dans ses écritures. Il devient ensuite ce qu’il peut dans les imaginations des hommes. C’est à eux d’en extraire le bien et en rejeter le mal. Ce n’est pas à l’artiste de peser sur les consciences. Il n’a qu’à épancher son âme. »
C’est ceci même qui me semble la vérité et le bon sens.
Il reste, cependant, de toute cette théorie de Platon sur les rapports de l’art avec la morale, quelque chose assurément, et quelque chose qui me semble très considérable. Au fond, ce que Platon veut surtout, c’est que l’artiste se prenne au sérieux, c’est que l’artiste ait une morale et y tienne fort, et non seulement une morale générale, mais une morale professionnelle ; non seulement une morale en tant qu’homme, mais une morale en tant qu’artiste. Or, c’est une idée très juste et très importante. L’artiste a certainement, doit certainement avoir une morale particulière, une morale relativement à son art. Il doit être honnête homme d’une façon générale, comme tout le monde, et honnête homme spécialement et d’une façon particulière à titre d’artiste et quand il s’applique à son art. Voilà ce dont il n’est pas probable qu’on s’occupât ni qu’on s’avisât du temps de Platon, et voilà de quoi Platon s’est avisé et inquiété.
Seulement c’est sur la nature de cette morale particulière de l’artiste, c’est sur la nature de la morale de l’art qu’il s’est trompé. La morale de l’art est déterminée par une définition juste de l’art lui-même. L’art doit être défini la recherche du beau. La morale de l’art consistera à ne pas apporter dans l’art une autre préoccupation que la recherche unique du beau. Et voilà toute la morale de l’artiste en tant qu’artiste.
Et elle est très sévère sans qu’il y paraisse au premier abord. Elle lui interdit d’être un charlatan, un habile, un homme qui se demande d’où vient le vent, un serviteur de la mode, un amateur d’honneurs, d’argent et de succès ; elle lui défend même d’être moraliste autant qu’elle lui défend d’être immoraliste ; car si par un art voluptueux on peut viser à un succès très méprisable, par un art à intentions morales, on peut viser à un autre genre de succès, tout aussi méprisable, puisque ce qui est méprisable, c’est la recherche même du succès.
Cette morale défend à l’artiste, même et surtout, de chercher à plaire, et on pourrait aller jusqu’à dire que c’est cette dernière formule qui enveloppe toute la morale de l’art. L’artiste doit chercher à réaliser le beau et non pas à plaire, puisque celui à qui il s’agit de plaire peut très bien ne pas aimer le beau et aimer de fausses beautés. Donc l’artiste ne doit chercher, ni par orgueil à déplaire, ni, par goût de succès, à être agréable ; il doit être absolument indifférent à cette considération ; elle ne doit pas entrer un seul moment de tous dans son esprit. Quand les artistes littéraires de 1660 disaient tous : « le but de l’art est de plaire », ils avaient certainement raison de la façon qu’ils l’entendaient ; car ils voulaient dire plaire aux « honnêtes gens », plaire à « ceux qui ont le goût bon », etc. ; mais ils donnaient un mauvais mot d’ordre, parce que leur formule était inexacte. Le but de l’art n’est pas de plaire ; le but de l’art est de chercher le beau ; par conséquent, la morale de l’artiste lui commande, non pas de chercher à plaire, mais de chercher uniquement à se plaire. Se contenter dans la recherche du beau et ne pas chercher autre chose que se contenter dans cette poursuite, la morale de l’artiste est là.
Or ce n’est pas ce qu’a dit Platon, non ; mais enfin, qu’il ait vu que l’artiste avait, devait avoir, une morale professionnelle, cela amène ou peut amener au principe que je viens d’indiquer. Le dialogue suivant n’est pas de Platon, ce que j’ai toutes sortes de raisons pour regretter ; mais il est platonicien :
« … De sorte que tu ne vois aucune relation, aucun lien, encore moins aucune chaîne entre l’art et la morale ?
— Non, en vérité.
— Je proteste que tu en vois ; seulement ce n’est pas très distinctement, et mon métier, comme on te l’a peut-être dit, est de faire voir mieux ce qu’on voit déjà et d’amener à la précision où elles tendent les idées confuses.
— Interroge-moi donc, comme c’est ta coutume.
— Ma coutume est aussi de me laisser interroger.
— J’aime mieux que tu m’interroges.
— À ton aise, gracieux ami. Que se propose l’homme qui fait une statue ?
— Il se propose, ce me semble, de faire une statue.
— Tu as parfaitement raison ; et si tu réponds naïvement tu es dans le vrai ; et si tu prétends railler, tu te trompes. L’homme qui fait une statue se propose de faire une statue et il n’a pas tort de ne pas songer à autre chose. Cependant, tout en songeant surtout à cela, en quoi il a raison, ne se propose-t-il pas en même temps quelque autre chose ? Réfléchis un peu.
— Il se propose peut-être de gagner quelque argent.
— A-t-il raison en cela ?
— Il me semble qu’on ne peut guère lui donner tort.
— Sauf besoin pressant, pour quoi il faut toujours avoir, non approbation, mais indulgence, je lui donne tort de tout mon cœur, mon ami.
— Pourquoi cela ?
— Pour cette raison assez simple que s’il fait sa statue pour avoir de l’argent, il la fera avec impatience, trop vite et par conséquent fort mal.
— Il est probable que tu m’as surpris travaillant ainsi ; car tu es partout dans la ville et tu guettes en tout lieu comme un sycophante, du reste inoffensif et bienveillant ; et je suis donc forcé de te donner raison sur ce point ; mais l’artiste, quand il n’est pas en mauvais état de finance, travaille généralement pour les honneurs et pour la gloire.
— Sais-tu ce que c’est que les honneurs et la gloire ?
— Ce sont des biens communément très prisés, surtout ici.
— Ce sont des maux, très aimable ami ; car c’est pour les honneurs et pour la gloire que tant d’hommes ont jeté leurs concitoyens dans les pires infortunes et les plus épouvantables désastres ; et, pour une bonne chose peut-être et belle, que le désir des honneurs et de la gloire a fait faire, il en a fait faire mille très mauvaises et extrêmement laides. Sais-tu l’histoire, cher ami ?
— Quelque peu.
— Si tu la sais un peu, tu n’ignores nullement que le désir des honneurs et de la gloire est une peste qui demanderait plus d’un Esculape et l’ellébore des trois Anticyres pour la guérir. Quand tu me parles, donc, du désir des honneurs et de la gloire chez l’artiste, tu ne t’aperçois pas que tu le rabaisses… je t’étonne, mais je suis ici un peu pour cela et la science est fille de l’étonnement… que tu le rabaisses au degré des politiciens, des sophistes et des rhéteurs, pour lesquels je crois que tu n’as qu’une estime extrêmement modérée.
— Sans doute ; mais le désir de la gloire et des donneurs est différent chez le politicien et chez l’artiste.
— Pas autant que tu le crois ; car c’est aux mêmes hommes que l’un et l’autre demandent honneur et gloire et des mêmes hommes qu’ils les attendent, et si le désir de gloire est plus inoffensif chez l’artiste, il est aussi mauvais au fond, procédant des mêmes sentiments et du même état d’esprit et d’âme.
— Il se pourrait ; mais je crois que je n’ai pas bien dit, tout à l’heure, concevant confusément, et je te prie d’appliquer ton art à accoucher un peu mon esprit avec ta dextérité habituelle.
— Mais je le veux bien, quand bien même en me le demandant tu te moquerais un peu de moi, ce que j’ai toujours permis, à charge de revanche. Quand tu as parlé d’honneur et de gloire, sais-tu de quoi, en vérité et au fond, tu parlais ? Tu parlais simplement, ce me semble, du désir de plaire à tes concitoyens. Honneurs, gloire, cela se ramène à être cité, nommé, désigné du doigt comme un homme qui a fait des choses qui ont plu et qui plaisent encore. N’est-ce pas cela ?
— C’est certainement cela, et me voilà accouché. Je t’en remercie.
— Au fond donc, le but de l’artiste est de plaire, et la fin de l’art est de plaire, et l’œuvre d’art est faite pour plaire ?
— Évidemment, et il n’y a que cela.
— Je n’en crois rien du tout, mon très reconnaissant ami.
— Comment donc ?
— Mais ne vois-tu pas que si l’artiste songe à plaire, il ne s’inquiétera point de son goût à lui, mais du goût de ses concitoyens ?
— Il se pourrait.
— Non seulement il se pourrait ; mais il est inévitable. Et comme le goût de ses concitoyens est très mêlé, a du bon et du mauvais ; comme aussi il est très variable ; l’artiste d’une part devra mettre du bon et du mauvais dans son goût à lui, et d’autre part suivre l’humeur changeante de la foule, courir après ce qui s’appelle la mode, s’essouffler en cette poursuite. Je voudrais savoir, après qu’il aura mis dans sa manière de concevoir le beau la manière dont la foule le conçoit, et encore après qu’il aura mis successivement dans sa manière de concevoir le beau les façons successives et contradictoires dont la foule le conçoit, ce qui lui restera de son goût à lui et de sa vision propre ou de sa réminiscence personnelle de la beauté.
« Ajoute ceci : la perte de temps. Cet artiste, il aura dû : étudier le goût public, en lui-même, ce qui est possible, je crois, et dans les succès ou insuccès de ses confrères, l’analyser, le formuler, s’en faire une idée nette ; et puis il aura dû le suivre dans ses changements successifs et ses variations rapides et quelquefois déconcertantes. Et maintenant ce que je me demande, c’est quels moments lui seront restés pour travailler.
« Surtout je me dis que de vouloir contenter le goût public, c’est se détacher continuellement de soi-même et se fuir soi-même continuellement. Or l’artiste n’a pas trop de toutes ses forces pour ranimer en lui et raviver en lui les réminiscences de beauté qui lui sont propres, et son devoir d’artiste est précisément de se ramener en soi au lieu de se prêter à autrui. Reste donc qu’il se plaise à lui-même et non pas qu’il plaise aux autres. Le devoir de l’artiste est de se plaire, de créer une œuvre dans laquelle il se plaise. Le but de l’art n’est pas de plaire ; il est de se plaire en se réalisant, sans aucune autre préoccupation. L’artiste est un amoureux qui tire de lui-même l’objet de son amour et qui ne doit le tirer que de lui-même. À l’artiste qui était devenu amoureux de la statue sortie de ses mains un philosophe vint dire : « Sais-tu pourquoi tu aimes la statue que tu as faite ? C’est parce que tu l’aimais avant de la faire. »
« Voilà, mon cher amoureux du beau, ton seul devoir en tant qu’artiste. Aimer le beau de toute ton âme et n’aimer que cela. C’est ce qui te distingue des politiciens, des rhéteurs, et, du reste, de tous les hommes. Si les vrais philosophes et les vrais artistes s’entendent très bien ensemble, c’est qu’ils aiment les uns le bien, les autres le beau d’une manière désintéressée, et que les uns et les autres appellent les hommes à des jouissances désintéressées. Il n’y a pas entre le bien et le beau les rapports que beaucoup y voient ou veulent y voir ; mais il y a celui-là que je viens de te dire, et il ne laisse pas d’être assez étroit. »
Et ce n’est pas là ce qu’a dit Platon ; mais il faut reconnaître que sa doctrine, au moins par quelque endroit, mène à le penser et le suggère.
Pour ce qui est de l’ensemble de ses idées, ce que nous avons à retenir, c’est qu’il a essayé de toutes ses forces de faire rentrer l’art dans la morale, comme il essayait d’y faire rentrer toute chose, d’asservir l’art à la morale, comme il essayait de lui asservir tout, et que l’art qui ne se subordonnait pas à la morale, il le méprisait, comme il méprisait tout ce qui ne tendait pas à la morale au moins comme à sa dernière fin.
XI. La politique de Platon
Pour se reconnaître un peu dans les idées politiques de Platon, qui sont, il faut le confesser, les plus confuses du monde, il faut d’abord aviser celles qui sont historiques et non dogmatiques, qui ont trait à ce qui a été et à ce qui est et non pas à ce qui devrait être, qui constatent et qui analysent le constaté ; puis il faut démêler le principe ou le sentiment qui est la source de toutes les idées dogmatiques de Platon en politique ; puis aborder seulement alors ces idées dogmatiques elles-mêmes.
Sur l’origine des sociétés, Platon a cette idée de bon sens que les hommes ont dû être de tout temps en société parce qu’ils ont toujours eu besoin les uns des autres pour subsister. L’État est une nécessité humaine. « Ce qui donne naissance à la société, c’est l’impuissance où est chaque homme de se suffire à lui-même et le besoin qu’il éprouve
de beaucoup de choses. Il n’y a pas d’autre cause de la naissance de l’État social. Le besoin d’une chose ayant engagé un homme à se joindre à un autre homme et un autre besoin à un autre homme encore, la multiplicité de ces besoins a réuni dans une même habitation plusieurs hommes dans le dessein de s’entraider, et c’est à cette association qu’on a donné le nom d’État. »
Cet État primitif et voisin de la nature, ce qui veut dire voisin des premiers besoins, constitué par les exigences de besoins simples, est imaginé par Platon exactement comme il l’a été par Jean-Jacques Rousseau. C’était un État agricole et pastoral, très vertueux et très heureux : « Ceux d’alors, n’ayant aucune expérience d’une infinité de biens et de maux nés dans le sein de nos sociétés, ne pouvaient être méchants… La discorde et la guerre étaient bannies de presque tous les lieux du monde. Car, d’abord, les hommes trouvaient dans leur petit nombre un motif de s’aimer et de se chérir. Ensuite ils ne devaient point avoir de combats pour la nourriture, tous, à l’exception peut-être de quelques-uns, dans les commencements, ayant en abondance des pâturages, de quoi, pour lors, ils tiraient principalement leur subsistance : ainsi ils ne mangeaient ni de chair ni de laitage. De plus, la chasse leur fournissait des
mets délicats et en quantité. Ils avaient aussi des vêtements, soit pour le jour, soit pour la nuit, des cabanes et des vases de toute espèce, tant de ceux qui servent auprès du feu que d’autres ; car il n’est pas besoin de fer pour travailler l’argile ni pour tisser ; et les Dieux ont voulu que ces deux arts pourvussent à nos besoins en ce genre afin que l’espèce humaine, lorsqu’elle se trouverait dans de semblables extrémités, pût se conserver et s’accroître. Avec tant de secours leur pauvreté ne pouvait pas être assez grande pour causer entre eux des querelles. D’un autre côté, on ne peut pas dire qu’ils fussent riches, puisqu’ils ne possédaient ni or ni argent. Or, dans toute société où l’on ne connaît ni indigence ni opulence, les mœurs doivent être très pures ; car ni le libertinage, ni l’injustice, ni la jalousie et l’envie ne sauraient s’y introduire. Ils étaient donc vertueux par cette raison et aussi à cause de leur extrême simplicité qui les empêchait de se défier des discours qu’on leur tenait sur le vice et la vertu ; au contraire, ils y ajoutaient foi et y conformaient naïvement leur conduite. Ils n’étaient point assez habiles pour soupçonner, comme on le fait aujourd’hui, que ces discours fussent des mensonges et, tenant pour vrai ce qu’on leur disait touchant les Dieux et les hommes, ils en faisaient la règle de leur vie. C’est
pourquoi ils étaient tout à fait tels que je viens de les représenter. »
De ce rêve rétrospectif de Platon il faut retenir deux choses qui auront comme leur répercussion dans ces conceptions et constructions plus ou moins dogmatiques : la nécessité, pour qu’un État soit heureux, d’absence de richesse et d’absence de misère ; la nécessité, pour qu’un État soit heureux, qu’il soit endoctriné par des sages qu’on écoute et dont on ne se défie pas.
Et quel a pu être le gouvernement chez ces peuples primitifs ? Il a dû être, comme nécessairement, le patriarcat : « Il me semble que ceux de ces temps-là ne connaissaient point d’autre gouvernement que le patriarcat, dont on voit encore quelques vestiges en plusieurs lieux chez les Grecs et chez les Barbares. Homère dit quelque part que ce gouvernement était celui des Cyclopes. Ils ne tiennent point de conseil en commun ; on ne rend pas chez eux la justice. Ils demeurent dans des cavernes profondes sur le sommet des hautes montagnes, et là chacun donne des lois à sa femme et à ses enfants, se mettant peu en peine de ses voisins. »
Telle fut la première ébauche de gouvernement, et les choses durent rester longtemps dans cet état. Jusqu’à quel temps ? Très évidemment jusqu’à celui où, la population augmentant, les familles se touchèrent et par conséquent eurent besoin, pour régler leurs différends et mesurer en quelque sorte leurs droits, d’un gouvernement général, contrée par contrée, se superposant, pour ainsi dire, au gouvernement de chaque famille, lequel, du reste, subsistait toujours. Mais on comprend que ce gouvernement général, par le nombre toujours croissant, sans doute, de différends et de querelles, prenait jour à jour une autorité prépondérante, tous les yeux étant, pour ainsi parler, fixés sur lui, et tout le monde s’habituant à attendre de lui protection, défense et aussi commandement. Superposition, puis substitution, au moins partielle, d’un gouvernement de contrée au gouvernement domestique, telle est la marche naturelle et comme nécessaire des choses, de la chose politique, aux temps primitifs.
Ce gouvernement de contrée, quel était-il ? Il fut, semble-t-il, d’abord monarchique ou aristocratique ; — ensuite despotique ou démocratique.
Monarchie ou aristocratie, c’est le premier stade après le patriarcat ; despotisme ou démocratie, c’est le second. En voici la raison. Le patriarcat ne peut pas se transformer en despotisme ou en démocratie. La transition serait trop brusque. Elle serait abdication des chefs de famille. Or des chefs de famille, revêtus jusqu’à un certain moment d’une très grande puissance et ayant la tradition, le souvenir héréditaire de cette grande puissance, ne peuvent pas, sauf dans un grand cataclysme social, se résigner à ce qu’un seul homme commande dans la contrée ou à ce que tous gouvernent tous, c’est-à-dire, dans les deux cas, à n’être plus rien.
Mais, selon les cas, selon les dispositions morales de telle contrée ou de telle autre, le patriarcat peut très bien se transformer en monarchie modérée ou en aristocratie. Il se transformera naturellement et très doucement en aristocratie dans le cas où il y aura une assez grande uniformité de mœurs ; car alors les chefs de famille se réuniront, tiendront conseil, ne se heurteront pas les uns les autres très rudement, s’entendront sur les mêmes maximes et sur les mêmes règles ordinaires de conduite, ne sentiront nullement le besoin d’un arbitre qui les départage et resteront ainsi, longtemps, à gouverner en commun par délibération pacifique, et ce sera une aristocratie.
Mais s’il y a d’assez grandes différences de mœurs dans la population de la contrée supposée, si les familles ont reçu de leurs ancêtres des principes différents touchant le culte des Dieux et les rapports sociaux ; si celles-ci montrent des mœurs plus douces et celles-là des mœurs plus rudes selon le génie des parents qui gravaient leur caractère et leurs penchants dans le cœur de leurs enfants et des enfants de leurs enfants, alors il y a de grandes chances pour que la nécessité s’impose d’un pouvoir confié à un seul homme qui domine toute la situation et qui ait le dernier mot dans les délibérations assez violentes qui devront avoir lieu.
Cependant cette subordination des chefs à une sorte de grand chef ne pourra pas être, pour les raisons données plus haut, l’abdication complète ni même la demi-abdication des chefs, et nous aurons un roi limité en ses pouvoirs par l’assemblée des chefs de famille, et c’est-à-dire que nous aurons, sous une forme ou sous une autre, la monarchie tempérée.
Les choses telles, c’est-à-dire en monarchie tempérée ou en aristocratie, peuvent durer fort longtemps ; mais il est naturel et presque nécessaire que la monarchie se transforme en despotisme et l’aristocratie en démocratie, le despotisme n’étant que la royauté confirmée et affranchie, la démocratie n’étant que l’affaiblissement de l’aristocratie, et ceci étant tout naturel que la royauté se renforce et que l’aristocratie s’affaiblisse.
La royauté se renforce parce que ce qui est un a en soi une force concentrée qui, sauf accident, ne peut que s’accroître. L’aristocratie s’affaiblit parce que, pour qu’elle ne s’affaiblît pas, il faudrait qu’elle eût dans cent ou deux cents familles la suite de pensées, de maximes, de principes, de traditions, de sentiments énergiques qu’a ou peut avoir une famille seule, et ceci même peut arriver, mais ne laisse pas d’être rare.
La marche naturelle des choses est donc que l’on commence par le patriarcat ; — que l’on continue soit par la monarchie tempérée, soit par l’aristocratie ; — que l’on finisse soit par la monarchie absolue, soit par la démocratie pure.
Et de là vient qu’en Grèce, par exemple, il n’y a, au temps où parle Platon, à très peu près, que des républiques démocratiques ou des tyrannies. Il faut songer, du reste, quoique Platon semble s’en être peu souvenu au cours de ses expositions dogmatiques, que les gouvernements sont affaire de climats et dépendent essentiellement de la nature du sol et de la nature du ciel et de la nature, quelles que puissent être les causes, de la race. « Il ne faut pas oublier que tous les lieux ne sont pas également propres à rendre les hommes meilleurs ou pires et qu’il ne faut pas que les lois soient contraires au climat. Ici les hommes sont d’un caractère bizarre et emporté, à cause
des vents de toute espèce et des chaleurs excessives qui règnent dans le pays qu’ils habitent ; ailleurs, c’est la surabondance des eaux qui produit les mêmes effets ; ailleurs encore, c’est la nature des aliments que fournit la terre, aliments qui n’influent pas seulement sur le corps pour le fortifier ou l’affaiblir, mais aussi sur l’âme pour y produire les mêmes effets. De toutes les contrées, les plus favorables à la vertu sont celles où règne je ne sais quel souffle divin et qui sont tombées en partage à des divinités locales qui accueillent toujours avec bonté ceux qui viennent s’y établir. Il en est d’autres où le contraire arrive. Le législateur habile aura égard dans ses lois à ces différences après les avoir observées et reconnues autant qu’il est donné à un homme de les reconnaître. »
Telles sont les principales idées de Platon quand il considère objectivement les choses sociologiques, la marche naturelle des affaires publiques et des changements qui arrivent dans les empires. Quand il parle de ces mêmes choses en théoricien et en homme qui voudrait fonder ou réformer et qui recherche par conséquent les meilleures formes possibles de gouvernement ou de législation, si nous nous demandons quel est le principe général ou le sentiment général qui domine toutes ses pensées et qui les inspire, nous trouverons, je crois, qu’il a et un sentiment dominant et un principe dominant, toujours ou presque toujours présents dans son esprit, très forts tous les deux, auxquels il tient ou qui le tiennent également, et dont il faut tenir compte avec une égale considération.
Le sentiment, c’est quelque chose comme la haine des Athéniens ou une profonde irritation contre les Athéniens ; — le principe, c’est l’amour et le culte de la justice.
Les Athéniens ont le plus mauvais gouvernement du monde et sont enchantés de ce gouvernement. C’est pour cela qu’ils sont sur le penchant de la ruine et même peuvent être considérés comme ruinés. Qu’est-ce qu’on peut appeler et qu’est-ce qu’on doit appeler le plus mauvais gouvernement du monde ? C’est sans doute le gouvernement qui est le contraire même du gouvernement, comme on appelle le plus mauvais homme du monde celui qui est le contraire de l’homme et qui est une brute, soit par sa férocité, soit par sa bêtise. Or le gouvernement d’Athènes est le contraire d’un gouvernement ; car gouverner est sans doute un art ou une science. Si c’est un art, il y faut de la compétence comme pour faire une statue ou un temple ; si c’est une science, il y faut de la compétence aussi, comme pour résoudre un problème. Le gouvernement d’Athènes est un gouvernement qui n’a qu’un principe et qu’un souci, c’est d’exclure et d’éliminer la compétence. Le gouvernement d’Athènes consiste essentiellement à écarter du gouvernement ceux qui peuvent avoir la science du gouvernement ou l’art de gouverner.
La science ou l’art de gouverner est nécessairement inconnu de la multitude, qui ne connaît rien ; la science ou l’art de gouverner est même inconnu du « grand nombre » qui connaît peu de chose et donc qui ne connaît pas la plus difficile des sciences. Le gouvernement d’Athènes est donc la volonté de confier un travail à quelqu’un qui ne sait pas le faire ; c’est l’incapacité intronisée ; c’est le triomphe de l’incompétence ; c’est l’incompétence déclarée compétente à l’exclusion de toute compétence. C’est un gouvernement antigouvernemental, pareil à ce que serait une science qui se déclarerait antiscientifique. C’est un pur contresens, un pur non-sens et même un peu un monstre.
Dans nos recherches sur le meilleur ou les meilleurs des gouvernements nous serons toujours guidés, au moins, par cette idée négative que le gouvernement démocratique est le pire des gouvernements et que tout ce qui s’en écarte a chance d’être bon et que tout ce qui n’est pas lui est meilleur que lui. C’est au moins une pierre de touche. Platon ne sera jamais aveuglé par son patriotisme.
Pour tout dire, il faut reconnaître, ce que l’on constate, du reste, avec plaisir, qu’il parle quelquefois des Athéniens avec bienveillance. Il lui arrive de faire l’éloge du passé glorieux d’Athènes. Il fait même, comme nous l’avons déjà noté, celui du caractère des Athéniens, et il le place très galamment dans la bouche d’un étranger : « J’ai toujours pris parti, dit le Lacédémonien Mégille, pour les Athéniens contre ceux qui en parlaient mal et j’ai toujours conservé pour Athènes toutes sortes de bienveillances. Votre accent me charme, et ce qu’on dit communément des Athéniens que, quand ils sont bons, ils le sont au plus haut degré, m’a toujours paru véritable. Ce sont en effet les seuls qui ne doivent pas leur vertu à une éducation forcée [comme on pourrait le dire des Spartiates] ; elle naît pour ainsi dire avec eux ; ils l’ont comme un présent des dieux ; elle est franche et n’a rien de fardé…. »
Il y a du compliment dans ces paroles ; il y a aussi, ce me semble, de la sincérité. Aucun Athénien n’a été fâché d’être athénien. Platon n’a pas regretté de l’être. Il n’ignore pas que les Athéniens ont souvent un caractère charmant et qu’il fait souvent bon de vivre avec eux. Il ne les déteste presque que comme hommes politiques. Au fond, il les considère comme des enfants aimables, turbulents, légers et parfois cruels, absolument incapables de se gouverner sensément.
Mais sur ce dernier point il est ferme. A priori et a posteriori, le pire des gouvernements est le gouvernement d’Athènes ; et Platon aura quelque bienveillance pour toute espèce de gouvernement, à la condition qu’il ne ressemble pas à celui-ci. On peut compter là-dessus. Maxime secrète de Platon en fait de politique : « Pourvu qu’on ne soit pas comme à Athènes, on n’est point absolument dans le faux. »
À côté de ce sentiment dominant, Platon a aussi un principe général qui l’accompagne pareillement dans ses recherches ; c’est, comme nous avons dit, l’idée de justice.
Il est bien certain que la justice est rationnellement le fondement même des États, puisque les injustes eux-mêmes sont forcés d’être justes entre eux. « Une association, une armée, une troupe de brigands, une compagnie de voleurs, ou toute autre agrégation de même nature ne pourrait réussir dans ses entreprises injustes si les membres qui la composent violaient les uns à l’égard des autres toutes les règles de la justice ; parce que l’injustice ferait naître entre eux des séditions, des haines, des combats, au lieu que la justice entretiendrait entre eux la paix et la concorde. Si c’est le propre
de l’injustice d’engendrer des haines et des dissensions partout où elle se trouve, elle produira sans doute le même effet parmi tous les hommes quels qu’ils soient et les mettra dans l’impuissance de rien entreprendre en commun. »
La force de cohésion des sociétés, la force d’agrégation des agrégats, dans leur essence, on voit que c’est la justice.
Rien n’a été plus discuté que cette question-là en tous les temps et particulièrement au temps de Platon. On a fait remarquer qu’enseigner le juste est, pour commencer, rendre un bien mauvais service à celui à qui on l’enseigne ; qu’il y a de grandes chances pour que le juste soit fouetté, torturé, aveuglé avec un fer rouge et finalement mis aux fers ou envoyé à la mort ; qu’au contraire le scélérat, comme disent les philosophes, c’est-à-dire simplement l’homme qui ne s’embarrasse pas de savoir si les choses sont justes ou injustes, tire avantage de tout, parce que le crime ne l’effraye point, qu’à quelque chose qu’il prétende, soit en public, soit en particulier, il l’emporte sur tous ses concurrents, qu’il s’enrichit, fait du bien à ses amis, du mal à ses ennemis, qu’il offre aux dieux des sacrifices et des présents magnifiques et se concilie bien plus aisément que le juste la bienveillance des hommes et des Dieux eux-mêmes.
On a fait remarquer aussi que les pères recommandent la justice à leurs enfants et les maîtres à leurs élèves, non en vue de la justice même, mais en vue des avantages qui y sont attachés et pour que ceux d’entre les citoyens qui ont le goût du juste s’attachent à eux et les honorent et les installent en dignités ; que, s’il en est ainsi, c’est bien plutôt l’apparence de la justice que l’on recommande aux enfants que ce n’est la justice elle-même ; et que, par conséquent, c’est une hypocrisie et une comédie ; et que, par conséquent encore, et ceux qui enseignent l’injuste et ceux qui enseignent le juste tendent au même but sous différents mots, c’est à savoir à faire et dresser des coquins habiles.
N’est-il pas vrai, du reste, à le bien prendre, que les dieux eux-mêmes enseignent l’injuste, puisqu’on les voit accumuler sur les honnêtes gens les maux et les disgrâces et favoriser les méchants d’une façon toute particulière et, comme dit Hésiode : « On marche à l’aise dans le chemin du vice ; la voie est unie ; elle est près de chacun de nous ; au contraire, les dieux ont placé devant la vertu les sueurs et les souffrances »
, si indifférents du reste à la vertu qu’ils se laissent corrompre et acheter par des présents, comme des politiciens ; et, comme dit Homère : « Ils permettent qu’on les
fléchisse par des sacrifices et des prières flatteuses ; et quand on les a offensés, on les apaise par des libations et des victimes. »
Et sans doute on dira que ce n’est pas aux prêtres qu’il faut demander leur avis sur ces choses, puisqu’ils sont de naïfs corrupteurs de la morale publique ; mais le spectacle même de la vie de tous les jours montre assez que les succès sont pour le coquin audacieux ou pour le coquin habile, pour celui qui ne tient pas compte de la justice ou pour celui qui en revêt adroitement l’apparence seule ; et qu’entre les deux le juste véritable n’a le succès ni de l’un ni de l’autre et n’est que malheureux et méprisé.
On peut donc se demander si la justice n’est pas autre chose qu’une invention de quelques philosophes, assez chimérique en soi et très dangereuse par les effets qu’elle peut produire.
À ces objections il faut répondre avant tout que ce n’est pas le succès personnel qu’il faut chercher, ni même qu’on a intérêt à chercher, mais le succès de la communauté, le bien de l’État, lequel du reste nous revient en bien personnel puisqu’il n’y a pas de bien comparable à celui d’appartenir à un État bien constitué et bien gouverné. Or, s’il est vrai que la justice est le fondement même d’une société, assertion que l’on n’a point réfutée, il reste très vrai que la justice est le bien que l’individu doit chercher avant toute chose.
Il faut bien se garder de l’erreur, ou de la faiblesse ou de l’hypocrisie des panégyristes ordinaires et médiocres du juste Ils disent que l’homme juste réussira. Ils disent : « Soyez justes, et tout vous sera donné par surcroît. » C’est faux, et peut-être même ils savent que c’est faux, et dans le premier cas ils sont bornés, et dans le second ils sont menteurs ou au moins ils ont une défaillance de sens moral. Il faut dire : « Soyez justes, et peut-être vous réussirez, peut-être vous ne réussirez pas, personnellement ; mais ce dont vous pouvez être assurés, c’est que vous ferez un État excellent, ce qui vous assurera un avantage inappréciable, fussiez-vous personnellement peu favorisés du sort ou de vos concitoyens, celui de vivre dans un État excellent. »
La justice, en effet, quand on l’analyse, en quelque sorte, c’est un état d’équilibre social, un état d’égale ou proportionnée répartition des forces. Ce qui est juste, c’est que chacun ait, en sûreté, ce qui lui appartient et n’en soit pas privé par la violence. D’abord ceci.
Mais ce qui est juste aussi, c’est qu’aucun des corps de l’État, magistrats, guerriers, négociants, artisans, n’empiète sur un autre corps ; car une profession est analogue à une propriété, et que le magistrat veuille faire l’œuvre du soldat et l’artisan celle du magistrat, on sent à cela un envahissement et une spoliation qui est comme une espèce de vol. Voyez-vous comme l’instinct de justice se confond avec l’instinct de bonne police et en est le fondement, ainsi que nous l’avons dit en formule générale ?
Remarquons que ce que nous disons d’un État bien ordonné, c’est ce que nous dirions d’un homme bien ordonné, et l’homme ordonné, c’est l’homme juste. L’homme juste est l’homme qui fait régner la justice, c’est-à-dire un juste équilibre en lui-même. Il a en lui plusieurs fonctions très différentes et qui, soit veulent empiéter et empiètent les unes sur les autres, soit se combattent les unes les autres. L’homme juste leur fixe des limites qu’il ne leur permet pas de franchir, et il les tient en équilibre et en concorde, et il les fait concourir les unes avec les autres pour son bien ou au moins pour sa paix générale. Tout de même l’homme juste, quand il s’applique à la cité, maintient l’équilibre social par un souci scrupuleux de donner à chaque force sociale la mesure d’exercice qu’elle doit avoir pour bien de l’État ; car cette mesure d’exercice ainsi fixée est son droit, et il est juste que ce droit soit assuré. L’homme juste fait ainsi une cité juste, sur le modèle de lui-même. L’homme juste est un homme équilibré, la cité ordonnée est une cité organisée par un homme juste. La cité doit reproduire l’harmonie d’une tête bien faite. Elle n’est réelle qu’à la condition d’être un cerveau réglé par l’instinct de justice et de juste répartition des fonctions et des efforts.
On peut confondre, on doit confondre l’idée d’ordre et l’idée de justice. Ce ne sont que deux formes de la même pensée. Ce qui est ordonné, c’est à quoi préside une idée de justice ; ce qui est juste, c’est que tout soit dans un bon ordre, ou dans un homme ou dans une ville. La justice veut l’ordre et l’ordre a besoin de la justice pour être autre qu’apparent, superficiel et artificiel. La bonne cité, aux yeux peu exercés et au premier regard, déjà bonne du reste réellement, mais pour un temps seulement, c’est la cité ordonnée ; la bonne cité pour qui sait voir, et qui doit rester telle indéfiniment, c’est la cité ordonnée selon la justice et par la justice. La justice, c’est la racine profonde et vivace de l’ordre.
Il existe une théorie, très en faveur auprès des sophistes, qui est précisément le contraire de celle-ci. C’est la théorie du droit de la force, ou plutôt c’est la théorie de la force niant le droit et s’affirmant comme règle des choses. Ceux qui sont dans ces idées raisonnent ainsi : La justice est une convention. C’est une convention par laquelle les hommes opprimés ont déclaré qu’il était mal que les forts s’attribuassent et pussent acquérir et conquérir en raison de leur force. En conséquence de cette déclaration, ils ont fait la loi et ont proclamé que ce qui était juste c’était ce qui est ordonné par la loi. Telle est toute l’origine et telle est toute l’essence de la justice. Ou elle a une essence mystique et une origine religieuse, ce qui serait difficile peut-être à prouver, ou elle n’est pas autre chose que ce que nous venons de dire. Elle est une convention et n’a pas d’autre autorité que celle d’une convention, d’un contrat, d’une manière de trêve de la force ou d’une manière de trêve entre des forces contraires. Il n’y a rien de respectable ni de sacré en une telle chose.
Si l’on veut encore, la justice est une cote mal taillée. Tout le monde convient en son for intérieur, et quand il n’est pas hypocrite, que c’est un bien de commettre l’injustice, c’est-à-dire d’agir selon toute sa force, et un mal de subir l’injustice, c’est-à-dire de se résigner selon sa faiblesse. Il n’est personne qui, intimement, ne soit convaincu de cela. Seulement il y a plus de mal à souffrir l’injustice qu’il n’y a de bien à la commettre. Ceci est possible et même vraisemblable. En conséquence, les hommes, ayant vécu longtemps selon la force, se sont à peu près entendus, surtout les faibles, mais même les forts, pour décider qu’on vivrait selon la loi, c’est-à-dire qu’on se priverait d’un grand bien, à savoir agir selon sa force et commettre l’injustice, mais qu’on se délivrerait d’un mal plus grand, à savoir subir l’injustice et se résigner selon sa faiblesse. Perte d’un côté, gain de l’autre, et gain plus grand que la perte. Du moins les hommes en ont jugé ainsi.
La justice est donc quelque chose « qui tient le milieu entre le plus grand bien, qui consiste à pouvoir être injuste impunément, et le plus grand mal, qui consiste à ne pouvoir se venger de l’injure qu’on a soufferte »
; étant estimé qu’il vaut mieux encore supprimer un mal que garder un bien et ne pas souffrir que jouir. « On s’est donc attaché à la justice, non qu’elle soit un bien en elle-même »
, et personne peut-être n’en a jugé ainsi ; « mais parce que l’impuissance où l’on est de nuire aux autres l’a fait regarder »
, conventionnellement et à titre de pis-aller, « comme telle »
.
Mais, au fond des choses et dans la vérité des choses, il n’y a que la force. Ce serait une espèce de folie à un homme « vraiment homme » que de pouvoir agir selon sa force, être injuste, pour parler comme la convention, et de ne pas le vouloir.
« L’homme de bien », comme vous dites, tout autant que le méchant, n’a qu’un désir, « acquérir sans cesse davantage, désir dont toute nature poursuit l’accomplissement comme d’une chose bonne en soi »
.
On voit donc bien ce que c’est que la justice. C’est une invention des faibles pour supprimer les forts en leur persuadant d’agir comme des faibles. C’est une convention, toujours désirée par les faibles, — et acceptée par les forts dans un moment soit de défaillance, soit de fatigue, soit de scrupule, religieux ou autre, soit de compétition entre forts, à quoi la loi des faibles mettait fin, soit de bon sens même, mais de bon sens médiocre et méprisable, étant donné qu’il est à peu près vrai que par la « justice » on supprime un mal et un bien et que ce bien est peut-être moins délicieux que le mal n’est rude. Mais enfin la justice est une convention, une fiction, un mensonge, une chose qui n’est pas réelle, puisqu’elle n’est pas dans la nature, et qui a été inventée par les faibles et acceptée par les forts.
Toute la loi du reste est cela et n’est rien autre chose. C’est une violation de l’ordre naturel. Il y a un ordre de la nature et un ordre de la loi. Selon l’ordre de la nature, le plus fort l’emporte et acquiert dans la mesure de sa force. Selon l’ordre
de la loi, il y a égalité, conventionnelle et factice, entre des êtres qui ne sont nullement égaux les uns des autres et qui sont tout étonnés, ou qui seraient tout étonnés, n’était l’accoutumance, de s’entendre déclarer tels. « Nous prenons dès la jeunesse les meilleurs et les plus forts d’entre nous ; nous les formons et les domptons, comme on dompte des lionceaux, par des discours pleins d’enchantements et de prestiges, leur faisant entendre qu’il faut s’en tenir à l’égalité et qu’en cela consiste le beau et le juste. Mais j’imagine que s’il paraissait un homme né avec de grandes qualités, qui, secouant et brisant toutes ses entraves, trouvât le moyen de s’en débarrasser, qui, foulant aux pieds vos écritures et vos prestiges et vos enchantements et vos lois toutes contraires à la nature, aspirât à s’élever au-dessus de tous et, de votre esclave, devînt votre maître ; alors on verrait briller la justice telle qu’elle est dans l’institution de la nature. Pindare me paraît appuyer ce sentiment dans l’ode où il dit que la Loi est la reine des mortels et des immortels. Elle mène, poursuit-il, avec soi la force et d’une main puissante la rend légitime
3
. J’en juge par les actions d’Hercule qui, sans les avoir achetés… Le sens est
qu’Hercule emmena avec lui les bœufs de Géryon, sans qu’il les eût achetés, sans qu’on les lui eût donnés, laissant à entendre que cette action était juste, à consulter la nature, et que les biens des faibles et des petits appartiennent au plus fort et au meilleur. »
C’est donc une morale, si l’on veut, mais c’est la morale des faibles et la morale des esclaves que celle qui se fonde sur l’idée de justice. La vraie morale, celle qui n’est pas une convention, celle qui est dans la nature et celle qui est la morale des hommes nobles, c’est le développement libre et énergique de la volonté de puissance : « Comment, en effet, un homme serait-il heureux s’il est asservi à quoi que ce soit ? Je vais te dire en toute liberté ce que c’est que le beau et le juste dans l’ordre de la nature. Pour mener une vie heureuse, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible et ne point les réprimer. Lorsqu’elles sont ainsi parvenues à leur comble, il faut être en état de les satisfaire par son courage et son habileté et de remplir chaque désir à mesure qu’il naît. C’est ce que la plupart des hommes ne sauraient faire, à ce que je pense ; et de là vient qu’ils condamnent ceux qui en viennent à bout, cachant par honte leur propre impuissance. Ils disent donc que l’intempérance est une chose laide, comme je
l’ai remarqué plus haut ; ils enchaînent ceux qui sont nés avec de plus grandes qualités qu’eux ; et ne pouvant fournir à leurs passions de quoi les contenter, ils font, par pure lâcheté, l’éloge de la tempérance et de la justice. Et, dans le vrai, quiconque a eu le bonheur de naître de parents rois, ou bien qui a assez de grandeur d’âme pour se procurer quelque souveraineté, comme une royauté ou une tyrannie, y aurait-il rien de plus honteux et de plus dommageable que la tempérance, lorsque des hommes de ce caractère, pouvant jouir de tous les biens de la vie, sans que personne les en empêchât, se donneraient à eux-mêmes pour maîtres les lois et les discours et la censure du vulgaire ? Comment cette beauté prétendue de la justice et de la tempérance ne les rendrait-elle pas malheureux, puisqu’elle leur ôterait la liberté de donner plus à leurs amis qu’à leurs ennemis ; et cela tout souverains qu’ils seraient dans leur propre ville ? Tel est l’état des choses dans la vérité, Socrate, après laquelle tu cours, à t’en croire. La mollesse, l’intempérance, la licence, lorsqu’il ne leur manque rien, voilà la vertu et le bonheur. Toutes ces autres belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que des extravagances humaines auxquelles il ne faut avoir nul égard. »
Et si l’on venait me répéter que tempérance et abstention constituent le vrai bonheur et que « ceux qui n’ont besoin de rien sont heureux »
, je dirai que ceci sans doute est une morale, mais la morale « des pierres et des cadavres »
.
Ne voit-on pas, à consulter sans parti pris et surtout sans hypocrisie les opinions des hommes, que la vie heureuse et, pour parler net, la vie normale est pour eux le déploiement large d’une volonté libre ? Les dieux, les héros, les rois sont-ils moraux, dans les histoires légendaires qu’on raconte en leur honneur ; sont-ils moraux, c’est-à-dire abstinents, tempérants, respectueux de la justice et de l’égalité entre les hommes ? Ils sont passionnés, volontaires et capricieux. Ce n’est pas à dire qu’ils soient méchants, et c’est encore une adresse sophistique des philosophes que donner toujours ce mot de méchant, qui a mauvaise couleur, pour équivalent et synonyme d’énergique et dépassionné ; ils ne sont pas méchants, ils ont des énergies et des puissances pour ce qu’on appelle le bien et ce qu’on appelle le mal, pour la bienfaisance et pour la destruction, pour la générosité et pour la vengeance. Ils sont de grandes et belles forces. C’est de ces grandes et belles forces et de leur déchaînement, sans frein de pusillanimité et sans entraves de vains scrupules, qu’est faite la
vie, et notre premier devoir, c’est de vivre ; le premier devoir d’êtres vivants, c’est de vivre. Il est difficile d’admettre une morale dont le premier précepte est l’imitation de la mort et dont l’ensemble des préceptes aboutit au suicide. Sous tous ces grands mots d’abstinence, de continence, de tempérance, de respect du droit, de justice, de sacrifice au bien commun, cherchez attentivement et même sans chercher beaucoup vous ne trouverez pas autre chose que ceci : le sacrifice de l’individu. Cela n’a pu être inventé que par des hommes si faibles qu’en vérité ils étaient tout près de cette demi-mort, de cette quasi mort qu’ils recommandaient comme la vertu même. L’idée de justice n’est que l’idée de faiblesse triomphant par artifice ou par un concours de circonstances. Ce n’est pas une idée vraie, puisque ce n’est pas une idée naturelle, puisque ce n’est pas une idée « dérivant de la nature des choses4 »
, et c’est une idée trop chargée de faiblesse pour que dans la pratique il s’ensuive de grandes et belles choses.
Et enfin, de cette morale fausse et de cette morale débile, faire le fondement d’une politique, c’est concevoir déjà une politique fausse aussi, débile aussi, antinaturelle, énervant et paralysant de parti pris les forces naturelles de l’humanité et en particulier du corps social.
Ainsi parlait Zarathoustra, qui s’appelait en ce temps-là Calliclès et qui du reste avait plusieurs autres noms harmonieux.
Platon lui répondait ou leur répondait à peu près de la manière suivante :
Tout cela est affaire de définitions, et il est bien possible que ce que vous appelez la vie soit une espèce de mort, et très analogue à la mort elle-même, et que réciproquement ce que vous appelez la mort soit la vie, et la vie concentrée et intense, si Ion peut ainsi parler. C’est le mot d’Euripide : « Qui sait si la vie n’est pas pour nous une mort et la mort une vie ? »
Entendez : qui sait si ce qui vous semble la vie n’est pas la mort même ? Cet homme à belles passions et à beaux caprices me fait l’effet à moi, comme à un poète sicilien, je crois, non pas d’une magnifique force de la nature, comme vous dites, plus en poète, vous aussi, qu’en philosophe, mais tout simplement d’un tonneau percé.
Cette partie de l’âme où résident les passions et qui est intempérante, comme vous dites vous-même, c’est-à-dire qui ne sait rien retenir, est bien un tonneau percé, qui est avide, qui est insatiable et qui laisse échapper tout ce qu’il reçoit à mesure qu’il le reçoit et croit le saisir. Le passionné est un homme qui puise de l’eau ou du vin dans un crible. Il croit boire la vie et il la fait passer à travers lui, pour ainsi parler, sans la sentir. Et c’est là ce que vous appelez une force ? Ne voyez-vous pas que c’est une faiblesse, une impuissance et par conséquent quelque chose de très analogue à la mort ? En dernière analyse, c’est une illusion.
Il est assez naturel à l’homme, à l’homme peu réfléchi surtout, de prendre ses faiblesses pour des forces, parce qu’il prend les désirs pour des activités. Ne serait-ce pas une erreur ? Le désir est une instabilité, une impatience, une démangeaison et par conséquent une maladie, et la vie toute en désirs est une suite de maladies qui fait de l’homme, sinon un mort tout à fait, du moins un éternel moribond. Il me semble bien que la force se mesure à l’effort, se sent dans l’effort, prend conscience d’elle-même dans l’effort, se définit même, à proprement parler, par l’effort, et que, par conséquent, s’il faut un plus grand effort pour vaincre les passions que pour les suivre ; et si même, ce qu’on m’accordera, il en faut beaucoup pour les vaincre et il n’en faut aucun pour s’y abandonner, l’homme fort est celui qui contient et réprime ses passions et non pas celui qui se laisse mener par elles.
D’où il suit que l’abstinence, la tempérance, le respect du droit, l’instinct de justice et l’instinct de sacrifice sont des forces, comme je dis, et non pas des faiblesses, comme vous dites.
Je sais bien, et c’est ce qui vous permet de vous livrer à vos sophismes, je sais bien qu’il y a une manière d’être juste et une autre manière de l’être. Il y a une manière passive. Tels hommes sont abstinents, tempérants et respectueux des droits d’autrui et même des empiétements d’autrui, par timidité. Ce sont de bonnes bêtes de troupeau. Je le reconnais. Mais qui vous dit que ce soit ceux-ci que j’approuve et que je donne pour modèles ? L’homme qui est selon mon cœur, c’est bien le vôtre ; c’est bien l’homme digne du nom d’homme, comme vous dites très bien, c’est bien l’homme à passions fortes et à fortes volontés, mais qui, par raison et vue nette du bien, supprime ses passions ou les tourne du côté du bien et fait servir au bien, met au service du bien et non au service de ses caprices toute la puissance de ces volontés.
Ou encore, si vous voulez, il y a trois classes d’hommes : les timides et pusillanimes, et je dis comme vous que ce sont des faibles ; — les vigoureux et audacieux, qui ne songent qu’à développer leur puissance et qu’à satisfaire leurs passions, et vous dites que ce sont des forts, et je dis que ce sont des faibles et les plus faibles de tous, et c’est ce que je viens de prouver ; — et enfin il y a les hommes à passions vives et à volonté énergique, qui mettent tout cela au service du bien, qui luttent pendant toute leur vie et contre leurs ennemis du dedans, qui sont leurs passions mauvaises, et contre leurs ennemis du dehors, qui sont les hommes à passions mauvaises ; et voilà pour moi les seuls hommes forts.
Et quand vous me dites que seuls les hommes forts doivent commander dans la cité, je suis parfaitement de votre avis, mais avec ma manière de comprendre, et je trouve que vous avez raison au fond, mais en vous trompant sur la définition de la force. Pour moi, la force, c’est précisément l’idée de justice assez vive pour devenir la passion de la justice. C’est cela qui est la force d’un homme et la force d’un État. J’identifie la force et la justice, et à cette condition on me fera très bien dire que tous les droits et toutes les autorités doivent être à la force.
Si l’on préfère, et pour moi ce sera tout à fait la même chose, je vois séparément la force et la justice ; seulement j’estime que la force, tant qu’elle ne s’unit pas à la justice, n’est pas une force, et même est une faiblesse et une impuissance ; et que, dès qu’elle se joint à la justice, elle est une force vraie ; et par conséquent c’est encore la justice qui est la force, puisqu’elle est la vertu d’efficacité de la force elle-même. Vous justifiez la force et vous dites que je voudrais fortifier la justice. En langage commun, c’est à peu près cela. En langage platonicien, ce n’est pas cela tout à fait. Ce qu’il faut dire, c’est ceci : Vous justifiez la force et moi je ne songe pas à fortifier la justice ; mais j’affirme que c’est la justice qui fortifie la force. Il en résulte une parfaite identité entre la force et la justice, puisque la force sans la justice est une impuissance.
Voilà ce que j’ai à répondre sur le fond des choses. Pour ce qui est de cette idée particulière que ce sont les forts qui doivent commander dans la cité et que la justice est une fiction qui a été inventée par les faibles pour intimider et museler les forts, je répondrai que je ne comprends guère cette logomachie ; car enfin qu’entend-on bien par les forts ? Les forts, ce sont sans doute ceux qui peuvent imposer leur volonté. Eh bien, les forts, ce sont les plus nombreux ; car il est incontestable que dix hommes sont sûrs d’en battre un. Par conséquent, c’est la foule qui doit commander, par application exacte et formelle de la théorie de Calliclès. Si le droit est à la force, il est au nombre. Il n’y a pas de théorie plus précisément démocratique que la théorie prétendument aristocratique et soi-disant aristocratique de Calliclès.
On pourra dire que bien longtemps et dans beaucoup de pays encore à présent la foule, quoique étant le nombre et par conséquent la force, s’est laissée conduire et même opprimer par « les grands », à tel point que cela semble d’ordre naturel. Mais dès que la foule veut commander, d’après les théories de Calliclès, de ce moment même elle en a le droit, parce qu’elle est une force qui se sent force, par conséquent une force vraie. Auparavant elle était une force latente, et c’est dire qu’elle n’était pas une force. Elle laissait dormir son droit. Ou plutôt elle n’avait pas de droit, n’étant pas véritablement la force. Dès qu’elle se sent comme force, du même coup elle a le droit. Elle crée son droit dès qu’elle en a l’idée, puisqu’il ne lui manquait que d’en avoir l’idée pour le posséder.
Donc le droit, c’est la force ; la force, c’est le nombre ; le nombre a raison. Que la foule gouverne et que les « meilleurs » obéissent ; que la foule soit tout et que les meilleurs ne soient rien ; voilà la conclusion irréfutable de la doctrine aristocratique de Calliclès ; ou plutôt ce n’en est même pas la conclusion plus ou moins éloignée, plus ou moins proche ; c’est ce qu’elle affirme dès son premier mot si son premier mot a un sens.
Mais voici les distinctions et les discriminations, à quoi l’on pouvait s’attendre. On me dit : « Par les plus forts il ne faut pas entendre ceux qui ont à leur disposition le plus de force brutale ; il faut entendre les plus distingués, les plus savants, les plus compétents, les plus courageux, ceux enfin que la langue a qualifiés d’un seul nom et du nom qui leur convient : les meilleurs. »
Fort bien. L’excellence est en effet une force. Mais de quelle excellence me parlera-t-on bien ? Car il y en a de plusieurs sortes et d’une infinité de sortes. Il y a l’excellence de l’artiste. Un sculpteur ou un peintre est excellent, est aristos par comparaison à un foulon, à un cordonnier et encore plus à quelqu’un qui ne fait rien du tout. Lui confiera-t-on pour cela l’administration de la république ? Le bon sens répond que non. Mais, s’il vous plaît, cette concession est importante. C’est donc à une excellence particulière qu’il faut se ramener et qu’il faut s’adresser ? C’est donc d’une excellence particulière qu’il faut faire état pour savoir à qui l’on confiera les destinées publiques.
Mais de laquelle ? De celle de l’athlète, du musicien, du poète ou de l’orateur ? De l’orateur plutôt, me répondez-vous. Pourquoi ? L’orateur est-il autre chose qu’un artiste littéraire, qu’un artiste en mots, en phrases, en périodes et en cadences ? Est-il autre chose qu’un poète en prose ? On me dira : Comme forme, oui, mais non pas comme fond. Fort bien ; mais de quel fond parle-t-on ? Veut-on dire que la forme d’un orateur, c’est son style, et que le fond d’un orateur, c’est sa connaissance des affaires publiques ? Nous y voilà. Parfait ! Mais qu’est-ce que c’est que la connaissance des affaires publiques ? C’est la connaissance de ce qui peut mener à bien les destinées d’un peuple. Eh bien, ce qui peut mener à bien les destinées d’un peuple, c’est la justice. C’est la justice telle que je l’ai définie, à savoir le sens de l’équitable d’abord et ensuite le sens de l’ordre et de la juste distribution des charges et des devoirs et des droits et des fonctions. De sorte que nous voilà revenus à ce que j’avais dit tout d’abord, qu’il faut organiser l’État selon la justice et le faire gouverner par ceux qui la connaissent et qui l’aiment.
Nous y sommes revenus par un long détour ; mais rien n’était plus utile que ce détour ; car par lui nous avons appris à reconnaître une chose, c’est qu’on peut accepter la théorie de la force, pleinement, quand on est partisan de la théorie de la justice, et c’est qu’il y a identité entre ces deux doctrines quand on va au fond des choses. De même que nous avons accepté que l’homme fort a son droit, oui, parce que le véritable homme fort c’est l’homme juste ; de même nous acceptons que la cité soit dominée par la force, oui ; par les hommes forts, oui ; parce que les seuls hommes forts sont les hommes justes ; parce que la force en choses d’organisation, de législation et d’administration, c’est la compétence, et que la compétence en pareille matière, c’est l’esprit de justice.
La théorie de la force n’est donc point le contraire de la théorie de la justice ; bien comprise, elle s’y ramène ; bien débrouillée dans l’esprit de ceux qui en sont partisans, elle s’y ramène ; bien accouchée, elle s’y ramène, se confond avec elle et s’y perd.
D’où vient cela ? C’est qu’en soi la doctrine de la force n’est pas l’antipode de la doctrine de la justice ; elle en fait partie. Et c’est précisément pour cela que les partisans de la force semblent avoir raison. Ils ont raison par-delà leurs idées ; mais ils ont raison. Ils ont raison en ce sens que leurs idées, poussées à l’extrême et beaucoup plus loin qu’où ils les voient, sont la vérité. Ils ont raison en ce sens que la force conçue populairement, grossièrement, c’est l’anarchie ; mais que la force conçue après réflexion, vous venez de le voir, c’est la compétence, c’est l’ordre résultant de cette compétence et c’est la justice, qui se confond avec cette compétence même et qui la constitue.
Regardez les peuples dans leurs relations les uns avec les autres. Qui est celui qui l’emporte ? Ce n’est pas le plus fort au sens grossier du mot, c’est-à-dire le plus nombreux ; c’est le plus fort au sens moral : c’est le plus sobre, le plus patient, le plus exercé et le mieux organisé, c’est-à-dire, au sens large que j’ai donné à ce mot, le plus juste ; et il est juste aussi qu’il l’emporte et qu’il triomphe.
— Mais il est injuste qu’il opprime !
— Très certainement !
— Eh bien, dans l’oppression qu’il fait subir au peuple, même moins bon que lui, il y a une iniquité, qui fait que le peuple meilleur devient immédiatement moins bon que le peuple vaincu, et ici nous sommes bien en présence de la force, moins la justice, triomphant et continuant de triompher, et toute votre théorie s’écroule.
— Point du tout ; car de deux choses l’une : ou le peuple meilleur, après avoir vaincu le peuple moins bon, ce qui est juste, rendra le peuple moins bon semblable à lui-même par une administration intelligente et bonne et fraternelle, et le peuple moins bon se fondra avec le peuple meilleur et ce sera le triomphe de la justice au lieu d’en être le scandale ; — ou le peuple meilleur exploitera indignement le peuple vaincu, et alors, dans ce peuple sujet et mal administré, il aura une faiblesse et non une force, une faiblesse qui lui sera très dommageable pendant longtemps et funeste et ruineuse et mortelle à un moment donné, et ceci encore sera une revanche et un triomphe de la justice ; et tout me ramène à croire que la justice a toujours le dernier mot.
Il me semble donc que là même où il n’y a, je le reconnais, que la force qui règne, c’est à savoir dans les relations de peuple à peuple, une justice encore domine, plus lente seulement, mais aussi plus sévère, plus rude et plus terrible ; et qu’en définitive, c’est la justice qui plane sur le monde.
Ce qui est vrai des peuples est vrai des partis. Celui qui veut gouverner selon l’injustice et d’après la force brutale peut triompher, cela se voit tous les jours ; mais en triomphant il affaiblit la patrie, parce qu’il contrevient à cette loi qui est que la cité ne vit que de justice ; et en affaiblissant la patrie, il s’affaiblit lui-même très rapidement, et dès lors de deux choses l’une encore : ou il affaiblit tellement la patrie qu’elle disparaît devant un peuple meilleur, et alors il s’applaudit en disant : « Nous vaincus, la patrie elle-même a disparu ; si elle avait pu être sauvée, elle l’eût été par cette main » ; il s’applaudit ; seulement ce parti-là est un imbécile et la justice est prouvée par la défaite de ce parti ; — ou il s’affaiblit lui-même par le discrédit où il tombe, sans aller jusqu’à affaiblir la patrie au point qu’elle soit ruinée, et il est remplacé au pouvoir par un parti qui, tout au moins tant que le précédent régnait, représentait la justice et peut-être même la désirait.
Et s’il existe un parti qui ne soit que juste et qui, ne recherchant que le bien de la patrie, se confonde avec la patrie même, il est très fort, ne dites pas non, parce que, tant que la cité est saine elle revient toujours à lui, après des écarts plus ou moins longs, et il est comme l’axe même de la vie politique de cette cité. Seulement on ne l’appelle pas un parti, en quoi peut-être on a raison ; mais, de quelque nom qu’on l’appelle, cela ne fait rien aux choses.
Être convaincu que la justice est l’âme même de la cité ; ne songer qu’à organiser la patrie selon la justice ; ne songer qu’à confier le gouvernement à ceux-là seulement qui ont le sentiment de la justice et la connaissance de la justice, voilà les principes d’où nous étions partis et où nous voilà revenus par maïeutique prudente, à ce qu’il me semble, et par dialectique serrée, à ce que je crois.
— Impossible de mieux dire que le gouvernement de la cité doit être confié aux philosophes !
— Peut-être ; il est vrai…, avec une réserve, à une condition.
— Lesquelles donc ?
— Avec cette réserve qu’on ne confiera pas le gouvernement aux philosophes qui désireront gouverner ; et à cette condition qu’on ne confiera le gouvernement qu’à ceux des philosophes qui ne voudront pas gouverner. C’est très important. Il est étrange que les peuples, en général, ne sachent pas distinguer à quel signe il faut reconnaître ceux qui sont dignes du pouvoir et capables de l’exercer. C’est si simple ! On distingue l’homme qui doit être chef à ceci qu’il ne veut pas l’être. « Si vous trouvez des gens qui préfèrent au commandement une autre condition d’existence et si vous leur confiez le commandement, vous aurez une république bien gouvernée… mais partout où des hommes pauvres, affamés de biens, aspireront au commandement croyant rencontrer là le bonheur qu’ils cherchent, le gouvernement sera toujours mauvais, on se disputera l’autorité, on se l’arrachera ; et cette guerre intestine perdra l’État avec ses chefs… Il faut donc confier l’autorité à ceux qui ne tiennent pas du tout à la posséder. »
— Et le véritable philosophe a précisément ce dédain du pouvoir et des honneurs, n’est-ce pas ?
— Précisément ! « Connaissez-vous une autre condition que celle du philosophe véritable pour inspirer le mépris des dignités et des charges publiques ? Il ne faut donc confier l’autorité qu’à celui qui, d’une part, est mieux instruit que personne dans la science de commander et qui, d’autre part, a une autre vie et d’autres honneurs qu’il préfère à ceux que la vie civile lui offre. »
— Et ces deux conditions ne se trouvant réalisées que dans le philosophe seul, dans le vrai, « les peuples ne seront bien gouvernés que quand les philosophes seront rois »
.
— « Ou quand les rois seront philosophes. »
Et Platon étant un philosophe véritable, voyons comment il aurait organisé une république sur les bases de la justice et de la force, la force, c’est-à-dire la compétence, se confondant pour lui avec la justice.
Pour bien se reconnaître ou ne pas trop s’égarer dans cette organisation multiforme, autrement dit dans ces idées d’organisation politique qui ne sont pas toutes très d’accord entre elles et pour ne les ramener qu’à des lignes très générales, lesquelles, à la condition de les maintenir très générales, ne laisseront pas d’être assez nettes, il faut remarquer d’abord, que, tant dans la République que dans les Lois, sans compter quelques autres ouvrages plus courts, Platon a précisément voulu présenter, non pas un seul modèle de constitution politique, mais plusieurs.
Il en avertit ; on ne peut pas lui opposer la multiplicité de ses conceptions comme constituant des contradictions : « Ce qu’il y a de mieux à faire c’est de proposer la meilleure forme de gouvernement ; puis une seconde ; puis une troisième, et d’en laisser le choix à qui il appartient d’en décider. C’est aussi le parti que nous allons prendre, en exposant d’abord le gouvernement le plus parfait, puis le second, puis le troisième, et en accordant la liberté du choix… à tous ceux qui, prenant part à une délibération semblable, voudront conserver, chacun selon son goût, ce qu’ils auront trouvé de bon dans les lois de leur patrie… Peut-être quelques-uns auront peine à s’accommoder de cette méthode, faute d’être accoutumés à un législateur qui ne prend pas un ton absolu et tyrannique. »
Or donc voici un premier modèle de gouvernement. C’est la fraternité parfaite et par conséquent le communisme absolu.
Il faut, en lisant ce qui suit, savoir à l’avance que Platon ne s’y est point tenu du tout et que ce n’est, pour ainsi parler, qu’une boutade d’idéal ; mais il faut aussi ne pas oublier que c’est le secret rêve politique de Platon et que, dans tout ce qu’il dira ensuite de très différent, il en restera toujours quelque chose. Nous avons tous ainsi une pensée de derrière la tête que nous n’exprimons qu’une fois, que peut-être même nous n’exprimons jamais ; mais à laquelle tout ce que nous disons se rapporte toujours un peu comme à sa source lointaine et qui est comme notre folie chère à quoi nous faisons toujours plier un peu ce que nous avons de raison :
« L’État, le gouvernement et les lois qu’il faut mettre au premier rang, sont ceux où l’on pratique le plus à la lettre, dans toutes les parties de l’État, l’ancien proverbe qui dit que tout est véritablement commun entre amis. En quelque lieu donc qu’il arrive, ou qu’il doive arriver un jour que les femmes soient communes, les enfants communs, les biens de toute espèce communs et qu’on apporte tous les soins imaginables à retrancher du commerce de la vie jusqu’au nom même de propriété, de sorte que les choses mêmes que la nature a données en propre à chacun deviennent en quelque sorte communes à tous autant qu’il se pourra, comme les yeux, les oreilles, les mains et que tous les citoyens s’imaginent qu’ils voient, qu’ils entendent, qu’ils agissant en commun, que tous approuvent et blâment de concert les mêmes choses, que leurs joies et leurs peines se rapportent aux mêmes objets ; en un mot, partout où les lois viseront de tout leur pouvoir à rendre l’État parfaitement un ; — on peut assurer que c’est là le comble de la vertu politique, et personne ne pourrait, à cet égard, donner aux lois une direction ni meilleure ni plus juste. Dans une telle cité, qu’elle ait pour habitants des dieux ou des enfants des dieux, la vie est parfaitement heureuse. C’est pourquoi il ne faut point chercher ailleurs le modèle d’un gouvernement ; mais on doit s’attacher à celui-ci et en approcher le plus qu’il se pourra… »
Ceci est donc l’idéal secret de Platon, et pour n’en plus parler davantage, puisque lui-même n’y a pas insisté, tout en s’en souvenant toujours un peu, remarquons bien qu’il est ici tout à fait dans ses principes et dans l’absolu de ses principes. Il est adorateur de la justice ; or ce qu’il a très bien vu, c’est que la justice absolue, c’est la fraternité absolue, que la justice poussée en quelque sorte à son idéal se confond avec la fraternité, s’y perd ou plutôt y perd sa forme et son nom, mais y vit avec plénitude et y triomphe avec délices.
En effet, la justice proprement dite, c’est le respect des droits de chacun ; la fraternité, c’est l’amour des droits de chacun, pratiqué avec une sorte d’ivresse telle qu’elle abolit le mien et le tien pour être bien sûr que personne ne sera lésé. La justice, c’est la fraternité sans amour ; la fraternité, c’est la justice plus l’amour.
Ou plutôt — car jamais une idée n’est forte que quand elle est ramenée au sentiment qui l’inspire, et c’est précisément ce qu’il y a de beau dans tout Platon qu’il a parfaitement compris cela — ou plutôt la justice en son fond est amour, la justice en son fond est charité. L’esprit de justice, c’est de respecter le droit d’autrui. Mais pourquoi le respecter ? Parce que c’est raisonnable, parce que c’est d’ordre. Soit. Mais bien plutôt la justice consiste non pas à respecter mon droit dans autrui pour qu’il respecte le sien en moi, mais à aimer le droit dans autrui sans aucune considération égoïste et simplement parce qu’autrui est mon frère. Et alors la justice perd son nom, mais retrouve sa source, perd son nom, mais retrouve sa vraie nature. Elle est l’instinct de fraternité, et cet instinct peut aller jusqu’à ne pas vouloir faire aucune distinction entre le tien et le mien, parce qu’il ne voudra faire aucune distinction entre le moi et le toi, et ce sera la fraternité absolue.
L’abolition du moi et du toi, c’est l’établissement — Platon a très bien trouvé le mot — du parfaitement un, qui est à la fois, parce que nous sommes arrivé à l’absolu en pareille matière, l’idéal de la justice, l’idéal de l’ordre et l’idéal de l’amour.
Et il est assez amusant, en passant, de remarquer que cet « un » que Stirner donne comme la formule de l’individualisme radical, Platon le donne comme la formule du communisme pur. Ils ont tous deux raison : l’unité se trouve dans l’individu s’opposant intangiblement à tous ; et se retrouve dans la société si unie et si unanime qu’elle a supprimé les individus ; l’unité c’est un, ou c’est tous ne faisant plus qu’un ; et comme « l’un » individuel est selon la justice, mais d’une faiblesse incurable, il est naturel de rêver un un qui soit composé de tous ne faisant plus qu’un, tant ils s’aiment et tant, à s’aimer, ils ont supprimé toute personnalité individuelle.
La justice, c’est chacun absolument libre, ou tous si unanimes — voyez bien la force du mot — qu’ils n’ont absolument pas besoin de liberté. Les deux conceptions sont aussi impratiques et aussi chimériques l’une que l’autre, et ce sont toutes les conceptions intermédiaires qui sont ou qui peuvent être applicables ; mais toutes aussi s’écarteront de l’unité et laisseront le regret que l’unité ne soit pas réalisée ni même cherchée, ni même aimée ; à quoi l’on répondra que cela tient peut-être à ce qu’elle est impossible.
Toujours est-il que dans ce qui précède est le rêve sociologique le plus cher à Platon et toujours plus ou moins caressé par lui, toujours plus ou moins proche de sa pensée, quelque libre et presque vagabonde qu’elle ait pu être.
Et maintenant voyons d’autres « modèles » de gouvernement.
Il est possible que la royauté soit le meilleur des gouvernements. En effet, dans un peuple où il n’y a pas, malheureusement, unanimité, et tous les peuples en sont là, il y a surtout deux classes d’hommes, relativement aux caractères. Il y a les doux et les forts. Les uns et les autres ont des qualités. Les forts sont audacieux, entreprenants, hardis, persévérants, obstinés. Les doux sont avisés, prudents, circonspects, réfléchis, modérés. Et ceux-ci ont tous les défauts qui sont les excès de ces qualités, et ceux-là ont tous les défauts que ces qualités en quelque sorte supposent. Il est de bon sens que la science politique, « la science royale », si l’on nous passe ce mot expressif, consistera à tempérer les uns par les autres et à former de ces forces diverses, de ces éléments divers, si l’on préfère, comme un tissu solide, résistant et souple.
C’est là qu’est la science royale, c’est là qu’est la « politique » proprement dite.
On peut appeler, si l’on veut, « tyrannie » l’art « de gouverner un peuple par la violence »
; on peut et l’on doit appeler « politique l’art de gouverner volontairement des animaux bipèdes qui s’y prêtent volontiers »
. Or cet art, nous venons de le voir, est tout simplement un art de « tisserand ». Il demande de l’adresse, du coup d’œil, de la promptitude, de la souplesse, de la douceur, de la force et une connaissance très exacte des fils qui doivent composer la trame ; car il faut que tous servent et que nul ne casse. « C’est l’unique tâche et en même temps toute la tâche du tisserand suprême de ne jamais permettre que le caractère doux rompe avec le caractère fort et énergique, de les mêler par une certaine similitude des sentiments, des honneurs, des peines, des opinions, comme par un échange de gages d’union, d’en composer un tissu, comme nous avons dit, à la fois doux et solide et de leur confier en commun les différents pouvoirs dans les États. »
Or, à supposer que ce soit un sénat qui gouverne, de quoi sera-t-il composé ? De forts et de doux, évidemment, c’est-à-dire de « chefs énergiques, excellents dans l’action, mais qui laissent à désirer du côté de la justice »
, et de « chefs modérés qui ont des mœurs prudentes, justes et conservatrices ; mais qui manquent de décision et de cette
prompte audace que réclame l’action »
. Dès lors, dans ce sénat ainsi composé, ou il y aura équilibre des éléments contraires, et ce sera comme s’il n’y avait pas de gouvernement ; ou l’un des deux éléments aura la majorité, et le gouvernement sera soit un gouvernement trop faible, soit un gouvernement trop violent.
Il semble donc bien que ce ne soit pas un sénat qui puisse être « le tisserand ». Le seul tisserand possible est un homme bien doué, qui, par sa nature si les dieux l’ont ainsi voulu, par la situation indépendante et supérieure que la naissance ou le mode d’élection lui auront faite, ne sera ni un violent ni un faible et saura se servir adroitement, en les entremêlant selon la science royale, des doux et des forts également placés à sa disposition souveraine.
C’est très évidemment à cette conclusion que tend Platon dans le Politique. Et c’est aussi de cette conception qu’il s’inspire dans les Lois quand il dit, sans s’expliquer assez, qu’il met au premier rang la tyrannie intelligente secondée par un législateur habile, au second rang le gouvernement monarchique (à pouvoirs restreints et « enchaîné par les lois »
), au troisième rang « une certaine espèce de démocratie »
(celle probablement qui délègue ses pouvoirs à un très petit nombre de chefs), au quatrième l’oligarchie, détestable « parce que c’est
dans l’oligarchie qu’il y a le plus de maîtres »
(souvenir des Trente tyrans), et quand il dit : « La première chance de bonne législation, c’est qu’il y ait un tyran jeune, tempérant, doué de pénétration, de mémoire, de courage et de grands sentiments ; la seconde, c’est qu’il se trouve deux chefs tels que celui que je viens de peindre ; la troisième lorsqu’il y en a trois ; et en un mot la difficulté de l’entreprise croît avec le nombre de ceux qui gouvernent et, au contraire, plus ce nombre est petit, plus l’entreprise est facile. »
Et voilà des conclusions éminemment monarchiques ; mais, d’autre part, Platon reconnaît en souriant, et dans le Politique et dans les Lois, que ce bon tyran est une chimère, que « l’on ne voit point paraître dans les villes comme dans les essaims d’abeilles de roi tel qu’il l’a dépeint, qu’on aimerait dès qu’on le verrait, et qui constituerait la seule forme de gouvernement qu’approuve la raison »
; et aussi que « rien ne serait plus facile que d’établir de bonnes lois, supposé ce bon tyran ; mais que ceci doit être dit à la manière des oracles, c’est-à-dire comme une fable »
.
Cherchons donc, pour le cas où seraient reconnus impraticables et le communisme conventuel et la tyrannie intelligente, un autre modèle encore de gouvernement.
Nous avons parlé tout à l’heure incidemment de démocratie et d’oligarchie. Ajoutez-y la « tyrannie », non pas celle que nous envisagions tout à l’heure, c’est à savoir le pouvoir absolu d’un sage ; mais la tyrannie telle qu’elle est connue dans les villes grecques, c’est-à-dire le despotisme d’un homme médiocre ou très ordinaire. Soit donc : la démocratie, le despotisme, l’oligarchie.
« Sur ces trois il faut peut-être remarquer que ce ne sont point des gouvernements. Ce ne sont point des gouvernements, ce sont des factions constituées. »
On veut dire par là que l’autorité n’y est pas exercée de gré à gré ; le pouvoir seul est volontaire et l’obéissance ne l’est pas. « Les chefs », sous quelque régime que ce soit de ces trois régimes, « vivent toujours dans la défiance à l’égard de leurs sujets et ne voient qu’avec peine en eux la vertu, la richesse, la force et le courage ; et surtout ils ne souffrent pas qu’ils deviennent guerriers »
.
Vérifiez pour les trois formes de gouvernement en question. Un despote a pour sujets tous les citoyens ; il ne veut chez aucun d’eux ni richesse (c’est une force), ni vertu, ni courage, ni intrépidité guerrière. Nous avons un exemple très intéressant de cela dans le gouvernement des Perses. « Avez-vous remarqué qu’avec le temps leur puissance
a toujours été s’affaiblissant, ce qui vient, selon moi, de ce que les rois ayant donné des bornes trop étroites à la liberté de leurs sujets et ayant porté leur autorité jusqu’à la tyrannie, ont ruiné par là l’union et la communauté d’intérêts qui doit régner entre tous les membres de l’État. Cette union une fois détruite, les princes, dans leurs conseils, ne dirigent plus leurs délibérations vers le bien de leurs sujets et l’intérêt public ; ils ne pensent qu’à agrandir leur domination et il ne leur coûte rien de renverser les villes et de porter le fer et le feu chez des nations amies, lorsqu’ils croient qu’il leur en reviendra le moindre avantage. Comme ils sont cruels et impitoyables dans leurs haines, on les hait de même ; et quand ils ont besoin que les peuples s’arment et combattent pour leur défense, ils ne trouvent en eux ni concert ni ardeur à affronter les périls. Quoiqu’ils mettent sur pied des millions de soldats, ces armées innombrables ne leur sont d’aucun secours pour la guerre. Réduits à prendre des étrangers à leur solde, comme s’ils manquaient d’hommes, ils mettent dans ces mercenaires tout l’espoir de leur salut. Outre cela, ils sont contraints d’en venir à un tel point d’extravagance qu’ils proclament par leur conduite que ce qui passe pour précieux et estimable chez les hommes n’est rien au prix de l’or et de l’argent…
Nous avons assez montré que le désordre des affaires de Perse vient de ce que l’esclavage dans les peuples et le despotisme dans le souverain y sont portés à l’excès. Nous n’en dirons pas davantage… Ce gouvernement est la plus grande maladie d’un État. »
Une oligarchie, de son côté, a pour sujets tous les citoyens, moins trente, je suppose, ou cent : elle ne veut de richesse, de courage, de force et de vertu que chez ces trente ou ces cent qui sont elle-même, et elle se défie de ces forces et surtout d’une grande vertu guerrière, d’un Thrasybule, dans le cas où l’une de ces forces apparaît en dehors des trente ou des cent personnages qui constituent l’oligarchie.
La démocratie enfin a pour sujets tous ceux précisément qui sont riches, ou forts, ou vertueux ou courageux, puisqu’elle est le gouvernement des faibles qui se sont coalisés pour exclure les forts. Elle se vante d’être le gouvernement de tous par tous, mais elle n’est que le gouvernement de tous par le plus grand nombre et par conséquent l’oppression du petit nombre par le grand. Elle est une faction très vaste, mais elle est une faction. Elle est la faction des petits. Elle a pour sujets tous ceux qui sont grands ou qui pourraient l’être ; elle se défie de ces sujets-là, tout comme le despotisme et l’oligarchie se défie des siens et elle les tient rudement en bride
En un mot, la démocratie est une faction sous le règne de laquelle tout ce qui a une supériorité quelconque est déclaré à la fois sujet et suspect.
Surtout, il n’est pas besoin de le dire, ce gouvernement, comme les deux autres, peut-être plus, se défie de la vertu militaire, qui est en effet pour lui la plus dangereuse. Ce gouvernement n’est donc, comme les deux autres, qu’une faction et non un gouvernement proprement dit, c’est-à-dire qu’il est un gouvernement d’oppression, un gouvernement qui a des sujets et non un gouvernement « de gré à gré ».
Il offre, lui, une particularité assez curieuse. C’est que, à supposer tous les gouvernements du monde violant les lois, y compris la démocratie, à supposer cela, la démocratie est le meilleur des gouvernements ; et, à supposer tous les gouvernements du monde observant les lois, y compris la démocratie, à supposer cela, la démocratie est le pire des gouvernements.
Sous le règne général et universel de la licence, c’est dans la démocratie qu’il vaut le mieux vivre. Sous le règne général et universel de la loi, c’est dans la démocratie que la vie est la plus mauvaise.
Voici pourquoi. Un roi, une oligarchie, une aristocratie (oligarchie plus nombreuse), gouvernant despotiquement, sont féroces ; gouvernant selon les lois, font des lois à peu près raisonnables et par conséquent gouvernent assez bien. Une démocratie gouvernant despotiquement est surtout capricieuse ; elle peut être féroce ; mais par accès et n’aura pas plus de suite dans la férocité que dans le reste. Mais gouvernant selon les lois, comme elle ne peut faire que des lois stupides, elle constituera un gouvernement dont tous les actes seront une suite de sottises et d’injustices, peut-être de férocités, par cette raison que la férocité qu’elle n’a pas en elle-même elle peut l’avoir mise dans la loi, et nous supposons en ce moment qu’elle gouverne selon la loi.
Elle est donc le pire des gouvernements si tous observent la loi et le meilleur si tous la violent. Triste et misérable supériorité du reste, puisqu’elle n’existe ou n’existerait que dans un monde où tout serait à l’envers et anormal.
Mais encore ceci explique pourquoi aux esprits simples la démocratie paraît le remède, soit dans un monde où ne règne partout que la force brutale, et alors ces esprits simples ont relativement raison ; soit dans un état où règne la force brutale et où les esprits simples, ne sachant voir que ce qu’ils ont sous les yeux, s’imaginent que le monde entier est dans les mêmes conditions, et dans ce cas les esprits simples se trompent ; mais rien n’est plus naturel que leur erreur.
Pour en revenir, sinon au plus curieux, du moins au plus important de ce qui précède, retenons ceci que despotisme, oligarchie, démocratie ne sont pas des gouvernements ; mais des factions exploitant des sujets, comme un peuple conquérant exploitant des tributaires.
Et maintenant si 1º communisme, 2º tyrannie d’un sage, sont des gouvernements appartenant à la catégorie de l’idéal et par conséquent, sinon écartés, du moins réservés ; si, d’autre part, despotisme, oligarchie et démocratie ne méritent même pas le nom de gouvernement, de quel côté allons-nous nous tourner ?
Il est assez naturel que nous jetions les regards vers le gouvernement de Sparte, qui a une très grande réputation parmi les hommes. Le gouvernement de Sparte est une royauté-aristocratie, ou, pour mieux dire, une aristocratie qui conserve quelques traces de royauté. Il y a deux rois, ce qui déjà n’est plus royauté, et ces deux rois tempèrent l’un l’autorité de l’autre. Il y a un Sénat qui « dans les matières importantes contrebalance encore le pouvoir des rois »
. Il y a enfin des
éphores qui sont à la fois comme les censeurs des mœurs, les correcteurs de la jeunesse et les surveillants des rois. Le gouvernement de Sparte est un gouvernement équilibré. Il a admis une certaine quantité de démocratie, si l’on peut ainsi parler, par l’institution de son assemblée populaire (Démos), qui elle aussi surveille, réclame, proteste, donc a son influence, mais ne gouverne pas. Le gouvernement de Sparte est équilibré.
Sa force est là. Car « on peut dire assez raisonnablement qu’il n’y a que deux constitutions politiques, d’où naissent toutes les autres : la monarchie et la démocratie. Chez les Perses la monarchie et chez les Athéniens la démocratie sont portées au plus haut degré »
et sont sans contrepoids, « et toutes les autres constitutions sont, comme je le disais, composées et mélangées de ces deux-là. Or il est absolument nécessaire qu’un gouvernement tienne de l’une et de l’autre si l’on veut que la liberté, les lumières et la concorde y règnent, trois choses qui sont telles que si une seule manque le gouvernement n’est pas bon »
.
Le gouvernement de Sparte est donc un bon « modèle », et nous ne cesserons probablement pas de songer un peu en lui pendant tout le temps que nous tracerons les lignes générales du gouvernement que nous souhaitons.
Quel est donc enfin le gouvernement selon nos vœux ? D’après ce que nous avons dit, nous ne sommes pas loin de le savoir. Ce qui devrait gouverner, c’est la science du gouvernement ; on nous accordera cette vérité ; la science du gouvernement ne peut être que dans un petit nombre d’hommes ou dans un seul, si tant est qu’elle soit quelque part et non point sans doute dans la multitude qui ne sait rien et qui par conséquent ne sait pas ce qu’il est le plus difficile de savoir.
Ce qui devrait gouverner, après la science politique et du reste concurremment avec elle, c’est la sagesse et, pour parler plus humainement, le bon sens. Or le bon sens n’est que dans un très petit nombre, et le propre des foules c’est d’être folles, d’où suit que le propre des démocraties c’est d’être insensées. Sachons bien dire que la démocratie c’est l’anarchie et que ce ne peut être autre chose que par accident et assez court : « Lorsqu’un État démocratique, dévoré d’une soif ardente de liberté, est gouverné par de mauvais échansons qui la lui versent toute pure et la lui font boire jusqu’à l’ivresse… il ne se peut pas que, dans cet état, l’esprit de liberté ne s’étende point à tout. Il pénètre dans l’intérieur des familles, les pères s’accoutumant à traiter leurs enfants comme leurs égaux et même à les craindre, les enfants s’égalant à leurs pères et
n’ayant pour eux ni crainte ni respect. Il pénètre dans l’éducation, les maîtres craignant et ménageant leurs disciples, et ceux-ci se moquant de leurs maîtres et de leurs gouverneurs. Il s’étend aux relations de mari à femme et de femme à époux. Il s’étend en vérité jusqu’aux animaux : les chevaux et les ânes, accoutumés à marcher tête levée et sans se gêner, heurtent tous ceux qu’ils rencontrent si on ne leur cède le passage, et vous n’ignorez pas, puisqu’aussi bien c’est devenu proverbe, que les petites chiennes y sont exactement sur le même pied que leurs maîtresses. »
La démocratie est donc insensée en soi. Il est à peine besoin d’ajouter qu’elle est funeste en ses derniers effets comme en elle-même, puisque, comme elle a pour principe, si l’on peut ainsi parler, « le mépris des lois écrites et non écrites, c’est de cette forme de gouvernement si belle et si charmante que naît infailliblement le gouvernement sans lois, c’est-à-dire le despotisme »
.
Notre gouvernement sera donc, pour toutes ces raisons, dont une suffirait, essentiellement antidémocratique. Au fond, c’est à ceci que Platon tient essentiellement, et l’on peut dire uniquement. Sa promenade, en apparence nonchalante, à travers les différentes formes de gouvernement, était secrètement dirigée par cette idée maîtresse et l’on pourrait dire par cette idée tyrannique. S’il a écarté la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie, comme n’étant pas des gouvernements, mais des factions usurpatrices du pouvoir, c’était surtout pour écarter la démocratie, puisque de la tyrannie il donne comme très acceptable et même divine une forme particulière qui serait la royauté d’un sage ; puisque de l’oligarchie il donne comme excellente une forme particulière, l’aristocratie, qui n’est que l’oligarchie élargie, et puisque de la démocratie seule il ne donne comme acceptable aucune forme.
— Si ! me dira-t-on, le communisme !
— Je veux bien, pour un instant ; et dès lors la symétrie, chère à Platon, serait parfaite. Six gouvernements, c’est-à-dire trois : — despotisme sous sa forme détestable : la tyrannie d’un médiocre ou d’un quelconque ; despotisme sous sa forme excellente : la tyrannie d’un infaillible ; — aristocratie sous sa forme odieuse et funeste : l’oligarchie ; aristocratie sous sa forme excellente : le pouvoir d’un assez grand nombre exercé conformément à des lois ; — démocratie sous sa forme stupide : le despotisme capricieux de la foule, la seule loi du nombre ; démocratie sous sa forme miraculeuse : la communauté absolue et l’unanimité absolue entre frères.
Oui, l’on ne se tromperait pas complètement et surtout on serait interprète ingénieux à prendre les choses ainsi.
Mais, comme, en donnant l’aristocratie pour la forme bonne de l’oligarchie, il est très sérieux, entre dans le détail, donne des exemples tirés de la réalité ; — comme, en présentant la forme bonne de la tyrannie, il est très sérieux, ne fournit pas, à la vérité, et pour cause, étant donné le temps où il parle, d’exemples tirés de la réalité, mais trace nettement la psychologie du tyran bon et éclairé, prévoit Marc-Aurèle, et, en définitive, laisse entendre que le roi à désirer, le roi ayant « la science royale », ce serait Socrate ou lui-même ; — et comme enfin, quand il parle du communisme, c’est comme d’un gouvernement idéal et sidéral fait pour les « demi-dieux » et qu’il faut mentionner seulement (car il sait bien pourquoi il le mentionne) afin d’en retenir quelque chose pour une partie de l’État modèle dont il veut tracer le tableau ; — j’en reviens à dire qu’il a considéré la démocratie comme un gouvernement mauvais qui ne peut pas avoir de forme bonne ; comme le seul gouvernement qui ait sa forme mauvaise sans avoir sa forme acceptable, et qu’en faisant, comme négligemment, sa revue de tous les gouvernements possibles, il n’était pas sans le secret dessein de le faire de telle sorte que toutes les fois qu’il rencontrerait la démocratie il l’écartât, toujours avec plus d’indignation ou d’ironie.
Le gouvernement selon Platon sera donc essentiellement aristocratique. — Il sera de plus essentiellement conservateur. — Il sera de plus communiste, là où il pourra l’être, et relativement « socialiste », pour nous servir d’un mot vague qui s’expliquera tout à l’heure, là où il ne pourra pas être communiste.
Notre gouvernement sera socialiste en ce sens que par esprit socialiste on peut entendre le désir qu’il n’y ait dans l’État ni richesse ni misère et que nous prendrons toutes les dispositions possibles pour qu’il n’y ait dans notre république ni riches ni misérables, mais seulement des pauvres, c’est-à-dire des hommes de fortune médiocre. « Nous prendrons bien garde de donner entrée dans notre État à deux choses, la richesse et la misère, parce que l’une engendre la mollesse, la fainéantise et l’amour des nouveautés ; l’autre la bassesse, l’envie de mal faire et, elle aussi, l’amour des nouveautés. »
— Dans ce dessein nous ferons un partage égal des terres entre les citoyens de la plèbe et nous défendrons que la part ainsi dévolue à chaque citoyen « entre jamais dans aucun contrat de vente ou d’achat »
. Nous attacherons à cette loi fondamentale un caractère religieux en affirmant
aux citoyens que la part de chacun est « consacrée aux dieux »
; en réglant que « les prêtres et prêtresses, dans les premiers, seconds et même troisièmes sacrifices, prieront les dieux de punir d’une peine proportionnée à sa faute quiconque vendra sa terre et sa maison, quiconque l’achètera ; en gravant le nom de chaque citoyen avec la désignation de la part qui lui est échue sur des tables de cyprès qui seront exposées dans les temples pour servir d’instruction à la postérité »
, etc.
Ces règles sont dures et surtout paraîtront telles à des Athéniens. Nous reconnaîtrons de bonne grâce qu’elles ne sont point applicables dans toute leur rigueur ; et, pour qu’on ne nous accuse pas d’être chimériques, ce que nous ne sommes nullement, nous dirons : « Il faut convenir qu’il est comme impossible que nous rencontrions des hommes qui ne murmurent point contre un tel établissement ; qui souffrent qu’on règle la mesure de leur bien et qu’on la fixe pour toujours à une fortune médiocre. On regardera peut-être cela comme un songe et l’on pensera que c’est là disposer d’un État et de ses habitants comme on dispose de la cire. Ne pensez pas que nous ignorions ce qu’il y a de vrai dans ces objections. Seulement dans
toute entreprise nous croyons qu’il est très conforme au bon sens que celui qui en dresse le plan y fasse entrer tout ce qu’il y a de plus beau et de plus vrai et que, s’il rencontre ensuite dans l’exécution quelque chose d’impraticable, il le laisse de côté, de façon pourtant qu’il s’attache à ce qui en approche davantage… »
En second lieu, notre gouvernement sera essentiellement conservateur ; c’est-à-dire qu’il sera selon les lois et qu’on changera les lois le moins possible et le moins souvent possible. Nous savons ce qu’il y a à dire et ce que nous avons dit nous-même contre les lois, qui ne sont pas souples, qui n’ont pas d’intelligence particulière, d’intelligence pour chaque cas, qui, en d’autres termes, ont comme une intelligence générale et abstraite et qui ne valent certainement pas un homme d’intelligence vivante, ployable à toute circonstance et du reste supérieure ; mais comme, d’une part, cet homme est difficile à trouver, et comme, d’autre part, les lois antiques et respectées sont un élément de conservation, le principe même le plus fort de conservation, nous nous attacherons aux Lois ; nous les considérerons comme nous l’avons fait autrefois dans le Criton, un peu par fiction, mais avec un sentiment profond de l’utilité sociale, comme des mères nourrices du citoyen, tout en reconnaissant que le citoyen, s’il se sent lésé par ses nourrices au point d’avoir la tentation de les battre, a toujours le droit de changer de patrie ; et de cette façon nous serons essentiellement et régulièrement conservateurs, non pas conservateurs par passion, par archaïsme, par régressions capricieuses, mais par sentiment précis et inscrit quelque part de la continuité de la cité.
Cet esprit de conservation, qui n’est pas autre chose que le patriotisme même, car le patriotisme a ceci de particulier qu’il se saisit dans le passé et non, ou beaucoup moins, dans le présent, doit présider à toutes choses, aux ouvrages littéraires, aux ouvrages poétiques, aux arts, aux jeux, qui sont des arts populaires. Les innovations des poètes, des musiciens, des organisateurs de jeux sont des malheurs publics ; parce que ce sont et des signes et des causes de mépris à l’égard du passé, c’est-à-dire de mépris à l’égard de la patrie même.
Cette législation conservatrice sera toute pénétrée de moralité et même tâchera de ne pas être autre chose que la moralité elle-même. Elle interdira le meurtre et le vol, comme toutes les législations humaines5, en tenant compte, pour le meurtre, de la différence entre la préméditation et la colère. Elle interdira sévèrement l’adultère, le concubinage et la pédérastie, qui sont, chacun à sa manière, contraires à la perpétuité de la race et destructeurs de la force de la cité.
Cette législation aura pour principe essentiel, sinon unique, l’amendement du coupable. « car aucune peine infligée dans l’esprit de la loi n’a pour but le mal de celui qui la souffre ; mais son effet doit être de le rendre meilleur ou moins méchant »
. Mais je dis « principe essentiel » et non « unique » ; car dans le cas de crime monstrueux commis par un homme d’excellente éducation, le juge pourra estimer qu’il a affaire à un homme incurable et lui infliger la mort, mal qui est « le moindre des maux pour lui »
et châtiment « qui pourra servir d’exemple aux autres »
.
Cette législation sera appliquée par des magistrats élus. L’élection des magistrats sera faite par un collège électoral composé de tous ceux qui auront une charge ou fonction publique dans l’État. Tous les tribunaux auront au-dessus d’eux une cour suprême, dite assemblée des gardiens des lois. Ces gardiens des lois seront également élus ; ils le seront d’une façon assez compliquée : les citoyens portant les armes ou qui les auront portées autrefois dresseront une liste de trois cents noms ; sur ces trois cents noms, par une série d’éliminations successives, le peuple tout entier finira par en réserver trente-sept, et ces trente-sept seront les gardiens des lois et constitueront la cour suprême, qui aura ainsi une origine demi-aristocratique, demi-démocratique.
Et, en troisième lieu, notre gouvernement sera aristocratique et, dans la partie de l’État qui sera organisée aristocratiquement, il aura un caractère communiste très accusé et presque absolu. Car le communisme a été jugé chimérique pour le corps tout entier de la nation. Mais, en tant qu’il est l’idéal même, il peut être appliqué et doit l’être à une portion de la nation, c’est à savoir à la meilleure.
Au-dessus du peuple agricole, au-dessus du peuple artisan, au-dessus même des magistrats d’ordre judiciaire ou d’ordre civil, il y aura une caste, celle des guerriers, protecteurs et défenseurs de la cité, âme vivante et armée de la République Ces guerriers pratiqueront la communauté des biens de la manière la plus pure ; car ils n’auront point de biens. Ils seront absolument pauvres.
« Aucun d’eux n’aura rien qui soit à lui seul et ils n’auront à eux tous ni maison ni magasin où tout le monde ne puisse entrer. Ils seront nourris par les autres citoyens, par l’État, de telle sorte qu’ils n’aient ni trop de nourriture ni trop peu pour l’année. On leur fera entendre que les dieux ont mis dans leur âme de l’or et de l’argent divin et qu’ils n’ont par conséquent aucun besoin de l’or et de l’argent des hommes et qu’il ne leur est pas permis de souiller la possession de cet or immortel par l’alliage de l’or terrestre… et qu’ainsi ils sont les seuls entre les citoyens à qui il soit défendu de manier, de toucher même ni or ni argent, d’en garder sous leur toit, d’en mettre sur leurs vêtements, de boire dans des coupes d’or et d’argent ; et que c’est là l’unique moyen de se conserver eux et l’État. »
Quant à leurs femmes et quant à leurs enfants, elles leur seront communes, ils leur seront communs, à tous tant qu’ils seront. « Les femmes de nos guerriers seront communes toutes à tous ; aucune d’elles n’habitera en particulier avec aucun d’eux ; les enfants seront communs et les parents ne connaîtront pas leurs enfants ni les enfants leurs parents. »
Cela est de toute importance et de toute nécessité pour le salut de la République. Car ce qu’il faut, c’est que les gardiens de l’État se considèrent
comme des frères et comme les membres d’une famille aussi étroitement unie que possible. Il faut que chacun d’eux « croie voir dans les autres un frère ou une sœur, un fils ou une fille, ou quelque parent dans le degré ascendant ou descendant »
, et pour qu’ils ne se traitent pas ainsi de bouche seulement, et pour que leurs actions répondent à leurs paroles, et pour que leurs paroles ne soient que l’expression même de leurs actes, et « pour qu’ils aient à l’égard de ceux à qui ils donnent le nom de père tout le respect, toutes les attentions, toute la soumission que la loi prescrit aux enfants envers leurs parents », il faut que réellement tous puissent et doivent se considérer comme les membres d’une seule et même famille6.
Cette idée, si discutée, il faut surtout la comprendre exactement. Par cette caste communiste, Platon a surtout et même uniquement songé à confier la garde et la défense de la cité à un ordre monastique. Il a pensé que la cité ne pouvait être défendue avec désintéressement que par un ordre faisant vœu de pauvreté et même d’absence de tout bien et renonçant aux joies et aux douceurs du foyer et de la famille. Il a voulu créer, au service de l’État, une Église armée.
L’Église catholique n’a pas fait, au fond, autre chose pour la défense de la foi que ce que Platon institue pour la défense et la protection de la patrie. L’Église, ou un ordre monastique, renonce à la propriété individuelle et à la famille, pour établir entre ses membres une solidarité étroite et une fraternité absolue et, par ces moyens, pour être fort. Platon fait d’avance de même, avec une singulière puissance de prévision, ou plutôt avec une singulière pénétration de psychologue, de moraliste et de politique.
Seulement, au lieu du vœu de chasteté, à quoi il n’aurait pas fallu songer parmi les Grecs, il institue la communauté des femmes, qui certainement n’est pas la même chose, la chasteté en pareille affaire étant la véritable force, mais qui, ne le dissimulons pas, n’est pas chose si extrêmement différente ; d’une part procédant du même principe, à savoir du mépris de la femme ; d’autre part ayant en partie les mêmes effets, c’est-à-dire interdisant au prêtre-soldat le foyer et la famille, et le réservant ainsi à sa tâche, et le forçant à n’avoir et à ne connaître d’autre famille que son armée, et en définitive le laissant moine. Un moine à qui il serait permis quelquefois de consentir aux exigences de son tempérament, mais à qui du reste toute union durable avec une femme et toute paternité seraient interdites, comme toute fortune, comme toute propriété, comme toute aisance, voilà le guerrier de Platon.
Pourquoi ces rigueurs ? Pour qu’il soit fort, pour qu’il soit guerrier et pour qu’il ne soit que guerrier. Par ceci Platon rejoint Nietzsche, qu’ailleurs il combat si énergiquement sous le nom de Calliclès ou sous un autre. Il veut faire une race de surhommes, énergique, intrépide, désintéressée, c’est-à-dire d’un désintéressement individuel absolu, toute tournée du côté de la gloire et des grandes choses, extrêmement dure pour elle-même et aussi pour les autres, mais surtout pour elle-même, détachée des ambitions matérielles et des liens alourdissants et affaiblissants, élite sept fois trempés de l’humanité et si digne de la conduire qu’elle mérite presque de l’opprimer.
Pour parler plus simplement, il veut faire une aristocratie et une aristocratie qui soit aristocratie autrement que de nom et par le hasard des circonstances, mais qui soit aristocratie et qui reste telle, et qui se fasse telle continuellement par un régime de vie tout spécial et par une règle d’ordre toute particulière.
On ne commande qu’à la condition de se distinguer de telle sorte qu’on ne puisse plus, en eût-on la tentation, se confondre avec la foule, y rentrer ou même lui ressembler. Platon veut faire une aristocratie véritable et qui dure.
À la vérité, il ne s’y prend pas très bien, ce me semble. Pour la pauvreté, rien de mieux. Nietzsche se trompe en voulant ses surhommes riches et fastueux. Une aristocratie peut être riche collectivement, mais ses membres doivent pratiquer la pauvreté et mépriser l’argent d’une façon absolue. C’est une force, et c’est ce qui montre leur force, Celui-là est un chef et reconnu pour tel, qu’on sait qui ne peut ni être corrompu ni se corrompre.
Mais la communauté des femmes et la famille collective est une sottise. Il y a deux moyens de constituer une élite ; mais non pas un troisième. Ou l’élite sera chaste, ne connaîtra pas la femme et ne voudra pas la connaître et se recrutera par cooptation ou adoption, et si elle reste dans les termes de cette institution avec rigueur et fermeté, elle sera d’une incalculable puissance ; — ou l’élite se perpétuera par progénitures, partagée, sans être divisée, à quoi elle devra s’appliquer énergiquement, en familles fortement constituées, où se garderont les traditions et où se conserveront les exemples ; et cette élite-ci pourra encore être et se maintenir très puissante.
Mais si l’enfant adopté peut être élevé fort bien dans les traditions de l’ordre ; si l’enfant du mariage peut être élevé très bien dans les traditions de sa famille particulière et aussi de la grande famille qui est l’aristocratie, on voit peu comment l’enfant collectif pourra être élevé.
— Comme l’enfant adopté !
— Je ne crois pas. L’enfant adopté est un enfant choisi ; l’enfant collectif est un enfant trouvé, un enfant du hasard qu’il n’y a guère de raison pour que quelqu’un aime, soigne, cultive et dresse bien. Les enfants des guerriers de Platon ne seront pas la fleur et le surgeon verdissant de la cité guerrière, ils en seront l’encombrement et le poids mort. Platon prévoit le cas où le rejeton de la caste noble sera reconnu indigne d’elle et replongé dans la classe basse. Je ne serais pas étonné que presque tous les fils des guerriers fussent précisément dans ce cas.
Et, d’autre part, j’ai peu besoin de démontrer que la promiscuité féminine, même relativement réglée, comme elle l’est par Platon, est, pour une élite, absolument comme pour tout autre groupement humain, une cause d’affaiblissement sans pareille. Les deux vertus essentielles, et c’est-à-dire les deux forces essentielles d’une aristocratie, d’une élite quelle qu’elle soit, du reste, sont la pauvreté volontaire et la chasteté volontaire. Or il n’y a que deux manières d’être chaste, c’est de n’avoir pas de femme ou de n’en avoir qu’une.
Tout compte fait, Platon a manqué son aristocratie. Il a néanmoins tracé le tableau, appelant des retouches, mais très large et bien composé, d’un gouvernement aristocratique, conservateur et partiellement socialiste, fondé sur l’esprit de justice, l’esprit d’ordre — ces deux idées pour Platon se confondant — et l’esprit de patriotisme.
Il a surtout, en manifestant et caressant son idéal, fait œuvre de polémique et combattu deux choses qu’il exècre également : la ploutocratie et la démocratie. C’est à ces haines qu’il tient principalement. Il semble dire à toutes les lignes : je cherche un idéal de république et j’ai des incertitudes, des indécisions et des contradictions en le cherchant ; mais il y a deux choses que j’ai trouvées certainement, c’est que la ploutocratie est une peste des États et que la démocratie en est une autre ; c’est qu’une république est perdue quand la foule y gouverne et aussi quand il y a des riches et des misérables ; c’est qu’il faut combattre par tous les moyens possibles le gouvernement de tous par tous, qui n’est, en définitive et en pratique, que le gouvernement de ceux qui sauraient gouverner par ceux qui ne le savent pas ; et l’inégalité des fortunes, qui ne met que corruption en haut, dépravation en bas et faiblesse partout.
Et remarquez du reste que ces deux choses sont corrélatives et que ces deux fléaux ont ensemble étroit parentage. Car la démocratie enfante la ploutocratie, et la ploutocratie favorise la démocratie. La démocratie enfante la ploutocratie en ce sens que, quand le peuple est le maître, les supérieurs ne pouvant pas employer, et aussi satisfaire, leur supériorité à commander, l’emploient et la satisfont à acquérir. Ils ne recherchent ni les honneurs, ni les dignités, ni le pouvoir, qui leur échappent et qu’ils sentent qui leur échappent ; ils se rabattent sur l’argent, qui est une jouissance, et ils laissent le pouvoir ou l’apparence du pouvoir aux politiciens, aux rhéteurs et aux sophistes.
Ou encore ils s’avisent, s’imaginent plutôt que l’argent, au sein d’une plèbe besogneuse et avide, peut leur donner le pouvoir, qu’au fond ils ambitionnent toujours ; et ils ne l’obtiennent pas ou l’obtiennent rarement, ou n’en saisissent que les apparences ; mais ils s’acharnent à conserver et à augmenter leurs richesses dans l’espoir toujours renaissant de l’obtenir.
La démocratie enfante donc la ploutocratie et l’excite, du reste, à persévérer dans l’être.
Et, d’autre part, la ploutocratie favorise et caresse la démocratie. Ce qu’elle redoute d’instinct, c’est le mérite pauvre. Elle le redoute, le déteste et fait semblant de le mépriser. Elle le redoute ; car, lorsqu’il éclate, même au sein des démocraties, il fait au moins son effet, il a son prestige ; il a des succès, de courte durée, la foule ayant l’horreur des supériorités et surtout de ce genre de supériorité, mais il a des succès qui sont toujours désagréables et qui peuvent être dangereux.
Elle le déteste, d’abord parce qu’elle le redoute, et on pourrait ne pas aller plus loin ; ensuite parce qu’il a un éclat particulier, tout personnel, tout divin en quelque sorte et venu du ciel, que la ploutocratie ne peut pas avoir, qu’elle ne peut pas acheter et qui échappe à ses prises, pourtant si puissantes, dont elle enrage.
Enfin elle fait semblant de le mépriser, ce qui est un jeu si apparent qu’elle en a honte, et ceci même avive ses colères et ses haines.
Pour toutes ces raisons, sachant bien que le grand éteignoir du mérite personnel, c’est la démocratie et qu’il n’est boisseau meilleur à couvrir cette lumière, la ploutocratie ne laisse pas d’avoir pour la démocratie des préférences qui sont presque des tendresses.
Notez encore que la ploutocratie, non seulement favorise la démocratie, mais encore, dans une certaine mesure, la crée. Comme elle a toujours pour effet, d’une façon ou d’une autre, une augmentation de misère en bas, elle augmente, elle étend dans de très grandes proportions cette classe très pauvre qui, selon les temps, selon les circonstances, selon les tempéraments nationaux, est servile ou est arrogante, et qui, quand elle est arrogante, est la force principale de la démocratie et pour ainsi dire la démocratie elle-même.
La ploutocratie, dans une certaine mesure, crée donc, entretient et développe la démocratie, comme la démocratie crée, entretient et développe la classe ploutocratique.
À la vérité, et la ploutocratie n’est pas sans le savoir, la démocratie est destinée à monter à l’assaut de la classe ploutocratique et à la détruire, et elle n’aime pas plus cette supériorité que toute autre ; mais pendant un temps très long, les intérêts et les passions de ces deux classes sont d’accord ou ont des rapports qui ne laissent pas d’être étroits. Ce sont des frères ennemis, en principe et en définitive, mais dont la trêve en vue de combattre un ennemi commun est souvent très longue.
Et quoi qu’il en soit des rapports qu’ils soutiennent entre eux, ils sont, chacun pris en lui-même, un élément de désordre, d’injustice et de faiblesse dans un État… Il n’est rien qu’on doive combattre plus énergiquement que l’un, si ce n’est l’autre. Ni riches ni misérables, et le gouvernement exercé par les meilleurs : ce sont là les deux conditions premières d’une bonne police dans un État.
Et maintenant Platon n’a pas dit comment on peut contraindre un peuple à se laisser gouverner par les meilleurs, et il ne pouvait pas le dire ; car c’est ici la difficulté insurmontable et le problème sans solution. Un peuple se laisse gouverner par les meilleurs quand il est excellent lui-même ou quand il est au-dessous de tout. Il se laisse gouverner par les meilleurs quand il a été depuis longtemps tellement abâtardi, qu’un groupe de conquérants, de l’extérieur le plus souvent, de l’intérieur quelquefois, l’a pris par les oreilles et le tient sous sa main et sous son pied. Dans ce cas, l’aristocratie, ou oligarchie, ou même quelquefois une faction qui se donne le nom de démocratie, n’est pas le gouvernement des meilleurs, mais des plus audacieux et des plus violents. Écartons le cas de cette pseudo-aristocratie.
Un peuple se laisse aussi gouverner par les meilleurs, comme j’ai dit, quand il est excellent lui-même ; quand il a l’idée juste, soit instinctive, soit héritée, des conditions d’un bon gouvernement et d’un bon État ; quand il sait ou quand il sent qu’un peuple doit être régi par ceux qui savent gouverner, ou tout au moins par ceux qui savent quelque chose et qui ont quelque compétence parce qu’ils ont quelque information ; et alors il y a très bon régime aristocratique. Mais dans ce cas, qui fut assez longtemps celui de Rome et qui a été assez longtemps et qui est encore un peu celui de l’Angleterre, le peuple est si sage qu’il mériterait d’être en démocratie.
De sorte que l’aristocratie n’est bonne que là où il est presque inutile qu’elle soit. Elle n’est bonne que là où, si elle n’existait pas, le peuple se gouvernerait à très peu près comme elle gouverne. Elle n’est bonne que là où le peuple, s’il élisait ses chefs, élirait précisément ceux qui le commandent. Elle n’est donc bonne que là où elle est inutile.
Ceci n’est point paradoxal ; cela revient à dire qu’accepter et soutenir est la même chose que nommer et soutenir. L’aristocratie militaire et l’aristocratie ecclésiastique étaient tellement acceptées du peuple français au xviie siècle que c’était exactement comme si elles avaient été nommées par lui, et le régime était excellemment aristocratique parce qu’il était démocratique sans en avoir l’air, en ce sens que la démocratie formellement déclarée et en exercice aurait produit et comme sorti les mêmes chefs.
L’aristocratie n’est donc pas un système, une méthode dont il y ait à se demander s’il faut l’appliquer ici ou là. Elle est un fait qui ne dépend que de la suite de l’histoire. Elle est un fait anormal, triste et monstrueux là où elle est le résultat de la conquête d’une race affaiblie par un groupe violent, impérieux et avide. Elle est un fait logique, régulier et heureux, là où elle a pour cause l’accord d’un peuple intelligent et de la partie la plus intelligente de ce peuple ; l’accord d’un peuple qui a instinctivement « la science royale » et de la classe qui a instinctivement et avec réflexion et étude cette même « science royale » ; l’accord d’un peuple qui a l’instinct social et de la classe qui a instinct social et science politique.
Mais ni dans l’un ni dans l’autre cas ni dans un troisième, s’il en est un, l’aristocratie n’est chose de dogmatique. Il n’y a jamais à dire : « il faut la faire » ; il faut regarder si elle est ou si elle n’est pas ; car de l’imposer à un peuple qui n’est pas celui qui la comprendra et qui en a l’instinct si fortement qu’il y est déjà de lui-même, il n’y a absolument aucun moyen pour cela.
Mais, du reste, si, comme il est très probable, Platon n’a dogmatisé que platoniquement et s’il a voulu surtout comparer plutôt qu’il n’a prétendu légiférer, et s’il a surtout voulu dire : « les peuples aristocratisants sont mieux organisés que les autres ; les peuples aristocratisants sont organisés et les autres ne le sont pas » ; s’il a voulu dire seulement cela avec preuves, dissertations, digressions et paradoxes, comme toujours, il n’y a pas lieu de poursuivre la discussion ni de le critiquer davantage.
Cette politique de Platon, beaucoup moins chimérique qu’on ne s’est plu à le dire, moins personnelle aussi et unius auctoris, puisque Aristote nous montre Phaléas de Calcidon imaginant une république où toutes les fortunes fussent égales et Hippodamos de Milet traçant un plan que souvent Platon a suivi, et puisque aussi bien le premier inspirateur de Platon est Lycurgue, que celui-ci ait ou non existé personnellement ; cette politique, qui est une idée de Spartiate, couvée dans une imagination athénienne, à côté de quelques singularités et bizarreries et véritables erreurs, contient un fond de vérités qu’il me semble que toute l’histoire ancienne a vérifiées et qu’on ne saurait affirmer encore que l’histoire moderne ait démenties.
Conclusions
Tout Platon est une aspiration au parfait, et c’est là sa grande et son immortelle originalité. Pour Platon l’homme est fait pour réaliser la perfection et pour que la perfection soit, tout au moins presque, réalisée dans le monde. Ceci est la loi de l’homme, qu’il comprend rarement, qu’il entrevoit quelquefois, mais qui est telle que quand il ne la comprend pas il sent éternellement que quelque chose lui manque ; et telle encore que, quand il l’entrevoit, il se sent dirigé vers son but ; et telle encore que, s’il la comprenait absolument, il serait pleinement heureux.
C’est la grande idée sur laquelle vivra Renan, toute son existence, deux mille deux cent cinquante ans plus tard. Seulement pour Renan, le monde et l’homme viennent on ne sait de quoi et tendent vers le parfait et le créent en y tendant et le réaliseront jour à jour de plus en plus. Pour Platon le monde, et surtout l’homme, viennent du parfait et y retournent. Ils sont sortis de lui, ils s’en souviennent, ils en retrouvent en eux des traces et ils ont à le réparer en eux, et en le réparant en eux, à s’élever de plus en plus vers lui. L’homme ne crée pas le divin, il le restitue. Il n’y va pas, il y revient. Au commencement était Dieu ; au bout de la route, si on ne s’égare pas, il y a Dieu.
Mais, au fond, l’idée est la même. Est platonicien tout homme qui croit que la destinée de l’homme est de trouver l’idée du parfait et de s’y attacher comme à l’idée du port.
Ceci n’est pas une idée d’obligation. Le devoir est, à proprement parler, étranger à Platon, comme en général à tous les Grecs. Le devoir est plutôt une idée latine. L’homme, pour Platon, n’a pas précisément le devoir de s’attacher à la perfection ; il est dans sa destinée, et c’est-à-dire dans sa nature, s’il la comprend bien, de s’y attacher. L’idée de perfection n’est pas un impératif ; c’est simplement la santé de l’âme et la beauté de l’âme. La conscience platonicienne est une hygiène intellectuelle et une esthétique. Le bien est bien parce qu’il est sain et parce qu’il est beau. Le juste est bien parce que l’injuste est incohérent, désordonné, inharmonique et très laid.
Platon, comme Nietzsche, malgré les différences, veut parfaitement faire vivre les hommes en force et en beauté. Seulement il lui a semblé que c’était dans le juste et, à un plus haut degré, dans le parfait, et en un mot que c’était dans la morale qu’étaient la beauté et la force ; que c’était dans la morale qu’était la force, puisqu’il faut beaucoup plus de force pour se vaincre et s’opprimer soi-même que pour vaincre et opprimer les autres ; que c’était dans la morale qu’était la beauté, puisque le beau est le déploiement complet, plein et satisfait d’une force.
Cette grande idée était toute nouvelle. Il me semble bien que les Grecs ne l’avaient eue jusque-là que par échappées, si tant est qu’ils l’eussent connue. Ils avaient eu, presque davantage, quoique très peu, l’idée du devoir, sous forme d’idée d’obéissance aux dieux. Mais l’idée de l’adoration de la morale, parce qu’elle est belle et parce qu’elle est le fond de la nature humaine, et donc, en synthétisant, parce que le fond de la nature humaine est la réalisation du beau ; cette idée, qui devait naître dans un peuple artiste, avait, cependant, attendu Platon pour éclore.
Platon était nouveau au ive siècle avant Jésus comme Rousseau au xviiie siècle. Il apportait un rêve de perfection morale et sociale dont ses contemporains n’avaient pas l’idée et auquel, tout particulièrement à l’époque de Platon, comme à celle de Jean-Jacques, ils tournaient le dos. Il y avait un paradoxe hardi et il y avait un paradoxe perpétuel dans tout le développement de la pensée platonicienne. Platon rompait en visière à son temps comme Rousseau au sien, avec le même instinct de taquinerie et aussi avec le même courage, à tel point que si Rousseau fut persécuté, on s’étonne que Platon ne l’ait pas été.
Il avait à côté de lui un auxiliaire qu’il avait des raisons de haïr et qu’il paraît bien qu’il ne haïssait pas, sentant bien en lui un auxiliaire en effet. Ils avaient les mêmes ennemis. Comme Platon, Aristophane attaquait les prêtres besogneux et avides, vivant de la sotte crédulité publique (Plutus), les fabricateurs d’oracles, les démagogues, les sophistes, les poètes et les musiciens qui affaiblissent et énervent les âmes. Comme Platon, Aristophane (Assemblée des femmes), pour s’en moquer, il est vrai, mais avec des complaisances où l’auteur de la République pouvait très bien trouver son compte, exposait les idées de partage des biens, de suppression de la propriété, de repas en commun, d’affranchissement de la femme, de paternité collective. Comme Platon, et cette fois très sérieusement, il faisait l’éloge de la pauvreté et le réquisitoire contre le Dieu aveugle de la Ploutocratie. Comme Platon, Aristophane était à la fois enragé conservateur et un peu socialiste. Comme Platon, Aristophane rêvait une cité pacifiée, assainie, très forte et très belle, nettoyée de ses scories, et où les jeunes gens, moraux par amour du beau, eussent été, formule littéralement platonicienne, des « statues vivantes de la pudeur ». Aristophane est presque un Platon cynique. Platon n’est presque qu’un Aristophane plus pur et d’une plus grande force de pensée abstraite. Aristophane est comme le père des cyniques et Platon des stoïciens, et l’on sait que les cyniques ne sont que des stoïciens mal élevés. Que Platon ait pardonné à Aristophane ce que l’on sait et qui ne fut qu’une erreur et une confusion entre personnages qui ne laissaient pas de se ressembler entre eux à certains égards, cela se comprend assez aisément.
Seulement Aristophane, et j’en dirais à peu près autant de Rousseau, puisqu’aussi bien je l’ai dit et ne vois point que je me sois guère trompé, est tourné, en somme, tout entier vers le passé, connu ou supposé, et veut simplement qu’on rebrousse chemin. Aristophane et Rousseau, à quelques différences de degré près, voient l’idéal dans un passé qu’il faut retrouver : l’humanité ou la nation se sont trompées de voie, comme Hercule n’a pas fait au double chemin, et il faut remonter vers le point de bifurcation. Platon, quoique ne se privant point de regarder en arrière, se place en quelque sorte en dehors du temps. Très inquiet du présent, sympathisant quelquefois avec le passé, il place certainement son idéal dans l’avenir, ou plutôt il cherche un suprême bien qui puisse être celui de tous les temps. Sa magnifique utopie est achronique.
Injecter la morale dans l’humanité de telle sorte, avec une telle puissance qu’elle se mêle à tout le tempérament humain et que désormais, à quelque moment que ce soit, l’humanité la sente en elle et ne puisse pas l’éliminer, et qu’à certains moments il y ait comme une poussée inattendue et extraordinaire de cet élément nouveau, voilà ce que Platon a voulu et en vérité voilà ce qu’il a réalisé. Il est une des deux ou trois époques importantes de la civilisation humaine.
Ce qu’il a fait là, il l’a fait avec audace et avec persévérance, aussi avec une singulière adresse, volontaire ou demi-consciente. Il a combattu les idées générales des Athéniens, les mœurs des Athéniens, les préjugés et les travers des Athéniens avec toutes les ressources intellectuelles des Athéniens.
Il a combattu l’art et les artistes, parce qu’il les jugeait très dangereux contre les mœurs, avec des ressources d’artiste littéraire incomparable, avec des anecdotes, des récits poétiques et légendaires, des dialogues amusants, des comédies, oui, véritablement des comédies dignes d’Aristophane, et des tragédies, comme la mort de Socrate, où Sophocle n’aurait pas atteint et qu’Euripide aurait un peu tourné au mélodrame.
Il a combattu la sophistique et les sophistes avec la sophistique la plus honnête, sans doute ; mais la plus habile, la plus adroite, la plus captieuse, la plus sournoise, la plus insidieuse, la plus prestigieuse et la plus spirituelle que le monde ait connue avant les Provinciales.
Il a combattu les orateurs avec une éloquence qui n’est jamais enflammée, mais qui est élevée sans effort, et sublime sans cesser d’être simple et aisée, tant elle est naturelle.
Il a combattu la démocratie avec un profond sentiment démocratique, celui qui consiste à croire que force, richesse et même talents ne sont rien du tout ou infiniment peu de chose auprès de la force morale du simple honnête homme ; et cela, c’était, d’un seul trait, la vraie démocratie opposée à la fausse et la bonne à la mauvaise.
Il a combattu la mythologie avec des mythes, avec des mythes qu’il inventait et qu’il faisait très nobles et purs, ou avec les mythes les plus purs et nobles qu’il trouvait dans la légende et que, du reste, il assainissait, purifiait et ennoblissait encore par sa manière de les présenter et par toutes ses grâces décentes et divines.
Ajoutez que, discrètement et sans attitudes de novateur, il remplaçait la mythologie traditionnelle par une autre. Les « Idées » de Platon ne sont qu’une mythologie intellectuelle. Les « Idées » sont des déesses créées par l’esprit d’abstraction, très imaginatif encore, au lieu de l’être par l’imagination plastique Les « Idées » de Platon, au lieu d’être les forces de la nature personnifiées, sont des concepts personnifiés, ou, si l’on veut, des choses de la nature considérées et comme saisies par l’esprit en leur essence et personnifiées comme telles. Le Panthéon de Platon est un Panthéon spiritualiste, où, au lieu que les choses deviennent des personnes, les idées générales que nous avons des choses deviennent des personnes qui vivent quelque part. C’est une sublime mythologie immatérielle ; mais c’est une mythologie, très accessible à l’esprit des Grecs parvenus au point d’évolution où ils étaient et s’ajustant du reste à leur manière ordinaire de concevoir.
Autour ou au sein de son Dieu suprême, Platon a établi un polythéisme platonicien qui détruisait l’ancien en le remplaçant. Obéissant à cette loi, peut-être éternelle, qui veut qu’il n’y ait pas d’esprit religieux qui ne soit mêlé de polythéisme ; comme le christianisme a établi ou laissé établir, au-dessous du Dieu un, avec les anges, les saints et les madones, tout un polythéisme de bonté, parce que la bonté est l’essence de la religion chrétienne ; Platon a comme aménagé au-dessous, autour ou au sein de son Dieu un, tout un polythéisme, d’intelligence, d’harmonie et d’ordre, parce que l’essence du platonisme est comprendre et ordonner.
Platon combattait donc ses compatriotes avec leurs armes, ce qui est une chance de vaincre et, en tout cas, toujours, une condition du combat ; antiathénien par ses idées, athénien par sa manière de les présenter et même de les avoir.
Aussi a-t-il choqué et plu. Aussi a-t-il froissé et enivré. Les Athéniens ont reconnu un des leurs dans leur adversaire et dans ce novateur un admirable représentant de leur race. L’enfant qui bat sa nourrice plaît à sa nourrice parce qu’il est fort, plus encore quand sa nourrice est sa mère elle-même.
Quant au succès, il faut s’entendre. Selon le point de vue, il fut nul ou il fut immense. Platon s’est proposé, je crois, de régénérer Athènes et non pas de régénérer l’humanité. Il n’a aucunement régénéré Athènes, et il a vraiment donné à l’humanité une vie nouvelle. Il n’a nullement même assaini Athènes, qui semblait être, au moment où il écrivait, incurablement gangrenée et que rien ne pouvait sauver. Elle était tombée ou elle tombait, pendant la vie même de Platon, de Périclès en Cléon, de Cléon en Hyperbolos, d’Hyperbolos en Pisandre, de Pisandre en Cléophon et de Cléophon en Cléonyme. Infectée de vénalité par en haut, de sottise par en bas, de vanité présomptueuse et aveugle à tous les échelons ; ne songeant plus à combattre par elle-même, achetant des mercenaires et les payant mal ; ne songeant qu’aux arts, au théâtre et au bavardage ; « théâtrocratie », comme dit spirituellement Platon et non plus même démocratie ; perdant même l’idée de patrie et se souciant peu d’être gouvernée par un étranger, ce qui arrive toujours quand on a commencé par se laisser mal gouverner par les siens ; Athènes penchait tellement vers sa ruine au moment où Platon mourut, qu’elle en était venue presque à l’espérer pour être délivrée de tout souci.
Elle disparut, comme il est juste et très sain pour l’humanité que disparaissent les groupes humains qui veulent mourir. Elle perdit même son génie littéraire et artistique, comme il arrive toujours aux peuples qui disparaissent comme nations, sans qu’on puisse trop savoir pourquoi, mais probablement parce que le génie n’est point si personnel qu’on le croit généralement, mais, force par lui-même, a besoin, cependant, pour s’épanouir, d’une atmosphère vivifiante et forte.
Platon a complètement échoué dans son projet de régénérer Athènes. Peut-être, à supposer que « l’Idée » de justice s’occupe de nous, était-il impossible, parce qu’il eût été scandaleux, que la nation survécût, qui avait fait boire la ciguë à Socrate et à Phocion.
Mais, comme par une compensation providentielle, si Platon a échoué dans son dessein immédiat, il a merveilleusement réussi dans le dessein à longue échéance qu’il n’a peut-être pas eu. Comme a dit Bossuet avec sa force ordinaire, « il n’y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d’autres desseins que les siens »
. Platon, qui n’a pas sauvé Athènes, est au nombre des deux ou trois hommes qui ont donné à l’humanité une secousse morale profonde et prolongée, qui ont donné à l’humanité le goût de se surpasser. Il n’est aucun moraliste qui ne remonte à lui comme à sa source lointaine, élevée et pure. Il n’est aucun immoraliste qui ne le voie debout sur l’horizon, qui ne soit offusqué et gêné par sa grande ombre et qui ne sente en lui le grand obstacle, comme
s’il était vivant encore et tout présent ; et c’est qu’il l’est en effet.
Le stoïcisme tout entier dériva de lui avec sa conviction que la force morale est la seule force qui compte et que la richesse morale est le seul bien qui ne soit pas une misère, et avec son profond mépris des puissances selon la chair et selon la force, et avec son idée, hautaine et vraie, que non seulement le philosophe devrait être roi du monde, mais qu’il l’est au moins en dignité ; c’est-à-dire que la pensée domine le monde en tant qu’elle survit à tout ce qui pour un temps l’opprime ou croit l’opprimer.
Le christianisme a dépassé Platon en ce qu’il a mis l’idée de bonté à la place de l’idée de justice ; il est vrai, et c’est ce que l’on n’aura jamais ni assez dit ni assez cru. Mais il faut dire aussi et aussi croire que le christianisme est tout pénétré de Platon. Il part d’un principe qui n’est pas répandu dans tout Platon, qui n’est pas dans Platon autant que l’on voudrait qu’il y fût, qui n’est pas assez dans Platon, mais qui est bien platonicien, l’idée de fraternité. Platon a dit : tous les citoyens d’une même patrie devraient être frères dans le sens littéral du mot et plus même que les fils d’une même mère n’ont accoutumé de l’être ; le christianisme a dit : tous les hommes doivent être frères dans le sens littéral et plus que littéral du mot.
Platon a dit : il vaut mieux souffrir l’injustice que de la commettre ; le christianisme a dit : il faut aimer à souffrir l’injustice et il faut « aimer son ennemi », d’abord parce qu’encore il est votre frère, ensuite parce qu’il vous donne cette joie de souffrir l’injustice et par conséquent de témoigner pour la justice, ce qui est fécond en grands effets et ce qui bâtit le temple de la justice éternelle ; — et ainsi la sainteté et l’efficace du martyre, la théorie du martyre est déjà en germe et plus qu’en germe dans Platon.
Le christianisme a bâti toute une religion sur la morale, et c’est, avec quelque indécision, ce que Platon a voulu faire, à l’imitation de Socrate, peut-être en se tenant moins ferme sur ce fondement que Socrate lui-même et plutôt en se ramenant sans cesse à la morale qu’en s’y tenant obstinément attaché, mais encore en ne l’oubliant jamais et en faisant d’elle son principal et essentiel entretien ; et c’est pour cela qu’à tous les moments où l’humanité, instruite ou avertie par ses épreuves, revient à la morale comme à sa source de vie, en d’autres termes craint le suicide, elle revient à la fois pour ainsi dire et au Calvaire et à Sunium.
Le christianisme s’est tellement reconnu dans le platonisme aussitôt qu’il l’a connu, qu’il lui a, en grande partie, emprunté sa métaphysique, ce qui a été son tort, à mon avis, et le christianisme pur, à mon sens, c’est le christianisme moins le judaïsme et moins la métaphysique platonicienne et débarrassé tant de ce fâcheux héritage que de cet encombrant et décevant appareil ; mais que le christianisme, voulant être philosophique, ait été droit à Platon pour se faire une philosophie générale et pour s’en parer et surcharger comme la vierge romaine accablée sous les bijoux, c’est au moins le signe d’une attraction singulière, pour ainsi parler, et d’affinités profondes et profondément senties.
On peut presque dire que dans la pensée de l’humanité le platonisme et le christianisme ont été et sont destinés à rester inséparables.
Le positivisme moderne, très hostile à Platon, en quelque sorte par définition, puisqu’il a, à l’endroit de la métaphysique, une invincible défiance, aurait tort de ne pas voir en Platon un homme qui, quoique n’étant pas un auxiliaire, est très éloigné d’être un ennemi. La pensée profonde du positivisme est que l’homme, égaré dans un canton de l’univers d’où il ne peut rien voir ni savoir du gouvernement de l’univers lui-même, doit se sentir obligé envers son canton et, par reconnaissance envers lui, l’aménager de plus en plus dans le sens de l’ordre, du juste et du bien. L’humanité oblige l’homme. Nous devons l’adorer comme un Dieu bienfaiteur et aussi comme un Dieu souffrant et douloureux. Nous devons à l’humanité d’être d’abord digne d’elle et ensuite meilleur qu’elle. Nous devons à nos pères de les surpasser en justice et en bonté, et nos descendants nous devront de nous surpasser en bonté et en justice. Le devoir, c’est de porter plus haut l’humanité à mesure qu’elle vieillit. L’humanité doit honorer son enfance par sa jeunesse, sa jeunesse par son âge mûr, son âge mûr par sa vieillesse, en montrant toujours que chacun de ses âges était beau en ceci qu’il contenait un successeur plus beau que lui.
Et cette idée est éminemment platonicienne. Platon se croit, d’une certaine façon, obligé envers Dieu ou envers les dieux ; mais où il tend surtout, c’est bien à faire vivre les hommes de plus en plus en beauté. Pour lui, la question est toujours, ou du moins très souvent celle-ci : qu’ont fait nos pères pour nous rendre meilleurs qu’eux ? S’ils n’ont rien fait en ce sens, il n’y a pas lieu de les honorer. S’ils ont fait quelque chose ou beaucoup en ce sens, ils sont vénérables et nous devons les honorer en les imitant. Nous-mêmes nous avons pour tâche unique de faire l’humanité meilleure que nous, dans toute la mesure de nos forces. Toute la valeur de l’homme est dans la quantité de justice et dans la quantité de bien qu’il aura mises dans le monde. Le reste est sensiblement négligeable. Cette morale platonicienne est par bien des aspects et surtout par son aspect principal très analogue à la morale positiviste.
Elle est, avant tout, surtout, essentiellement, à base de désintéressement. Si dans le langage courant platonisme et idéalisme sont synonymes, ce n’est pas à tort. Les hommes appellent communément idéal ce qui est désintéressé. L’idéalisme pratique consiste simplement à sacrifier l’appétit à l’idée. C’est tout Platon. L’idée pour lui est si belle que c’est être un sot que de ne pas jeter à ses pieds, et pour qu’ils y soient foulés, toutes les passions et avec elles, tous les intérêts. Quand un homme a une pensée et qu’il n’en est pas assez ravi et amoureux pour lui sacrifier tout ce qui lui est agréable, il n’était pas digne de l’avoir, et l’on peut presque dire qu’il ne l’avait pas. Il ne l’avait pas en sa plénitude et en son éclat et sa force. Non, vraiment, il ne l’avait pas. Et c’est pour cela que Platon semble convaincu que savoir la vertu et la pratiquer, c’est la même chose. Ce doit être la même chose, il faut que ce soit la même chose, puisque, si ce ne l’était pas, l’homme serait trop bête. Et la théorie est contestable, et on peut même dire qu’elle est dangereuse ; mais elle est le signe de l’idéalisme le plus sincère, le plus convaincu, le plus profondément entré dans les moelles et dans le cœur d’un homme, qui se soit jamais rencontré. L’épithète de divin en est resté à Platon, et à juste titre.
Sans doute, comme enivré de morale il a, non pas fait à la morale une trop grande part et, si je l’ai dit, ce fut mal dire ; il n’a pas fait à la morale une trop grande part en la donnant comme la dernière fin de l’homme et en affirmant qu’il ne peut être occupation humaine qui ne se rattache à la morale comme à sa dernière fin, ce qui est vrai et même exact ; mais il a trop voulu que la préoccupation morale, le dessein moralisateur fût continuellement présent et comme mêlé à chaque occupation humaine quelle qu’elle fût, et non seulement la dominât, mais la dirigeât de tout près, et pour ainsi dire la maîtrisât et l’étreignît, ce qui est trop, et ce qui risque de paralyser et de glacer les plus belles facultés humaines, lesquelles, laissées plus libres, reviennent beaucoup mieux à servir en définitive la morale quelles ne le pourraient faire ainsi maîtrisées, opprimées et contraintes.
Mais il faut tenir compte, comme j’essaye toujours de le faire, de l’exagération nécessaire que les grands maîtres croient, avec raison, devoir donner à leur système et à l’idée maîtresse de leur système. Ils se disent toujours qu’il y aura du déchet et que l’on en rabattra. Ils visent un peu plus haut que le but pour y toucher, et je ne crois pas que ce soit le fait de mauvais tireurs.
Il faut tenir compte aussi du public auquel s’adresse un philosophe, et certes les hommes à qui parlait Platon étaient si éloignés de toute idée morale qu’il n’était pas inutile de forcer la note. Platon a prêché la morale avec les allures du paradoxe, ce qu’on lui peut reprocher, et avec le ton et la verdeur du paradoxe, ce qui était bon, parce qu’il était commandé par les circonstances.
Tel qu’il est, sans parler du métaphysicien, du poète, du satiriste, de l’orateur, du narrateur et du dramatiste, il est le moraliste le plus convaincu, le plus chaleureux, le plus pénétrant, le plus imposant à la fois et le plus ingénieux, et il ne lui a manqué que d’être simple, que le monde ait jamais connu. Il sera en quelque sorte associé aux destinées de l’humanité. Sans peut-être qu’il soit lu personnellement si je puis ainsi dire, il sera écouté, au moins en la personne de ceux qui conserveront son esprit et s’inspireront de sa doctrine, tant que l’idéalisme, même restreint au sens que nous lui donnions plus haut, demeurera, ici ou là, sur la terre. Il ne sera oublié définitivement que lorsque tous les hommes en seront à ne croire qu’à la force et à croire qu’elle est féconde et qu’elle peut fonder quelque chose de durable, et lorsque, en conséquence, les hommes n’agiront jamais et ne voudront jamais agir que selon leur force ou selon leur faiblesse.
Je ne sais pas si ces temps sont proches ; mais je sais qu’ils ne sont jamais arrivés et qu’on peut espérer qu’ils n’arriveront jamais, quelques apparences qu’il y ait contre cet espoir. D’ici là, Platon vit dans les consciences de ceux qui croient devoir sacrifier quelque chose d’eux à l’idée. On croyait que Platon était descendant des anciens rois d’Athènes. Or le très sarcastique M. de Gobineau répartissait les hommes de la façon suivante : « les fils de rois, les imbéciles, les drôles, les brutes ». Platon, fils de rois, vivra tant qu’il y aura quelques fils de rois. Il a su être, très précisément, un des aspects du divin. Il est de ceux qui y font croire. Il a été homme de son temps et je suis certain que c’est pour son temps qu’il travaillait ; et il s’est trouvé qu’il a pensé pour toujours. Nul
ne répond mieux à la magnifique définition que Lamartine a donnée de l’homme : « L’homme se compose de deux éléments, le temps et l’éternité. »