(1888) Revue wagnérienne. Tome III « III »
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(1888) Revue wagnérienne. Tome III « III »

III

Notes et nouvelles

Le patriotisme : allons-nous voir encore, à propos de Lohengrin, surgir cette funèbre plaisanterie ?

Deux pays, la France et l’Allemagne, sont en présence, deux pays unis par un séculaire échange d’idées et d’efforts, un jour séparés par une guerre folle et à jamais détestable : mais la paix a été faite, les anciennes relations, si amicales, ont été retrouvées ; depuis des générations, c’était, entre les deux, une réciprocité de salutaires influences, un constant retour, au-dessus des rives du vieux Rhin, de ces choses intellectuelles et morales dont vivent les peuples ; à grand peine donc, et malgré les fanatismes un instant renouvelés, l’œuvre de mutuelle régénération est reprise ; et voilà que l’un de ces pays enfin a produit l’œuvre qui résume son âme, l’artiste absolu lui est né en qui aboutissent les qualités nationales éminentes, l’homme par excellence dont l’œuvre résume toutes les aspirations d’une race ; à son tour, ce pays offre à l’autre, à travers les frontières, ce magnifique tribut d’idéalité nouvelle : appartient-il à quelqu’un de protester ?

Est-ce à ceux dont la guerre est le métier ? à ceux qu’angoissent la cote et le tarif du foyer de la danse ? ou à ceux qui se sont voués à la popularisation des ritournelles de M. S. ou M. X. ?

S’opposer au mouvement nécessaire des choses, il y a là une folie, ou un crime de lèse-humanité.

L’œuvre de Richard Wagner est une rénovation artistique qui nous arrive ; la France a livré à l’Allemagne, pendant des siècles, le trésor de ses idées : l’Allemagne aujourd’hui a donné naissance à l’ouvrier miraculeux dont l’œuvre nous enrichira. Dans une affaire de civilisation, il n’y a pas plus de place pour une affaire d’uniforme que de boutique.

Des hommes qui de longtemps ont fait beau jeu de maint sot préjugé, de mainte tradition vénérable, adorent obstinément cette dernière idole du faux patriotisme. C’est une hypocrisie dont nous souffrons, dont nous rougissons et que nous renierons, si le titre de wagnéristes a bien le sens de disciples de la vérité.

La question de chez-soi n’a rien à faire ici. La musique française n’a pas produit d’art ? soit : il n’y a pas d’art musical français. Et attendons, espérons en l’avenir. — Un an est né en Allemagne ? tant mieux pour l’Allemagne ; et vive cet art, puisqu’il est un art !

La première représentation de Lohengrin va être donnée. Au point de vue de l’introduction en France de l’œuvre wagnérienne, cette représentation est un événement considérable.

Certes, nous ne sommes pas de ceux pour qui l’art est tout entier sur les planches, et la valeur d’une partition nous séduit en-dehors des mérites de Mademoiselle Malten ou de M. Van Dyck ; mais, auprès du grand public, le théâtre porte seul. Le succès de concert est forcément restreint à un public limité ; les succès wagnériens de MM. Colonne et Lamoureux (et n’oublions pas M. Pasdeloup, le glorieux initiateur !) s’arrêtent au public spécial, lettré et artistique, dont en réalité le jugement seul a encore quelque importance, mais qui reste étranger à la foule ; le succès de l’entreprise théâtrale de l’Eden-Théâtre sera décisif18.

Quelle en sera l’issue ? on le saura bientôt. Il est seulement terrible de songer qu’il suffit de dix siffleurs résolus pour arrêter toute une série de représentations, et que, parmi les meutes d’anti-wagnéristes qu’a soulevés, il y a un an, la nouvelle des représentations de Lohengrin à l’Opéra-Comique. M. Lamoureux aura bien de la peine, malgré toutes ses précautions, à ne pas laisser passer plus de neuf perturbateurs déterminés. Quant à la préparation artistique de ces représentations, elle est inimitable, et l’on peut être assuré que la perfection sera obtenue.

Un événement plus modeste, très important cependant et purement artistique celui-là, a été la première audition au concert du Châtelet de la scène des Floramyes de Parsifal o.

Cette scène est certainement l’une des plus musicalement belles et des plus poignantes du répertoire wagnérien ; mais, d’une difficulté extraordinaire, exigeant non seulement une absolue précision mais une intelligence musicale supérieure, elle n’avait jamais été essayée, même point aux concerts spécialement dévoués à l’exploitation des œuvres wagnériennes.

M. Colonne a triomphé là sans conteste. Le mouvement a été pris insensiblement trop lent ; mais aucune erreur, aucune hésitation n’a été visible dans la partie chorale ni instrumentale. Le morceau a été rendu avec cet admirable et unique instinct des œuvres artistiques que possède M. Colonne.

Un bis dès la première audition, une seconde audition au concert suivant (le concert spirituel), en même temps que la reprise de l’admirable scène religieuse du premier acte de Parsifal, ont témoigné du succès spontané obtenu par l’orchestre du Châtelet.

A l’Eden-Théâtre, la saison des concerts a cruellement souffert de la préparation de la saison théâtrale ; et tout l’intérêt pour les wagnéristes, qui voient dans une exécution enfin complète de Manfred un événement wagnérien, s’est porté au Châtelet.

Nous avons eu, à l’Eden-Théâtre, le premier acte, éternellement tronqué, de la Valkyrie, l’ouverture de Rienzi, le premier acte encore de Tristan, mais avec une Isolde insuffisante et toujours de bien extravagantes paroles. Quant à la fantaisie a piacere sur le deuxième acte de Siegfried intitulé « les Murmures de la Forêt », cette exhibition est une honte ; le carnage va jusqu’à la réorchestration de plusieurs passages de la partition ; mais pourquoi ne pas construire un agréable poème symphonique sur les motifs maritimes du premier acte de Tristan, avec un titre comme « les Voix de la mer » ou « le Chant des vagues » ou « les Bruissements du golfe de Bristol » ?

Mettons à l’actif du célèbre chef d’orchestre de l’Eden-Théâtre la reprise de cet éblouissant chef-d’œuvre, la Marche de Fête : « Or sur or », la blasonnait un jour le poète d’Hérodiade.

Chronique wagnérienne : Lohengrin

Historique du drame

La première esquisse de Lohengrin paraît être du mois d’août 1845 ; l’œuvre fut terminé en 1847, et la représentation eut lieu le 28 août 1850, à Weimar, grâce à l’initiative et sous la direction de Franz Liszt, lors des fêtes organisées pour l’inauguration de la statue de Herder. Le 28 était le jour anniversaire de la naissance de Goethe. Après un court prologue récité, le drame se déroula devant les spectateurs, et le succès en fut immense. Wagner n’était point là ; exilé d’Allemagne à la suite de sa participation aux mouvements insurrectionnels de 1848, il avait dû se réfugier à Zurich. On sait quelle lettre émue il écrivit à Liszt, lettre reproduite à la première page de la partition d’orchestre.

Depuis cette époque, Lohengrin a été joué dans toutes les capitales d’Europe, et même en des villes de second et de troisième ordre — hors en France. Pour nous en tenir aux pays de langue française, disons que la première représentation à Bruxelles est ancienne déjà.

L’année dernière, Lohengrin devait être joué à l’Opéra-Comique, lorsque se produisit la honteuse et lâche cabale que l’on n’a pas oubliée.

Les origines

Richard Wagner a pris les données essentielles de Lohengrin dans un ancien poème allemand du xiiie  siècle. Ce poème, connu aussi sous le nom de Lohengrin, termine en quelque sorte le cycle du Saint-Gral : de plus, il relie la « matière de Bretagne » à la « matière de France » pour parler comme nos trouvères, par le lieu où se passe l’aventure et les versions diverses qui l’ont rattachée dans la suite au cycle de Charlemagne. L’auteur du Lohengrin allemand ne peut être sûrement désigné ; mais qu’il soit Albrecht de Halberstadt (comme on a quelques raisons de le croire), ou un autre minnesinger, il a emprunté son sujet aux poètes français du xiie  siècle, et l’a mêlé à l’histoire d’Allemagne, en y introduisant Henri l’Oiseleur. Deux manuscrits célèbres de ce poème ont été conservés : ils se trouvent à la Bibliothèque Vaticane ; le plus ancien des deux — et le meilleur — a pour titre : Poema Parcifal et Lohangrini ; les cent onze premiers feuillets sont consacrés à Parsifal, tout le reste su propre thème du récit, et le nom du héros y est tour à tour orthographié Lohengrin et Lohangrin 19.

Le poème germanique est censé faire suite à un autre poème beaucoup plus connu même en Allemagne, et dont l’auteur est également ignoré : c’est La guerre des chanteurs à la Wartburg, qui a servi, d’accord avec les populaires légendes, pour la réalisation du Tannaeser wagnérien. Dans ce poème, Henri d’Ofterdingen dispute à Wolfram d’Eschenbach le prix du chant. Il est vaincu, mais un poète-magicien, Klingsor ou Clingezor de Hongrie, qui l’avait aidé de ses conseils, le remplace, et reprend la joute, assisté d’un démon familier, Nasion. C’est alors, sur les défis du magicien, que commence le récit des aventures de Lohengrin, Wolfram ayant chassé le démon en faisant le signe de la croix.

Il est de toute nécessité, pour comprendre le poème de Lohengrin, de résumer très rapidement le cycle du Saint-Gral. Nos lecteurs savent quelle relique était le Gral, et je ne m’y arrêterai point ; ajoutons seulement que l’on donne deux origines à ces pieuses légendes, l’une purement celtique, bretonne, l’autre provençale, liée à des récits espagnols, italiens, grecs, arabes. Les documents fournis par la première sont évidemment antérieurs à ceux déduits de la seconde ; mais, à notre sens, on arrive à concilier très bien ces deux sources en considérant comme il suit la formation du cycle. La légende chrétienne du Gral a dû naturellement avoir une forme primitive orientale, encore très vague bien entendu ; transportée en Bretagne20 par la marche de la prédication, elle a coïncidé avec les traditions nationales de la Celtique, l’initiation aux mystères du « Gradal », les souvenirs de résistance à la conquête et les espoirs d’affranchissement. Adoptée par ce peuple éminemment poétique, elle s’est beaucoup développée, mais dans un sens guerrier, presque national, médiocrement religieux. Lors du grand essor du moyen âge, et de l’institution de la chevalerie, elle se répandit par la France entière, rayonna jusqu’en Allemagne, et se trouva concorder, si je puis dire, avec divers événements historiques, les croisades, la création des templiers. Ces deux faits d’histoire ne contribuèrent pas peu à lui rendre sa couleur méridionale, à faire réapparaître, dans les récits merveilleux des poètes, des noms et des personnages empruntés à l’Orient.

A ces considérations il en faudrait joindre d’autres, mais bien trop étendues pour être effleurées ici, même avec la brièveté la plus grande. L’origine aryenne, commune à tous nos récits légendaires, permet de retrouver les premiers linéaments de nos poèmes — depuis le Perceval jusqu’au lai de l’oiselet — dans les traditions indoues et orientales ; elle donne aux sources différentes une sorte d’unité supérieure, qui ne fait doute aujourd’hui pour personne. Enfin, il y aurait lieu, si l’espace nous le permettait, d’examiner l’hypothèse de faits historiques réels, hypothèse de plus en plus vraisemblable, d’après les recherches récentes, et suivant laquelle des templistes d’une espèce particulière, de véritables chevaliers du Gral, auraient existé en Europe. Dans cette hypothèse, le Monsalvat de Titurel se serait trouvé au Nord de l’Espagne, en Aragon, tout près des Pyrénées, et l’on pourrait reconnaître les principales étapes de la confrérie, ses migrations, son fractionnement, sa dispersion graduelle.

Quoi qu’il en soit, les poèmes bretons commencent le cycle littéraire du Gral. Nous en avons des rédactions diverses, dont plusieurs latines : le roman du Gral et le Peredur (le Perceval breton) sont très spécialement célèbres. La série se continue avec Galead, Lancelot du Lac ; elle aboutira au Roman de Brut. Cependant Chrestien de Troyes, en France, traite la plupart de ces sujets : il écrit Erec et Enide, un Tristan et Iseult (car le cycle d’Arthur ne se peut séparer de celui du Gral), Le Chevalier au Lion, le Perceval surtout, qui devait être si souvent mité. On pense que dans Erec et Enide il parlait déjà de Lohengrin.

Selon la généalogie habituellement adoptée par les poètes et leurs commentateurs, le père — ou l’aïeul — de Titurel se serait nommé Périllus ; Titurel aurait vécu très vieux, après avoir eu un fils, Frimutelle, le premier roi indigne ; le fils de Frimutelle, Amfortas ou Anfortas, renouvelant le même péché, est guéri par son neveu Perceval ou Parsifal. Parsifal, devenu roi du Gral, a deux fils de la reine Conduiramour : le prêtre Jean et Lohengrin. Affligé par la décadence générale des mœurs et de la foi, Parsifal a transporté le Gral dans les Indes ; c’est des Indes que viendra Lohengrin pour secourir Elsa ; c’est aux Indes qu’il retourne, selon les vieux poèmes, lorsque la question fatale a été prononcée.

Lohengrin a donc une première origine, très haute, quasi religieuse, qui lui est donnée par la tradition du Gral. Une autre lui vient de la légende, primitivement distincte, du chevalier au cygne21 ; une troisième nous est indiquée par la Question symbolique. Celle-là remonte, pour sa part, aux plus anciens âges de l’humanité, toutes les civilisations eurent des poètes qui parlèrent de la question interdite, de ce doute qui tue le bonheur avec la foi. Cette question se trouve dans l’Amour et Psyché, dans mainte légende ou récit, Frédéric de Souabe et Angelberg, Partenoplis et Amelor, Raimond et Mélusine.

Mais si l’auteur de Lohengrin, au point de vue général, a reçu le sujet de son œuvre des poèmes déjà écrits en langue française il en a eu également le résumé dans les chants des autres minnesinger germains, eux-mêmes inspirés de nos trouvères. La version française méridionale est contenue dans le Titurel ; elle diffère beaucoup de celle adoptée par Wagner, et la Question n’y porte pas sur le nom du héros, mais sur son origine22. Notons cependant que le rôle pervers d’Ortrude y est indiqué, mais attribué à une simple servante. Dans le Parsifal de Wolfram, où l’auteur fait allusion au poème de Chrestien de Troyes et déclare avoir suivi « Kiot le Provencal » (Guyot de Provins ?), le récit qui termine l’œuvre (chant XVI, à partir de la strophe 823), a dû servir de cadre primitif au poème de Lohengrin. En voici la substance :

Au pays de Brabant était une femme très belle, qui avait hérité du royaume de son père. Rois et princes briguaient sa main, mais son humilité était si grande, qu’elle refusait toujours les prétendants. Les comtes de Brabant voulaient alors la contraindre à choisir un époux. Mais elle se confia au Seigneur, décidée à accepter celui qu’il lui désignerait. Une cour fut tenue, des messagers vinrent des contrées lointaines. Un cygne amena Loheranghin, qui débarqua à Anvers et fut reçu avec joie. Il dit à la duchesse : Si je dois être le chef dans ce pays, je renonce à bien des choses ; mais écoutez ce que j’exige — ne demandez jamais qui je suis ; à cette condition, je demeurerai avec vous. La duchesse promit, et le mariage fut célébré… « Bien des gens peuvent encore, en Brabant, parler de ces événements extraordinaires de l’arrivée de Loherangrin et de son départ, lorsque la question fut prononcée… Tristement il s’en alla ; son ami le cygne était revenu avec une nacelle. Il laissa trois joyaux, une épée, un cor, une bague. C’est ainsi que la douce femme perdit son époux. » Ce court récit de Wolfram est conforme à la version française septentrionale. Mais il n’y est point parlé du complot dirigé contre Elsa. Il faut aller au poème spécial de Lohengrin pour voir se dessiner un personnage nouveau, Frédéric de Telramund.

En terminant cet aperçu, qui sans doute a paru très long et qui pourtant est fort sommaire, on peut ajouter qu’il doit y avoir eu un événement historique, vers le septième ou le huitième siècle, en Brabant, accusation injuste portée contre une princesse, litige à propos d’un royal héritage, tranché par la venue soudaine d’un prince on d’un guerrier. Remarquons, en effet, que de nombreuses légendes, Geneviève de Brabant par exemple, ont un sujet analogue, et se passent dans le même pays ; remarquons aussi qu’une aventure presque identique est rapportée, avec la date de l’année 711 et Nimègue pour théâtre, dans l’histoire des ducs de Clèves, dont la source principale est le travail d’Hélinand (Hélinandi frigidi Montis monarchi ord. Cistere. Chronicarum libri 49). C’est aussi à Hélinand que l’emprunte Gerhard von der Schuirren. Dans ce récit, Lohengrin s’appelle Hélias et Elsa Béatrix. Pour renvoyer nos lecteurs à des documents moins rares, disons que Henri Heine a repris cette même version (De l’Allemagne, tome II). Je signale encore, toujours à ce sujet, la « chronique merveilleuse » de Brabant : dans cette compilation de Wasseburg, intitulée « Antiquités de la Gaule Belgique », on trouve des fables mêlées d’éléments parfois historiques et qui avoisinent le mythe de Lohengrin, telle l’aventure de la reine Swan (Schwan) et de Salvius Brabon, héros « de race Troyenne ».

P.-S. — Nous avions retardé l’apparition de la Revue Wagnérienne jusqu’à la date de la représentation de Lohengrin, dans l’espérance qu’après la répétition générale, il nous serait possible de rédiger le compte-rendu de l’exécution musicale et de l’interprétation scénique. Les circonstances ont empêché M. Lamoureux de procéder à cette répétition générale. Nous sommes convaincus à l’avance que tout sera au mieux à la représentation de Lohengrin, mais nous remettons au 15 mai le récit détaillé de ce mémorable événement wagnérien.

Mois wagnérien de Paris

5 Mars : Conservatoire (dir. Garcin) : Récit et chœur des Pèlerins,

5 Mars : Concert Lamoureux : 3e scène du 1er acte de La Walküre ; ouv. de Tannhæuser.

13 Mars : Concert Colonne ; Marche et chœur de Tannhæuser.

13 Mars : Concert Lamoureux : 1er acte de Tristan (Van Dyck, Blauwaert, mesdames Leroux, Boidin-Puisais), marche de Tannhæuser.

20 Mars : Concert Colonne : même programme.

Mars : Concert Lamoureux : même programme.

27 Mars : 1er acte de Tristan.

27 Mars : Concert Pasdeloup : Scène finale de La Walküre.

 

Le 3 avril a eu lieu l’inauguration, à Vienne, du Richard Wagner-Museum fondé par M. Nicolaus Oesterlein.

M. Oesterlein réunit, depuis de nombreuses années, une bibliothèque de toutes les choses ayant rapport à Richard Wagner, et dont les deux volumes de son Catalogue donnent la teneur. Le Wagner-Museum est une chose absolument intéressante et utile, et destinée au meilleur succès.

Documents de critique expérimentale : Parsifal

I : Gefühl (Suite).
Lichtwelt (le monde de la lumière) : optique

Préparé par toutes les conditions analysées plus haut, le spectateur se trouve enfin en présence du drame. Wagner a obtenu de lui ce qu’il appelle la Selbstausserung, c’est-à-dire l’abandon de ses préoccupations antérieures, la désappropriation de soi-même (G. S. IX. 259).

Le Lichtwelt et le Schallwelt, les mondes des couleurs et des sons, agissent sur ses organes percepteurs, sur ses facultés auditives et visuelles. Nous allons d’abord analyser ce que perçoit la vue dans le drame wagnérien.

« Ce qui appartient à l’œil (111, 78), dit Wagner, c’est l’extérieur de l’homme. L’œil saisit la forme animée de l’homme, la compare avec les objets ambiants et l’en différencie. Ce qu’il voit immédiatement ce sont les mouvements extérieurs, inconscients, causés par une douleur ou une joie. Ensuite viennent les émotions de l’homme intérieur médiatement, c’est-à-dire par l’intermédiaire de l’expression de la physionomie et des gestes. »

La perception de l’œil et ses deux intensités, pour ainsi parler, sont ici parfaitement définies et nous n’aurons, pour notre étude, qu’à suivre ces deux grandes divisions de l’optique théâtrale.

Pour montrer à quelle hauteur Wagner a porté l’art de la musique, il est nécessaire de considérer l’état de dégradation où il est tombé dans notre théâtre moderne. Dans ces admirables pages que Wagner a écrites sur les représentations de 1882 (tome X, 283 et sq.), et que tous ceux qui veulent comprendre Parsifal devraient lire et relire, il fait une critique très profonde des ridicules du théâtre moderne, surtout au point de vue de la mimique. Les artistes français, qui ont horreur de toute esthétique philosophique, et se dispensent de l’étudier dans les œuvres théoriques de Wagner, sous le prétexte qu’elles leur semblent obscures, ceux-là, qui se récrient devant les mots objectif et subjectif, s’intéresseront peut-être à la partie purement pratique de l’œuvre d’art de Bayreuth, à ses procédés de réalisation.

Avant toutes choses, Wagner voit que l’obstacle à toute expression mimique sérieuse est l’espace trop grand qui se trouve entre l’acteur et le spectateur. « Aujourd’hui, dit-il, l’acteur, par la mauvaise construction de nos théâtres, se voit dans l’impossibilité de se permettre une expression caractéristique par le simple jeu de sa physionomie, il lui faut de plus se faire un masque (c’est-à-dire se farder) pour résister à l’action pâlissante de la lumière de la rampe. »

Il en résulte qu’il ne peut que représenter grossièrement et avec affectation les gestes extérieurs. Il suffit de voir le spectacle infâme que présente l’Opéra de Paris, ces acteurs en bois, aux gestes ridicules, pour se rendre compte de la justesse de la théorie de Wagner. Et cependant, quoique tous reconnaissent cette vérité, la plupart des critiques de théâtre acceptent ces spectacles qu’on devrait supprimer au nom de la salubrité publique et avec ce monument impropre à toute audition musicale. Wagner ne connaissait pas le nouvel Opéra de Parisp, ce qu’on appelle l’Académie nationale de musique ! établissement prétentieux et inutile qui a plus fait pour l’avilissement de l’art que tous les compositeurs français réunis : c’est à lui, entre tous les théâtres de l’Europe, que peuvent s’appliquer les reproches qu’il leur fait au point de vue du dispositif dramatique. Malgré son imagination, il n’aurait pu deviner cet ignoble luxe de dorures qui cache le spectacle, ce monde de boursiers qui cache les acteurs, et ce monde d’acteurs qui cache l’art.

« Nous reconnûmes bientôt, reprend Wagner, de quelle importance serait une sage ordonnance de la marche et de l’attitude pour le relèvement ce notre représentation dramatique. » Il se demande ensuite quelles sont les causes de la fausseté des poses de nos acteurs. « Comme le morceau capital dans l’ancien Opéra était l’air monologué, et que le chanteur avait coutume de le chanter en plein visage du spectateur, il s’ensuivait que les duos, trios, ensembles, se chantaient de la même façon. » Qui ne comprend qu’il est absurde, et contre toute vérité, qu’un chanteur vienne chanter, la face tournée vers le public, surtout quand il doit s’adresser à un personnage en scène ? « Par suite la marche fut abandonnée, et les mouvements des bras employés jusqu’à l’exagération la plus ridicule. On voit dans les opéras modernes les acteurs avec leurs bras étendus, comme pour appeler au secours. »

Ces détails sont d’une importance capitale pour l’histoire de l’opéra, et Wagner, le premier, les a exposés d’une façon géniale. C’est, en effet, de l’importance donnée, contre toute vraisemblance, à l’air monologué qu’est résultée cette habitude de se tourner vers le public pour chanter, même dans les ensembles. Il n’était plus nécessaire de marcher, ni d’agir, comme dans le drame ; on remplaçait cela par des mouvements de bras. Nous conseillons à nos lecteurs d’observer, à l’Opéra, les mouvements de bras d’un chanteur quelconque : ils s’apercevront combien cette coutume qui est transmise dans l’enseignement du Conservatoire par les anciens acteurs aux nouveaux23, est contraire à toute vérité et à tout naturel.

Wagner, enfin, étudie les conséquences de cet état de choses : « Les acteurs sont forcés dans un duo, ou de dire au public les paroles qu’ils devaient s’adresser entre eux ou de se tenir de profil, ce qui les dérobe à moitié au spectateur et entrave la clarté de la parole, comme celle de l’action. Pour mettre de la variété dans ces poses, les deux chanteurs, pendant une ritournelle de l’orchestre, vont l’un après l’autre sur le devant de la scène et changent réciproquement de place. » Qui n’a vu, dans les deux opéras-comiques de Paris, les scènes ridicules qui ont lieu lors des duos ? Après avoir chanté son air, l’acteur remonte un peu vers le fond de la scène et finit de parler à quelques seigneurs sans importance ; lorsque c’est un duo, les deux acteurs chantent, faisant face au public, toujours avec des mouvements alternés des bras ; pendant la ritournelle, ils font une sorte de chassé-croisé, l’un passant derrière l’autre, et se retrouvent en place pour chanter le second couplet.

Au point de vue de la mimique, voilà donc les défauts que Wagner a surtout signalés dans le théâtre moderne. Comme la plupart des phénomènes de ce siècle, qui sont des exemples de dégénération, comme les a appelés Ray-Lankester, la mimique de nos opéras et nos opéras eux-mêmes en sont au même point qu’au dix-huitième siècle, lors de la splendeur de ce genre de spectacles, quand ce n’était qu’une série de tableaux vivants exécutés à Vienne, à Rome ou à Paris, pour un public blasé et riche. On peut consulter à ce propos les études si intéressantes de M. E de Goncourt et de M. Jullien, sur l’art dramatique au dix-huitième siècle. Nous ne traiterons que ces quelques points, car nous devons nous arrêter ici : il faudrait un volume pour noter, simplement, les ridicules de notre monstrueux art dramatique moderne.

Après avoir exposé les critiques de Wagner sur la mimique moderne, il nous faut maintenant étudier la mimique telle qu’elle se pratique à Bayreuth.

Dans ces années 1849-50, où il voyait comme en un rêve ce qu’il devait réaliser si miraculeusement en 1876 et 1882, il expose dans ses écrits sa théorie de la mimique. Il suit dans son étude les progrès de l’œil, dont il a défini plus haut la fonction artistique ; par suite les arts représentatifs viendront les premiers, et avec eux les décors qu’il faut donner au drame : « La peinture, dit-il, représentera (dans le théâtre) le paysage, qui, vivant, sera comme le fond devant lequel se manifestera l’homme vivant ; la scène, qui doit représenter l’image de la vie humaine, doit pouvoir contenir l’image de la nature pour la pleine compréhension de la vie, dans laquelle l’homme se meut (III, 73). » Ainsi, Wagner donnait au décor une signification très importante pour l’action du drame, et lui attribuait même une vie active.

Après le décor, vient l’homme, l’acteur. C’est ici que Wagner expose sa théorie si vraie de la danse, dont nous allons donner les grandes lignes (III, 87). Il établit, comme base de son système, que l’homme est en proie à un mouvement sans fin : « L’Art de la danse, dit-il, est le plus réaliste de tous les arts. Il représente l’homme vivant (animé), non seulement dans une de ses parties, mais dans son être entier de la plante des pieds jusqu’à la tête. Il y a différents degrés dans cet art : le sauvage, en effet, dominé par la passion, ne connaît dans sa danse que le mouvement violent ou le repos apathique. L’homme civilisé se manifeste par la richesse et la diversité des nuances entre les sentiments, et par un rythme plus complexe. »

Wagner caractérise très bien les différents caractères de la mimique de l’homme : plus l’homme en effet est grossier, plus la mimique est simple et désordonnée.

L’homme civilisé a une foule de mouvements moins violents, mais plus complexes. Tandis qu’il n’y a que les deux alternatives de mouvement brusque et de repos apathique dans les gestes des sauvages, le mouvement de l’homme civilisé est infini et bien plus significatif. Cette observation de Wagner montre que ce serait une erreur de croire, comme certains, que le mouvement manque chez l’homme civilisé pour l’expression des émotions : il est moins visible parce qu’il est plus délicatement manifesté.

Après avoir exposé sa théorie, Wagner en vient à son application pratique. — Avant tout, il est une condition nécessaire à la représentation d’une œuvre quelconque, et Hector Berlioz l’avait vue, en même temps que Wagner cette condition seule obtenue, le théâtre pourra avoir une signification, et, en France, dans le pays où fleurit l’espèce cabotine, nous sommes encore loin de l’admettre. Wagner en fait la loi inéluctable du théâtre (Theatergeset) : « L’autorité de l’auteur sur l’acteur, dit-il, doit être sans limite. » Dans son article sur les représentations de 187624 : « A cette représentation, tout était une seule volonté, et les acteurs ont montré une obéissance artistique à nulle autre seconde. »

M. Adolphe Jullienq sait répondre à un sentiment bien français en plaignant les acteurs qui étaient sous le joug de Richard Wagner25. — Cet excès bienheureux du maître servira de leçon aux dramatistes futurs. — Pouvait-il, d’ailleurs, tolérer qu’un acteur jouât d’une autre façon que celle qu’il avait indiquée ? — Après les représentations de la tétralogie, au milieu des applaudissements du public il est revenu seul ; montrant ainsi que ses acteurs étaient l’expression de sa volonté (Wille), et que c’était elle qu’il fallait applaudir.

Néanmoins, le seul fait d’avoir joué exactement ce que Wagner voulait est un titre incomparable de gloire pour un artiste, et les noms de Mmes Materna et Malten, de Schnorr, Gudchus, Scaria et de tant d’autres deviendront plus célèbres, par le seul fait que ceux qui les portaient ont préféré obéir à un maître, que ceux qui essayent de se donner un renom particulier, et suivant l’ignoble argot du cabotinage, de tirer à eux la couverture.

L’exemple donné par les six premières chanteuses des grands théâtres de l’Allemagne qui ont entrepris des rôles de coryphées, les Filles-Fleurs de Klingsor », que représentaient avec un empressement joyeux des chanteuses de toutes les scènes (tome X, 356) », est unique dans l’histoire de l’art.

Une fois les acteurs soumis à sa pensée, Wagner étudie les réformes à introduire dans leur mimique.

« Nous reconnûmes bientôt la nécessité, dit-il, de relever les mouvements plastiques en leur donnant un rythme. » Comme le grand éloignement qui se trouve entre l’acteur et le spectateur est supprimé dans le théâtre de Bayreuth (voir plus haut), le premier peut exprimer les mouvements expressifs des émotions intérieures, qui sont alors visibles pour le spectateur. — Aux gestes exagérés des bras, qu’il reprochait à l’instant aux acteurs, Wagner oppose des mouvements plus modérés : « Nous pensâmes, dit-il, qu’une simple élévation du bras ou un mouvement caractéristique de la main ou de la tête, suffirait à exprimer les émotions de l’acteur. »

A cette immobilité contre nature du chanteur, à cette situation étrange où se trouvent les acteurs, dans les ensembles des opéras, a cette nécessité enfin de parler devant le public ou de se dérober aux trois-quarts à sa vue, Wagner remédie par une simple attitude, basée sur l’observation de la nature : « Nous tirâmes, dit-il, de la passion même du dialogue le changement de poses que nous cherchions : nous avions observé que les accents les plus pathétiques de la fin d’une phrase donnaient lieu naturellement à un mouvement de la part du chanteur. « En effet, la force de l’expression se porte toujours à la fin d’une phrase, et, même dans la conversation ordinaire, nous faisons involontairement un geste pour ponctuer en quelque sorte le sens de notre discours (tome X, 389 et sq.) « Ce mouvement fait faire à l’acteur un pas en avant et, en attendant la réponse, il tourne à demi le dos au public ; ce mouvement le montre en plein à son partenaire : celui-ci, en commençant sa réponse, fait aussi un pas en avant, et, sans être détourné du public, il se trouve face à face avec le premier. »

Ce jeu de scène paraîtra bien simple et indigne d’explication à nos critiques qui n’y verront « qu’un truc » comme un autre. Nous y voyons, au contraire, combien cette observation de la nature, qui caractérisait ce génie sensualiste, qu’on appelle Wagner, lui fournissait aussi bien le plus petit jeu de scène que l’ensemble grandiose de son œuvre.

Nous n’insisterons pas plus longtemps sur la technique de l’art wagnérien ; et nous allons la montrer appliquée au drame de Parsifal en suivant comme ordre dans notre étude l’observation des différentes espèces de mimique, que Wagner a indiquées.

Nous nous adressons ici, est-il besoin de le dire, à ces personnes qui ont été à Bayreuth, ou qui connaissent au moins le sujet des drames wagnériens. — Il nous est en effet impossible, à cause du peu de place dont nous disposons, d’expliquer ici le sujet de Parsifal, qui a d’ailleurs été en général suffisamment analysé par Mme Judith Gautier et M. Schuré.

Nous ne pouvons, pour la même raison, étudier tous les gestes qui se trouvent dans ce drame ; nous nous bornerons à indiquer ce qui est unique dans l’histoire de l’art et ne se fait qu’à Bayreuth : nous voulons parler de cette mimique significative, qui suit, après tant de siècles, la tradition des chœurs des tragédies antiques.

Le décor est, certainement, ce qui frappe immédiatement les yeux. — Il était réservé à Wagner de faire entrer le décor dans la mimique, c’est-à-dire d’en faire une chose vivante.

Il représente le milieu ; et, en particulier dans Parsifal, où le milieu aura plusieurs fois à intervenir, nous pouvons lui reconnaître une forme statique et une forme dynamique. En exposant le rôle du décor, nous nous voyons forcés d’entrer dans certains détails que nous devons reprendre en étudiant la mimique propre aux personnages. Nous le ferons alors rapidement.

Le décor agit par son éclairage, les principales directions de ses lignes, les quantités et les qualités de ses couleurs, ses états et ses mouvements. Il y a dans Parsifal deux grands tableaux par acte, et plusieurs modifications lentes ou instantanées. Celles-ci pendant l’acte des enchantements. Dans les tableaux fixes, la lumière seule se modifie soit dans l’élévation du Gral au premier et au troisième, soit dans la radieuse intervention de la prairie. — Cette première distinction faite, cherchons les principaux traits qui constituent l’action des décors sur l’œil et pourquoi sont provoquées les impressions toutes premières et inconscientes.

Dans le premier tableau, c’est la douceur de la lumière tranquille et un peu crue du matin, la sérénité du lac qu’on devine derrière un premier plan touffu à gauche, le rebord saillant du chemin à droite, et le grand arbre sous lequel dorment les écuyers et Gurnemanz. — Les lignes horizontales et les verticales se contrebalancent dans leur effet et le premier plan, accidenté, sombre, projette en arrière toute la paix lumineuse du lac, révélant d’avance l’apaisement du bain, la seule partie active du milieu dans le premier tableau.

Puis le décor se déplace de gauche à droite, lentement, dans un amoncellement obscur de taillis et de roches, bientôt de colonnes vaguement apparues, et enfin un grand vide s’établit sur la scène, en même temps que l’acoustique se modifie sensiblement grâce à la cavité profonde.

La lumière se fait et dessine peu à peu les lignes caractéristiques de l’architecture du temple. Dans ce second tableau fixe, les verticales et les courbes dominent, mais dans une orientation parfaite. Les verticales sont représentées par les colonnades et par l’axe de la pyramide que formeront à la fin de l’acte le cercle des chevaliers prosternés à la base, les servants et porteurs au pied de la table, et, au sommet, Amfortas élevant verticalement la coupe, le tout éclairé par le cône lumineux dont le sommet est au-delà de la coupole. Les courbes ont toutes pour axe la verticale passant par l’endroit qu’occupera le Gral. Les tables de la scène forment un cercle, les colonnes un cylindre, et la forme circulaire se manifeste partout, dans la coupole comme au pied des murailles. — Les chevaliers décrivent une double courbe autour du cylindre médian, et ensuite encore une double courbe inverse dans son intérieur en prenant leur place ; les seules directions qui rompent le système circulaire sont l’attitude de Parsifal et le trajet des plus jeunes choristes allant d’une perte à l’autre ; mais tout ceci se passe dans l’ombre du premier plan.

Au deuxième acte, nous sommes chez le nécromancien ; le zig-zag et l’obscurité dominent. L’escalier couvert de droite contribue beaucoup à l’aspect bizarre de la scène ; aucune régularité, aucun caractère de conséquence en aucun point.

Au fond, à gauche, un abîme deviné, coupé horizontalement au ras du sol ; de cet abîme vont monter verticalement des vapeurs bleuâtres, en volutes de plus en plus rapides d’où se dessinera un bloc blafard, Kundry, immobile, figée dans son évocation26.

Par un très rapide changement à vue, nous entrons dans un milieu très lumineux où la guirlande succède au zig-zag.

« Brusquement, dit Wagner, l’œil est ébloui par un amoncellement de couleurs éclatantes, un effet de rayonnement qui rend tout indistinct. » Aucune proportion, le monstrueux luxuriant après le monstrueux terrible ; des fleurs énormes et touffues, des orchidées gigantesques et bizarres sort un essaim de fleurs plus frêles, plus animées, vivantes, constamment mobiles ; émergeant à peine de la végétation, vagues, elles traversent la scène en courant ça et là ; puis, tout à coup, le mouvement cesse et ces apparitions prennent corps en devenant immobiles : elles sont couvertes de cépales aux couleurs tendres remontant et descendant de la taille à mi-sein et à mi-jambe ; de fixes étamines ondulent sur elles à chaque mouvement imperceptible. Au fond, une image soudaine vers laquelle tout semble converger, est la silhouette simple et placide de Parsifal, debout sur le rempart. Il descend et vient vers elles qui l’entourent, entrelaçant leurs pas et leurs chants, formant un groupe de plus en plus inextricable, une enveloppante griserie de formes et de senteurs, un bouquet qui ne sera plus rompu, après un court épisode, que par l’appel profond et inattendu de Kundry. Alors la scène change, le lacis des Filles-Fleurs, leur chorétique si voluptueuse se dissipe et, autour de Kundry apparue, les fleurs végétales reprennent leur noble cadence et leur balancement assoupi.

Le jardin, pendant le dialogue, semble, comme un autre Paradou, les écouter et envelopper Parsifal de sa chaude étreinte ; les divers plans de fleurs et de feuillages colorés, déjà transparents, semblent se rapprocher et s’éloigner les uns des autres, glissant doucement et toujours, et produire comme une aspiration irrésistible, une fascination autour de Kundry étendue… Et Parsifal est enveloppé dans cette involution, cette constriction du milieu brillant et chaudement coloré qui ne se dissipera que quand le charme cessera d’opérer, quand Kundry suppliante sera dominée par un autre charme plus violent, la vision d’Amfortas, la blessure, qui, désormais, triomphante, appelle Parsifal loin d’elle, la lance en main, dans la ruine soudaine et définitive de toute cette hostilité magique dont il ne reste plus que la malédiction de Kundry et l’erreur attachée au héros vainqueur.

Au troisième acte, le premier plan très sombre forme une sorte de grand cadre rectangulaire pour la prairie lumineuse au dernier plan.

C’est le symbole et la merveille du Vendredi-Saint annoncés par l’éveil doux et brillant d’une végétation envahissante. Au premier plan, une triste hutte, maigrement découpée sur le fond, si gai et si riche, des arbres élevés, et à droite une fontaine sous un massif de verdures amoncelées. Comme au premier tableau, les lignes verticales et horizontales se contrebalancent, sauf en certains moments d’élévation solennelle et pieuse quand Parsifal s’agenouille devant la lance, quand Kundry, debout profile son ombre noire sur le fond, et plus tard, quand les trois silhouettes de Parsifal et Gumenanz, puis de Kundry, s’avancent lentement toutes sombres devant le rayonnement passionnément vif de la prairie illuminée du soleil, d’où monte comme une hymne de couleurs, de lumières douces et resplendissantes à la fois.

Au contraire les horizontales sont données par le plan légèrement ondulé de la prairie, la haie qui la borde, et d’autres fois par la prostration de Kundry.

Le décor se met bientôt en mouvement, mais de droite à gauche cette fois, et une ombre épaisse se répand sur le théâtre, un chaos d’arbres et de pierres, glissant lentement et confusément à travers des rafales de sonneries éclatantes et de grondements de plus en plus rythmés. Dans la grande cavité du temple désert les mêmes lignes réapparaissent peu à peu ; et il n’y a de différence entre ce tableau et le second que dans la mimique des personnages et dans l’apparition de la colombe dans le cône lumineux.

Le décor examiné, nous allons passer su premier degré de mimique, la première perceptible à l’œil, la plus accessible aux sens.

Quand le rideau s’écarte lentement, on voit baignée d’une clarté paisible une clairière dans un bois ; sous un arbre Gurnemanz et deux jeunes écuyers sont endormis : ce tableau est comme la note caractéristique du calme et du repos où se trouve le Gral. Il y a une sorte de grandeur triste et recueillie répandue dans ce paysage, dans l’éclairage de cette scène, autour de laquelle on sent monter la fraîcheur de l’aube, du lac et les senteurs de la forêt. Les chevaliers du Gral qui forment le chœur de ce drame, ont une attitude et un costume simples ; les deux jeunes écuyers, qui apparaissent enlacés, apportant du lac d’où ils viennent la fraîcheur, représentent la pureté du Gral — comme, aussi, le cortège de l’enterrement du Cygne. Un homme souffrant, le roi Amfortas, domine tout, de sa figure pâle, où le mal laisse cependant régner encore une sorte de calme résigné ; Gurnemanz, enfin, le vieux compagnon de Titurel, représente l’ancien temps de splendeur guerrière, par sa rudesse tempérée de douceur grave et paternelle quand il appuie sa main sur les cheveux blonds du jeune écuyer, qui le regarde de ses yeux candides.

La figure hagarde de la messagère Kundry, détonne, pour ainsi dire, dans cette harmonie de poses, et la physionomie étonnée et gauche de l’innocent, de Parsifal.

Les mouvements du chœur sont surtout remarquables dans le second tableau du premier acte : on peut dire que c’est ce qui a fait le plus d’impression sur les spectateurs de Bayreuth, comme on pouvait s’en assurer par les conversations qui avaient lieu après le théâtre. — Dans une grande salle, dominée par une coupole, qui est encore plongée dans l’obscurité, on voit un cortège de chevaliers s’avancer d’un pas lent et avec un rythme cadencé ; ils se rangent autour d’une table.

En ce moment une troupe de jeunes enfants traverse le devant de la scène d’un pas plus rapide, puis une autre ; il y a deux rythmes de marche en présence.

Du fond, à droite, surgit un groupe marchant lentement et d’un air accablé. En tête de ce groupe est la porteuse du Gral (mademoiselle Kramer) qui réalise en son personnage tout un rythme, des pieds à la tête, formant une véritable harmonie de musique ; derrière arrive le cortège du roi blessé. Le groupe se place et la scène dramatique commence. Au moment de la cérémonie, un crépuscule envahit la salle, un rayon tombe du haut de la coupole, sur Amfortas et le saint Gral qu’il élève : cette apparition empourprée devient alors le point de convergence de tous les regards. Puis la cérémonie terminée, le jour réparait, et les chevaliers se séparent, se perdant par degrés dans l’obscurité. Deux troupes d’écuyers traversent la scène. Le jour baisse, des portes se ferment avec un bruit qui se perd peu à peu sous les voûtes.

Voilà comment se présente aux yeux du simple la « vision du Gral » : on peut séparer cette scène en deux parties : Parsifal et ce qu’il voit. Peu à peu, il est comme enveloppé et disparaît en quelque sorte aux yeux du spectateur, puis il reparaît. Cette vision, d’une harmonie triste, ne s’accentue que lors des gestes désordonnés d’Amfortas. Le miracle vient alors donner l’expression suprême du Gral, et, quand il est terminé, tout semble s’effacer, et Parsifal reste seul bien en vue. Quand il s’en va, ainsi que Guruemanz, le temple reste dans sa nudité triste, portant l’empreinte d’une désolation, à la chute du jour.

Avec le second acte, surgit devant nous une rapide apparition de tout ce qu’il y a de noir et de mauvais dans le drame : si rapide qu’elle soit, son influence se fait sentir sur toute une partie de la mimique. Malgré les reproches que MM. Schuré et Ernst ont adressé à Wagner à ce sujet, il n’était pas nécessaire de plus développer ce caractère et cette attitude de magie, dont l’influence doit être vague et surtout se comprendre d’après les effets qu’elle produit sur la sainteté du Gral. Cette vision des gestes désordonnés de Klingsor, de cette forme immobile et bleuâtre, de ces vapeurs sur ce fond noir, suffit à imprimer au spectateur une sensation d’horreur et de trouble.

Nous avons parlé plus haut de la scène des Fleurs, où se meut une sorte de chœur de jeunes filles devant Parsifal immobile : il y a là une gradation rapide, depuis la terreur jusqu’à l’enjouement et le rire. Le premier groupe se dérobe derrière les saillies et revient, comme composé de fleurs, et tourne autour du jeune homme sur un rythme lent et voluptueux. Quand le second groupe se précipite à son tour, la tête de Parsifal est comme perdue au milieu d’une mer de fleurs mouvantes. C’est alors que Kundry paraît, comme une incarnation splendide de la forêt magique sur un lit de fleurs. Les autres fleurs disparaissent, comme balayées par une volonté plus puissante. Etendue mollement, enveloppée de son costume d’une richesse orientale et empreinte d’un charme calme et sûr de son pouvoir jusqu’au baiser fatal ; mais, à partir de ce moment, la mimique est intervertie : tandis que le simple se redresse dans sa force et dans sa vertu, Kundry commence à s’égarer dans ses gestes et dans ses paroles, comme tourmentée par une malédiction qui l’emplit de trouble ; Parsifal a vaincu l’enchantement qu’il domine de son attitude résolue, tandis que Kundry, affaissée sur elle-même, le regarde disparaître et le suit d’un long regard.

Le troisième acte est séparé en deux tableaux comme le premier. Au milieu des clartés de l’aube, apparaît le territoire du Gral : on aperçoit une clairière au milieu de la forêt, comme au premier acte ; au fond monte la prairie ; une hutte adossée aux rochers révèle seule la désolation, tandis que la nature paraît joyeuse, dans son matin printanier. Toute la scène de l’Enchantement du Vendredi-Saint, de cette pureté qui va de la nature aux hommes, se passe au milieu de cette nature primitive ; c’est en ce point que se rejoignent les deux destinées de Kundry et de Parsifal : c’est là qu’elles s’épurent et qu’elles triomphent.

Nous assistons à ce moment au changement de décor, comme celui du premier acte, mais allant dans une direction contraire, Wagner nous explique lui-même qu’il symbolise par là l’impossibilité d’arriver à ce Gral sans chemin (pfadlosen). Mais la musique surtout donne le caractère à cette scène ; nous y reviendrons dans le chapitre qui lui sera consacré. Pour la dernière fois, nous arrivons dans le temple de Gral, où tout semble dans la mimique rempli de trouble et désorganisé : ce n’est plus une vision que nous avons devant nos yeux, mais une action dramatique violente, qui se passe sur le devant de la scène, tandis qu’au premier acte tout se perdait dans le lointain. L’arrivée de Parsifal et de Gurnemanz, suivis de Kundry, marque la fin de la malédiction qui pèse sur le Gral. Le miracle se manifeste par les mains de Parsifal : tout reprend la pureté primitive, et le rideau, se refermant peu à peu, nous cache cette masse agenouillée et ne nous laisse plus voir que la silhouette de l’homme pur et saint qui lève le Gral dans la lumière !

Après avoir vu la mimique dans son ensemble, nous allons l’étudier dans le détail, en la suivant dans ses progrès chez deux personnages : Kundry et Parsifal. Cette étude nous fournira l’occasion d’expérimenter la justesse de l’observation de Wagner sur la différence des mouvements brusques du sauvage avec ceux plus complexes de l’homme perfectionné. Ces deux personnages, en effet, montrent dans leur action un progrès continu.

Nous commencerons par l’étude du personnage de Kundry.

Au milieu du calme triste qui règne sur le territoire du Gral, de cette masse sombre qui borde la clairière et semble fermer la limite d’un monde inconnu surgit une créature sauvage, qui se précipite sur la scène. Ses mouvements sont d’une violence extrême ; peu à peu, on aperçoit son costume. Elle porte une robe troussée très haut pour pouvoir courir ; sa chevelure noire voltige, dénouée ; une ceinture, faite de peaux de serpents, entoure sa taille. Sa figure est caractéristique ; elle est d’une couleur rougeâtre, et ses yeux, tantôt étincellent, tantôt sont d’une fixité mortelle. Après avoir rempli sa mission et donné le baume à Gurnemanz, elle se jette à terre, où elle forme une tache sombre. Pendant la plainte d’Amfortas et le récit des malheurs du Gral, elle semble prise d’un tremblement farouche, et se tourne et se retourne sur la terre, comme une possédée. L’arrivée de Parsifal semble la tirer de sa torpeur. Un seul instant, quand il tombe évanoui, et quand elle court vers la source pour y chercher de l’eau, une sorte de douceur s’est répandue sur elle, mais ce n’est qu’un éclair : elle se détourne tristement devant le regard étonné de Gurnemanz. Pendant que Gurnemanz et Parsifal ne font plus attention à elle, elle se débat, dans une lutte ardente, contre la fatalité qui l’entraîne, tremble violemment, puis laisse tomber ses bras d’un air découragé, et semble s’abîmer dans la forêt.

En résumé, dans le premier acte, sauf ce mouvement de pitié qui l’a saisie, ses gestes et ses attitudes sont d’une douloureuse possédée : tantôt agitée et frissonnante, tantôt complètement raidie dans son immobilité.

Au second acte, après l’évocation de Klingsor, nous voyons surgir une forme au milieu de la lueur bleue : elle semble s’y confondre dans un sommeil léthargique. Au milieu de cris, de rires stridents, de lamentations qui vont du hurlement jusqu’au sourd murmure, elle se débat sous le pouvoir du magicien, puis disparaît, en même temps que la lueur qui l’entoure.

Après la possédée passive, nous allons voir dans le second tableau la possédée active, dans le jardin enchanté.

Quand elle apparaît, comme une fleur plus resplendissante que les autres fleurs, revêtue d’un costume étrange qui n’appartient à aucune époque, elle représente la séduction profonde opposée à ce charme joyeux des jeunes filles, exercée contre le pur et l’ignorant. Les gestes sont empreints d’une mollesse suave, au moment où elle se penche sur Parsifal, enlace son cou de son bras éblouissant, et l’attache à elle par un long baiser. Quand elle voit que Parsifal échappe à son influence, étonnée, puis saisie par une admiration douloureuse, elle essaie de le retenir. Pendant le récit de sa possession, elle semble repasser par toute cette vie désespérée (Fluch) ; sa colère mélangée de supplication, va grandissante jusqu’à l’explosion finale, où elle appelle à son secours le magicien. Puis elle tombe foudroyée au milieu de l’effondrement du sortilège et, quand Parsifal s’en va, elle se relève et le suit d’un long regard.

Nous arrivons enfin à ce troisième acte, où le rôle de Kundry, sauf les deux mots : dienen, dienen (servir), qui sont l’explication de ses gestes, n’est que mimique. Nous avons, jusque maintenant, négligé de parler des acteurs ; mais il nous faut ici parler de Mlle Malten, quand cela ne serait que pour la donner comme exemple à tous nos acteurs : elle arrive, dans ce dernier acte, où elle n’a rien à chanter, où elle ne fait que jouer, à un degré de perfection, qui nous cause presque de l’éblouissement à nous autres, spectateurs français, tant ses poses sont justes, et admirable son expression de figure.

Lorsqu’elle se réveille de sa léthargie et se dresse, Kundry nous apparaît couverte d’une robe de pèlerin ; une transformation s’est faite, en elle ; son visage n’a plus cette couleur ardente, propre aux ensorcelées, mais est pâle, encadré par de longs cheveux noirs, pendants. Son attitude est empreinte d’une sorte de calme attendri. Elle regarde longuement Gurnemanz, puis, comme honteuse du désordre de ses habits, elle arrange son vêtement et sa chevelure, presque craintivement, dans une posture de servante. Tandis que Gurnemanz la regarde étonné, elle se dirige lentement vers la hutte et en sort bientôt, portant une cruche et va vers la fontaine.

Nous ne voyons plus ici des mouvements brusques, mais des gestes mesurés, soumis à un rythme doux et tranquille. Lorsque le vieillard interroge Parsifal, elle détourne son visage, et sa silhouette noire et désolée se rattache sur le resplendissement printanier de la prairie. Quand Parsifal tombe inanimé, elle ne met plus de brusquerie à lui porter secours, mais elle apporte de l’eau avec un empressement humble. Elle lui délace les jambières, lui lave les pieds, agenouillée, et les lui essuie avec ses cheveux, qu’elle a rapidement dénoués, tandis que Parsifal la regarde avec un étonnement silencieux. Nous arrivons enfin à cet admirable tableau, où elle forme avec Gurnemanz et Parsifal ce groupe qui est resté dans la mémoire de tous ceux qui ont pu le voir : le vieillard bénissant Parsifal assis et rayonnant dans sa robe blanche, tandis que Kundry lève les yeux sur lui, comme anéantie dans sa contemplation.

Quand Parsifal la baptise, elle incline la tête très bas, jusqu’à terre, comme succombant à l’émotion : elle s’étend à terre, secouée par les sanglots ; puis le regard de Parsifal semble l’attirer à lui, elle relève la tête et le regarde avec un calme pénétré, tandis qu’il l’embrasse au front. Elle est désormais liée à lui, et, quand il se lève pour accomplir sa mission, elle le suit un peu à distance ; enfin, dans le tableau de la splendeur du Gral, elle rampe jusqu’à l’autel, où, le regard fixé sur le sauveur, elle s’affaisse lentement, inanimée.

Tel se présente à nous ce personnage de Kundry, avec l’évolution de son caractère, partant de la sauvagerie démoniaque pour arriver à la sainteté la plus pure.

Le rôle de Parsifal est encore plus intéressant à étudier au point de vue de la mimique, que celui de Kundry ; car ici le personnage est plus réel et plus humain.

Après le meurtre du cygne, nous le voyons apparaître, tête-nue et vêtu sauvagement. Ses gestes sont lourds et gauches : il a l’air étonné comme un innocent (c’est le mot populaire qui peut le mieux rendre l’expression allemande : thor) ; il pleure, rit, brusquement ; les émotions le trouvent sans force, et le récit de la mort de sa mère le fait souffrir comme une blessure ; il bondit pour étrangler Kundry, puis tombe inanimé : c’est bien là le sauvage, le grand enfant. Après être entré dans la salle du Gral, il se tient immobile, inerte en face de cette vision de douleur ; les gestes27 des chevaliers qui l’invitent à venir, il ne les comprend pas. Quand la plainte d’Amfortas atteint sa plus grande intensité, il porte la main à son cœur28, comme s’il venait d’y recevoir une nouvelle blessure, puis reste sans mouvement. Une sorte de douleur source l’a envahi, la souffrance de son ignorance, et il secoue la tête tristement pour répondre aux questions de Gurnemanz.

Dans le jardin, il apparaît dans sa pureté (rein), au milieu des Filles-Fleurs. Il semble amolli par leur contact, mais sa sauvagerie reparaît. Il les repousse et veut fuir, quand la voix de Kundry l’arrête.

Nous allons démontrer, par le seul moyen de la mimique, l’erreur dans laquelle est tombé M. Schuré29, qui trouve absurde « qu’un jeune homme, qui n’est après tout qu’un niais, pénètre d’un seul coup toutes les profondeurs de la religion et de la philosophie parce qu’une femme a posé ses lèvres sur les siennes ! »

Nous ne discutons ici que l’expression : « d’un seul coup ». Nous avons montré dans le premier acte cette émotion intérieure que l’innocent éprouvait devant la passion du Gral, cette douleur compatissante qui le frappait au cœur. La scène des Filles-Fleurs a adouci son humeur sauvage. Son nom prononcé l’a frappé d’une surprise, comme si un souvenir vague remontait dans son esprit.

Pendant le récit de la mort de sa mère, il reprend possession de sa vie passée, et il n’a plus rien du désespoir bestial, quand il pleure, agenouillé près de Kundry ; il est devenu homme.

On voit donc que le baiser de Kundry, lui faisant comprendre la femme et son pouvoir, ne fait que compléter l’œuvre de ces différentes influences ; et, quand il bondit en criant « Amfortas ! » lui, ce reine thor, est devenu le durch mittleid wissend.

Jamais l’exaltation, dans aucune œuvre, n’a eu un aussi grand caractère qu’à ce moment de repentir, de terrible frayeur, où Parsifal tombe à genoux. Le flot de la grâce semble agiter tout son être, c’est le point culminant du drame. Une vie nouvelle semble violemment prendre possession de lui, et il se lève comme transfiguré par ce bain de prière et de souvenir. Il est enveloppé d’une grandeur calme et attendrie, et il repousse doucement l’enchanteresse. Devant la menace de Klingsor, il reste grave et immobile, et c’est avec un enthousiasme inspiré qu’il brandit la sainte lance et qu’il quitte le jardin, vainqueur.

Quand il apparaît au troisième acte, fatigué de son voyage d’épreuve, couvert d’une armure noire, le heaume fermé et la lance inclinée, un nouveau caractère s’est imprimé en lui. En apprenant où il se trouve, il plante sa lance en terre, y appuie son épée et son bouclier, et ouvre son heaume ; on reconnaît alors Parsifal dont les cheveux blonds couvrent les épaules ; sa figure est comme allongée par une sorte de virilité énergique ; il a une tête de Christ souffrant.

Il s’incline et prie ; mais sa prière n’est plus désespérée comme au second acte, au contraire, c’est avec une foi ardente et triste qu’il regarde la lance sacrée. Quand il se relève et va vers le vieillard, il a un geste de douce amitié en lui tendant les mains. Enfin, lorsqu’il est revenu de son évanouissement, il apparaît, entre Kundry et Gurnemanz, vêtu de l’aube immaculée, ses cheveux formant une sorte de rayonnement autour de sa tête maigre et douce ; tous ses gestes sont sacrés et purs. Le seul sentiment qui s’ajoute encore à la mission révélée, c’est une sorte de compassion pour la femme qui pleure à ses pieds. Quand il se lève et brandit la lance, il n’est plus que l’homme et est prêt pour sa mission.

Quand nous aurons parlé du costume, que Wagner a considéré comme il doit l’être : exact, mais ne devant avoir que sa signification propre et concourant à l’ensemble, il nous restera à étudier le geste appliqué au chant et à la parole ; mais cette étude serait incompréhensible si on ne lui joignait la musique et le chant ; nous la traiterons donc dans le chapitre suivant.

On a vu plus haut quels principes de mimique Wagner avait établis dans ses œuvres théoriques ; l’étude du drame vient de nous les montrer appliqués. Notre étude ne serait pas inutile si elle pouvait persuader à nos acteurs français de faire le voyage de Bayreuth, pour étudier cette mimique incomparable.

La Valkyrie à Bruxelles

Nous recevons de notre correspondant bruxellois M. Edmond Evenepoel, les communications suivantesr.

La Valkyrie continue à faire salle comble chaque soir. On donne la seizième représentation lundi 18 courant. C’est un succès qui dépasse tous ceux dont on enregistre le souvenir au théâtre de la Monnaie. Le public rappelle invariablement les artistes après chaque acte, après le deuxième tout aussi bien qu’après les autres. Seguin est toujours le Wotan puissant et superbe ; Engel a fait une excellente création de Siegmund ; Mlle Litvinne, en dépit d’une indisposition persistante, soutient vaillamment le poids de son rôle de Brünnhilde ; Mlle Martini est vraiment dramatique dans les scènes du premier et du deuxième acte et Mlle Balensi chante avec beaucoup d’autorité le rôle de Fricka. Depuis la seconde représentation, Hunding vient mourir au fond du ravin et M. Bourgeois sait apporter une agréable variété dans sa manière de succomber sous la lance du Dieu.

Le public est conquis, fasciné par la grandeur de l’œuvre, par l’interprétation qui a gagné beaucoup encore en sûreté, et, aussi, par ce recueillement que provoque la demi-obscurité de la salle. Vos compatriotes viennent très nombreux assister aux représentations de la Valkyrie qui ont lieu régulièrement les lundi, mercredi et vendredi de chaque semaine. N’avais-je pas raison d’affirmer que les œuvres de Wagner viennent à leur heure à Bruxelles et qu’elles font désormais partie de notre existence sociale30 ?

 

La presse bruxelloise et la Valkyrie

On doit dire à l’honneur de la presse bruxelloise que l’entreprise hardie des directeurs du théâtre de la Monnaie a rencontré unanimement l’appui le plus sympathique. A quelques rares et mesquines exceptions près, l’on est tombé d’accord en estimant à sa réelle valeur le grand chef-d’œuvre qui vient de s’imposer au public belge.

Il serait utile, je pense, dit Jean d’Ardenne (M. Léon Dommartin, Chronique du 14 mars), de prendre note de ce qui vient de se passer, afin de ne pas avoir à recommencer la querelle à la prochaine occasion. Si lorsqu’on montera le Siegfried, la Gœtterdæmmrung, le Rheingold, autant d’événements dramatiques marqués par le Destin supérieur aux dieux (thème 21, en la mineur : mi fa sol fa, mi, ré do, mi ré do, si), les grimaces recommencent chaque fois, nous aurons le droit d’objecter : — « Pardon ! l’accord est fait depuis la Valkyrie : rappelez vos souvenirs ; la vierge guerrière endormie sur la cime entourée de flammes en attendant son héros, a laissé dans les âmes les plus récalcitrantes une sorte de sentiment vague, tenant à la fois de l’admiration, de l’inquiétude et de la stupeur. Et tous les pharisiens — à l’envi — ont rendu témoignage. Et Comettant lui-même a dit : — En vérité, celui-là est grand ! »

Notons ici quelques particularités recueillies de-ci de-là dans les journaux de Bruxelles :

 

La Galette :

La Valkyrie est une tranche (sic) — la seconde — de L’Anneau des Nibelungen, tétralogie d’opéras… pardon ! de drames lyriques, dont les sujets sont empruntés, comme on sait, aux anciennes légendes germaniques et scandinaves. Son drame (de Wagner) n’est qu’un drame imparfait, auquel on adjoint une musique également imparfaite, et ces deux éléments imparfaits doivent constituer un ensemble parfait, par l’union intime du drame et la musique. Ainsi l’expliquent du moins les livres saints du culte…

Tannhæuser, Lohengrin, Les Maîtres chanteurs, Tristan et Yseult, et la chevauchée de La Valkyrie. Une brillante conférence a été donnée par M. Catulle Mendès. Ce Concert Wagnérien a obtenu un énorme succès.

E. E.

On connaît le système musical que Wagner a appliqué aux œuvres de sa seconde manière. Plus de mélodies…

Ab uno disce omnes. Les articles sont signés : Edm. C.

 

L’Office de Publicité :

Un pauvre article témoignant tout au plus que M. « Hébé » est absolument étranger aux choses de l’art, mais non pas à la fabrication des calembourgs.

Après les grincheux, en voici d’autres :

La Nation :

Il n’y a plus, certes, dit M. Lucien Solvay, à discuter le génie de Wagner, et rien ne serait plus oiseux que d’analyser encore une œuvre sur laquelle tout a été dit, dont la puissance s’impose, et qui, telle qu’elle est, avec ses sublimités et ses absurdités, atteint les plus hauts sommets de l’art musical…

L’auteur de l’article est néanmoins d’avis que le drame lyrique de Wagner ne réalise pas le drame moderne rêvé.

La Chronique :

Un double courant d’idées s’est produit dans les différents articles publiés par ce journal. Certains de ces articles (signés Jean d’Ardenne) étaient enthousiastes ; d’autres (signés Vrebos) faisaient une large part à des réserves plus ou moins fondées.

Nous avons fait, dit la rédaction, ce qu’on fait dans certains restaurants de province, les vendredis, pour donner à dîner à la clientèle. On sert en même temps des plats gras et des plais maigres. Ceux qui aiment le poisson sont ravis, ceux qui ne l’aiment pas sont enchantés.

Le Journal de Bruxelles :

Quel spectacle, depuis que le monde existe, a jamais été offert à l’imagination et à l’âme, qui donne d’aussi fortes et d’aussi nobles émotions que les opéras de Wagner ? Sa musique transubstantie l’esprit, le conduit, l’élève si haut qu’il en résulte presque un phénomène physique…

M. Francis Nantet, le signataire de l’article, a découvert que « l’orchestre joue une fugue en matière d’introduction » au premier acte. Mais son appréciation du drame et la sincérité de son admiration sans réserve, rachètent cette erreur du jeune poète, que n’eût certes pas commise un chroniqueur sachant la musique.

Le Progrès :

Article pleinement élogieux d’un wagnérien, M. Octave Maus, que l’on est sûr de rencontrer à Bayreuth chaque fois que le Buhenfestspielhaus rouvre ses portes.

L’Indépendance :

L’article de M. Edouard Fétis marque une conversion dont il y a lieu de féliciter l’éminent critique de l’indépendance. Son travail est aussi le plus remarquable et le plus remarqué de tous ceux que la Valkyrie a fait éclore.

Le même journal a publié deux études de M. Ch. Tardieu intitulées les Femmes de Wagner, et Dictionnaire de la Walküre.

La Casserole :

Compte rendu marollien en quatre numéros, par Bazoef.

L’Étoile belge :

M. Georges Eekoud fait de la Valkyrie une analyse succincte et relève les beautés de l’ouvrage tout en suivant pas à pas la marche de l’action.

La Réforme :

Elle constate par la plume de M. F. Labarre le triomphe de l’œuvre et la beauté de l’interprétation.

L’Art Moderne :

Article wagnérien de M. O. Maus, contenant d’intéressantes remarques sur les évolutions de la critique au sujet des œuvres de Wagner et citant l’ouvrage récemment paru de MM. Kufferath : la Valkyrie, esthétique, histoire, musique).

Le Guide musical :

Il n’attend pas que des représentations wagnériennes se présentent pour initier le public aux œuvres du maître. Son rédacteur en chef, M. Maurice Kufferath se distingue par une érudition solide et par une conviction à toute épreuve. Le Guide musical a publié un numéro programme, illustré par M. Lynen, qui se vend au théâtre de la Monnaie les soirs de la Valkyrie 31.