Chapitre II.
La perception extérieure et l’éducation des sens
Sommaire.
I. Nous assignons un emplacement à nos sensations. — Cette opération est distincte de la sensation et exige un certain intervalle de temps pour s’accomplir. — Expériences des physiologistes.
II. Les sensations du toucher ne sont point situées à l’endroit où nous les plaçons. — Ce qui se produit à cet endroit, c’est, à l’état normal, un ébranlement nerveux qui est un de leurs précédents. — Illusion des amputés. — Observations et expériences de Mueller. — Maladies et compressions des troncs nerveux. — Sensations localisées à faux par les paralytiques insensibles. — Sensations localisées à faux après les opérations d’autoplastie. — Expériences et observations de Weber. — Loi qui régit la localisation. — Nous situons notre sensation à l’endroit où nous avons coutume de rencontrer sa condition ou cause ordinaire.
III. Conséquences. — Nous situons nos sensations de son et de couleur hors de l’enceinte de notre corps. — Exemples. — Aliénation de nos sensations de couleur. — Elles nous semblent une propriété des corps colorés. — Mécanisme de cette aliénation. — Preuve que la couleur n’est qu’une sensation provoquée par un état de la rétine. — Couleurs subjectives. — Sensation subjective des couleurs complémentaires. — Figures lumineuses que suscite la compression de l’œil. — Sensation de lumière que provoque la section du nerf optique. — Sensations visuelles que produit l’excitation prolongée ou l’excitation en retour des centres visuels. — Applications diverses de la loi qui régit la localisation. — Rôle du toucher explorateur. — Cas où l’emplacement de la sensation reste vague. — Sensations internes. — Cas où l’emplacement des causes de deux ébranlements nerveux est l’inverse de l’emplacement des deux ébranlements nerveux. — Images renversées sur la rétine. — Deux stades du jugement localisateur. — Pourquoi les sensations de couleur et de son parcourent ces deux stades. — Pourquoi les sensations de contact, de pression, de saveur ne parcourent que le premier. — Position moyenne des sensations d’odeur et de température. — Caractère ambigu de l’odeur, du chaud et du froid qui nous semblent en partie des sensations, en partie des propriétés d’un corps. — Résumé. — Le jugement localisateur est toujours faux. — Son utilité pratique.
IV. Éléments du jugement localisateur. — Exemples. — Il se compose d’images tactiles et musculaires, ou d’images visuelles. — Atlas tactile et musculaire. — Nous pouvons constater sa présence chez les aveugles-nés. — Cas où nous pouvons constater sa présence en nous-mêmes. — Exemples. — Comment fonctionne l’atlas tactile et musculaire. — Il est primitif. — Atlas visuel. — Il est ultérieur. — La localisation d’une sensation s’opère par l’adjonction d’images visuelles ou tactiles et musculaires accolées à cette sensation. — Dans l’instinct, cette adjonction est spontanée. — Chez l’homme, elle est une acquisition de l’expérience.
V. Différences des deux atlas. — Formation spontanée de l’atlas tactile et musculaire. — Formation dérivée de l’atlas visuel. — Localisation primitive des sensations visuelles. — Sensations brutes de la rétine. — Ce que l’éducation de l’œil leur ajoute. — Observations faites sur les aveugles-nés après l’opération qui leur rend la vue. — Cas cités par Cheselden, Ware, Home, Nunnely et Waldrop. — Aux sensations rétiniennes et musculaires de l’œil s’adjoint l’image des sensations musculaires de transport et de locomotion des membres et de tout le corps. — Cette association est un effet de l’expérience. — Opinion d’Helmholtz. — Les sensations rétiniennes et musculaires de l’œil deviennent des signes abréviatifs. — Analogie de ces sensations et des noms. — Elles sont comme eux des substituts d’images. — Ordinairement, ces images restent à l’état latent et ne peuvent pas être démêlées par la conscience. — Procédé comparatif par lequel nous évaluons les grandes distances. — Nous ne comparons plus alors que des signes.
VI. Première idée de l’étendue visible. — Une série très courte de sensations musculaires et rétiniennes de l’œil est le substitut d’une série très longue de sensations tactiles et musculaires du corps et des membres. — Manière dont les aveugles-nés imaginent l’étendue. — Pourquoi nous croyons percevoir simultanément par la vue un grand nombre de points distants et coexistants. — L’atlas visuel est un résumé abréviatif de l’atlas tactile et musculaire. — Commodité plus grande et usage presque exclusif de l’atlas visuel. — Circonstances où l’atlas tactile et musculaire est encore employé. — Il demeure chez nous atrophié et rudimentaire par la prédominance de l’autre. — Cas où l’autre ne peut se développer. — Perfection du toucher chez les aveugles. — Exemples.
VII. Conséquences de la situation que paraissent avoir nos sensations. — Elles paraissent étendues et continues. — Partant, les corps que nous connaissons par leur entremise nous paraissent étendus et continus. — En quoi cette croyance est trompeuse. — L’idée de l’étendue n’est pas innée, mais acquise. — Idée de notre corps. — Enceinte corporelle du moi. — Idée d’un corps extérieur. — Nous le concevons, par rapport à notre sensation localisée, comme un au-delà, et, par rapport à notre corps, comme un dehors. — Projection des sensations de la vue et de l’ouïe dans ce dehors. — Leur aliénation définitive. — Achèvement du simulacre interne qui aujourd’hui constitue pour nous une perception extérieure. — Pourquoi il nous apparaît comme autre que nous et hors de nous.
VIII. En quoi cette hallucination est vraie à l’état normal. — Notre illusion équivaut à une connaissance. — Ce qu’il y a de vrai dans le jugement localisateur. — À l’endroit où semblent situées les sensations du premier groupe se trouve situé le point de départ de l’ébranlement nerveux. — À l’endroit où semblent situées les sensations du second groupe se trouve situé le point de départ de l’ondulation éthérée ou aérienne. — Ce qu’il y a de vrai dans la perception extérieure. — Aux différences qui distinguent les sensations du second groupe correspondent des différences dans le type des ondulations et dans les caractères de leurs points de départ. — À la substance corporelle jugée permanente correspondent une possibilité et une nécessité permanentes de sensations et, en général, d’événements. — Toute perception extérieure se réduit à l’assertion d’un fait général pensé avec ses conditions. — Concordance ordinaire de la loi réelle et de la loi mentale. — Adaptation générale de l’ordre interne à l’ordre externe. — Établissement spontané, perfection progressive, mécanisme très simple de cette adaptation.
I
En même temps que le grand travail mental dont on vient de parler, il s’en accomplit un autre aussi involontaire, aussi sourd et aussi fécond en illusions et en connaissances. Chaque sensation particulière se transforme et reçoit un emplacement apparent. Nous n’en éprouvons aucune aujourd’hui sans lui assigner une place. Sitôt que nous avons une impression de froid, de chaud, de douleur, de contact, de contraction musculaire, de saveur, d’odeur, nous pouvons indiquer plus ou moins précisément l’endroit où nous l’éprouvons : c’est à la main, à la joue, au milieu du bras, dans le nez, sur la langue. — Ce jugement n’est séparé par aucun intervalle appréciable de la sensation elle-même ; nous sommes même tentés de croire que les deux événements n’en font qu’un, et que, du même coup, nous remarquons à la fois l’élancement douloureux et sa place. Il y a pourtant un intervalle entre ces deux remarques, et dernièrement les procédés délicats des physiologistes l’ont mesuré36 ; c’est que l’opération par laquelle nous situons notre sensation à tel endroit dans tel ou tel membre est une addition ultérieure plus ou moins compliquée, dont les moments plus ou moins nombreux exigent pour se succéder un temps plus ou moins long37. — Par cette opération localisante, notre sensation reçoit une apparence fausse, et cette apparence en engendre d’autres qui, en soi, sont des illusions, mais qui, par leur correspondance avec les choses, constituent le perfectionnement ou l’éducation des sens. Une fois que la sensation est arrivée à cet état, les corps qu’elle nous révèle reçoivent par contrecoup de nouveaux caractères ; le simulacre hallucinatoire qui constitue la perception extérieure se complète ; et l’objet, qui ne nous apparaissait que comme un quelque chose permanent et fixe, nous apparaît comme un au-delà et un dehors.
II
Je viens de poser▶ mon pied à terre ; j’éprouve une sensation de pression, et je juge qu’elle est située dans mon pied gauche, qu’elle est assez forte au milieu, légère au talon, presque nulle aux cinq doigts. Considérons ce jugement ; pris en soi, il est faux ; la sensation n’est pas dans mon pied. Ici, depuis longtemps, les observations des physiologistes ont démêlé l’erreur et établi la théorie. La vérité est qu’un ébranlement s’est produit dans les nerfs du pied, plus fort à la plante, moindre aux doigts et au talon, que cet ébranlement s’est communiqué tout le long des nerfs jusqu’aux centres sensitifs de l’encéphale, et que c’est dans l’encéphale que la sensation a eu lieu. Nous la situons à tort à la circonférence de notre appareil nerveux, elle est au centre ; ce qui se produit dans le pied, ce n’est pas elle, mais le commencement de l’ébranlement nerveux dont elle est la fin.
Là-dessus, les preuves surabondent. Elles se résument toutes en ceci que, dans beaucoup de cas, la sensation nous semble située en un endroit où très certainement elle n’est point. Au moyen de ces cas, nous constatons une loi générale : c’est que, dans l’état actuel, sitôt qu’une sensation surgit, elle est accompagnée d’un jugement par lequel nous la déclarons située en tel ou tel endroit. Il peut se faire qu’il y ait alors en cet endroit un ébranlement nerveux ; il peut se faire qu’il n’y en ait point du tout. Peu importe ; le jugement se produit aussi bien dans le second cas que dans le premier ; la sensation, à elle seule, suffit pour le provoquer, et, par ce jugement, elle acquiert une situation apparente. Elle l’acquiert donc dans le premier cas, lorsque à l’endroit indiqué un ébranlement nerveux se rencontre, comme dans le second cas, lorsque à l’endroit indiqué aucun ébranlement nerveux ne se rencontre. Une fois établi, d’après le second cas, que tel emplacement attribué à telle sensation n’est qu’apparent, il suit invinciblement que, dans le premier cas, le même emplacement attribué à la même sensation n’est rien non plus qu’apparent. Si quelque chose se rencontre alors à l’endroit indiqué, ce n’est pas elle, mais un de ses précédents ou une de ses suites, un événement qui lui est lié et qu’elle désigne, réel sans doute, mais autre qu’elle-même, et qui, par une correspondance heureuse, l’accompagne ordinairement à l’état normal.
Considérons ces cas qui nous détrompent. Il y en a d’abord un, déjà cité, celui des amputés. « Aucun chirurgien, dit Mueller38, n’ignore que les amputés éprouvent les mêmes sensations que s’ils avaient encore le membre dont on les a privés. Il n’en est jamais autrement. On a coutume de dire que l’illusion dure quelque temps, jusqu’à ce que, la plaie étant cicatrisée, le malade cesse de recevoir les soins de l’homme de l’art. Mais la vérité est que ces illusions persistent toujours, et qu’elles conservent la même intensité pendant toute la vie : on peut s’en convaincre par des questions adressées aux amputés longtemps après qu’ils ont subi l’opération. C’est à l’époque de l’inflammation du moignon et des troncs nerveux qu’elles sont les plus vives ; les malades accusent alors de très fortes douleurs dans tout le membre
qu’ils ont perdu. Après la guérison, le sujet conserve les sensations qu’un membre sain procure aux autres hommes, et fréquemment il reste pendant toute la vie un sentiment de formication et même de douleur, ayant en apparence son siège dans les parties extérieures, qui cependant n’existent plus. Ces sensations ne sont pas vagues, car l’amputé sent des douleurs ou le fourmillement dans tel ou tel orteil, à la plante ou sur le dos du pied, à la peau, etc. Je me suis convaincu, par des recherches suivies, que le sentiment dont il s’agit ne se perd jamais entièrement. Les amputés finissent par s’y habituer ; cependant, dès qu’ils y font attention, ils le voient aussitôt reparaître, et souvent ils sentent d’une manière très distincte leurs orteils, leurs doigts, la plante du pied, la main… Un homme amputé de la cuisse éprouva encore au bout de douze années le même sentiment que s’il eût possédé les orteils et la plante du pied. J’appliquai un tourniquet sur le moignon, de manière à comprimer ce qui restait du nerf sciatique ; l’homme me dit aussitôt que sa jambe s’engourdissait et qu’il distinguait parfaitement bien les fourmillements dans ses orteils… Un autre a le bras amputé depuis treize ans, et les sensations dans les doigts n’ont jamais cessé chez lui ; il croit toujours sentir sa main dans une situation courbée ; des picotements apparents dans les doigts ont lieu surtout lorsque le moignon appuie sur un corps et que les troncs des nerfs du bras viennent à être comprimés. J’exerçai une compression sur les troncs de ces nerfs ; à l’instant même, il survint un état d’engourdissement que le sujet disait éprouver dans tout le bras jusqu’aux doigts… Un autre, qui avait eu le bras droit écrasé par un boulet de canon et ensuite
amputé, éprouvait encore vingt années après des douleurs rhumatismales bien prononcées dans le membre toutes les fois que le temps changeait. Pendant les accès, le bras qu’il avait perdu depuis si longtemps lui paraissait sensible à l’impression du moindre courant d’air. Il m’assura d’une manière positive que la sensation physiologique et purement subjective de ce membre n’avait jamais cessé. »
— C’est surtout pendant la nuit que l’illusion des amputés est plus forte ; ils sont parfois obligés de porter la main à l’endroit où devrait être leur membre pour se convaincre qu’ils ne l’ont plus. Quand les nerfs subsistants deviennent douloureux, ils ont plus de peine encore à redresser leur erreur ; tel, au bout de huit mois, avait besoin, pour se détromper, de tâter pendant la nuit et de regarder pendant le jour la place laissée vide par l’amputation de son bras gauche. — Il est clair que, dans tous ces cas, la sensation d’élancement, d’engourdissement, de fourmillement, de douleur, n’est pas située dans le membre absent ; donc la même sensation n’y est pas située non plus lorsque le membre est présent ; ainsi, dans les deux cas, à l’état normal et à l’état anormal, la sensation n’a pas l’emplacement que nous lui attribuons ; elle est ailleurs ; ce n’est pas elle, c’est un ébranlement nerveux qui, à l’état normal, occupe l’endroit où elle semble être. Le nerf est un simple conducteur ; de quelque point que parte son ébranlement pour aller éveiller l’action des centres sensitifs, la même sensation se produit et entraîne le jeu du même mécanisme interne, c’est-à-dire l’attribution de la sensation à tel endroit qui n’est pas le centre sensitif.
Quantité de faits s’expliquent par cette remarque :
un choc violent sur le nerf cubital excite une douleur qui paraît située dans tout le trajet ultérieur de ce nerf, notamment au dos et à la paume de la main, dans le quatrième et le cinquième doigt. — La même chose arrive, si l’on plonge le coude dans un mélange d’eau et de glace pilée. — Ce sont aussi les parties antérieures du membre qui semblent éprouver les sensations de picotement et d’engourdissement lorsqu’on comprime le nerf cubital et le nerf sciatique. « Au moment de la section des nerfs dans une amputation, dit Mueller, les douleurs les plus vives se font sentir en apparence dans les parties qu’on retranche et auxquelles se rendent les nerfs que coupe l’instrument. C’est un fait constant et qui m’a été attesté par Fricke, l’habile directeur du service chirurgical de l’hôpital de Hambourg. »
— Par la même raison, une maladie des troncs nerveux ou de la moelle éveille des douleurs ou des fourmillements que le malade croit situés dans les extrémités saines de ses membres. — Pareillement encore, tel paralytique, dont les parties extérieures sont tout à fait insensibles à la piqûre et à la brûlure, y éprouve des douleurs et des élancements. — Supposez enfin des extrémités nerveuses non plus paralysées, mais déplacées, ce qui arrive dans la transplantation des lambeaux cutanés. La sensation, étant la même qu’avant cette transplantation, sera accompagnée de la même opération localisante et paraîtra située à l’ancien endroit. En effet, « lorsque, dans une opération de rhinoplastie39, on retourne un lambeau de la peau du front, taillé à la racine du nez, pour l’accoler au moignon du nez, le
nez factice conserve, tant que le pont n’a pas été coupé, les mêmes sensations que l’on éprouve lorsque la peau du front est excitée par un stimulant quelconque, c’est-à-dire que l’individu sent au front les attouchements qu’on exerce sur son nez. »
Nous pouvons donc conclure avec assurance que la sensation, quoique située effectivement dans les centres primitifs, a la propriété, du moins dans l’état actuel, de paraître toujours située ailleurs.
Continuons l’examen ; notre assurance deviendra plus ferme encore, et, en même temps, nous commencerons à démêler la loi qui règle l’opération localisante. — Dans tous les cas précédents, elle situait notre sensation à l’extrémité nerveuse d’où part ordinairement l’ébranlement qui se termine par la sensation. Mais il n’en est pas toujours de même. Il y a dans notre corps des parties, comme les poils et les dents, qui sont dépourvues de nerfs et qui, par elles-mêmes, sont tout à fait insensibles ; et cependant nous situons plusieurs de nos sensations à l’extrémité extérieure de ces parties, en qui ne peut se produire aucun ébranlement nerveux40. « Si la barbe, dit Weber, est touchée légèrement en un point, par exemple sur le côté de la joue, où croyons-nous sentir cette pression exercée sur les poils de notre peau ? Ce n’est pas dans les parties sensibles auxquelles elle se propage à travers les cônes cornés et où elle agit sur nos nerfs, mais bien à quelque distance de notre peau… Si nous mettons un petit bâton de bois entre nos dents et que nous le tâtions
avec elles, nous croyons le sentir entre nos dents ; c’est bien à la superficie des dents, où pourtant nous n’avons pas de nerfs et où partant nous ne pouvons rien sentir, que nous pensons sentir la résistance qu’il nous oppose. Au contraire, nous n’avons pas la moindre sensation de la pression exercée à la surface intérieure de la racine de la dent dans l’alvéole où elle est cachée ; c’est pourtant là que la pression propagée s’exerce effectivement sur la peau riche en nerfs qui entoure la racine dentaire, et c’est là seulement qu’elle agit sur les nerfs. »
— Il y a plus : « ce n’est pas seulement à la surface des substances insensibles dont notre peau est recouverte que nous situons à tort l’endroit de la pression sentie, c’est aussi au bout d’un petit bâton que nous fixons entre le bout de nos doigts et un corps résistant, par exemple la surface d’une table »
. Dans ce cas, deux sensations se produisent à la fois, l’une qui nous semble située au bout de nos doigts, l’autre au bout du bâton. Si le bâton est fixe au bout de nos doigts et mobile à l’autre bout, la première s’efface et la seconde prédomine. Si le bâton est mobile au bout de nos doigts et fixe à l’autre bout, c’est l’inverse. — On démêle dans cette expérience la loi de l’opération ; visiblement, le jugement localisateur situe chacune de nos sensations là où nous avons coutume de rencontrer la cause ou condition qui a coutume de la provoquer41. Si, de naissance, le bâton avait été soudé
à l’une de nos mains, comme les longs poils sensitifs et explorateurs du chat sont soudés à ses joues et à ses lèvres, comme le bois du cerf est soudé à son front, comme la barbe et les dents sont soudées à notre peau, nous situerions nos heurts au bout du bâton, comme très probablement le chat situe ses attouchements au bout de sa moustache et le cerf au bout de ses cornes, comme très certainement nous situons nos contacts au bout de nos poils de barbe et de nos dents.
III
La conséquence est que, lorsqu’une sensation aura pour condition ordinaire la présence d’un objet plus ou moins éloigné de notre corps et que l’expérience nous aura fait connaître cette distance, c’est à cette distance que nous situerons notre sensation. — Tel est le cas en effet pour les sensations de l’ouïe et de la vue. Le nerf acoustique a sa terminaison extérieure dans la chambre profonde de l’oreille. Le nerf optique a la sienne dans la logette la plus interne de l’œil. Et cependant, dans l’état actuel, ce n’est jamais là que nous situons nos sensations de son ou de couleur, mais hors de nous et souvent à une très grande distance. Les sons vibrants d’une grosse cloche nous semblent trembler bien loin et bien haut dans l’air ; un coup de sifflet de locomotive nous semble percer
l’air à cinquante pas, à gauche. — L’emplacement, même lointain, est bien plus net encore pour les sensations visuelles. Cela va si loin que nos sensations de couleur nous semblent détachées de nous ; nous ne remarquons plus qu’elles nous appartiennent ; elles nous semblent faire partie des objets ; nous croyons que la couleur verte, qui nous semble étendue à trois pieds de nous sur ce fauteuil, est une de ses propriétés ; nous oublions qu’elle n’existe que dans notre rétine ou plutôt dans les centres sensitifs qu’ébranle l’ébranlement de notre rétine. Si nous l’y cherchons, nous ne l’y trouvons pas ; les physiologistes ont beau nous prouver que l’ébranlement nerveux qui aboutit à la sensation de couleur commence dans la rétine, comme l’ébranlement nerveux qui aboutit à la sensation de contact commence dans les extrémités nerveuses de la main ou du pied ; ils ont beau nous montrer que l’éther vibrant choque l’extrémité de notre nerf optique, comme un diapason vibrant choque la superficie de notre main ; « nous n’avons pas42 la moindre conscience de cet attouchement de notre rétine, même quand nous dirigeons de ce côté tout l’effort de notre attention »
. — Toutes nos sensations de couleur sont ainsi projetées hors de notre corps et revêtent les objets plus ou moins distants, meubles, murs, maisons, arbres, ciel et le reste. C’est pourquoi, quand ensuite nous réfléchissons sur elles, nous cessons de nous les attribuer ; elles se sont aliénées, détachées de nous, jusqu’à nous paraître étrangères à nous. Projetées hors de la surface nerveuse où nous logeons la plupart des autres,
l’attache qui les reliait aux autres et à nous s’est dénouée, et elle s’est dénouée selon un mécanisme bien connu, par l’effacement de l’opération imaginative qui situe la sensation à tel ou tel endroit.
En effet, cette opération n’est pour nous qu’un moyen ; nous n’y faisons pas attention ; c’est la couleur et l’objet désigné par la couleur qui seuls nous intéressent. Partant, nous oublions ou nous négligeons de remarquer les intermédiaires par lesquels nous situons notre sensation ; ils sont pour nous comme s’ils n’existaient pas ; désormais nous croyons percevoir directement la couleur et l’objet coloré comme situés à telle distance. — Par suite, un contraste s’établit entre cette sensation et les autres. Les autres nous semblent situées dans un corps qui nous appartient et qui nous est lié tout particulièrement, que nous remuons à volonté, qui nous accompagne dans tous nos changements de lieu, qui répond à tous nos attouchements par une sensation de contact, dans lequel nous nous situons de façon à y répandre, y enclore et y circonscrire notre personne. Au contraire, nos sensations de couleur nous semblent situées au-delà, à la surface de corps étrangers au nôtre, au-delà du cercle délimité et constant où nous nous enfermons. Rien d’étonnant, si nous cessons de les considérer comme nôtres et si nous finissons par les considérer comme un quelque chose étranger à nous. Si elles sont fugitives comme un éclair, un cercle de fer décrit par un charbon tournant, un météore impalpable, elles nous semblent un simple événement situé et figuré. Si elles sont stables, comme la couleur d’une pierre, d’une fleur, d’un objet tangible, ce qui est le cas le plus fréquent, elles nous semblent une qualité plus ou moins permanente et fixe de cet objet.
La raison en est claire. Si longtemps que nous maintenions notre regard sur le pan doré de cette glace, la longue tache jaune qu’il fait persiste toujours la même ; le renouvellement uniforme, incessant, prodigieusement rapide des vibrations éthérées entretient cette tache sans altération ni discontinuité ; elle ne disparaît que si, par un mouvement voulu et prévu dont j’ai la sensation et le souvenir, je détourne les yeux et la tête. — Bien plus, de quelque façon que je retrouve ce jaune, c’est toujours dans la même position relative, à droite du luisant vert et noirâtre que donne la glace, à gauche du gris rayé que donne le papier du mur. — Bien plus encore, les petites bandes claires ou obscures que font les reliefs et les creux de la cannelure gardent toujours entre elles les mêmes positions dans l’intérieur du jaune total. — Partant, ce jaune n’est pas quelque chose de transitoire et de momentané comme un éclair ; il ne cesse pas spontanément. Expérience faite, je suis sûr de le retrouver quand il me plaira ; de sa présence constatée toutes les fois qu’à la lumière j’ai tourné les yeux vers lui, j’induis sa présence constante, toutes les circonstances demeurant les mêmes, en quelque moment du temps que j’aie tourné ou que je doive tourner les yeux sur lui, en un moment quelconque du passé et de l’avenir ; il les occupe donc tous. Son existence se prolonge ainsi indéfiniment en avant et en arrière, et la même en tous ces instants distincts. Il semble donc une qualité permanente dans ce groupe de possibilités permanentes que nous appelons le corps.
La vérité est pourtant que toutes les couleurs dont le monde environnant nous semble peint sont en nous et sont des sensations de nos centres optiques ; il suffit pour s’en convaincre de considérer les sensations de la vue qu’on nomme subjectives. Elles nous détrompent et nous instruisent à l’endroit de la vue, comme les illusions des amputés à l’endroit du toucher. La couleur n’est point dans l’objet ni dans les rayons lumineux qui en jaillissent ; car, en beaucoup de cas, nous la voyons lorsque l’objet est absent et lorsque les rayons lumineux manquent. La présence de l’objet et des rayons lumineux ne contribue qu’indirectement à la faire naître ; sa condition directe, nécessaire et suffisante est l’excitation de la rétine, mieux encore, des centres optiques de l’encéphale. Peu importe que cette excitation soit produite par un jet de rayons lumineux, ou autrement. Peu importe qu’elle soit ou non spontanée. Quelle que soit sa cause, sitôt qu’elle naît, la couleur naît et, en même temps, ce que nous appelons la figure visible. Partant, la couleur et la figure visible ne sont que des événements intérieurs, en apparence extérieurs Toute l’optique physiologique repose sur ce principe, et, pour en sentir la solidité, il n’y a qu’à parcourir, entre cent, quelques-uns des cas où la couleur et la figure apparente naissent d’elles-mêmes, sans qu’aucun objet extérieur ni aucun faisceau de rayons lumineux ébranle directement ni indirectement le nerf.
Lorsqu’on a regardé un objet lumineux ou fort éclairé, l’excitation de la rétine dure après qu’on a cessé de le regarder43. De là naissent les phénomènes
singuliers nommés images consécutives. En fait, ce sont des sensations visuelles complètes qui survivent et se prolongent en l’absence de leur objet. Selon les circonstances, tantôt les parties plus claires de l’image consécutives correspondent aux parties plus claires, et ses parties plus obscures aux parties plus obscures de l’objet ; tantôt c’est l’inverse. Dans ce second cas, les couleurs de l’image consécutive sont les complémentaires des couleurs de l’objet ; en d’autres termes, là où l’objet est rouge, elle est d’un bleu vert ; là où l’objet est jaune, elle est bleue ; là où l’objet est vert, elle est d’un rose rouge, et réciproquement. — Quantité de phénomènes analogues ont été constatés et expliqués par l’excitation persistante et l’excitabilité diminuée que présente la rétine après avoir subi l’action de la lumière. — Mais il y en a d’autres du même genre, qui se produisent sans que la lumière ait besoin d’intervenir. Il suffit pour cela que la rétine soit mise en action par une autre cause44. Quand on comprime l’œil avec le doigt, on aperçoit des figures lumineuses « tantôt annulaires, tantôt rayonnées, quelquefois divisées régulièrement en carrés. Si, dans un espace obscur, on promène ou on fait tourner devant ses yeux une bougie de six pouces, on aperçoit au bout de quelque temps une figure obscure et ramifiée dont les branches s’étendent dans le champ visuel entier et qui n’est autre chose que l’expansion des vaisseaux centraux de la rétine ou celle des parties de la membrane qui sont couvertes par ces vaisseaux »
. Parfois, après une compression de l’œil, cette figure arborisée paraît lumineuse. « Des points lumineux mobiles apparaissent dans le champ de la vue,
quand on regarde fixement une surface uniformément éclairée, par exemple le ciel ou un champ de neige, notamment pendant une marche active ou quelque autre mouvement du corps. »
En cas de pléthore ou de congestion, « lorsque après s’être baissé on se redresse brusquement, on voit une foule de petits corps noirs et pourvus de queues qui sautent et courent dans toutes sortes de directions »
. — Divers narcotiques, et notamment la digitale, provoquent des flamboiements dans les yeux. — Pareillement, quand une maladie de l’œil enflamme ou irrite la rétine, on aperçoit des éclairs et des étincelles, et, dans les opérations chirurgicales qui entraînent la section du nerf optique, le patient voit, au moment où l’instrument tranche le nerf, de grandes masses de lumière. — Mais la rétine et le nerf optique tout entier ne sont eux-mêmes que des conducteurs intermédiaires ; ils servent à exciter les centres optiques de l’encéphale, voilà tout. Supposez ces centres excités et ces conducteurs inactifs ; la figure colorée naîtra et paraîtra intérieure. C’est le cas pour les hallucinations proprement dites de la vue, où un choc en retour propage les images des hémisphères jusqu’aux centres visuels de l’encéphale. C’est le cas dans ces apparitions qui suivent l’usage prolongé du microscope, lorsque les centres visuels de l’encéphale rentrent spontanément à plusieurs reprises dans l’état où l’action de la rétine les a mis trop souvent et trop longtemps. Dans tous ces cas, les choses se passent comme lorsqu’un ébranlement spontané du nerf acoustique nous fait entendre et placer à telle distance et dans telle direction un son que nulle vibration de l’air extérieur n’a produit.
Or évidemment la couleur, comme le son, est alors en nous et ne peut être qu’en nous ; et cependant alors nous la projetons hors de nous, et nous la situons là où elle ne peut être. Nous avons beau savoir par le raisonnement que cet emplacement est illusoire ; l’apparence est plus forte ; nous apercevons le cercle lumineux bleuâtre que suscite une pression exercée sur le coin interne de l’œil, comme situé un peu au-dessus du coin externe, non pas dans la rétine, mais en dehors des paupières. Ainsi, étant donnée une sensation visuelle à laquelle ne correspond aucun objet extérieur, elle provoque le jeu d’un mécanisme interne qui la transporte hors de nous et qui, selon qu’elle est telle ou telle, munie de tels ou tels accompagnements, la situe ici ou là, toujours à l’endroit où dans les circonstances ordinaires sa cause ou condition ordinaire a coutume d’être : la loi est générale et explique toutes les illusions d’optique. — Par conséquent, même dans les circonstances ordinaires, lorsque la cause ou condition ordinaire, c’est-à-dire l’objet, est présent et occupe l’endroit désigné, lorsqu’un fauteuil rouge ou un arbre vert est réellement à six pieds de moi, le mécanisme interne fonctionne comme dans le cas exceptionnel où j’ai dans la rétine une impression consécutive, comme dans le cas exceptionnel où j’ai dans les centres cérébraux une hallucination proprement dite. Par conséquent encore, la couleur rouge dont le fauteuil est revêtu, la couleur verte qui me semble incorporée à l’arbre n’est rien que ma sensation de rouge ou de vert, détachée de moi et reportée en apparence à six pieds en avant de mes yeux.
Ainsi, toutes nos sensations sont situées à faux, et la couleur rouge n’est pas plus étendue sur ce fauteuil que la sensation de picotement n’est placée au bout de mes doigts. Toutes sont situées dans les centres sensitifs de l’encéphale ; toutes paraissent situées ailleurs, et une loi commune assigne à chacune d’elles sa situation apparente. Cette loi ◀pose▶ qu’une sensation nous paraît située à l’endroit où nous avons coutume de rencontrer sa cause ou condition ordinaire, et cet endroit est celui où le toucher explorateur peut, en agissant, interrompre ou modifier la sensation commencée. Toutes les singularités, toutes les erreurs, toutes les diversités du jugement localisateur s’expliquent par cette loi.
En premier lieu, on voit que ce jugement doit être toujours faux ; car jamais le toucher ne peut aller dans les centres sensitifs interrompre ou modifier la sensation commencée ; les centres sensitifs sont dans la boîte du crâne en un point que nos mains n’atteignent pas. — En second lieu, on voit que le plus souvent le jugement localisateur doit situer la sensation à peu près à l’extrémité extérieure des nerfs ; car, si l’excitation de tout le cordon nerveux est l’antécédent normal de la sensation, notre toucher ne peut atteindre que les environs de son extrémité extérieure. C’est donc en ce point, et non dans un autre du cordon nerveux, que le jugement localisateur doit situer la sensation. Et cela est vrai de toutes les sensations, même des sensations de la vue, du moins au premier stade de leur localisation ; en effet, nous montrerons tout à l’heure que les aveugles-nés, au moment où une opération chirurgicale leur rend la vue, situent les couleurs vers l’extrémité de leur nerf optique ; c’est plus tard, par un apprentissage ultérieur, qu’ils les reportent au-delà, jusqu’à l’endroit où sont les objets. — En troisième lieu, on voit que le jugement localisateur ne doit point situer la sensation à l’endroit exact où se trouve l’extrémité du nerf ébranlé, mais aux environs, et, en général, un peu au-delà ; car le toucher n’atteint pas à cet endroit exact. Le doigt ne va pas trouver la rétine au fond de l’œil, ni la membrane pituitaire au fond du nez, ni le nerf acoustique dans le labyrinthe, ni en général aucune extrémité nerveuse. Ce qu’il atteint, ce sont les enveloppes et les appendices, le globe de l’œil, le pavillon de l’oreille, la chambre antérieure du nez, la superficie de la peau. C’est là qu’il arrête et modifie la sensation commencée, ou y associe une sensation de contact. C’est donc là que nous devons situer la sensation, et tel est le cas pour les sensations de la vue comme pour les autres ; les aveugles-nés, qu’on vient d’opérer, situent leurs nouvelles sensations contre le globe de l’œil et non dans le fond de l’orbite. — En quatrième lieu, on voit qu’en plusieurs cas le jugement localisateur doit être vague ; car il y a des endroits où le toucher n’atteint pas, par exemple, l’intérieur des membres et du corps ; partant, nous ne situons que par approximation et vaguement les sensations dont le point de départ est dans le ventre, la poitrine, l’estomac, non plus que les sensations partielles dont se compose une sensation totale musculaire. — Quantité de bizarreries s’expliquent de même. Si le toucher explorateur est arrêté par une éminence fixe comme les dents, la sensation paraîtra située à la superficie de l’éminence, quoique l’ébranlement nerveux soit beaucoup plus profond. — Si le toucher explorateur ne peut vérifier l’emplacement de deux ébranlements nerveux dont l’un est situé plus haut, l’autre plus bas, ce qui est le cas pour les impressions de la rétine, et si, en même temps, il trouve les deux conditions extérieures de ces deux impressions situées l’une par rapport à l’autre dans l’ordre inverse, ce qui est le cas pour les objets visibles, nous situerons dans l’ordre inverse les deux sensations qui en dérivent. En effet, sur la rétine, les images des objets sont renversées ; les pieds d’une figure sont en haut et la tête est en bas, et néanmoins nous situons la tête en haut et les pieds en bas. L’emplacement apparent de nos deux sensations se trouve ainsi l’inverse de l’emplacement réel des deux ébranlements.
Reste à montrer, d’après la même loi, pourquoi le jugement localisateur situe certaines espèces de sensations au-delà de notre superficie nerveuse. C’est qu’il a deux stades, et que, selon l’espèce de nos sensations, il s’arrête au premier ou va jusqu’au second. — Deux sortes de sensations, les visuelles et les auditives, peuvent seules les parcourir tous les deux ; seules elles sont projetées nettement hors de leur premier emplacement, jusqu’à tel ou tel point du dehors. C’est que seules elles fournissent matière à une localisation ultérieure. — Prenons, par exemple, deux sensations visuelles. Non seulement elles ont une commune condition organique, la modification de l’œil ouvert, mais encore elles ont chacune une condition extérieure spéciale, la présence en tel point du dehors d’un corps éclairé, condition à laquelle correspond chez elles tel caractère précis et notable, selon que le corps est ici où là. Après avoir constaté, par les tâtonnements de notre main ou la fermeture de nos paupières, leur commune condition organique, nous constatons, par d’autres tâtonnements et par la marche, leurs différentes conditions extérieures. Nous avons interrompu toutes nos sensations visuelles par le même geste, en fermant nos paupières ; nous interrompons de différentes façons nos différentes sensations visuelles, en étendant plus ou moins le bras, en prolongeant plus ou moins notre marche, pour aller couvrir de notre main la surface éclairée de l’objet qui nous envoie ces rayons. Or il n’y a que ces différences qui puissent nous intéresser ; car elles sont les seuls indices qui nous dictent notre action ; elles seules nous suggèrent le nombre des pas et l’amplitude du geste par lesquels, en atteignant l’objet, nous reproduirons en nous tel état antérieur qui nous était agréable ou utile, par lesquels, en nous écartant de l’objet, nous éviterons tel état antérieur qui nous était déplaisant ou nuisible. — Notre attention se porte donc tout entière sur elles ; l’association générale qui d’abord avait joint nos diverses sensations visuelles à l’idée du mouvement par lequel notre main atteint notre œil, s’efface comme inutile ; l’éducation de l’œil s’achève ; les associations utiles s’établissent et subsistent seules. Chaque sensation visuelle distincte s’adjoint l’idée d’un mouvement distinct plus ou moins long, opéré dans tel ou tel sens ; elle prend cette idée pour compagne ; désormais elle en est inséparable. Par cette adjonction, la voilà située plus ou moins loin, ici ou là, mais toujours dans le dehors.
Même raisonnement à l’endroit des sensations auditives. — Maintenant, si ces deux sortes de sensations ont ce privilège singulier, c’est que, par un privilège particulier, à chaque variation dans la situation de leur cause lointaine correspond chez elles une variation précise. On verra plus loin comment la vue trouve cette variation précise dans l’accommodation du cristallin, dans la convergence plus ou moins grande des deux veux, dans la contraction des muscles moteurs de l’œil. Pour l’ouïe, dont les localisations sont moins exactes, des variations moins précises, mais encore précises, lui sont fournies par l’intensité plus ou moins grande de la sensation totale qui lui vient par les deux oreilles, et par l’intensité plus grande d’une des deux sensations composantes. — Il n’en est pas de même des autres sens. Leurs sensations n’indiquent rien ou presque rien en fait d’emplacement. Car, d’abord, une sensation de contact, de pression, de saveur ne se produit que lorsque la cause extérieure touche la peau, la bouche ou le palais ; à distance, cette cause n’opère pas : c’est pourquoi la sensation qu’elle éveille ne varie pas selon la distance ; la localisation reste enrayée à son premier stade, et nous situons la sensation à l’endroit, ou près de l’endroit, dans lequel notre toucher explorateur rencontre sa condition organique. — Quant aux sensations d’odeur et de température, en certains cas et jusqu’à un certain point, nous pouvons, d’après la force ou la faiblesse de la sensation, apprécier vaguement que sa source est proche ou lointaine ; parfois même nous devinons qu’elle est située à droite ou à gauche ; cependant, presque toujours, il nous faut alors un examen nouveau. Les yeux fermés, nous démêlons, en flairant, en tournant la tête en divers sens, en avançant et en reculant, que l’odeur vient d’un bouquet placé de tel côté, que le froid vient de telle fissure. Mais nous ne le savons pas tout de suite avec précision ; l’idée de tel mouvement mensurateur ne vient pas à l’instant, en vertu d’une liaison ancienne et fixe, s’accoler à la sensation pour la situer ici plutôt que là dans le dehors. Partant, nous demeurons en suspens ; nous sommes tentés de considérer notre sensation, tantôt comme une sensation, tantôt comme un je ne sais quoi, qui, parti du dehors, entre en nous. Les mots d’odeur, de froid, de chaud, restent ambigus et désignent, dans le langage commun, tantôt l’un, tantôt l’autre ; c’est la seconde localisation qui commence et qui avorte. Elle n’avorterait pas si les narines, comme les oreilles, étant situées aux deux côtés opposés de la tête, pouvaient discerner dans la sensation totale d’odeur deux sensations, l’une plus faible et l’autre plus forte, si deux portions symétriques, délimitées et opposées du corps étaient chargées de recevoir les sensations de température. — On voit que la même loi explique l’emplacement défini comme l’emplacement indéfini que nous attribuons à nos sensations, tantôt aux environs de nos extrémités nerveuses, tantôt ailleurs et plus loin.
En résumé, dans l’état actuel, la situation que nous attribuons à nos sensations est toujours fausse ; ce qui est situé à l’endroit où nous les plaçons, c’est leur condition ou cause ordinaire, tantôt l’organe où s’opère le premier ébranlement nerveux dont elles sont la fin, tantôt l’objet extérieur qui provoque cet ébranlement nerveux. Cette cause ou condition peut manquer, puisque sa présence n’est qu’ordinaire ; en tout cas, qu’elle soit présente ou absente, le jugement localisateur est une illusion, puisque nous situons toujours la sensation où elle n’est pas. D’ordinaire, ce jugement est efficace au point de vue pratique, par les prévisions qu’il nous suggère et qui dirigent notre conduite ; en soi, il n’est qu’une illusion le plus souvent utile, une erreur foncière que la nature et l’expérience ont construite en nous et établie en nous à demeure, pour en faire un préservatif de notre vie et un organe de notre action.
IV
Reste à étudier le jugement localisateur lui-même. — Pour voir de quels éléments il se compose, reprenons notre premier exemple. Je viens de ◀poser▶ mon pied à terre, j’éprouve une sensation de pression, et je constate en même temps l’endroit de cette sensation ; elle est dans mon pied gauche, assez forte au milieu, légère au talon, presque nulle aux cinq doigts. En quoi consistent ces dernières remarques ? — Chacun peut observer sur soi-même que, pour les faire, on imagine avec plus ou moins de netteté le pied dont il s’agit, et qu’on l’imagine visuellement, c’est-à-dire par les images de la sensation optique qu’il éveillerait en nous, si nous le regardions au même instant avec nos yeux ouverts. Nous nous figurons ce pied à telle distance de nos yeux, la courbure de la plante, la forme du talon, la série des doigts. Même, en insistant, nous voyons mentalement la couleur de la chair plus brune au talon, plus blanche à la plante, plus rosée au-dessous des doigts. En somme, nous avons en nous une carte visuelle de notre corps. Nous nous le représentons comme nous ferions pour tout autre objet dont nos yeux ont l’expérience. Chaque sensation distincte a dans cette carte un point distinct qui lui correspond et qui lui a été associé par l’expérience. En naissant, elle le ressuscite, et cette jonction la situe en tel point parmi les différents points du champ que la vue effective ou la vue simplement mentale a coutume de parcourir.
Mais il est clair qu’une telle carte est une acquisition ultérieure et spéciale. Elle manque aux aveugles-nés, et cependant ils désignent fort bien remplacement de leurs sensations. Ils ont donc une autre carte qui fait le même office, et comme, avec la vue qu’ils n’ont pas, nous avons toutes les sensations qu’ils ont, il faut bien que, outre la carte visuelle qui nous est propre, nous en possédions une seconde toute différente qui nous est commune avec eux. — Celle-ci a pour éléments les sensations musculaires et tactiles. Ce sont les images de ces sensations qui la composent, et, en beaucoup de cas, nous les constatons en nous, par exemple lorsqu’il s’agit d’une partie de notre corps que nous ne pouvons observer avec nos yeux, et dont, par conséquent, la carte visuelle n’est pas nette. — Tel est l’intérieur de la bouche, que nous ne pouvons voir qu’avec une glace, le derrière de la tête, de la nuque, du tronc, des cuisses, que nous ne pouvons voir qu’avec deux glaces. À la vérité, pour tous ces endroits, nous nous formons, d’après autrui, une sorte de carte approximative de nous-mêmes. Mais cette planche de notre atlas visuel est vague, et nous n’y avons guère recours. J’éprouve une démangeaison en un point du dos, et j’en sais l’endroit ; mais je ne le sais point ou je le sais mal, par la représentation visuelle ; je ne me figure pas clairement la vertèbre ou la côte, le renflement de muscle ou le creux d’échine, dont ce picotement est voisin ; il n’est pas associé, comme dans le pied, la main, le bras, le visage, à tel point précis d’une forme figurée à l’œil intérieur. C’est grâce à un autre atlas, l’atlas tactile et musculaire, que je puis le situer exactement.
En effet, je le situe par la sensation musculaire spéciale, plus ou moins longue, de la main et du bras, qui vont le chercher et le rencontrent. Sa position est désignée par l’espèce et la durée de cette sensation. Placé plus loin, il me faudrait, pour l’atteindre, un mouvement plus grand, partant une sensation musculaire plus longue ; placé moins loin, un mouvement moins grand, partant une sensation musculaire plus courte ; placé aussi loin, mais ailleurs, un mouvement égal, mais différent, partant une sensation musculaire d’égale durée, mais différente. Grâce à ces expériences répétées et diversifiées, lorsqu’une sensation de picotement ou toute autre s’éveille dans mon corps, même en un point pour lequel l’atlas visuel me manque, elle ressuscite sa compagne inséparable, l’image d’une sensation musculaire spéciale, sensation d’une durée précise, plus longue que telle autre semblable, moins longue que telle autre semblable, différente de telle autre aussi longue. Par cet accolement et cette soudure, ma sensation de picotement se trouve marquée d’un signe distinctif. Ce signe, ayant une durée, est une grandeur continue ; partant, il peut, comme une ligne, être comparé à une autre grandeur de la même espèce, ne différer d’elle qu’en plus ou en moins, suggérer l’idée de son double ou de sa moitié, être mesuré ; ce sont là les conditions d’une carte représentative. — Il n’y a là qu’un cas d’une opération générale et déjà décrite. Nous situons nos sensations comme les objets, par l’image associée de telles sensations musculaires plus ou moins longues. La sensation, grâce à l’image associée, s’emboîte dans un ordre et, pour ainsi dire, dans une file ; la voilà située, c’est-à-dire notée par une quantité précise, moindre que celle-ci, plus grande que celle-là, par une réminiscence musculaire qui l’intercale entre une série de sensations musculaires plus longue et une série de sensations musculaires moins longue. — Si l’on ajoute la réminiscence des sensations tactiles éprouvées au contact du point que l’organe explorateur est venu toucher, l’image associée se précise en se complétant : nous situons notre sensation non seulement à telle distance de telle autre, mais sur telle côte, à tel creux du bras, à telle phalange du doigt. — Tel est l’atlas tactile et musculaire, le premier de tous ; les mouvements instinctifs et désordonnés de l’enfant nouveau-né, ses tâtonnements, l’expérience incessante qu’il fait de son toucher et de ses muscles commencent tout de suite à le construire ; l’atlas visuel est dérivé et ne se forme qu’après.
Ainsi le jugement localisateur consiste dans l’adjonction de certaines images, tantôt visuelles, tantôt tactiles et musculaires, à la sensation. Cet accolement peut être inné ; le petit poulet va becqueter le grain au sortir de la coquille ; le cheval nouveau-né se tient presque aussitôt sur ses jambes et va téter sa mère. Mais chez l’homme il est acquis, et le mécanisme interne, qui, en d’autres, est tout fabriqué au moment de la naissance, se fabrique peu à peu en lui. Du moins, il est, pour la plus grande portion, une œuvre de l’expérience. « On est fondé à admettre, dit Weber45, que primitivement, par la pure sensation, nous ne savons rien du lieu où les nerfs qui nous communiquent la sensation sont ébranlés. Primitivement, toutes les sensations sont de simples états d’excitation perceptibles à la conscience, lesquels
peuvent être différents en qualité et en degré, mais ne fournissent directement à la conscience aucune notion de lieu. Ils n’en fournissent qu’indirectement, par l’éveil d’une activité de notre âme, au moyen de laquelle nous nous représentons nos sensations comme comprises dans un ensemble et douées de rapports mutuels. »
Il y a là une œuvre ultérieure et surajoutée, l’adjonction d’une série d’images musculaires qui, par sa durée, mesure la distance, l’adjonction d’un groupe d’images tactiles et musculaires qui marquent la consistance, la figure, la grandeur de l’organe auquel la sensation est rapportée, l’adjonction d’un groupe d’images visuelles qui notent cet organe parmi les autres organes et les autres objets notés de la même façon. Tout cela est l’œuvre de l’expérience, et l’expérience, poussée plus avant, peut associer à la sensation des représentations plus exactes. Un anatomiste qui fléchit sa main imagine la contraction de chacun des muscles qui concourent à cet effet, le grand palmaire, le palmaire grêle, le cubital antérieur et les autres. S’il est piqué, il se figure la forme, la couleur, la distribution des petits filets blanchâtres et mollasses qu’on appelle nerfs et que la piqûre a touchés. Il se représente sa sensation de contraction comme située dans les nerfs de ces muscles contractés, et sa sensation de douleur comme située dans l’extrémité piquée des petits filets blanchâtres. Cette association, moins fixe que la nôtre, est la même que la nôtre, et comme un second étage peu solide ◀posé▶ sur un premier étage indestructible. Mais tous les deux sont des constructions ajoutées et que le sol primitif ne portait pas.
V
Si maintenant on compare les deux atlas, on les trouvera fort différents. Que le premier, l’atlas tactile et musculaire, soit efficace pour loger nos sensations en tel ou tel point de notre corps, cela s’explique sans difficulté ; car on a vu que nous concevons l’étendue, la distance, la position par une série de sensations musculaires interposée entre un point et un point, entre une sensation et une sensation. J’ai éprouvé plusieurs fois un attouchement au cou ou à la joue ; j’ai déterminé sa position par la série de sensations musculaires qu’il faut à ma main pour l’atteindre, et j’ai caractérisé son siège par le groupe de sensations tactiles que le cou pressé, palpé, parcouru donne à ma main. Une association stable s’est donc faite entre les sensations dont le point de départ est dans les nerfs du cou, et cette série d’images musculaires jointe à ce groupe d’images tactiles. Par conséquent, toutes les fois qu’une pareille sensation se produira, j’imaginerai sa position et son siège. — Il n’en est pas ainsi de l’atlas visuel, et il faut chercher comment les sensations de l’œil, qui, toutes seules, ne semblent propres qu’à nous renseigner sur les couleurs, peuvent, par surcroît, nous faire connaître la distance, l’étendue et la position. C’est qu’elles sont elles-mêmes transformées et érigées en équivalents de sensations tactiles et musculaires, par l’association qu’elles ont contractée avec des sensations tactiles et musculaires. Primitivement et par elle-même, la rétine ébranlée n’éveille en nous que la sensation de la lumière, de l’obscurité, des couleurs successives et simultanées. C’est ultérieurement, et par l’adjonction d’images auxiliaires, que cette pure sensation visuelle reçoit une situation apparente, et que nous voyons les objets à telle distance, dans telle direction, avec telle forme et telles dimensions.
Là-dessus, l’histoire des aveugles-nés qu’on vient d’opérer est décisive. Au moment où ils recouvrent la vue, ils éprouvent les mêmes sensations visuelles que nous. Mais leur œil n’a pas fait son éducation comme le nôtre ; par conséquent, ce qui manque alors à leur œil est ce que le nôtre a acquis ; les lacunes de leur perception mesurent les additions qui ont complété notre perception. — Du reste, pour s’expliquer les diverses issues de l’expérience, il faut constater au préalable si l’éducation de leur œil est nulle ou seulement quasi nulle46. D’ordinaire, leur cristallin, quoique opaque, laisse déjà passer un peu de lumière ; l’aveugle de Cheselden distinguait au moins trois couleurs, le blanc, le noir et l’écarlate ; celui de Ware reconnaissait les couleurs quand on les approchait de ses yeux. Partant, quelques-uns d’entre eux avaient appris à diriger leur regard, et, jusqu’à un certain point, ils savaient, d’après l’affaiblissement des couleurs, juger de la distance. C’est pourquoi on a trouvé parfois qu’après l’opération le malade pouvait sur-le-champ aller « prendre la main du chirurgien, décider à la simple vue si cette main se rapprochait ou s’éloignait de lui »
. Mais ce cas est rare, et, quand l’aveugle-né n’a point encore appris à interpréter l’affaiblissement de la couleur, il n’a aucune idée de la position des objets visibles. Le plus souvent, au moment où pour la première fois il voit clair, il croit « que tous les objets qu’il regarde
touchent ses yeux, de même que les objets qu’il tâte touchent sa peau47 »
. Ainsi parlaient les aveugles de Cheselden et de Home ; ils situaient leur sensation nouvelle selon les habitudes de leur toucher et appliquaient au cas nouveau l’expérience ancienne48. Du reste, celui de Home avait toujours fait ainsi ; avant l’opération, quand il regardait le soleil à travers ses cristallins opaques, il disait : « Il touche mes yeux. »
L’opération faite, le même jugement localisateur subsista ; comme on lui demandait, aussitôt après, ce qu’il avait vu : « Votre tête, répondit-il ; elle semblait toucher mon œil. »
Mais il ne put en dire la forme. Ce fut seulement après trois mois, et un mois après l’abaissement de la seconde cataracte, que les objets lui semblèrent situés plus loin, quoique pourtant à une courte distance. Aucun de ces aveugles opérés ne sut, du premier coup, interpréter ses nouvelles sensations, décider de la situation, de la forme, de la grandeur des objets, les reconnaître. Il fallut que le toucher, lentement, par degrés, instruisit l’œil. Un des opérés de Home, dix minutes après l’opération, interrogé sur la figure d’un petit carton rond, répondit : « Laissez-moi le toucher, et je vous
répondrai. »
On l’en empêche, il réfléchit et dit, peut-être un peu au hasard, qu’il est rond. Mais, un instant après, il dit la même chose d’un petit carton carré, puis d’un autre, triangulaire. Le lendemain, même erreur. Alors, reprenant le carton carré, on lui demande s’il peut y trouver un angle. Il veut tâter, on refuse ; il examine, découvre un angle, puis compte aisément les trois autres. C’est la première éducation de l’œil qui commençait. — Tous étaient comme l’aveugle de Cheselden, « qui, avec les yeux, ne se faisait idée de la forme d’aucune chose, ne distinguait aucune chose des autres, si différentes qu’elles fussent en figure et en grandeur. Quand on lui nommait celles qu’auparavant il avait connues par le toucher, il les regardait très attentivement pour les reconnaître ; mais, comme il avait trop de choses à apprendre à la fois, il en oubliait toujours beaucoup, apprenant et oubliant, comme il le disait lui-même, mille choses en un jour. Par exemple, ayant oublié souvent qui était le chat et qui était le chien, il avait honte de le demander. Un jour, il prit le chat, qu’il connaissait bien par le toucher, le regarda fixement et longtemps, le ◀posa▶ par terre et dit : “À présent, Minet, je te reconnaîtrai une autre fois.” Plus tard, quand avec les yeux il eut connu le visage de ses parents, « on lui montra le portrait de son père en miniature sur la montre de sa mère ; on lui dit ce que c’était, et il le reconnut comme ressemblant. Mais il s’étonna fort qu’un grand visage pût être représenté dans un si petit espace ; auparavant, disait-il, cela lui aurait paru aussi impossible que de mettre un boisseau dans un setier49. »
Il leur faut du temps pour accorder les diverses sensations visuelles que le même objet leur fournit selon ses diverses distances, et pour les raccorder toutes ensemble avec les sensations musculaires et tactiles que l’objet leur a déjà fournies. À cet égard, l’exemple le plus instructif est celui de la dame opérée par Waldrop. — Elle était beaucoup plus aveugle que les autres ; car non seulement elle était née avec deux cataractes, mais, à l’âge de six mois, un chirurgien maladroit lui avait détruit l’œil droit et bouché la pupille de l’œil gauche. Elle ne reconnaissait aucune couleur. Elle distinguait une chambre très éclairée d’une chambre très obscure, mais ne pouvait même dire où était la fenêtre. Au soleil et par
une belle lune, elle savait d’où venait la lumière ; rien de plus ; elle avait vécu ainsi jusqu’à quarante-trois ans. Waldrop ouvrit l’iris, elle put voir et revint chez elle en voiture, les yeux couverts par un mouchoir lâche de soie. « Le premier objet qu’elle remarqua fut une voiture de louage : qu’est-ce, dit-elle, que cette grande chose qui vient de passer devant nous ?… Le soir, elle pria son frère de lui montrer sa montre… et la regarda un temps considérable en la tenant près de son œil. On lui demanda ce qu’elle voyait ; elle répondit qu’il y avait un côté clair et un côté obscur. »
En effet, ces deux sensations du clair et de l’obscur correspondaient seules à des sensations anciennes, puisque jusque-là elle n’avait su distinguer que la lumière et l’obscurité. — D’heure en heure, on la vit remarquer un point, puis un autre, puis d’autres encore dans la quantité de sensations de couleurs qui l’assiégeaient. Mais elle en était étourdie : « Je me sens stupide »
, disait-elle. Volontiers elle se taisait, ne sachant comment se reconnaître dans ce chaos d’impressions encore dépourvues de sens pour son œil inexpérimenté. — Deux semaines plus tard, elle disait toujours : « Je vois beaucoup de choses ; si seulement je pouvais dire ce que je vois ! mais sûrement je suis bien stupide. »
Cependant elle apprenait peu à peu le nom des couleurs, et les distingua vite ; mais, pour la perception des formes, c’est-à-dire pour la transcription dans l’atlas visuel nouveau de l’ancien atlas tactile et musculaire, l’apprentissage fut très long. — Le septième jour, on lui montra des tasses et des soucoupes. « À quoi ressemblent-elles ? — Je ne sais pas, elles me semblent bien singulières ; mais je puis vous dire
tout de suite ce qu’elles sont, si je les touche. »
— « Elle distingua une orange qui était sur la cheminée, mais ne put dire ce que c’était avant de l’avoir touchée. »
Au dix-huitième jour, on lui mit entre les mains un porte-crayon d’argent et une grosse clef. « Elle les reconnut et les distingua très bien ; mais, quand ils furent placés sur la table, côte à côte, quoique avec l’œil elle distinguât chacun d’eux, elle ne put dire lequel était le porte-crayon et lequel était la clef. »
Le vingt-cinquième jour, en voiture à Regent’s Park, elle s’informait toujours de la signification de ses sensations visuelles. « Qu’est-ce que cela ? »
— C’était un soldat. — « Qu’est-ce qui vient de passer près de nous ? »
— C’était un homme à cheval. — « Mais qu’est-ce qu’il y a là sur le pavé, tout rouge ? »
— C’étaient des dames avec des châles rouges. — Il fallait sans cesse lui traduire dans le langage tactile qu’elle entendait la langue inconnue que son œil lui parlait. — Comme, avant l’opération, elle savait dire d’où venait la lumière, elle était probablement déjà capable de diriger à peu près sa tête et ses yeux du côté où apparaissaient les objets éclairés ; mais chez elle cet art était tout à fait rudimentaire. Le dix-huitième jour, « elle semblait encore éprouver la plus grande difficulté à découvrir la distance d’un objet ; car, lorsqu’un objet était tenu tout près de son œil, elle le cherchait en étendant sa main bien au-delà, pendant qu’en d’autres occasions elle faisait le geste de saisir tout près de son visage, alors que l’objet était très loin d’elle… »
. — Lorsque au bout de six semaines elle quitta Londres, elle avait acquis une connaissance assez exacte des couleurs, de leurs nuances, de leur nom et aussi de beaucoup
d’objets, « mais rien encore qui ressemblât à une connaissance précise de la distance ou de la forme. Elle avait encore beaucoup de difficulté, et il lui fallait une infinité de tentatives inutiles pour diriger son œil vers un objet ; de sorte que, lorsqu’elle essayait de le regarder, elle tournait sa tête en diverses directions, jusqu’à ce que son œil eût saisi l’objet à la recherche duquel il s’était mis »
. En effet, le moindre mouvement de la tête remplace toutes nos sensations visuelles par d’autres ; il doit être tel ou tel, ni trop grand ni trop petit ; pour atteindre à telle sensation visuelle préconçue, nous devons viser juste. De même qu’un enfant ne démêle et ne retient qu’après beaucoup de tâtonnements l’espèce précise et le degré juste d’effort par lequel son bras jettera une pierre à dix pas et non à neuf ou à onze, de même la dame opérée ne put distinguer et fixer dans sa mémoire qu’après beaucoup d’essais incessamment corrigés la sorte particulière, le degré d’intensité, la durée précise de la sensation musculaire que son cou devait éprouver pour que l’inclinaison à droite ou à gauche, l’élévation ou l’abaissement de sa tête et, partant, de son œil, fussent de trois degrés et non pas de deux, quatre ou cinq.
Tout ce détail aboutit à la même conclusion : nos sensations visuelles pures ne sont rien que des signes. L’expérience seule nous en apprend le sens ; en d’autres termes, l’expérience seule associe à chacun d’eux l’image de la sensation tactile et musculaire correspondante. — Aujourd’hui, l’analyse des physiologistes et des physiciens50 a marqué, par une multitude d’épreuves et de contre-épreuves, tous les pas de cette association. Les sensations que nous procure la rétine sont celles des différentes couleurs et des différents degrés du clair et de l’obscur ; en outre, comme elle est une gerbe serrée de filets nerveux distincts, chacun de ses filets, selon la règle générale du système nerveux, éveille, quand il est touché, une sensation distincte. À ces trois points de vue, et à ces trois points de vue seulement, nous pouvons distinguer une pure sensation visuelle entre toutes les autres semblables, et voilà la première assise sur laquelle s’établira tout l’édifice de nos perceptions visuelles. — En cet état, qui est celui de l’aveugle-né aussitôt après l’opération, l’œil n’a que la sensation de taches diversement colorées plus ou moins claires ou obscures51 ; et dans une tache totale il peut remarquer telle portion distincte, mais simplement à titre de tache partielle. Le soir de l’opération, la dame de Waldrop, regardant une montre, remarqua le chiffre 12, le chiffre 6 et les aiguilles, mais simplement comme taches dans une tache, sans savoir ce que c’était. De même, le troisième jour, regardant le visage de son frère, elle démêla, dans cette tache ronde rosée, une tache spéciale que produisait la proéminence du nez, et devina qu’en effet c’était le nez. — Les peintres coloristes connaissent bien cet état, car ils y reviennent ; leur talent consiste à voir leur modèle comme une tache dont le seul élément est la couleur plus ou moins diversifiée, assourdie, vivifiée et mélangée. — Jusqu’ici, nulle idée de la distance et de la position des objets, sauf lorsqu’une induction tirée du toucher les situe tout contre l’œil. Sans doute on peut déjà reconnaître un objet par la couleur, la vivacité, les caractères de sa tache, dire, comme la dame de Waldrop, que ceci est de l’eau, ceci un gazon ; mais on n’en sait pas la situation. La seconde assise de l’édifice n’est pas construite ; il faut maintenant ajouter peu à peu, aux sensations rétiniennes pures, des sensations auxiliaires et de surcroît.
Ce sont celles des muscles de l’œil ; car sa forme et sa position sont capables de changements, et ces changements sont l’œuvre de ses appendices musculaires. — D’abord nous l’accommodons à la distance de l’objet, en le disposant de telle sorte que l’image lumineuse vienne tomber exactement sur la rétine, et non plus avant ou moins avant ; sinon la vision n’est pas distincte ; pour cela, nous changeons la courbure du cristallin, probablement en contractant le muscle ciliaire et les fibres musculaires de l’iris. — En outre,
quand nous regardons le même objet avec nos deux yeux, ces deux yeux convergent plus ou moins, selon que l’objet est plus ou moins proche. Or cette convergence plus ou moins grande est produite par la contraction plus ou moins grande des muscles moteurs de l’œil. Partant, selon la distance plus ou moins grande de l’objet, nous avons telle ou telle sensation musculaire de l’œil. — D’autre part, suivant que l’objet est dans telle ou telle direction par rapport à notre œil, tel ou tel des muscles moteurs de l’œil se contracte plus ou moins, pour le tourner plus ou moins vers le haut, vers le bas, vers la droite ou vers la gauche ; de sorte qu’une sensation musculaire distincte correspond pour la même distance à chaque changement de la direction. — Nous apprenons à remarquer et à graver dans notre mémoire ces innombrables sensations musculaires distinctes de nos yeux. En même temps, et à force de tâtonnements, nous associons celle-ci à tel mouvement de notre main, celle-là à la demi-extension de notre avant-bras, telles autres à deux, trois, six, dix, vingt enjambées de nos jambes. Dorénavant, quand une sensation visuelle pure suit telle sensation musculaire et voulue de l’œil, ce composé évoque l’idée de tel mouvement de la main, de l’avant-bras ou du bras, de tel nombre d’enjambées, bref, telle portion de l’atlas tactile et musculaire que l’expérience de nos membres a construit en nous et par lequel l’aveugle-né évalue les distances et détermine les situations. — Au bout de trois semaines, la dame de Waldrop reconnaissait le gazon à la belle et large tache verte qu’il faisait dans son champ visuel. Mais elle n’avait pas encore démêlé et noté quelle sensation musculaire de son œil avait abouti à
l’apparition de la tache verte, et surtout elle n’avait pas constaté le nombre et la direction des enjambées qui, étant donnée cette sensation musculaire, pouvaient la conduire jusqu’au gazon ; de sorte que, voyant le gazon, elle ne savait pas où il était, et peut-être tâtait avec le pied pour vérifier s’il n’était pas tout à côté d’elle. — Pour nous qui avons noté et associé au souvenir du mouvement de nos membres les diverses sensations musculaires de nos yeux, « la sensation que nous éprouvons quand nos yeux sont parallèles et que notre vision est distincte est maintenant associée à l’idée d’une marche prolongée, en d’autres termes à l’idée d’une grande distance… Celle que nous éprouvons quand notre œil passe d’une inclinaison de trente degrés à une inclinaison de dix degrés est associée à l’idée d’un mouvement déterminé du bras qui porterait la main à huit pouces et demi52 »
. De cette façon, les sensations musculaires de l’œil deviennent pour nous des signes évocateurs dont chacun, en se produisant, peut faire surgir avec lui l’image de tel mouvement musculaire des membres, en d’autres termes l’idée précise de telle distance mesurée dans telle direction.
À ces auxiliaires ajoutez-en d’autres, je veux dire les sensations musculaires du col et de tout le corps qui se tourne, se courbe, se renverse, pour aider la rétine à recevoir l’image lumineuse distincte ; ce sont là autant de signes complémentaires qui, joints aux premiers, achèvent de déterminer la direction de l’objet, par l’association qu’ils ont contractée avec l’image de tel mouvement des membres exécuté dans
tel ou tel sens. — Le lecteur voit maintenant comment l’œil peut percevoir la figure d’un corps. La figure visible d’un corps n’est qu’une double série de sensations optiques, les unes rétiniennes, les autres musculaires, toutes deux parallèles, continues et éprouvées lorsque l’œil suit le contour et parcourt la surface éclairée du corps. L’expérience associe à cette double série de sensations une série d’images, à savoir les images des sensations musculaires et tactiles que la main éprouverait en suivant le contour et en palpant la surface des corps. — D’autres expériences nous apprennent que, selon la distance, la double série optique subit une altération régulière, sans que l’autre soit altérée ; ce que nous exprimons en disant que le même objet tangible passe régulièrement, selon la distance, par une infinité d’apparences visibles ; d’où il arrive que, lorsque nous le voyons à telle distance, la file de ses autres apparences visibles est prête à ressusciter en nous et stationne à l’arrière-garde dans notre esprit. — Je laisse le reste aux traités d’optique et de physiologie53 ; c’est là qu’on trouvera l’énumération et l’explication de tous les jugements et de toutes les erreurs de l’œil. Ils sont l’objet d’une science entière, mais ils se ramènent tous au même principe. « Par l’expérience, dit Helmholtz54, nous pouvons évidemment apprendre quelles autres sensations de la vue ou des autres sens un objet que nous voyons excitera en nous, si nous portons en avant nos yeux ou notre corps, si nous regardons cet objet de différents côtés, si nous le palpons, etc. Le
concept de toutes ces sensations possibles agglutinées en un tout est notre représentation du corps ; et, quand il est soutenu par des sensations actuelles, il est ce que nous appelons la perception du corps… Il embrasse tous les groupes distincts possibles de sensations que ce corps regardé, touché, expérimenté de divers côtés, peut éveiller en nous ; c’est là son contenu réel et effectif ; il n’en a pas d’autre, et ce contenu peut indubitablement être acquis par l’expérience. La seule activité psychique qui soit requise à cet effet, c’est l’association régulière et renaissante de deux représentations qui auparavant ont déjà été liées ensemble, association d’autant plus solide et plus contraignante que les deux représentations ont reparu ensemble un plus grand nombre de fois. »
D’après cela, on comprend en quoi consiste notre atlas visuel. — Il y a une table carrée d’acajou à trois pas de moi, sur la droite. Je tourne les yeux, et, par ma rétine, j’ai la sensation d’une certaine tache brune un peu luisante ; grâce à l’accommodation du cristallin et à la contraction des muscles moteurs de l’œil, j’ai en même temps une certaine sensation musculaire, qui, par une correspondance acquise, éveille en moi l’image de trois pas accomplis sur la droite. — Mes yeux suivent le contour de la table, en d’autres termes ma rétine éprouve tour à tour une série continue d’impressions, à mesure que les rayons lumineux partis des bords de la table viennent frapper tour à tour son centre jaune ; or, pendant ce temps-là, l’accommodation et la contraction des muscles de l’œil me donnent une série parallèle et continue de sensations musculaires qui, par une correspondance acquise, réveillent en moi l’image des sensations tactiles et musculaires qu’éprouverait ma main en cheminant d’angle en angle le long du contour. — Remarquons le caractère de ces images réveillées. Si mon regard a été rapide, elles ne sont pas expresses ; elles restent à l’état naissant ; je suis obligé de prolonger mon regard pour les évoquer précises et complètes, pour imaginer les sensations musculaires de mes trois pas, les sensations musculaires et tactiles de ma main promenée sur le bord de la table. Je n’arrive là qu’en insistant, en me demandant tout bas ce que j’entends par cette distance et par cette forme. Même en insistant, je n’imagine d’abord que la première des enjambées, la sensation que donnerait à ma main le premier angle ; ces deux images servent de type pour les autres. En somme, mon opération est la même que lorsque, dans une phrase écrite, je lis le mot arbre ; si la lecture est rapide, je l’entends simplement ; il n’évoque point en moi d’images expresses ; il me faut peser dessus, réfléchir, pour faire apparaître l’image d’un bouleau, d’un pommier ou de quelque autre arbre ; encore sera-t-elle bien vague, bien mutilée ; tout au plus entreverrai-je quelques linéaments d’une forme colorée, l’esquisse effacée d’un dôme ou d’une pyramide verte ; c’est par une forte et longue insistance que je ferai surgir en moi des images d’arbres assez nettes et assez nombreuses pour équivaloir au mot générique qui les résume et les désigne tous. — Ainsi nos sensations optiques sont des signes, comme nos mots. Comme chaque mot, chaque sensation rétinienne et musculaire de l’œil a son groupe d’images associées ; elle représente ce groupe ; elle le remplace et le signifie ; en d’autres termes, elle lui est toujours associée et n’est jamais associée qu’à lui, en sorte qu’elle lui équivaut pour l’usage et la pratique. En effet, quand elle naît, il est à portée, sur le point de renaître. Qu’on lui donne un peu de temps, il renaît en partie. Qu’on lui donne un temps suffisant, il renaît tout entier. Il fait cortège à la sensation ; mais le plus souvent, comme les opérations sont rapides, il reste sur l’arrière-plan ; elle seule est en scène. Comme elle n’y est qu’un instant et que le cortège a besoin d’un délai pour défiler, il demeure dans les coulisses. — Ces coulisses, nous les connaissons55. Le lecteur les a vues quand nous avons montré la persistance sourde des images, leur vie latente, leur état rudimentaire, l’effacement qu’elles subissent, souvent pendant des années entières, et la prédisposition organique qui les conserve à l’état hibernant ou nul, comme la vie d’un rotifère desséché, jusqu’au moment où les cellules corticales en qui cette prédisposition est établie reprendront leur jeu, propageront leur danse et ramèneront l’image correspondante au premier plan cérébral.
Pour mieux comprendre leur effacement et le rôle qu’en cet état elles jouent encore, considérons des distances plus grandes, et, en général, le procédé par lequel nous évaluons les distances. — Sur une carte géographique, nous regardons le myriamètre tracé au bas, et, prenant ce myriamètre au bout d’un compas, nous marchons sur la carte, mesurant de cette façon si Paris est plus loin de Bourges que de Tours ou de Dunkerque. — Au premier pas de l’opération, nous avons évalué le myriamètre en sensations musculaires ; il équivaut à telle promenade que nous avons coutume de faire, à douze mille pas, à deux heures de marche. Mais, aussitôt après, nous avons oublié la signification musculaire que nous attachions à l’écartement de notre compas ; nous l’avons laissée derrière nous, en réserve ; nous n’avons plus dans l’esprit que cet écartement et ses multiples ; nous avons comparé directement une série d’écartements à une série d’écartements, une plus longue à une moins longue. Nous suivons le même procédé dans toutes nos appréciations des quantités, et les opérations spontanées de notre œil ne font que devancer les opérations artificielles de nos instruments. — Aux premiers pas de notre observation, comme au terme de notre science, nous constatons entre deux quantités un rapport constant, tout à l’heure entre nos enjambées plus ou moins nombreuses et les écartements plus ou moins grands de notre compas, maintenant entre les sensations musculaires plus ou moins longues et répétées de nos membres et les sensations musculaires que nous donnent la convergence plus ou moins grande de nos yeux, l’aplatissement plus ou moins grand de notre cristallin, la contraction plus ou moins grande de tel ou tel muscle moteur de l’œil, le mouvement plus ou moins grand en tel sens de notre corps et de notre tête. La seconde quantité croît ou décroît, selon une certaine loi, avec la première. — Cela ◀posé▶, nous prenons un étalon de la seconde, tout à l’heure tel écartement du compas, par exemple l’écartement qui mesure le myriamètre, maintenant telle sensation musculaire de notre appareil optique, par exemple la sensation musculaire que l’œil doit éprouver pour avoir la sensation rétinienne d’un objet situé à trente centimètres. À ce moment encore, l’étalon et sa signification, c’est-à-dire l’écartement du compas et le souvenir de notre promenade, c’est-à-dire aussi la sensation musculaire de l’œil et l’image de la sensation musculaire du bras porté en avant à trente centimètres, sont ensemble dans notre esprit. Mais, au bout d’un instant, l’étalon seul persiste ; l’image ou le souvenir auxquels il équivaut s’atténue, s’efface ; nous remarquons simplement que tel écartement est plus grand que tel autre, que telle sensation musculaire de l’œil est plus forte et plus prolongée que telle autre ; nous ne percevons plus les quantités signifiées, mais seulement les quantités significatives. — Cela suffit ; car, grâce à l’association indiquée, les quantités signifiées restent à portée, et leur proximité vaut leur présence. À chaque instant, nous pouvons les évoquer, remarquer que tel écartement du compas, par exemple un écartement triple, exigerait de nous trois fois autant d’enjambées ou six heures de marche, qu’une moindre sensation musculaire de l’œil exigerait une extension double de notre bras. — On sait à quoi une carte géographique nous sert dans un voyage à pied ; en lui appliquant le compas, nous prévoyons la longueur de nos marches et la quantité d’effort musculaire que nous serons obligés de dépenser. Notre atlas visuel a le même emploi ; en traduisant telle ou telle de ses indications par les indications correspondantes de l’atlas tactile et musculaire, nous prévoyons la direction, la grandeur et la durée de l’effort musculaire par lequel nos membres atteindront tel ou tel objet.
VI
On voit maintenant pourquoi une sensation visuelle si courte qu’elle semble instantanée peut nous donner l’idée d’une étendue très diversifiée et très grande. C’est qu’elle équivaut aux sensations tactiles et musculaires très diversifiées et très longues par lesquelles nous percevrions cette étendue. Elle se substitue à elle en les résumant et les signifie en les remplaçant.
Mais, quand même nous serions incapables de l’avoir, nous parviendrions encore à nous représenter ensemble et comme simultanées un grand nombre de parties de l’étendue. — Là-dessus, j’ai consulté plusieurs aveugles56 ; leur réponse est unanime, tout à fait précise et décidée. Sans doute, pour percevoir un objet nouveau, il leur faut plus de temps qu’à nous, puisqu’ils sont obligés de l’explorer en détail par le toucher. Mais, cela fait, quel que soit l’objet, une sphère, un cube, même une étendue considérable, par exemple une rue, ils le pensent d’un seul coup et se le représentent en bloc. « Il ne nous manque, disent-ils, que ce que vous appelez l’idée de la couleur ; l’objet est pour nous ce qu’est pour vous un dessin, une épreuve photographique sans ombres portées, plus exactement encore un ensemble de lignes. Nous concevons à la fois tout un groupe de lignes divergentes ou entrecoupés, et c’est là pour nous la forme. » Surtout ils nient expressément qu’ils aient besoin, pour imaginer une ligne ou une surface, de se représenter les sensations successives de leur main promenée dans telle ou telle direction. « Cela serait trop long, et nous n’avons pas du tout besoin de penser à notre main ; elle n’est qu’un instrument de perception auquel nous ne pensons plus après la perception. »
En effet, si, à l’origine de l’idée de distance, on trouve une série plus ou moins longue de sensations musculaires du bras ou de la jambe, ce n’est qu’à l’origine. Peu importe que les sensations appartiennent à tel ou tel membre, qu’elles soient musculaires ou non ; c’est là un détail et un accessoire ; il s’efface, nous n’y faisons plus attention. Nous laissons là, comme disent les aveugles, toutes les circonstances et qualités intrinsèques de nos sensations ; nous n’en gardons que l’essentiel, et l’essentiel ici, c’est que, entre les deux points dont nous évaluons la distance, elles fassent une série interposée. Ainsi prises abstraitement, ces sensations deviennent, pour ainsi dire, incolores et neutres ; ce sont des sensations quelconques ; nous les considérons, non au point de vue de la qualité, mais au point de vue de la quantité ; ce que nous remarquons en elles, c’est la durée plus ou moins grande de leur série. Dès lors, nous pouvons les imaginer très promptement et les comparer série à série. Tel est le procédé de l’aveugle-né ; comme Saunderson, il peut devenir géomètre, concevoir des séries plus ou moins longues, divergentes selon tel ou tel angle ; ce sont là ses lignes ; et, par un ensemble de pareilles lignes, il conçoit des corps géométriques. Nous-mêmes nous nous servons de son procédé quand nous définissons les lignes par le mouvement d’un point, la surface par le mouvement d’une ligne, le solide par le mouvement d’une surface, et quand nous évaluons une ligne, une surface, un solide par la prolongation plus ou moins grande de l’opération musculaire qui en engendre la perception. Or nous pouvons imaginer ces mouvements avec une vitesse extrême ; nous pouvons donc ainsi avec cette seule ressource concevoir plusieurs lignes, partant une surface, et même un solide entier, presque en un instant.
Mais, par bonheur, nous avons un second aide, l’atlas visuel qui chez nous s’ajoute à l’atlas musculaire et tactile. Grâce à lui, nous avons à notre disposition de nouvelles séries comparables entre elles et dont les éléments se succèdent en nous avec une vélocité prodigieuse. Ce sont les petites sensations musculaires de l’œil, lesquelles, étant très courtes, peuvent, dans un intervalle de temps imperceptible, signifier des distances très grandes et des positions aussi nombreuses que variées. Elles tiennent lieu des images tactiles et musculaires qui leur correspondent, et, comme elles défilent en un éclair, il nous semble que le défilé beaucoup plus long des images tactiles et musculaires s’est opéré en un éclair. Leur signification musculaire et tactile surgit avec elles, et nous croyons percevoir ensemble une quantité de points distants et coexistants. — Le lecteur a déjà rencontré plusieurs opérations de ce genre ; c’est le cas pour tous les substituts abréviatifs. Les sensations musculaires de l’œil nous servent dans la vue comme les mots dans le raisonnement abstrait57. Lorsque je contemple les divers plans d’un grand paysage, il n’y a qu’elles dans mon esprit, comme, lorsque je lis un chapitre d’économie politique ou de morale, il n’y a que des mots dans mon esprit ; et cependant, dans le
premier cas, je crois apercevoir directement des grandeurs et des distances, comme, dans le second cas, je crois apercevoir directement des qualités pures et des rapports généraux. — Pour employer les expressions de M. Herbert Spencer, ces petites sensations musculaires simultanées ou presque simultanées sont pour nous « les symboles d’autres sensations tactiles et musculaires qui étaient successives. Cette relation symbolique, étant beaucoup plus courte, prend ordinairement dans l’esprit la place de ce qu’elle symbolise. De l’usage prolongé de ces symboles et de leur assemblage en symboles plus complexes, naissent nos idées de l’étendue visible, idées qui, comme celles d’un algébriste occupé à résoudre une équation, sont tout à fait différentes des idées symbolisées, et qui cependant, comme ces idées de l’algébriste, occupent l’esprit tout entier avec exclusion complète des idées symbolisées »
. — Il suit de là qu’à l’état actuel, pendant le jeu des substituts optiques, l’image des longues sensations musculaires et tactiles qu’ils remplacent doit être absente. Par conséquent, nous ne la trouverons pas en nous en ce moment, si nous la cherchons ; notre perception de l’étendue visible ne renfermera plus rien des sensations tactiles et musculaires des membres et de la main. Telle est en effet la conception que nous avons aujourd’hui de l’étendue visible ; en cet état, nous n’y trouvons plus rien qui nous rappelle son origine. À vrai dire, ce que nous avons maintenant en nous, ce n’est pas l’image des sensations successives originelles de la main et des membres, mais leur signe optique. L’atlas visuel, construit au moyen de l’atlas musculaire et tactile, en est tout à fait différent ; il n’en est point une copie,
mais une transcription sur une autre échelle, avec d’autres notations, d’usage bien plus commode, qui résume sur une carte ce que l’autre éparpille en vingt planches, et qui nous présente ensemble, d’un seul coup, tel vaste groupe que, dans l’autre, nous serions obligés d’atteindre discursivement, lentement, à travers vingt feuillets.
Cet atlas visuel a sur l’autre de si grands avantages, que nous l’employons sans cesse et presque seul. — D’abord, comme on l’a vu, il est extrêmement abréviatif pour toutes les distances un peu grandes. En un instant, par une simple diminution de la convergence des yeux, nous jugeons qu’un objet est de vingt pas plus éloigné qu’un autre. En un instant, par un simple mouvement continu de l’œil, nous jugeons que telle surface est carrée ou triangulaire. Cela nous dispense d’imaginer en détail la longue sensation musculaire de vingt enjambées, la longue sensation tactile et musculaire de la main promenée sur tout le contour de la surface. — Grâce à cette vitesse des opérations optiques, nous pouvons saisir, en un temps très court et par une perception qui nous semble instantanée, un objet tout entier, une chaise, une table, un personnage, bien plus, si l’objet est éloigné, une prairie entière, tout un groupe d’arbres, un édifice, l’enfilade d’une rue. — Vous voilà à une fenêtre, vous ouvrez les yeux, et, tout d’un coup, au moyen d’un très petit mouvement des yeux et d’un imperceptible mouvement de la tête, tout le paysage vous apparaît, avec ses divers plans, terrains, verdures, ciel, nuages, avec les innombrables détails de leurs formes, de leur relief et de leurs creux. Votre œil est au point de jonction des rayons lumineux qui partent des objets, c’est-à-dire au sommet du compas que forment deux rayons divergents en arrivant sur la rétine. Or une distance minime, mesurée près du sommet du compas, correspond à une distance très grande et parfois monstrueuse, mesurée à l’ouverture. C’est pourquoi, d’un coup d’œil, nous évaluons des centaines de mètres et même des lieues ; il nous semble alors que toutes les sensations que nous avons eues pendant ce coup d’œil sont simultanées, et, de cette façon, tous les objets extérieurs qu’elles nous révèlent sont perçus, pour ainsi dire, ensemble ; ce qui nous rend bien plus facile la tâche de les rappeler, de les comparer, bref de pratiquer sur eux toutes les opérations ultérieures dont nous avons besoin.
D’autre part, les très petites distances et les très petits objets sont, encore du ressort de la vue. À cet égard, la peau, comparée à la rétine, est un instrument grossier, même aux endroits où son toucher est le plus délicat. — Aux vertèbres dorsales, au milieu du bras, de la cuisse et du cou58, nous ne distinguons deux attouchements que lorsque les points touchés sont distants de seize à vingt-quatre lignes ; à la face palmaire de la dernière phalange des doigts, il suffit que cette distance soit de 7/10 de ligne ; au bout de la langue, qui a le discernement le plus parfait, cette distance peut être un peu moindre qu’une demi-ligne.
Au contraire, d’après Weber et Volkmann, sur la tache jaune qui est le point le plus sensible de la rétine, deux traits brillants séparés par un intervalle compris entre 1/500 et 1/1000 de ligne peuvent être distingués. — La rétine est donc, à cet égard, mille ou deux mille fois plus sensible que l’organe du toucher le plus sensible. — Joignez à cet avantage les indices donnés par la couleur. Une surface unie, par exemple une feuille imprimée ou écrite, ne donne au toucher qu’une sensation uniforme ; et la même surface donne à la vue autant de sensations distinctes qu’il y a de lettres noires écrites ou imprimées sur le blanc. Aussi l’atlas tactile et musculaire ne comprend-il point d’images qui correspondent aux très petits objets, à la forme et à la proximité de deux fils dans une mousseline, ni d’images qui correspondent à la diversité des plans colorés, à la présence, à la forme, au mouvement de tous les objets situés hors de la portée de notre main, comme les nuages, le ciel et les astres ; primitivement du moins, toutes ces images manquent dans l’atlas musculaire et tactile ; si elles y entrent, ce n’est qu’ultérieurement et à peu près, grâce à la traduction réciproque que nous pouvons établir entre les deux atlas.
Il ne faut donc pas s’étonner du rôle énorme que joue l’atlas visuel dans notre vie courante. Pour nous, se souvenir, imaginer, penser, c’est voir intérieurement ; c’est évoquer l’image visuelle plus ou moins affaiblie et transformée des choses. Pareillement, le mot image est emprunté à l’histoire de la vision ; proprement, il ne désigne que la renaissance cérébrale de la sensation optique ; c’est par extension que nous avons appelé du même nom la renaissance cérébrale des sensations musculaires et tactiles, des sensations de son, de saveur et d’odeur. — Par le même empiétement, l’atlas visuel étant infiniment plus étendu et d’un maniement bien plus rapide que l’autre, devient notre répertoire général ; toutes nos sensations sont transcrites chez lui et y reçoivent un emplacement, les musculaires et les tactiles comme les autres. En effet, j’ai intérieurement la représentation visuelle de mon corps, et même des portions, comme le dos, que je n’ai pas vues, et, quand je contracte un muscle ou que je subis un contact, je localise la contraction et le contact, non seulement en imaginant la sensation plus ou moins longue qui conduirait ma main jusqu’à l’endroit de la contraction et du contact, mais, encore et surtout, en imaginant la forme visuelle et la couleur de la portion affectée. « C’est à droite, à l’occiput, au genou, à l’entre-deux des os du coude gauche. » Quand nous prononçons mentalement un tel jugement, nous voyons mentalement la forme colorée des parties. — Cela va si loin que d’ordinaire, pour nous représenter le mouvement du bras qui doit mesurer une distance, nous employons non les images musculaires, mais les images visuelles, et que nous nous représentons non pas la contraction prolongée du bras, mais la forme colorée de notre bras promené dans l’air de tel point visible à tel point visible. — Pareillement, pour évaluer la distance d’un son, nous nous représentons par des images visuelles l’espace qui nous entoure, et nous situons le tremblotement sonore à telle hauteur, dans telle direction, à telle proximité et à tel éloignement, dans le large champ que l’œil externe ou l’œil interne parcourt d’un regard aux alentours de notre corps.
Quant aux sensations de saveur et d’odeur, les deux atlas fonctionnent à la fois pour les situer ; nous avons la représentation visuelle, comme la représentation tactile et musculaire, de notre nez et de notre bouche. À la vérité, pour l’intérieur de la bouche, c’est la seconde représentation qui nous sert le plus, parce que la langue fait l’office de main ; par exemple, nous ne discernons et imaginons que par des images tactiles et musculaires les mouvements qu’il nous faut faire pour proférer les divers sons et les articulations du langage. Ici, la vue et les images visuelles n’interviennent pas ; c’est plus tard, par la physiologie, que notre œil se rend compte de la langue et des autres appendices qui modifient les sons partis de notre larynx59 ; alors seulement nous pouvons imaginer visuellement la prononciation d’une gutturale ou d’une dentale. — Pareillement, l’atlas tactile et musculaire est seul ou presque seul employé pour noter les courts mouvements du tronc sur sa base, et parfois tous les mouvements de la marche : par exemple, quand dans l’obscurité nous montons un escalier inconnu, nous n’imaginons que le retour régulier des mêmes sensations tactiles et musculaires ; l’atlas visuel de l’escalier manque tout à fait, et l’atlas visuel de nos jambes et de notre corps est presque absent. — Ce sont là les restes ou les renaissances de sa domination primitive ; en ces cas-là, nous situons nos sensations à peu près à la façon des aveugles-nés ; mais ce ne sont là que des débris.
En effet, non seulement l’atlas visuel s’est substitué presque partout à son rival ; mais encore il l’a empêché d’acquérir toute la perfection qu’il pouvait avoir. Évidemment, aujourd’hui, en fait de sensations musculaires et tactiles, nous n’avons qu’un discernement grossier ; faute d’y avoir été contraints, nous
démêlons mal leurs nuances. Platner remarquait déjà que son aveugle était, à cet égard, bien plus expert que nous, et cela est vrai de tous les aveugles ; chez quelques-uns, la perfection du toucher a dépassé toute imagination. « Saunderson, le mathématicien aveugle, dit Abercrombie60, pouvait distinguer avec la main, dans une série de médailles romaines, celles qui étaient vraies et celles qui étaient fausses. »
— « On fait mention, dit Bayle61, d’un organiste aveugle qui était fort habile dans son métier et discernait fort bien toute sorte de monnaies et de couleurs. Il jouait même aux cartes et gagnait beaucoup, surtout quand c’était à lui à faire, parce qu’il reconnaissait au toucher celle qu’il donnait à chaque joueur62. »
Aldovrand dit qu’un certain Jean Ganibasius, de Vol-terre, bon sculpteur, étant devenu aveugle à l’âge de vingt ans, s’avisa, après un repos de dix ans, d’essayer ce qu’il pourrait faire encore dans son métier. Il toucha fort exactement une statue de marbre qui représentait Cosme Ier, grand-duc de Toscane, et en fit après cela une d’argile, qui ressemblait si bien à Cosme, que tout le monde en fut étonné. Le grand-duc Ferdinand envoya ce sculpteur à Rome, où il fit une statue d’argile qui ressemblait parfaitement à Urbain VIII. — À Nauders (Tyrol) mourut, le 10 juillet 1853, Joseph Kleinhaus, qui à cinq ans était devenu aveugle de la petite vérole. Il s’amusa d’abord à tailler du bois pour se distraire, obtint de Prugg des
leçons et des modèles, fit à douze ans un Christ de grandeur naturelle, alla ensuite chez le statuaire Nissl, y profita beaucoup, devint célèbre. On compte 400 Christs de sa main et un buste de l’empereur François-Joseph63 — Il suffit de voir les aveugles lire avec leurs doigts les livres imprimés en relief presque aussi rapidement que nous lisons les livres imprimés à l’encre, pour comprendre tout le discernement que notre toucher eût pu avoir et qu’il n’a pas64. — Ainsi
l’atlas musculaire et tactile est demeuré en nous rudimentaire. C’est pourquoi, quand aujourd’hui nous situons une de nos sensations de toucher, de son, d’odeur, de saveur, c’est presque toujours d’après l’atlas visuel seul, ou avec le concours supplémentaire de l’atlas visuel ; en d’autres termes, l’image d’une sensation optique fait corps aujourd’hui chez nous avec les sensations qui ne nous arrivent point par les yeux, et c’est cette agglutination qui les situe à l’endroit où elles nous apparaissent.
VII
Voilà donc toutes nos sensations situées, c’est-à-dire pourvues d’une position et d’un siège apparents, toutes primitivement par l’adjonction d’une série d’images musculaires qui déterminent la position et par l’adjonction d’un groupe d’images tactiles qui caractérisent le siège, presque toutes ultérieurement par l’adjonction d’images visuelles, érigées en équivalents de cette série et en signes de ce groupe. — Nous pouvons maintenant nous expliquer notre conception actuelle de l’étendue. Supposez qu’un grand nombre de ces sensations localisées se produisent simultanément, et que les points auxquels nous les rapportons nous semblent à la fois distincts et continus ; composée de sensations partielles, coexistantes, distinctes et continues, c’est-à-dire telles qu’entre l’emplacement de l’une et l’emplacement de l’autre nous n’en imaginions aucune intermédiaire, la sensation totale nous paraîtra étendue. — Que le lecteur veuille bien s’observer lui-même ; il verra que tel est le cas pour les sensations de chaleur et de froid qui nous semblent occuper tout un membre, pour la sensation de contact et de pression que nous éprouvons en posant à plat notre main sur une table, pour la sensation de couleur que nous éprouvons en maintenant l’œil fixe et immobile sur une feuille verte placée à six pieds de nous. Dans tous ces cas, la sensation semble étendue. C’est qu’elle consiste en une quantité de sensations simultanées que l’éducation du toucher fait apparaître comme situées en des points distincts et continus. — C’est là une double erreur, d’abord parce que, comme on l’a vu, les sensations sont situées dans les centres sensitifs et non dans les extrémités nerveuses, ensuite parce que, comme le montrent les physiologistes, les axes ou cylindres nerveux dont l’ébranlement provoque nos sensations forment, par leurs terminaisons, des lignes et des surfaces discontinues. L’étendue de notre sensation est donc à double titre une illusion.
De cette illusion en naît une autre. À propos de nos sensations localisées en des points de notre corps, nous concevons et nous affirmons des objets situés au-delà de notre corps, c’est-à-dire extérieurs, et nous déterminons leur situation par la situation de la sensation qui nous les révèle. Par exemple, il me vient une sensation d’odeur, et là-dessus je conçois et j’affirme une rose comme située dans le voisinage de mon nez. J’éprouve une sensation de chaleur que je rapporte à la jambe gauche ; là-dessus, je conçois et j’affirme quelque objet chaud, un courant d’air chaud, un poêle, un foyer, comme situé près de ma jambe gauche. — Plus l’emplacement de ma sensation est déterminé et précis, plus je détermine avec précision l’emplacement de l’objet. C’est ce qui arrive pour les sensations de contact, notamment à la superficie de la peau, et particulièrement aux lèvres, au bout de la langue, à la main, aux doigts, au bout des doigts65 ; là, le discernement est très délicat, et deux points séparés par une ligne ou même une demi-ligne donnent deux sensations distinctes. Au moyen de sensations pareilles, nous pouvons très exactement situer l’objet ; leur emplacement est très précis ; partant, l’emplacement de l’objet ne l’est pas moins. — Cet emplacement est bien plus précis encore s’il s’agit de sensations de couleur ; partant, en ce cas, l’emplacement de l’objet l’est encore bien davantage. — À présent, considérons une portion nettement circonscrite de ces surfaces si sensibles, et admettons que, tous les points nerveux qui peuvent nous donner une sensation distincte étant ébranlés à la fois, nous ayons une sensation en apparence étendue et continue ; nous concevrons et nous affirmerons l’objet extérieur comme étendu et continu. C’est là aujourd’hui notre procédé ordinaire. Voilà comment, par une sensation totale composée de sensations partielles et simultanées, nous percevons comme étendu et continu le sol sur lequel notre pied s’appuie, la portion de table sur laquelle s’étale notre main, l’objet éloigné que désigne notre sensation de couleur. Nous partons de l’étendue et de la continuité de notre sensation, pour attribuer à l’objet une étendue et une continuité semblables ; or, les premières n’étant qu’apparentes, les secondes non plus ne peuvent être qu’apparentes. Partant, l’étendue et la continuité des corps ne sont que des illusions ; et, de fait, les physiciens arrivent à concevoir les atomes, s’ils existent, comme séparés par des intervalles énormes, en sorte que, dans une surface qui nous paraît continue, le vide l’emporte de beaucoup sur le plein ; plus profondément encore, ils définissent le corps comme un système de points mathématiques par rapport auxquels les effets croissent ou décroissent selon la distance. — En tout cas, rien ne prouve que les corps soient véritablement étendus et continus ; à cet égard, notre assertion est entièrement gratuite. Ainsi, l’étendue que nous attribuons aux corps est une propriété apparente de notre sensation, propriété que, par une illusion naturelle, nous transportons dans les corps. Mais ce transport n’est pas, comme dit Kant, l’effet d’une structure d’esprit innée et inexplicable ; il est l’effet d’une disposition acquise, instituée en nous par l’expérience, et nous avons pu montrer, l’un après l’autre, tous les pas de cette acquisition.
D’autres conséquences suivent. Par la position et l’étendue que nous attribuons à nos sensations, notre être lui-même nous semble situé, étendu, circonscrit dans une enceinte. L’enceinte s’attache à la personne, et désormais l’idée que j’ai de moi est inséparable de l’idée que j’ai de mon corps. En effet, ce corps est le seul qui m’accompagne partout. Il est le seul qui réponde à mon attouchement par une sensation de contact. Il est le seul que ma volonté mette directement en mouvement. Il est le seul en qui je loge les sensations que je m’attribue. À tous ces titres, il m’apparaît tellement lié et confondu avec moi-même, que, lorsque je rapporte une sensation à un point quelconque de la surface nerveuse, c’est mon être et ma personne qui me semblent situés pour cet instant à l’endroit affecté. Tel est l’état actuel. — Il suit de là que, lorsque aujourd’hui je touche une table, l’objet touché doit m’apparaître non seulement comme autre que moi, mais encore comme en dehors de moi et de ma superficie sensible. Il s’oppose ainsi non seulement à moi, mais encore à l’enclos où je situe ma personne, et de cette façon, pour la première fois, il est véritablement extérieur.
En effet, c’est ce caractère qui nous frappe lorsque aujourd’hui nous percevons un corps. Nous le concevons comme un au-delà ; sur ce premier trait, les autres s’appliquent. — Ma main promenée dans l’obscurité rencontre sur une table un obstacle inconnu ; à propos de cette sensation, je conçois et j’affirme au-delà de ma main un au-delà qui provoque en moi une sensation continue et étendue de résistance, et qui, pouvant, à ce que je suppose, la provoquer tout à l’heure et plus tard, en d’autres comme en moi-même, possède ainsi la propriété permanente et générale d’être résistant et étendu. En même temps, les nuances de ma sensation et les sensations accompagnantes de contact uniforme, de froid, de son, ajoutent à ma conception l’idée d’une forme conique, d’une substance métallique et sonore ; c’est une sonnette. — Ainsi déterminé et qualifié par le groupe de sensations qu’il provoque, cet au-delà s’oppose au moi comme un dehors à un dedans. — La séparation s’opère encore plus aisément quand la perception se fait par les yeux ; et notez qu’aujourd’hui c’est là notre procédé le plus usité. On a montré comment, dans la vue, la sensation de la rétine se trouve projetée en apparence hors de notre surface sensible, pour être incorporée à l’objet qui la provoque, en sorte que la couleur, qui est un événement de notre être, nous semble une qualité de l’objet. Quand à trois pas de moi j’aperçois cette sonnette d’argent, la tache blanchâtre et luisante au centre qui m’apparaît à trois pas de moi est une sensation de la rétine transportée hors de son siège par l’éducation de l’œil. Dans ce cas, notre sensation elle-même nous apparaît comme un au-delà ; partant, l’objet auquel nous l’attribuons et que, sous le nom de couleur, elle semble revêtir, s’oppose comme un dehors plus ou moins éloigné à notre moi et à son enceinte. — Des sensations projetées en apparence au-delà de la surface nerveuse où nous situons notre personne, logées en un point déterminé de cet au-delà, détachées de nous par cette projection, constituées à part comme des événements étrangers à nous, érigées en qualités permanentes par la continuité et l’uniformité de leur répétition, érigées en qualités d’un corps solide par la possibilité présumée, à l’endroit où nous les situons, d’une sensation de contact et de résistance : tels sont les fantômes visuels, effectivement internes, qui, lorsque nous ouvrons les yeux, nous semblent des objets externes, et l’on comprend maintenant sans peine pourquoi, étant composés de la sorte, ils nous apparaissent non seulement comme autres que nous, mais comme situés hors de nous.
VIII
Voilà bien des apparences, et il est temps de chercher si quelque chose de réel correspond à tant d’illusions. Nous avons trouvé que les objets que nous nommons corps ne sont que des fantômes internes, c’est-à-dire des fragments du moi, détachés de lui en apparence et opposés à lui, quoique au fond ils soient lui-même sous un autre aspect ; qu’à proprement parler ce ciel, ces astres, ces arbres, tout cet univers sensible que perçoit chacun de nous, est son œuvre, mieux encore son émanation, mieux encore sa création, création involontaire et spontanément opérée sans qu’il en ait conscience, épandue à l’infini autour de lui, comme l’ombre d’un petit corps dont la silhouette, à mesure qu’elle s’éloigne, va s’élargissant et finit pour couvrir de son immensité tout l’horizon. — Nous avons trouvé ensuite que nulle de nos sensations n’est située à l’endroit du corps où nous la plaçons, que plusieurs d’entre elles, quoique étant nôtres, nous apparaissent comme étrangères à nous, que, parmi celles-ci, quelques-unes nous semblent les qualités permanentes d’un être autre que nous ; tandis qu’elles sont en effet des moments passagers de notre être. — Ainsi l’illusion s’est montrée dans tous nos jugements, à propos du monde extérieur comme à propos du monde interne, et nous ne sommes plus étonnés de voir le philosophe bouddhiste réduire le réel aux événements momentanés de son moi. Mais l’analyse, après avoir détruit, peut reconstruire, et, en remarquant la façon dont se forment nos illusions, nous avons déjà démêlé comment elles nous mènent à des vérités.
Prenons d’abord les sensations que nous continuons à nous attribuer, mais que nous projetons hors de leur siège cérébral, pour les situer dans les organes et, en général, en un point de notre superficie nerveuse, celles de saveur, d’odeur, de contact, de pression, de contraction musculaire, de douleur, de chaud et de froid. Sans doute, elles ne sont pas à l’endroit où elles nous semblent logées ; mais à cet endroit se trouve ordinairement le commencement de l’ébranlement nerveux qui les provoque. Car, en règle générale, chaque variation dans cet ébranlement et dans sa position réelle se traduit par une variation proportionnée dans la sensation et dans sa position apparente, de sorte qu’en règle générale notre faux jugement aboutit au même effet qu’un jugement vrai. Il nous sert autant ; il nous suggère les mêmes prévisions. Si l’ébranlement nerveux qui provoque la sensation de pression devient plus fort, la sensation de pression devient plus forte. Si l’ébranlement nerveux qui provoque la douleur change effectivement de place, la douleur semble changer de place ; les différences d’emplacement que le jugement ordinaire suppose à tort entre deux sensations sont précisément les différences d’emplacement que l’expérience physiologique établit avec raison entre les points de départ des deux ébranlements nerveux correspondants. — Ainsi notre esprit touche juste en visant mal, et ce que nous disons par erreur de nos sensations s’applique avec une exactitude presque absolue et presque constante à l’ébranlement nerveux qui leur est lié. Sauf les cas rares dans lesquels les troncs et les centres nerveux entrent spontanément en excitation, cette application est toujours juste. C’est qu’elle est l’œuvre non d’une rencontre, mais d’une harmonie. En fait, la sensation est presque toujours liée à l’ébranlement du bout nerveux ; et il a fallu cette liaison presque constante pour établir en moi la constante association d’images par laquelle je situe aujourd’hui la sensation aux environs du bout nerveux. Par conséquent, si d’un côté cette liaison m’induit toujours en erreur en me faisant toujours loger ma sensation à faux, d’un autre côté elle répare presque toujours son erreur en déterminant presque toujours un ébranlement du bout nerveux. Elle a deux suites, l’une immanquable et indirecte, mon illusion mentale, l’autre directe et presque immanquable, l’ébranlement du bout nerveux ; ce sont deux ruisseaux partis de la même source ; voilà pourquoi ils se correspondent. Si presque toujours à l’illusion mentale correspond l’ébranlement du bout nerveux, c’est que tous les deux naissent en vertu de la même loi.
Même remarque à propos des sensations que nous projetons au-delà de notre enceinte sensible et que nous considérons comme des événements étrangers à nous, par exemple les sons, ou comme des qualités d’objets étrangers à nous, par exemple les couleurs. — Sans doute, c’est à tort que tel son qui est une sensation de mes centres acoustiques me semble flotter là-bas et là-haut, à vingt pas sur ma droite ; mais à ce son régulier ou irrégulier correspond, élément pour élément, une vibration de l’air qui se propage à partir de cette hauteur, de cette distance et dans cette direction. — Sans doute encore, c’est à tort que des raies blanches et bleues, qui sont des sensations de mes centres optiques, me semblent étendues sur le papier qui tapisse ma chambre ; mais à ces raies de couleur correspondent, élément pour élément, des différences de structure dans la surface du papier, et, par suite, des différences d’aptitude pour absorber ou renvoyer les divers rayons lumineux. Sauf les cas rares où l’œil et l’oreille ont des sensations subjectives, la correspondance est parfaite. Ainsi, cette fois encore, notre jugement, toujours faux en soi, est presque toujours juste par contrecoup et concordance. Ce que nous affirmons à tort de nos sensations se trouve vrai d’une autre chose les variations et les différences de l’objet coïncident avec les variations et les différences de nos sensations. — C’est que nos sensations se sont ajustées aux choses et l’ordre interne à l’ordre externe. Ici comme tout à l’heure, l’illusion du sens vient de son éducation, et son éducation vient des lois qui lient la naissance de telle sensation à la présence presque constante de telle condition extérieure ; de sorte qu’aujourd’hui, quand l’illusion se produit, presque toujours la condition extérieure est présente. La loi qui a fini par susciter en nous l’illusion amène d’ordinaire hors de nous la condition. Mécanisme admirable qui nous trompe pour nous instruire et nous conduit par l’erreur à la vérité.
L’ébranlement du bout d’un petit filet blanchâtre, la vibration des particules d’un gaz, la structure spéciale d’une surface éclairée, tels sont les équivalents réels qui se rencontrent sous l’illusion qui déplace et défigure nos sensations. Mais ces équivalents eux-mêmes sont des corps considérés au point de vue d’un mouvement qu’ils subissent ou d’une qualité qu’ils ont. — Il nous reste donc à démêler le sens et la valeur d’une illusion plus profonde, celle qui constitue la perception extérieure, et par laquelle nous affirmons qu’il y a des corps. Y a-t-il quelque chose de réel qui corresponde à ce fantôme que la sensation suscite en nous et que nous appelons un corps ? Nous avons dit que la perception extérieure est une hallucination véridique. En quoi diffère-t-elle de l’hallucination proprement dite, qui est trompeuse ? — L’analyse a déjà répondu. À ce fantôme intérieur et passager qui apparaît comme chose permanente et indépendante correspondent ordinairement, trait pour trait, une Possibilité et une Nécessité permanentes et indépendantes, la possibilité de telles sensations sous telles conditions, la nécessité des mêmes sensations sous les mêmes conditions plus une condition complémentaire. Ce que je puis ◀poser▶ à bon droit et avec vérité, quand je touche cette bille d’ivoire, c’est un groupe de rapports entre telles conditions et telles sensations ; en vertu de ces rapports, tout être sentant qui, en un moment quelconque du temps, se mettra dans les conditions où je suis, aura la sensation que j’ai et les autres sensations que j’imagine. La loi est générale, indépendante de ma présence, de mon absence, de mon existence. Sa permanence me fait imaginer une entité métaphysique qui est la substance. Son efficacité me fait imaginer une entité métaphysique qui est la force. Ce sont là des symboles commodes, mais qu’il faut laisser à l’état de symboles. Pris dans ce sens, on peut dire qu’à notre fantôme correspond une substance indépendante de nous, permanente, douée d’une force efficace, capable de provoquer en tout être sentant tel groupe de sensations, plus généralement encore capable de provoquer et de subir un événement que nous avons reconnu comme l’équivalent de nos sensations les plus importantes, à savoir le mouvement ou changement de lieu.
Mais, tout en nous servant de ces locutions, nous gardons soigneusement le souvenir de leur sens intime. Nous nous rappelons que notre perception extérieure, réduite à ce qu’elle contient de vrai, n’est qu’une assertion générale, l’énonciation d’une loi, une sorte de prédiction, valable pour le passé comme pour l’avenir, la prédiction de tels événements, sensations ou équivalents de sensations, comme possibles à telles conditions, comme nécessaires aux mêmes conditions plus une condition complémentaire. Nous annonçons que tout être sentant, qui touchera ou aura touché la bille, aura ou aura eu le groupe de sensations musculaires, tactiles, visuelles que nous avons nous-mêmes ; que tout corps qui viendra ou sera venu choquer la bille perdra ou aura perdu une portion de son mouvement. Il y a hallucination proprement dite, lorsque l’annonce ne s’accomplit pas, lorsque la forme blanche et sphérique, qui me semble située à trois pas de moi, ne provoque pas en moi ni en d’autres les sensations musculaires et tactiles sur lesquelles je comptais, lorsqu’un corps, qui passe par l’endroit où elle semble être, ne subit, malgré mon attente, aucune diminution de son mouvement. Mais ce cas est fort rare, et la concordance est presque constante entre l’annonce préalable et l’effet ultérieur. — C’est qu’en fait, entre la sensation visuelle de cette rondeur blanchâtre d’une part, et tel groupe de sensations tactiles et musculaires d’autre part, la liaison est presque constante ; la première est l’indice du second ; la sensation étant donnée, presque toujours le groupe est possible ; la première étant donnée, presque toujours si l’on ajoute la condition complémentaire, le transport de la main jusqu’à l’endroit requis, le second devient nécessaire. Or ma prédiction constante est en moi le fruit de cette liaison presque constante. Partant, la naissance infaillible de la prédiction suppose la présence presque infaillible du groupe, et le cours des événements, qui, par sa régularité, a formé mon attente, trouve, dans sa régularité même, les moyens de la justifier.
Tout ce mécanisme est admirable, et le lecteur voit maintenant la longueur de l’élaboration, la perfection de l’ajustement qui nous permettent de faire, avec effet et réussite, une action aussi ordinaire, aussi courte, aussi aisée que la perception extérieure. L’opération ressemble à la digestion ou à la marche ; en apparence, rien de plus simple ; au fond, rien de plus compliqué. — Il y a devant moi, à trois pieds de distance, un livre relié en cuir brun, et j’ouvre les yeux. Dans mes centres optiques naît une certaine sensation de couleur brune ; dans d’autres centres naissent des sensations musculaires provoquées par l’accommodation de l’œil à la distance, par le degré de convergence des deux yeux, par la direction des deux yeux convergents ; celles-ci varient en même temps que la sensation de couleur brune, à mesure que l’œil, en se mouvant, suit le contour et les portions diversement éclairées du livre. Deux séries de sensations dont l’emplacement est dans la boîte du crâne : voilà les matériaux bruts. — Tout le travail ultérieur consiste en un accolement d’images. Grâce à l’image associée des sensations musculaires qui conduiraient le toucher explorateur jusqu’au livre et tout le long du livre, la sensation de couleur, qui est nôtre, cesse de nous sembler nôtre et nous paraît une tache étendue située à trois pieds de notre œil. — Grâce à l’image associée des sensations de contact et de résistance qu’éprouverait alors le toucher explorateur, la tache nous semble une étendue solide. — Grâce à l’image associée des sensations qu’éprouverait en tout temps tout être semblable à nous, qui recommencerait la même expérience, il nous semble qu’il y a à cet endroit un quelque chose permanent, indépendant, capable de provoquer des sensations, et que nous appelons matière. — Ainsi naît le simulacre interne, composé d’une sensation aliénée et située à faux, d’images associées, et, en outre, chez l’homme réfléchi, d’une interprétation et d’un nom qui isolent et ◀posent▶ à part un caractère permanent inclus dans le groupe. — Ce simulacre change à chaque instant avec les sensations qui lui servent de support. Sur chaque support nouveau, les images ajoutées construisent un nouveau simulacre, et l’esprit se remplit d’hôtes innombrables, population passagère à laquelle, pièce à pièce, correspond la population fixe du dehors.