Discours sur la poësie en général, et sur l’ode en particulier
Avant que de parler de l’ode, qui paroît ici mon premier sujet, j’ai crû devoir dire un mot de la poësie en général, pour lui réconcilier ceux qui sont trop prévenus contre elle, et les convaincre du moins, qu’elle n’est pas toujours dangereuse. J’exposerai ensuite mes conjectures sur l’ode, et sur les beautés qui lui conviennent. J’examinerai cet enthousiasme, ce beau désordre qu’on exige sur-tout dans l’ode héroïque, et même le sublime qui en doit être toujours l’objet ; et enfin comme une partie de cet ouvrage consiste en des imitations des anciens poëtes lyriques, j’en prendrai occasion de dire un mot de leur caractére ; à quoi je n’ajouterai que quelques réflexions sur les poëtes françois qui ont travaillé dans le même genre. Voilà tout l’ordre que je me suis proposé dans ce discours.
Au reste j’y prens la liberté de dire ce que je pense. Il seroit à souhaiter que chacun en usât de même. Après quelques contradictions qui en naîtroient, les sentimens raisonnables prendroient toujours le dessus ; au lieu qu’un respect outré pour les opinions établies, ne sert qu’à en éterniser les erreurs.
La poesie a eu de tout tems ses censeurs et ses panégyristes. Les uns ont cru qu’elle n’étoit propre qu’à corrompre l’esprit ; les autres qu’elle avoit pour fin de l’instruire : mais les uns et les autres, au lieu de l’examiner en elle-même, se sont fondés sur l’usage différent que les hommes en ont fait.
Ses panégyristes citent la morale et les solides instructions qui sont répanduës dans les poëtes : ils s’appuïent des odes de Pindare, et même de ces cantiques divins que les ecrivains sacrés nous ont laissés sur la grandeur et les bienfaits de Dieu.
Ses censeurs se récrient au contraire sur les fausses idées que les poëtes se sont formées de la vertu, et sur les fables extravagantes qu’ils ont debitées des dieux.
Tout cela n’est point la poësie ; et cette maniére d’en juger, est une source infinie de contradictions. Il n’y a qu’à établir précisément en quoi elle consiste, et régler ensuite là-dessus, le jugement qu’on en doit faire.
Elle n’étoit d’abord différente du discours libre et ordinaire, que par un arrangement mesuré des paroles, qui flata l’oreille à mesure qu’il se perfectionna. La fiction survint bientôt avec les figures ; j’entens les figures hardies, et telles que l’eloquence n’oseroit les employer. Voilà, je crois, tout ce qu’il y a d’essentiel à la poësie.
C’est d’abord un préjugé contre elle que cette singularité ; car le but du discours n’étant que de se faire entendre, il ne paroît pas raisonnable de s’imposer une contrainte qui nuit souvent à ce dessein, et qui exige beaucoup plus de tems pour y réduire sa pensée, qu’il n’en faudroit pour suivre simplement l’ordre naturel de ses idées.
La fiction est encore un détour qu’on pourroit croire inutile ; car pourquoi ne pas dire à la lettre ce qu’on veut dire, au lieu de ne présenter une chose, que pour servir d’occasion à en faire penser une autre ?
Pour les figures, ceux qui ne cherchent que la vérité, ne leur sont pas favorables ; et ils les regardent comme des piéges que l’on tend à l’esprit pour le séduire.
C’est sur ces principes que les anciens philosophes ont condamné la poësie. Cependant malgré tous ces préjugés, elle n’a rien de mauvais que l’abus qu’on en peut faire, ce qui lui est commun avec l’eloquence.
On voit seulement que son unique fin est de plaire. Le nombre et la cadence chatouillent l’oreille ; la fiction flate l’imagination ; et les passions sont excitées par les figures.
Ceux qui se servent de ces avantages pour enseigner la vertu, lui gagnent plus sûrement les coeurs, à la faveur du plaisir ; comme ceux qui s’en servent pour le vice, en augmentent encore la contagion par l’agrément du discours.
Mais ce choix ne tombe point sur la poësie ; il caractérise seulement les différens poëtes, et non pas leur art, qui de lui-même est indifférent au bien et au mal.
Il est vrai que comme cet art demande beaucoup d’imagination, et que c’est ce caractére d’esprit qui détermine le plus souvent à s’y appliquer, on ne suppose point aux poëtes un jugement sûr, qui ne se rencontre gueres avec une imagination dominante.
En effet les beautés les plus fréquentes des poëtes consistent en des images vives et détaillées, au lieu que les raisonemens y sont rares, et presque toujours superficiels.
Ils ont laissé le dogmatique aux philosophes ; et ils s’en sont tenus à l’imitation, contens de l’avantage de plaire, tandis que les autres aspiroient à l’honneur d’instruire.
Je sçais que de grands hommes ont supposé à presque tous les genres de poësie, des vûës plus hautes et plus solides : ils ont cru que le but du poëme épique étoit de convaincre l’esprit d’une vérité importante ; que la fin de la tragédie étoit de purger les passions, et celle de la comédie de corriger les moeurs. Je crois cependant, avec le respect que nous devons à nos maîtres, que le but de tous ces ouvrages n’a été que de plaire par l’imitation.
Soit que l’imitation, en multipliant en quelque sorte les événemens et les objets, satisfasse en partie la curiosité humaine ; soit qu’en excitant les passions, elle tire l’homme de cet ennui qui le saisit toujours, dès qu’il est trop à lui-même ; soit qu’elle inspire de l’admiration pour celui qui imite ; soit qu’elle occupe agréablement par la comparaison de l’objet même avec l’image ; soit enfin, comme je le crois, que toutes ces causes se joignent et agissent d’intelligence ; l’esprit humain n’y trouve que trop de charmes, et il s’est fait de tout tems des plaisirs conformes à ce goût qui naît avec lui.
Les poëtes ont senti ce penchant en eux-mêmes, et l’ont remarqué dans les autres.
Ainsi certains de plaire en s’y abandonnant, ils ont imité des événemens et des objets, ce que leur humeur particuliére leur en a fait juger le plus agréable.
Les imaginations tranquilles et touchées des agrémens de la vie champêtre, ont inventé la poësie pastorale. Les imaginations vives et turbulentes qui ont trouvé de la grandeur dans les exploits militaires et dans la fortune des etats, ont donné naissance au poëme épique.
C’est d’une humeur triste et compatissante aux malheurs des hommes que nous est venuë la tragédie ; comme au contraire, c’est d’une humeur enjouée, maligne, ou peut-être un peu philosophique, que sont nées la comédie et la satyre. Mais encore une fois, dans tous ces différens ouvrages, je pense qu’on n’a eu communément d’autre dessein que de plaire, et que s’il s’y trouve quelque instruction, elle n’y est qu’à titre d’ornement.
On a prétendu prouver qu’Homere s’étoit proposé d’instruire dans ses deux poëmes : que l’iliade ne tendoit qu’à établir que la discorde ruïne les meilleures affaires ; et que l’odissée faisoit voir combien la présence d’un prince est nécessaire dans ses etats. Mais ces vérités se sentent peut-être mieux dans la simple exposition que j’en fais, que dans l’iliade et l’odissée entiéres, où elles me paroissent noyées dans une variété infinie d’événemens et d’images.
Je suis contraire en cela, à des auteurs d’un si grand poids, que je n’expose mon sentiment qu’avec défiance, quoique j’aye Platon pour moi. Il bannissoit Homere et tous les poëtes de sa république. Pithagore même ne lui pouvoit pardonner non plus qu’à Hésiode, d’avoir parlé indignement des dieux ; et il les croyoit éternellement punis dans le tartare. Si les apologistes du poëme épique avoient raison, Homere eût dû tenir le premier rang dans les vûës de Platon ; mais ce philosophe ne trouva dans la poësie qu’un plaisir souvent dangereux ; et il crut que la morale y étoit tellement subordonnée à l’agrément, qu’on n’en pouvoit attendre aucune utilité pour les moeurs.
Pour moi j’avoüe que je ne regarde pas les poëmes d’Homere comme des ouvrages de morale, mais seulement comme des ouvrages où l’auteur s’est proposé particuliérement de plaire ; excellens dans leur genre, par rapport aux circonstances où ils ont été faits ; comme la source de la fable et de toutes les idées poëtiques ; en un mot, comme des chef-d’oeuvres d’imagination, remplis de saillies heureuses et d’une éloquence vive, où les grecs et les latins ont puisé, et que les modernes se font encore honneur d’imiter.
Voilà ce que je pense aussi à proportion de la plûpart des ouvrages de poësie qui nous sont restés. Les auteurs y ont voulu plaire, et ils ont atteint leur but. Ce n’est pas que dans ces sortes d’ouvrages on ne pût mettre le vice et la vertu dans tout leur jour, et inspirer ainsi pour l’un et pour l’autre l’amour ou la haine qu’ils méritent : mais les poëtes ont eu rarement cette attention.
Au lieu de songer à réformer les fausses idées des hommes, ils y ont la plûpart accommodé leurs fictions ; et sur ce principe ils ont donné souvent de grands vices pour des vertus, contens de décrier les penchans les plus honteux et les passions les plus grossiéres.
Mais enfin, quelque usage qu’on ait fait communément de la poësie, elle n’en est pas moins indifférente en elle-même, et il dépendra toujours d’un auteur vertueux de la rendre utile. Ainsi Ménandre réduisit à une peinture innocente des moeurs, la comédie où régnoit auparavant la médisance.
Ainsi Virgile, le sage imitateur d’Homere, soutint mieux que lui la majesté des dieux, et imagina un héros, je ne dis pas plus agréable, mais plus digne d’imitation qu’Achille.
Ainsi Pindare dans ce qui nous est resté de lui, fit servir à une saine morale, l’ode qui jusques-là avoit servi souvent à la volupté et à la débauche.
Quelques personnes se scandalisent de cette indifférence où je laisse la poësie. Ils la déterminent uniquement à instruire ; et si on refuse de la confondre comme eux avec la philosophie, leur zéle ira bientôt jusqu’à en faire la théologie la plus sublime.
Voici leurs raisons. Les premiers vers ont été employés à la loüange des dieux. Les poëtes ont été les premiers philosophes. Je reçois volontiers ces faits, sans en admettre les conséquences. On pouvoit loüer les dieux en prose, et se servir du langage ordinaire pour enseigner la vérité. Ces matiéres ne sont donc point essentielles à la poësie, qui n’est par elle-même qu’un moyen de les rendre agréables. Les premiers théologiens comme les premiers philosophes, ont eu raison de s’en servir pour intéresser les hommes par l’agrément, à ce qu’ils vouloient leur apprendre. Il est toujours certain qu’entant que poëtes, ils ne se sont proposé que de plaire ; les autres vûës qu’ils avoient, leur méritoient d’autres noms.
On insiste, et l’on dit encore d’après les anciens, que la poësie est un art, et que tout art a nécessairement une fin utile. Ce qu’il y a de clair dans cette proposition, c’est que tous les arts ont une fin : l’utile qu’on ajoute ne sert qu’à rendre la proposition équivoque ; à moins que sous ce nom vague d’utile, on ne veuille aussi comprendre le plaisir, qui est en effet un des plus grands besoins de l’homme.
Qui peut nier, par exemple, que la musique ne soit un art ; et qui cependant, s’il ne veut subtiliser, pourroit y trouver d’autre utilité que le plaisir ? La peinture a aussi ses régles, quoiqu’elle ne tende qu’à flater les sens par l’imitation de la nature. Les actions vertueuses qu’elle représente quelquefois, ne lui sont pas plus propres que les licentieuses, qu’elle met aussi souvent sous les yeux. Le Carache n’est pas moins peintre dans ses tableaux ciniques, que dans ses tableaux chrétiens ; et de même, pour revenir à la poësie, La Fontaine n’est pas moins poëte dans ses contes que dans ses fables ; quoique les uns soient dangereux et que les autres soient utiles.
On dira peut-être que je ne pense pas assez noblement de mon art. Le mérite n’est pas à penser noblement des choses ; mais à les voir comme elles sont, sans se les affoiblir, ni se les exagérer. Je ne cherche à faire honneur à mon art, qu’en l’employant à mettre en jour la vérité et la vertu. C’est ce que je me suis proposé dans ces odes : sur-tout, dans celles où l’imitation ne m’a pas fait violence.
Ceux qui ont pris parti pour l’ode, et qui lui donnent le premier rang dans la poësie, s’imaginent qu’elle ne doit chanter que les loüanges des dieux et des héros ; et ils tirent de ces sujets mêmes à quoi ils la bornent, une preuve de sa dignité.
Mais il faut convenir que cette idée n’a point de fondement solide : elle vient sans doute comme mille autres erreurs sur les ouvrages d’esprit, de ce qu’on a pris pour l’essence de l’ode, la matiére de celles qui ont eu d’abord le plus de succès.
Le public qui outre tout, et qui n’entre jamais dans aucun détail, croit d’ordinaire que l’ouvrage qui lui plaît le plus dans un genre, est la perfection de ce genre-là, et il ne veut plus rien approuver dans la suite, que sur le modéle de ce qui a saisi une fois son admiration.
Ainsi s’établirent les régles du poëme épique, d’après Homere ; celles de la tragédie, d’après Sophocle ; celles de l’eglogue, d’après Théocrite ; et celles de l’ode, d’après Pindare : régles utiles et judicieuses, pourvû qu’on n’exigeât pas pour elles un respect aveugle ; et que sans se révolter contre les exceptions qu’on y peut faire, on fût toujours prêt d’admettre ce qu’on y peut encore ajouter.
Pindare ne pouvoit choisir d’occasion plus éclatante pour ses vers, ni plus utile pour lui, que les jeux olympiques. Il y pouvoit recevoir en un seul lieu les suffrages de toute la Gréce ; et les vainqueurs excités à la libéralité par leur propre gloire, payoient les loüanges avec profusion.
Ainsi Pindare qui étoit né intéressé (c’est un défaut qu’on lui reproche, et dont il se vante lui-même) s’appliqua à célébrer ces vainqueurs. Mais comme leur mérite trop borné et trop uniforme, ne fournissoit pas de lui-même assez d’étenduë au discours, il se jetta souvent à l’écart sur la loüange des héros, dont prétendoient descendre les siens, et sur celle des dieux qui protégeoient, ou qui avoient fondé la ville d’où ils étoient.
Voilà la matiére des odes qui nous sont restées de Pindare : mais si nous n’avions perdu ses odes amoureuses et bachiques, où peut-être étoit-il plus passionné que Sapho, et plus gracieux qu’Anacréon, on croiroit aujourd’hui l’amour et la bonne chere, des matiéres essentielles à l’ode, avec autant de raison que la loüange des dieux et des héros.
Horace qui se fit un caractére original d’une imitation composée de Pindare et d’Anacréon, ne borna sa lyre à aucun sujet ; et il fit voir par une variété toujours élégante, que rien n’est indigne de la noblesse de l’ode. Il descendoit souvent des sujets les plus sublimes aux moins sérieux ; et il se sçavoit sans doute aussi bon gré de la grace qu’il donnoit aux uns, que de la force qu’il donnoit aux autres.
J’aurai occasion dans la suite de parler plus au long de Pindare et d’Horace. Il me suffit à présent de remarquer qu’Horace n’a pas cru qu’il y eût de sujets particuliers à l’ode.
Les siennes roulent indifféremment sur les loüanges des dieux et des héros, sur la galanterie, la table, la morale, et même la satyre.
Voilà l’ode en possession de tout ; et l’on juge aisément de-là, que ce ne sont point les sujets qu’elle traite, qui forment son caractére particulier.
Ce n’est pas que le choix des sujets soit indifférent. Ils ont plus de véritables beautés les uns que les autres ; ils rendent les ouvrages plus ou moins estimables, quoiqu’ils n’en changent pas la nature.
Ce que l’ode a d’essentiel, est précisément sa forme ; j’entens ce nombre et cette cadence, différente selon les langues, mais qui dans quelque langue que ce soit, lui est toujours particuliére.
Cette mesure chez les grecs n’étoit pas uniforme ; elle varioit selon les chants sur lesquels on composoit : car toutes les odes se chantoient alors. Le terme d’ode ne signifie même que chanson. Il y avoit aussi chez les latins plusieurs mesures ; mais il n’est pas certain que toutes les odes s’y chantassent.
Parmi nous, elles ne se chantent point ; et leur harmonie consiste seulement dans l’égalité des stances, dans le nombre et l’arrangement des rimes, et dans certains repos mesurés qu’on doit ménager exactement dans chaque strophe. Il s’ensuit de cette harmonie que l’ode n’est pas faite pour être lûë seulement ; et qu’on n’en peut sentir toute la grace, qu’en la récitant avec une attention exacte à sa cadence et à ses repos.
Cependant cette mesure ne remplit pas tout le caractére de l’ode. Il y faut ajouter la hardiesse du langage, qui ne lui est commune qu’avec le poëme épique, lorsqu’il ne fait pas parler ses personnages. Le poëte y est poëte de profession, au lieu que dans les autres ouvrages, il emprunte, pour ainsi dire, un esprit et des sentimens étrangers ; et il doit se contenter alors de toute l’élégance du langage ordinaire, sans y laisser sentir d’étude ni d’affectation.
Les poëtes tragiques même qui s’abandonnent quelquefois à l’enflure, doivent toujours être en garde contre l’excès de l’expression.
Comme ils ne font point parler des poëtes, mais des hommes ordinaires, ils ne doivent qu’exprimer les sentimens qui conviennent à leurs acteurs ; et prendre pour cela les tours et les termes que la passion offre le plus naturellement. Racine n’a presque jamais passé ces bornes, que dans quelques descriptions où il a affecté d’être poëte : comme dans celle de la mort d’Hippolite, où l’on croit plutôt entendre l’auteur que le personnage qu’il fait parler. Corneille sort aussi quelquefois de cette vraisemblance, sur-tout dans ce qu’il a imité de Lucain. On voit bien à plus forte raison, que le poëte comique et le pastoral doivent se réduire à une naïveté élégante, et mettre tout leur mérite dans l’exactitude de l’imitation.
Mais les poëtes lyriques, j’entens les auteurs d’odes, peuvent et doivent même étaler toutes les richesses de la poësie. Ils peuvent, sans nuire néanmoins à la clarté, parler autrement que le commun des hommes ; et pourvû que le sens soit fort, et que les images soient vives, à proportion de la hardiesse du langage, ils auront d’autant plus atteint la perfection de leur art, qu’ils auront plus heureusement hazardé.
Ce vers de Racine, le flot qui l’apporta, recule épouvanté : est excessif dans la bouche de Théramene.
On est choqué de voir un homme accablé de douleur, si recherché dans ses termes, et si attentif à sa description. Mais ce même vers seroit beau dans une ode, parce-que c’est le poëte qui y parle, qu’il y fait profession de peindre, qu’on ne lui suppose point de passion violente qui partage son attention, et qu’on sent bien enfin, quand il se sert d’une expression outrée, qu’il le fait à dessein, pour suppléer par l’exagération de l’image, à l’absence de la chose même.
C’est ici le lieu d’examiner quel est et quel doit être cet enthousiasme dont on fait tant d’honneur aux poëtes, et qui doit faire en effet une des plus grandes beautés de l’ode.
On sçait qu’enthousiasme ne signifie autre chose qu’inspiration ; et c’est un terme qu’on applique aux poëtes, par comparaison de leur imagination échauffée avec la fureur des prêtres, lorsque leur dieu les agitoit, et qu’ils prononçoient les oracles.
Voilà donc précisément l’idée de l’enthousiasme : c’est une chaleur d’imagination qu’on excite en soi, et à laquelle on s’abandonne ; source de beautés et de défauts, selon qu’elle est aveugle ou éclairée.
Mais c’est le plus souvent un beau nom qu’on donne à ce qui est le moins raisonnable.
On a passé sous ce nom-là beaucoup d’obscurités et de contretems. On faisoit grace aux choses en faveur des expressions et des maniéres ; mais ce n’est pas toujours par cette fougue, que les auteurs sont le plus dignes d’imitation. Enthousiasme tant qu’on voudra, il faut qu’il soit toujours guidé par la raison, et que le poëte le plus échauffé se rappelle souvent à soi, pour juger sainement de ce que son imagination lui offre.
Un enthousiasme trop dominant ressemble à ces yvresses qui mettent un homme hors de lui, qui l’égarent en mille images bizarres et sans suite, dont il ne se souvient point quand la raison a repris le dessus. Au contraire, un enthousiasme réglé est comme ces douces vapeurs, qui ne portent qu’assez d’esprits au cerveau pour rendre l’imagination féconde, et qui laissent toujours le jugement en état de faire, de ses saillies, un choix judicieux et agréable.
La plûpart de ceux qui parlent de l’enthousiasme, en parlent comme s’ils étoient eux-mêmes dans le trouble qu’ils veulent définir. Ce ne sont que grands mots, de fureur divine, de transports de l’ame, de mouvemens, de lumiéres, qui mis bout à bout dans des phrases pompeuses, ne produisent pourtant aucune idée distincte. Si on les en croit, l’essence de l’enthousiasme est de ne pouvoir être compris que par les esprits du premier ordre, à la tête desquels ils se supposent, et dont ils excluent tous ceux qui osent ne les pas entendre. Voilà pourtant tout le mystére, une imagination échauffée. Si elle l’est avec excès, on extravague ; si elle l’est modérément, le jugement y puise les plus grandes beautés de la poësie et de l’eloquence.
C’est de cet enthousiasme que doit naître ce beau désordre dont M. Despréaux a fait une des régles de l’ode. J’entens par ce beau désordre, une suite de pensées liées entr’elles par un rapport commun à la même matiére, mais affranchies des liaisons grammaticales, et de ces transitions scrupuleuses qui énervent la poësie lyrique, et lui font perdre même toute sa grace. Dans ce sens, il faut convenir que le désordre est un effet de l’art : mais aussi il faut prendre garde de donner trop d’étendue à ce terme.
On autoriseroit par-là tous les écarts imaginables.
Un poëte n’auroit plus qu’à exprimer avec force toutes les pensées qui lui viendroient successivement et au hazard : il se tiendroit dispensé d’en examiner le rapport, et de se faire un plan dont toutes les parties se prêtassent mutuellement des beautés.
Il n’y auroit ni commencement, ni milieu, ni fin dans son ouvrage ; et cependant l’auteur le croiroit d’autant plus sublime, qu’il seroit moins raisonnable.
Mais que produiroit une pareille composition dans l’esprit du lecteur ? Elle n’y laisseroit qu’un étourdissement causé par la magnificence et l’harmonie des paroles, sans y faire naître que des idées confuses, qui se chasseroient l’une l’autre, au lieu de concourir ensemble à fixer et à éclairer l’esprit.
Pour moi je crois indépendamment des exemples, qu’il faut de la méthode dans toutes sortes d’ouvrages ; et l’art doit régler le désordre même de l’ode, de maniére que les pensées ne tendent toutes qu’à une même fin ; et que malgré la variété et la hardiesse des figures qui donnent l’ame et le mouvement, les choses se tiennent toujours par un sens voisin dont l’esprit puisse saisir le rapport sans trop d’étude et de contention.
Nous avons d’un des maîtres de l’art une ode pindarique, où il n’a pas mis un autre désordre que celui que je reconnois ici pour une beauté. L’auteur n’y sort pas un moment de sa matiére, et il n’a pas jugé à propos d’imiter Pindare jusques dans ces digressions, où il étoit forcé par la sécheresse de ses sujets.
Qu’il me soit permis de le dire ; les grands esprits qui sont tellement frappés de l’obligation qu’on a aux anciens, qu’ils imputent à ingratitude d’y trouver quelques défauts, tombent ordinairement dans une espéce de contradiction. Ils trouvent d’un côté des raisons ingénieuses pour justifier les anciens de ce qu’on leur reproche, tandis que de l’autre ils se gardent bien d’imiter ce qu’ils loüent. La reconnoissance et l’admiration leur imposent, quand il s’agit des anciens ; le bon goût et l’exacte raison les éclairent, quand il ne s’agit plus que d’eux-mêmes.
Cet enthousiasme qu’on exige dans l’ode, doit briller dès le début même. Elle est opposée en cela à l’usage du poëme épique, où l’on exige un commencement simple et modeste.
Horace raille le début d’un poëme de son tems, qui commençoit par ces mots : je chanterai la fortune de Priam, et toute la fameuse guerre de Troye . Monsieur Despréaux condamne aussi ce commencement de l’Alaric : je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre. et ces deux grands critiques après avoir donné un exemple du ridicule, proposent pour modéle de la perfection, l’un, le début de l’odissée : muse, raconte-moi les avantures de cet homme, qui après la prise de Troye, vit tant de pays et tant de moeurs différentes ; l’autre, ce commencement de l’Enéïde : je chante cet homme qui contraint de fuir les rivages de Troye, aborda enfin en Italie . mais supposons un moment que ces quatre propositions soient des commencemens d’ode. Il faudra changer la critique ; et en condamnant celles d’Homere et de Virgile, comme trop simples, proposer les deux autres, comme le modéle de la pompe qui convient à l’ode. Pourquoi ce caprice apparent ?
Tâchons de découvrir les raisons, s’il y en a, d’une opposition si marquée.
On dit contre les commencemens de poëme trop enflés, qu’un exorde doit être simple, et que cette régle est générale : mais si elle étoit aussi générale qu’on le prétend, le début des plus belles odes seroit vicieux, on y promet toujours des miracles. Dira-t-on que ces sortes d’ouvrages n’ont point d’exorde ? Ils en ont la plûpart, si l’on appelle exorde le commencement d’un ouvrage, lorsqu’on peut l’en séparer, sans en tronquer le véritable sujet. Il faut donc convenir que ce précepte de la simplicité de l’exorde, ne regarde pas toutes sortes de poësies.
D’un autre côté, pour justifier la pompe ordinaire dans le début de l’ode, on se sert de la comparaison d’un palais, dont le portique doit être riche et superbe. C’est Pindare lui-même qui commence la sixiéme de ses odes olimpiques par cette éclatante comparaison. Mais ne prendroit-on pas droit de-là d’être moins simple dans le commencement du poëme ? Et ne peut-on pas lui appliquer la comparaison du palais, du moins aussi justement qu’à l’ode ?
On dira peut-être que le poëte lyrique se donne la plûpart du tems pour inspiré ; et qu’ainsi la timide précaution de ne point trop promettre, ne conviendroit pas à sa supposition. Mais cette raison tombe encore ; car le poëte épique ne donne pas non plus son ouvrage comme un travail humain, mais comme la révélation de quelque muse.
Pour moi, je n’imagine qu’une raison de la différence dont il s’agit ; c’est que le poëme étant un ouvrage de longue haleine, il est dangereux de commencer d’un ton difficile à soutenir ; au lieu que l’ode étant resserrée dans d’étroites bornes, on ne court aucun risque à échauffer d’abord le lecteur, qui n’aura pas le tems de se refroidir par la longueur de l’ouvrage. Ainsi un homme qui auroit à faire une longue course, devroit se ménager d’abord, pour ne pas épuiser trop tôt ses forces ; et au contraire celui qui n’auroit à fournir qu’une petite carriére, pourroit par un premier effort augmenter sa légéreté naturelle, et en achever plus rapidement sa course.
On voit assez par tous ces usages, que l’ode tend particuliérement au sublime.
Ainsi les poëtes lyriques ne sçauroient s’appliquer avec trop de soin à le connoître et à le chercher.
Mais je ne sçais si la nature du sublime est encore bien éclaircie. Il me semble que jusqu’à présent on en a plutôt donné des exemples que des définitions. Il est néanmoins important d’en fixer l’idée ; car les exemples ne sont que des moyens de comparaison, sujets à mille erreurs ; au lieu que les définitions font juger des choses par un principe invariable, sans avoir recours à des analogies toujours très-imparfaites.
J’oserai donc exposer là-dessus ma conjecture, qui ne peut être qu’utile, quand elle ne feroit qu’exciter quelqu’un à en trouver le faux, et à lui opposer la vérité. Je crois que le sublime n’est autre chose que le vrai et le nouveau réünis dans une grande idée, exprimés avec élégance et précision.
J’entens par le vrai, une vérité positive, comme dans ces paroles de Moyse :
Dieu dit que la lumiére se fasse, et la lumiére se fit ; ou seulement une vérité de convenance et d’imitation, comme dans ce sentiment d’Ajax : grand Dieu, rens-nous le jour, et combats contre nous.
Où sur le caractére de ce guerrier une fois connu, on voit qu’il a dû penser ce qu’Homere lui fait dire. J’entens par le nouveau, la nouveauté des choses en elles-mêmes, ou du moins celle de la maniére de les ordonner et de les dire.
J’entens enfin par grande idée, les pensées qui étonnent l’esprit, ou qui flatent l’orgueil humain.
J’ajoute l’élégance et la briéveté, sans lesquelles tout cet assemblage manqueroit encore son effet : mais en les y joignant, où rassemblera-t-on ces trois qualités que je viens de dire, qu’on n’y sente aussi-tôt le sublime ? Et au contraire, où le sentira-t-on, si quelqu’une de ces qualités manque ?
Tout le monde convient aujourd’hui que sans le vrai, il ne peut y avoir de solide beauté, ni par conséquent de sublime.
On peut bien séduire quelquefois sans lui ; mais l’illusion se dissipe bientôt, et l’on traite de puérilité, ce que l’on avoit d’abord trouvé grand. Les pointes et les jeux de mots qui avoient été inventés pour suppléer au défaut du vrai, ont cessé de plaire, dès qu’il a reparu. Il a réuni tous les goûts, ceux même qui ne le connoissent pas, le demandent, et n’applaudissent qu’à ce qu’ils prennent pour lui.
La nouveauté n’est pas moins nécessaire au sublime ; car il est de son essence de faire une impression vive sur les esprits, et de les frapper d’admiration. Le moyen sans nouveauté de produire ces grands effets ?
Ce qui est familier à l’esprit, n’y sçauroit plus faire qu’une impression languissante.
Il est vrai qu’en remontant au tems et aux circonstances, où une chose sublime a été dite, on reconnoît bien qu’elle a dû étonner alors ; et on l’admire soi-même, en la regardant dans son origine : mais l’imitateur qui la répete, ne peut plus que surprendre l’estime de ceux qui l’ignorent, et qui prennent sa mémoire pour du génie.
La plûpart des ecrivains devroient rechercher un peu plus la nouveauté, au péril de donner moins d’ouvrages. Ils pensent que pour copier ce qu’ont dit de grands hommes, ils sont eux-mêmes de grands hommes. Mais le public ne s’y trompe pas comme eux ; et il sçait mépriser des auteurs qui ne lui disent que ce qu’il a cent fois admiré.
Qu’on ne dise pas qu’il n’y a plus de pensées nouvelles, et que depuis que l’on pense, l’esprit humain a imaginé tout ce qui se peut dire. Je trouverois aussi raisonnable de croire que la nature s’est épuisée sur la différence des visages, et qu’il ne peut plus naître d’homme à l’avenir qui ne ressemble précisément à quelqu’autre qui ait été. L’expérience ne prouve que trop qu’avec cette ressemblance générale que les hommes conserveront toujours entr’eux, ils ne laisseront pas d’avoir des différences considérables. Je crois de même que nos pensées, quoiqu’elles roulent toutes sur des idées qui nous sont communes, peuvent cependant par leurs circonstances, leur tour et leur application particuliére, avoir à l’infini quelque chose d’original.
Les grandes idées sont encore essentielles au sublime ; car ce n’est pas assez qu’il plaise, il doit élever l’esprit, et c’est précisément cet effet qui le caractérise. Il faut donc de grands objets et des sentimens extraordinaires.
La description d’un hameau peut bien plaire par la naïveté et la grace ; mais Neptune calmant d’un mot les flots irrités, Jupiter faisant trembler les dieux d’un clin d’oeil ; ce n’est qu’à de pareilles images qu’il appartient d’étonner et d’élever l’imagination. Pour les sentimens, on peut bien être touché des plus foibles et de ceux qui nous sont les plus familiers : mais nous n’admirons que ceux qui sont au-dessus des foiblesses communes, et qui par une certaine grandeur d’ame qu’ils nous communiquent, augmentent en nous l’idée de notre propre excellence.
Au reste, comme je l’ai dit, c’est à l’élégance et à la précision à mettre le sublime dans tout son jour. C’est même quelquefois la briéveté qui fait la plus grande force des traits qui passent pour merveilleux ; et il ne faut au contraire qu’un mot superflu pour énerver la pensée la plus vive, et la dégrader du sublime.
Les poëtes lyriques doivent se faire une loi de cette précision. Le style diffus peut convenir aux orateurs : il leur est permis d’étendre leurs raisons, et de les offrir sous diverses faces, pour suppléer par cette abondance, à ce qui peut échapper aux auditeurs.
On le doit passer quelquefois par la même raison aux poëtes de théatre, qui peuvent encore par ce moyen prolonger des mouvemens et des passions agréables. Mais il n’en est pas de même des odes. Le poëte y doit compter sur toute l’attention du lecteur ; et tâcher toujours d’exercer son esprit par un grand sens, que la superfluité des mots ne fasse pas languir.
Que vous ayez réveillé quelque idée, ou quelque image ; si ce que vous ajoutez, ne produit pas un nouvel effet, l’esprit du lecteur tombe aussi-tôt dans l’inaction, et son oreille même n’est plus flatée de ce qu’il sent d’oisif dans votre ouvrage.
Les epithétes dans les poëtes médiocres contribuent beaucoup à cette lâcheté de style ; comme elles sont aux bons auteurs un moyen de force et de précision. En effet, rien n’abrége tant le discours, et ne multiplie tant le sens, qu’une epithéte bien choisie : elle tient lieu presque toujours d’une phrase entiére : elle fait une impression vive et inattenduë ; et outre l’agrément de la briéveté, quelques lecteurs sentent encore, ce qui fait une partie de leur plaisir, la peine et le mérite qu’il y a de s’exprimer aussi heureusement, malgré toute la contrainte des vers.
Je sçais bien qu’en outrant cette briéveté, on devient nécessairement obscur, et qu’un poëte tombe d’autant plus aisément dans ce défaut, que ce qu’il a dit, réveillant en lui l’idée de ce qu’il a voulu dire, il supplée toujours au défaut de son expression, sans s’appercevoir qu’elle ne suffit pas par elle-même, à exprimer toute sa pensée.
Le meilleur reméde à cela est de consulter des oreilles sçavantes, sans trop s’inquiéter pour satisfaire ceux à qui la langue et les idées poëtiques ne sont pas assez familiéres ; car enfin un poëte ne prétend parler qu’aux gens d’esprit ; et à moins que d’en dire trop pour eux, il n’en dira jamais assez pour les autres.
Voilà les réflexions que j’ai faites sur ce qui peut convenir à l’ode ; sur-tout à l’ode héroïque. J’ai travaillé d’après ces idées le plus exactement que j’ai pû ; et je soûmets également à la décision des sçavans, et les réflexions et l’ouvrage.
Je dois présentement parler des auteurs que j’ai eu la hardiesse d’imiter, pour donner une foible idée des odes grecques et latines. J’ai choisi les poëtes les plus célébres dans ce genre, Anacréon, Pindare et Horace. Ils avoient tous trois un génie fort différent ; et je vais tâcher d’en faire connoître la diversité, en rendant raison des moyens que j’ai pris pour imiter leurs ouvrages.
Du caractére dont Anacréon se peint dans ses odes, on ne devoit pas attendre de lui d’autres ouvrages que ceux qu’il nous a laissés. Il aimoit passionnément le plaisir ; et comme il n’imaginoit rien pour l’homme au-delà de la vie présente, il en mettoit le bon usage à en consacrer tous les instans à la volupté. La paresse est une suite naturelle de ce principe ; ainsi Anacréon qui vivoit conséquemment, ne se fatiguoit pas à méditer ni à arranger de longs ouvrages ; il se contentoit de mettre en oeuvre quelques idées qui s’offroient d’elles-mêmes, et qui s’arrangeoient peut-être encore par sentiment plus que par réflexion. Partagé qu’il étoit entre l’amour et la bonne chere, il n’a presqu’écrit que pour nous le dire.
Le plaisir étoit son occupation : la lyre n’étoit que son délassement.
Un auteur de ce caractére ne fournit pas d’ordinaire de gros volumes, mais souvent aussi ce qu’il donne en a l’air moins inégal et plus naturel. Telles sont les odes d’Anacréon ; courtes, sa paresse n’en eût pas souffert d’autres ; naïves, il n’écrivoit que ce qu’il sentoit ; toujours remplies de tour et d’élégance, il attendoit les momens heureux de son imagination, et ne faisoit proprement qu’obéir à son génie.
La plûpart de ses odes sont de petites chansons qui paroissent dictées par l’amour et par Bacchus. On les a assez heureusement imitées de nos jours, et peut-être sans dessein ; car comme chaque passion a son génie, ses tours et ses expressions, l’amour et la bonne chere peuvent encore inspirer aujourd’hui ce qu’Anacréon pensa de son tems : et je crois qu’en effet nous avons beaucoup de chansons de son goût, dont les auteurs n’ont jamais lû leur prétendu modéle.
Pour moi, j’ai tâché véritablement de lui ressembler dans les odes que j’appelle anacréontiques ; j’ai voulu y donner une idée de son esprit, de ses moeurs et même de son style. Je me serois peut-être contenté pour cela de traduire quelques-unes de ses odes, si elles n’étoient déja toutes traduites par des auteurs que je respecte, et que je ne me serois pas flaté d’égaler. J’ai mieux aimé, pour faire au moins quelque chose de nouveau, imaginer quelques fictions du genre de celles d’Anacréon, les traiter à sa maniére, et chercher selon mes forces, cette douceur et cette facilité de style, qui sont un de ses plus grands charmes.
Chacune de mes odes a un rapport particulier à quelqu’une de celles d’Anacréon.
Par exemple, il souhaite dans une des siennes de devenir tout ce qui sert à sa maitresse : j’en fais une, où je souhaite d’être tout ce qui plaît à une maitresse que j’imagine exprès pour cela ; car sans maitresse, le moyen d’imiter Anacréon ?
Il décrit plusieurs songes agréables, malheureusement interrompus : pour l’imiter, je substitue à la narration la chose même, et je me suppose dans l’illusion d’un songe qu’on détruit en me réveillant. Il dit dans sa premiére ode que sa lyre ne veut chanter que les amours, et il raconte que, quoiqu’il l’eût remontée de cordes nouvelles pour chanter les actions des héros, elle ne rendoit cependant que d’amoureux accords.
J’exécute ce qu’Anacréon raconte, et en voulant célébrer la gloire de Mars, je me laisse insensiblement entraîner à une digression sur ses amours avec Vénus, d’où je ne puis revenir au sujet que je m’étois proposé.
C’est ainsi que je tâche de ressembler à Anacréon : j’ai imité même jusqu’à sa morale et à ses passions que je désavoüe. J’avertis que dans ces odes anacréontiques, je parle toujours pour un autre, et que je ne fais qu’y joüer le personnage d’un auteur, dont j’envierois beaucoup plus le tour et les expressions que les sentimens.
J’ai voulu donner aussi une idée de Pindare dans les odes que j’ai imitées de lui.
C’est un caractére tout différent de celui d’Anacréon, des sentimens religieux, l’éloge constant de la vertu, une aigre censure des vices, de l’élevation dans les pensées, de l’énergie et souvent même de l’excès dans l’expression. Voilà les traits principaux de Pindare ; voilà ce qui lui a acquis la primauté entre les poëtes lyriques. Les sçavans, de siécle en siécle, lui ont confirmé cet honneur ; et l’on ne peut sans témérité résister à tant de suffrages ajoutés à l’admiration de ses contemporains.
Il est vrai qu’aujourd’hui peu de gens sont capables de l’étudier dans sa langue ; que ceux même qui le lisent dans la traduction latine, avoüent la plûpart ingénument, qu’ils ne le trouvent pas encore trop intelligible, et que nos plus habiles ecrivains auroient peine à en faire une traduction françoise, exacte et en même tems agréable.
Mais cette difficulté n’est pas tout-à-fait la faute de Pindare. L’obscurité de ses pensées s’est accrüe à mesure que les circonstances qui y avoient rapport, se sont effacées, ou que sa langue est devenuë moins familiére. Ces longues digressions qu’on lui a tant reprochées, étoient, comme je l’ai déja fait voir, l’inconvénient inévitable de ses sujets ; et d’ailleurs les fables qu’il y racontoit des dieux, intéressoient alors les peuples autant qu’elles nous sont aujourd’hui indifférentes.
Ces figures quelquefois si excessives, ces maniéres de parler aussi obscures qu’emphatiques, étoient du goût de son siécle.
Les grecs les affectoient sur-tout dans leurs dithyrambes : ce qui fit naître ce proverbe : cela s’entend moins qu’un dithyrambe . On prétend même qu’Aristophane a voulu railler ces poëtes, et particuliérement Pindare, dans cet endroit où il fait dire à Socrate, en parlant des nuées : ce sont elles qui nourrissent les philosophes, les médecins, les devins, les amans et les poëtes lyriques . Mais enfin, autant qu’on le peut, il faut distinguer dans les auteurs les défauts de leur tems d’avec leurs défauts particuliers.
Pour donner une idée de Pindare avec moins de risque d’ennuyer, j’ai substitué des héros de nos jours aux vainqueurs des jeux olympiques, et la flûte que nous connoissons, à celle que décrit Pindare, et qui n’est plus en usage.
J’ai développé quelquefois ses pensées, et j’y ai ajouté quelques transitions, pour ne pas trop heurter notre goût. à cela près, j’ai conservé autant que j’ai pû ses idées, son ordre, son esprit de narration, la hardiesse de son style, et quelquefois son excès, sur-tout dans l’ode où je le fais parler lui-même, et dont je ne dis rien ici pour ne pas répéter l’argument qui la précéde.
Horace est le premier, comme il le dit lui-même, qui ait fait entendre aux latins la lyre des grecs ; il pouvoit dire encore qu’il l’avoit perfectionnée ; personne ne lui eût contesté cette gloire.
Il avoit sur l’avenir les mêmes principes qu’Anacréon, qu’il a peut-être un peu trop rebattus dans ses odes : mais il avoit en même tems un naturel heureux, soutenu de la meilleure éducation ; et à la réserve de certains penchans qui à la honte de son pays et de son siécle n’y étoient pas aussi odieux qu’ils auroient dû l’être, on peut regarder Horace comme un des plus honnêtes hommes de l’antiquité. Il avoit l’esprit étendu, varié, délicat et fleuri. Né également pour la satyre et pour la loüange, ses railleries pénétroient d’autant plus qu’elles étoient moins grossiéres ; et ses loüanges dégagées de cet air de flaterie qui rebute, pouvoient plaire même à ceux à qui elles ne s’adressoient pas.
Exact et riche dans ses descriptions, il y mêle toujours de ces traits naïfs qui mettent presque les objets sous les yeux. Enjoüé dans sa morale, il instruit d’ordinaire sans paroître y penser ; et hors quelques occasions où il s’emporte contre les vices des romains avec la véhémence d’un censeur, ses préceptes sont toujours accompagnés d’un agrément qui ne contribue pas peu à les faire goûter. Enfin Horace a presque traité tous les sujets, toujours d’une maniére nouvelle, avec des figures et des expressions également heureuses et hardies.
J’ai osé traduire quelques-unes de ses odes, où je serai demeuré sans doute fort au-dessous de mon original : mais comme il n’y en a point encore de traduction publique en vers françois, qu’il n’en a couru de tems en tems dans le monde que de simples imitations, et même la plûpart en vers irréguliers, je me suis encore laissé gagner à la nouveauté.
J’ai donc traduit cinq de ses odes en strophes réguliéres, où j’ai tâché de rendre toutes ses idées, presque toujours dans le même nombre de vers, qu’elles sont rendues dans l’original. J’ai étendu quelquefois ses fables, et fait entrer, pour ainsi dire, le commentaire dans le texte ; parce que ce qui s’entendoit à demi mot du tems d’Horace, n’est pas aujourd’hui aussi connu ; et il me semble que dans une traduction où l’on veut plaire, le traducteur doit suppléer ainsi à la distance des tems, et tâcher toujours de rendre l’équivalent, aussi bien pour les faits que pour les pensées.
C’est par cette raison que je n’ai pas traduit littéralement l’endroit de l’ode à Mécénas, où Horace parle des lapites, de l’yvresse d’Hylée et de la révolte des géans.
J’ai suivi une excellente remarque de Monsieur Dacier. Il prétend que toutes ces fables qu’Horace rassemble ne sont qu’une allusion aux guerres civiles, à la défaite d’Antoine et aux victoires d’Auguste, sans quoi le poëte n’auroit pas eu raison de confondre ces fables avec des événemens de la république, et de les proposer ensemble à Mécénas comme le sujet de son histoire. Le sens caché d’Horace s’entendoit aisément par les romains, et ce détour même rendoit la loüange beaucoup plus délicate, et faisoit une véritable beauté ; mais aujourd’hui il n’y a plus dans les paroles d’Horace que l’apparence d’un contre-tems ; ainsi j’ai cru devoir mettre à la place de l’allusion, les choses qu’elle faisoit penser, afin de rendre ma traduction aussi claire que l’ode pouvoit l’être du tems d’Horace.
J’ai pris encore en quelqu’autre endroit la liberté de changer le tour et la pensée d’Horace, pour un sens qui m’a paru plus agréable. Voilà un aveu un peu téméraire ; mais on nous doit pardonner ces hardiesses, pourvû qu’elles ne soient pas fréquentes.
Rien ne refroidit tant le génie qu’un respect superstitieux pour l’original. Il est cause ordinairement qu’un traducteur idolâtre, pour vouloir rendre trop exactement toutes les beautés de son auteur, n’en rend en effet aucune ; car il est impossible, sur-tout en vers, que toutes les circonstances d’une pensée passent avec un bonheur égal d’une langue dans une autre. Il faut opter. On doit quelquefois négliger les mots les moins importans, pour enchérir, s’il se peut, sur les essentiels, afin de rendre par ces compensations, plutôt le génie et l’agrément général, que le détail scrupuleux des phrases, toujours languissant et sans grace. C’est par-là qu’un traducteur peut être excellent ; c’est par-là qu’un lecteur équitable doit juger de son mérite.
Il m’a paru, en examinant les odes d’Horace, qu’il ne connoissoit pas, non plus que les grecs ses modéles, ou pour mieux dire, qu’il négligeoit aussi bien qu’eux un art que les lyriques modernes ont observé, et dont ils ont abusé même assez souvent ; c’est d’arranger tellement ses pensées dans chaque strophe, qu’il y ait une gradation de sens, et qu’elles finissent toujours par ce qu’il y a de plus vif, et de plus ingénieux.
L’abus de cette méthode a produit les pointes, où l’on ne cherchoit qu’à surprendre et à ébloüir l’esprit ; mais aussi en la négligeant, on perd un des plus sûrs moyens de plaire. Une bonne chose ne le paroît presque pas après une meilleure : au lieu qu’en changeant d’ordre, elles font l’une et l’autre leur impression ; et l’esprit parvenu ainsi par degrés à un sens complet et digne de son attention, se repose naturellement, avant que de passer à un autre.
C’est ce repos que suppose la séparation des strophes ; et l’on comprend assez par-là qu’il y faut autant que l’on peut, et sans préjudice du bon sens, ménager une espéce de chûte capable de causer quelque surprise, et de donner quelque exercice à l’esprit.
C’est dans cette vûë que j’ai osé prêter quelques vers à Horace, pour fermer les strophes un peu plus à notre maniére : car comme je l’ai déja dit, toujours attentif à s’exprimer proprement et avec délicatesse, il ne s’embarrassoit pas d’ailleurs de cette gradation dont je parle ; il ne finissoit pas même toujours son sens avec la strophe, et il étoit obligé d’enjamber sur la suivante.
J’ai peine à croire que ce ne fût pas-là un vrai défaut ; car la mesure de chaque strophe avoit sans doute été ordonnée pour l’agrément, et cette mesure étoit violée, lorsqu’un sens suspendu obligeoit d’y ajouter de nouveaux nombres ; ou si l’on ne faisoit aucune violence à la mesure, ce devoit être une fatigue pour l’esprit de se sentir arrêté sur un sens interrompu. Ce qui me confirme dans ma pensée, c’est qu’Horace est plus retenu sur cet usage, qu’il ne l’auroit été, s’il l’eût cru sans conséquence.
Je n’ai rien dit de Sapho ni d’Alcée, parce que leur caractére est déja assez peint dans une des odes que j’ai traduites d’Horace.
Ainsi il ne me reste qu’à dire un mot de l’ode françoise, et des auteurs qui ont acquis le plus de réputation dans ce genre.
Je ne remonterai que jusqu’à Ronsard ; peut-être est-ce déja trop. Ses ouvrages ne sont plus lûs, et je ne crois pas que beaucoup de gens veuillent juger par leurs yeux de ce que j’en vais dire.
Cependant j’oserai avancer qu’il a imité Pindare, en homme qui connoissoit son modéle ; jusques-là que ce qu’il emprunte d’Horace devient pindarique entre ses mains. On retrouve par-tout dans ses odes ces images pompeuses, ces graves sentences, ces métaphores et ces expressions audacieuses, qui caractérisent le poëte Thébain.
Il paroît même assez siasi de cet enthousiasme qui entraînoit Pindare ; et le mauvais succès de l’imitateur vient moins d’avoir mal suivi son modéle, que de n’avoir pas connu le génie de la langue françoise.
Ronsard ne laissa pas d’être l’admiration de son siécle : mais sa gloire ne lui survêcut gueres, et il est enfin tombé dans un oubli, dont il n’y a pas d’apparence qu’il se reléve.
Il est vrai que Pindare eut à peu près la même fortune ; et au rapport d’Athenée, du tems d’Eupolis le comique qui vivoit cent ans après ce poëte, sa muse étoit déja tombée dans le mépris ; mais elle reprit bientôt l’empire, que personne depuis n’a osé lui contester.
Il n’y a pas lieu d’espérer une pareille révolution pour Ronsard ; et d’autant moins, qu’il a été suivi d’un poëte pour qui le bon goût a réuni tous les suffrages, et plus digne sans comparaison de servir de modéle à l’ode françoise.
Malherbe nous a fait connoître dans les siennes le prix des pensées raisonnables, et des expressions propres et naturelles ; car pour ne pas entrer dans un trop grand détail, je laisse Mainard et Racan, quoique dans les odes du dernier il y ait beaucoup de noblesse ; et dans celles de l’autre beaucoup de netteté. C’est en quoi sur-tout excella Malherbe. Son sens se présente de lui-même ; et le tour heureux de ses phrases met pour l’ordinaire sa pensée dans tout son jour.
Quoique nourri des beautés des anciens, il en a rarement paré ses ouvrages : content de s’en être servi à se perfectionner le goût, il semble avoir songé dans la suite à les égaler plutôt qu’à les imiter. Ses descriptions sont vives, ses comparaisons justes et choisies, ses figures variées ; mais il ne s’en permet jamais de trop hardies ; et sage jusques dans ses emportemens, comme l’a dit un grand critique, il a presque toujours fait voir qu’on peut être raisonnable, sans être froid.
Je suis surpris cependant qu’après ses stances sur les larmes de Saint Pierre, imitation où il paroît adopter avec plaisir les mauvaises pointes de son original, il ait pû revenir si-tôt au judicieux et au vrai. Je sçais bien que dans ses stances amoureuses, il en est encore sorti plus d’une fois ; mais l’amour étoit alors, et a été long-tems après, l’écueil des poëtes. Au lieu de sentimens naturels, ils n’employoient que des pensées subtiles et tirées qui n’éffleuroient pas seulement le coeur. Voiture même n’est plus voiture dans ses lettres amoureuses. Les auteurs de son tems ne sçavoient que donner la préférence à leurs maitresses sur l’aurore et sur le soleil ; presque tous les ouvrages de poësie rouloient sur cette seule idée ; et je ne comprens pas comment on a pû remanier tant de fois une pensée qui devoit ennuyer dès la premiére.
Malherbe en matiére d’amour, dit souvent des choses aussi outrées. Je désespére de l’atteindre dans ses odes héroïques ; mais je ne voudrois pas l’imiter dans ses odes amoureuses : car j’appelle odes ce qu’il n’a appellé que stances. Il croyoit apparemment que l’ode ne convenoit qu’à de grands sujets.
On pourroit encore reprocher à Malherbe un défaut qui lui est commun avec la plûpart des auteurs : c’est de s’être loüé lui-même aussi fortement qu’il méritoit d’être loüé par les autres. Cet usage a commencé avec les poëtes, et on diroit qu’ils se sont copiés depuis les uns les autres, pour célébrer leur mérite et se couronner de leur propre main. Ils félicitent le siécle qui les a vû naître ; ils jouissent d’avance de l’admiration de la postérité, et leurs ouvrages ne craignent que les ruïnes du monde. Cela est presque devenu le style de l’ode : les bons et les mauvais auteurs l’employent également ; et moi-même, à proportion, je suis tombé là-dessus dans les plus grands excès. Mais je reconnois de bonne foi ma faute ; et je tâcherai à l’avenir de faire mieux, et de m’en piquer moins. à en juger de sens froid, je ne sçaurois croire que l’orgueil soit une bienséance de la poësie. S’il met quelque feu dans un ouvrage, et s’il fait regarder à de certaines gens les poëtes comme des hommes inspirés, il les avilit à des yeux plus philosophes, qui les regardent comme des fous yvres de leur art et d’eux-mêmes. Si cependant le mérite peut excuser ce defaut, Malherbe est assez justifié, puisque tout le monde est convenu avec lui de la perfection de ses vers : mais sa gloire en seroit-elle moins grande, quand on ne le compteroit pas lui-même au nombre de ses admirateurs ?
De quelque beauté pourtant que fussent les vers de Malherbe, ils ne laissérent pas de donner encore beaucoup de prise à la critique. L’académie examina ses stances pour le roi allant en Limosin : il n’y en eut qu’une qu’elle admira toute entiére. Les autres furent toutes convaincuës de quelques défauts ; et rien ne prouve mieux, dit M. Pélisson, que les vers ne sont jamais achevés.
J’avois intérêt de rapporter cette circonstance ; et je voudrois en effet que le lecteur s’en souvînt à chaque faute qu’il remarquera dans mes odes ; il en seroit plus disposé à me faire grace.
Eh ! Le moyen que la mesure des vers, la tyrannie de la rime, jointe sur-tout à la contrainte de l’ode, ne nous arrachent quelquefois un mot que nous sentons bien n’être pas le plus juste, mais que nous nous pardonnons en faveur de quelque beauté que nous serions obligés de sacrifier avec lui ?
C’est la meilleure excuse que je puisse donner à des personnes que j’honore et qui m’ont fait des critiques judicieuses, dont je n’ai pû profiter. J’ose les assûrer que ce n’est ni obstination, ni paresse ; mais l’impuissance du poëte, et peut-être aussi celle de l’art.
Au reste je ne ferai point ici d’avance l’apologie de mes odes ; le public n’en jugeroit pas plus favorablement. Je n’ai à le prévenir que sur deux choses.
La premiére est une contradiction apparente sur la fin du poëme épique, entre mon ode du Parnasse et cette dissertation même. J’ai avancé au commencement de ce discours que le poëme n’avoit essentiellement d’autre fin que de plaire ; au lieu que dans l’ode je lui suppose le dessein d’instruire. Mais il s’agissoit là de célébrer les muses, j’y devois adopter des préjugés qui leur font honneur ; ajoutez que la chose est quelquefois véritable, et qu’il y a des poëmes où l’on s’est proposé l’instruction.
Mais j’ai dû dire ici les choses précisément comme elles sont, ou du moins comme je les pense.
La seconde chose sur laquelle j’ai à prévenir le lecteur, est mon audace poëtique dans l’ode de l’emulation. Quelques gens pourroient croire d’abord que j’y manque de respect aux anciens, et j’avoüe que cela me siéroit moins qu’à aucun autre. Mais qu’on y prenne garde, je me tiens toujours dans de justes bornes : je releve les obligations qu’on a aux anciens, et je me contente d’animer les modernes à une émulation que je crois nécessaire, et sans laquelle le génie refroidi se contenteroit toujours du médiocre.
J’évite même d’entrer dans cette question si fameuse qui a fait une espéce de schisme dans les lettres. Je laisse à décider aux sçavans, qui l’emporte des anciens ou des modernes.
Ma hardiesse ne va qu’à poser pour principe la possibilité de surpasser nos maîtres ; et il me semble qu’on est enfin parvenu à en convenir : mais quand cette idée seroit aussi fausse qu’elle est vraie, l’illusion ne laisseroit pas d’avoir encore ses avantages.
On fera toujours d’autant plus d’efforts pour atteindre les anciens, qu’on désespérera moins de les passer.
Je conviens que qui ne sçait pas les admirer où ils sont admirables, n’écrira jamais rien que de médiocre. Aussi n’est-ce pas contre une admiration éclairée que je m’éleve, mais contre un sentiment aveugle que l’on s’impose sur la foi d’autrui, qui ne discerne point comment et jusqu’où les choses sont belles, et qui prodigue aux défauts mêmes les éloges qui ne sont dûs qu’aux vraies beautés. En un mot ce n’est point un préjugé légitime que je condamne, c’est un joug que je secouë ; et j’ai cru que cette expression devoit lever seule tous les scrupules.
Qu’on me pardonne encore cette réflexion : ce qui choque le plus les partisans des anciens dans le jugement qu’on porte en faveur des modernes, c’est l’orgueil qu’ils en croyent la source. Ils regardent ceux qui portent ce jugement comme idolâtres d’eux-mêmes, et s’attribuant, au mépris des anciens, une force de raison et une supériorité de génie, qu’ils n’avoient pas. Tant pis pour ceux qui se séduiront si grossiérement : pour moi je comprens qu’on peut être modeste, en espérant de passer les anciens. Il resteroit encore assez de raisons de l’être pour ceux qui les passeroient en effet. Nous avons un avantage qui manquoit aux anciens, puisqu’ils sont nos maîtres, et qu’ils n’en ont pas eu, du moins d’aussi parfaits.
Un génie médiocre, formé sur leurs exemples, peut tenir lieu du génie excellent qu’ils ont eu sans autre secours ; et enfin la perfection des ouvrages pourroit être de notre côté, que l’avantage du mérite personnel seroit encore du leur. L’émulation peut donc subsister avec la modestie, et je demande seulement qu’on nous la permette à cette condition.
Je n’ai rien à dire sur mes autres odes, sinon que je les ai arrangées pour la variété.
Ainsi je finis en me faisant honneur auprès du public, du succès qu’ont déja eu plusieurs des ouvrages que je lui offre. Le Parnasse, les fanatiques, Astrée, l’homme, le poëme des apôtres, et celui du plaisir sont déja connus par le jugement qu’en a porté l’académie des jeux floraux ; et l’ode de la gloire et du bonheur du roi dans les princes ses enfans, et celle de la sagesse du roi supérieure à tous les événemens, ont aussi pour elles le jugement de l’académie françoise. Les suffrages de juges aussi éclairés entraînent toujours l’approbation générale.
Je crains cependant d’être l’exception de cette régle.
Je mets à la suite de mes ouvrages deux odes françoises où l’on me louë, et quelques traductions latines où l’on m’embellit. Il y a un air de vanité à exposer ainsi au public des témoignages si flateurs pour moi ; et c’est là-dessus que j’ai cru devoir me justifier.
Je ne prétens point me défendre d’une sensibilité raisonnable : j’ai tâché d’y réduire les premiers mouvemens que m’auroient pû causer des éloges exagérés ; et c’est dans cette disposition jointe à la reconnoissance, que je les imprime. La plûpart ont déja couru dans le monde. On pourroit m’accuser d’une indifférence superbe, si j’évitois de m’en faire honneur. Peut-être même jugera-t-on sur ces ouvrages, que j’ai eu moins à combatre la crainte de paroître vain, que celle d’être effacé par ceux qui me loüent.
C’est un risque que je cours avec plaisir ; et la reconnoissance d’un auteur ne sçauroit gueres aller plus loin.