(1892) Boileau « Chapitre I. L’homme » pp. 5-43
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(1892) Boileau « Chapitre I. L’homme » pp. 5-43

Chapitre I.
L’homme

La vie de Boileau n’a rien d’émouvant. Il n’y en a pas de plus unie, de plus bourgeoise : vie de célibataire rangé, casanier, dont les événements sont un voyage aux eaux ou un accès d’asthme. Cependant, pour n’avoir eu ni roman ni tragédie, cette existence n’est point insignifiante. L’homme s’y peint, avec son caractère original, et comme peu d’écrivains ont été plus sincères que celui-là, on se prépare, en le regardant vivre, à mieux comprendre sa poésie et sa critique.

Nicolas Boileau est Parisien : il est né le 1er novembre 1636, dans une maison de la cour du Palais, en face de la Sainte-Chapelle : une de ces vieilles maisons ayant pignon sur rue, comme on en voit dans les estampes du temps, haute et étroite comme une tour, avec une ou deux fenêtres de façade, et trois ou quatre étages. Gilles, son père, était greffier à la Grand’Chambre du Palais : les Boileau, selon Dupin, étaient « une famille illustre dans la robe ». Ils se vantaient de leurs alliances ; ils tenaient aux Amelot, et les Amelot tenaient aux Rohan-Soubise. Ils se disaient nobles de trois cents ans, issus de Jean Boileau, notaire et secrétaire du roi, anobli en 1371 : prétention qui fut confirmée par un arrêt authentique rendu en 1699 à la requête de notre poète. Il faut dire, sans en tirer de conséquences, que l’on condamna peu après un faussaire du nom d’Haudiquier, pour fabrication de titres, et que Despréaux se trouva lui avoir payé vingt-cinq louis pour un travail de la nature duquel on n’est pas éclairci. Au reste, tout noble qu’il pouvait se dire (et il tenait à cette qualité plus qu’il ne voulait en avoir l’air), Boileau est un vrai, un pur bourgeois. Fils de greffier, il est, par sa mère, petit-fils d’un procureur ; et les mariages de ses sœurs (il en eut dix avec cinq frères lui donnèrent pour beaux-frères deux procureurs, un commissaire au Châtelet, et même le fils d’un tailleur. N’oublions pas cette origine et cette parenté : Despréaux, noble homme, ayant des armes, ne payait pas la taille, et il pouvait lui importer d’être reconnu par d’Hozier ; mais notre Despréaux, celui qui a fait les Satires et l’Art poétique, est tout bourgeois de race et d’âme, bourgeois comme les auteurs de la Ménippée, bourgeois comme La Bruyère et comme M. de Voltaire. Ce n’est pas tout Boileau sans doute, cette bourgeoisie, mais c’en est une partie essentielle.

La vie d’abord lui fut dure. Il avait dix-huit mois quand sa mère mourut : comme si le sort voulait que la femme ne tint aucune place dans sa vie, pas même par la pure tendresse maternelle. Gilles, veuf pour la seconde fois, ne se remaria pas, et l’enfant grandit dans un triste logis, sans mère, le père absent, aux mains d’une servante grondeuse et rude. Peut-être faut-il attribuer en partie à la contrainte et à la solitude de sa première enfance la sécheresse de son œuvre et la courte haleine de sa verse ; il fut habitué à se renfermer, et jamais une indulgente affection ne l’encouragea à laisser librement jaillir ses émotions dans leur vive et naturelle abondance. Il avait de grandes sœurs, pourtant, pour en être aimé ; il avait une petite sœur, pour l’aimer : je ne vois pas qu’il ait jamais eu d’étroite intimité avec elles. Une petite cousine de son âge, qui mourut jeune, lui inspira peut-être plus d’amitié. Mais tous ces Boileau, à en juger par les trois ou quatre individus de la famille que nous connaissons bien, tous ces Boileau n’étaient pas tendres, et notre poète, en particulier, n’était assurément pas né très sensible ni très délicat : aussi ne s’étiola-t-il pas, pas plus qu’il ne se renfrogna, dans le délaissement de ses premières années. Il resta vigoureux et sain d’esprit, il garda toute sa bonté et toute sa gaieté : c’est une preuve que l’éducation, qui ne l’a pas attendri, ne l’a pas non plus mutilé.

Nous ne savons pas grand’chose sur sa première enfance. Gilles possédait une vigne à Clignancourt, derrière Montmartre, en bas de la colline. En ce temps-là, dès qu’on avait franchi la porte Montmartre, on se trouvait en pleine campagne, au milieu des courtilles et des jardins, devant le paysage que Regnard apercevait de ses fenêtres :

… Les yeux satisfaits
S’y promènent au loin sur de vastes marais ;
C’est là qu’en mille endroits laissant errer ma vue,
Je vois croître à plaisir l’oseille et la laitue ;
C’est là que dans son temps des moissons d’artichauts
Du jardinier actif secondent les travaux,
Et que de champignons une couche voisine
Ne fait, quand il me plaît, qu’un saut dans ma cuisine.

Pour rivière, le grand égout qui coulait à ciel ouvert ; puis la butte Montmartre, avec « les antres profonds de ses plâtrières » et ses trente moulins ; la plaine Saint-Denis, plate et maigre. Voilà sous quel aspect la nature apparut à l’enfant qui devait être un poète, quand on le menait promener à la vigne paternelle. Faut-il s’étonner que cette jeune âme ne se soit pas ouverte au charme des choses champêtres ? Cependant il n’ignora point tout à fait

Les forêts, les eaux, les prairies,
Mères des douces rêveries.

Gilles Boileau passait le temps des vacances dans une maison qu’il avait à Crosne, près de Villeneuve-Saint-Georges, dans la vallée que domine Montgeron ; le pré qui était au bout du jardin donna, paraît-il, au petit Nicolas ce nom de Despréaux sous lequel ses contemporains le connurent. S’il n’est pas né dans cette maison, comme on l’a cru longtemps, on ne saurait douter qu’il y soit venu souvent. L’endroit est délicieux : de la prairie s’élève en plein midi, par les chaudes journées, une brume moite qui enveloppe les peupliers et les saules ; l’herbe est drue et verte, et l’on entend le frémissement de la petite rivière d’Yères, où les arbres des jardins trempent l’extrémité de leurs branches. Ce fin paysage eût pénétré l’âme d’un La Fontaine ou d’un Chénier, et revivrait en leurs vers : Despréaux n’en fit rien, comme s’il n’en eût pas gardé l’impression.

Au reste, je ne vois pas qu’il ait jamais évoqué avec plaisir les souvenirs de son enfance, moins peut-être pour la déplaisante idée qui lui en était restée, que parce qu’il datait sa vie du jour où il avait pu exercer librement sa raison. Ses années de collège, attristées un moment par la maladie (il subit à quatorze ans l’opération de la taille), n’ont presque pas laissé de traces dans son œuvre. Il a égayé une page des Réflexions sur Longin d’une amusante silhouette de cuistre imbécile et solennel : c’était son professeur de rhétorique qui lui revenait en mémoire. Cependant il ne dut pas être un écolier irrévérencieux et sceptique : la sincérité de ses maîtres dut le frapper en même temps que leur pesanteur. Et n’eussent-ils fait que lui apprendre du grec et du latin, il leur serait encore plus redevable qu’à personne : car lui ouvrir l’intelligence des anciens, c’était lui mettre en main la clef de sa future doctrine.

Ce fut là sans doute qu’il apprit à ne rien mettre au-dessus de la littérature : en vain son père essaya-t-il de l’engager dans quelque étude pratique et profitable. Tonsuré dès l’année 1647, et destiné à l’Église, Boileau fut mis à la théologie, dès sa sortie du collège, en 1652. On dit que l’aridité des abstractions théologiques le rebuta. Je n’en crois rien. La plupart des hommes sont trop éloignés aujourd’hui de l’état d’âme auquel la théologie s’adapte, pour en comprendre l’intérêt ; on ne voit qu’un appareil effrayant et puéril dans toutes ces définitions, divisions et distinctions. Et puis nous avons depuis Rousseau et Chateaubriand des besoins d’imagination et de sensibilité que nos pères ignoraient : moins suspendus que nous aux formes fugitives de l’être, moins frémissants de sympathie avec la vie universelle, méprisant dans la nature la matière, et ne faisant des sens que les instruments de l’utilité pratique et des plaisirs inférieurs, ils ne sentaient pas comme nous la sécheresse des pures conceptions intellectuelles : ils se satisfaisaient de posséder la vérité abstraite sans aspirer à toucher la réalité concrète. Tenus en éveil par l’éloquence des prédications et l’éclat des controverses, ils saisissaient la philosophie substantielle qu’enveloppe la forme théologique : elle contenait de quoi satisfaire aux plus inquiètes curiosités, la raison de l’univers, le sens de la vie, la règle des volontés. Il ne fallait qu’être chrétien pour y prendre goût. J’ai peur que ce soit la foi, sinon la croyance, du moins le zèle, qui ait manqué alors à Boileau : Racine ne nous dit-il pas, en 1698, que la dévotion de son ami est de fraîche date ? Mais à coup sûr, il avait étudié la théologie avec fruit, et sa science lui demeura. Je ne sais point de connaissances spéciales dont ce pur littérateur ait fait montre plus tard, hormis celle-là.

Ce qui le rebuta absolument, ce fut le droit, vers lequel on le tourna ensuite. Mais ses biographes lui font trop d’honneur quand ils rapportent ce dégoût à la candeur, aux délicatesses de conscience de notre jeune étudiant. Tout honnête homme qu’il était, il eût fallu qu’il fût bien invraisemblablement scrupuleux pour ne pas estimer innocente la profession d’avocat, où MM. de Port-Royal voulaient pousser en ce temps-là Racine, leur disciple chéri. En réalité, le droit répugna à son esprit, non à sa conscience : il nous l’a dit lui-même. Il lui parut « que la raison qu’on y cultivait n’était point la raison humaine, et celle qu’on appelle le bon sens, mais une raison particulière, fondée sur une multitude de lois qui se contredisent les unes les autres, et où l’on se remplit la mémoire sans se perfectionner l’esprit ». En d’autres termes, on lui avait montré la pratique, et on lui avait enseigné le droit comme un métier : il eût fallu, pour l’y intéresser, le lui présenter comme une science, lui en expliquer la philosophie, seule capable de satisfaire cette intelligence, qui ne voulait concevoir que l’universel. Bien des années plus tard, le Traité des lois civiles le ravit, parce qu’il y trouva une théorie et les principes généraux du droit, et il célébra Domat comme « le restaurateur de la raison dans la jurisprudence ».

Il fallut bien, malgré son dégoût, qu’il entrât chez son beau-frère Dongois, pour se former à la procédure, et qu’il se fît recevoir avocat (1656). Il ne plaida guère, s’il plaida jamais : attendant le client, sans impatience, dans un coin de la Grand’Salle du Palais, il divertissait les clercs de ses saillies facétieuses ou mordantes. Déjà il avait commencé à faire des vers : une tragédie romanesque esquissée au collège, une énigme en vers, deux chansons à boire, un sonnet galant, et des vers latins, tels furent les premiers essais de celui qui devait se montrer impitoyable aux poètes de cabinet, aux doucereux, aux romanesques, aux « latineurs », et à l’abbé Cotin, l’illustre inventeur de l’énigme française. Émule de Chapelain autant que de Malherbe, il s’éleva même jusqu’à l’ode, et lançant l’invective contre les Anglais forcenés, il prédit des batailles navales, des cadavres flottant sur les eaux, et les « baleines du Nord » courant en foule à cette proie. Il paraît que l’on n’enseignait pas encore l’histoire naturelle dans les collèges.

La mort de son père, arrivée en 1657, lui permit de suivre librement sa vocation. Ce poète de vingt et un ans, livré soudain à lui-même après des années de contrainte, se conduisit alors avec une raison singulière : ce fut un mélange de prudence avisée et de dignité fière. D’abord sa liberté ne l’enivra pas : content de se sentir maître de sa volonté et de l’usage de son esprit, il continua de résider dans la maison de la cour du Palais qui avait passé à son frère Jérôme ; ce fut sans doute alors que, selon son expression, il « descendit au grenier », de l’étroite guérite sous le faîte du toit, où il avait logé jusque-là. Plus tard, on le trouve installé chez Dongois le greffier : il y vivait le jour, et avait pour la nuit une chambre au cloître Notre-Dame chez le chanoine Dreux. Après le mariage de Mlle Dongois avec M. Gilbert de Voisins, quand les enfants, « le tintamarre des nourrices et des servantes », forcent notre vieux garçon de poète à déloger, il va occuper, toujours au cloître Notre-Dame, dans la maison du chanoine Lenoir, « une chambre au premier étage, ayant vue sur la terrasse qui donne sur l’eau ». Son mobilier était d’une simplicité très bourgeoise. Ses habitudes étaient modestes, quoiqu’il fût assez riche sur ses vieux jours pour se donner un carrosse.

Il était bon ménager de son argent, très exact à tenir ses comptes, rangé et un peu serré, comme le plus bourgeois des marchands de la rue Saint-Denis. Mais ne nous y trompons pas : ce n’est pas l’argent qu’il aime, c’est l’ordre. Il compte, parce que c’est la raison. Au reste, il est généreux : il donne de l’argent à Linière qui court le chansonner au cabaret voisin ; il offre d’abandonner sa pension pour faire rétablir celle du vieux Corneille ; il achète à Patru sa bibliothèque, à condition qu’il continue de la garder chez lui sa vie durant. Par un scrupule de conscience, il rendit un bénéfice qu’il avait obtenu du temps où on le destinait à l’Église, et il restitua même une somme égale à tous les revenus qu’il avait touchés. Tout cela n’est pas d’un avare, ni même d’un homme qui tient à l’argent. Il administrait prudemment son bien, parce que l’économie le mettait à même de faire de la littérature comme il l’entendait. Et il l’entendait de haute et fière façon : il lui répugnait de faire de la poésie un gagne-pain ; on dit qu’il ne reçut jamais rien des libraires que ses œuvres enrichissaient. Il excusait Racine de recevoir des droits d’auteur, mais il n’osa pas pour lui de la permission qu’il donnait à autrui. Il eût cru s’amoindrir et ravaler son art, s’il en avait vécu. Il ne voulait pas davantage se mettre à la suite des grands, et s’en faire le « domestique » : il ne reçut de grâces que du roi, c’est-à-dire de l’État. Avec de telles maximes, on peut lui pardonner de l’avoir pas jeté l’argent : ses bonnes rentes, c’était l’indépendance. Par elles, il pouvait ne travailler que pour lui, c’est-à-dire pour l’idéal qu’il avait conçu.

Il dédaigna même de s’assurer le patronage d’un de ses frères, qui était déjà un personnage dans le monde des lettres. Gilles Boileau, traducteur et poète, tenait la philosophie, la galanterie, tous les genres de prose et de vers à la mode. Précieux à l’occasion, s’entendant à aiguiser la pointe précieuse comme à enfler la fade hyperbole, il se vantait surtout d’avoir « l’humeur critique » et d’avoir, dès ses plus jeunes ans, « appris l’art de railler les gens ». Il s’y entendait en effet, et dans ce temps de polémiques virulentes et d’aigres personnalités, parmi ces gens de lettres hargneux et querelleurs comme des mâtins, nul n’emportait mieux la pièce. Scarron et Ménage en savaient quelque chose, et le prudent Chapelain avait sacrifié de vieux amis, Ménage et Pellisson, pour se faire bien venir d’un si terrible railleur : il l’avait aidé à entrer à l’Académie. Bientôt il le recommandera à Colbert, et lui fera donner 1 200 livres « pour l’encourager à continuer son application aux belles-lettres ». Avoir un frère académicien, et ami de M. Chapelain, c’était une bonne fortune pour un débutant. Despréaux ne semble pas s’en être avisé. Loin de se ménager l’appui de son frère, il se l’aliéna. Des questions d’intérêt les divisèrent. Despréaux mit son frère dans une de ses satires en fort mauvais lieu, et rima des épigrammes contre lui : il eut tort sans doute ; au moins ne l’accusera-t-on pas de souplesse intéressée.

On a dit que Gilles ne put pardonner à son cadet de faire les vers mieux que lui. C’est méconnaître un peu naïvement l’amour-propre des poètes : à la façon dont Gilles parle de lui-même, nul talent ne devait l’inquiéter. Il serait plus vrai de dire que l’auteur des Satires ne pouvait être l’ami de Chapelain et de Cotin, ni de leurs amis. On conte que « Despréaux alla lire une de ses premières pièces à l’hôtel de Rambouillet : il n’y eut pas de succès, et on l’engagea à prendre une espèce de poésie moins odieuse et plus généralement approuvée des honnêtes gens que la satire. Chapelain et Cotin appuyèrent aigrement l’avis d’Arténice et de Julie ». Gilles, qui peut-être avait introduit son cadet dans le fameux réduit, sentit qu’il fallait faire un choix. Il choisit Chapelain : c’était alors de bonne politique. Plus tard il se réconcilia avec son frère, et j’imagine, au contraire de ce qu’on dit, que le succès des Satires ne nuisit pas au raccommodement.

À défaut de protecteurs, notre poète de vingt-trois ans trouva vite des alliés, et à défaut de frère, des amis : Furetière d’abord, esprit mordant et sensé, puis Racine, attiré vers l’homme par la pénétrante justesse de quelques observations critiques qu’on lui rapporta ; puis La Fontaine et Molière, enfin Chapelle, un homme d’esprit à qui son extrême paresse donnait le goût du naturel. De tempéraments très divers, et de talents très inégaux, tous ces nouveaux amis du satirique sont des gens que la littérature à la mode, emphatique ou précieuse, romanesque ou burlesque, ne satisfait plus.

La page charmante du roman de Psyché, où La Fontaine a peint cette intimité délicieuse de nos grands écrivains, est dans toutes les mémoires : il serait oiseux de la citer. Mais souvenons-nous que le bonhomme est poète, même quand il écrit en prose. Il dit vrai ; et il embellit tout ce qu’il touche. Il faut ajouter à son aimable tableau quelques couleurs plus crues. Car ces écrivains, que l’admiration de trois siècles a fixés dans une sorte de majesté hiératique, c’étaient les « jeunes » de ce temps-là, et jeunes ils étaient vraiment et d’allure et d’esprit. D’abord, ils avaient la joie, la joie des esprits sains et florissants : le plus mélancolique était encore le comédien, assombri par une observation trop pénétrante du monde. La Fontaine jouissait de tout en enfant, et en poète : sa distraction égayait les réunions quand sommeillait sa fantaisie. Racine et Boileau étaient dans la première jeunesse, l’un brûlant de passion, l’autre content de vivre et d’être libre, ami du rire et des malins propos. On se réunissait chez l’un ou chez l’autre, chez Boileau, s’il est vrai qu’il ait demeuré rue du Vieux-Colombier, chez Furetière. On allait parfois, par un beau jour, à Meudon, à Versailles : et c’est là qu’après s’être bien promenés, ils s’asseyaient pour écouter la lecture de Psyché. Mais le plus souvent on s’attablait dans quelque cabaret fameux, au Mouton blanc, ou à la Croix de Lorraine, place du Cimetière-Saint-Jean, ou encore à la Pomme de pin, la taverne légendaire qu’avaient hantée Villon et Régnier, et que tenait alors Crenet, immortalisé par un vers de Boileau. Ces cabarets sont ce que furent plus tard les cafés : les beaux esprits, amateurs et gens de lettres, s’y réunissent. Mais il y a la différence des siècles et des mœurs : le xviie  siècle est encore plus robuste qu’élégant ; il a plus de sève et de fougue que de raffinement et de mièvrerie. Sa force éclate sous la délicatesse dont il essaye de la revêtir, d’autant plus artificielle et compassée que l’être intérieur se laisse plus malaisément contenir. On buvait sec dans les cabarets littéraires, et l’on ne s’y grisait pas seulement de paroles. La femme de Diderot lui donnait six sous pour aller disputer à la Régence ; Boileau et ses amis, s’il faut en croire la tradition, consommaient plus largement, et n’étaient pas toujours fermes sur leurs jarrets, quand ils regagnaient leurs logis. Cet ivrogne de Chapelle ne fût pas resté longtemps dans une réunion de sobres causeurs. On trouvait au fond des pots les idées hardies ou plaisantes ; d’insolentes facéties, comme le Chapelain décoiffé, et la Métamorphose de la perruque de Chapelain en astre, naissaient comme d’elles-mêmes après boire ; et si l’on examinait souvent quelque point de doctrine, la raison d’un usage ou d’une règle, si ce fut vraisemblablement dans ces conversations autour de la table que nos écrivains prirent conscience de leur rôle, et que Boileau exerça sur leur génie une sorte de direction salutaire par la droiture de son sens critique, il ne faut pas oublier que ces bons compagnons faisaient une besogne sérieuse très peu sérieusement, sans morgue dogmatique, sans tapage et sans pose, n’ayant l’air de songer et ne songeant en effet qu’à se divertir. Boileau n’était pas le dernier à couper de saillies imprévues les discussions qui tournaient au grave, et évoquait du fond de ses souvenirs d’étranges figures de plaideurs, entrevues jadis au Palais ou dans l’étude de son beau-frère, pour fournir quelques plaisantes scènes aux Plaideurs de Racine.

Faut-il rappeler cette espièglerie de rapin, dont Racine et Boileau s’avisèrent un jour, quand après les premières Satires Racine mena son ami chez l’illustre Chapelain, à qui il le présenta sous le nom de bailli de Chevreuse ? Le bonhomme, assez mal vêtu à son ordinaire, ayant sur la tête son immortelle perruque, quelques maigres tisons de l’an passé faisant mine de se consumer dans sa cheminée, combla de civilités son protégé et le provincial qu’on lui annonçait comme un admirateur de la Pucelle. Par malheur, la conversation vint à tomber sur la comédie, et le faux bailli s’échauffa sur l’éloge de Molière : il allait se trahir, si Racine ne l’eût emmené, juste à point pour n’être pas reconnu par Cotin, qu’ils rencontrèrent sur l’escalier. On a tant défiguré le vrai caractère de Despréaux, qu’il n’est pas inutile de le montrer capable d’une assez mauvaise farce.

Il n’importe pas moins d’établir que ce très raisonnable poète aimait la bonne chère, et savait aussi bien ordonner un dîner qu’un poème selon les règles. C’est l’éloge que lui donna le comte de Broussin, un des fins gourmets de ce siècle qui fut classique même à table, un jour que Boileau l’avait traité avec le duc de Vitry, Gourville et Barillon. Une autre fois, il recevait à souper le duc de Vivonne, car il hantait maintenant les nobles compagnies. J’imagine qu’il avait connu ces amis qualifiés au cabaret, ou chez les comédiennes, près desquelles son ami Racine l’avait introduit. Et notons-le, pour saisir la physionomie de Despréaux dans son véritable jour, il aborde la bonne compagnie par son côté le moins grave, celui des libertins et des viveurs. Ces Vitry, ces Vivonne, ces Gourville n’ont pas l’esprit plus réglé que les mœurs ; Barillon, l’ami de La Fontaine, appartient à ce groupe sceptique que Saint-Évremond représente devant la postérité ; et c’est chez Broussin, devant Boileau, que l’épicurien Molière, s’il faut en croire la légende, lisait sa traduction perdue de Lucrèce. Au temps même de l’Art poétique, en 1671, dans la pleine maturité de son admirable raison, Boileau, qui approche de ses trente-cinq ans, fréquente chez la Champmeslé et chez Ninon de Lenclos. Il n’y va pas pour le même intérêt que Racine : nulle fougue des sens, nulle ivresse du cœur ne l’entraîne, et l’on ne saisit même pas dans son œuvre, comme dans un coin du livre de La Bruyère, la trace d’une joie ou d’une souffrance qui lui soit venue par la femme. Tout se termine pour lui à la table, aux fins soupers, et aux débauches d’esprit. Un jour, avec Molière, entre Ninon et Mme de La Sablière, il fabrique le latin macaronique du Malade imaginaire. D’autres fois il venait boire le champagne chez la Champmeslé, entre le mari et Racine, qui faisait les frais de la fête : ou bien il présidait une partie carrée, Racine avec la Champmeslé, le jeune Sévigné avec Ninon : et c’étaient « des soupers délicieux, c’est-à-dire des diableries ». Nous pouvons croire Mme de Sévigné ; on sait ce qu’est Ninon, et pour s’asseoir entre la philosophe et la comédienne, il fallait n’être assurément ni prude ni dévot.

Cependant les Satires circulaient ; on les récitait, on en donnait des copies, enfin on les imprimait (1666) ; un plaisant dialogue sur les romans, que Sévigné récitait à merveille, courait aussi le inonde. Despréaux était célèbre, et ne voyait plus seulement les grands seigneurs en terrain neutre, au cabaret ou chez des filles. Le monde, le vrai inonde le recherchait ; on était curieux de le voir, de l’entendre lire ses œuvres : d’autant qu’il avait un vrai talent de lecteur, et doublait la beauté de ses vers par la justesse de la diction. Plusieurs satires sont produites d’abord chez Mme de Guénégaud et chez le duc de Brancas. L’Art poétique et le Lutrin excitent une vive curiosité ; et les lectures se multiplient : lecture du Lutrin au Luxembourg, chez Segrais ; lectures de l’Art poétique chez Gourville, chez Pomponne, chez le cardinal de Retz, chez Mme de Montespan. Et quel auditoire dans toutes ces maisons : La Rochefoucauld, Caumartin, Mmes de Sévigné, de La Fayette, de Coulanges, de La Sablière, Mme Scarron, Mme de Thianges, tout ce que la postérité connaît comme la plus exquise élite des honnêtes gens d’alors !

Seulement Despréaux n’avait pas toujours été du dîner ou du souper après lequel il était convié à charmer de ses vers la noble compagnie. En somme, il ne fut jamais qu’un étranger de passage dans les salons : il y était infiniment moins chez lui que les Voiture et les Chapelain dans les réduits des Précieuses. Il vécut pour ainsi dire sur la frontière de la société noble, sans bouder, mais sans s’insinuer, se tenant à sa place, dans son monde, par indépendance tout à la fois et par respectueuse modestie. Il ne voulait pas s’aliéner, et il n’aimait pas à se contraindre. Et puis il ne se sentait pas maître du terrain. Ses ennemis, tout couverts de ridicule, ne lui cédaient pas la place. Cotin ne disparut qu’après les Femmes savantes. Chapelain garda toute sa vie la confiance de Colbert ; Mme de Sévigné le visita jusqu’au dernier jour, et quand il fut mort, en plein triomphe apparent de Despréaux, Retz maintenait, non sans impatience, que Chapelain « enfin avait de l’esprit ». On sait le traitement dont le duc de Montausier estimait que l’auteur des Satires était digne pour avoir médit de Chapelain. Ni le Discours sur la satire (1668), ni les flatteuses avances de l’Épître VII (1675) ne le désarmèrent : encore en 1683, il intriguait pour fermer l’Académie à Despréaux, et ce fut seulement à la fin de cette année, que ce brutal seigneur déposa sa rancune, en souple courtisan qu’il était au fond, devant la protection hautement déclarée du roi.

Cependant si les survivants de la préciosité et de la Fronde ne s’abandonnaient pas tout à fait, il ne manquait pas de gens dans la jeune génération pour soutenir le poète de la raison. S’il avait eu un peu de manège, il n’eût tenu qu’à lui de s’implanter dans le grand monde. À la cour même, il avait eu de bonne heure des défenseurs : le chirurgien Félix ; La Rochefoucauld et son fils ; Dangeau ; et puis, conquête plus précieuse, tous les Mortemart, chez qui il semblait que l’esprit fut un héritage de famille. Le duc de Vivonne eut avec Despréaux des relations presque familières, vu la différence des rangs. Mme de Thianges et Mme de Montespan partageaient le goût de leur frère pour ce solide esprit. Mme de Thianges applaudissait à la mission qu’il s’était donnée de régler la poésie ; une anecdote curieuse du Menagiana en fait foi.

En 1675, Mme de Thianges donna en étrennes une chambre toute dorée grande comme une table à M. le duc du Maine. Au-dessus de la porte, il y avoit en grosses lettres Chambre du Sublime. Au dedans un lit et un balustre avec un grand fauteuil dans lequel étoit assis M. le duc du Maine fait en cire fort ressemblant. Auprès de lui, M. le duc de la Rochefoucauld, auquel il donnoit des vers pour les examiner. Autour du fauteuil, M. de Marsillac, et M. Bossuet, alors évêque de Condom. À l’autre bout de l’alcôve, Mme de Thianges et Mme de la Fayette lisoient des vers ensemble. Au dehors du balustre, Despréaux, avec une fourche, empêchoit sept ou huit méchans poètes d’approcher. Racine était auprès de Despréaux, et un peu plus loin La Fontaine, auquel il faisoit signe d’approcher. Toutes ces figures étoient de cire en petit, et chacun de ceux qu’elles représentoient avoit donné la sienne.

Ce jouet ingénieux était l’expression du goût fin de la jeune cour. La Fontaine, à qui l’Art poétique ne s’était pas ouvert, trouve place dans la Chambre du Sublime. Molière n’y figure pas : est-ce parce qu’il était mort ? ou pour sa profession de comédien ? ou parce que ses comédies étaient trop bourgeoises pour le goût des courtisans ?

Pour Mme de Montespan, son estime pour l’auteur des Satires et de l’Art poétique nous mène à faire une observation intéressante. Il est singulier que, de Racine et de Boileau, Mme de Montespan, la maîtresse sensuelle et passionnée, préfère le raisonnable et froid Boileau : tandis que c’est Mme de Maintenon, la sage et discrète personne, qui préfère la poésie tendre et troublante de Racine. On s’attendrait au contraire : mais ces préférences littéraires jettent une vive lueur sur les dessous des caractères. Mme de Montespan, avec sa vie scandaleuse, est une « intellectuelle », et c’est chez la prude que couvent tous les feux de l’imagination et de la sensibilité.

Despréaux ne semble pas avoir mis d’empressement à profiter des ouvertures qu’il avait à la cour. Le roi depuis longtemps avait marqué du goût pour ses vers, jusqu’à quitter le billard une fois pour les entendre, quand Vivonne lui amena le poète, qui récita des morceaux du Lutrin et la fin de la Première Épître, retouchée selon les avis de Condé et débarrassée de la fable insipide de l’Huître et les Plaideurs. Le roi fut charmé des quarante derniers vers, qu’il ne connaissait pas. Il loua le poète, lui donna deux mille livres de pension, avec un privilège pour l’impression de ses ouvrages. Cette scène n’a pu se passer avant 1672. Car le Lutrin ne fut commencé et la Première Épître corrigée que cette année-là. De plus, quel que fût le crédit de Chapelain, et sa page contre ce « satirique effréné », cette « liasse canaille » de Despréaux, aurait-il osé ou pu faire retirer un privilège accordé de la propre bouche du roi ? Or ce fut le 4 avril 1672 que Chapelain obtint de Colbert le retrait du privilège, extorqué, disait-il, par surprise. Il faut placer après cette date la présentation de Despréaux au roi, et les marques de bienveillance qu’il en reçut : c’est sans doute ce privilège si glorieusement recouvré qu’il céda au libraire Thierry, pour imprimer l’édition qui parut en 1674. Quant à la pension, Boileau n’en remercia le roi qu’en 1675 par l’Épître VIII, et les registres des Comptes des bâtimens du roi nous apprennent qu’il ne commença à la toucher qu’en 1677.

Voilà donc Boileau courtisan, et courtisan agréable au roi. Ce serait ici le lieu d’examiner l’accusation tant de fois répétée et si ridiculement grossie qui fait du poète le plat flatteur de Louis XIV. Évidemment les louanges du roi abondent dans les vers de Despréaux : si elles sont méritées, et si elles sont sincères, il est superflu de le rechercher ; ni s’il n’y a pas là une forme de sentiment trop effacée de nos âmes depuis un siècle pour que nous la puissions comprendre. J’admettrai que Boileau a forcé la note, et que nous avons aujourd’hui un plus juste sentiment de la dignité personnelle. Mais s’il y a excès ou mensonge dans l’éloge qu’il fait du roi, c’est à son siècle, et non à lui, qu’il faut faire le procès. Il a pensé, il a parlé comme tout le monde de son temps pensait et parlait. Loin d’avoir dépassé la mesure de langage usité en ce temps-là quand il s’agissait de Louis XIV, il se fit accuser par ses ennemis de froideur et de mauvaise volonté, et l’on trouvait trop de réserve, et plus de leçons que de compliments, dans les morceaux qui nous paraissent, à nous, de pures flatteries.

Au reste, autant que la chose était possible alors, même à la cour, et même devant le roi, Boileau gardait son indépendance et la franchise de son jugement. Dans cette province de la poésie et du goût, où il se retranchait, il ne reconnaissait de souveraineté que celle de la raison universelle, qu’il écoutait parler en lui-même. Il y a vingt anecdotes qui le prouvent, et que tout le monde a lues : Boileau trouvant des vers du roi mauvais, ou trouvant mauvais des vers que le roi avait trouvés bons ; Boileau maintenant contre le roi la bonté d’une locution dont la familiarité choquait la délicatesse du roi ; Boileau lâchant de vives saillies contre « ce misérable cul-de-jatte de Scarron », devant le roi et Mme de Maintenon, au grand désespoir de Racine, qui était infiniment plus courtisan, et menaçait son ami de ne plus se montrer avec lui à la cour.

Sa franchise, au reste, et ses étourderies ne lui aliénaient pas le roi, dont l’esprit droit et le ferme sens étaient merveilleusement propres à goûter les qualités essentielles de Despréaux. En 1677, Louis XIV lui commanda, ainsi qu’à Racine, de « tout quitter » pour se consacrer à écrire son histoire, et Boileau, selon ses propres expressions, « renonça » dès lors à la poésie : non pas aussi complètement que son ami, il n’en avait pas les mêmes raisons intimes ; mais deux chants du Lutrin, trois satires et trois épîtres, une ode et quelques épigrammes, voilà tout le bilan de son activité poétique pendant plus de trente années qu’il lui restait à vivre.

Nous ne savons ce qu’aurait été le règne de Louis le Grand raconté par Racine et Boileau : leur manuscrit, inachevé, périt en 1726 dans un incendie. Sans doute, c’eût été une pièce d’éloquence remarquable, et une médiocre histoire. Outre qu’il était difficile de voir et d’écrire la vérité sur Louis XIV de son vivant, on n’avait pas en France au xviie  siècle une idée fort juste des qualités et des devoirs de l’historien : quelques bénédictins savaient seuls alors ce qu’il faut de science, de critique et de détachement pour en bien faire le métier.

Racine et Boileau firent de leur mieux. Ils se faisaient expliquer les traités et les campagnes, interrogeaient Vauban, Luxembourg, Chamlay, Louvois, ramassaient de tous côtés des mémoires, et sans s’embarrasser d’une haute philosophie, tâchaient de mettre les faits dans un bon jour et en bel ordre. Cela n’allait pas sans peine parfois : Despréaux n’arriva jamais à comprendre les causes de l’invasion de la Hollande. Ce qui leur coûta le plus, c’est que pour conter les actions du roi, il fallait accompagner le roi. La première année, tandis que le roi allait en Flandre, ils restèrent à Paris, et s’en tirèrent par un mot d’esprit : « Leurs tailleurs avaient été plus longs à leur faire des habits de campagne que Sa Majesté à prendre les villes qu’elle assiégeait. » Mais l’année suivante, il fallut partir ; et leur ignorance des choses militaires, leur gaucherie à cheval, leur peu d’inclination à se faire tuer, donnèrent lieu à toute sorte d’épigrammes et d’anecdotes, dont s’amusèrent leurs ennemis, leurs envieux et la malignité secrète des indifférents. Nous connaissons tous ces méchants propos par Mme de Sévigné, qui dépeint à son cousin Bussy « ces deux poètes historiens, suivant la cour, plus ébaubis que vous ne le sauriez penser, à pied, à cheval, dans la boue jusqu’aux oreilles ». Pradon ne nous en dit pas plus, avec plus d’aigreur, quand dans de mauvais vers oubliés, il représente « les Messieurs du Sublime », une longue rapière au côté, importunant les généraux, moqués des soldats, notant sur leur carnet des termes de l’argot militaire, ici jetés par leur cheval dans un noir bourbier, là tirant de longues lunettes pour regarder l’ennemi de très loin. Pradon n’est qu’un écho, évidemment : ce qui ne veut pas dire qu’il y ait grand’chose de vrai dans tout cela. Mais ses médisances et celles de Mme de Sévigné prouvent une chose : nos deux poètes ne sont pas à leur place dans un camp. Ils n’ont pas la désinvolture du courtisan, homme de cheval et homme d’épée, même quand il n’a pas le cœur d’un soldat. Aux yeux de tous, et par leurs allures, leurs habitudes, leurs propos, ce sont deux bourgeois qui devraient être ailleurs : ni Voiture, ni Sarrazin, ni Saint-Amant, aucun des poètes de l’âge précédent, n’eût paru aussi dépaysé, et leur présence eût semblé naturelle dans la foule des gentilshommes qui suivaient le roi.

Boileau fit encore deux voyages, en Alsace et en Flandre ; puis il se tint en repos, laissant à Racine la principale part de travail, comme aussi des libéralités royales, qui semblent s’être proportionnées à l’activité déployée par chacun des deux collaborateurs. Au reste, le roi ne cessa d’être satisfait de son application, et il le lui témoigna en le faisant entrer à l’Académie, presque malgré la compagnie.

En dépit de cette faveur déclarée du roi, notre poète ne fut jamais autant de la cour que Racine. Plus froid et moins souple, de jour en jour aussi moins valide, il s’en retira peu à peu : après la mort de Racine, il n’y vint plus qu’une seule fois. Il y avait longtemps qu’il avait renoncé aux cabarets et à la société des comédiens. Et le monde même, maintenant qu’il ne produisait presque plus rien, ne le recherchait plus, et ne le voyait guère. En dehors de quelques amis très intimes et de son rang, il n’avait guère habitude que chez le Premier Président, M. de Lamoignon. Tandis que, sous l’apparence de la dévotion, la cour inclinait au cynisme débraillé, et que dans les salons commençait à éclore une nouvelle sorte de préciosité, philosophique et scientifique, l’hôtel de Lamoignon continuait la tradition des anciennes maisons de magistrats, graves et décentes, où toutes les belles éruditions étaient en honneur, où le bel esprit même et la plaisanterie s’enveloppaient de doctrine. Tous les lundis, le Premier Président réunissait à sa table vingt-six personnes, magistrats, érudits, poètes, gens d’Église. C’étaient Guy Patin et son cher Carolus, Huet, Ménage, Pellisson, Bossuet, Fleury ; les plus fins jésuites, Rapin, Bouhours, Ménétrier ; l’abbé Jacques Boileau, frère de notre poète, le savant et bizarre auteur de l’Histoire des flagellants, dont on disait qu’il avait plus l’air d’un docteur de la comédie italienne que d’un docteur de Sorbonne. La conversation allait son train dans ces assemblées, non pas mondaine, légère et vagabonde, mais s’arrêtant, s’étalant sur les sujets de littérature, de philosophie, de religion, d’érudition, tantôt inclinant à la conférence académique, tantôt s’échauffant et tournant à la controverse oratoire. C’était après une vive discussion sur le poème épique, et pour montrer que ce genre ne doit pas être chargé de matière, que Despréaux, mis au défi, entreprenait de chanter la querelle des chantres et des chanoines de la Sainte-Chapelle.

À la fin de l’été, pendant les vacances du Palais, M. de Lamoignon s’en allait à Bâville, entre Chartres et Rambouillet. Une partie de sa société l’y suivait ou l’y visitait. Là, on s’émancipait à de plus vives gaietés, encore bien inoffensives : comme il arrive souvent aux gens voués par profession aux graves pensées et aux travaux sérieux, ces magistrats, ces savants et ces prêtres ont le rire serein et facile de l’enfance. Il faut peu de chose, et rien de complexe ou de raffiné, pour les mettre en belle humeur. La Rochefoucauld et Despréaux unissent leur génie pour deviner des rébus que le Grand Condé envoie de Chantilly, et pour en combiner d’autres, qu’ils lui proposent. Une autre fois (c’était à la noce de M. de Bâville) on s’amuse de la colère du P. Bourdaloue, dont Boileau toujours satirique a logé malignement le nom à la fin d’une chanson à boire.

À Bâville ou à Paris, depuis le temps même des Satires, notre poète tenait une grande place dans le cercle des Lamoignon. Ce n’est pas qu’il ait jamais été un brillant causeur ; il manquait de verve, et sa conversation était aimable, mais un peu traînante. Il n’avait pas l’esprit du monde, l’art de faire de rien une chose exquise, l’agilité de la fantaisie légère qui effleure tout. Il lui fallait les sujets qui ont du corps et les entretiens prolongés, où l’on peut s’appesantir sans faire l’effet d’un lourdaud, et s’échauffer sans devenir ridicule. Il se trouvait à l’aise à l’hôtel Lamoignon, parmi tous ces hommes dont les uns appartenaient à la littérature et les autres n’étaient jamais las d’en entendre parler. Il aimait à disputer ; il était têtu, et ne lâchait jamais pied. La contradiction l’excitait peu à peu ; il avait alors des traits imprévus dont la précision assommante mettait les rieurs de son côté. Ce n’était pas ce que nous appelons l’esprit : cette plaisanterie qui se prépare et s’amène de loin, qui a toute une mise en scène, qui se distribue et s’étale dans une série de répliques, nous paraît un peu apprêtée et pesante. Cela ne ressemble pas aux fusées d’imagination qui partent au hasard dans nos conversations. L’esprit d’autrefois était un jeu savant, une escrime réglée : il y fallait de l’invention, mais aussi du jugement, de la raison et de la science. À ce vieux jeu, Boileau était passé maître. Il excellait à engager l’adversaire, à en tirer les ripostes qui insensiblement le découvraient. Il savait mettre en valeur un argument foudroyant par d’astucieux silences qui le faisaient croire lassé ou vaincu. C’était un mélange original de malice bourgeoise, et de mouvements littéraires, employés avec une aisance, un à-propos saisissants, et soutenus d’une mimique expressive : car Boileau jouait en perfection ses plaisanteries.

Un jour, à Bâville, on disputait sur l’amour de Dieu, et un père jésuite soutenait que dans la Pénitence la contrition n’est pas nécessaire, et que l’attrition, causée par la crainte de l’enfer sans amour de Dieu, suffit à la justification du pécheur. Depuis longtemps on bataillait, et Despréaux n’avait rien dit encore : soudain il se lève, marche au père Cheminais, et lui lance avec son impeccable diction cette éclatante tirade : « Ah ! la belle chose que ce sera, au jour du dernier jugement, lorsque Notre-Seigneur dira à ses élus : “Venez, les bien-aimés de mon Père, parce que vous ne m’avez jamais aimé de votre vie ; que vous avez toujours défendu de m’aimer, et que vous vous êtes toujours fortement opposés à ces hérétiques, qui voulaient obliger les chrétiens de m’aimer ! Et vous, au contraire, allez au diable, et en enfer, vous les maudits de mon Père, parce que vous m’avez aimé de tout votre cœur, et que vous avez sollicité et pressé tout le monde de m’aimer.” » Cette prosopopée, sous laquelle le Père demeura comme étourdi, devint un des beaux morceaux de l’Épître sur l’Amour de Dieu.

Qui ne se rappelle une autre exquise scène de comédie, à laquelle Mme de Sévigné nous fait assister ? Despréaux, avec une adresse perfide, se fait prier et supplier par un Père Jésuite de lui nommer l’unique moderne qui surpasse à son gré les anciens ; à ce nom de Pascal, si malignement retenu et brusquement lâché, stupeur du bon Père, qui gratifie d’une épithète injurieuse l’auteur des Provinciales ; là-dessus, voilà notre poète hors de lui, qui oublie son artificieuse ironie, et s’emballe à fond, criant, trépignant, et courant d’un bout de la chambre à l’autre, sans plus vouloir approcher d’un homme capable de trouver Pascal faux : cette merveilleuse page, dont je ne puis reproduire la couleur et la vie, donne la sensation de l’homme même : c’est bien lui, avec sa malice railleuse et sa sincérité passionnée, et toujours prenant trop au sérieux les idées pour s’en jouer avec la grâce indifférente de l’homme du monde, qui sacrifie sans hésiter n’importe quelle opinion à la moindre des bienséances.

On voit en même temps par ces anecdotes que Despréaux avait souvent maille à partir avec les jésuites, et j’imagine qu’à les rencontrer souvent chez Lamoignon, il devint janséniste par contradiction. Il n’était guère dévot en sa jeunesse, lorsqu’il buvait avec Vivonne et soupait chez Ninon. Et cela paraissait dans ses œuvres. Quand il se représentait, naïf croyant pour qui « c’est Dieu qui tonne », en face de l’esprit fort qui

Prêche que trois font trois et ne font jamais un ;

quand il défendait Tartufe contre les « bigots » soulevés, et que dans ce Lutrin d’une ironie vraiment si laïque, il tirait ses effets comiques d’une bénédiction sacerdotale, ou lâchait des traits comme celui-ci :

Abîme tout plutôt, c’est l’esprit de l’Église,

assurément Pradon avait tort de l’accuser d’athéisme, mais assurément aussi il ne pouvait passer pour un chrétien bien fervent, ni surtout pour un janséniste.

En vieillissant, il ne change pas au fond de sentiment. Il a toujours des libertés de pensée et de langage, un penchant à soupçonner le zèle d’hypocrisie, une révolte de la raison contre les sanglants effets des querelles théologiques et de la ferveur religieuse, qui ne sont certes pas d’un dévot. Tels vers de ses derniers temps ont l’accent de Voltaire1.

Son jansénisme était fait de taquinerie contre les jésuites et d’amitié pour Arnauld et Nicole : il y entrait surtout de purs sentiments d’honnête homme, un large esprit de tolérance, la haine des faux-fuyants et des équivoques, une sympathique admiration pour la hauteur morale de la doctrine janséniste et pour l’austère vertu de ses défenseurs. Louis XIV, si déclaré contre Port-Royal, ne s’y trompa point, et laissa Boileau manifester ouvertement son attachement au grand Arnauld ; Racine se demandait comment son ami prenait impunément des libertés que lui-même n’eût pu hasarder sans se perdre : c’est que le roi savait bien que Despréaux, quoi qu’il put dire ou faire, n’était pas de la secte. Et nous le voyons en effet cultiver l’amitié des pères Rapin, Bouhours, Bourdaloue, Thoulier, aussi soigneusement que celle d’Arnauld et de Nicole. Il écrit à Arnauld lui-même qu’il n’a pas pris parti sur le fond de la dispute des Provinciales, et dans une lettre à Racine il se moque également de la grâce augustinienne efficace et de la molinienne suffisante. Il se dit molino-janséniste : c’est-à-dire qu’il n’est ni moliniste ni janséniste, ne voyant dans la querelle qu’« une dispute de mots », où l’on ne s’entend de part ni d’autre. Au fond, il ne comprend rien à la fureur des disputes théologiques : son parti à lui, c’est le sens commun, et il n’entre dans le jansénisme que jusqu’où le sens commun le mène.

Et même sa raison, c’est déjà celle qui ébranlera le dogme : s’étonner de l’intolérance, c’est nier au fond l’autorité et l’infaillibilité de l’Église. Boileau avait trop de gravité, trop de respect des traditions et de l’ordre établi, pour embrasser une philosophie téméraire et frondeuse. Il se croyait chrétien parce qu’il allait à la messe, et orthodoxe parce qu’il professait de croire en gros ce que croit l’Église, en méprisant comme chicanes toute cette théologie qui limite le dogme et détermine l’hérésie. Au fond, sous le chrétien sommeillait le déiste. Dieu était nécessaire à sa raison ; et c’était le Dieu de sa raison qu’il adorait dans les Trois personnes du Dieu catholique. Moins détaché que Molière, moins hostile que Voltaire, son acte de foi est un acte de sens propre, indépendant et réfléchi. Boileau est tout simplement un cartésien, de ce premier cartésianisme, encore inconscient de sa nature intime et qui se flattait de donner un appui à la foi qu’il était fait pour ruiner. Bossuet, avec cet infaillible coup d’œil qui saisissait les conséquences lointaines dans les principes cachés de toutes les doctrines, ne prenait point le change. S’il louait l’« hymne inspiré » de l’amour de Dieu, le tour de raillerie du satirique l’inquiétait, et les condamnations sévères qu’il portait sur certaines satires nous montrent qu’il avait pressenti chez Despréaux une raison déjà émancipée : comme Descartes, ce n’était là pour lui qu’un allié d’occasion, capable d’être l’ennemi du lendemain.

Nous connaissons mieux les dernières années de Boileau que sa jeunesse et sa maturité, grâce à sa correspondance : de 1687 à 1699 s’étend la correspondance avec Racine, et précisément en 1699, quand celle-ci cesse, nous voyons s’en établir une autre avec Brossette, qui nous conduit jusqu’à la mort du poète. Les lettres de Boileau n’ont pas le charme ni l’esprit qu’on trouve dans celles de Racine et de Fénelon. Une chose lui manque, et lui a toujours manqué, c’est l’abandon, la richesse des émotions intimes et le besoin de s’épancher. Il ira à Bourbon-l’Archambault, et il en reviendra, sans rapporter de son voyage une seule impression. « Moulins est une ville très marchande et très peuplée. » Voilà tout ce qu’il a ressenti. Comparez à cette sécheresse La Fontaine s’en allant à Limoges : il n’est pas encore à Étampes, qu’il a vu cent choses, et noté cent impressions, qui se traduiront plus tard par tels vers exquis des Fables. Même avec Racine, qu’il aime tendrement, Boileau ne se livre pas : du moins, il livre ce qu’il a, et c’est peu. Il écrit comme il cause, ou plutôt moins bien qu’il ne cause : car sa verve courte et sèche n’est pas faite pour le monologue ; il lui faut des répliques pour la reposer et de la contradiction pour l’animer. Nous avons peine à nous figurer entre deux amis intimes, deux poètes surtout, ce ton de politesse cérémonieuse et froide. Jamais ils ne manquent de s’appeler « monsieur » ; et « mon cher monsieur » dénote les moments de plus grand abandon et de moindre tenue. La tendresse est en-dessous, dans la pensée et non dans les mots. Racine, ici, n’est pas plus vif que Boileau, c’est un trait des mœurs du siècle.

Comme ils n’écrivent point pour s’épancher ni pour s’amuser, et qu’ils parlent de leurs affaires, leurs lettres en perdent un peu d’éclat et d’intérêt littéraire. Ils se consultent souvent sur leurs productions, défiants d’eux-mêmes, et difficiles à contenter ; car ils ont une idée très haute de la perfection, et ne se lassent point qu’ils ne sentent impossible de s’en approcher davantage : ils donnent et reçoivent des avis et des critiques avec une absolue candeur, et jamais l’amour-propre n’a été plus absent du commerce de deux poètes.

La santé de Boileau est un thème aussi qui n’est jamais épuisé. Il avait senti dès 1662 une difficulté de respirer, puis il était devenu asthmatique, et enfin en 1687 il perdait la voix, cette précieuse voix qui lui était si nécessaire pour disputer à l’Académie des Inscriptions contre le suffisant Charpentier à la voix de tonnerre. Sirop d’abricot, lait d’ânesse, tous les remèdes avaient été inutiles : on envoya Despréaux prendre les eaux de Bourbon, de juillet à septembre 1687. Il nous dépeint dans ses lettres les formalités et cérémonies préparatoires à la prise des eaux, saignées, purgations, etc. ; le médecin Tant-Mieux attestant une amélioration que le malade ne sent pas, et l’apothicaire sourd qui lui affirme que la voix lui revient ; la tragique affaire du demi-bain, et les disputes des médecins dont les uns lui ordonnent de se baigner s’il veut guérir, et les autres le lui défendent s’il tient à la vie ; l’épreuve angoisseuse de ce bain, « ses valets faisant lire leur frayeur sur leurs visages, et M. Bourdier s’étant retiré pour n’être pas témoin d’une entreprise aussi téméraire » ; l’éclatant monosyllabe qu’il articula en sortant de l’eau, et que jamais il ne put arriver depuis à faire sortir une seconde fois de son gosier ; enfin son retour à Paris, et toutes les recettes dont il essaye, sans confiance et jamais tout à fait sans espoir, tisane d’érysimum, grains de myrrhe transparente, et même simple eau de poulet, qui avait rendu la voix à un chantre de Notre-Dame : tout cela fait une comédie digne de Molière.

Il ne faut pas croire que la maladie rendît Despréaux fort morose. S’il s’était à peu près retiré du inonde, il ne menait pas triste vie dans sa maison d’Auteuil, qu’il avait achetée en 1685 et qu’il posséda vingt ans. Il n’y passa plus l’hiver après 1687, mais chaque année, aux beaux jours, il s’y installait avec joie. Il aimait la société et recevait de nombreuses visites. Racine appelait la maison d’Auteuil une « hôtellerie », tant il y passait de gens. Un jour, Bossuet y venait entendre l’Épître sur l’Amour de Dieu ; un autre jour, La Bruyère y lisait ses Caractères, ou d’Aguesseau s’y arrêtait en revenant de Versailles. Ou bien c’était un jésuite, Bouhours ou Thoulier, à qui le poète envoyait son carrosse pour l’amener dîner. Le maître du logis aimait toujours la bonne chère et les propos autour de la table : ses convives étaient parfois des courtisans, Pontchartrain le fils ou le marquis de Termes, plus souvent quelques voisins, et de bons amis, le chirurgien Félix, le musicien Destouches, l’abbé de Châteauneuf, ancien ami de Ninon, qui vers ce temps-là fut parrain du fils du notaire Arouet. Il accueillait tous les Lyonnais de distinction qui venaient à Paris, reconnaissant envers leur ville de bons intérêts qu’elle lui servait depuis tant d’années qu’il y avait placé ses fonds. En 1698, il reçut un jeune avocat de vingt-sept ans, Brossette, son admirateur passionné, qui lui demanda son amitié, et lui soumit le projet qu’il avait fait de commenter toute son œuvre pour l’utilité de la postérité : ce fut le commencement de leurs relations et de leur correspondance. En 1702, Brossette revient à Paris : il court à Auteuil, un dimanche, vers dix heures du matin. Le poète est à la messe ; il l’attend en faisant causer Antoine, le jardinier qu’une Épître avait illustré. Despréaux arrive, récite de ses vers ; on dîne, on médit d’une tragédie de La Serre ; et en prenant le café sous un berceau, dans le jardin, la conversation tombe sur la déclamation dramatique : Boileau, évoquant les souvenirs d’un temps qui lui est cher, montre comment la Champmeslé disait un vers du rôle de Monime, ou Molière une tirade du Misanthrope.

Mais celui qu’on vit le plus souvent à Auteuil jusqu’en 1699, ce fut Racine. Il y venait dîner avec des amis communs et causer belles-lettres ; ou bien il amenait sa petite famille, et Boileau, dépouillant sa gravité, jouait avec les enfants aux quilles, où il se piquait d’être de première force, ou les menait promener dans le bois de Boulogne. Il remplaçait à l’occasion le père absent, corrigeait les versions de Jean-Baptiste, et lui formait le jugement en le faisant causer. Il remplaça même le père mort, comme ce jour où la pieuse Mme Racine le chargea de sermonner le petit Lionval, coupable de douze vers français sur la mort d’un chien. Cette fois-là, il prêcha dans le désert : Louis Racine voulut être poète, tout averti qu’il était par Despréaux, qu’« on n’avait jamais vu de grand poète, fils d’un grand poète ».

Cependant les infirmités de Boileau s’aggravaient. La surdité, l’hydropisie, un affaiblissement général l’affligèrent. En 1709, il ne pouvait plus marcher. La littérature prenait un train qui n’était pas pour le réjouir : on arrivait à l’Académie par les femmes, sans avoir écrit une ligne. Les querelles littéraires n’avaient jamais eu d’influence sur son humeur, ni de contre-coup sur sa vie ; l’affaire de Phèdre et les menaces du duc de Nevers n’avaient été qu’un incident vite oublié ; il s’était réconcilié avec Quinault, avec Boursault, avec Perrault, sans effort, et de bon cœur, n’ayant jamais été l’ennemi que des idées, et non des personnes. Mais il eut une affaire qui assombrit et inquiéta ses dernières années. Ce fut avec les jésuites, qui, janséniste ou non, ne lui pardonnaient pas de louer le grand Arnauld et de railler les doctrines chères à la Compagnie. Malgré les précautions qu’il avait prises, le mélange habile des opinions, et l’approbation du père La Chaise, les jésuites prirent l’épître sur l’Amour de Dieu pour un acte d’hostilité. De là, en 1703, un article malveillant du père Buffier dans le Journal de Trévoux, auquel Boileau riposta par des épigrammes plus fortes que spirituelles. Quelques jésuites voués aux belles-lettres, et qui personnellement étaient liés avec le poète, s’entremirent, et la paix fut faite. Vint la malheureuse satire sur l’Équivoque : les ennemis de la Compagnie firent à cette pièce un tel succès, que l’auteur n’osa l’imprimer. Pour comble, on lui attribua un méchant libelle, Boileau aux prises avec les jésuites, et le père Tellier, qui avait succédé au doux père La Chaise, fît demander au poète un désaveu public des attaques qu’on lui attribuait contre la Société. Boileau, retrouvant sa malice des bons jours, écrivit au père Thoulier un billet de désaveu si méprisant et si fin, que le père Tellier ne dut pas avoir envie de s’en faire honneur. Mais aussi ne désarma-t-il pas, et il fît défendre à Boileau par le roi d’imprimer la satire sur l’Équivoque : il fit en sorte que Louis XIV exigea qu’on lui remît l’original de la pièce entre les mains.

Malgré toutes ces souffrances et ces tracas, les dernières années de Boileau furent moins moroses qu’on ne le dit communément. Ses lettres à Brossette nous le montrent gardant jusqu’au bout une assez grande égalité d’âme. Il n’est ni quinteux ni pleureur. Il est même un peu trop philosophe sur les malheurs publics, dans la triste année 1709 : il laisse là bien vite « la joie et la misère publiques » qui sont l’affaire du roi, pour venir à ce qui l’intéresse, à ses œuvres. Point n’était besoin, pour l’amadouer, des fromages et des jambons dont son futur commentateur l’accablait sans cesse. Cette curiosité et cet enthousiasme le chatouillaient agréablement ; il ne se lassait pas de répondre aux questions ; il demandait que le commentaire fût « une imperceptible apologie ». L’amour-propre du poète surnageait en lui, plus robuste et plus aigu qu’on ne l’eût jamais soupçonné. Il attache du prix aux plus fades bagatelles dont il est l’auteur, un mot dit tel jour au roi, une saillie faite à Bâville en telle circonstance, une épigramme, une chanson, un sonnet. Selon qu’il est plus froid ou plus complimenteur, Brossette n’entend rien à la poésie, ou bien a le goût exquis. Le jour où il se permet de critiquer Boileau et de trouver passables des vers de Charpentier, ce jour-là, il n’est qu’un sot.

Boileau revenait sur sa vie passée sans chagrin et sans attendrissement. Il ne semblait rien regretter ni rien désirer. Il mourut enfin le 13 mars 1711, assisté de son confesseur l’abbé Lenoir, chez qui il demeurait, et pourtant peut-être plus en philosophe qu’en chrétien. Interrogé sur son état, il répondit par un vers de Malherbe :

Je suis vaincu du temps, je cède à ses outrages.

Et voyant entrer un de ses amis, un moment avant d’expirer : « Bonjour et adieu, lui dit-il ; l’adieu sera bien long. » Il léguait diverses sommes à ses domestiques, et une bonne partie de son bien, 50 000 livres, « aux pauvres honteux des six petites paroisses de la cité ». Il ne faisait pas de fondation pieuse.