LXXVIe entretien.
La passion désintéressée du beau dans la
littérature et dans l’art.
Phidias, par Louis de Ronchaud2 (1re
partie)
I
Causons à l’ombre de ce dernier bouquet de chênes de la colline de Saint-Point, puisqu’un véritable soleil d’Athènes luit aujourd’hui sur cette vallée de Gaules, fait grincer la cigale d’Attique dans les joncs desséchés des bords de la Valouze, comme je les ai entendues autrefois dans les lits poudreux du Céphyse, et puisque la lumière ardente du midi répercutée et rejaillissante de ces roches grises, en faisant nager et onduler dans l’éther les cimes dentelées de ces montagnes, me fait songer, autant que ce livre ouvert sur mes genoux, à cette lumière dorée de la Grèce. Il n’y manque que les lignes architecturales du temple blanc de Minerve, sur lesquelles semblent se mouvoir, aux différentes heures du jour, les groupes éternellement vivants, quoique mutilés, de Phidias sur le fronton du Parthénon.
II
Un si beau jour, dans un si beau lieu, est admirablement choisi pour parler du beau dans la littérature et dans l’art. Mais avant de l’analyser en lui-même cet art, disons un mot de cette passion sereine et impersonnelle du beau qui possède certaines âmes d’élite venant en ce monde, qui les séquestre, pour ainsi dire, des vulgarités de notre vie à nous, active mais triviale, et qui les nourrit sans aliments visibles (excepté peut-être quelque amour sans récompense, voilé et innomé dans le rêve du cœur).
III
Il y a, dit Hérodote, dans les oasis et sur les rocs calcinés de la Haute Égypte un oiseau qui ne mange aucun fruit d’arbre, aucun grain d’herbe, qui ne traverse jamais le désert pour aller se désaltérer aux flots du Nil, mais qui boit la rosée et qui se nourrit exclusivement des splendeurs et des rayons vitaux du soleil.
Admirable symbole de ces âmes sobres d’ici-bas, qui ne vivent que du beau et pour le beau. Nous ne les comprenons pas, nous autres vulgaire, mais nous ne pouvons pas les nier.
IV
Il m’a été donné d’en connaître deux ou trois dans ma vie : madame Malibran, la séraphique inspirée de ce siècle, en était une ; Louis de Ronchaud, l’auteur de ce livre de Phidias que j’ai sous la main, en est un autre. Laissez-moi vous en parler à mon aise pendant cette matinée d’été, à l’ombre, où l’on n’a rien de mieux à faire qu’à causer en ouvrant nonchalamment son âme à toutes les brises qui traversent capricieusement le ciel, et qui font frissonner et miroiter les feuilles au-dessus de nos têtes.
V
Je suis sûr que vous avez rencontré souvent, soit à Paris sur vos boulevards ou dans vos théâtres, soit parmi la foule dans vos expositions de tableaux et de sculptures, soit en Italie aux pieds du Colisée ou de Saint-Pierre de Rome, soit à Londres dans les salles du musée Britannique, soit en Grèce sur les marches du temple de Thésée, ou sur les sentiers pierreux de l’Acropole, un jeune homme dont vous n’avez jamais su le nom, mais dont la physionomie, semblable à une pensée ambulante, vous a frappé à votre insu d’une sorte d’empreinte indélébile, et vous le reconnaîtriez entre mille si vous veniez à le rencontrer une seconde fois.
Quoique encore dans l’âge où rien ne décline dans l’homme, sa tête intelligente a déjà perdu quelques-uns de ces fins cheveux blonds qui, comme des feuilles inutiles, se dispersent avant l’été pour mieux laisser mûrir dans le front découvert ce fruit précoce, la pensée, dans les hommes qui le portent.
Ce front est plane et limpide comme le marbre qu’il aime tant à décrire ; l’harmonie de ses facultés n’y souffre ni plis, ni creux, ni saillies, signes de prédominance ou de vide dans les dispositions de l’intelligence. Son œil bleu, très doux, mais très éclairé d’arrières-lueurs, regarde timidement la foule et hardiment le ciel ; ses joues sont fraîches, de la fraîcheur du lait des montagnes où il est né et où il habite ; le frisson des Alpes court sur sa peau et la rend tour à tour, au souffle de l’inspiration, pâle ou vermeille. Sa bouche, habituellement fermée, retient des foules d’idées sur ses lèvres ; sa démarche est tantôt précipitée comme une ardeur qui se hâte, tantôt hésitante et saccadée comme un homme qui hésite entre plusieurs sentiers. Son costume est négligé, mais gracieux de coupe ; on voit qu’il a le sentiment du beau dans la draperie du buste, que peu lui importe l’étoffe, mais que le pli a de l’art involontaire dans sa tenue.
Personne ne l’arrête pour lui tendre une main banale dans la foule, il parle à peu de passants ; mais quand il en rencontre par hasard un qu’il goûte ou qu’il aime, il revient sur ses pas, et il l’accompagne en sens contraire de sa route, comme quelqu’un à qui il est égal d’aller ici, ou là, et de perdre des pas ou du temps, pourvu qu’il ne perde rien de son cœur, de son esprit et de son goût pour ceux qui lui plaisent.
VI
Ce sont là ses seules affaires, à lui ; une bonne rencontre, c’est une bonne fortune. Et de quoi parle-t-il avec cette vive et douce animation qui colore les joues et qui enflamme le regard ?
Du dernier livre de poésie, ou de philosophie, ou d’histoire qui vient de paraître ; du dernier tableau qui vient de déceler un pinceau puissant, une touche neuve à l’exposition ; du dernier marbre qui palpite encore du coup de ciseau, ou qui sent encore la caresse de la main de son sculpteur, dans la galerie ou dans le jardin statuaire des Champs-Élysées.
VII
Les passants s’arrêtent pour saisir au vol quelques phrases tronquées de ce dialogue entre ce jeune homme communicatif de l’enthousiasme qu’il rapporte à la maison avec son livret sous le bras. Ils se disent à eux-mêmes : Voilà quelqu’un qui n’a pas les mêmes objets que nous en vue dans ses sorties à travers nos rues et nos places publiques ; voilà un étranger à nos intérêts d’ici-bas, voilà le feu sacré qui passe et qui nous coudoie sans nous voir. D’où vient-il ? où va-t-il ? de quoi brûle-t-il ? Et ils le regardent longtemps filer dans la foule comme les bergers de nos montagnes en ramenant leurs moutons bien comptés au village, les soirs d’un mois d’été, regardent tout ébahis glisser une étoile filante qui vient du ciel s’éteindre dans un étang, sans savoir ce qu’elle a à faire dans la vallée et quel message elle apporte ou elle remporte parmi eux.
Or, ce feu sacré cherche son élément : le beau.
VIII
Nous le savons, nous qui connaissons depuis son adolescence ce passant dans la vie ; nous désirons vous le faire connaître aussi. Écoutez : quand on en a le temps comme aujourd’hui, il ne faut jamais passer à côté d’un phénomène sans l’étudier. L’amateur du beau est un de ces phénomènes que La Bruyère aurait placé dans sa galerie des caractères et des curiosités morales s’il l’avait rencontré sur sa route. Mais on ne le rencontre guère à la cour que fréquentait le Théophraste français ; on y est occupé d’intérêts plus terrestres et plus personnels. Il faut les chercher dans la solitude ; c’est là que naissent ces grandes passions, entre ciel et terre, telles que celles que nous avons à vous signaler dans cette âme appelée je ne sais comment dans la langue des purs esprits, appelée ici-bas Louis de Ronchaud.
IX
Le Jura est sa patrie. Le Jura est un groupe de montagnes qui s’élève jusqu’à la région des neiges presque éternelles entre les lacs de Genève et de Neuchâtel en Suisse, le Rhin, les Vosges et les plaines de la Bresse et du Mâconnais engraissées du limon de la Saône.
Entre les racines de ces hautes montagnes circulent des vallées et des plateaux qui furent la Franche-Comté, pays militaire de nature parce qu’il est pays frontière, pays républicain de caractère parce qu’il est à lui tout seul un peuple indépendant, le canton libre d’une Suisse française ; les Huns le peuplèrent au temps où les migrations orientales, puis germaniques franchirent le Danube et le Rhin, cherchant de l’espace à l’occident pour leurs troupeaux, et de la liberté dans des sites forts.
X
Les savants ont beau disserter, il suffit à un voyageur comme moi d’avoir vu, dans les steppes du Danube, le noble pasteur équestre hongrois, au front élevé, à l’œil rêveur, à la taille lapidaire, au maintien ferme et immobile comme la statue de bronze, enveloppé de sa pelisse noire de poil de mouton, appuyé sur sa houlette de coudrier armée au bout d’un fer de lance, soldat, chevalier, pasteur à la fois. Il suffit de l’avoir vu à pied dans les steppes, la bride de son cheval passée autour du bras, promener pendant des journées entières le regard de ses larges yeux bleus sur l’horizon des monts Crapacks tacheté de pins noirs et de neiges roses, pour reconnaître à la charpente haute et solide du corps, à la dimension du front, au vague pensif du regard, à l’ovale effilé de la tête, à la gravité des lèvres, à l’attitude à la fois virile et un peu inclinée par la féodalité des membres, la consanguinité évidente des Huns et des Francs-Comtois :
Deux races nobles, deux filiations du Caucase, deux peuples à héros dans les ancêtres, deux civilisations disciplinées où la fierté et l’obéissance s’accordent sur un visage pastoral, guerrier et poétique.
XI
Longtemps réunis à l’Allemagne sous la maison d’Autriche, gouvernés par les vice-rois espagnols de Charles-Quint et de Philippe II, le régime et le caractère espagnols y sont restés fortement empreints dans des mœurs et dans des familles castillanes ; la gravité catholique et la loyauté chevaleresque sont des traits du visage comme du caractère franc-comtois. On peut se fier à la main tendue et ouverte du gentilhomme comme du paysan. Voltaire a dit d’eux :
« Et dans cette Comté, franche aujourd’hui de nom, on peut ajouter plus franche encore de cœur.
« Excepté la Bretagne, il n’y a pas de race française qui ait plus de vertus civiles et militaires innées que ce Jura. »
XII
Le Paysan du Danube était un ancêtre des Francs-Comtois ; l’esprit, sous une apparence de naïveté rurale, y est aussi poétique que la montagne, et il y a de l’Ossian dans ces cimes et dans ces nuées. Les poètes populaires, qui sont en général les tailleurs d’habits ou les ménétriers de village, y remplissent leurs veillées de légendes orientales ou d’idylles siciliennes ; la religion, l’amour et la guerre, les trois passions nobles des châteaux et de la chaumière, en sont les sujets. La chevalerie vient du Thibet et les montagnes sont sa patrie. Ce qu’on appelle l’originalité, c’est-à-dire ce sens du terroir qui donne une sève étrangère aux esprits d’une race peu mêlée aux autres races, est le cachet des écrivains, des publicistes, des poètes francs-comtois, beaucoup de bon sens mêlé à beaucoup de rêves. Voilà ce qui les distingue, même de nos jours.
XIII
Hugo, qu’il faut toujours nommer le premier dans ces nomenclatures des belles imaginations, nous dit qu’il est par la moitié de son sang Franc-Comtois ; Rouget de Lisle, qui eut le rare bonheur d’être un jour le chant héroïque de la patrie menacée, le tocsin des cœurs, le sursum corda des baïonnettes, était Franc-Comtois ; Charles Nodier, le plus aimable des hommes, le plus fantaisiste des poètes, le plus Romain et le plus Français à la fois des ennemis de la terreur démagogique et de la tyrannie soldatesque, était Franc-Comtois ; Fourier, Considérant, Proudhon, tous ces esprits spéculatifs qui écrivent leur poésie en chiffres et qui jettent leur imagination par-dessus l’ordre social, aimant mieux inventer l’impossible que de ne rien inventer du tout, sont Francs-Comtois.
XIV
Et moi aussi j’ai puisé la moitié de mon sang à cette source des montagnes, j’ai la moitié de mes aïeux dans ces forêts, dans ces torrents, dans ces donjons de la vallée de Saint-Claude, et jusque dans cette ville aujourd’hui si riche, si industrielle et si pastorale de Morez. Le premier chalet et la première usine de cette colonie y portent encore le nom de ma famille qui les a fondés ; les habitants d’aujourd’hui gardent dans leurs souvenirs la reconnaissance qu’ils m’ont plusieurs fois témoignée pour les pères de leur cité qui furent mes pères.
Aussi, du haut des collines de la Saône, que j’habite encore pour quelques jours (hélas ! comptés), je ne jette jamais mes regards sur la chaîne lointaine du Jura, nivelé à l’horizon comme une falaise de l’éther au-dessous de la pyramide de granit rose du mont Blanc, sans me reporter en esprit dans la vallée de Saint-Claude, dans la forêt du Fresnoy vendue pour un morceau de pain par mon père, et qui fait aujourd’hui l’opulence de cinq ou six familles à millions de capital ; dans les décombres des châteaux de Pradt, de Villars, des Amorandes, et dans les nombreuses fermes de ces montagnes, où le lait des vaches coule comme des rigoles d’écume dans les fromageries des Sapins, sans me dire avec amertume : Pourquoi ma famille est-elle descendue dans la plaine ? Pourquoi a-t-elle quitté ces solitudes du Jura pour cette fourmillante Bourgogne, et le sapin de Hongrie pour la vigne de la Saône ? Pourquoi ai-je quitté moi-même les coteaux vineux de mon pays, comme la poussière quitte le sillon, pour aller chercher du bruit, de la vanité, de la popularité plus venteuse que le vent sur la mer ondoyante des opinions humaines, à Paris, à Londres, à Stamboul, à Rome, à Athènes, et pour errer, à la fin de mes jours, exilé par ma faute de la porte fermée de mon propre foyer natal ?
Heureux ceux qui meurent dans le lit de leurs pères !
dit quelque part Chateaubriand, mort lui-même dans un lit d’emprunt, loin des grèves de
sa Bretagne et des tourelles de Combourg.
XV
Cet amour amer des lieux abandonnés et des noms toujours chers de ces lieux, autrefois habités par la famille, m’a ramené une fois (il y a longtemps) seul, à pied, un sac de voyage sur le dos, sur ces plateaux et dans ces vallées de la Franche-Comté, pour y voir de mes yeux ces châteaux démantelés, ces usines retentissantes du bruit des marteaux, ces torrents blanchissant de leur écume la roue des moulins qui font tourner les cylindres sous lesquels s’aplatissent les barres de fer ; ces forêts de pins qui gravissent de rocher en rocher les montagnes escarpées de Saint-Claude comme des armées végétales de géants montant à l’assaut des nuages ; ces fromageries, noircies par la fumée des chaudières, bâties en planches dans les clairières de ces forêts, autour desquelles les vaches aux clochettes sonores se groupent le soir pour livrer aux femmes leurs pis gonflés, comme des outres vivantes, de ce lait qui va se convertir en gruyère doré et percé de trous comme un rayon de miel avec ses alvéoles.
XVI
Les anciens fermiers de la famille, toujours attachés au nom, propriété morale que rien ne peut acheter et vendre, étaient avertis de ma visite, et m’attendaient pour me donner l’hospitalité des chalets. M. Christin, fils de l’ancien et spirituel correspondant de Voltaire, ami aussi de mon grand-père et de mes oncles, m’avait écrit pour se réclamer de ces souvenirs de famille et pour me prodiguer de bons offices.
Hommes d’élite, très respectés dans la contrée, ces Christins avaient été très liés du temps de Voltaire, leur voisin de Ferney, avec mon grand-père paternel et surtout avec l’aîné de mes oncles, grand propriétaire à Saint-Claude. Cet oncle, M. de Lamartine de Monceau, était, par son esprit, par son érudition attique et par ses opinions libérales, quoique royaliste, très digne de correspondre avec ces correspondants de Voltaire ; c’est à lui que je dois, non ma poésie, mais ma prose. L’âpre bon sens aiguisé d’esprit et rendu tranchant comme l’acier par l’expression originale, était le caractère de style de cet oncle, ami des Christins de Ferney. Tout Mâcon, tout Saint-Claude, tout Besançon s’en souviennent encore. On cite les mots pleins de sens de cet oncle devenus proverbes dans ces provinces.
Le premier Napoléon, quand il s’arrêta quelques jours à Mâcon avec sa cour en 1805, en allant se faire couronner à Milan roi d’Italie, le fit appeler comme il avait fait appeler M. Necker à Lausanne en allant à Marengo.
Napoléon remarqua beaucoup, mais goûta peu la liberté acérée de son
interlocuteur. La liberté du discours est une blessure à la tyrannie des esprits
absolus ; ils veulent régner sur la logique comme sur les faits. Cet entretien, qui fut
publié, courut toute la France. Ce gentilhomme du Danube déplut aux bords de la Saône ;
Napoléon lui offrit le sénat : « Je désire rester simple citoyen, et ne rien
engager volontairement de ce que Votre Majesté laisse de liberté à ses sujets, celle
de cultiver mes terres en payant mes impôts. — Vous êtes frondeur, dit en riant
amèrement Napoléon. — Non, sire, je suis impartial, et je craindrais de cesser de
l’être en approchant trop souvent de Votre Majesté. »
Cette délicate tournure d’éluder la servitude en éludant la faveur, n’échappa pas à Napoléon ; il sourit, mais il garda rancune à la ville qui lui montrait de telles fiertés d’esprit dans un de ses principaux habitants.
XVII
Pardon de cette réminiscence de famille, hors-d’œuvre de notre entretien sur Phidias ; Plutarque en a beaucoup de ce genre et on les lui pardonne ; car si l’esprit du lecteur aime à marcher quand il se promène, il aime aussi à s’asseoir et à divaguer pour reprendre haleine.
Revenons à Louis de Ronchaud, ce Plutarque franc-comtois de Phidias, et disons comment je connus le nom de ce voisin de terre et de cœur que je devais beaucoup goûter et beaucoup aimer plus tard parmi ces illustres esprits de Franche-Comté, voisins de mon père et de mes oncles dans cette Arcadie de la France : et in Arcadia ego !
XVIII
Quand on chemine à pied de Mâcon à Saint-Claude, on trouve d’abord la Bresse, bocagère et plane comme la grasse Attique, ruisselante d’huile, entre le Pirée et Athènes.
L’olivier de la Bresse, c’est le pâle saule qui ne verse que l’ombre légère aux vaches blanches des prairies, et qui, tondu tous les trois ans par la serpette de l’émondeur, penche son tronc chauve sur les mares ou sur les étangs.
On croit lire une églogue de Virgile : « O
utinam ! et plût aux Dieux que je n’eusse été qu’un pauvre émondeur de saules
sur les rives du lac ou du Mincio, dans cette laiteuse Lombardie, Bresse de
l’Italie ! »
À l’extrémité de cette plaine virgilienne de la Bresse, on rencontre tout à coup, au lieu de l’eau stagnante et fiévreuse des prairies de la Dombe, une rivière bleue comme le firmament de la Suisse italienne, joueuse comme des enfants sur des cailloux, écumante comme l’eau de savon battue par le battoir de la lessiveuse, gazouillante comme une volée de tourterelles bleues et blanches abattues sur un champ de lin en fleurs, jetant ses petits flocons d’écume çà et là sur son cours comme ces oiseaux éparpillant leurs plumes en se peignant du bec sur les touffes du lin ; on s’arrête tout étonné sur la grève des cailloux arrondis par le roulis éternel de cette rivière de montagne, débouchant, tout étonnée elle-même, dans la plaine. On demande son nom au premier batelier qui passe et qui rattache son petit bateau de pêche à un tronc de saule pour verser son filet frétillant de truites sur le sable. — C’est la rivière d’Ain, vous dit-il avec un air de fierté locale, la rivière qui descend de Saint-Claude et qui donne son nom à toutes ces plaines.
Si, comme moi, vous avez chevauché dans les déserts et dans les vallées des deux Arabies, vous reconnaîtrez tout de suite que les hommes descendus de Tartarie en Arabie, d’Arabie en Scythie, de Scythie en Hongrie, de Hongrie en Franche-Comté et en Bresse ont passé par là, ont colonisé ses contrées et ont imposé au plus beau fleuve du pays ce nom arabe et générique d’Ain (l’eau par excellence) dont en perdant l’accent Aïn, nos pères, moins euphoniques que les Arabes, ont fait Ain, nom rendu guttural et trivial comme le balbutiement à bouche ouverte d’un enfant hébété. C’est le progrès selon la doctrine des progressistes indéfinis, ces adorateurs obstinés du temps qui les dément dans les langues comme dans les choses ; ces adorateurs du présent qui les dévore eux-mêmes et qui anéantit tout autant de choses humaines qu’il en crée.
XIX
Non, le temps n’est pas Dieu, il n’est que son ouvrier, souvent maladroit, qui pervertit autant de civilisations et de langues qu’il en façonne. Quand on sait toutes les œuvres du temps et qu’on en voit les débris sur toute la terre, on l’appelle de son vrai nom, le grand Créateur, mais aussi le grand destructeur du monde, ou plutôt le grand changeur, le grand rénovateur de tout ; mais le grand progressiste, c’est un contresens à son nom, car il démolit sans cesse tout ce que sans cesse il construit, à commencer par l’homme lui-même qu’il sème et qu’il fauche sans en oublier un seul sur la terre, pour lui apprendre qui est le grand ensevelisseur de la création et le fossoyeur des mondes !
Mais pardon encore de cette digression déplacée à propos de la rivière d’Ain, à laquelle les Arabes avaient donné un nom sonore comme l’écho des rochers d’où il tombe en cascades de saphir, et que les Gaulois ont rendu muet comme leur langue de corne et de caoutchouc.
XX
Après s’être rafraîchie et enivrée comme l’Arabe lui-même au vent de cette rivière, femelle du Rhône, elle se précipite vers lui dans les plaines du Dauphiné.
On s’engorge comme elle dans les premiers défilés de roches grises qui tracent son cours, à droite, vers les montagnes du Bugey, à gauche, vers les collines du Revers-Mont et de la basse Franche-Comté. Cette route est serpentante comme la couleuvre d’eau bleue qui se glisse à vos pieds à travers les prairies étroites et les petits caps de rocher qui servent de lit à la rivière. L’écume et la fraîcheur de sa course, le cliquetis des cailloux qu’elle remue en courant, vous inspirent le frisson voluptueux d’un bain frais.
Des groupes de jolies pêcheuses, trempant leurs jambes nues dans l’eau transparente, et se jetant, avec de joyeux rires, les gouttelettes de l’eau de leurs filets au visage, forment à chaque tournant sous vos yeux de vrais paysages du Poussin.
On se croirait dans les gorges de la Sabine d’Horace, sur les rives du præceps Anio ; tout a un caractère de grâce et de gaîté terrestres qui rappellent l’Arcadie : ses bergers, ses pêcheurs, ses nymphes, ses radeaux chargés d’herbes odorantes qui traversent le fleuve au chant des faneuses pour porter d’une rive à l’autre les foins du pré penchant à la meule ou à l’étable des troupeaux.
C’est ainsi que de scène en scène pastorale on arrive à la hauteur de la vallée de Nantua, sans y entrer et en la laissant à sa droite.
XXI
Le lac de Nantua, comme celui de Némi, remplit tous les creux de cette vallée, encaissée dans de sombres falaises de sapins. L’éclat du soleil d’été qui s’y répercute dans sa nappe éblouit la vallée entière d’une fumée de lumière, d’une sorte de brouillard de rayons qui double tout à coup le jour de la surface de la vallée, comme une glace double la clarté dans une chambre obscure ; on ne voit pas encore le lac qu’on voit déjà sa lueur monter dans le ciel comme un incendie des eaux ; on regrette de ne pas pénétrer dans cette gorge éblouissante, qui mène le voyageur par une avenue d’eau et de forêts à Genève ; mais la route de Franche-Comté continue à suivre la rivière d’Ain, et on la côtoie de village en village sur des collines qui s’élèvent insensiblement et par une vallée qui se rétrécit toujours.
À mesure qu’elle se rétrécit et qu’elle s’élève, on découvre au fond une perspective tout à fait alpestre, qu’on était loin de prévoir en s’y engageant pour remonter le cours de la rivière. C’est une accumulation de hautes cimes noires qui semblent se défier les unes les autres à qui s’élèvera le plus haut et le plus abruptement dans l’éther, et qui ferment d’une barrière infranchissable à l’œil l’horizon jusque-là ouvert devant vous.
Ces montagnes, comme entassées confusément par la main du Créateur, sont en général arrondies en forme de dômes, les unes noires des forêts de pins qui les tapissent de leurs ombres, les autres vertes des pâturages qui les veloutent ; celles-ci nues et grisâtres parce que leur pente plus rapide en a laissé glisser l’humus, que le soleil du soir en s’y répercutant à nu les fait blanches à l’œil comme des falaises lointaines au bord de la mer ; quelques-unes, derrière les autres, sont tachées au nord de quelques flaques de neige, restes de l’hiver dernier qui attendent un autre hiver ; phares de montagnes que les bergers regardent s’allumer ou s’éteindre selon que le soleil levant les frappe, ou que le soleil couchant leur retire ses derniers rayons en descendant du ciel.
XXII
On est saisi tout à coup d’une certaine terreur inattendue en se voyant si près de ces cimes du haut Jura ; elles semblent former devant vous un rempart confus de hauteurs inaccessibles, à travers lesquelles il faut s’engager, sans apercevoir par quelle brèche ou par quelle poterne on pourra les aborder et les franchir. La sainte horreur de poète qui habite les bords de l’Océan sur le rivage, habite aussi les pieds des montagnes sans issues ; c’est l’impression du Jura vertigineux au moment où il vous apparaît, s’élevant toujours plus à mesure que vous vous élevez vous-même sur ses premiers plans, pour vous en présenter d’autres plus infranchissables en apparence.
Vous les franchissez, cependant, par des routes qui se déroulent aussi à mesure, tantôt en les contournant par le flanc assez arrondi de la montagne, tantôt sur des plateaux élevés, aussi rocheux, mais aussi planes que les grèves d’une mer desséchée ; tantôt descendant dans les gorges tracées par les torrents entre les racines, et en suivant aux bords de ces eaux courantes les sombres avenues gouttières de ces dômes en été.
XXIII
Des usines de fer fument, brillent, tournent, frappent, retentissent, bouillonnent, bourdonnent, écument à tous les tournants de ces rivières où l’industrie de l’habitant a voulu utiliser une cascade ou une chute plus escarpée de l’eau sur la roue grinçante qui fait mouvoir l’axe métallique des leviers.
Les scieries reçoivent, par des ornières gigantesques, les cadavres encore verts des sapins ; ils glissent avec des bonds de tangage jusque sur le bord des cataractes où la dent de l’acier va les démembrer ; d’autres, lancés tout entiers sur l’eau courante, vont flotter jusqu’à la rivière d’Ain, et jusqu’au Rhône, pour servir de mâts aux navires et pour plier sans rompre sous les voilures, de même qu’ils ont plié et se sont redressés sur la montagne, sous leurs feuilles et sous le vent, comme pour s’exercer à porter le poids des tempêtes.
XXIV
On remonte de ces entonnoirs des gorges du Jura sur d’autres plateaux d’où l’on redescend de nouveau pour admirer des scènes semblables et pour remonter encore à d’autres plateaux, jusqu’au nœud principal et culminant de ces montagnes aux trois grandes et profondes vallées, divergeant et serpentant, comme des rayons de roue divergent du moyeu, en courant vers la plaine.
Le vallon de Saint-Claude surtout, dont la ville se confond au fond d’une gorge avec les falaises grises de ses rochers, a une profondeur, des tourments, des anfractuosités, des abîmes, des vertiges qui fascinent les yeux du haut de ces divers plateaux qui la dominent de si haut et de si loin ; je n’ai vu de pareils effets de perspective dans les profondeurs que dans le Liban, quand au pied des cèdres on plonge de l’œil sur la petite ville industrielle de Zharklé, pleine de couvents et de fabriques d’armes, sur les deux marches d’un ravin, dans une anse, entre deux parois perpendiculaires de rochers crénelés de sapins.
XXV
Saint-Claude, ville aussi toute sacerdotale et toute laborieuse des petites industries du fer et du buis ciselé, est la Zharklé du Jura ; ses cloches retentissent et ses cheminées fument ; ses silences dorment et ses cours d’eau, et ses scieries, et ses enclumes, et ses tours où l’on façonne le buis, bruissent comme une ville fantastique qui apparaît hors de la portée des sens, au fond d’un des cercles du Dante, à travers le brouillard des eaux pulvérisées par leur chute et des rayons du soir répercutés par les parois de ces montagnes.
Une pente rapide vous y conduit en longs circuits et en lacets situés sur les corniches de ces pentes ; de temps en temps un village suspendu apparaît avec ses vergers en déclivité. Sur la route, au-dessus de la chaussée, les filets d’eau, gouttières des neiges, suintent à travers les gros blocs de roche, remparts cyclopéens de ces métairies.
XXVI
C’est sur le flanc d’un de ces hauts plateaux, au milieu des noyers, des houx, des noisetiers, des vignes sauvages qui serpentent entre les haies d’épines noires et de buis parfumé, que se trouve le petit village alpestre de Saint-Lupicin, nom sauvage comme le site.
Sa vieille église, remarquée des voyageurs par son caractère oriental et par ses découpures de pierre, porte l’hiver son linceul de neige, comme une morte attendant le fossoyeur sur la grille du cimetière ; des maisons de paysans isolées ou groupées, une auberge peinte s’ouvrent sur la principale rue ; sa porte est obstruée par une file de ces chariots comtois, attelés d’un seul cheval au collier garni de sonnettes, caravane de montagnes tout à fait semblable aux interminables caravanes de chameaux de Mésopotamie qu’on rencontre dans les défilés de Damas ; de petits champs pierreux ou quelques grasses chènevières, de noir humus tombé des rochers et retenu par des murs de pierres sèches autour de l’étable, voilà Saint-Lupicin.
Une seule maison, haute et isolée du reste du hameau par une cour, un jardin potager, une longue charmille taillée en muraille domine le village. Cette maison, moitié seigneuriale, moitié bourgeoise, ressemble au donjon d’un vieux manoir féodal dont le temps a emporté les deux ailes, et qui est resté debout comme un vestige et comme un asile de l’antique famille dont elle abrite encore les débris.
Elle est haute, carrée, percée d’un perron sur une terrasse au premier étage, de cinq fenêtres et d’un large balcon au second ; un toit construit en pyramide aiguë la surmonte, afin de laisser glisser les neiges trop pesantes en hiver.
Ce toit ne brille pas, comme en Savoie ou en Suisse, d’ardoises luisantes, livrée d’opulence sur les maisons du riche ; il est recouvert de petites plaques minces de sapin qui simulent mal les feuilles d’ardoise, et qui sont clouées par leur extrémité supérieure aux chevrons de la charpente ; la pluie et la neige les salissent, la mousse jaunie les tapisse, le vent les emporte, et quand l’incendie les approche, elles s’envolent en brandons de flammes et en étincelles crépitantes portant au loin dans les villages la terreur et la pluie de feu tombant du ciel sur les autres toits.
XXVII
Les diverses terrasses sur lesquelles le donjon grisâtre est élevé ou auxquelles il est adossé, ou dont il est flanqué d’un côté, donnent des places diverses aux chambres : de plain-pied d’un côté, avec les jardins, on est de l’autre au premier étage ; cette disposition de terrain sur les pentes de montagnes donne du mouvement, du pittoresque, des escaliers, des paliers, des rampes extérieures et intérieures aux maisons ; elles semblent, comme un manteau pétrifié, suivre en rampant dans leur inflexion au sol les ondulations de la roche ou du gazon qui les porte. Ces accidents de construction font les charmes des paysagistes ; le donjon de Saint-Lupicin avec ses terrasses, ses jardins encaissés dans des décombres, ses cours de fermes pleines du vagissement des vaches, du chant des coqs, du roucoulement des pigeons qui blanchissent les rebords du toit des puits rustiques où la corde arrondie repose sur les auges dans des troncs d’arbres creusés pour abreuver les étables, arrête l’œil du passant.
Si on entre dans la cour, on voit d’un côté une allée de marronniers, luxe rare de végétation dans ces contrées déjà froides ; de l’autre, à l’extrémité de carrés du jardin, un pavillon de repos du style architectural de Louis XV, rappelant prétentieusement Versailles dans cette sauvagerie des lieux et des mœurs.
Des fenêtres de ce pavillon, on plonge à gauche sur la profonde gorge descendant vers la ville de Saint-Claude, de l’autre sur le château de Prat, dont mon père a porté quelque temps le nom et qui était un des domaines de mon grand-père dans cette contrée. Plus bas, on voit reluire et on entend gronder au fond d’un ravin inaccessible le torrent du Lignon qui court en circuitant autour des collines abruptes rejoindre la Bienne, rivière de Saint-Claude dans la vallée de Malingès.
XXVIII
C’est là le village et le manoir de Saint-Lupicin. De gros noyers disséminés dans les champs en pente les signalent au voyageur.
Il y a loin de là à Athènes, avec le Parthénon pour diadème, le ciel transparent de l’Attique pour dais, l’olivier pour ceinture, la mer étincelante pour horizon, et c’est là pourtant que l’adorateur d’Athènes, l’idolâtre de Phidias, le Winckelmann français, le lapidaire du beau dans la nature, dans la poésie, dans l’architecture, dans la statue, dans la pierre, dans la femme, dans toutes les réalités et dans tous les rêves, habite seul, jeune et grave comme un solitaire du mont Athos, dans son couvent tapissé de lambris de planches de sapin, ces lambris étant sculptés par les artistes autrefois si justement renommés de Saint-Claude pour leurs bustes de Voltaire, taillés au couteau dans la racine de buis.
Des chambres dont le plancher est couvert de livres et de gravures, la vaste cheminée où pétillent les copeaux de sapin, reste de la hache des bûcherons, une vieille nourrice devenue servante et reine des cuisines, des laboureurs et des bergers gardiens de ces belles vaches du Jura, quelques fermiers des hautes métairies qui lui payent leurs redevances sur la fin de l’automne, en fromages et en rayons de miel de leurs ruches, voilà tout le luxe, tout le mouvement, toute l’opulence du gentilhomme du Jura.
XXIX
Celui-là n’est pas né à Saint-Lupicin, ce n’était qu’un fief de sa famille ; la principale habitation de ses pères était dans la plaine vineuse du Jura, riche et grasse, et dans les environs de Lons-le-Saunier, capitale de ces montagnes.
C’est là qu’est né Louis de Ronchaud. Son père, gentilhomme franc-comtois, attaché aux Bourbons par leurs droits traditionnels, et surtout par leurs malheurs, fut élu par le peuple à la chambre des députés en 1816, pour représenter le pays. La loyauté de sentiment jointe à la modération et au patriotisme de race donna à sa candidature une unanimité de convenances aristocratiques et de confiance populaire qui fut justifiée par ses votes ; il fut royaliste sans cesser d’être national. Sa mort précoce affligea du même deuil les royalistes et les libéraux. Il laissait une veuve encore jeune et trois enfants, deux fils et une fille ; ils furent bientôt après orphelins ; Louis de Ronchaud, qui était l’aîné, n’usa de ses droits que pour prodiguer à son frère et à sa sœur les sacrifices que son père aurait faits à ses enfants.
Son frère eut en partage la terre et l’habitation principale de la maison ; sa sœur, aujourd’hui veuve, fut mariée à un gentilhomme de Montauban. Elle a apporté, dans ce Midi presque espagnol, cette limpidité sereine du caractère du Nord, beauté des étoiles dans nos nuits d’hiver ; ses yeux couleur d’eau du lac d’Antre sur le plus haut sommet de Saint-Lupicin, et ses cheveux blonds, soyeux et touffus comme une poignée de lin du Jura, rappellent aux climats méridionaux qu’elle habite l’image d’une Velléda des Gaules, les pieds nus dans les neiges, la tête dans l’auréole de l’inspiration grecque ou romaine.
XXX
Son frère, Louis de Ronchaud, lui ressemble beaucoup par cette physionomie étrange de l’enthousiasme qui se possède dans le calme, et de la réflexion qui s’enflamme dans le mouvement.
La mort de cette mère, le mariage de cette charmante sœur, l’éducation de son frère achevée, le partage des biens de la maison, dans lequel il ne se réservera que Saint-Lupicin, livrèrent ce jeune sage prématuré à la solitude et à lui-même.
Il était né poète ; sa vie fut sa poésie ; il laissa tomber seulement, comme ses noyers de Saint-Lupicin livrent l’huile de leurs noix sous le vent d’automne, quelques pages succulentes de poésies intimes, recueillies par des amis et qui lui firent une de ces réputations de demi-jour plus douce, plus inviolable et plus durable que les gloires d’engouement parce que ce sont les gloires du cœur.
C’est ainsi que je connus son nom, son talent et sa personne, et qu’à première vue je devins, à son insu, son ami. Il vint ensuite me visiter à Saint-Point comme compatriote des rochers communs à nos deux familles du Jura. Nous pensâmes tout haut ou tout bas ensemble, car il y revint tous les ans à la chute des feuilles, jusqu’aux jours où les événements de 1848 me ravirent printemps, été et automne, et me précipitèrent dans le tourbillon où il n’y a plus de halte ni de repos dans la vie. On est comme le rocher précipité des montagnes, on ne marche plus, on roule.
XXXI
Quoique fort jeune en 1848, le poète de Saint-Lupicin, bien qu’issu comme moi de souche royaliste, fut convoqué par le peuple de son pays à venir au secours de la France sous la forme, alors la seule possible, d’une république de droit commun, sans privilège, sans dictature, et par conséquent sans proscriptions et sans échafauds.
Il ne s’en fallut que de quelques voix pour qu’il fût le représentant de la jeunesse de la Franche-Comté, comme son père l’avait été de l’âge mûr.
La république était l’idéal du beau platonique en matière de gouvernement, elle était de plus, alors, l’apothéose de la liberté sans tache, l’épreuve à faire de la raison d’un grand peuple voulant se gouverner par lui-même, puisque tous ses gouvernements tombaient d’eux-mêmes sous leur propre poids.
Le poète, ce chercheur du beau dans l’histoire comme dans la nature et dans l’art, devenait donc républicain par naissance comme par nécessité.
L’ermite de Saint-Lupicin s’enflamma pour elle d’une passion grecque, romaine, française, puisée dans Thucydide, dans Tacite, dans les Girondins. Il aurait été éloquent, il était sage de caractère, il serait mort en souriant pour son idéal, sûr de le retrouver réalisé au-delà de l’échafaud de madame Roland, de Vergniaud, d’André Chénier. Il y a de ces trois natures dans la sienne : une femme, un poète, un orateur à la langue d’or, au cœur de citoyen.
Le sort de ces trois victimes de la liberté n’aurait pas contristé son dévouement. Hélas ! il y a des sorts plus tristes qui font bien envier ces nobles trépas. J’en connais de tels : la vie aussi est un pilori, si elle n’est pas un échafaud. Lequel vaut mieux, d’une agonie d’esprit de vingt ans ou d’un coup de hache d’une seconde ? Je le sais bien, moi, je ne dois pas le dire, de peur de tenter le désespoir des hommes qui savent plus aisément mourir que souffrir ; ce ne sont pas les plus magnanimes.
XXXII
Écarté de l’arène politique avant d’avoir combattu, Louis de Ronchaud s’ensevelit dans la solitude de son cœur et de ses pensées ; il ne se laissa connaître que par quelques rares amis, à qui la grâce de son caractère n’en cachait pas la force, comme une femme d’Orient qui voile sa taille et son visage pour la foule, d’un blanc linceul, et qui ne le dépouille qu’en rentrant dans la maison, derrière les jalousies et les grilles de sa chasteté.
Il jeta un voile sur sa vie : il se consacra exclusivement au beau métaphysique, à cette divinité de la beauté morale, artistique et virginale, qui n’apparaît que dans la spéculation de ses adorateurs, et dont la réalité toujours incomplète, agitée, décevante, ne dérange jamais ni un trait de visage, ni un pli de la robe sur la statue idéale de l’idéale beauté.
Il se plongea dans les mâles études de l’antiquité grecque et de l’Allemagne, toujours antique ; études sur la philosophie, sur la poésie, sur l’architecture, sur la musique, sur la sculpture, sur la peinture, ces cinq formes extérieures par lesquelles le beau, caché dans les langues, dans les sons, dans les lignes, dans les nombres, dans le marbre, dans les couleurs, se révèle avec plus ou moins d’évidence et de splendeur dans tous les temps et dans tous les lieux où Dieu suscite le génie pour dévoiler la beauté. Il faut que Pygmalion adore le premier la Divinité qu’il veut faire adorer aux hommes.
Pygmalion, en effet, dont on a fait le symbole de l’amour profane, n’est que le symbole du génie ; il n’adore pas seulement le beau, il le crée.
Louis de Ronchaud est un Pygmalion sauvage qui n’adore pas son propre ouvrage, mais l’ouvrage du génie humain dans toute l’antiquité artiste à Athènes, et dans toute la renaissance chrétienne à Rome. Il nous dévoilera bientôt Michel-Ange, Raphaël, comme il vient de nous dévoiler Praxitèle et Phidias.
XXXIII
C’est pour cette fouille savante et silencieuse, œuvre de sa vie mystérieusement active, quoique d’une activité sans bruit, comme celle des monastères contemplatifs du mont Athos ou du mont Jura, qu’il s’enferme pendant la moitié des années dans le donjon aux fenêtres fermées de Saint-Lupicin, qu’il voyage modestement le sac sur le dos en Attique, en Thessalie, en Arcadie, en Italie, en Angleterre, qu’il a recueilli et emporté les os de marbre de Phidias, et qu’il vient passer ses mois de loisir et d’hiver à Paris, caché non loin de moi et de ceux qu’il aime, dans une mansarde à grand horizon de l’avenue de Saint-Cloud, près l’arc de l’Étoile, mansarde élégante quoique modeste, véritable cellule d’un chartreux de l’art, toute tapissée de plâtres et de dessins, toute jonchée, sur les tapis, de livres de poésies et de sciences, toute poudreuse de poussière antique des fragments de marbre qu’il a recueillis.
XXXIV
C’est dans un musée domestique tout semblable à cette chambre à coucher, où le lit sans rideau trouve à peine assez de place pour ses quatre pieds de bois blanc, que j’ai visité, jadis, l’enthousiaste et heureux vieillard de Smyrne, M. Fauvel, le restaurateur de l’Athènes antique, retiré avec ses larcins pieux dans son jardin de Smyrne, et dans sa maisonnette de la ville d’Homère. M. de Choiseul et M. de Chateaubriand, mon ami M. de Marcellus, l’avaient visité avant moi. Pendant que M. Fauvel ramassait ses pierres à Athènes, il me parlait souvent d’eux ; mais il levait les épaules au nom de M. de Chateaubriand visitant le Parthénon avec un chaudronnier de Smyrne qui lui servait de guide à quinze sous par jour. « Ne m’en parlez pas, me disait-il, celui-là n’est qu’un faux prêtre de notre culte pour le marbre ; il fouille du bout de sa canne à pomme d’or, qu’il appelle son bâton blanc, les cendres du foyer des terres dans l’Acropole ; mais il n’y cherche que des mots, des images, de la gloire, et non des collections sacrées comme ces vestiges. Pèlerin de la gloire, il ne veut faire adorer que son nom. Qu’on l’adore à Paris, mais non à Smyrne. »
Et les jolies filles grecques, nièces de M. Fauvel, qui embellissaient de deux visages animés ce musée de beautés mortes, riaient aux éclats de cette puérile humeur du vieillard.
XXXV
C’est ainsi que le poète Béranger, le plus dépoétisant des hommes, parce qu’il faut être dénigrant pour complaire à la foule, me parlait, il y a peu d’années, de ses deux amis Chateaubriand et Lamennais, amis de situation plus que de cœur ; il me rappelait de son vivant M. Fauvel, à qui il ressemblait beaucoup de figure ; bon, spirituel et narquois, il aimait à trouver des petitesses dans les grandes choses, et des ridicules dans les respects.
Les jeunes hommes sérieux tels que Louis de Ronchaud n’ont point de ces irrévérences ; pour eux, ce qui est beau est dieu ; ils ne profanent ni une pierre ni un homme, de peur d’y profaner une divinité cachée dans l’art ou dans l’artiste. Un ridicule qui s’adresse si haut leur fait peur comme une impiété.
XXXVI
Telle était la vie de ce solitaire, se nourrissant à l’ombre du toit de Saint-Lupicin de sa propre substance admirative, et trouvant d’ineffables délices d’esprit dans cette contemplation savante de tout ce que l’homme a fait de grand ou de beau sur ce globe, afin de se donner à lui-même et de pouvoir donner un jour aux autres un sursum corda scientifique, capable d’élever l’âme de son siècle et de la soutenir, au-dessus du plain-pied de la vie vulgaire, à la hauteur des plus sublimes manifestations du beau dans la morale, dans la politique et dans l’art.
Telle est la vie recueillie et cénobitique de ces heureux et rares esprits, jouissant de tout, cultivant tout, divinisant tout, qu’on appelle de ce doux nom : les dilettanti en Italie, les amateurs en France. C’est un même nom : ceux qui aiment ; ceux qui aiment sans intérêt ce qui mérite le plus d’être aimé ici-bas, le bien, le beau, la vertu, le génie, le rayon divin transperçant à travers toutes choses humaines, âme ou marbre ! Ces hommes sont le chœur chantant de l’humanité ; ils regardent d’en haut ou d’en bas le drame que le siècle ou les siècles jouent sur la terre, et ils s’y associent par le regard et par la voix seulement, tantôt pleurant sur la chute de l’homme, tantôt le relevant de ses déchéances, tantôt le célébrant dans ses triomphes, prêtres de l’enthousiasme portant jusqu’au ciel, sur leurs strophes lyriques, l’apothéose du génie humain.
XXXVII
Il n’y a rien de plus grand que l’admiration ; elle est plus grande même que le génie, car elle est le génie désintéressé de soi-même, l’amour pour l’amour, le quiétisme de Fénelon, la charité parfaite transportée du christianisme dans l’art, le beau pour le beau.
Aussi ces hommes quand ils ont seulement, comme M. Fauvel, un creux habitable dans une ruine d’Athènes, une chambre basse sous un oranger et un figuier dans un jardin de Smyrne, ou, comme M. de Ronchaud, un vieux donjon de leurs pères sur un plateau pierreux au bord d’un torrent, en face de l’horizon præceps et dentelé du sauvage Jura, sont-ils au fond les plus heureux des hommes : leur caractère se ressent du calme des tombeaux qu’ils visitent, de la sérénité du désert qu’ils parcourent, de la splendeur limpide des cieux ; car l’antiquité grecque, romaine, asiatique, a laissé dans les pyramides, dans les Thèbes, dans les Panthéons, dans les Palmyres, dans les Balbeck, dans les Colisées, les vestiges de ses grandeurs, les cadavres de ses monuments mutilés.
Le poète et l’antiquaire contractent sur leur physionomie cette impression d’éternité qui méprise la terre fugitive, parce qu’elle vit dans tous les âges. Que leur fait le présent ? ce présent n’a qu’un jour ; ils habitent, dans la permanence de leurs pensées, avec les immortels de l’histoire et de l’art ; ils sont contemporains de tous les passés et de tous les avenirs ; ils sont les abstractions supérieures de notre infime personnalité ; ce qu’ils habitent le moins, c’est notre terre : leur conversation, comme dit l’Apôtre, est avec les esprits invisibles ; purs esprits eux-mêmes, ils sont imperméables à nos misères de fortune ou de vanité. Voilà les dilettanti ou les amateurs ; race dont je suis un peu moi-même, que j’ai beaucoup recherchée et souvent enviée, dans ma vie active. Leur nourrice, en les recevant des bras de leur mère, leur a dit : Laisse travailler les autres, toi jouis, souris et repose-toi ! et le sourire est resté avec le lait de leur nourrice sur leurs lèvres.
XXXVIII
Mais est-il possible, cependant, qu’un jeune poète à l’âme ardente et expansive, tel que celui dont nous parlons, ait passé toute sa jeunesse dans un manoir du Jura sans autre passion que ses dessins, ses manuscrits, ses poussières de marbres antiques, ses voyages d’antiquaire, le compas à la main, avec ses contemplations de tableaux ou de statues ? Non, cela n’est pas possible, parce que cela n’est pas naturel ; le beau n’est pas seulement dans les choses mortes, il est aussi dans les choses vivantes, dans les femmes surtout, ce résumé palpitant de toutes les idéalités froides qui se révèlent et qui sourit comme la poésie sourit au poète. Le feu du volcan universel est un cœur de femme. Quelle main peut se poser sur la neige même du Jura, sans la sentir attiédie par le feu qui couve sous l’enveloppe glacée de ces collines ? C’est évidemment cette chaleur d’âme, d’autant plus ardente qu’elle est plus contenue, qui a inspiré à ce contemplateur recueilli dans sa chambre haute, sur sa montagne, ces poésies étranges, nocturnes, à demi-voix, mais à plein vol, qu’il s’est chantées à lui-même, il y a quelques années.
Ses amis les ont imprimées, malgré lui, à un petit nombre d’exemplaires, comme un secret d’initiés poétiques ; ils les ont emportées çà et là, à mesure que les feuilles tombaient de la presse, pour les disputer aux profanes. Nous les avons lues une fois nous-même, d’emprunt, sans pouvoir jamais, depuis, retrouver cette délicieuse cassette, pour en extraire un des bijoux ciselés patiemment sur les hauts lieux du Jura natal, et pour les faire admirer à ceux qui goûtent encore les beaux vers, ces médailles d’une monnaie d’or qui n’a plus cours dans le monde actuel, mais qui a toujours son prix dans le monde du beau.
Ce volume perdu ou égaré se retrouvera un jour, je n’en doute pas ; il se retrouvera grossi de poésies plus mûres et plus humaines ; il dira combien le donjon sans fumée de Saint-Lupicin et combien son toit blanchi de neiges ont caché de flammes et d’ardeurs sous la cendre de cette jeunesse évaporée en mélodieux soupirs qui ne montaient qu’au ciel, où montent tous les rêves et tous les encens. Je pourrais en citer quelques-uns de mémoire, encore aujourd’hui, de ces vers orphéïques du Jura, mais je craindrais de les dénaturer d’accent en les répétant. Les secrets doivent rester sur les lèvres de ceux qui ont entendu ces confidences d’une belle âme. Ce qui est dit pour une oreille n’est pas dit pour toute la foule.
XXXIX
De plus, cela je puis le dire, car on ne me l’a jamais dit, mais je crois l’avoir deviné, comme tout le monde devine ce qui est dans l’air, il y a un mystère sur la vie de ce poète, mystère qui, s’il était jamais révélé, donnerait peut-être la clef de l’âme fermée et de la vie à demi-jour de ce stilite du Jura.
On murmure à voix basse que la beauté, le talent, la célébrité d’une femme d’exception, qui cache son nom comme il convient aux femmes de porter un voile dans la foule, ou aux Clorindes de revêtir une armure d’homme en combattant ; on murmure, disons-nous, que l’attrait d’esprit, le nom voilé, les éclats de célébrité de cette personne, ont fasciné d’un éblouissement désintéressé les yeux et l’âme de ce Platon de la solitude ; que, semblable à ces chevaliers dont la race et le sang coulent dans ses veines, il a senti le besoin de porter dans le cloître ou dans les combats une dame de ses pensées, et qu’il lui a voué ce qu’on appelle un culte, un servage, une foi chevaleresque, épurée de tout, hors de la joie de se dévouer ! Est-ce vrai ? est-ce faux ? est-ce une histoire ? est-ce une légende ? Je n’en sais rien ; mais, histoire ou légende, il n’y aurait rien, dans un tel servage, qui ne fût de nature à dignifier la personne qui sut l’inspirer et le poète qui sut le subir comme une suzeraineté féodale du prestige sur l’imagination. Ce servage volontaire et avoué d’une âme enthousiaste à la femme suzeraine ne fut-il pas, dans le moyen âge de l’Italie, de l’Espagne et de la France, un des caractères de la chevalerie des sentiments ? chevalerie affichée parce qu’elle portait au grand jour les couleurs de la reine innomée du champ clos ?
Que furent donc Béatrice pour le Dante ? Éléonore d’Este pour le Tasse ? Vittoria Colonna pour Michel-Ange ? la Fornarina elle-même pour Raphaël, si ce n’est les dames de leurs pensées ? les unes pures comme l’idéal, les autres descendant comme des étoiles trop près de terre, qui filent en s’éteignant dans nos horizons ?
XL
Est-ce que Cervantès ne fut pas le satiriste de ces chevaliers de l’enthousiasme, de l’amour platonique et de la dévotion dans un livre, épopée du ridicule, qui amusa la malignité de son siècle aux dépens de ces excès de vertu et d’engouement des héros, des poètes contemplatifs, luxe risible du cœur humain sans doute, mais luxe qui prouvait sa richesse ? Où est aujourd’hui cette abondance de séve, excepté dans quelques natures d’exceptions, dans les solitudes entre le ciel et la terre du Jura ?
XLI
C’était là, sans doute, la lampe voilée de l’imagination, qui éclairait, dans ses longues nuits, la petite fenêtre du donjon de Saint-Lupicin, pendant que notre jeune poète écrivait ses poésies cachées, et qu’il étudiait le beau dans l’art devant les débris des statues de son Phidias. C’est la lueur de cette lampe nocturne, aperçue des villageois et des bergers de la montagne, qui faisait dire à ces pauvres gens, dans leurs veillées, ce que disent les paysans d’Allemagne allant à l’église pendant la nuit de Noël, en passant sous la tour de Faust : « Que fait donc notre jeune maître à cette heure dans sa chambre haute, seul ainsi toute la nuit avec les esprits, pendant que la cloche sonne et que le peuple chante en chœur à l’église : le Christ est ressuscité ? »
XLII
Et en effet, le jeune maître faisait en silence deux choses mystérieuses et presque sataniques pour le pauvre ignorant de nos campagnes et de nos villes ; il ressuscitait la chevalerie par la poésie dans ses chants, et il ressuscitait le grand art dans ses veilles en écrivant son Phidias ; Phidias, l’art incarné, le créateur des marbres, le dieu de la sculpture et de l’architecture, le révélateur du beau dans la pierre, le créateur enfin du Parthénon, cette cathédrale d’une religion qui allait mourir dans un temple qui ne mourra pas !
C’est là l’œuvre que nous donne M. Louis de Ronchaud ; ouvrez et lisez : jamais la science ne se révéla en plus beau style. Il semble que des rayons du pur soleil d’Attique pénètrent de toute part ce style, comme il pénètre, au lever du jour, les marbres translucides du Parthénon pour les faire descendre dans l’œil fasciné du voyageur ignorant comme moi, et pour les faire exclamer d’enthousiasme : Voilà le vrai, voilà le beau, voilà la divinité des lignes, voilà l’habitation des dieux sur la terre !
XLIII
D’un coup de plume M. de Ronchaud a effacé pour moi vingt années de vicissitudes et de ténèbres ; il m’a reporté à une belle aurore d’une journée de voyage, couché sur le pont de mon navire, et poussé par la main des Néréides, du cap Sunium au Pirée, où, par un vent de terre tiède et frais qui faisait frissonner ma voile, je regardais le blanc mausolée du Parthénon monter et se découper sur le firmament bleu de l’Attique, semblable plutôt à un autel s’élevant vers le ciel pour y faire monter l’encens du matin.
Puis, il me rappelait mon ascension du lendemain du débarquement à l’acropole, et ma longue station sous les propylées, au milieu d’un groupe prisonnier de soldats turcs qui faisaient leur feu de myrte au pied d’une colonne, foyer auquel deux jambes de déesses séparées des bustes servaient de chenets.
Les décombres d’Athènes, où il ne restait pas pierre sur pierre, blanchissaient et poudroyaient au bas dans la plaine comme une carrière abandonnée ; nous étions dans la maison des divinités d’Athènes. Le génie de Phidias, qui l’avait bâtie et meublée du céleste mobilier de l’Olympe, nous protégeait seul et devait seul ressusciter cette Athènes toute cadavéreuse à nos pieds ; car, il ne faut pas s’y tromper, c’est Phidias qui a ressuscité la Grèce ; ce sont ses ouvrages que l’Europe a voulu délivrer des Turcs ; la Grèce, pour elle, ne fut qu’un musée captif. L’Europe s’arma pour une croisade de statues. Navarin délivra des pierres et des ombres. Hélas ! voilà tout ! Les hommes vont-ils renaître pour l’habiter ? — Attendez !
XLIV
C’est sur ces souvenirs d’un double voyage à Athènes et sur l’impression toujours présente du Parthénon, entrevu dans le ciel du pont d’un vaisseau et contemplé ensuite à loisir du pied de ses colonnades, que j’écrivais, il n’y a pas longtemps, un Entretien sur la sculpture, quand je reçus, un matin du mois d’août 1861, le volume de M. de Ronchaud, intitulé Phidias. Nous allons l’apprécier tout à l’heure, mais l’apprécier avec respect et déférence, comme un homme qui n’a que des impressions apprécie l’homme qui a des connaissances ; M. de Ronchaud a des lumières, je n’ai que des lueurs.
XLV
Voici donc ce que moi, ignorant, j’écrivais de hasard sur cette littérature en pierre qui parle à nos yeux du haut du Parthénon.
L’aspect de ces lignes harmonieuses dans le ciel d’Athènes, dont les profils et les contours forment ce qu’on appelle le beau dans l’architecture, — l’architecture, m’écriai-je, n’est qu’une géométrie animée : cette géométrie chante comme un poème ; ces lignes sont leur poésie ; la symétrie est l’équilibre des lignes. Ces lignes sont la métaphysique des édifices humains, nombres, géométrie, symétrie, décorations, tout cela construit en plus ou moins grande proportion, selon le génie de l’artiste, ce beau qui est l’idéal des yeux comme la musique est l’idéal de l’oreille, comme l’éloquence est l’idéal de la logique, comme la poésie est l’idéal de l’imagination et du sentiment.
Tout cela est donc encore de la littérature, et, en commentant le Parthénon de Périclès et Phidias, je suis encore dans mon sujet.