(1860) Cours familier de littérature. X « LVIIe entretien. Trois heureuses journées littéraires » pp. 161-221
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(1860) Cours familier de littérature. X « LVIIe entretien. Trois heureuses journées littéraires » pp. 161-221

LVIIe entretien.
Trois heureuses journées littéraires

I

J’ai sur ma table aujourd’hui deux livres que je viens de lire avec un grand charme, et qui me convient, par ce charme même, à me distraire un moment de l’antiquité avec mes lecteurs, pour donner un regard à la jeune France poétique d’aujourd’hui. Ces deux livres sont les poésies lyriques, philosophiques et religieuses de M. de Laprade, et un autre dont je vais vous parler après.

Mais avant de parler de ce dernier poème que j’ai reçu hier, que j’ai lu d’une seule haleine cette nuit, rappelons-nous deux heureuses journées déjà loin de nous, qui nous feront connaître Laprade. La mémoire, c’est la lampe du soir de la vie : quand la nuit tombe autour de nous, quand les beaux soleils du printemps et de l’été se sont couchés derrière un horizon chargé de nuages, l’homme rallume en lui cette lampe nocturne de la mémoire ; il la porte d’une main tremblante tout autour des années aujourd’hui sombres qui composèrent son existence ; il en promène pieusement la lueur sur tous les jours, sur tous les lieux, sur tous les objets qui furent les dates de ses félicités du cœur ou de l’esprit dans de meilleurs temps, et il se console de vivre encore par le bonheur d’avoir vécu.

II

On peut dire que cette résurrection des jours, des choses, des amitiés éteintes, à la lueur de cette lampe de la mémoire, est d’autant plus douce que le présent est plus amer. On se réfugie dans ses souvenirs pour échapper à ses angoisses. À quoi servirait la mémoire si ce n’était qu’à pleurer ? Elle sert aussi à jouir ; par un don de la Providence, elle perpétue le plaisir comme elle éternise la douleur. Tant qu’un homme se souvient, il revit. C’est encore vivre.

III

Vous souvient-il de ces délicieuses pages de Boccace, un des esprits les plus optimistes, les plus souriants, les plus causeurs, de toutes les littératures, pages dans lesquelles il raconte comment d’un désastre universel naquit le Décaméron, qui amusera le monde tant qu’il restera un sourire sur les lèvres de l’humanité ?

La peste décimait Florence ; les vivants ne suffisaient plus à ensevelir les morts ; les cantiques funèbres qui accompagnent les cortéges aux campo santo se taisaient, faute de voix pour gémir ; les tombereaux précédés d’une clochette pour annoncer leur passage aux survivants s’arrêtaient le matin de porte en porte, pour emporter comme des balayeuses, sans honneurs, tout ce que ce souffle de la mort avait fait tomber de tous les étages pendant la nuit ; on ne se fiait pas même pour une heure à l’amitié ou à l’amour ; on n’était pas sûr de retrouver en rentrant ceux qu’on laissait, encore jeunes et sains, à la maison en gage à la contagion invisible ; le moindre adieu était un éternel adieu, le lendemain n’existait plus, l’avenir était mort avec tant de morts.

IV

Cependant la jeunesse et l’amour florissaient et jouissaient jusque parmi ces tombes. Boccace raconte comment quelques jeunes hommes et quelques jeunes femmes, se rencontrant un matin sous les cloîtres lugubres de Santa Maria del Fiore, se groupèrent comme un essaim de colombes sous un coup de vent, s’entretinrent, se concertèrent, se convièrent à quitter ensemble la ville infestée, et à se réunir, en dépit de la mort, dans une de ces délicieuses villas qui blanchissent au milieu des pins, des oliviers, des cyprès et des cascades de marbre sur les collines de Florence. On sait la vie qu’ils y menèrent, et quels charmants contes pour rire et pour aimer naquirent de leurs loisirs d’été à l’ombre des arbres, au gazouillement des eaux et aux roucoulements des colombes. Je n’ai jamais pu lire ce ravissant exorde en récit du Décaméron de Boccace, sans y voir une fidèle image des bienfaits de la mémoire. Elle nous sépare des temps où nous vivons et nous reporte aux temps où nous voudrions revivre. Je veux me donner aujourd’hui cette délectation de cœur et d’esprit, en me rappelant minutieusement les lieux et les jours où je connus pour la première fois ce poète ami, Victor de Laprade, auteur digne d’être nommé à côté de Boccace et de Pétrarque, digne d’avoir vécu à Florence dans le temps des néo-platoniciens d’Italie, avec lesquels il a tant de ressemblance.

V

Permettez-moi d’imiter ici Boccace, et de décrire à plaisir le site où je rencontrai ce poète. C’était dans l’été de l’année 1844, une de ces années pleines et triples de ma vie, où les hivers étaient remplis par la politique et la tribune, les printemps par la poésie et l’agriculture, les automnes par des voyages, beaux coups d’aile vers l’Orient, vers les Pyrénées, vers les Alpes, vers les îles de Naples, vers l’Adriatique et vers Venise. Mon imagination revenait s’abattre, aux approches de l’hiver, sur les tourelles natales et sur les prairies argentées de leur premier givre, à Saint-Point.

VI

Nous étions dans cette vallée de Saint-Point en nombreuse famille, prêts à partir pour Ischia et pour Venise ; nous jouissions de ces journées splendides qui précèdent un prochain départ. Quel que soit le plaisir qu’on se promette d’un grand voyage, il y a toujours dans le paysage qu’on va quitter une voix prudente et un peu triste qui semble vous dire par chaque rayon de soleil, par chaque ombre d’arbre, par chaque rayon du soir qui se couche : « Pourquoi me quitter ? Est-ce que je ne brille pas bien dans ce ciel bleu ? Est-ce que je ne répands pas bien mon ombre sur tes pas ? Est-ce que je ne fleuris pas bien à ma place sous ta fenêtre ? Est-ce que je n’embaume pas bien l’air que tu respires en ouvrant tes volets au lever du jour ? Est-ce que je ne fais pas bien chanter mes gouttes d’eau dans mon bassin de mousse, pour attirer le rossignol nocturne, qui vient boire ce ses mélodies dans ma source, sous les pervenches du jardin ? »

Le cœur se serre à ces justes et tendres reproches du paysage et de la maison qu’on va quitter, à ses plus beaux jours d’été, et l’on se dit avec une certaine hésitation intérieure : Trouverai-je mieux ailleurs ? Et suis-je bien sage en effet d’aller chercher si loin ce que j’ai sous mes pas, et ce que j’ai avec ce bien inestimable que je n’aurai pas ailleurs : la douce habitude, l’ombre du toit paternel sur ma tête, les tendres souvenirs de l’enfance et de la famille autour de moi ?

VII

Donc, c’était un de ces jours qui précèdent un départ volontaire, et où l’on savoure avec un certain remords intérieur, semblable à un reproche de la belle nature dans votre âme, les charmes d’un splendide paysage et d’un cher horizon. La vallée de Saint-Point était plus recueillie dans son ombre, plus caressante à l’œil qu’à l’ordinaire. Son aspect faisait monter les larmes de nos yeux en la regardant. Cette oasis d’été enfouie derrière les montagnes qui encadrent le bassin de la Saône, du Charolais jusqu’aux Alpes, mérite en été un coup de crayon d’un paysagiste.

Cette vallée se glisse, tantôt élargie par des golfes de prairies au confluent des ravines, tantôt rétrécie par des caps de roches teintées de violet sous leurs bruyères, entre deux chaînes de hautes montagnes. Au milieu de la vallée, un monticule, détaché des deux chaînes latérales, se renfle pour porter le château et l’église. Le clocher, en flèche aiguë de granit bruni et moussu par les siècles, porte sa date de 1300 dans ses ogives. Les grosses tours décapitées du château, crénelées seulement de nids d’hirondelles, s’élèvent lourdement sous leurs tuiles plates aux deux extrémités d’un massif de murs surbaissés, percés de rares ouvertures à croisillons, inégales d’étages.

Une galerie extérieure en pierres de taille, bordée d’une balustrade à trèfles, unit les grosses tours entre elles et sert de communication aux appartements. Les lierres, les sureaux, les figuiers, les lilas, croissent en fouillis au pied de cette galerie, en cachent aux yeux les arcades, et débordent comme une écume de végétation sur les parapets. Les paons familiers, perchés dès l’aurore sur ces parapets pour attendre le réveil des habitants du château, jettent par intervalles leurs cris rauques et sauvages pour demander les miettes de pain qu’on leur jette du haut des fenêtres ; les hennissements des poulains dans le pré, les gloussements des poules dans les basses-cours, les joyeux aboiements des chiens enchaînés dans leurs niches aux deux côtés du seuil, leur répondent. Le grincement des roues des charrues, qui fendent la glèbe fumante des champs au penchant des collines ; les mugissements des troupeaux sortant des étables ; le sifflet des bergers enfants, qui gazouille à l’orée des bois ; la clochette qui tinte au cou des chèvres sur les rochers ; les branles sonores de la cloche, qui appellent les femmes du hameau à l’église ; le roulis des sabots de bois des paysannes sur la roche vive des sentiers qui descendent des deux flancs de montagnes vers le cimetière ; la fumée du feu du matin, qui s’élève çà et là à travers les châtaigniers, comme autant de drapeaux bleuâtres arborés par les toits disséminés des chaumières ; les ombres et les éclats du jour, qui se combattent, se déplient et se replient alternativement, au gré des légers brouillards de rosée, depuis le faîte des sapins noyés dans l’aurore jusqu’au creux des prairies noyé dans la brume blanche du matin : voilà les bruits et les aspects qui tintent à l’oreille ou qui éclaboussent les yeux des hôtes, au réveil du château. On voit successivement s’ouvrir une fenêtre, puis une autre, comme pour entendre ces bruits et pour respirer cet air matinal embaumé par la nuit ; on aperçoit, entre les rideaux blancs des fenêtres flottant au souffle des bois, quelques charmantes têtes de jeunes filles, ou de beaux enfants qui regardent les pigeons fuyards ou les hirondelles voleter autour des corniches, dans les rayons transparents du jour.

VIII

À l’exception d’un vieux portique de colonnettes accouplées en faisceaux, qui déborde le seuil de la galerie extérieure portée par des arcades massives, et d’une tourelle à flèche aiguë qui fend le ciel à un angle occidental du vieux château, rien n’y rappelle à l’œil une construction de luxe : c’est l’aspect d’une large ferme creusée pour des usages rustiques dans le bloc épais d’un manoir abandonné. La paille et le foin débordent çà et là des lucarnes pleines de fourrages ; les portes des étables, des fenils, des basses-cours, s’ouvrent sur le gazon autour du puits ; à côté de la porte des maîtres, les chars de récoltes se chargent et se déchargent sous les fenêtres des chambres hautes ; des sacs d’orge, de blé, de pommes de terre, se tassent sur les marches en spirale du large escalier aux dalles usées par les souliers ferrés des laboureurs ; les vaches paissent sous les groupes de vieux arbres écorcés dans les vergers ; on voit les jardiniers, les bergers, les jeunes vachères, tirer les seaux du puits, emporter les arrosoirs, accoupler leurs bœufs, traire leurs vaches dans la cour qui sert de pelouse à l’habitation ; on y est en pleine rusticité, comme en pleine nature.

Le seul charme de ce séjour, c’est son site : de quelque côté qu’on porte ses regards, aux quatre horizons de ce monticule, on s’égare, depuis le fond de la vallée jusqu’au ciel, sur des flancs de montagnes à pentes ardues, entrecoupés de forêts, de clairières, de genêts dorés, de ravines creuses, de hameaux suspendus aux pentes, de châtaigniers, d’eaux écumantes, d’écluses, de moulins, de vignes jaunes, de prés verts, de maïs cuivrés, de blé noir, d’épis ondoyants, de huttes basses de bûcherons et de chevriers, à peine discernables du rocher au dernier sommet des montagnes, habitations qui ne se révèlent que par leur fumée. Les inflexions de la ligne des monts sur le bleu du ciel, les plis et les contreplis du sol, les profondeurs des ravines, les saillies des caps, les lits des torrents ; les plateaux arides, où la terre éboulée laisse percer le sable rouge ; les maisonnettes ensevelies sous les feuilles de leurs vergers séculaires ; les arbres penchés avec leurs grands bras en avant sur les abîmes, comme pour se parer contre leur chute : tous ces horizons variés, dont chaque nuage ou chaque rayon qui traverse le firmament diversifie l’aspect et la couleur, et semble faire onduler le paysage comme une peinture mobile, ne laissent pas un regard indifférent ou uniforme dans les yeux. Tout semble se mouvoir au mouvement de la pensée elle-même ; c’est une terre en action, quoiqu’en repos ; on y assiste à une création quotidienne ; toutes les heures du jour et de la nuit y donnent en passant un coup de pinceau, une teinte, un caractère, une physionomie. Dieu a dessiné : son soleil colore.

IX

À un millier de pas du château, on va ordinairement, après le repas du matin, chercher l’ombre d’un grand bois. Cette ombre tiède descend jusqu’à une vaste prairie en pente, où paissent les juments, les poulains et les vaches des étables. Un chemin rude, pavé de cailloux roulants, bordé d’épines, d’orties, de ronces, encaissé entre deux buissons, conduit à ce bois. En se confondant par petits bouquets avec les prairies à mi-côte, il forme une espèce de golfe herbeux, où la pente naturelle amène et recueille ses eaux. Une source intarissable y tombe, avec un suintement sonore et mélancolique, dans un bassin bordé de frênes et de coudriers.

On s’y arrête un moment pour respirer la fraîcheur humide du bassin, et pour contempler les belles images renversées des frênes qui se peignent dans son miroir noirâtre, et pour voir les beaux insectes ailés appelés dans le pays demoiselles des lacs, patiner dans les rayons tremblotants de soleil sur la surface, semblable à l’acier, bleue et liquide, de l’étang.

Mais l’extrême fraîcheur de ces feuilles, éternellement trempées dans le froid et dans l’eau de cette grotte d’ombre, empêche de s’y arrêter longtemps ; un petit sentier humide conduit en quelques pas à une halte, aussi ombragée, mais moins ténébreuse.

C’est un bouquet de chênes de haute futaie, épargnés jusqu’à ce jour par la hache des anciens propriétaires du domaine. Les arbres, clair-semés sur un gazon grisâtre perpétuellement tondu par les moutons, penchent leurs troncs maigres dans des attitudes diverses, comme des mâts de barques de pêcheurs battus des vents sur une mer houleuse. Ce bois comptait alors trois cents pieds de chênes de cent ou de deux cents ans. J’espérais les respecter toujours et les réserver à d’autres générations pour la grâce du paysage : hélas ! la nécessité cruelle en a abattu sous la cognée le plus grand nombre ; ils sont tombés en gémissant, moins que mon cœur, de leur chute anticipée ; un beau nuage d’ombre a été balayé avec eux de ce mamelon aux flancs de la vallée. En 1848, j’en avais conservé soixante des plus beaux, comme une réserve de paix et d’obscurité pour les jours d’été ; cette année, j’ai été contraint de sacrifier le reste à la nécessité, plus exigeante encore. Je n’en ai conservé que treize, en mémoire des treize poiriers de Laërte dans Homère. Parmi ces treize chênes, se trouve celui qu’on appelle dans le pays l’arbre de Jocelyn, parce que c’est sous ses feuilles et assis sur ses racines que j’ai écrit ce poème, au murmure du vent d’automne dans ses rameaux. Le chêne tombera encore, et le poète aussi. La France est inexorable : « Tu t’es mis en servitude pour ton pays, répond-elle à ceux qui lui palpent en vain le cœur ; tant mieux pour moi, tant pis pour toi ! Paye ta rançon avec la sève de tes arbres et avec le sang de tes veines. Que nous importe qu’il y ait une tuile sur ta tête, une ombre sur ton front, un seuil sous tes pieds ? Nous n’avons besoin ni de civisme, ni de harangues, ni de poèmes ; va où va la feuille morte de tes anciens chênes, à tous les vents, chauds ou froids, que m’importe ? Dieu ne m’a pas chargé de tes loisirs ! »

Et c’est vrai. Je n’ai rien à y redire.

X

Mais alors ces beaux arbres existaient encore ; et, quand le soleil de midi repliait l’ombre perpendiculaire sur leur racine, c’est là que nous nous abritions du soleil pendant les heures brillantes de la journée. On y portait ses livres, ses journaux, ses crayons, ses causeries ; les enfants jouaient à distance sur la pelouse, rapportant de temps en temps à leurs jeunes mères les beaux insectes à cuirasse de bronze et de turquoise sur leur brin d’herbe, ou les nids vides tombés des branches avec leur duvet encore tout chaud du cœur de la mère et de la poitrine des petits envolés. Les chiens dormaient, leurs têtes sous nos pieds, leurs yeux dans nos yeux. C’étaient les plus douces heures muettes de la journée d’été.

Les chênes, membres vivants de ce salon en plein ciel, semblaient se prêter, par les diverses torsions de leurs racines et de leurs branches, à toutes les attitudes des hôtes des bois. Ils nous connaissaient ; chacun d’eux portait le nom d’un des habitants familiers du château. La famille, en effet, s’étend bien plus loin que le seuil, pour qui sait comprendre les animaux, les arbres, les plantes, avec lesquels on cohabite depuis son enfance. Jamais je ne pardonnerai à mon pays de m’avoir forcé, par sa dureté de cœur, à vendre, en pleurant sur sa crinière, mon dernier cheval de selle, nourri, élevé, dressé par ma main, pour payer de quelques pièces d’or, or à mes yeux sacrilége, une dette que j’aurais préféré payer de quelques onces de mon sang ! Pays de Shylocks, qui laisse vendre la chair de l’homme, que les malédictions de ceux qui aiment la nature animée retombent à jamais sur toi ! Quand je vois ce cher et fier animal passer par hasard sous son possesseur inconnu dans l’avenue des Champs-Élysées, je détourne la tête, je pâlis ; et, si l’on me dit : Qu’avez-vous ? je réponds : « Ce que j’ai ? Je viens de voir passer une portion de mon cœur détachée de ma poitrine. Maudite soit la France, qui s’arrêterait tout entière pour arracher une épine du pied nu d’un passant, mais qui ne se détournerait pas de son sentier pour arracher une épine morale du cœur d’un homme sensible, puni d’avoir trop aimé ! »

Et toi aussi, tu seras punie ; je le pressens, l’heure approche : mais tu seras punie pour avoir resserré ton cœur, comme je le suis pour avoir trop élargi le mien.

XI

Mais alors il ne s’agissait pas de ces misères. Tout était serein dans mon horizon, comme dans le ciel d’été de cette belle vallée ; je ne prévoyais pas que j’en serais bientôt déraciné par un coup de vent comme ces chênes paternels, et que les vils insectes de l’envie, de la malignité et de la haine, se réjouiraient en rampant sur mes débris, comme ces fourmis, en suçant la sève sur les troncs dépouillés d’écorce de ces rois de la forêt !

XII

Ce jour-là, nous reposions, paisiblement adossés aux arbres, la tête à l’ombre, les pieds au soleil, les cheveux au vent, dans les poses des jeunes poètes et des jeunes femmes de Boccace, épars à l’abri des pins parasols et des cyprès de Florence dans les tableaux du Décaméron.

Par un heureux hasard, qui groupe de temps en temps les hommes comme les chênes, deux grands et charmants artistes dans des arts divers étaient en ce moment en visite ou plutôt en villégiature avec nous, sous ce même toit, sous ces mêmes chênes qui avaient abrité ensemble autrefois le génie adolescent de Victor Hugo et l’esprit péripatéticien et discinctus de Charles Nodier.

L’un de ces artistes était le jeune Allemand Liszt, ce Beethoven du piano, pour qui la plume du premier Beethoven était trop lente, et qui jetait à plein doigté ses symphonies irréfléchies et surnaturelles au vent, comme un ciel des nuits sereines d’été jette ses éclairs d’électricité sans les avoir recueillis dans la moindre nuée.

La brise seule aurait pu écrire ses improvisations vagabondes, échevelées comme la belle tête blonde de l’Hoffmann de la musique. Mais ce télégraphe électrique de l’oreille qui fixera un jour ces fugitivités de l’inspiration des Liszt ou des Paganini, n’était pas encore inventé ; ces notes ne se fixaient qu’à l’état d’impression dans nos âmes, quand l’artiste improvisait pendant des heures sur le piano du salon, aux clartés de la lune, les fenêtres ouvertes, les rideaux flottants, les bougies éteintes, et que les bouffées des haleines nocturnes des prés emportaient ces mélodies aériennes aux échos étonnés des bois et des eaux.

Dans les cabanes émerveillées de la plus haute montagne, les jeunes garçons et les jeunes filles ouvraient les volets de leur chambre, se penchaient en dehors, oubliaient de dormir, et croyaient que toute la vallée s’était transformée en un orgue d’église, où les anges jouaient des airs du paradis pendant le sommeil des vivants.

XIII

L’autre de ces artistes était le sensible et infortuné Decaisne, peintre digne de Rubens par ses aspirations à renouveler l’école de ce grand maître, son compatriote et son modèle. Hélas ! ces aspirations l’ont tué avant l’âge ; il est mort de la mort de Léopold Robert, de la mort de ceux qui ont trop aspiré. Decaisne était las de mesurer l’infranchissable distance qui sépare la main de l’artiste de la réalisation de sa pensée ; il était dégoûté d’un monde qui a pour les artistes des engouements ou des aversions, et point de jugement juste et impartial. Saisi d’une fièvre chaude, il a frappé avec colère la terre du pied ; il s’est précipité dans l’éternité par dégoût du temps. Qu’il lui jette la première pierre, celui qui n’a jamais désespéré de ce triste monde, et qui n’a jamais replié son manteau pour partir avant l’heure, en emportant ailleurs son œuvre méconnue ici, et en disant à ses contemporains : « Je vous méprise, adieu ; voilà mon œuvre, jugez-moi ! »

Cette humeur du talent méconnu, cette impatience de la justice, quand elles vont jusqu’à la mort, sont un crime sans doute ; mais, dans le délire, où est le crime ? Il n’est plus dans l’homme, il est dans la maladie. Son désespoir ne fut qu’un accès de souffrance : ce n’est pas lui, c’est la fièvre qui fut coupable. Il était bon, spirituel, lettré, tendre jusqu’au dévouement pour ceux qu’il aimait, courageux contre l’iniquité, laborieux comme la charité filiale qui gagne le pain d’autrui avec plus d’assiduité que son propre pain. Que le Dieu du pardon le rémunère ! Si l’artiste ami regarde de là-haut ceux qui souffrent de leur génie, avec la compassion d’un homme qui a tant souffert du sien, qu’il jette un de ses regards sur cette demeure muette de Saint-Point, vide aujourd’hui de ceux qu’il aima tant, et qui ne cesseront de l’aimer eux-mêmes qu’en cessant de se souvenir.

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XIV

Un chien aboya tout à coup, et deux autres chiens, couchés à nos pieds, se levèrent en sursaut, et traversèrent à grands bonds le ravin sous le bois pour aller voir quel nouveau venu du château faisait aboyer leur chef de meute. Leurs voix firent résonner la voûte des chênes et frémir les feuilles sur nos fronts. Deux têtes d’hommes vêtus de noir apparurent derrière un rideau bas de noisetiers de l’autre côté du ravin. Ces visiteurs ne connaissaient pas les lieux ; ils prirent, sur la piste des chiens, le sentier des chèvres qui descend dans le fond du pré, et qui remonte vers le bois où nous étions assis. Chacun de nous se releva un peu sur son coude, pour voir le nouvel hôte qu’un hôte déjà reconnu de nous amenait avec lui sous ces lambris de feuilles.

XV

Ce nouvel hôte montait d’un pas timide et hésitant vers notre groupe de famille.

Je me levai de ma racine pour aller au-devant de lui. Son compagnon me le nomma : c’était M. de Laprade.

Sa seule physionomie me l’aurait nommé ; il était jeune, grand, élancé, la tête chargée de modestie, un peu inclinée en avant, le regard bleu et nuancé de blanches visions comme une eau de golfe traversée par beaucoup de voiles, le front plein, les traits mâles, quoique avec une expression générale mélancolique, le teint pâli par la lampe, la physionomie pieuse, si l’on peut se servir de cette expression, c’est-à-dire la physionomie d’un jeune solitaire qui écoute des voix célestes entendues de lui seul, et dont la pensée, consumée du feu doux de l’encensoir, monte habituellement en haut plus qu’elle ne se répand sur les choses visibles d’ici-bas.

Ce visage inspirait tant de sécurité et tant de paix par sa franchise et par son recueillement qu’on se sentait en amitié dès la première parole. Cette voix lente, grave, timbrée d’émotion, résonnait comme le puits où le passant jette une pierre du chemin pour mesurer par la lenteur de l’écho la profondeur de l’abîme. Son accent remontait ainsi du fond de sa poitrine ; il faisait involontairement penser : « Ce jeune homme a un grand abîme en lui ; le creux de son âme ne peut être comblé par les pierres du chemin : il y faudra jeter l’infini, Dieu, l’amour, la poésie, ces trois choses sans mesure ! »

XVI

Après les quelques mots d’accueil rapidement échangés, tout fut dit entre nous ; on ne pouvait être longtemps banal avec ce jeune homme. Nous nous serrâmes les deux mains, qui ne se desserrèrent jamais plus. Laprade, désormais fils et frère de la maison, s’assit avec nous ; et la conversation familière continua, tant que le soleil nous fit rechercher l’ombre, comme si un convive seulement de plus était venu serrer les rangs autour de la table.

Laprade connaissait Liszt : ces deux génies se convenaient par le goût du surnaturel. Car Liszt est un musicien métaphysique, semblable à ses compatriotes Mozart et Beethoven : il chante plus de symphonies du ciel que de mélodies de la terre ; il n’a point de rapport avec Rossini. Rossini chante des sensations et des ivresses ; il a plus de verve que de sensibilité : c’est le Boccace de la musique. Laprade est en poésie ce que Beethoven et Liszt sont en musique : ce sont des esprits aériens. Rossini est plus homme : ils sont plus anges.

XVII

Longue fut la journée par les heures, brève par les entretiens à cœur ouvert qui nous l’abrégèrent.

Je connaissais, par des fragments recueillis déjà dans des recueils ou dans la mémoire des amis communs, beaucoup des vers de Laprade. Ces vers, pensés dans le ciel et écrits sur la terre, m’avaient transporté en idée au cap Sunium. C’est là que Platon méditait à haute voix, en prose, sur la nature, sur l’immortalité, sur le Dieu unique, incarné en esprit et en vérité, dont les divinités sensuelles et successives de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce, n’étaient que les symboles adorés par les sens, ces trompeurs de la raison humaine.

Les vers de Laprade m’avaient semblé avoir la transparence sereine, profonde, étoilée, des songes de Platon. Ils m’avaient rappelé aussi Phidias, le sculpteur en marbre de Paros de la frise du Parthénon ; ces vers, solides et splendides comme le bloc taillé et poli par le ciseau de Phidias, avaient à mes yeux la forme et l’éclat des marbres du Pentélique, et un peu aussi de l’immobilité et de la majesté de ces marbres. La muse de Laprade était la plus divine des statues, mais une statue ; le poète était le grand statuaire de notre siècle, un Canova en vers, taillant la pensée en strophes, un sculpteur d’idées. C’était un assez beau partage dans un siècle où tant de poètes avaient voulu chercher la perfection dans l’art, au lieu de la chercher dans son élément éternel, le beau ! Il s’est bien animé depuis.

XVIII

Nous causâmes longtemps, avec l’abandon d’une amitié préexistante dans nos deux natures, de ces qualités admirables et de ces défauts inhérents à la poésie philosophique. Laprade rougissait des enthousiasmes : il ne s’offensait pas des réserves. Je cherchais à lui faire comprendre cette vérité, difficile à admettre pour un poète penseur comme lui : c’est que le rôle de poète penseur était un rôle ingrat, que la poésie était faite pour exprimer des sentiments et non des idées, et que, le cœur étant le foyer de toute chaleur dans l’homme, de même que l’esprit était le foyer de toute lumière, le poète de sentiment incendiait le monde, tandis que le poète penseur ne pouvait que l’illuminer et l’éblouir.

« Que voulez-vous ! me disait-il, c’est ma nature. Je ne cherche ni à incendier ni à éblouir : je cherche à adorer, à travers la nature et la foi (car je suis chrétien par le lait de ma mère), je cherche à adorer l’Auteur infini de cette nature ; ma poésie n’est que ma prière, mon enthousiasme n’est que mon encens.

— Je l’ai compris dès vos premiers vers, lui dis-je : vous n’êtes pas un poète comme nous ; vous êtes plus que poète, vous êtes un prêtre de la parole chantée. Vous n’avez pas assez d’humain en vous pour la foule, vous serez mieux compris des anges que des hommes, vous sacrifierez sur les hauts lieux. La piété qui vous caractérise est le plus sublime des sentiments ; mais c’est un sentiment abstrait, c’est la confidence de l’âme à son Dieu. Qu’importe que la généralité des hommes soit distraite, pourvu que votre Dieu vous écoute ? C’est sa gloire que vous voulez, ce n’est pas la vôtre ; mais il y aura toujours assez d’âmes mystiques autour du sanctuaire où vous chantez vos mélancolies et vos adorations pour les entendre à travers les murs, et pour les retenir dans leur mémoire comme des brises de l’âme, exhalant solitairement à l’oreille de Dieu les mélodies sans paroles de la création. Et puis le cœur s’amollit avec l’âge, vous aimerez un père, une mère, une amante, une femme, des enfants. Ces amours moins vagues et moins éthérés, quoique aussi purs, vous feront découvrir dans votre cœur des fibres plus émues et plus consonantes au cœur humain ; vous descendrez des généralités idéales aux personnalités passionnées de la vie humaine, et, après avoir été un poète d’autel, vous deviendrez un poète de foyer. La piété vous isolait : l’amour et la douleur vous populariseront. Voyez Hugo ! on lui reprochait, dans sa jeunesse, de n’avoir que des cordes de métal à son instrument lyrique : il a aimé, il a mûri, il a été amant, époux et père comme nous ; il n’arrachait que des applaudissements, il arrache maintenant des larmes ; l’émotion de son cœur, jusqu’alors trop impassible, a passé dans ses vers ; l’artiste s’est fait homme, et l’homme a grandi l’artiste. Ainsi en sera-t-il plus tard de vous ! »

XIX

Liszt, attentif à cette conversation entre deux poètes, poète lui-même autant et plus que nous, donnait son assentiment à ces paroles. Les jeunes femmes et les jeunes filles, assises en silence autour du groupe de chênes voisins, ne goûtaient pas ces froides dissertations ; elles exprimaient, par des gestes d’impatience et par des chuchotements dont je comprenais le sens, le vif désir d’entendre, de la bouche de ce jeune et pâle poète, quelques-uns de ces vers qu’elles ne connaissaient encore que par mon admiration :

« Vous voyez ? dis-je à Laprade, on brûle du désir de vous entendre sous ces mêmes chênes ; ils ont inspiré tant de vers que leurs échos, s’ils pouvaient parler, parleraient en strophes et murmureraient en rythmes.

— Eh bien, je n’ai rien à refuser, dit-il en rougissant, à un si charmant auditoire ; moi aussi, j’aime les chênes et je les ai célébrés dans un saint enthousiasme pour leurs ombres inspiratrices. Les chênes de ce bouquet d’arbres de Saint-Point ne s’étonneront pas d’entendre les bénédictions d’un étranger sur leur tête et sur leurs racines. »

Comme pour lui répondre, les arbres frémirent par hasard d’un coup de vent du midi qui passait sur leurs feuilles. Les beaux cheveux du poète s’agitèrent comme deux ailes d’inspiration sur son front. On eût dit d’un Ossian jeune, avant que l’âge eût blanchi sa barbe et aveuglé ses yeux inspirés. La voix du barde divin résonnait grave comme un souffle d’hiver à travers les troncs caverneux d’une forêt de Calédonie.

Laprade récita d’abord froidement, puis en s’animant peu à peu aux sons de sa propre voix, l’élégie sylvestre sur la mort d’un chêne :

Quand l’homme te frappa de sa lâche cognée,
Ô roi qu’hier le mont portait avec orgueil,
Mon âme, au premier coup, retentit indignée,
Et dans la forêt sainte il se fit un grand deuil.

Un murmure éclata sous ses ombres paisibles ;
J’entendis des sanglots et des bruits menaçants ;
Je vis errer des bois les hôtes invisibles,
Pour te défendre, hélas ! contre l’homme impuissants.

Tout un peuple effrayé partit de ton feuillage,
Et mille oiseaux chanteurs, troublés dans leurs amours,
Planèrent sur ton front comme un pâle nuage,
Perçant de cris aigus tes gémissements sourds.

L’onde triste hésita dans l’urne des fontaines ;
Le haut du mont trembla sous les pins chancelants,
Et l’aquilon roula dans les gorges lointaines
L’écho des grands soupirs arrachés à tes flancs.

Ta chute laboura, comme un coup de tonnerre,
Un arpent tout entier sur le sol paternel ;
Et, quand son sein meurtri reçut ton corps, la terre
Eut un rugissement terrible et solennel :

Car Cybèle t’aimait, toi l’aîné de ses chênes,
Comme un premier enfant que sa mère a nourri ;
Du plus pur de sa sève elle abreuvait tes veines,
Et son front se levait pour te faire un abri.

Elle entoura tes pieds d’un long tapis de mousse,
Où toujours en avril elle faisait germer
Pervenche et violette à l’odeur fraîche et douce,
Pour qu’on choisît ton ombre et qu’on y vînt aimer.

Toi, sur elle épanchant cette ombre et tes murmures,
Oh ! tu lui payais bien ton tribut filial !
Et chaque automne à flots versait tes feuilles mûres,
Comme un manteau d’hiver, sur le coteau natal.

La terre s’enivrait de ta large harmonie ;
Pour parler dans la brise, elle a créé les bois :
Quand elle veut gémir d’une plainte infinie,
Des chênes et des pins elle emprunte la voix.

Ainsi jusqu’à ses pieds l’homme t’a fait descendre ;
Son fer a dépecé les rameaux et le tronc ;
Cet être harmonieux sera fumée et cendre,
Et la terre et le vent se le partageront !

Mais n’est-il rien de toi qui subsiste et qui dure ?
Où s’en vont ces esprits d’écorce recouverts ?
Et n’est-il de vivant que l’immense nature,
Une au fond, mais s’ornant de mille aspects divers ?

Quel qu’il soit, cependant, ma voix bénit ton être
Pour le divin repos qu’à tes pieds j’ai goûté.
Dans un jeune univers, si tu dois y renaître,
Puisses-tu retrouver la force et la beauté !

Car j’ai pour les forêts des amours fraternelles ;
Poète vêtu d’ombre et dans la paix rêvant,
Je vis avec lenteur, triste et calme, et, comme elles,
Je porte haut ma tête et chante au moindre vent.

Il faudrait citer quatre cents vers exquis, si je citais ici les trois ou quatre élégies viriles et pensives que le poète amant des forêts nous récita sur la mort et la renaissance de ces jalons de l’éternité sur la terre qu’on nomme les cèdres ou les chênes. Laprade professe, dans ces vers comme dans mille autres, la doctrine antique et évidente que le Créateur a doué d’une âme tous les êtres. Partout où Laprade voit la vie, il voit l’âme ; partout où il voit l’action, il voit la pensée. Cette doctrine, qui ne contredit aucune de ses doctrines chrétiennes, et qui agrandit le Créateur en agrandissant son œuvre, est une vérité vieille comme le monde, et qui ressemble à une audace, tant le monde moderne semble l’avoir oubliée. Cette parenté de l’homme par l’âme, commune avec tous les êtres animés de la nature, est une charité poétique qui caractérise ses poèmes et qui donne à ses descriptions la double vie du temps et de l’éternité. Elle lui donne ainsi le droit d’aimer tout ce qui respire, tout ce qui se meut dans le firmament ou sur la terre. Élargir l’amour en élargissant la sphère de la nature, c’est sa religion, c’est la nôtre ; ce sera la religion du ciel, où l’on verra tout du point de vue divin :

Plus il fait jour, mieux on voit Dieu !

XX

C’est ce sentiment qui inspira à Laprade ce poème grec et symbolique de Psyché. Il voulut bien en réciter les premiers vers, dignes de Théocrite ou d’André Chénier :

Le matin, rougissant dans sa fraîcheur première,
Change les pleurs de l’aube en gouttes de lumière ;
Et la forêt joyeuse, au bruit des flots chanteurs,
Exhale, à son réveil, ses humides senteurs.
La terre est vierge encor, mais déjà dévoilée,
Et sourit au soleil sous la brume envolée.

Entre les fleurs, Psyché, dormant au bord de l’eau,
S’anime, ouvre les yeux à ce monde nouveau ;
Et, baigné des vapeurs d’un sommeil qui s’achève,
Son regard luit pourtant comme après un doux rêve.
La terre avec amour porte la blonde enfant ;
Des rameaux par la brise agités doucement
Le murmure et l’odeur s’épanchent sur sa couche ;
Le jour pose, en naissant, un rayon sur sa bouche.
D’une main supportant son corps demi-penché,
Rejetant de son front ses longs cheveux, Psyché
Écarte l’herbe haute et les fleurs autour d’elle,
Respire, et sent la vie, et voit la terre belle ;
Et, blanche, se dressant dans sa robe aux longs plis,
Hors du gazon touffu monte comme un grand lis.

XXI

Ce poème, publié en entier depuis, est, selon nous, le chef-d’œuvre de la poésie métaphysique en France et en Angleterre ; son seul défaut est d’être métaphysique, c’est-à-dire condamné à n’être jamais populaire. Mais on en extraira à foison des pages aussi achevées de pensée et de style que des pages de Virgile dans ses Églogues. Ces pages de Psyché seront comme ces statues de marbre de Paros enlevées à un monument païen écroulé pour décorer à jamais les musées ou les temples du christianisme. Ces chefs-d’œuvre sont divins, mais ils sont abstraits ; ils ne peuvent servir à peupler le temple, ils le décorent : ce sont les bas-reliefs de l’âme. Ce poème, fait pour le petit nombre, place Laprade au premier rang des philosophes en vers. Si Psyché eût été de chair au lieu d’être de marbre, elle aurait fait palpiter le cœur humain ; elle ne fait qu’illustrer le génie du poète.

XXII

Laprade feuilleta encore à haute voix sa mémoire ; il nous récita quelques fragments de ses poèmes évangéliques, qui s’épanchaient déjà goutte à goutte de son cœur trop plein. Ces poèmes ont paru en entier depuis.

Klopstock avait eu la même inspiration en Allemagne, il y a soixante ans. La Messiade est le poème épique du christianisme surnaturel et miraculeux. Les poèmes évangéliques de Laprade sont le poème bucolique du christianisme, ou, pour mieux dire, c’est l’Évangile lui-même traduit en poésie. Selon nous, l’idée était fausse ; l’Évangile, qui est une réforme sévère et rationnelle de la Bible, n’est pas poétique pour le vulgaire.

C’est un enseignement, et non une fable. La morale a tout à y recueillir, l’imagination n’a rien à y colorier ; les passions humaines, cette âme de l’épopée, en sont exclues ; les prédications d’un homme né dans la cabane d’un artisan et suivi de village en village par douze pauvres pêcheurs de Galilée ne sont un poème que pour les philosophes qui étudient à loisir la semence et la germination des vérités divines. Les paraboles mêmes, ces apologues évangéliques qui ne font rejaillir la vérité que sous la forme ingénieuse de l’allusion, sont froides comme les images répercutées dans le miroir lumineux mais impassible de la pure intelligence. La charité est la seule passion qui palpite dans l’Évangile ; mais c’est une passion divine, collective, métaphysique, abstraite, qui généralise et qui n’individualise pas le sentiment. L’individualité seule produit l’intérêt dans un poème : une doctrine ne personnifie qu’une vérité.

XXIII

Ce fut donc, selon nous, une idée fausse chez M. de Laprade que de consacrer son talent à une traduction poétique de l’Évangile. Veut-on lire ces récits dans leur candeur, on les lira dans les évangélistes. Veut-on les lire dans leur morale, on les lira dans l’Imitation de Jésus-Christ, par Gerson ; l’Imitation, le plus sublime commentaire qui ait jamais été écrit sur un texte humain ou sur un texte divin depuis que le monde est monde. Le vrai poème de l’âme évangélique, c’est l’Imitation.

Et cependant, en se trompant de sujet, M. de Laprade ne se trompe pas de talent. Il fut, dans ses poèmes sacrés, égal aux difficultés de son entreprise, mais le christianisme ne comportait pas un Ovide. Il y a dans ce volume des poèmes évangéliques des pages raciniennes qui semblent détachées d’Esther ou d’Athalie. Nous retînmes des pages entières, qui résonnent dans notre mémoire comme les marbres de Memphis sous le rayon du soleil d’Égypte. Lisez seulement ces vers, pleins des mêmes parfums dont Madeleine brisait le vase aux pieds de son Sauveur :

Dans l’urne aux blancs contours que de fleurs ont pleuré
Pour l’emplir jusqu’au bord d’un encens épuré !
Oh ! que tout soit pour lui : donnez, ô Madeleine,
Versez, sur ses pieds nus, votre âme toute pleine ;
Versez le fond du vase et les parfums cachés,
Les regrets, les espoirs, tout, jusqu’à vos péchés !
Versez les chastes jours et les nuits profanées,
Et l’asphodèle vierge et les roses fanées ;
Versez votre douleur, versez votre beauté.
Tout en vous est parfum, et tout sera compté !
Brisez aux pieds du Christ ce cœur doux et fragile.
Ce que la loi rejette est pris par l’Évangile,
Des épis oubliés sa moisson s’enrichit ;
À lui tout ce qui pleure et tout ce qui fléchit ;
À lui la pénitente obscure et méprisée ;
À lui le nid sans mère, et la branche brisée ;
À lui tout ce qui vit sans filer ni semer ;
À lui le lis des champs qui ne sait qu’embaumer,
L’oiseau qui vole au ciel, insoucieux, et chante ;
À lui la beauté frêle, et l’enfance touchante,
Et ces hommes rêveurs qui sont toujours enfants.
Tous ceux sur qui le fort met ses pieds triomphants ;
Les faibles sont les siens, sa force les relève ;
Il porte dans ses mains la grâce et non le glaive.

Une eau mystérieuse a baigné vos genoux !
Le ciel même, ô Seigneur ! a-t-il rien de plus doux ?
À ces flots onctueux, fumant d’un double arôme,
L’homme a fourni les pleurs et la terre le baume :
Tous les deux vous offrant leurs présents les meilleurs,
La nature, ses fleurs, et l’âme, ses douleurs ;
Puis versant tous les deux sur vos traces sereines
Ce que vous avez mis de plus pur dans leurs veines !

XXIV

En relisant ces poèmes, nous rencontrons à chaque parabole ou à chaque récit des pages de cette perfection de langue et de cette onction d’âme. Si quelqu’un pouvait faire une épopée évangélique par la foi et par le talent, c’était M. de Laprade ; mais nul ne peut faire qu’une doctrine soit une poésie, ou qu’une morale soit un drame.

XXV

La vraie poésie de Laprade, c’est la poésie de ce temps, c’est la nature. Il y reviendra, il y revient déjà dans le dernier volume qu’il vient de publier, les Idylles héroïques. On sent partout dans ces idylles ce retour à la nature, seule inspiratrice infaillible des vrais poètes, les poètes de sentiment. Les montagnes du Forez, cette Auvergne du Midi, berceau de son enfance, les scènes de la vie agricole, vrai cadre de toute poésie, les fenaisons, les moissons, les vendanges, les semailles, les mille impressions douces, fortes, tendres, tristes, rêveuses, qui montent au cœur de l’homme agreste dont le goût n’est pas encore blasé par la vie artificielle des cités, tous ces évangiles des saisons qui chantent Dieu par ses œuvres dans le firmament comme dans l’hysope, sont les textes de ces délicieuses compositions. C’est la terre réfléchie dans une âme pure et transparente comme l’onde du Lignon cher à d’Urfé, du Lignon qui dort sous l’ombre des rochers de son cher Forez après avoir écumé en grondant du haut de ses montagnes.

Cher pays de Forez, je te dois une offrande !
Terre où, dans mon berceau, les chênes m’ont parlé,
Ta sève et ton murmure en ma veine ont coulé ;
Il faut qu’un cri d’amour aujourd’hui te les rende.

C’est toi qui la première, au sentier du désert,
Fis marcher pas à pas mon enfance inquiète,
Qui m’as nourri d’un miel dans les bois découvert,
Et, dans l’eau du torrent, m’as baptisé poète.

C’est ton doigt maternel qui dirigea mes yeux
Sur l’alphabet sacré des couleurs et des formes,
Et, dans l’accent divers des sapins ou des ormes,
M’apprit à pénétrer des mots mystérieux.

Par toi, dans l’ombre sainte, enfant des vieux Druides,
J’ai connu des grands bois le sublime frisson ;
Poursuivant l’infini des horizons fluides,
Par toi, des hauts sommets je fus le nourrisson.

Mon aile s’est ouverte au vent que tu déchaînes ;
Enivré de ton souffle, à l’odeur des prés verts,
J’ai senti circuler, de mon sang à mes vers,
L’esprit qui fait mugir les taureaux et les chênes.

Près d’une eau qui frémit sur son lit de gravier,
Sous l’aune où le geai siffle, où se rit la linotte,
De l’hymne universel m’enseignant chaque note,
Tu conduisis mes doigts sur ton vaste clavier.

J’appris des laboureurs et des batteurs de grain
Ce rythme indéfini qui dans l’écho s’achève ;
Que de soirs, j’ai trouvé, dans ce vague refrain,
Enfant, un doux sommeil, jeune homme, un plus doux rêve !

Le foyer et le champ, les récits de l’aïeul,
Tout ce qui pour le cœur compose la patrie,
Tous ces trésors que j’aime avec idolâtrie,
Cher pays de Forez, je les tiens de toi seul.

Tous mes fruits ont germé sur tes douces collines ;
Ma sève ne sort pas d’une immonde cité ;
Si je fleuris au sol où je fus transplanté,
C’est que je garde encor ta terre à mes racines.
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XXVI

Mais, à la fin du volume, l’idylle se transforme en épopée, et le Pétrarque moderne devient, dans deux ou trois belles ébauches héroïques, le Dante du Forez. Plus heureux que le Dante toscan, on sent le bonheur intime à travers ses rugissements de poète indigné ; car Laprade n’a connu ni les odieuses vengeances des partis politiques, ni l’exil, ni le veuvage du cœur ; heureux fils, heureux amant, heureux père ! S’il a une Béatrix dans le ciel, il en a une sur la terre ! Que Dieu lui conserve tous ces bonheurs : il les mérite par son caractère, de la même trempe que son génie ; car, au milieu de cette cohue de talents sceptiques, railleurs, ironiques, oiseaux siffleurs qui profanent depuis dix ans la poésie par des indécences ou des persiflages, et qui font descendre comme Heine le feu du ciel pour allumer leur cigare, Laprade, lui, conserve son honnêteté à la haute littérature. Ils sont les poètes de la fantaisie : il est le poète de l’honnêteté. Ce caractère de l’honnête dans le beau n’est pas seulement un signe de vertu dans l’homme, il est un gage d’immortalité dans le poète ; car on peut corrompre son siècle, mais la postérité est incorruptible, et, si le vice peut donner quelquefois l’engouement, il ne donne jamais la gloire. La gloire est honnête, quoi qu’on en dise. Un scandale éclatant, ce n’est pas la gloire : c’est un éternel mépris. Les poésies de Laprade seront recueillies dans les familles honnêtes des champs, sur ces tablettes de la chambre à coucher auxquelles on laisse atteindre sans crainte les mains des enfants de la maison, et qui portent les livres de piété qu’on feuillette le dimanche en allant au temple. Ces poésies sont des Heures de l’âme poétique ; ces vers sentent l’encens.

XXVII

Mais, pendant que je lisais ces Heures précieuses de Laprade, une nouvelle note éclatait très inattendue sur son mélodieux instrument : c’était la note politique.

Nous avons, comme un autre, les passions nobles et collectives du temps où nous vivons ; nous aimons avec une sainte ardeur la liberté régulière, le patriotisme honnête renfermé dans les bornes du droit public, la grandeur irréprochable de notre pays, pourvu que cette grandeur de la patrie ne soit pas l’abaissement des autres nations, qui ont le même droit que nous de vivre grandes sur le sol et sous les lois que le temps a légitimées pour tous les peuples. Nous détestons les servitudes militaires, qui font prévaloir par la conquête la force sur le droit ; la gloire corruptrice, qui fait adorer au bas peuple des victoires au lieu de vertus, nous dégoûte : ces grands homicides d’armées qu’on appelle des batailles ne nous paraissent que d’illustres crimes, quand ces batailles ne sont que des jeux de l’ambition. Nous gémissons sur ces éblouissements stupides des peuples qui déifient ceux qui jouent le mieux avec le sang, et qui semblent mesurer leur adoration au mal qu’on leur a fait. Mais, malgré cela, nous n’aimons pas la poésie politique : c’est aux grands philosophes et aux grands orateurs d’exprimer ces vérités dans leurs livres ou dans leurs harangues ; la poésie n’y doit pas toucher, ou elle ne doit y toucher que bien rarement.

Elle ne doit pas se mêler de politique en vers, pour plusieurs raisons : d’abord, parce que la poésie ne parle pas aux masses, excepté dans quelques chants de Tyrtée, aussi fugitifs que la bataille ; ensuite parce que, la poésie étant la langue de l’immortalité, et la prose étant la langue du temps, ces deux langues ne doivent pas se confondre. La poésie est absolue, et ne doit chanter que les choses absolues comme elle ; la politique est relative, passagère, locale, nationale, circonstancielle. C’est à la prose de parler de ce qui passe ; c’est à la poésie de parler de ce qui est éternel. Le vers se rabaisse en descendant du ciel ou du cœur aux misères fugitives du moment.

XXVIII

Enfin la poésie est l’expression de l’idéal ; or le beau idéal, c’est l’amour enthousiaste, la prière, la miséricorde, la charité du genre humain, comme dit Cicéron. Voilà le thème des poètes. Quand ces poètes politiques, fussent-ils, comme Juvénal ou Gilbert, les suprêmes satiristes, passent du beau idéal au laid idéal, objet de leur satire, ils sortent de leur vraie nature et faillissent à leur vraie mission. Ils font haïr : c’est le contraire de faire aimer. La haine est un sentiment pénible, qui s’associe mal à cette mélodieuse ambroisie des beaux vers. Il en reste une amertume sur les lèvres, au lieu de cet arrière-goût délicieux que les chants des poètes doivent laisser sur la bouche et dans le cœur des hommes. Voilà pourquoi, hors quelques exceptions très rares, nous regrettons de voir de grands lyriques prêter, même dans un intérêt de vertu, leurs sublimes indignations chantées à la politique.

XXIX

Ces répugnances que nous éprouvons pour cette transformation de la lyre divine en fouet sanglant est peut-être un tort de notre goût personnel ; nous regrettons que des Virgiles et des Pindares daignent rivaliser avec des Juvénals et des Gilberts, qui ne sont pas dignes de toucher à leurs ailes, et qui rasent la terre au lieu de se perdre dans le firmament. Mais cette préférence pour les poètes d’enthousiasme sur les poètes d’indignation ( facit indignatio versum ) ne nous empêche pas d’admirer profondément des vers tels que ceux-ci, que Laprade vient de jeter au temps qui court du haut de son immortalité.

Ces vers sont intitulés : Pro aris et focis . C’est la vengeance du spiritualisme indigné contre le matérialisme qui déborde un peu notre époque.

On voit, dès les premiers vers de cette éloquente inspiration contre son siècle, que le grand poète partage au fond notre répugnance à employer la grande poésie aux petits usages de la vie civile. Retiré dans ses bois paternels du Forez, il regrette d’abaisser ses regards sur ce fleuve de nos vices qui coule à pleins bords dans nos cités. — Mais, si je n’en dis rien, s’écrie-t-il, c’est que j’aime mieux chanter la nature chaste et éternelle ; car,

Si rêveur qu’on m’ait dit, j’ai les yeux bien ouverts,
Et pourrais, au besoin, mettre mon siècle en vers.
Mais, reniant alors le vrai beau qui m’attire,
Je devrais, après l’ode, épouser la satire ;
C’est la muse qu’il faut à ce monde vénal,
Et l’ère des Césars attend son Juvénal.

Peut-être est-il venu ! Là-bas, où tout est sombre,
Peut-être un fouet vengeur siffle déjà dans l’ombre,
Et la haine au front rouge y chauffe longuement
Le fer qui doit marquer chaque nom infamant.
Voyez-vous défiler le troupeau de nos hontes ?
L’avenir les attend et va régler nos comptes.
Passez, tribuns d’hier, orateurs des banquets ;
Passez, la bouche close, en habits de laquais ;
Passez, nobles de race, admis à la curée,
Par amour du galon prêts à toute livrée ;
Prétoriens, bourgeois à barbe de sapeur,
Qui sauvez votre caisse et gardez votre peur ;
Passez, tous les forfaits et tous les ridicules…
Vous n’esquiverez pas le glaive ou les férules ;
Je vous laisse en pâture au lion irrité.
Moi, j’ai besoin d’amour et de sérénité...

Aussi, après quelques fortes pages contre la bassesse et l’hypocrisie de certains portraits auxquels le peintre ne met du moins pas les noms, voyez avec quelle hâte et avec quel charme le poète, vite fatigué de mépriser et de haïr, nous ouvre son foyer de vertu et d’amour. C’est le contraste ici qui fait la satire :

Dans ces bois où j’allais écouter l’infini,
Comme l’oiseau chanteur j’ai su bâtir mon nid ;
Mon cœur, dans la retraite où sa fierté l’enchaîne,
Répond à d’autres voix qu’à celle du grand chêne,
Et les fleurs du désert, les torrents, le ciel bleu,
Les lacs, ne sont pas seuls à me parler de Dieu :
De plus chères amours peuplent ma solitude.
Le soir, lorsque je sors de la chambre d’étude,
Quand je reviens des bois, rapportant des moissons
De rameaux ou de vers cueillis sur les buissons,
Devant l’âtre joyeux où le sarment pétille,
Près de l’auguste aïeul se groupe la famille ;
Non loin de ses genoux chargés de mes enfants,
S’assied la jeune mère aux regards triomphants ;
Tandis qu’avec les fleurs, butin de la journée,
Ma sœur comme un autel orne la cheminée.
Le portrait de ma mère est là qui nous sourit ;
Je sens autour de nous rayonner son esprit ;
Durant les entretiens, les jeux de la soirée,
Je consulte du cœur cette image adorée,
Sachant bien qu’elle assiste et protège ici-bas
Le père en ses travaux, les fils en leurs ébats.
Dans ces plaisirs naïfs que j’excite moi-même,
Je leur montre à s’aimer entre eux comme on les aime ;
Et, sans trop me hâter, dans leur folle saison,
Je sème, en quelques mots, le grain de la raison.
L’aïeul, à leurs propos, s’égaye et nous contemple :
En mes leçons, toujours, je le prends pour exemple ;
Mon récit en appelle à ses récits anciens ;
Il parle, et de mes bras on vole dans les siens ;
Avec des cris joyeux on l’entoure, on le presse ;
À toute question répond une caresse ;
Vers leurs lèvres son front se penche avec douceur…
Et moi ! tous ces baisers, je les sens dans mon cœur.
Ah ! prenez de l’aïeul notre âme héréditaire,
Enfants, gardez-la bien sans que rien ne l’altère ;
Au sang qu’il me donna je n’ai rien ajouté,
Mais je vous ai transmis sa ferme loyauté.
Vous saurez, comme nous, malgré la loi commune,
Porter le cœur toujours plus haut que la fortune,
Un cœur qui dans sa foi jamais ne se dément ;
Et, de votre œuvre, à vous, quel que soit l’instrument,
Ou le fer, ou la plume à mes doigts échappée,
Tout sera dans vos mains noble comme l’épée.

C’est ainsi que je rêve ! et par le droit chemin,
À mon chaste foyer j’apprends le cœur humain ;
Et je lis mieux que vous dans ses pages suprêmes.
Écrivez vos romans, je reste à mes poèmes.

Quel tableau de famille !

Moi qui connais l’aïeul, l’épouse et les enfants , je puis attester que l’idéal apparent de ces doux vers n’est que la plus exacte réalité. De telles familles il ne peut sortir que des saints, des héros ou des poètes.

XXX

On est déjà bien loin des mâles imprécations des premières pages. Le poète essaye d’y revenir en finissant : on le regrette. Le fouet sied mal à cette main, qui tient mieux l’encensoir. On voit seulement que, si Laprade voulait, il serait Gilbert ; mais il aime mieux remonter bien vite dans sa sphère montagneuse de paix, d’amour, de religion, et il a raison. Cependant lisez encore cette dernière page :

Gardons, ainsi, gardons nos chastes solitudes :
Le terme en est divin, si les sentiers sont rudes.
Au moins nous y marchons libres et frémissants,
Et jamais coudoyés par d’indignes passants.
Qu’à ces autels nouveaux notre encens se refuse :
L’édifice est construit de bassesse et de ruse.
Passons, pleurant ces jours si tristement vécus ;
Poètes et penseurs, nous sommes les vaincus.
Nos dieux s’en vont ! Eh bien, fiers de notre défaite,
Suivons-les au désert sans détourner la tête ;
Dans le camp des vainqueurs, surpris de nos dédains,
Les Muses n’entrent pas...Qu’il s’ouvre aux baladins ;
Une vengeance est prête, elle peut nous suffire.
Voyez-vous cette foule essayer de sourire,
Ivre de ces faux biens dont vous ne voulez pas ?
Vous êtes le remords qui les suit pas à pas ;
De leurs fausses grandeurs démasquant l’imposture,
Vos paisibles mépris font déjà leur torture ;
Vous avez pour troubler leur magique festin
Cet invincible espoir qui commande au destin.
« Épargne, ô vieux Caton, tes stoïques entrailles,
Survis, et tu vaincras, fallût-il cent batailles ;
Survis, et tu rendras par ta seule fierté
Des autels à nos dieux, à nous la liberté ! »

Ce sont là de ces vers vertueux qui retrempent les jeunes âmes dans le goût de l’honnête, de l’antique, du beau moral, sans leur donner le vertige des illusions, des perfectionnements indéfinis, qui sont du ciel, mais pas de cette terre, où tout est fini et borné. La liberté qu’il aime n’est que la dignité de l’homme social : elle n’est ni son délire ni sa fureur. Sa religion, c’est Dieu libre et agissant librement dans les âmes ; sa république, c’est la règle de l’ordre moral et politique imposée à tous par tous pour qu’il n’y ait place à aucune tyrannie, pas même à celle du peuple, la pire de toutes, parce qu’elle est sans règle, sans responsabilité et sans vengeur. Aussi ses beaux vers, que nous n’avons pu citer ici, sont-ils aussi inflexibles contre la multitude qu’ils sont implacables contre les fauteurs de servitude. C’est ce qui nous fait honorer et chérir l’homme dans le poète, comme nous honorons et nous chérissons le poète dans le citoyen. Heureuse la France d’avoir encore de tels enfants ! Spes altera Romæ !

Lamartine.