(1913) La Fontaine « II. Son caractère. »
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(1913) La Fontaine « II. Son caractère. »

II.
Son caractère.

Je compte aujourd’hui faire une leçon sur le caractère de La Fontaine, et peut-être — mais cela dépendra de l’horloge — sur l’éducation d’esprit de La Fontaine. Dans tous les cas, c’est sur le caractère de La Fontaine que nous insisterons aujourd’hui.

Comme vous l’avez déjà fort bien vu, d’après la biographie que j’ai faite de La Fontaine, le caractère de La Fontaine peut assez facilement, et en ne tenant compte que de ses parties principales, tenir dans cette double définition : c’est le caractère d’un artiste et c’est le caractère d’un épicurien, et il n’y a pas grand’ chose au-delà.

Ce qu’il y a, pour commencer, de bien certain, c’est que c’est ainsi qu’il s’est défini et décrit lui-même. Il a, dans un passage célèbre, dans un couplet très célèbre, défini et précisé même avec une singulière netteté ces deux caractères.

Vous remarquerez qu’il confond précisément ces deux choses, à savoir le caractère artiste et le caractère épicurien. Il fait une sorte d’apostrophe à la volupté, et vous verrez que, par volupté, il entend précisément ces deux choses, à savoir le goût du beau, la jouissance du beau — et les jouissances épicuriennes.

Volupté, Volupté qui fus jadis maîtresse
Du plus bel esprit de la Grèce,
Ne me dédaigne pas, viens-t’en loger chez moi ;
Tu n’y seras pas sans emploi.
J’aime le jeu, l’amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout. Il n’est rien
Qui ne me soit souverain bien,
Jusqu’au sombre plaisir d’un cœur mélancolique.
Viens donc ; et de ce bien, ô douce Volupté,
Veux-tu savoir au vrai la mesure certaine ?
Il m’en faut tout au moins un siècle bien compté ;
Car trente ans, ce n’est pas la peine.

Dans le même livre (les Amours de Psyché), il s’est dépeint lui-même de la façon suivante ; et l’on y trouvera, avec moins de beauté de forme, exactement les mêmes traits :

« Acante ne manqua pas, selon sa coutume, de proposer une promenade en quelque lieu hors de la ville, qui fût éloigné, et où peu de gens entrassent. On ne les viendrait point interrompre, ils écouteraient cette lecture avec moins de bruit et plus de plaisir. Il aimait extrêmement les jardins (Acante est probablement, ce n’est pas sûr, c’est probablement Racine), il aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages. Polyphile (c’est-à-dire La Fontaine, ici nous sommes certains), Polyphile lui ressemblait en cela, mais on peut dire que celui-ci aimait toutes choses. Ces passions, qui leur remplissaient le cœur d’une certaine tendresse, se répandaient jusqu’en leurs écrits et en formaient le principal caractère. Ils penchaient tous deux vers le lyrisme avec cette différence qu’Acante avait quelque chose de plus touchant, Polyphile de plus fleuri… »

Tel est le caractère qu’il s’est attribué à lui-même, et c’est, vous le voyez déjà, un caractère et d’épicurien, et d’artiste.

Son caractère d’artiste nous est montré par plusieurs traits tout à fait essentiels, tout à fait caractéristiques, et qui sont marqués chez lui d’une façon absolument manifeste, absolument évidente. Tout d’abord, sous toutes réserves et convenances, tout d’abord… il était très paresseux. Les artistes ne sont pas tous paresseux, et je suis sûr qu’il y a quelqu’un, fort près de moi, qui me démentirait, si j’affirmais que tous les artistes sont paresseux ; mais il est très vrai que la plupart des artistes — et je ne leur en fais nullement un reproche — ont des tendances à la paresse, à la rêverie, à la nonchalance, au farniente intelligent, au farniente rempli même, non seulement d’intelligence, mais de sensibilité, à une certaine langueur, et sont précisément, à cet égard, le contraire, ou l’inverse, des hommes d’action. Lorsque vous verrez un homme, ou comme Bossuet, ou comme Voltaire, lorsque vous verrez un homme multiplier les écrits, multiplier les travaux, multiplier les ouvrages, soyez sûrs que c’est parce que chacun de ses ouvrages est un acte et parce que lui est avant tout un homme d’action. À la vérité, surtout quand il s’agit d’un Bossuet, l’homme d’action peut admettre, en quelque sorte, chez lui, à certains moments, l’artiste et faire de très belles œuvres d’art ; mais il n’en est pas moins vrai que la plupart de ses écrits seront des actes. Au contraire, le pur artiste, celui qui ne veut pas, qui ne songe pas à être un homme d’action, aura des tendances à la nonchalance, à la douceur de vivre ; il se laissera vivre avec une singulière complaisance.

Eh bien ! La Fontaine a été infiniment, ou au moins très sensiblement, paresseux. Il n’a pas laissé de le dire bien souvent et de faire, comme à la volupté, de véritables invocations à la paresse.

Je le verrai, ce pays où l’on dort.
On y fait mieux, on n’y fait nulle chose.
C’est un métier que j’apprécie encor !…

Voilà le ton de La Fontaine  je ne fais qu’une citation ici  voilà le ton de La Fontaine le plus souvent.

Il avait une véritable passion pour le peu de travail et pour la distraction venant très vite après le travail. Vous me direz qu’il n’en est pas moins vrai qu’il a laissé la valeur de six volumes, environ, de six volumes assez forts ! Oui, c’est ainsi qu’on peut doser la matière, oui, c’est à peu près cela, six volumes. Mais comparez à Voltaire, à Bossuet, à Fénelon ! Quand on songe que La Fontaine a travaillé trente-cinq ans  si l’on peut appeler cela travailler  cela donne à peu près, un peu plus, j’ai fait le calcul, un peu plus d’une page par semaine. Vous avouerez que ce n’est pas écrasant. Ce n’est ni le labeur d’un Bossuet, ni celui d’un Voltaire, il s’en faut de quelque chose.

Et puis, mon Dieu, après tout, disons-le, c’était du travail littéraire, et le travail littéraire n’est pas un travail, c’est un plaisir. Croyez-vous que je travaille en ce moment-ci ? Je vous assure que c’est précisément le contraire !

Remarquez que La Fontaine n’a jamais pratiqué que le travail littéraire. Il n’a rempli aucune fonction, il a abandonné celle qu’il avait, et il a toujours cherché, avec un véritable plaisir, les occasions de ne pas s’occuper autrement que d’une façon artistique.

Il avait, comme second trait du caractère artistique, il avait l’indépendance, l’instinct de l’indépendance. Cet instinct était chez lui extrêmement fort, comme vous avez déjà pu vous en apercevoir. L’indépendance d’abord — et ce n’est pas de cela qu’il faut le féliciter — l’indépendance d’abord à l’égard des devoirs domestiques. Il est bien certain qu’une de ses raisons, une seulement, pour s’affranchir de la vie de famille, a été un besoin de liberté et d’indépendance. Mais remarquez — ce qui lui fait honneur — remarquez que dans ses relations avec les grands seigneurs du temps, cet instinct de l’indépendance se marque encore d’une façon tout à fait extraordinaire. Je dis extraordinaire, pourquoi ? Parce que je sais très bien quels sont les actes et les écrits de profonde et d’immensurable platitude dont les commensaux ordinaires, ou les pensionnés ordinaires de Fouquet ont accablé leur bienfaiteur. C’est à frémir ou à avoir un certain dégoût. Voilà ce que La Fontaine ne fera jamais, au milieu de toute cette foule, car il en diffère précisément par son indépendance absolue, par la façon tout à fait égalitaire, quoique aimable et délicate, dont il parle à Fouquet. Cela ne l’abandonnera jamais, car vous savez déjà, puisque je vous en ai parlé un peu mercredi dernier, qu’à l’égard des princes de Vendôme il a été exactement le même. Il a eu, au milieu, hélas ! de ses demandes, de ses sollicitations, de ses écrits de quémandeur, il a eu le même ton, à eux parlant, qu’il avait avec Fouquet. C’est en leur parlant qu’il disait :

Je dois tout respect aux Vendômes,
Mais j’irais en d’autres royaumes
S’il leur fallait, en ce moment,
Céder d’un ciron seulement.

Voilà le ton, il l’a toujours eu.

La passion, une véritable passion, comme toutes les passions de La Fontaine, toujours douce et sans violence, mais enfin une véritable passion, très persistante, pour l’indépendance, a été un des traits de son caractère.

Encore un trait du caractère artiste : le goût de la solitude.

Le goût de la solitude chez cet homme qui plaisait tant dans le monde et qui se plaisait tant dans le monde, le goût de la solitude a été continuel, et il a été chez lui — il ne faut guère se servir du mot profond quand on parle de La Fontaine — mais il a été presque profond chez lui ; il a été, en tout cas, très pénétrant.

Je ne vous apprendrai pas grand’ chose, mais cela est utile pour ma thèse, je ne vous apprendrai pas grand’ chose en vous citant le fameux passage sur la solitude que vous avez très certainement, tout au moins en partie, dans vos mémoires, et je ne veux que réveiller vos souvenirs. Vous verrez à quel point il y a là une sorte de passion, c’est bien le mot, une sorte de complaisance attendrie, de complaisance amoureuse (je voulais éviter le mot et j’y arrive) pour les jouissances délicates et profondes de la solitude.

Solitude, où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais
Loin du monde et du bruit goûter l’ombre et le frais ?
Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles ?
Quand pourront les neuf Sœurs, loin des cours et des villes
M’occuper tout entier, et m’apprendra des cieux,
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les dons et les vertus de ces clartés errantes
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes ?
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets,
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie !
La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie ;
Je ne dormirai point sous de riches lambris ;
Mais voit-on que le somme en perde de son prix ?
En est-il moins profond et moins plein de délices ?
Je lui voue au désert de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts,
J’aurai vécu sans soins et mourrai sans remords.

Je ne vous cite pas, parce que je le citerai une autre fois, un autre passage, qui est dans les Amours de Psyché, où une sorte de philosophe, une sorte d’ascète qui s’est retiré au désert, a une conversation avec Psyché, et lui dit en substance : « Savez-vous la différence entre vous et moi ? Vous, vous êtes faite pour régner sur tous, et la solitude n’est pas votre fait. Seulement dans la société, et surtout quand vous êtes ce que vous êtes, on jouit du plaisir de plaire à tout le monde ; et dans la solitude, on jouit du plaisir de vivre avec soi-même, et cela est une affaire d’âge et de condition. Mais je ne changerais peut-être pas mon sort pour le vôtre. »

Goût de la solitude avec le goût de l’indépendance.

Je vous vois très bien venir ! Je vous vois très bien m’interrompre et me dire : « C’est plutôt la vie de Rousseau que vous nous contez-là ! » — Eh bien, La Fontaine a été un Rousseau, n’en doutez pas. Au fond de La Fontaine, il y a un véritable Rousseau par la plupart de ses goûts, de ses tendances, de ses tournures d’esprit, et même un peu par sa sensibilité. Oui, La Fontaine a été un Rousseau, c’est-à-dire qu’il a eu le goût de l’indépendance et de la solitude poussé à un très grand point et mélangé d’un certain goût, toujours persistant aussi, pour les plaisirs de la société. Vous le voyez, il y a absolument parallélisme. La Fontaine a été un Rousseau : d’abord, qui était mieux né, qui avait un caractère plus doux, plus aimable, moins porté à l’humeur et au cynisme. Cela, c’est la part de l’innéité. Et puis La Fontaine a été un Rousseau qui a moins souffert, qui a été moins gâté, et par ce qu’il a souffert, et par les succès qu’il a eus. Les deux grandes raisons du pessimisme, de la misanthropie du caractère de Rousseau, c’est qu’il a souffert, et beaucoup plus qu’il ne l’a dit, physiquement, matériellement. Il a souffert beaucoup dans une partie de son adolescence et de sa jeunesse. Et puis, plus tard, il a eu, à Paris, un succès foudroyant, un succès qui est absolument incomparable à tous les autres succès de grands hommes. Il a été connu, chéri, presque adoré, au bout de trois ou quatre ans. Il n’y a rien qui gâte l’homme comme ces deux choses, la première parce qu’on en a toujours un souvenir un peu irrité ; la seconde, parce que quand on ne retrouve plus la même vogue, le même succès, le même enivrement de la gloire naissante, on s’imagine — ou on peut s’imaginer — pour cela, que l’on a des ennemis, que l’on a des envieux, et la manie de la persécution finit par s’installer en vous  Mais il est bien certain que, ces différences étant établies, il y a dans La Fontaine un Rousseau qui ne pouvait pas aller jusqu’au bout des conséquences désastreuses que le caractère de Rousseau comportait.

Je trouverai encore un trait d’artiste, et très important, dans son inconstance et sa variabilité continuelles. La Fontaine a un fond qui ne change point, comme nous tous certainement, et ce fond c’est son bon caractère, c’est l’impossibilité où il est de s’irriter, ou de s’irriter longtemps (car je sais bien qu’il s’est irrité à un certain moment contre Lulli, d’une façon féroce ; mais enfin ce n’est qu’un tout petit épisode de sa vie). Le fond de son caractère, le fond permanent, c’est bien l’amabilité, la bonne grâce, et une sorte de polyphilie générale. Mais à côté de cela, ou plutôt flottant au-dessus de cela, il y a une variabilité, sinon d’humeur, du moins de goûts, une inconstance délicate, et qui se caresse elle-même, et qui jouit d’elle-même.

Je suis en train de vous définir l’inconstance de La Fontaine, et j’ai bien tort ! Je ne prends pas les intérêts de ma paresse, car La Fontaine l’a définie un peu mieux, bien entendu, que je ne pourrais le faire. Voyez ce passage sur l’inconstance. C’est dans Clymène que, parlant de lui  car nous savons bien que, dans Clymène, Acanthe c’est La Fontaine  il s’exprime ainsi :

Sire, Acanthe est un homme inégal à tel point
Que d’un moment à l’autre on ne le connaît point.
Inégal, en un mot, en plaisirs, en affaire,
Tantôt gai, tantôt triste, un jour il désespère,
Un autre jour il croit que la chose ira bien.
Pour vous en parler franc, nous n’y connaissons rien.

(C’est-à-dire que nous ne pouvons pas nous définir très exactement son caractère.)

Ailleurs il nous le dira encore, et avec la même grâce, et avec plus de grâce encore, car ce que je vais vous lire, c’est le passage le plus charmant de ce discours à Mme de La Sablière que La Fontaine a prononcé dans sa séance de réception à l’Académie française. Il devait dans ce discours, ainsi que je vous l’ai indiqué, faire amende honorable de ses œuvres licencieuses, et puis, par un entraînement bien naturel, dépeindre son caractère. Comme vous avez pu le remarquer  la plupart d’entre vous l’ont probablement remarqué  c’est lorsqu’on se confesse que l’on s’attarde à se décrire, quelquefois même avec plus de complaisance qu’il ne faudrait ! En tout cas, voici ce que La Fontaine se dit à lui-même :

« Douze lustres et plus ont roulé sur ta vie :
De soixante soleils la course entre-suivie
Ne t’a pas vu goûter un moment de repos ;
Quelque part que tu sois, on voit à tout propos
L’inconstance d’une âme en ses plaisirs légère,
Inquiète et partout hôtesse passagère.
Ta conduite et tes vers, chez toi tout s’en ressent :
On te veut là-dessus dire un mot en passant.
Tu changes tous les jours de manière et de style ;
Tu cours en un moment de Térence à Virgile :
Aussi rien de parfait n’est sorti de tes mains.
Eh bien ! prends, si tu veux, encor d’autres chemins.
Invoque des neuf Sœurs la troupe tout entière :
Tente tout, au hasard de gâter la matière :
On le souffre, excepté tes Contes d’autrefois. »
J’ai presque envie, Iris, de suivre cette voix.
J’en trouve l’éloquence aussi sage que forte ;
Vous ne parleriez pas ni mieux, ni d’autre sorte :
Serait-ce point de vous qu’elle viendrait aussi ?
Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi,
Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles
A qui le bon Platon compare nos merveilles.
Je suis chose légère, et vole à tout sujet,
Je vais de fleur en fleur et d’objet en objet ;
A beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire ;
J’irais plus haut, peut-être, au Temple de Mémoire,
Si dans un genre seul j’avais usé mes jours.
Mais quoi ! je suis volage en vers comme en amours.

Le voilà peint tout entier, du moins pour ce côté d’inconstance légère, d’inconstance aimable, de la nécessité où il était de varier ses plaisirs intellectuels et de varier les aspects de sa sensibilité, de jouir précisément de tous les aspects divers d’une sensibilité, du reste infiniment délicate et infiniment ployable à tous les événements et à toutes les impressions.

Encore un caractère assez fréquent, je crois, assez fréquent chez les artistes : la distraction.

La distraction de La Fontaine est tellement légendaire que je vous épargnerai les très nombreuses anecdotes qui sont, la plupart du temps, exactes, qui ont un caractère d’authenticité suffisante et qui sont si nombreuses. Il est entendu que l’on a attribué beaucoup d’actes de distraction, beaucoup défaits de distraction à La Fontaine, beaucoup plus que, en réalité, il n’y en a eu, cela est clair. Mais on ne prête qu’aux riches, et il est bien certain que cela indique qu’il y avait, sur le caractère de La Fontaine, une légende faite depuis son temps et qui avait évidemment un très grand fonds. Ajoutez que certaines de ses distractions, c’est lui qui les rapporte lui-même. La distraction était devenue, chez La Fontaine, une habitude continuelle, presque continuelle ; il l’a reconnu, car l’anecdote du voyage en Limousin n’est pas rapportée par un autre que lui. Il s’écarte de son auberge parce qu’il lisait Tite-Live ; il perd complètement d’abord la notion de l’heure, puis son chemin, et il s’adresse, en croyant parfaitement revenir au gîte, à une autre auberge que celle où il était descendu, etc. Ceci, nous le prenons sur le fait, c’est lui-même qui l’avance.

Il est clair comme le jour, ainsi que cela arrive souvent — non, cela n’arrive qu’aux gens d’esprit, et par conséquent cela n’arrive pas très souvent   mais comme il arrive quelquefois, qu’il profitait de ce travers. Il ne le fait pas toujours exprès, non, car personne n’a réellement été plus distrait que La Fontaine, mais c’est quelquefois chez lui un expédient. Ainsi je vous citerai une seule anecdote touchant ses distractions fameuses, et qui est celle-ci :

Un jour dînant (comme on disait alors, c’est-à-dire déjeunant) en compagnie d’une société qui ne lui plaisait pas beaucoup, il se leva et prit congé. « Où allez-vous donc   Oh ! il se fait tard, je vais à l’Académie  Mais non, il n’est pas l’heure, vous avez encore une heure devant vous  Je prendrai par le plus long ! »

Ce n’est pas une distraction !

Mais si j’ai cité cette anecdote, c’est pour vous indiquer qu’il pouvait profiter de la légende qui s’était faite de sa distraction pour dire un mot qui, sans cela, aurait été une très grave impertinence.

Comment il était dans le monde ? Voilà par où je terminerai ce qui ressortit à son caractère d’artiste, car il avait précisément dans le monde ce caractère. Nous avons des détails très précis sur cette question. Nous avons d’abord La Bruyère, qui, je vous en avertis, est un peu sévère pour notre cher poète et qui le présente d’une façon un peu ridicule, par contraste, pour dire ensuite que c’est un homme de génie.

« Un homme paraît grossier — déjà le premier mot n’est pas aimable   lourd, stupide, il ne sait pas parler ni raconter ce qu’il vient de voir. S’il se met à écrire, c’est le modèle des bons contes. Il fait parler les animaux, les arbres, les pierres… »

Nous avons le témoignage presque aussi dur de Louis Racine, dont il faut bien cependant tenir compte, puisque Louis Racine a vu lui-même La Fontaine, oui, mais très peu, car il était enfant quand La Fontaine est mort, mais enfin voici ce qu’il nous dit touchant La Fontaine, et certainement il y a quelque vérité, quelque précision historique dans son propos, parce qu’il a tenu la chose de son père :

« Autant il était aimable par la douceur de caractère, autant il l’était peu par les agréments de la société. Il n’y mettait jamais rien du sien, et mes sœurs, qui, dans leur jeunesse, l’ont souvent vu à table, chez mon père, n’ont conservé de lui d’autre idée que celle d’un homme fort malpropre et fort ennuyeux. Il ne parlait point ou voulait toujours parler de Platon, et dans ses réflexions sur la poésie, jamais auteur ne fut moins propre à inspirer du respect par sa présence. Il était l’objet des railleries de ses meilleurs amis. »

Ceci est bien dur, nous suffoque un peu, mais il y a là certainement une âme de vérité, comme dit Spencer, car vous voyez que c’est de son père et de ses sœurs surtout que Louis Racine tient ses renseignements. Ils sont évidemment très curieux, et il faut certainement en faire état.

Cependant, s’il est certain que La Fontaine était simple, et, vers la fin de sa vie, un peu trop simple dans ses manières, son attitude et tout son extérieur, remarquez pourtant — et ceci est aussi certain que ce que je viens de vous dire — que, s’il était distrait, s’il était un peu lourd dans la conversation, et très souvent absent, la « dispute » (c’est-à-dire la discussion) le réveillait. Il l’a dit, et on l’a dit de lui avec une pleine netteté et avec une authenticité parfaite, et l’auteur d’un portrait de M. de La Fontaine, dans les Œuvres posthumes, nous rapporte ceci :

« Dès que la conversation commençait à l’intéresser et qu’il prenait part à la dispute, ce n’était plus cet homme rêveur ; c’était un homme qui parlait beaucoup et bien. »

Et La Fontaine a dit, en songeant évidemment à lui-même :

La dispute est d’un grand secours.
Sans elle on dormirait toujours.

Voilà les principaux traits qui nous ont été transmis touchant La Fontaine dans le monde et ce qu’il dit lui-même. Je crois que, à cet égard, nous avons quelque chose de très complet, de très définitif dans le couplet de Vergier sur La Fontaine, hôte des Herwart. Vergier était un petit poète assez distingué, sans très grande valeur, mais fort spirituel, de cette époque. Vergier fréquentait beaucoup les Herwart, et il y rencontrait sans cesse La Fontaine. Un jour il écrivit, Dieu merci, car le renseignement est admirable pour nous, il écrivit ceci à Mme Herwart, touchant La Fontaine :

Je voudrais bien le voir aussi
Dans ces charmants détours que votre parc enserre,
Parler de paix, parler de guerre,
Parler de vers, de vin et d’amoureux soucis,
Former de vingt projets le plan imaginaire,
Changer à sa façon l’ordre de l’univers,
Sans douter, proposer mille doutes divers ;
Puis tout seul s’écarter, comme il fait d’ordinaire,
Non pour rêver à vous qui rêvez tant à lui,
Non pour rêver à quelque affaire,
Mais pour varier son ennui.

Nous le tenons ; le voilà ! Causeur charmant, aimable jusqu’à l’âge, vous le voyez, de soixante-cinq ou six ans, parlant de toute chose, laissant aller son imagination et sa douce fantaisie à travers tous les sujets, papillon non seulement du Parnasse, mais en quelque sorte de l’univers, aimant la discussion, et puis enfin, peut-être un peu brusquement s’échappant, mon Dieu, parce qu’il peut en avoir assez de la société dans laquelle il est, ou plutôt, et j’en suis sûr, plutôt parce qu’une pensée particulièrement chère lui est venue, une pensée favorite, en quelque sorte, qu’il veut suivre dans cette solitude si féconde qu’il aime tant.

Du caractère épicurien — il faut l’étudier d’assez près pour compléter la figure de La Fontaine — voici ce que je dirai. Le premier trait du caractère épicurien de La Fontaine, c’est qu’il n’a absolument aucune espèce de moralité, ceci est certain.

Il y a bien des moralités, comme vous le savez. Un homme a été poursuivi de la haine publique pendant quarante ans, au dix-neuvième siècle, parce qu’il avait dit qu’il y a deux morales. Il y en a six, plus si vous voulez. Pour être tout à fait sérieux, il y a plusieurs formes de moralité, il y a plusieurs manières d’entendre la moralité, et, par conséquent, il y a plusieurs morales. Il y a la morale religieuse, qui est d’une extrême beauté et qui, pour mon compte, est celle que je trouve, tout compte fait, la plus haute et la plus sublime. Il y a la morale du devoir. Je n’insiste pas, le mot est très clair et la notion est très connue. Enfin il y a encore, par exemple, la morale de la sensibilité, et il y a surtout, à mon point de vue, la morale de l’honneur. Eh bien ! La Fontaine n’a été sensible, certainement, à aucune de ces morales-là, ni à aucune de celles que je pourrais énumérer encore.

Il faut avouer que l’amoralité, sinon l’immoralité de La Fontaine, est incontestable. Remarquez qu’il arrive quelquefois que l’immoraliste est plus moral que l’amoraliste. Il est bien certain qu’un homme  citons Nietszche par exemple, et il y en a d’autres  un homme qui, comme Nietszche, se donne toute sa vie comme immoraliste, est beaucoup moins loin de la moralité que s’il était amoral, beaucoup moins loin. Comme on a dit avec beaucoup de raison que la haine est plus près de l’amour que ne l’est l’indifférence, l’immoralisme est souvent plus près de la morale que ne l’est l’indifférence à la morale, Vous voyez par exemple que Nietszche se croit immoraliste ; oui ; seulement il passe toute sa vie à chercher une morale, et il n’est pas sans en avoir donné les premiers linéaments, le premier tracé. Or, je dis que cet homme n’est pas aussi éloigné de la morale qu’il le croit.

La Fontaine, lui, est indifférent à la morale, absolument ; il l’a été toute sa vie. De ces gens-là on dit, pour les excuser, quelque chose qui m’a toujours bien amusé. Pour les excuser, on dit quelque chose qui les accuse, on dit : Ce n’est pas sa faute, c’est un grand enfant ! D’un homme dire qu’il est un enfant, ce n’est pas dire autre chose que ceci qu’il n’a aucune moralité, et qu’il ne s’est pas encore aperçu de ce que c’est.

Mais les hommes qui n’ont aucun sens moral se rachètent… Quelquefois par rien du tout. C’est même ce qui a lieu le plus souvent. Mais il y en a qui se rachètent par leur sensibilité. On peut être amoral et on peut être un homme digne d’estime comme aussi de sympathie, sans avoir proprement une conscience, parce qu’on est bien né, parce que l’on est né avec des passions qui sont bonnes, avec la passion de charité, avec la passion de philanthropie, avec la passion de rendre service, avec la passion d’être aimable, d’être honnêtement et agréablement aimable. Il y a des hommes qui sont ainsi. La Fontaine l’a-t-il été ? car je tiens surtout à être précis.

La sensibilité de La Fontaine, nous allons en avoir des preuves et fortes, j’allais dire quelle est restreinte  c’est un peu trop dur  mais enfin elle n’a pas un registre très étendu. Remarquez, tout d’abord, les lacunes de sa sensibilité ; je parlerai ensuite des points réels de sa sensibilité.

Remarquez les lacunes de sa sensibilité. Il n’a pas aimé la vie domestique. Je dis la vie domestique, et non pas la vie conjugale, parce que je songe à quelque chose qui comprend la vie conjugale mais qui la dépasse et la déborde, qui est plus étendue qu’elle. J’entends par le sens domestique, par la sensibilité domestique, j’entends cette sensibilité qui s’étend aux ascendants, aux descendants et aux présents ; j’entends cette sensibilité qui s’attache à la personne que l’on a aimée, oui, mais aussi à ceux qui vous ont mis au monde et à ceux qui peuvent sortir de vous.

Un ami s’étant épanché un jour auprès de moi, je résumai ses confidences, en le reconduisant, de la façon suivante : « Vous vous aimez, votre femme et vous, dans les enfants que vous auriez voulu avoir. » Il me dit : « C’est cela même. » Cet homme-là n’avait pas seulement l’amour conjugal, il avait l’amour domestique. Voilà la définition. Il avait l’amour de la maison, de la maison habitée par les ascendants, habitée un jour par nous, et qui sera ensuite habitée par une foule de nos successeurs, de nos héritiers, comme elle a été habitée par ceux qui sont partis.

Eh bien ! l’amour domestique, La Fontaine ne l’a pas connu le moins du monde, vous le savez, et je n’insisterai point là-dessus. Il n’a pas eu l’amour des enfants non plus, je ne parle pas seulement de celui qu’il avait, je parle des enfants en général. Il est un peu désobligeant de voir que La Fontaine insiste sur son absence d’amour pour les enfants. Dans le Voyage en Limousin, écrivant à Mlle de La Fontaine, il dira :

« Cette maison était agréable, mais il y avait un peu trop d’enfants, et vous savez quels sont mes sentiments à l’égard de ce petit peuple. »

Et je trouve cela un peu dur.

Vous savez qu’en vers  mais, en vers, c’est moins fort peut-être qu’en prose  vous savez qu’en vers il a dit souvent au moins un peu de mal des enfants :

Certain enfant qui sentait son collège,
Doublement sot et doublement fripon
Par le jeune âge…

Et il ajoute qu’il a été gâté aussi par l’éducation.

Vous savez son fameux mot :

Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié…)
Etc.

Voilà donc des lacunes considérables dans la sensibilité de La Fontaine. Mais il faut avouer qu’il se revanche d’autre côté  Est-ce par sa sensibilité amoureuse ?

Sainte-Beuve, quel que fût celui qu’il étudiât, se posait toujours cette question : a-t-il été amoureux ? Comment l’a-t-il été ?

Pour La Fontaine, c’est une question importante, elle est peut-être un peu moins importante que pour d’autres, mais elle est importante encore.

La Fontaine était-il amoureux ? Eh bien ! je vous dirai que La Fontaine n’était pas amoureux. Il était libertin, ce qui n’est pas la même chose ; il y a même des gens qui m’ont assuré que c’était le contraire, et je suis assez de leur avis. La Fontaine était libertin, mais n’était pas amoureux. C’est très curieux à voir dans les choses charmantes qu’il dit aux femmes. Ce sont des choses charmantes où l’on sent bien qu’il n’y a pas un grain d’amour un peu profond. C’est un faiseur de madrigaux exquis, que je placerai, à cet égard, entre le délicieux Benserade, que l’on ne connaît pas assez, et Voltaire (Voltaire, à ce point de vue). Voilà où je le placerai. Or, ni Benserade, ni Voltaire, ne sont, comme vous le savez, des hommes profondément amoureux ni qui puissent jamais l’être. Je vais vous donner de petits exemples de cette manière charmante dont La Fontaine parle aux femmes et qui est révélatrice d’une absence complète de sentiments profonds. Voici, par exemple, ce qu’il dit à Mme de La Sablière, qui, je vous en avertis, est certainement la femme qu’il a aimée le plus. Il l’a aimée de cette charmante amitié amoureuse qui nous a donné de si aimables ouvrages, et il l’a aimée, je crois, autant qu’il pouvait aimer ; bien entendu, c’est un peu pour cela que je vous lis ce passage ; mais encore cela ne sent pas l’homme aux passions profondes.

Iris, je vous louerais ; il n’est que trop aisé ;
Mais vous avez cent fois notre encens refusé ;
En cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Pas une ne s’endort à ce bruit si flatteur.
Je ne les blâme pas. Je souffre cette humeur.
Elle est commune aux dieux, aux monarques, aux belles.
Ce breuvage vanté par le peuple rimeur,
Le nectar que l’on sert au maître du tonnerre
Et dont nous enivrons tous les dieux de la terre,
C’est la louange, Iris. Vous ne la goûtez point ;
D’autres propos chez vous récompensent ce point :
Propos, agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses,
Jusque-là, qu’en votre entretien
La bagatelle a part ; le monde n’en croit rien.
Laissons le monde et sa croyance …

Voilà le ton, voilà celui qu’il a toujours. Je pourrais vous en citer tel autre exemple, à MlIe de Sévigné, mais cet exemple que je vous recommande du reste, en tête de la fable du Lion amoureux, est moins probant ; il ne signifie pas grand’ chose. Mais voulez-vous le ton dont il parle à Mlle Champmeslé, pour laquelle il a eu aussi un peu de cette tendresse légère et charmante qu’il a éprouvée pour tant de personnes ?

De votre nom j’orne le frontispice
Des derniers vers que ma muse a polis.
Puisse le tout, ô charmante Philis,
Aller si loin que votre nom franchisse
La nuit des temps. Nous la saurons dompter,
Moi par écrire et vous par réciter.
Nos noms unis perceront l’ombre noire ;
Vous régnerez longtemps dans la mémoire
Après avoir régné jusques ici
Dans les esprits, dans les cœurs même aussi…
Philis, vous seriez la première,
Vous auriez eu mon âme tout entière,
Si de mes vœux j’eusse pu présumer.
Mais en aimant qui ne veut être aimé ?
Par des transports n’espérant pas vous plaire,
Je me suis dit seulement votre ami,
De ceux qui sont amants plus qu’à demi.
Et plût au sort que j’eusse pu mieux faire !

Evidemment, un propos de ce genre, un propos si aimable, mais qui dessine le geste de détachement en même temps que de politesse raffinée, un propos de ce genre n’est pas du tout d’un homme passionné, et plus je vais, plus je cherche, moins je trouve à cet égard. Cependant essayons encore ! Nous allons voir si le sens de la passion amoureuse se trouve dans ce qui suit, qui est du reste charmant et que je tenais à vous lire, en somme, parce qu’un des plus beaux vers de La Fontaine, un des plus cités, se trouve contenu dans ce morceau. C’est le poème d’Adonis, dédié à Mme la duchesse de Bouillon.

La duchesse de Bouillon, dont je n’ai pas eu le temps de vous parler dans la biographie de La Fontaine, a été très aimée de La Fontaine et elle l’a beaucoup aimé. C’était une toute jeune femme à cette époque, à l’époque du poème d’Adonis. C’était une des nièces de Mazarin. Elle avait la fougue, la verdeur, la bizarrerie et le caractère un peu fantasque de toutes les nièces de Mazarin, et, en même temps, elle était exquise. On a cru longtemps que c’était elle qui avait incité La Fontaine à écrire les Contes. Ce serait bien scandaleux, parce que, à cette époque, elle avait quinze ans au plus, et je ne peux pas le croire. Du reste, je ne réponds de rien.

Donc, voici ce que La Fontaine lui disait avec sa grâce coutumière et avec tout le talent qu’il montra souvent :

… Il admira les traits de la fille de l’onde.
Un long tissu de fleurs ornant sa tresse blonde,
Avait abandonné ses cheveux aux zéphirs.
Son écharpe qui vole au gré de leurs soupirs
Laisse voir les trésors de sa gorge d’albâtre
…………………………………………………..
Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses,
Ni le mélange exquis des plus aimables choses,
Ni ce charme secret dont l’œil est enchanté,
Ni la grâce plus belle encor que la beauté.
Telle on vous voit, Iris ; une glace fidèle
Vous peut de tous ces traits présenter un modèle ;
Et s’il fallait juger d’un objet aussi doux,
Le sort serait douteux entre Vénus et vous.

C’est très gracieux ! Mais cela ne me semble rien du tout au point de vue de la profondeur des passions.

En somme, je vous disais : La Fontaine est l’homme qui, au dix-septième siècle, avec toutes ses grâces, a été peut-être le moins passionné. Car, enfin, voyons : nous avons Racine, qui, jusqu’au moment où il s’est rangé, a été un fougueux. Pour Molière, nous savons évidemment, défalcation faite de beaucoup d’exagérations que l’on s’est permises à son égard, pour ce qui est de ses passions amoureuses, nous savons qu’il a souffert beaucoup et profondément des passions de l’amour. Nous avons Corneille. Vous m’arrêterez peut-être ! Corneille, l’austère Corneille ! Il faut que je vous fasse une confidence : Corneille a été amoureux toute sa vie et, jusqu’au dernier terme, il a parlé de l’amour de la façon la plus admirable. Le rôle du vieillard amoureux, dans Pulchérie, est étonnant, il est absolument merveilleux. Vous le connaissez du reste en partie, parce que vous avez été entendre le Molière de M. Donnay et que M. Donnay a inséré dans le rôle de Corneille vieux des vers précisément du Martian de Pulchérie, d’une façon d’autant plus légitime du reste qu’il est parfaitement certain que Corneille s’était peint lui-même dans le vieillard Martian. Tout son temps en a été persuadé. Je vous dis cela pour vous préparer et pour vous faire comprendre ce qu’il y a de véritable passion, de passion sincère et profonde, dans des vers comme ceux-ci, que Corneille fait dire à une jeune femme dans la Suite du Menteur ; vous les connaissez pour la plupart, mais enfin je veux vous les citer encore :

Quand les ordres du ciel nous ont faits l’un pour l’autre,
Lyse, c’est un accord bientôt fait que le nôtre :
Sa main entre les cœurs, par un secret pouvoir,
Sème l’intelligence avant que de se voir.

[C’est la théorie du coup de foudre.]

Il prépare si bien l’amant et la maîtresse,
Que leur âme, au seul nom, s’émeut et s’intéresse.
On s’estime, on se cherche, on s’aime en un moment :
Tout ce qu’on s’entre-dit persuade aisément ;
Et, sans s’inquiéter d’aucunes peurs frivoles,
La foi semble courir au devant des paroles :
La langue, en peu de mots, en explique beaucoup ;
Les yeux, plus éloquents, font tout voir tout d’un coup ;
Et de quoi qu’à l’envi tous les deux nous instruisent,
Le cœur en entend plus que tous les deux n’en disent.

Ce sont des vers absolument merveilleux, d´une part, et qui, d’autre part, me semblent être absolument révélateurs d’un homme profondément et très sincèrement passionné.

La Fontaine, lui, comme vous venez de le voir, est tout à fait différent. Le ton dont il parle, quand il se croit ou quand il se représente comme inspiré par les passions de l’amour, est beaucoup moins fort, beaucoup moins passionné. C’est un Benserade, un Benserade supérieur, qui avait plus de beauté de forme, plus de délicatesse de tour, non pas plus d’esprit, car Benserade en est plein, mais enfin un Benserade supérieur, qu’a été La Fontaine amoureux.

Seulement, il faut que je vous dise encore ceci : c’est que ces hommes-là ne sont pas absolument des insensibles, et, malgré toute leur légèreté quand ils parlent galanterie, ont, à un moment donné, un trait, un éclair de sensibilité vraie. Croyez-vous que Benserade que vous connaissez un peu, mais que vous connaissez surtout par ce que l’on en cite, c’est-à-dire par des épigrammes tout à fait amusantes, par des madrigaux très spirituels, par toutes ces choses qui sentent les odeurs capiteuses de la cour, mais point du tout la passion vraie ; croyez-vous que Benserade a fait un jour une petite pièce que j’ai encore le temps de vous lire et qui me paraît sonner le sentiment vrai ? Vous en jugerez. Nous sommes ici pour faire des études ensemble.

Beauté qui triomphez de moi,
Vous rêvez à je ne sais quoi
Sans qu’on puisse juger quel chagrin est le vôtre.
D’où viennent ces noirceurs, dessus un front si doux ?
Est-ce… que je suis près de vous ?
Ou que vous êtes loin d’un autre ?

Oui, ma présence vous déplaît
Et mon sort, tout affreux qu’il est,
N’a rien qui vous surprenne et rien qui vous étonne.
Vous ne prenez pas garde aux ennuis que je sens
Et vous ne rêvez qu’aux absents,
Ou vous ne rêvez à personne.
Peut-être quand un œil ardent
Vous contemplait en imprudent,
Ce qu’en dépit de moi trop souvent il hasarde,
Vous disiez en vous-même, et mon cœur l’entendait :
« Hélas ! l’autre me regardait
Comme celui-ci me regarde. »
S’il est ainsi, j’aime bien mieux
Ne dire mot, baisser les yeux,
Et prendre une froideur qui soit comme la vôtre,
Que de vous mettre au point où vous étiez tantôt.
Hélas ! oubliez-moi plutôt
Que de vous souvenir d’un autre !

Une fois Benserade a été, en vérité, presque un grand poète de l’amour. Eh bien ! La Fontaine l’a été, une fois aussi, et, vous y songez bien, c’est dans l’épilogue des Deux Pigeons, qu’il est absolument superflu de citer, qu’il est inutile de lire, puisqu’il est dans toutes les mémoires, mais qu’il est indispensable pourtant de produire ici, de lire en cette circonstance, parce que c’est un hommage à rendre à La Fontaine comme poète de l’amour.

Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ?
Que ce soit aux rives prochaines ;
Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau,
Toujours divers, toujours nouveau.
Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste.
J’ai quelquefois aimé. Je n’aurais pas alors
Contre le Louvre et ses trésors,
Contre le firmament et sa voûte céleste
Changé les bois, changé les lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
De l’aimable et jeune bergère
Pour qui, sous le fils de Cythère,
Je servais engagé par mes premiers serments.

Est-elle belle, cette longue phrase sinueuse, traînante, qui est figurative de la pensée qui se traîne, en effet, et qui s’attarde sur des souvenirs lointains et chéris ? C’est absolument extraordinaire. La suite ne l’est pas moins, je trouve.

Hélas ! quand reviendront de semblables moments ?
Faut-il que tant d’objets si doux et si charmants
Me laissent vivre au gré de mon âme inquiète ?
Ah ! si mon cœur osait encor se renflammer !
Ne sentirai-je plus de charme qui m’arrête ?
Ai-je passé le temps d’aimer ?

Cette fois, La Fontaine a été amoureux, et savez-vous comment ? Je me représente La Fontaine de la façon suivante : cette fois, La Fontaine a été amoureux (le texte l’indique), parce qu’il n’était amoureux d’aucune femme ; évidemment, c’est la rêverie sur l’amour lui-même, c’est la rêverie sur la jeunesse amoureuse, c’est la rêverie sur des souvenirs lointains et chéris, comme je le disais tout à l’heure, et qui, précisément, parce qu’elle n’a pas d’objet précis  si elle en avait un, elle deviendrait un peu nonchalante comme nous voyons qu’était La Fontaine  et qui, parce qu’elle n’a pas d’objet précis, a quelque chose de vague, d’indéfini, de lointain, de mystérieux… je mets beaucoup de synonymes au mot poétique, et celui-ci aurait suffi.

Donc, un homme qui n’a pas une sensibilité très étendue et qui n’a connu ni l’amour de la vie de famille, ni l’amour de la vie domestique, ce qui, je l’ai marqué, n’est pas tout à fait la même chose, ni l’amour des enfants, ni, j’aurais pu ajouter, le sentiment patriotique, qui est absolument inconnu à La Fontaine, malgré certaine boutade contre les Hollandais, à laquelle nous ne nous arrêterons pas. Il n’a eu rien de tout cela. Il n’a même eu qu’une sensibilité amoureuse peu étendue, peu profonde, qui, quelquefois, s’est réveillée, mais non pas souvent.

Seulement ce qu’il a eu, c’est l’amitié. Ce qu’il a eu, c’est l’amour des petits et des humbles, et ce qu’il a eu encore, c’est l’amour des animaux, par suite, je crois, de son amour pour les petits et les humbles.

Il a aimé l’amitié, il a été amoureux de l’amitié, comme on a dit très bien, il a été amoureux de l’amitié profondément. Vous savez ce qu’il a été pour Fouquet ; vous savez non seulement ce qu’il a été pour Fouquet au moment de la disgrâce de ce ministre, mais ce qu’il a été plus tard, car voici qui, pour mon compte, me touche peut-être encore plus que l’Elégie aux Nymphes de Vaux, c’est, dans le Voyage en Limousin, ce fameux passage de La Fontaine sur La Fontaine lui-même s’arrêtant devant la cellule où avait été enfermé Fouquet.

« De tout cela (c’est-à-dire du magnifique panorama qui s’étendait sous les yeux de La Fontaine quand il était sur une des terrasses du château d’Amboise), de tout cela, le pauvre M. Fouquet ne put jamais jouir… On avait bouché toutes les fenêtres de sa chambre et on n’y avait laissé qu’un trou par le haut. Je demandai de la voir. Triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous conduisait n’avait pas la clef. Au défaut, je fus longtemps à considérer la porte et me fis conter la manière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais volontiers la description, mais ce souvenir est trop affligeant.
Qu’est-il besoin que je retrace
Une garde au soin non pareil.
Chambre murée, étroite place,
Quelque peu d’air pour toute grâce,
Jours sans soleil,
Nuits sans sommeil.
Trois portes en six pieds d’espace.
Vous peindre un tel appartement,
Ce serait attirer vos larmes ;
Je l’ai fait insensiblement,
Cette plainte a pour moi des charmes.

Sans la nuit, on n’eût jamais pu m’arracher de cet endroit. Il fallut enfin retourner à l’hôtellerie, et le lendemain nous nous écartâmes de la Loire… »

Voilà qui est très significatif, et je n’ai pas besoin de dire que l’accent de la vérité est dans cette prose et dans ces vers.

Je ne vous citerai pas, puisque l’heure avance et puisque vous la connaissez tous, la fameuse fable sur les Amis. Je vous rappellerai seulement ces quelques vers :

Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche nos besoins au fond de notre cœur ;
Il nous épargne la pudeur
De les lui découvrir nous-même ;
Un songe, un rien, tout lui fait peur
Quand il s’agit de ce qu’il aime.

C’est de ce ton-là que La Fontaine a parlé cent fois de l’amitié, et ici nous avons affaire certainement au sentiment le plus profond du monde. Personne, si ce n’est le grand Montaigne, n’a parlé de l’amitié comme La Fontaine et ne l’a sentie aussi profondément, et il n’y a pas sur ce point de plus grand éloge à faire d’un homme que de le comparer à Montaigne.

Il a aimé les petits et les humbles. Je vous rappellerai la fable de l’Aigle et l’Escarbot. Il est délicieux, cet escarbot, quand il prie l’aigle, le redoutable roi des airs, d’épargner le pauvre Jean Lapin.

C’est mon voisin, c’est mon compère…

Il y a là des traits de douceur rustique, de bonté rustique et populaire qui sont délicieux.

Je pourrais vous parler encore du Bûcheron et Mercure, de la Mort et le Bûcheron, des Animaux malades de la peste, du Paysan du Danube surtout.

On m’a dit, il n’y a pas bien longtemps : « La Fontaine n’aime pas les ânes, il leur donne souvent, presque toujours, un rôle ridicule. » Il est vrai, et c’est une erreur, une erreur de La Fontaine sur le caractère de l’âne. Non pas précisément sur le caractère de l’âne, mais sur son cerveau : il le croit bête, l’âne n’est pas bête du tout. Il lui a fait faire des sottises, comme par exemple dans l’Ane et le petit Chien, mais il l’a toujours représenté comme un bon animal sacrifié, maltraité, opprimé, et il a exercé sur lui sa pitié. Remarquez que, lorsque d’après un texte qu’il a sous les yeux et dont il veut faire une fable, La Fontaine est forcé, par son texte même, de donner un mauvais rôle à l’âne, il s’en étonne, il s’en étonne le premier.

Il se faut s’entr’aider ; c’est la loi de nature.
L’âne un jour, pourtant, s’en moqua :
Et ne sais comme il y manqua ;
Car il est bonne créature.

Voilà le ton qu’a La Fontaine en parlant de l’âne.

Je vous ferai remarquer que toute cette fable les Animaux malades de la peste, c’est, non pas la glorification de l’âne, car le pauvre animal y joue encore un rôle un peu sot ; il est trop candide, il est trop innocent ; l’innocence consiste souvent à se trouver coupable, et c’est précisément le cas de notre pauvre animal ; mais c’est la vérité que la sympathie du lecteur se porte tout entière sur ce pauvre animal opprimé.

La Fontaine a donc aimé les humbles, les petits, les souffrants, les opprimés, les écrasés, avec une véritable profondeur de sentiment, et ce sentiment il l’a exprimé d’une manière admirable bien souvent. C’est, je crois, à cause de son goût, à cause de sa passion pour les petits et les opprimés, qu’il a tant aimé les animaux, je le crois ; j’en suis sûr puisqu’il le dit, car enfin c’est lui qui, en plein dix-septième siècle, a fait deux plaidoyers pour les animaux ; l’un que je réserve pour plus tard, car c’est de la philosophie, et j’aurai à parler de la philosophie de La Fontaine, c’est le Discours à Mme de La Sablière, le plaidoyer pour l’esprit des bêtes, un plaidoyer sur cette idée que les bêtes sont intelligentes. (« On ose soutenir que les bêtes n’ont pas d’esprit… »). Seulement je réserve celui-ci. Mais le véritable plaidoyer pour les animaux opprimés par l’homme, pour les animaux souffrant de la domination souvent rigoureuse, quelquefois injuste, de l’homme, ce plaidoyer, c’est la fable intitulée, la merveilleuse fable intitulée : l’Homme et la Couleuvre. C’est par elle que je veux terminer, parce que c’est une des œuvres qui mettent le plus en pleine lumière un des traits — et le plus touchant — du caractère de La Fontaine : son amour pour les faibles et par conséquent, et à cause de cela, pour les opprimés. Vous la connaissez tous1.

« J’ai fait parler dans mes vers, a dit La Fontaine, toutes les créatures, même les créatures au-dessous de l’animal ; les arbres et les plantes sont devenus, chez moi, créatures parlantes. » C’est pour cela que dans l’Homme et la couleuvre l’arbre même, victime lui aussi de l’avarice de l’homme, fait son plaidoyer pour lui-même.

Je connais deux morceaux littéraires qui sont admirables pour peindre l’ingratitude de l’homme à l’égard de la nature et pour dresser le réquisitoire de la nature contre l’homme. C’est un passage merveilleux et sinistre que celui de d’Aubigné où il montre les flots de la Seine et les flots de la mer irrités, se dressant de toute leur fureur contre ces amas de cadavres que nos discordes civiles jettent en eux et jusqu’aux flots de la mer. Il n’y a rien de plus poignant que cette espèce de cri de révolte de la nature elle-même, de la nature prétendue insensible, contre son roi fou.

Mais je ne trouve pas inférieur ce beau plaidoyer de La Fontaine pour nos frères inférieurs, pour ceux qui sont mis par la nature au partage de nos peines, de nos souffrances et placés dans une espèce d’égalité avec nous devant la douleur.

Et encore, La Fontaine le sait bien, nous avons à apprendre quelque chose d’eux, nous avons certainement à apprendre beaucoup de choses de ces êtres qui, cérébralement, cela va sans dire, ne nous valent pas ; mais qui, comme complexion, comme constitution de caractère, pourraient nous enseigner beaucoup. Ces êtres qui n’ont pas de passions mauvaises, ces êtres qui ont une singulière patience, une singulière douceur dans l’adversité, ces êtres qui ne se révoltent pas, eux, et ces êtres pour lesquels nous sommes souvent si profondément injustes, oui, il est certain qu’ils ont des leçons à nous donner.

Les animaux pourraient nous apprendre que nous sommes insensés, que nous sommes le seul animal sur la terre qui devienne fou. Eux ne deviennent jamais fous. Ils sont atteints par les maladies, par la vieillesse et par la mort, mais ils ne sont pas atteints par ce détraquement d’un esprit, d’une cervelle que nous avons trop tenaillée, que nous avons trop exploitée, que nous avons trop tirée dans tous les sens…

Donc La Fontaine savait que les animaux, non seulement étaient nos frères inférieurs pour lesquels nous devrions nous montrer généreux, mais encore des êtres qui pourraient, au besoin, nous apprendre quelque chose, et c’est précisément pour cela qu’il a fait ses Fables, dont nous aurons bientôt le plaisir de nous entretenir.