(1895) Nos maîtres : études et portraits littéraires pp. -360
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(1895) Nos maîtres : études et portraits littéraires pp. -360

Avertissement

Ce livre n’est, en vérité, qu’un recueil d’articles publiés en divers endroits, et que je me suis borné à transcrire tels, ou à peu près, qu’ils avaient paru dans leur temps. Quelques-uns datent des années lointaines où, dans les cafés du Quartier Latin, je perdais ma jeunesse à vouloir résoudre les insolubles problèmes de l’art et de la vie. D’autres sont plus récents : on ne s’étonnera pas s’ils portent la trace de sentiments et de goûts nouveaux.

Mais pour différents qu’ils puissent sembler d’esprit et de style, ces articles ont entre eux ce trait commun qu’ils sont tous des hommages aux maîtres dont j’ai le plus vivement subi l’influence. Et l’influence de ces maîtres n’a pas agi sur moi seul. À des degrés divers, tous les hommes de ma génération l’ont subie comme moi, je veux dire tous ceux d’entre elle qui aimaient les lettres, et qui d’instinct recherchaient autour d’eux les formes de beauté les mieux appropriées aux besoins secrets de leurs âmes. C’est à ceux-là que je dédie mon livre, à mes anciens collaborateurs de la Revue wagnérienne et de la Revue indépendante, aux premiers pèlerins de Bayreuth, aux habitués des mardis de M. Mallarmé, à ceux qui ont aimé Laforgue et frémi d’enthousiasme aux royales périodes de notre grand Villiers.

À eux, comme à ces maîtres que nous avons jadis admirés en commun, je garde le souvenir le plus tendre et le plus fidèle. Puissé-je leur montrer, par ce livre, que je n’ai point démérité de leur sympathie !

Aujourd’hui comme il y a dix ans, je place la beauté au-dessus du reste des choses. Je me suis seulement accoutumé à ne plus exiger d’elle rien d’autre qu’elle-même, de telle sorte que je n’ai plus besoin désormais, pour en jouir, qu’elle soit neuve, ni étrange, ni que nul avant moi ne s’en soit ému. Ainsi j’en suis venu à préférer les œuvres anciennes aux meilleures d’à présent, pour la perfection plus grande que je découvrais en elles, et pour la plus grande commodité que j’avais à m’en approcher. Mais dès le premier jour mon cœur est allé tout entier aux émotions douces, aux images claires, à cette mystérieuse musique qui naît, dans les phrases, de l’accord du sentiment avec l’expression.

Et dès le premier jour j’ai détesté la science, moins encore pour la fausseté que pour l’inutilité des soi-disant connaissances dont elle nous encombre l’esprit. « La souffrance véritable est de savoir, écrivais-je déjà dans la Revue indépendante en 1887 ; qu’on empêche l’humanité d’apprendre, et on l’empêchera de sentir la douleur. » Les reproches que cette opinion m’a valus depuis lors n’ont point réussi à me la faire quitter, je ne comprends toujours pas la singulière espèce de curiosité qui nous porte à vouloir interroger la nature sur des secrets qui n’intéressent qu’elle, et que, décidément, elle se refuse à nous révéler. Ou plutôt, pour vaine que soit cette curiosité, j’essaierais de la comprendre si je ne comprenais trop l’immensité du dommage qu’elle nous cause, en nous détournant des sources véritables du bonheur et de la sagesse. Car ce n’est pas seulement la vérité qui manque aux soi-disant vérités de la science : mais elles ne sont, en outre, ni belles ni bonnes ; et voici déjà que le monde est devenu presque inhabitable, depuis cent ans que les lumières s’y sont répandues.

Je ne vois qu’un point, à dire vrai, sur lequel j’aie réellement complètement changé. Tout en me méfiant de la science, je croyais encore, il y a dix ans, à la possibilité pour l’esprit humain de concevoir l’univers. J’attribuais à la pensée je ne sais quelle valeur souveraine : et aux soi-disant vérités de la science j’opposais une vérité supérieure, jaillissant du libre exercice de l’intelligence. Et, maintenant, cette vérité-là me semble aussi vaine que les autres. Pas plus par la philosophie que par la science, l’esprit humain n’atteindra jamais le mystère des choses : car les choses ne sont pas destinées à être comprises, mais à être senties et aimées. C’est par nos sens et par notre cœur, nullement par notre raison, que nous entrons en contact avec la nature éternelle. Voilà ce qu’autrefois j’ignorais : mais il m’a suffi, pour l’apprendre, de relever les yeux, que j’avais tenus penchés sur des livres depuis mon enfance. Aliquid amplius invenies in silvis quam in libris. Les bois, le soleil, la mer, et le spectacle varié de la vie m’ont enseigné une métaphysique plus sérieuse et plus simple, et d’un usage infiniment plus commode, que toutes celles qu’on trouvera péniblement élaborées dans les premiers chapitres de ce livre.

I. L’Art wagnérien.
Ébauche d’une esthétique idéaliste (1885-1886)

I. Le pessimisme de Richard Wagner

La mystérieuse Inconnue sise au fond des choses n’est-elle point, seulement, l’Inconnue cachée au fond de nos âmes ?

Kant.

Notre littérature française, qui, depuis cent ans, est restée toujours si étrangement la même, s’est en revanche divertie à revêtir sans cesse les plus contraires appellations. Elle a été le Romantisme, et le Réalisme, et le Naturalisme, et le Dilettantisme ; elle semble vouloir s’appeler aujourd’hui, décidément, le Pessimisme. Elle nous donne des romans pessimistes, des drames pessimistes, des poèmes pessimistes, des œuvres de critique pessimistes1.

À quel changement de la matière artistique peut bien répondre ce changement de formes et de noms ? Être plus pessimiste que les romantiques et les naturalistes, la nouvelle littérature ne saurait : elle l’est seulement d’autre façon. Ces jeunes hommes ont pris du mal universel une conscience plus nette, et l’habitude plus affinée de leurs âmes fait qu’ils ont ressenti maintes douleurs plus fines.

Cet affinement résulte de causes multiples, évidentes : la lecture de Schopenhauer, offerte aux Français en des recueils bizarres de morceaux choisis ; la faillite dernière des aspirations romanesques ; le spectacle désolant de la démocratie, accélérant l’évolution fatale vers l’hétérogène : et ce livre d’Amiel, peu lu, fort admiré. Mais plus active encore fut, aux écrivains de notre temps, l’influence de Richard Wagner pour éclairer en eux ce pessimisme congénital.

Les littérateurs, par tradition, dédaignent la musique. Combien ont écouté, dans nos concerts, pieusement, les morceaux de l’œuvre wagnérienne ? Combien connaissent un drame entier du Maître ? Où est l’écrivain qui a lu ses Écrits théoriques ? Mais les grandes œuvres, pour transformer une race, n’ont pas besoin d’être connues. Et ainsi, malgré notre ignorance, nous avons senti, tous, le puissant effet de cet art nouveau. Nous avons tous éprouvé à souffrir une joie plus aiguë, parce qu’il a plu à Wagner de suivre la voie de Schopenhauer et de dresser le gigantesque autel de ses drames à l’idole du Non-Vouloir.

Renoncer à la volonté de vivre était la conclusion de Schopenhauer ; c’est encore le sens philosophique de Parsifal. Tristan signifie l’appel de l’amour à la mort ; Wotan, la béatitude de l’Être divin parvenant à l’ataraxie.

Dans les Écrits théoriques, le pessimisme du Maître apparaît plus encore. Schopenhauer est l’auteur toujours invoqué ; et les formules de ce penseur, ses termes incorrects, ses plus extravagantes fantaisies métaphysiques, sont admirés et cités. L’œuvre de Wagner est une scolie de Schopenhauer : toute la critique allemande est là qui nous le déclare.

Et cependant, si nous nous approchons de l’œuvre, mainte chose nous étonne en ce pessimisme. Parsifal renonce à vouloir : mais ce n’est pas au profit de l’anéantissement. Il renonce à la volonté et à la vie égoïstes pour fondre sa vie, plus joyeusement, dans la vie universelle. L’écrit philosophique Art et Religion dit le mal de l’existence individuelle, morcelant et opposant nos intérêts ; mais il exalte le retour à l’unité universelle, pleinement bonne, pleinement sainte et naturelle, — et bienheureuse. La méchante Volonté première de Schopenhauer, cette âme essentielle des réalités, devient ici le suprême bien. Mais l’écrit sur Beethoven nous surprend entre tous. Le « Mage divin » est sourd, humble, méprisé : alors il voit, sous les apparences, l’Être : et cette vision, qui désolerait un pessimiste, lui est tellement radieuse et prestigieuse qu’elle évoque en lui, désormais, une extraordinaire joie. « L’essence des choses se révèle à lui, apparaissant dans la splendeur sereine de sa beauté2. » Quel est donc ce pessimisme où l’essence de la nature s’exalte ainsi, magnifique ? Quelle est, pour Wagner, cette Nature, cette Réalité, cette Volonté première, cette Essence immanente, si prodigieusement bienheureuse ?

Cette Essence n’est point l’inconcevable Volonté, absolue et inveuillante, de Schopenhauer ; cette Essence des choses est l’homme, c’est le Moi, c’est la volonté individuelle, créant le monde des apparences. Au fond des apparences est l’Esprit, qui les connaît, et qui, pour les connaître, les produit. L’univers où nous vivons est un rêve, un rêve que volontairement nous rêvons. Il n’y a point, en réalité, de choses, point d’hommes, point de monde : ou plutôt il y a tout cela, mais pas ce que l’Être, fatalement, se doit projeter en des apparences. Et notre douleur, aussi, est le volontaire effet de notre Âme.

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*   *

Seul vit le Moi ; et seule est sa tâche éternelle : créer. Mais la création résulte des idées actuelles. Nous projetons au néant extérieur l’image de notre essence intime ; puis, la croyant véritable, nous continuons à la créer pareille ; et nous souffrons ensuite de ses incohérences, tandis qu’elles sont ouvrage de notre plaisir. Enchaîné dans la caverne, le prisonnier se lamente et s’effraie, parce que d’épouvantables fantômes se heurtent sur le mur, devant ses yeux.

Mais le prisonnier, sous l’influence d’idées nouvelles, voit ses chaînes tomber. Il se retourne, cherche derrière lui la cause terrifiante des fantômes ; et c’est encore les fantômes qu’il aperçoit derrière lui. Alors enfin il comprend les raisons du cauchemar : il regarde en soi-même, se reconnaît la seule Cause. Ce qui l’effrayait tant autour de lui, ce n’était rien que l’ombre de lui. Il achève de secouer ses chaînes ; il est libre ; et le prisonnier de la caverne devient le « Mage divin ».

Le Mage a compris son pouvoir : il l’emploie. L’incohérence des fantômes, la diversité des intérêts et des actes, naguère, l’angoissait. Mais ce n’était rien que la résistance du Néant à l’Idée créatrice : et le Mage la brise. Il renonce à l’égoïsme, comme à une limite cruelle, et que lui-même, sans nécessité, s’était imposée. Il va maintenant mettre en ses œuvres l’Unité, ayant acquis le charme de la Vraie Science. Il va purifier son âme, la mêler à ce non-moi, qui est son âme encore. Il laissera vivre les cygnes dans les grands lacs : se blesser, n’est-ce point souffrir ? Il guérira le malade Amfortas : se guérir, n’est-ce point jouir ? Et par la compassion sur le monde — donc sur lui-même — il donnera pleinement à sa création l’harmonie, qui finira toute souffrance. Et le Mage divin sera Parsifal ; et le Graal trois fois saint, par lui regagné, sera la bienheureuse joie de l’action, l’Apparence enfin recréée.

Mais le Mage divin fera plus. Il peut toute chose, et cherche, sans arrêt, l’agrandissement de soi-même. Il renoncera au monde des apparences actuelles, même revêtues de l’unité parfaite. Il changera son habitude de créer ; et, au-dessus de l’univers présent, il bâtira un nouvel univers : jouissant ainsi plus complètement, puisqu’il se connaîtra, en pleine conscience, Tunique auteur de cet univers. Et ce sera l’artiste, « l’extraordinaire ménétrier qui retient et gouverne la danse idéale des choses, et reste sous elles, ferme et fier, tout entier, dans la complète science de son pouvoir complet ». Et le Mage sera Beethoven, « éclairant son tableau de l’Apparence à la lumière intérieure de son Univers, univers profond où gît l’Être réel des choses » ; Beethoven « créant, librement, au seul gré de sa toute-puissante fantaisie, les forêts et les couples, et l’immense océan des passions humaines » ; Beethoven « pénétré d’un indicible contentement à la vue de sa toute-puissance, souriant à l’Illusion qu’il a créée, reprenant, — mais pour se jouer, en charmeur, avec elle — toute la souffrance des hommes et des choses ». Il est Beethoven, et le Vinci, et Racine, et Tolstoï, il les est, le Mage divin.

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Fichte, sinon Schopenhauer ? dira-t-on. — Nullement. Le Moi créateur est le moi réel, individuel, personnel, et non le noumène absolu du grand poète kantien. Non pas Fichte, mais Platon, identifiant le νοῦς à l’Idée créatrice. Mais mieux encore : la vérité même, simple, évidente, inévitable, excellente.

Ainsi Wagner, partant de Schopenhauer, s’élève, par sa seule réflexion d’artiste, à un optimisme philosophique radieux. Cette ascension fut-elle par lui nettement perçue ? Et l’explication que j’en ai tentée, l’eût-il approuvée ? Cela n’importe, en vérité. Et si Wagner a cru, plus modeste que son maître, reprendre seulement la doctrine de Schopenhauer, qui de nous le pourra blâmer d’avoir ainsi mal compris la doctrine des Parerga ?

Il nous a dit, le révélateur, il a dit la réalité des choses. Si les personnages de ses drames sont des souffrants, c’est qu’il était aussi le contemporain-de nos pessimismes : mais il a joyeusement créé pour nous un mode nouveau de l’émotion artistique. Et, par-dessus son œuvre, il nous a légué sa doctrine. Il nous a offert le moyen de réaliser le suprême bonheur par la compassion, si nous restons fidèles à l’apparence habituelle ; et, si nous y renonçons, par l’apparence supérieure de la création artistique.

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En 1830, lorsque Chopin, et Berlioz, et Hugo, clamaient la douleur de vivre et la vanité d’agir, un homme venu d’ailleurs. Stendhal, offrit aux âmes la salutaire vérité de son optimisme. Il montra les plaisirs de l’énergie, de la résistance à la nature, de l’orgueilleuse recréation de soi-même. Ainsi Wagner, aujourd’hui, dans cette inclinaison au pessimisme de tous les esprits différents, nous apporte le Saint Graal précieux de sa consolante doctrine. Il nous engage à reprendre, sans cesse, activement, l’œuvre de création intérieure qui est notre tâche éternelle. Il nous exhorte à compatir, à mettre dans ce monde l’unité, par la suppression de toutes limites personnelles ; et à mettre notre vie dans un monde nouveau, librement issu de notre pouvoir créateur. Et il nous invite, le maître vénéré, à souffrir, à constater de cruelles énigmes, à courir vers la mort : mais seulement parce qu’en ces angoisses nous trouvons désormais, plus intense et plus magnifique, notre joie.

II. L’Art wagnérien : la peinture

Je croirai longtemps que le Wagnérisme véritable ne consiste pas seulement à admirer les œuvres de Richard Wagner ; que ces œuvres nous doivent toucher surtout comme les exemples d’une théorie artistique, et que cette théorie — sans cesse éclairée par le Maître en ses livres — appelle la fusion de toutes les formes de l’art dans une intention commune. Aux admirateurs de son génie, Wagner a imposé le devoir de travailler à la rénovation de l’art ; et il leur a montré par quels moyens, et pour quelles fins, l’art, sous toutes ses formes, devait être rénové.

Aussi les vrais wagnériens ne bornent-ils pas à la musique — à la musique, hélas ! morte après Wagner — leurs curiosités ; ils s’inquiètent encore des progrès de l’esprit wagnérien dans les œuvres des littérateurs, des poètes, des peintres.

Par malheur, ce n’est pas au Salon de peinture qu’ils peuvent chercher l’art wagnérien, ni même un art d’aucune sorte : et c’est un malheur, certes, mais qui ne mérite point d’habituelles indignations. Sous les nécessités croissantes d´une lutte pour vivre chaque jour plus âpre, les peintres ont dû renoncer à tout souci de l’art. Ils ont obéi, comme le reste des hommes, à la loi commerciale de l’offre et de la demande ; et dans ce marché annuel, où la concurrence les presse, et leur besoin, ils ne peuvent offrir des créations artistiques, puisque l’art n’est point ce que leur demande une société démocratique. Reprocher aux exposants du Palais de l’Industrie qu’ils ne peignent point des œuvres d’art, sous prétexte qu’ils emploient des procédés (dessin, couleurs) pouvant servir à des œuvres d’art, n’est-ce pas être cruel sans justice, et inintelligent de la seule destination que peut avoir désormais le Salon de peinture ?

Je n’ai jamais compris, tout en les respectant fort, les colères des critiques qui jugent, au nom de l’art, ces estimables denrées. La plus décente façon d’apprécier un Salon, le Salon présent, par exemple, serait à tenir nettement ce Salon pour un magasin, et les peintres y exposant pour des industriels ; puis à établir, d’après les plus sérieuses expertises, l’avantage que peuvent procurer ces diverses images à leurs acheteurs, et à quels acheteurs, et les prix moyens qui peuvent leur convenir, et, si je n’étais pas engagé par le souvenir de Wagner à parler ici de l’art seul, je voudrais esquisser une telle critique du Salon, enfin raisonnable et sans préjugés.

Je tiendrais compte de la notoriété commerciale, du prix que possèdent aujourd’hui, du prix probable que posséderont demain telles signatures. Je tairais seulement, — mais par un calcul égoïste, et pour les déprécier, — quelques peintures spécialement divertissantes, désireux d’enrichir, au marché le meilleur possible, le petit musée où je recueille les plus drôles des drôleries contemporaines.

Je ne ferai point ici cependant cette expertise utile et sage : car peut-être se trouve-t-il, parmi ces marchandises, certaines œuvres d’artistes véritables, égarées là ; et je dois évoquer, devant elles, la théorie artistique de la peinture wagnérienne : condamné par leur présence à oublier les produits qui les avoisinent, et l’intéressante boutique où elles sont.

I

La peinture, étant une forme de l’art, doit se rattacher à la destination totale de l’art.

L’art, nous dit Wagner, doit créer la vie. Pourquoi ? Parce qu’il doit poursuivre volontairement la fonction naturelle de toute activité de l’esprit. C’est que le monde où nous vivons, et que nous dénommons réel, est une pure création de notre âme. L’esprit ne peut sortir de lui-même ; et les choses qu’il croit extérieures à lui sont uniquement ses idées. Voir, entendre, c’est créer en soi des apparences, donc créer la Vie. Mais l’habitude funeste des mêmes créations nous a fait perdre la conscience joyeuse de notre pouvoir créateur ; nous avons cru réels ces rêves que nous enfantions, et ce moi personnel, limité par les choses, soumis à elles, que nous avions conçu.

Dès lors nous avons été les esclaves du monde, et la vue de ce monde, où nous avons engagé nos intérêts, a cessé désormais de nous être un plaisir. Et la Vie que nous avions créée, créée afin de nous donner la joie créatrice, a perdu son caractère premier. Il faut donc la recréer ; il faut, au-dessus de ce monde des apparences habituelles profanées, bâtir le monde saint d’une meilleure vie : meilleure, parce que nous la pouvons créer volontairement, et savoir que nous la créons. C’est la tâche même de l’Art.

Mais où l’artiste prendra-t-il les éléments de cette vie supérieure ? Il ne les peut prendre nulle part sinon dans notre vie habituelle, dans ce que nous appelons la Réalité. C’est que l’artiste, et ceux à qui il veut communiquer cette vie qu’il crée, ne pourront, par suite de leur habitude mentale, ériger vivante une œuvre en leurs âmes, si elle ne s’offre pas à eux dans les conditions même où ils ont toujours perçu toute vie.

Ainsi s’explique la nécessité du réalisme dans l’art ; non point d’un réalisme transcrivant, sans autre but, les vaines apparences que nous croyons réelles : mais d’un réalisme artistique, arrachant ces apparences à la fausse réalité intéressée où nous les percevons, pour les transporter dans la réalité meilleure d’une vie désintéressée. Nous voyons autour de nous des arbres, des animaux, des hommes, et nous les supposons vivants ; mais ils ne sont, ainsi perçus, que des ombres vaines, tapissant le décor mobile de notre vision : et ils vivront seulement lorsque l’artiste, dans l’âme privilégiée duquel ils ont une réalité plus intense, leur insufflera cette vie supérieure, les recréera devant nous.

L’Art doit donc recréer, dans une pleine conscience, et par le moyen de signes, la vie totale de l’Univers, c’est-à-dire de l’Âme, où se joue le drame varié que nous appelons l’Univers. Mais la vie de notre âme est composée d’éléments complexes ; et les différences de leur complexité produisent des modes spéciaux de la vie, qui peuvent, par la limitation arbitraire d’un classement, être ramenés aux trois modes distincts et successifs de la Sensation, de la Notion et de l’Émotion.

Tous trois sont, en réalité, formés d’un élément simple et commun : la Sensation.

À l’origine, notre âme éprouve des sensations, phénomènes de plaisir ou de peine : et c’est les diverses couleurs, résistances, odeurs, ou sonorités, toutes choses que nous croyons des qualités externes, et qui sont uniquement des états intérieurs de l’esprit. Puis, nos sensations s’agrègent, et, par leur répétition, se limitent : des groupes s’organisent, abstraits de l’ensemble initial : des mots les fixent. Les sensations deviennent alors des notions ; l’âme pense, après avoir senti. Enfin, sous les notions, se produit encore un mode plus affiné : les sensations s’emmêlent en des touffes très denses ; et c’est dans l’âme comme l’impression d’un immense flot dont les vagues s’éperdent, confusément. Les sensations et les notions s’amincissent, se multiplient au point qu’elles deviennent imprécises, dans la coulée totale. Ce sont alors les émotions, la passionnante angoisse et la fébrile joie, états suprêmes et rares de l’esprit ; elles sont, encore, un tourbillon confus de couleurs, de sonorités et de pensées : et puis un éblouissement devant ce vertige.

Ces trois modes de la Sensation, de la Notion, et de l’Émotion, constituent toute la vie de notre âme. Aussi l’Art, recréation volontaire et désintéressée de la vie, a-t-il toujours, — et c’est toute son histoire — tenté une reconstitution esthétique de ces trois modes vitaux.

La sensation est le mode initial : les premiers arts eurent pour objet la sensation. Mais les sensations sont diverses, il y a les odeurs, et les sons, et les saveurs, et les résistances. Fallait-il affecter à chacun de ces groupes un art spécial ? Un seul, l’art plastique, a suffi pour tous. Car, longtemps avant la naissance de l’art, les diverses sensations s’étaient associées ; nos sens avaient acquis la propriété de s’appeler les uns les autres, et l’un d’eux surtout, la vue, avait obtenu merveilleusement cette fonction suggestive.

Sous l’effet d’une lente habitude, nos sensations visuelles sont devenues capables d’évoquer en nous, par leur seule présence, toute la grappe des autres sensations. Il a suffi désormais à l’homme de voir des couleurs pour percevoir, sans autre secours, le relief et la résistance, et aussi la température, et l’odeur, et le son des objets.

Les premiers artistes n’ont donc pas eu besoin de recréer au moyen d’artifices spéciaux les diverses sensations. Il leur a suffi, pour cette fin, de faire renaître les sensations visuelles.

Ainsi l’art des sensations a, dès le début, été l’art plastique de la vue.

Je ne puis, même ici, ébaucher l’histoire de cet art plastique, montrer comment toujours il fut réaliste, et quelles diverses formes il a prises, sous l’influence des diverses façons de sentir et de voir.

Il fut d’abord la première sculpture polychrome des Égyptiens, puis la sculpture monochrome, ou plutôt achrome, des Grecs, non moins soucieuse, en ses divins chefs-d’œuvre, de la sincérité et de la vie.

Et naquit la sculpture du moyen âge, cette statuaire incomparable des bâtisses romanes et gothiques, traduisant avec une loyale exactitude la vision d’âmes naïves et pieuses. Mais ensuite, malgré les charmants travaux des maîtres florentins et français, et toute cette Renaissance où faillirent un moment renaître les dispositions intellectuelles des anciens, ce fut la fin de la grande sculpture. Pourquoi ? Parce que la vue devenait de plus en plus le sens spécial de l’art plastique, et son instrument les lumières : mais surtout parce que l’art, à mesure que les esprits s’affinent, exige sans cesse davantage des procédés différents de ceux qu’emploie la réalité pour suggérer la même vie. Une statue polychrome, ainsi, ressemble trop par sa matière aux modèles qu’elle a reproduits. Dès lors nous ne pouvons la recréer vivante : nous songeons involontairement que, si ressemblante d’aspect à un homme réel, cette statue a sur lui une infériorité : le défaut de ne se point mouvoir.

Ainsi encore un drame, lu, paraîtra aux âmes délicates plus vivant que le même drame joué, sur un théâtre, par des acteurs vivants. Nous avons un besoin toujours plus vif, pour conserver les sentiments de l’art, que les impressions de la vie nous soient données, dans la vie artistique, par d’autres moyens que dans la vie réelle.

À ce besoin répond la Peinture. Les moyens qu’elle emploie pour nous suggérer artistiquement les sensations diffèrent entièrement des moyens employés dans la réalité. Car les couleurs et les lignes, dans un tableau, ne sont pas la reproduction des couleurs et des lignes, tout autres, qui sont dans la réalité ; elles ne sont que des signes conventionnels devenus adéquats à ce qu’ils signifient par le résultat d’une association entre les images ; mais aussi différents, en somme, des couleurs et des lignes réelles, qu’un mot diffère d’une notion, ou un son musical de l’émotion qu’il suggère.

Et la peinture, depuis que, au moyen âge, glorieusement elle apparut, demeura, comme jadis la sculpture, un art pleinement réaliste.

Les admirables maîtres primitifs n’eurent de soin qu’à recréer les sensations qu’ils éprouvaient. Leur ignorance des anatomies réelles était constante, extrême leur souci de l’expression : mais toujours ils ont peint le corps humain et la nature tels que, dans la disposition toute recueillie de leurs âmes, ils les voyaient.

Puis ce fut avec Mantegna, Durer, Raphaël et les Vénitiens, un ressaut du réalisme. Le corps humain, naguère ignoré, avait apparu ; et ces peintres traduisaient la vision éblouie qu’ils en avaient reçue. Des réalistes merveilleux, ce furent aussi les peintres flamands, depuis Jean van Eyck et tous ces maîtres de Bruges qu’on a aujourd’hui la manie de vouloir prendre pour des mystiques, jusqu’à cet extraordinaire dominateur de la vie sensible, Hals, le type le plus parfait du peintre réaliste.

Et le grand Velasquez fut, de son côté, un réaliste scrupuleux, ayant seulement une autre âme, d’autres yeux, d’où il tirait d’autres visions. Plus tard, David recréa la vivante face humaine ; et puis vinrent ces résurrecteurs des arbres et de la plaine, Constable. Rousseau, Daubigny. Chintreuil.

Après eux, la vision de la réalité s’affina. Des maîtres singuliers, aux yeux doués d’une sensibilité presque maladive, habituèrent les artistes à voir les choses dans l’air qui les baignait. Dès lors le vocabulaire de la peinture fut modifié ; des signes nouveaux s’y introduisirent, qui créèrent à leur ton des sensations nouvelles.

Cependant l’art des notions s’était constitué : la littérature. Et ce fut enfin l’art des émotions, la musique. Wagner, après Beethoven, l’exerça dans la maîtrise de son fort génie.

Mais il comprit que désormais la musique, aussi bien que les autres arts, n’avait plus la possibilité d’exister isolément ; et il réunit, pour la production d’une vie totale, les trois formes séparées de l’art.

II

La Peinture, la Littérature, la Musique, suggèrent seulement un mode de la vie. Or, la vie est dans l’union intime de ses trois modes. Aux peintres bientôt, comme aux littérateurs, leur art dut paraître insuffisant pour créer toute la vie qu’ils concevaient. Aussi voulurent-ils, dès longtemps, élargir les attributions de leur art, l’employer à reconstituer des formes différentes de la vie. Les littérateurs, par exemple, aperçurent que les mots, en plus de leur signification notionnelle précise, avaient revêtu pour l’oreille des sonorités spéciales, et que les syllabes étaient devenues des sonorités musicales, et aussi les rythmes de la phrase. Alors ils tentèrent un art nouveau, la poésie. Ils employèrent les mots non plus pour leur valeur notionnelle, mais comme des syllabes sonores, évoquant dans l’âme l’émotion, par le moyen d’alliances harmoniques.

Le même besoin de traduire, par les procédés de leur art, la vie de l’émotion, ce besoin a très tôt poussé les peintres à sortir des limites de la reproduction toute réaliste de leurs sensations.

Et une nouvelle peinture fut par eux tentée, que rendit possible un heureux concours de circonstances naturelles. C’est que les couleurs et les lignes, sous l’influence de l’habitude, avaient, elles aussi, comme les mots, revêtu pour les âmes une valeur émotionnelle indépendante des objets même qu’elles représentaient. Nous avions toujours vu telle expression de la face, telle couleur ou tels contours accompagner tels objets qui nous inspiraient, pour d’autres motifs, telle ou telle émotion : voici désormais ces couleurs, et ces contours, et ces expressions, liés dans notre âme à ces émotions ; et les voici devenus non plus seulement les signes de sensations visuelles, mais les signes aussi de nos émotions ; les voici devenus, par le hasard de cette liaison, et comme les syllabes de la poésie, comme les notes de la musique, des signes émotionnels. Ainsi certains peintres ont pu abandonner la destination première de la peinture, qui était à nous suggérer les sensations précises des visions. Ils ont employé les couleurs et les lignes dans un pur agencement symphonique, insoucieux d’un objet visuel à peindre directement. Et aujourd’hui ces couleurs et ces lignes, procédés de la peinture, peuvent servir à deux peintures très diverses : l’une sensationnelle et descriptive, recréant la vision exacte des objets ; l’autre émotionnelle et musicale, négligeant le soin des objets que ces couleurs et lignes représentent, les prenant seulement comme les signes d’émotions, les mariant de façon à produire en nous, par leur libre jeu, une impression totale comparable à celle d’une symphonie.

Mais à quoi bon cette musique nouvelle ? Et la musique des sons ne suffirait-elle pas à traduire toute l’émotion ? Elle n’y suffirait nullement. Les poètes, les peintres symphonistes, créent bien des émotions, comme les musiciens ; mais ils créent des émotions tout autres, dont la différence, d’ailleurs, ne peut se définir, l’émotion étant, par sa nature même, indéfinissable. Mais qu’on se rappelle, par exemple, un tableau du symphoniste Rembrandt, ou des maîtres que nous appelons les Coloristes. Le plus souvent l’objet qu’ils peignent nous est indifférent ; ils ne nous montrent rien, ou ce qu’ils nous montrent est dénué de réalité et de vie, impuissant à nous suggérer une vie réelle de vision. C’est que leurs tableaux nous émeuvent surtout par l’agencement des lumières, et des lignes que baignent ces lumières. Chacun des éléments de la peinture a, ici, la valeur d’un accord harmonique : et ces peintres, pour ne pas représenter une vision réelle, n’en sont pas moins puissamment réalistes en ce qu’ils recréent une émotion totale, réelle et vivante. Mais ne sent-on pas combien cette émotion est spéciale, combien différente de l’émotion que nous suggère une œuvre de musique ?

Aussi la peinture émotionnelle, à côté de la peinture descriptive, a-t-elle un droit légitime à exister, et la valeur d’un art également précieux. Elle est seulement plus récente, étant un art d’émotions affinées ; et elle a produit des œuvres d’une beauté moins parfaite. Son maître premier (après peut-être le céleste frère Jean de Fiesolea, puis le Pérugin, si différents des réalistes de leur temps), ce fut le poète Léonard de Vinci. Il nous donna l’émotion d’une lascive terreur, par le mystère d’expressions perverses et surnaturelles. Plus tard, un non moindre génie, Pierre-Paul Rubens, créa les plus intenses symphonies de la couleur. Il fut angoissant et léger, connut le charme des fines mélancolies et l’emportement hautain des ivresses triomphales. À lui nous devons le plus vaste chef-d’œuvre de la peinture émotionnelle, cette biographie prétendue de Marie de Médicis, qui change une galerie de notre Louvre en un palais enchanté : un merveilleux mépris du sujet à décrire : et la paradisiaque luxure des éblouissements, le halètement irréfléchi et turbulent de notre âme, comme sous les allegros finals de Beethoven, ou les triomphales et glorieuses musiques du dernier tableau des Maîtres Chanteurs. Avec Rembrandt, au contraire, une surnaturelle jouerie de lumières, créant une émotion à la fois plus inquiète et plus retenue. Puis Watteau fut le traducteur des tristesses élégantes : il consacra l’adorable grâce de ses dessins à des poèmes légers et doux, qui rappelleraient certains andante des quatuors de Mozart. Et Delacroix fut ensuite le lyriste de violentes passions, un peu vulgaires dans leur romantisme.

Tous ces maîtres ont prouvé que la peinture pouvait, avec un égal bonheur, être descriptive de sensations réelles, ou suggestive de réelles émotions. Ils ont senti, seulement, que ces deux tendances exigeaient deux arts différents, et qu’ils devaient choisir, suivant leur nature, l’un ou l’autre de ces deux arts. Aujourd’hui la nécessité d’un choix s’impose plus vivement encore. Et cependant les peintres, aujourd’hui plus que jamais, s’acharnent à confondre les deux peintures. Ils veulent être, ensemble, émouvants et descriptifs, représenter les choses qu’ils voient, et en même temps les embellir à leur gré, c’est-à-dire joindre à cette représentation ce qu’ils appellent « de la poésie ». Et ils font ainsi des œuvres où manque la vie : déformant leur vision dans le vain espoir de la poétiser ; confondant, sous une imitation imbécile et funeste, les procédés sensationnels de Franz Hals et les procédés émotionnels de Léonard de Vinci.

III

Des fabricants de tableaux, des industriels consciencieux et empressés ; et puis, parmi eux, quelques artistes, mais perdus dans une compromission fâcheuse : je pourrais résumer ainsi en deux mots le Salon de Peinture de 1886, digne successeur de celui de l’année passée, et digne prédécesseur de celui de la prochaine année. Et, malgré leur haute valeur commerciale, ces expositions donneraient vraiment une idée par trop désolante de l’état présent et de l’avenir probable de notre peinture, si nous ne savions pas, fort heureusement, que ceux qui survivent encore des maîtres de cet art poursuivent, dans la solitude qui désormais est leur sauvegarde, loin des salons et loin de la foule, leur haut travail de création artistique.

Achevant l’œuvre de deux maîtres sincères et puissants. Manet et M. Cézanne. M. Monet, avec une admirable franchise, et le prestige d’une délicatesse visuelle incomparable, analyse le jeu mobile des nuances lumineuses. M. Cazin reproduit, avec une sincérité pareille, de tout autres visions : c’est la simple et un peu grosse poésie d’une âme naïvement sentimentale. Et par cet autre maître de l’art de notre temps. M. Degas, nous avons vu par lui saisis, comme jadis par Hals, et par notre grand Daumier, les plus insaisissables secrets du mouvement et de la vie. Cependant la peinture émotionnelle complique et modifie ses procédés symphoniques, sous un afflux d’émotions plus complexes. M. Gustave Moreau, qui naguère avait promis à l’art quelque moderne Vinci, se plaît à l’ordonnance harmonieuse de scintillantes pierreries. M. Odilon Redon, en d’étranges paysages, tente une création nouvelle de l’épouvante désolée. Les cruelles images de M. Félicien Rops disent amèrement les vicieuses passions d’une époque perverse. Et, à l’écart de ces peintres-là comme des autres, le plus génial, le seul vraiment génial d’entre eux. M. Renoir, exprime naïvement, en des jeux de couleur qui ravissent comme des chants et comme des caresses, les doux rêves ingénus d’une âme quasi d’enfant : seul aujourd’hui à ne s’inspirer que de lui-même, ayant seul au fond de son cœur une voix assez forte pour que les bruits du dehors ne l’empêchent pas de l’entendre.

Ainsi, tandis que s’exhale aux Salons la banalité des formules en cours, c’est, ailleurs, par ces maîtres, une splendide floraison d’œuvres : comme si devant l’imminente fin des irrégularités saintes, les rares âmes différentes de ce temps avaient affiné encore leurs différences pour tenter les luttes suprêmes. Lorsque s’approche et monte, désormais fatale, la séculaire ondée d’un déluge, les hommes de haute taille pour n’être pas emportés se redressent, et se réfugient aux sommets lointains. Mais bientôt l’envahissante marée de la démocratie atteindra leurs refuges ; et les fils de ces artistes, dans l’égalité des besoins, renonceront aux vains soucis d’un art dès maintenant sans clients. Les jours arrivent où dominera seul, enfin, l’art démocratique et égalitaire du suffrage universel.

III. L’Art wagnérien : la littérature

On raconte que le jeune Hercule, en un temps sans doute fort lointain, allait, souriant et robuste, par les campagnes bleues du royaume de Mythologie. Il aperçut, à lui s’offrant dans l’élégance apaisée de leurs poses, deux jeunes femmes, étrangement séduisantes et jolies.

Elles le connaissaient : elles lui parlèrent. Il apprit qu’entre elles il devait choisir l’immuable fiancée de sa virilité prochaine. Et l’une, dont les cheveux blonds avaient la pâleur calme des soirs, lui dit qu’elle était la Vertu, qu’elle le conduirait aux lieux cruels hantés par les hydres, et qu’elle lui donnerait la victoire des luttes, les fatigues mortelles qui glorifient.

Alors l’autre jeune femme, sous le rire chaud de ses yeux noirs, et de ses dents, et de sa sombre chevelure dénouée, révéla qu’elle était la Joie : elle enseignait les tendresses parfumées, la délice des longues nuits, comment les âmes se courroucent en de tumultueux frissons, et les hurlements éperdus d’un bonheur qui angoisse, et les sommeils tranquilles après la tourmente.

Mais on raconte que le jeune Hercule ne se montra pas fort ému de ces professions de foi : il s’était assis au bord du chemin, et il s’écria, regardant les deux jeunes femmes, qui lui paraissaient maintenant plus séduisantes et plus jolies sous le soleil couchant : « Hélas ! je n’ai point appris les subtils symbolismes, à l’école d’où je viens. Seriez-vous donc de charmes si divers, la Vertu et la Joie ? Vertu et joie, n’est-ce donc point même chose ? Et si j’ai vertueusement occis, tout à l’heure, sur ma route, quelques méchants lions et un peu de brigands, était-ce par une autre raison que par le plaisir même d’exercer mes muscles ? Allez, vos formes sont trop belles pour vêtir des métaphysiques ! Et puis je ne sais pas choisir : et pourquoi ? Mais plutôt je veux vous voir toujours l’une et l’autre, car toutes deux vous êtes gracieuses et touchantes, et j’aime les onduleuses musiques de vos voix. » On raconte qu’il les fit s’asseoir auprès de lui ; et longuement il leur murmurait de caressantes paroles, tandis que les baignait l’harmonieuse ténèbre d’une nuit royale.

L’histoire est fort ancienne, si elle est vraie. Depuis lors, en tout cas, nous avons pris d’autres mœurs ; et les temps ont bien exagéré la monogamie de nos opinions. La Vertu et la Joie ont été séparées : on a même payé des philosophes pour découvrir des différences entre elles. Et le désaccord ne s’est pas fait moindre sur tous les autres sujets. Aujourd’hui l’honnête homme doit mépriser un art, lorsqu’il aime l’autre ; condamner absolument les œuvres d’une école, lorsqu’il appartient aune autre. On aurait mauvaise grâce — et les railleries ne manqueraient point, — si l’on partageait entre l’idéalisme et le réalisme une admiration artistique. Le monde des théories, tout de même que celui des faits, se montre à nous désormais comme un magasin de produits différents, contraires, inconciliables. Apprécier la doctrine de l’évolution, est-ce possible à qui admet Fichte ? Ou tenir le roman pour un art, à qui admet l’art des peintres ?

La nécessité d’un choix exclusif s’impose à nos âmes modernes. Je sais des littérateurs qui nient la poésie, parce qu’ils sont naturalistes. Et le moyen vraiment qu’il y ait de l’art ailleurs, si l’art est ici ? Richard Wagner a eu la gloire de se refuser à un pareil choix : nous le vénérons, surtout, parce qu’il a compris l’intime parenté des formes artistiques, et parce qu’il a tenté de la restituer. Il a vu que les peintres et les littérateurs, et les musiciens, exerçaient, avec un droit égal, les modes divers d’une tâche commune. Désormais, et par lui, l’Art n’est plus dans la peinture, ni dans la littérature, ni dans la musique, mais dans l’union de ces genres et dans la vie totale qui en naît.

J’ai voulu montrer naguère que l’œuvre précieuse de Wagner pouvait être poursuivie : que le Maître, après avoir tenté de concilier les trois grandes formes artistiques, nous avait encore laissé un principe large et sûr, par lequel nous pouvions concilier les deux tendances opposées de la peinture ; que les peintres, sans cesser d’être artistes, et en gardant à leur art la même destination théorique, pouvaient continuer Franz Hals ou Léonard de Vinci, reproduire exactement leurs visions, ou négliger toute réalité de vision afin de reproduire exactement leurs émotions. Je voudrais essayer, au sujet de la littérature, une entreprise pareille de conciliation. Ici les doctrines ne sont pas moins nombreuses, et ne semblent pas moins opposées. Il y a la poésie et le roman : il y a encore la poésie descriptive et la poésie musicale ; le roman naturaliste, le roman psychologique, le roman dit réaliste et la pure fantaisie. L’Art est-il seulement dans une de ces formes diverses, ou bien ne peut-on les reconnaître toutes pour légitimes, mais traduisant des aspects différents de la vie ? Une littérature wagnérienne, alliant toutes les doctrines d’apparences contraires, les ramenant à l’unité du principe esthétique wagnérien, serait-ce vraiment chimérique ?

I

L’Art, a dit Wagner, doit créer la Vie : non point la vie des sens ou la vie de l’esprit, ou la vie du cœur, mais l’entière vie humaine, qui est tout cela. L’art doit encore être réaliste : la vie qu’il créera sera faite des éléments qui constituent la vie appelée réelle, parce que l’on ne peut recréer, dans la vie supérieure et joyeuse de l’art, que les modes déjà vécus dans cette réalité inférieure.

Le premier aspect de la vie est la sensation : la première forme de l’art fut la forme plastique, recréant les sensations. Mais bientôt celles-ci, souvent répétées, ont laissé dans l’âme une empreinte ; elles s’y sont liées au point que l’une d’elles évoque les autres. Elles se sont encore limitées : des groupes se sont formés, séparés, abstraits : la perception fréquente d’objets rouges a porté l’âme à imaginer un nouvel objet dont le rouge serait la qualité dominante. Ainsi sont nées les notions, groupes de sensations abstraits, généraux, fixés dans l’esprit par des noms. Et ce qu’on appelle la vie intérieure, la pensée, le jugement composé, le raisonnement : c’est un mode nouveau de la vie, issu logiquement de la sensation.

L’art recrée la vie par le moyen de signes, liés dans l’âme à d’autres idées, les y évoquant. Les signes de l’art plastique avaient été les sensations visuelles de certaines lignes ou couleurs ; la littérature, art des notions, eut pour signes les mots, sensations d’abord auditives, devenues ensuite visuelles à leur tour, sous l’usage de l’écriture.

Par les mots des langages, la littérature recréa les notions. Son développement subit les lois constantes de tout développement artistique, les mêmes qui régirent (depuis les premières sculptures des Égyptiens, et jusqu’aux dessins modernes) les progrès de l’art plastique. Voici les principales de ces lois :

1º C’est d’abord le passage constant d’un état plus simple, relativement homogène, à un état plus complexe d’hétérogénéité. Les notions, au début très nombreuses et très vagues, se désagrègent, s’affinent, se multiplient. La vie apparaît sans cesse composée d’éléments plus subtils. Les ressemblances des sensations décroissent ; les différences sont mieux perçues, à mesure que les sensations se répètent. Bientôt les termes généraux « un mariage, une lutte », ne suffisent plus à recréer la vie ; l’âme requiert des notions plus précises. Ainsi l’art restitue, par degrés, une vie de notions plus détaillée : il prend un sujet total sans cesse plus restreint, afin d’en tirer des éléments plus nombreux. Et l’analyse des idées et des faits se complique, tandis que se complique dans l’esprit le nombre même des idées et des faits.

2º Dans le même temps, la reproduction de certains phénomènes naturels suivant un ordre fixe, détermine les âmes à concevoir cet ordre comme nécessaire, et modifie à nouveau leur perception des choses. Naît ainsi un sens du possible et du réel, à travers lequel, désormais, devra être créée toute vie. Par une illusion qu’il subit après se l’être à lui-même imposée, l’homme en vient à voir l’univers comme régi par des lois constantes ; et les faits deviennent inconcevables s’ils n’obéissent à ces lois. Et l’art, qui recrée dans une vie supérieure les éléments de ‘la vie habituelle, perd ainsi le pouvoir de faire vivre pour nous des faits surnaturels3.

Et, comme le sens du réel et du possible va toujours s’affinant, l’art doit bientôt renoncer encore à la création de faits simplement rares : après les actions miraculeuses, les aventures même deviennent incapables d’une récréation artistique. La littérature, dans son effort essentiel à créer une vie plus vivace, marche sans cesse vers l’analyse complète et minutieuse des faits les plus ordinaires.

3º Une autre loi encore de l’évolution artistique, c’est l’atténuation progressive — entre l’âme de l’artiste créant la vie et l’âme de ceux qui la recréent — l’atténuation de tout intermédiaire. Nous avons besoin, pour concevoir réelle la vie de l’art, qu’entre elle et nous rien ne se place appartenant à une réalité différente. Et de là vient que les signes, peu à peu, tendent à se simplifier, en même temps que se compliquent les notions. Ainsi la première littérature fut le récit : un homme narrait quelque histoire. Puis, un jour, les âmes voulurent n’être plus séparées de l’histoire par ce narrateur : l’histoire fut présentée devant eux, agie par des hommes vivants, sur un théâtre. Et puis le théâtre même fut impuissant à produire l’illusion de la vie. Des acteurs, hommes d’une réalité, jouant les rôles d’une réalité différente, c’était encore un intermédiaire trop matériel, empêchant l’entière vie idéale. Et l’esprit eut encore besoin d’un intermédiaire, d’un signe, moins ressemblant aux choses signifiées, plus capable d’être pris uniquement pour un signe, en dehors de sa réalité propre. Alors la littérature devint écrite ; des lettres, peu nombreuses, vite négligées dans leurs valeurs linéaires, furent chargées d’évoquer en nous un monde de notions toutes différentes d’elles.

4º Enfin l’évolution eut pour effet la multiplication et l’affinement des âmes différentes. Tandis que la plupart des esprits gardaient un nombre égal d’égales notions, quelques-uns, privilégiés par des circonstances séculaires, subissaient plus vivement et plus rapidement la loi de l’hétérogénéité progressive. Ils en vinrent à exiger, et pour eux seuls, des formes artistiques plus subtiles que les formes qui suffisaient à la majorité de leurs contemporains.

Aujourd’hui, nous pouvons constater à l’état statique, dans le monde actuel, les différents degrés de l’évolution chronologique. À maintes âmes suffisent encore les arts primitifs, le récit, l’énonciation très générale de notions brèves et sommaires. Il est d’autres âmes plus complexes qui veulent avoir la vie de l’art recréée sur un théâtre ; d’autres encore qui, impuissantes déjà à concevoir réels des faits surnaturels, cherchent l’illusion de la vie dans les romans d’action et d’aventure. Leur sens du réel est trop subtil déjà pour pouvoir reconstituer des prodiges, pas assez encore pour avoir besoin de faits pleinement ordinaires. Au-dessus d’elles sont des âmes plus différentes ; elles requièrent exclusivement, pour recréer la vie, une forme très affinée et complexe. Elles recherchent d’intenses et délicates créations, compréhensibles souvent à deux ou trois âmes seulement. Et cette différence, leur constitue une supériorité funeste, jusqu’à l’heure prochaine où notre démocratie les supprimera elles-mêmes pour le bien commun : car voici que bientôt l’aurore bénie de l’égalité va s’épanouir sur nous, en un triomphal rayonnement de plein ciel !

II

Telles sont quelques-unes des lois qu’on peut considérer, après coup, comme ayant régi le développement historique de la littérature. Celle-ci leur dut ses formes successives ; elle leur doit aujourd’hui la conservation de ces formes, correspondantes aux degrés divers de l’hétérogénéité intellectuelle.

Le premier effort de la littérature fut à créer les légendes fabuleuses, les narrations épiques, et les contes populaires. Les simples âmes des premiers peuples étaient satisfaites, dans leur besoin d’une vie artistique, par ces récits très vagues. On leur disait un alignement de faits généraux, les combats, les traversées. Nul détail à ces faits, nulle raison les expliquant : c’est que ces âmes primitives concevaient la vie sans détails ni raisons. Elles recréaient aisément une vie fantastique, pleine d’accidents surnaturels : car elles n’avaient pas encore modelé leur conception de la vie suivant les seules lois du possible. Ne voyaient-elles point tous les jours autour d’elles mille choses qu’elles devaient juger des miracles ? Un bel et noble prince, conquérant par sa force, ou par l’aide de quelque Dieu, la blonde princesse enchantée : cette histoire valait, pour vivre en ces premiers esprits, ce que valent aujourd’hui pour nous les œuvres des réalismes les plus scrupuleux.

Par des contes et des légendes naquit la littérature des Grecs. Et je ne crois pas qu’il faille chercher plus haut les origines de notre littérature. Les âmes antérieures ont créé une vie que nous sommes impuissants à reconstituer : leurs œuvres du moins n’ont pas, dès l’origine, contribué à la préparation des nôtres. Mais la Grèce antique, déjà fort civilisée, et tard venue dans l’humaine évolution, a été la terre privilégiée des lettres. Elle y a exercé un caractère spécial, qui s’est imprimé aux premiers contes même qu’elle nous a laissés.

Les Grecs, après les clameurs et les peines des premières batailles, avaient formé une race de raisonneurs, épris des notions claires et des enchaînements harmonieux. Ils n’avaient point des sensations vives, et n’étaient guère portés à l’émotion : nulle fougue passionnée ne secoue l’ordonnance tranquille de leurs discours, non plus que la froide sérénité de leurs faces. Leur esprit gardait un calme noble et sage ; ils ignoraient l’amour sentimental (la famille même), les fièvres cruelles des chagrins, et ces luttes pour vivre et ces impatiences qui sont les sources désormais principales de l’émotion dans nos cœurs. Au sortir des gymnastiques, ils s’amusaient à poursuivre, sans nul emportement, les subtils contours d’une discussion. Ils furent, sous la douce chaleur de leur ciel, le peuple de la pure dialectique.

Voici d’abord que des chanteurs pleins de belles paroles, — et ce fut Homère, — leur déclamaient les combats troyens, les sereines colères. — sereines et fatales — des guerriers fabuleux. Les épithètes notant les sensations étaient rares, vagues, peu variées : mais les actes étaient liés par une implacable logique ; et sans cesse des discours rompaient la série des actes. Admirable soin des notions et des raisonnements : l’âme première des Grecs y paraît. Et voici le théâtre, au lieu des récits. À peine assez d’action pour légitimer les disputes, les altercations, les controverses patientes. Puis, pour ce peuple de raisonneurs, un théâtre raisonneur et moralisateur, les drames-sermons d’Eschyle et de Sophocle sur le châtiment de l’orgueil, les héréditaires expiations. Et puis ces fleurs un peu maladives du génie grec, les tragédies d’Euripide : « Vos dieux sont en vos âmes : ils sont les cruelles passions détruisant l’équilibre salutaire des besoins. Voyez les effets de vos maux : tenez Hermione et Phèdre pour les images de vos propres passions ! »

Mais à cette race exemplaire de dialecticiens, ni le récit ni le drame ne pouvaient suffire longtemps ; ils exigeaient une vie toute de notions pures, bellement enchaînées, ils exigeaient la forme du roman dialectique. Par l’admirable génie de Platon ils l’obtinrent ; et nous avons gardé l’éblouissement de cet art divin. Voyez-les, au travers des dialogues, marcher et jouer, beaux d’une hardie beauté, les jeunes hommes d’Athènes ! Entourant Socrate, ils jouent avec lui le seul jeu qui les séduise : la discussion, la recherche d’hypothèses, l’enfantement ininterrompu de nobles rêves logiques. Platon a compris la réalité unique du Moi créateur, et la projection de ce Moi au néant, d’où naissent les mondes : il a superposé la philosophie idéaliste parfaite du Vrai à la science évolutionniste de l’Apparent. Mais pour les artistes son œuvre est surtout le roman exemplaire de l’âme athénienne. Il ne néglige point les sensations, peint d’étonnants paysages où se meuvent des formes gracieuses et légères ; mais il nous en montre tout juste ce qu’en percevait son âme, amoureuse des seules idées. Ses personnages parlent peu de leurs affaires, n’y songeant point ; ils vivent, cependant, une intense et délicieuse vie. Et l’honnête bourgeois Criton, homme solennel et discret, m’est plus familier mille fois que le négociant parisien chez qui j’achète mes plumes.

La littérature latine suivit un développement pareil à celui des lettres grecques, plus âpre seulement et plus rude, jusqu’au jour où la Grèce imposa aux Romains le désir de continuer son art. Qu’importent les premières légendes latines, les barbares essais du drame chez ce peuple ? L’imitation grecque, ensuite, fit la comédie sans art et sans vie de Térence et de Plaute. Puis Virgile tenta une épopée, et fit un adorable roman ; Tite-Live mêla, dans son beau feuilleton, les qualités poétiques de l’esprit latin aux raisonnements helléniques ; et déjà ses raisonnements ne sont plus la dialectique d’Hérodote ou de Thucydide. Tite-Live est éloquent, doué de cette vertu nouvelle que les Romains nous montrèrent, et que je crois le début d’une littérature spéciale, purement musicale. Plus tard Sénèque apporta le charme d’une pensée étrangement spirituelle et légère ; et maints auteurs composaient, sous le titre de poèmes, tragédies ou histoires, de médiocres romans dont l’attrait nous demeure perdu.

La légende, le théâtre, le roman, ce furent les trois formes successives de la littérature ancienne. Puis vint le tourbillon où tout s’abîma : et les lettres, qui avaient longtemps survécu à leur utilité, durent s’effacer à leur tour. Un âge nouveau s’ouvrit, ou plutôt de nouvelles âmes arrivèrent au chemin de l’évolution artistique.

Elles créèrent d’abord des légendes, puis des drames. Le théâtre fut bien la forme littéraire typique, pour les dernières époques du moyen âge : un théâtre non plus de raisonnements ou de discours, mais d’actions, de faits matériels. Dans les drames de Shakespeare cet état de l’âme trouva son expression la plus complète : nulle analyse, nul souci d’une explication psychologique suivie : jamais on n’a plus négligé l’étude des motifs mentaux. Mais c’est un superbe déploiement de gestes et d’images, un choc de paroles aisément poignantes : la vie colorée, chaude, bruyante, d’une race sanguine.

Corneille créa les drames plus reposés, plus nobles, d’une race plus fine. Et déjà l’on sent dans ses tragédies classiques l’impossibilité prochaine de la forme théâtrale. Pareillement les œuvres vivantes et simples de Molière sont plutôt des romans dialogué ? que de vraies comédies. Et, après ces maîtres, ce fut la fin artistique du drame. Les tragédies du xviiie  siècle, les comédies de Marivaux et de Beaumarchais, les mélodrames des romantiques allemands et français, et toutes les pièces scéniques de notre temps, sont bien davantage des romans que des drames : et seules les âmes inférieures éprouvent le besoin d’une réalisation matérielle de ces œuvres, toutes d’analyse ou de récit, pour y prendre le plaisir qu’on y peut trouver.

C’est que, au xviie  siècle, dans les œuvres de Racine surtout, s’est constituée une forme littéraire nouvelle, la forme du roman : et l’histoire de l’art littéraire, depuis ce temps, se réduit à l’histoire des modifications imposées au roman par ses maîtres divers.

Le promoteur véritable de la littérature moderne, le père intellectuel de nos âges, est le philosophe René Descartes. Jamais un homme n’a exercé dans son temps une influence aussi vive que l’a fait sur les pensées et les mœurs du xviie  siècle cet écrivain peu bruyant. À des esprits préparés, sa doctrine fut le geste décisif : et la France et le monde n’ont pas entièrement cessé d’être, depuis lors, plus ou moins cartésiens.

Le principe fondamental de cette révolution fut la distinction de deux substances : dont l’une était l’âme, la pure raison, capable du vrai, belle et divine ; tandis que les sens relevaient de l’autre substance ; et d’eux venait toute erreur, les mauvaises imaginations qui aveuglent, les choses sensibles, viles et méprisables. De là, désormais, le culte de la raison et le mépris des sens. Et les perceptions sensibles, dédaignées, s’effacèrent de l’esprit : le monde devint un harmonieux agencement de notions. Au-dessus des faits, qu’on ne voyait plus, on vit l’ordre des faits.

Cette philosophie devait tuer le drame : elle le tua. Dès le début un merveilleux artiste. Racine, a fondé la vie artistique sur les éléments de cette conformation nouvelle des esprits. Ses tragédies sont des romans psychologiques, restituant dans l’art la vie rationnelle des passions : aussi peu semblables à des drames que les dialogues de Platon ; moins encore, car Platon imaginait des entretiens véritables, tandis que souvent les personnages de Racine ne parlent point, exprimant plutôt, sous prétexte de discours, l’enchaînement de leurs motifs intérieurs. Des romans, et tout rationnels. Ces personnages sont des âmes ; leurs passions ne relèvent point de causes sensibles. Mais ils vivent leurs passions si intensément, que je ne sais point d’œuvres plus réalistes, ni plus belles.

Le xviiie  siècle subit une disposition intellectuelle nouvelle et spéciale : mais je cherche vainement une œuvre littéraire qui l’ait exprimée. Ces âmes légères et raisonnables, je les trouve recréées par Watteau, par Haydn et Mozart ; elles sont indiquées dans les petits journaux et mémoires du temps : nullement dans les écrits des littérateurs. Voltaire, ce parfait maître de style, Grimm, Helvétius, furent plutôt des philosophes que de véritables artistes. Et Rousseau, le seul parmi eux qui fût un artiste, c’est à la sensuelle musique de son style qu’il doit de nous rester cher.

Mais c’est à tout ce mouvement intellectuel du xviiie   siècle que nous devons, dans notre siècle, un vrai, un exemplaire artiste, Henri Beyle de Stendhal.

Celui-là est encore pénétré de l’influence cartésienne. Il ne voit que les âmes, la liaison des motifs. Mais il comprend mieux, et perçoit plus finement, la nature de l’âme. Il est le créateur d’une vie profonde et subtile, éclairée ensuite par une philosophie pleine de lumière et de sincérité. L’âme crée ses idées : les idées résultent des voûtions, et les voûtions des motifs de plaisir qui dominent dans l’esprit. Stendhal a vu les hommes, autour de lui, comme des conflits de motifs, poursuivant le plaisir. Et ainsi il a créé des âmes qui sont des conflits de motifs : Julien Sorel, Fabrice, et ces personnages des chroniques italiennes dont il a fait pour nous de vivants théorèmes de psychologie.

Cependant les premiers effets de la démocratie grandissante furent, vers ce temps, la révélation du monde sensible et le détrônement de la raison. Les notions des objets matériels se sont colorées, affinées. Et le romantisme s’est chargé de traduire, sous la forme de l’art, ce brusque avènement de pensées nouvelles : par Hugo, épris des images précises et chaudes, par Honoré de Balzac, créateur d’une vie un peu confuse, mais où halètent les fièvres de l’argent et les ambitions des luxes mondains. Ces premiers romantiques, éblouis par les sensations neuves, n’avaient guère pu encore se faire un sens du réel : toutes les sensations leur paraissaient possibles ; et ils ne craignirent pas une vie artistique faite d’aventures. Les Anglais, que la contagion cartésienne avait moins atteints, furent les premiers à revenir de cet éblouissement. Le romantique Dickens n’est point plus soucieux que Hugo de l’analyse rationnelle : mais ses romans recréent une vie plus naturelle, d’événements plus réels et plus simples. À sa suite, c’est Flaubert, ce sont nos réalistes et naturalistes français, qui ramènent le romantisme à créer une vie toujours purement sensible, mais plus normale et plus ordinaire.

Tous restent encore des romantiques, c’est-à-dire des créateurs d’une vie purement sensible, indifférents aux conflits de^ motifs, aux raisons qui, dans l’âme des personnages, déterminent cette vie. L’analyse psychologique, cependant, n’avait point disparu : ce fut d’abord Henri Heine qui nota, en de languides poèmes, une étrange série d’idées amères et sentimentales. Puis les romanciers russes, Tolstoï et Gontcharovb, tentèrent une création totale, de la vie, ensemble rationnelle et sensible. Leurs héros ont à la fois des âmes et des corps : ils raisonnent, sentent, et agissent.

La littérature française, de son coté, ne nous a point donné encore, malgré d’aimables essais, un romande vie complète, tout ensemble descriptif et psychologique. Mais nos artistes ont, en revanche, perfectionné la forme du roman, l’ont bellement préparée à devenir ce roman attendu. Ils ont simplifié l’intrigue, l’ont réduite à des bornes de temps et d’espace assez étroites pour que les faits y placés puissent être pleinement recréés. Ils ont donné à l’afflux des notions sensibles, nouvellement perçues, un précieux vocabulaire de signes nouveaux. Quelques-uns même — et c’est la gloire de Flaubert — ont pris un personnage unique ; le roman entier est la série des sensations perçues par lui seul. Toutes innovations nécessaires et légitimes, mais qui ne nous font pas excuser le caractère incomplet de cette vie : le personnage y est non expliqué, simplement décrit ; nous savons ce qu’il sent, mais non par quels motifs il le sent.

III

La littérature, art des notions, a toujours gardé, depuis les légendes primitives jusqu’à nos romans contemporains, une même destination, la destination assignée par Wagner à toute forme de l’art : elle a voulu créer, au-dessus de la réalité habituelle, la réalité supérieure et plus réelle d’une vie artistique, y transposant, avec la joie du libre pouvoir, les éléments fournis par la vie habituelle. Il n’y a point d’opposition entre le conte épique, le drame, le roman : mais ce sont trois formes successives d’un même art, dont chacune a répondu, et peut encore répondre, aux besoins artistiques de certains esprits. Il n’y a point d’opposition entre le roman dit réaliste et qui est seulement descriptif, et le roman dit idéaliste, qui est seulement psychologique. Ce sont deux aspects différents d’une même vie ; et ils doivent être conciliés dans un art total, recréant complète la vie de la raison comme celle des sens.

Mais la littérature, art des notions, comme la peinture, art des sensations, ont, sous le développement et la liaison des idées, produit des arts nouveaux, spécialement émotionnels. La peinture a produit les œuvres des Vinci et des Rubens, évoquant l’émotion par l’agencement des couleurs et des lignes : la littérature a produit un art symphonique, la Poésie, évoquant l’émotion par l’agencement musical des rythmes et des syllabes.

Ainsi entendue, la Poésie fut très postérieure à la forme du vers — qu’elle n’implique pas nécessairement — et aux écrivains qu’on nomme les poètes. Le vers avait été, d’abord, un appareil mnémonique : exigé, aussi, par les premières convenances du chant, en raison de sa coupe régulière, favorable aux retours de la mélodie. Mais ni les chanteurs homériques, ni les tragiques grecs, n’étaient soucieux de produire une musique purement verbale.

Les Latins semblent avoir les premiers senti que les mots, par une séculaire liaison avec des idées émouvantes, avaient acquis eux-mêmes une valeur émotionnelle. Ainsi que certaines alliances de couleur, pour avoir longtemps accompagné des objets voluptueux ou tristes, étaient enfin devenues aptes à évoquer, indépendamment de ces objets, la volupté ou la tristesse : ainsi certaines syllabes, longtemps employées à des mots suggérant l’émotion, étaient devenues les signes directs de cette émotion.

Dans cette naissance d’une musique nouvelle, les rythmes acquirent une valeur avant les syllabes ; et la littérature latine nous fait voir une éloquence toute musicale et rythmique, insoucieuse des notions sises sous les mots, employant les cadences, les prolongements et les césures des phrases, à la façon de périodes mélodiques, destinées à créer l’émotion. L’éloquence de Cicéron, de Salluste, de Tite-Live, fut ainsi une combinaison solennelle et puissante de rythmes verbaux.

Par la suite des âges, un pouvoir pareil de signification émotionnelle s’attacha aux syllabes des mots ; c’est un progrès tout comparable à celui de la musique pure, qui, d’abord, fut la mélodie, valant par les seuls rythmes et mouvements, et qui fut enfin l’harmonie, où chaque note (accord) acquit une force spéciale et propre d’émotion. Certaines âmes affinées connurent la tristesse alanguie et la brûlante joie de maintes syllabes ; elles y trouvèrent la notation d’émotions musicales, mais aussi différentes des émotions de la pure musique que des émotions produites par les procédés plastiques. Une harmonie des mots apparut possible, légitime : après la musique parlée des orateurs, naquit la musique écrite des poètes.

Dois-je dire que ni Corneille, ni Molière, ni la plupart des écrivains en vers de notre siècle, ne furent vraiment des poètes ? Une convention les forçait à déformer leurs pensées pour les soumettre à un rythme fixe et inintelligent, à des rimes superflues. Dois-je dire encore que je n’attribue point à la poésie les pensées dites poétiques, toute pensée me paraissant plus facile à exprimer en prose ? La poésie véritable, la seule qui demeure irréductible à la littérature proprement dite, est une musique émotionnelle de syllabes et de rythmes. Aussi voyons-nous les poètes, empêchés encore d’une poésie pure par maintes conventions, et par l’insuffisance de leur vision théorique, les voyons-nous du moins sans cesse plus indifférents au sujet notionnel de leurs œuvres. Ronsard, sous le prétexte d’élégies, créa de superbes symphonies de couleurs et de rythmes, les plus harmonieuses, peut-être, que jamais ait produites un poète français. Après lui, Théophile de Viau — ce phénomène qui stupéfit la régularité cartésienne du xviie  siècle — apparut le musicien de sonatines délicates. J’ai cité déjà notre puissant et voluptueux Rousseau, dont la phrase, aujourd’hui encore, nous enivre comme un chant d’amour. Lamartine, ensuite, a chanté des passions plus sereines et plus hautes ; et cet inventeur prodigieux, Hugo, a créé la poésie romantique, évoquant les émotions d’une vie toute sensuelle.

Les poètes Parnassiens eurent la gloire de dédier pleinement les vers aux fonctions musicales. À dessein, dans leur besoin obstiné de traiter des sujets rationnels, ils choisirent du moins les sujets les plus vagues et les plus indifférents. Cependant, ils furent les ouvriers d’une poésie prochaine, plutôt que de vrais poètes. Ils forgèrent des sonorités précieuses, d’admirables rythmes subtils ou élargis, mais ils négligèrent le sujet émotionnel, non moins que le sujet notionnel : leurs délicieuses musiques se sont répandues au hasard. Nul d’eux ne nous a donné une symphonie véritable, où fût analysée et développée la marche d’une émotion dans une âme.

Le premier. M. Mallarmé a tenté une poésie savamment composée en vue de l’émotion totale. Volontiers il a pris pour sujet l’émotion produite par la création et la contemplation de rêves philosophiques. Et il a cherché la forme idéale d’une poésie purement émotionnelle, mais indiquant la raison des émotions en même temps qu’elle les traduisait. Il nous a offert d’admirables musiques, liées entre elles et avec leur sujet par le mystère d’un nécessaire lien ; exigeant seulement des âmes délicates à qui il s’adressait ce qu’exige des jeunes pianistes le dernier de nos auteurs de polkas : la patience préalable d’une préparation, la résignation à ne point recréer d’emblée, mais bien après un légitime effort, les sereines et nobles émotions de son noble esprit.

M. Mallarmé a cru devoir encore conserver la forme fixe du poème ; à d’autres artistes cette forme apparut une entrave, et qu’ils tentèrent de rompre. Ils pensèrent que les rimes, la régularité des rythmes, étaient des procédés musicaux précis, ayant une signification émotionnelle spéciale ; que, dès lors, ces choses ne devaient plus être imposées d’avance aux poètes, ainsi que des cadres, mais employées suivant l’appel des complications émotionnelles qu’elles suggéraient. Ils rêvèrent une rénovation de la musique verbale comparable à la rénovation faite dans la musique instrumentale par Wagner, qui n’a point annulé les airs, et les cadences, et les retours, mais leur a donné un sens particulier, et les a employés seulement pour produire certaines émotions très spéciales.

Un jeune poète, M. Laforgue, tout en maintenant la forme du vers, a osé déjà varier les rythmes suivant des raisons précises, et violer les sottes règles dites « pour les yeux » : comprenant que les sonorités seules importaient dans la poésie, et qu’un terme singulier y pouvait bien rimer avec un terme pluriel, s’ils avaient même façon d’être prononcés.

J’ai vainement cherché hors de France un musicien des mots. Les nouveaux poètes anglais ne diffèrent des anciens, de Byron et de Keats, que parce qu’ils ont un moindre talent. En France, aussi, les poètes deviennent plus rares, de génération en génération. Mais cette mort de la poésie ne détruit point la possibilité d’une littérature émotionnelle. La musique des mots peut en effet être aussi clairement et plus entièrement exprimée par une prose : une prose toute musicale et émotionnelle, une libre alliance, une alliance harmonieuse de sons et de rythmes, indéfiniment variée suivant l’indéfini mouvement des nuances d’émotion. J’admire cette musique, — grandement savante déjà et combien superbe ! — dans les confessions de l’anglais Quincey ; je l’admire dans les miraculeuses évocations de Michelet, dans les rêveries de M. Renan et les chroniques de M. France, mais surtout dans quelques pages prestigieuses du comte de Villiers de l’Isle-Adam, magicien des mots, sans égal pour nous suggérer, par des liaisons de syllabes, la joie harmonieuse d’une émotion vivante.

Ainsi une littérature nouvelle s’est — par les lois mêmes des formes artistiques — constituée avec les procédés de la littérature notionnelle ; et comme une couleur, aujourd’hui, peut diversement suggérer une sensation ou une émotion, de même les syllabes de nos mots sont ensemble les signes de notions et d’émotions. Ce sont deux arts, ayant les mêmes moyens : deux littératures toutes différentes, mais également précieuses pour la destination commune de tous les arts. Car la littérature des notions et la littérature musicale recréent des modes différents de la vie, mais de la même vie.

Telle fut — trop brièvement esquissée — l’évolution de l’art littéraire. Que serait, dans ces conditions, la littérature wagnérienne ? Elle serait à poursuivre l’œuvre conciliatrice de Wagner. N’entendons-nous point la voix aimée du Maître, et qu’elle nous dit : « Tous les arts ont une fin commune ; tous ne valent que s’ils y travaillent. Littérateurs, comprenez l’effort de vos devanciers : ils ont employé leurs âmes à créer une meilleure vie : poursuivez leur tâche en créant la vie que peuvent concevoir vos âmes nouvelles ! J’ai tenté la création totale de la vie, par l’union des arts ; mais les arts n’étaient point prêts : vous les préparerez. Vous ne dédaignerez aucun mode de la vie, parmi ceux dont est capable la littérature. La vie est un enchaînement d’idées sensibles et abstraites, se produisant l’une l’autre, et d’émotions ; vous permettrez à tous ces éléments d’entrer dans votre œuvre, et vous rechercherez les signes spéciaux qui conviennent à chacun d’eux. Votre roman ne sera ni une description, ni une psychologie, ni une musique verbale : il sera vivant, par l’union de toutes ces formes ; alors, sur le fondement d’une littérature enfin constituée, la peinture et la musique pourront ajouter leurs modes vitaux : les artistes auront l’art ; et la vie complète sera créée, par l’alliance de tous ses modes. »

IV

Quand donc un écrivain viendra-t-il qui associera les formes diverses de son art, au profit d’une complète vie littéraire ? Aurons-nous enfin le roman que vingt siècles de littérature nous ont préparé, un roman recréant les notions sensibles et les raisonnements intimes, et la marée des émotions qui, par instants, précipite les sensations et les notions dans un tourbillon confus ? Cette construction du roman parfait ne pourra se faire que par une habitude croissante de concevoir et de recréer la vie : et elle aura besoin encore d’une forme parfaite, dont les plus belles œuvres des grands romanciers nous peuvent tout au plus suggérer l’idée.

Pour restituer une complète vie littéraire, l’artiste devra d’abord borner son effort à la création d’un seul personnage. Lorsqu’il y a deux rôles dans un roman, l’artiste doit, alternativement, les vivre l’un et l’autre : et c’est une nécessité pour lui de modifier sans cesse ses visions. Une difficulté en résulte à concevoir réelles ces vies qui paraissent, s’effacent, reparaissent tour à tour. Le romancier futur dressera une seule âme, qu’il animera pleinement : par elle seront perçues les images, raisonnés les arguments, senties les émotions. Le lecteur comme l’auteur verra tout, les choses et les âmes, à travers cette âme unique et précise dont il vivra la vie.

L’artiste devra encore limiter à l’extrême la durée de la vie qu’il voudra recréer. Il pourra ainsi, durant les quelques heures de cette vie, restituer tout le détail et tout l’enchaînement des idées. On n’aura plus des perceptions isolées, inexpliquées, mais la génération même, continue, des états mentaux.

La vie que peuvent recréer les littératures est une vie où les émotions interrompent, par places, la série des notions. Le romancier devra donc mêler à la forme du récit la forme musicale de la poésie. Il exprimera les douleurs et les joies par des agencements sonores et rythmiques de syllabes, insoucieux, — dans ces rares passages, — du sens notionnel des mots : puisque aussi bien nuls mots ne peuvent traduire l’émotion.

La vie, — notre vie surtout, si nerveuse, — est un avènement ininterrompu de notions nouvelles ; sans cesse les sensations survenantes nous portent à des notions plus subtiles ; et l’artiste recréant cette vie devra désigner ces notions nouvelles par des termes nouveaux. Mais ce progrès ne sera possible que si nous reconquérons d’abord à la littérature un langage aujourd’hui perdu.

Pour qu’un littérateur puisse faire des mots nouveaux, et les faire compréhensibles, il faut que la grammaire et la langue soient rigoureusement fixées, et que les mots existants gardent un sens précis. Or, un usage immodéré du métier d’écrire a privé la langue française de ces deux vertus. Afin de rendre plus aisés nos hâtifs reportages, nous avons substitué à la grammaire logique un amas de routines et d’incorrections. Le sujet, l’attribut, nous avons mis ces choses aux mêmes cas ; nous avons adopté une syntaxe ridicule, où s’étale, innombrable et monstrueuse, l’exception. Que l’on invente un mot nouveau : la phrase sort des phrases habituelles, et nous cessons de comprendre, faute d’une syntaxe logique, assignant aux termes, dans les phrases, la place même qu’ils occupent dans la pensée. — Mais la misère la plus cruelle de notre langue est l’abolition des significations précises, la pestilente invasion des synonymes et des métaphores. Le mot est une image : à chaque mot doit répondre une image, une notion nette, unique. Or, pour la rapidité de notre parole, nous avons atténué à l’infini cette vision des sens attachés aux mots. Les termes ne sont plus des images, dans notre esprit, mais nous suggèrent tout au plus de lointains fantômes d’images. Qui de nous se demande, en écrivant, ce que représente chacun des termes qu’il emploie ? De là plusieurs mots admis à un même sens, dans l’effacement de leur sens précis ; de là, des phrases d’une incohérence stupéfiante : « Il s’est oublié jusqu’à s’emporter… » Sur une telle langue, comment greffer des mots nouveaux sans être incorrect, et sans devenir inintelligible ? La recréation littéraire des notions subtiles ne sera possible que si l’on se reprend à voir les mots : alors seulement on pourra les modifier, les infléchir suivant les nuances des idées.

V

Quand donc naîtra cette littérature artistique, produisant la vie totale d’une âme ?

Je crois entendre la voix de Wagner, adressant à l’art de notre temps cette demande ingénue. Un long séjour dans les casemates universitaires a développé chez moi, jusqu’à l’hallucination, les sens de la prosopopée : et, voici que j’entends la voix de l’Éternelle Sagesse, de la toute-voyante Isis, en ma faveur dévoilée. Elle parle avec une lente pitié : elle répond :

« Les sagaces expectations, en vérité ! Elle naîtra, cette belle littérature, dans la bienheureuse semaine — oh ! si proche, — où tous les jours seront des jeudis ; dans la semaine où les âmes différentes, seules capables de créer un tel art et de le recevoir, où elles seront excitées à l’affinement ininterrompu, joyeux, de leur différence ; dans la semaine — la délicieuse semaine bien-aimée ! — où l’État fera aux artistes un petit public très subtil ; dans la semaine où le littérateur pourra donner son œuvre à quelques âmes spécialement préparées pour la recréer ; dans la semaine — demain, demain matin ! — où un sage tyran comprendra que seule la joie des artistes a quelque raison d’être ; où il écartera des artistes les vaines ombres meurtrières de l’humanité démocratique ; où il les entretiendra dans la santé de leurs estomacs, l’élégance de leurs vêtements, et la liberté sereine de leurs âmes ! »

IV. L’Art wagnérien : la musique

La vie humaine, que l’art wagnérien doit recréer, est faite d’éléments en apparence très divers, mais issus tous de la sensation, et produisant, dans leur complexité croissante, les deux modes de la notion et de l’émotion. L’art plastique recrée les sensations ; l’art littéraire recrée les notions. J’ai montré que les procédés de ces deux arts pouvaient encore, par un détournement de leur destin premier, traduire certaines émotions d’origine sensuelle et rationnelle. Mais les émotions les plus subtiles et les plus profondes sont recréées, seulement, par un art spécial, incapable de toute autre destination, par la Musique.

I

Dans le grand parc mondain et joli, par les soirées chaudes, quelque rêveur s’attarde sur un banc, tandis que les arbres, au loin, cisellent de noires images vacillantes le spectacle étoilé du ciel, et que passent enlacés ou bien s’asseoient les couples amoureux. L’âme du rêveur perçoit le jeu mobile des lumières, les bruits des paroles, là-bas, et les mares éclatantes — cerclées étrangement d’une verdure sombre — les mares de blancheur étalées au sol par le jet des lumières électriques. Et, comme il n’a point l’esprit occupé à d’autres pensées, le rêveur se rappelle d’enfantines journées évanouies. Maints hasards de sa vie, qui jadis lui avaient paru indifférents, il les revoit, et leur suite logique. Mais bientôt les souvenirs affluent, ils se mêlent et affluent ; c’est des tronçons de faits anciens, des visions ténues et innombrables : comme la secousse joyeuse d’un large flot qui s’élève, et qui l’envahit. Les sensations, tout à l’heure perçues nettement, se joignent à cette marée tumultueuse d’idées. Il éprouve un bonheur fiévreux, comme un rapide grandissement de soi, dans cette vie évoquée, et qu’il revit. Alors le rythme de ses images s’accélère ; elles tournoient maintenant, tournoient sans arrêt devant lui : une allégresse montante, haletante, éperdue. Puis, sous une réflexion soudaine, le beau rêve est changé : ces âges délicieux, oui, ils sont lointains, désormais finis ! Par degrés, les sensations et les notions se décolorent ; la création des images s’apaise ; un voile couvre la folle danse, ralentie. Le rêveur perçoit mieux les bruits du parc : il les perçoit imprégnés d’une méchante tristesse. Il souffre, et voici que sont dissipés et fuient les derniers tourbillons des souvenirs. Un vide cruel dans l’âme. Et voici revenus les raisonnements habituels : le rêveur regarde, réfléchit ; son émotion a disparu.

L’émotion est ainsi un état très instable et très rare de l’esprit ; elle est un rapide afflux d’images, de notions, un afflux si dense et si vif, que l’âme n’en peut discerner les éléments, toute à sentir l’impression totale. Parfois l’émotion escorte un raisonnement, ou quelques paroles prononcées ; alors elle est un accompagnement sonore et continu à de très poignantes idées. Parfois elle envahit tout l’être, et les paroles cessent, comme les notions ; la joie ou l’angoisse étreignent l’âme : c’est la triomphante extase de passion, l’extase fougueuse et brève, que les amants connaissent aux rares minutes de l’amour.

Traduire l’émotion par des mots précis était évidemment impossible ; c’était décomposer l’émotion, donc la détruire. L’émotion, moins encore que les autres modes vitaux, peut être traduite directement ; elle peut seulement nous être suggérée. Et, pour suggérer les émotions, mode subtil et dernier de la vie, un signe spécial a été inventé : le son musical.

Par quel mystérieux enchaînement de circonstances historiques fut acquis aux sons le pouvoir d’évoquer les profondes émotions de notre âme ? Non point, certes, par une prédestination naturelle. Les sons n’ont pu davantage, à l’origine, signifier les douleurs ou les joies, que les mots n’ont pu signifier les notions qui leur correspondent. Aussi l’histoire de la musique nous montre-t-elle la formation continuelle de nouveaux langages musicaux. À chaque peuple les mêmes émotions sont suggérées par des rythmes et des sons différents. Comme le langage des arts plastiques, et comme celui des arts littéraires, le langage de la musique fut d’institution purement humaine. Non qu’il soit né, cependant, d’un simple artifice, de quelque convention volontaire entre les hommes : mais, pareillement à tous les langages, d’une association fortuite, consolidée en l’âme par d’héréditaires habitudes ; d’une vieille association qui lia certains rythmes et sons à certains états passionnels de l’esprit.

Dans l’émotion joyeuse, souvent, la poussée des images devient plus rapide : les rythmes rapides ont désigné la joie, d’abord pour les paroles, puis pour le chant, qui fut un effort à rendre les paroles plus expressives. Certaines relations des sons conviennent, plus aisément que d’autres, à la disposition du larynx humain : de là une tendance à signifier, par ces relations, des états de repos ou d’apaisement. Ainsi, et par maintes concordances telles, désormais abolies, les émotions des premières âmes furent liées à des signes. Le langage initial de la musique fut constitué, œuvre de hasards séculaires.

II

Toutes les formes de l’art poursuivent une fin commune, la création d’une vie supérieure au moyen de signes précis. Toutes vont à cette fin par un progrès continu, dont j’ai naguère noté les lois dominantes. L’art musical, recréant la vie des émotions, devait obéir à ces lois ; par elles il fut régi dans la succession historique de ses aspects et de ses caractères.

La première loi de l’art est le réalisme : c’est au monde de la réalité habituelle que doivent être pris les éléments de la réalité artistique. L’artiste peut seulement imprégner cette réalité habituelle d’une vie plus intense, la transporter volontairement dans l’art. Ainsi les musiciens, toujours, furent pleinement réalistes ; ils n’ont point créé pour la musique des émotions nouvelles, mais seulement cherché à recréer plus vivantes les émotions qui, dans l’habitude, poignaient leurs âmes.

La seconde loi de la vie, et de l’art qui l’exprime, est le passage constant d’un état plus simple, relativement homogène, à un état plus complexe d’hétérogénéité. Sous l’habitude croissante, les émotions s’affinent, se multiplient. C’est d’abord, dans l’âme, à peine deux ou trois vagues passions, la crainte, l’espérance, le fougueux désir. Bientôt s’épandent les nuances, les émotions deviennent plus subtiles, à chaque moment correspondent des joies, des douleurs spéciales. De là, pour la musique, une complexité croissante des signes et du langage. Les rythmes, au début ; l’émotion produite seulement par les rapports des sons : c’est la mélodie. Puis, sous l’hétérogénéité montante des émotions, naît une forme plus complexe, l’emploi des accords : quelques sons nouveaux sont créés, par des alliances de notes. Enfin, les notes et les accords, qui valaient seulement par leurs relations et mesures, revotent des significations propres, indépendantes de leur place dans la mélodie. La mélodie est une musique produisant l’émotion par les rapports de ses éléments ; l’harmonie véritable est la reconnaissance, en chaque élément, d’un sens émotionnel distinct. Ainsi le langage musical fut sans cesse plus complexe, sous la complexité sans cesse plus vive des émotions ; et chacun de ses termes acquit une valeur émotionnelle plus précise, devint plus exclusivement le signe d’une émotion définie.

À mesure que les âmes se développent, elles requièrent davantage, entre elles et l’âme de l’artiste, l’atténuation de tout intermédiaire. Les divers signes de l’art ne sont que des signes : leur valeur propre doit être négligée, pour l’unique perception des choses qu’ils signifient. Ainsi les sons de la musique ne doivent pas nous intéresser en tant que sons, mais comme les représentants d’émotions artistiques. Mais un jour vient où, pour les âmes très délicates, les signes de l’art apparaissent trop sensibles, incapables désormais d’être négligés. La perception de l’œuvre est ainsi gênée ; un intermédiaire s’est dressé, non senti auparavant, entre ces âmes et l’arme de l’artiste créateur. Alors l’artiste doit employer des signes moins matériels, plus différents, par leur aspect sensible, des choses qu’ils signifient : l’artiste plasticien crée la peinture au lieu de la statuaire, le littérateur remplace le récit oral par le drame, et le drame par le roman. La musique, art postérieur, et plus constamment modifié dans ses langages, a subi moins vivement l’influence de cette loi. Mais déjà l’heure approche où les sons musicaux ne pourront plus produire l’émotion s’ils sont directement entendus ; leur caractère propre de sons empêchera l’âme de les considérer comme de purs signes d’émotions. Une musique nouvelle deviendra nécessaire, écrite, non jouée, suggérant l’émotion sans l’intermédiaire de sons entendus, la suggérant ainsi meilleure et plus intime. La musique des mots, qui est la poésie, avait d’abord besoin, pour émouvoir, d’être dite : aujourd’hui nous la lisons : et ses sonorités nous procurent plus entièrement l’émotion sans l’intermédiaire de la voix.

Enfin la musique, de même que les autres arts, reçut des formes diverses à mesure que s’accrut le nombre des âmes différentes. Elle fut d’abord populaire, universelle, très simple et comprise par tout un peuple. Puis tels artistes créèrent des émotions qui devinrent incompréhensibles aux masses : toujours, tandis que la musique s’affinait, décroissait le nombre des esprits pouvant recréer ces émotions supérieures. Aujourd’hui la hiérarchie naturelle des esprits exige, dans les musiques, une hiérarchie pareille. Aux simples âmes incultes, la mélodie, la chanson ; à beaucoup la mélodie plus parfaite de l’opéra ; à quelques-unes les complexes langages des contrepoints, les nuances des accents et des timbres.

III

Sous ces lois générales, l’art des émotions s’est développé, depuis le jour où les âmes ressentirent d’abord le mode de l’émotion.

Que furent les premières émotions, et les premières musiques ? Nous pouvons savoir, seulement, que les émotions furent, au début, simples et peu nombreuses, fort vagues ; et que les musiques des nations primitives furent spécialement rythmiques. Les monuments de l’Égypte, de l’Assyrie, nous montrent un emploi considérable, chez ces peuples, d’instruments à percussion, marquant les rythmes. C’est les sistres et crotales des Égyptiens, les cymbales et tambourins des Assyriens. Ces races traduisaient leurs naïves émotions par des mouvements sonores, sans nul souci de reconnaître une valeur spéciale aux divers sons. Un fait également certain est l’absolue différence du langage musical employé par ces premiers artistes, et de notre langage moderne. La musique des Arabes, par exemple, nous serait incompréhensible. Certains rythmes présentent, pour les Arabes, des significations émotionnelles contraires à leurs significations dans la musique européenne. Et notre musique, pareillement, n’offre aucun sens aux oreilles des Arabes.

Chez les Grecs, les émotions devinrent plus multiples et subtiles. Cependant les Grecs n’étaient guère disposés aux très vives émotions : ils se contentèrent d’une musique purement rythmée ; mais ils compliquèrent le rythme par la création des genres et des modes, formes mélodiques distinctes, répondant à des formes spéciales de l’émotion.

Et la musique des Grecs, assurément, ne nous serait pas aujourd’hui plus émouvante que celle des peuples antérieurs ; mais les Grecs, race de théoriciens et de raisonneurs, comprirent, mieux peut-être que ne l’a fait depuis aucun peuple, la nature véritable de l’art musical. Ils aperçurent que les divers genres et modes, par leur liaison aux émotions, avaient acquis la valeur, sans cesse plus précise, de signes, et constituaient un langage défini. Ils pensèrent alors que ce langage devait être réglé ; et ils dressèrent avec une admirable rigueur le vocabulaire émotionnel de leurs signes musicaux. À chaque genre ils attribuèrent un caractère spécial : le diatonique fut assigné aux émotions graves et viriles ; le chromatique aux émotions plaisantes ; l’enharmonique aux émotions très vives et rapides. Ils reconnurent ainsi une valeur spéciale aux divers modes : et par là ils eurent cette langue musicale précise, qui seule permet une expression précise des émotions. Chaque mélodie fut marquée d’un Ethos ou caractère propre, constitué par un rythme et un mode particuliers.

Aux Grecs encore la musique doit ses instruments. Homère cite la lyre, la flûte, la syrinx, la trompette militaire ; et chacun de ces instruments fut chargé d’une signification spéciale. Puis les Grecs Ctesibius et Hiéron créèrent un instrument déjà plus complexe, l’Orgue, dont les médaillons contorniates nous montrent les naïves fuselures.

Saint Ambroise, après lui saint Grégoire, sont les derniers défenseurs de cette vénérable musique : ils instituent une précieuse mélodie expressive, le plain-chant, traduction simple et profonde des premières émotions religieuses.

La musique grecque avait été celle d’âmes nouvellement émues : elle avait été universelle. Tous avaient les mêmes émotions ; tous purent comprendre le même langage musical recréant ces émotions. Au moyen âge, la loi des différences croissantes amène déjà la formation de deux musiques entièrement distinctes : l’une populaire, donc toute de rythme et de mélodie ; l’autre savante, la musique religieuse et scolastique, destinée seulement aux âmes plus complexes.

Toute l’histoire de la musique au moyen âge est dans la marche parallèle de ces deux langages distincts.

Les savants musiciens des siècles scolastiques sentirent que les sons employés par leurs devanciers ne suffisaient plus à traduire la multiplicité naissante des émotions, ils inventèrent des sons nouveaux. Certaines notes, par leur réunion, formèrent d’autres notes : à l’octave furent joints, chargés de significations spéciales, les accords de quarte et de quinte. Alors, par Isidore et Huncbald, fut donné à la musique l’organum, accompagnement continu de la mélodie. Ces successions de quartes et de quintes, qui aujourd’hui signifient pour nous les émotions les plus étranges, et dont les sonorités nous sont désormais les plus dures à entendre, elles étaient, pour les âmes anciennes, les signes des émotions les plus suaves et les plus naturelles. Pendant quatre siècles, nulle autre harmonie ne fut connue : Guido d’Arezzo déclarait, en 1050, que les seuls accords raisonnables étaient les accords de quarte et quinte, ajoutant que l’accompagnement à la quarte était « plus spécialement doux et plaisant ».

Mais bientôt, sous raffinement ininterrompu des émotions, furent trouvés de nouveaux accords. Ainsi naquit le déchant ou chant simultané de plusieurs mélodies : c’était, tout proche, le contrepoint ; un effort à composer dans l’âme les émotions, par les alliances des motifs et un emmêlement harmonique de leurs nuances.

Un nouveau langage musical était constitué, déjà plus riche et plus complexe que le langage antérieur des Grecs. Mais les savants compositeurs scolastiques ne furent point, comme les Grecs, des esprits positifs et raisonnables. Ils ne comprirent point que les sons, par eux multipliés, étaient purement des signes, appelant un vocabulaire précis et leur rattachement défini à l’émotion qu’ils devaient produire. Ils négligèrent la signification émotionnelle des accords et des rythmes : ils s’ingénièrent à perfectionner une langue dont ils avaient oublié le sens. Et la musique qu’ils ouvrèrent, les canons et les messes des maîtres flamands, c’était un vain travail, nullement artistique : comme les stériles besognes d’un scribe, enjolivant sans les comprendre des lettres d’une langue étrangère.

Alors la musique populaire, qui avait eu un développement parallèle à celui de la musique savante, vint au salut de l’art émotionnel. Cette musique avait été toujours spécialement rythmée et mélodique : nulle trace d’harmonie dans les premières chansons populaires. Les instruments à percussion dominent, comme dans toute musique primitive : c’est ici les cymbales, les grelots, les cliquettes, les carillons. Mais ces chansons exprimaient des émotions réelles, des émotions simples et naïves, plus fines cependant que celles des âges antérieurs. Les mouvements étaient toujours peu variés, d’autant plus expressifs dans le petit nombre des émotions signifiées. Et déjà chaque province avait un langage mélodique spécial.

Ainsi, pendant que les savants compositeurs détruisaient la langue musicale ancienne, une nouvelle langue était fournie à la musique par ces chansons populaires. Parmi elles Luther, avec une merveilleuse intelligence théorique, choisit les premiers chants de son culte. Comme avaient fait les Grecs, il voulut fixer les sons qui convenaient le mieux aux diverses liturgies. Plus tard le vénérable Pierre Louis de Préneste, dit le Palestrina, transmit à la musique scolastique mourante l’élément vivifiant de la mélodie expressive. Une grande partie de son œuvre demeure, pour nous, d’une compréhension malaisée ; il emploie un langage encore indécis, intermédiaire entre la langue des vieux savants, pour nous secrète, et la langue nouvelle qui venait du peuple. Mais dans la Messe du pape Marcel, si différente de ses autres messes, dans les admirables Improperia, il nous montre un étonnant souci de l’expression émotionnelle. Je trouve dans les Improperia un fragment du Popule meus à peine moins sublime que le Popule meus du vieux plain-chant. Ce sont des accords d’une grave dolence, accentuant les angoisses du Christ qu’un peuple a renié : Popule meus, quid feci tibi ? Alors le chant s’élève ; les harmonies sont tenues dans un registre solennel ; et l’on entend la plainte divine : Quia eduxi te de terrà Egypti !

IV

La musique moderne avait été préparée par quelques essais de Palestrina. Elle fut créée en Allemagne, vers la fin du xviie  siècle, par le maître Jean-Sébastien Bach.

Le peuple d’Allemagne était resté une race simple et naïve, spécialement disposée, par une multitude de circonstances historiques, à ressentir les fortes émotions. Elle y fut aidée encore par la réforme de Luther, dirigeant les âmes vers une foi aimante, toute de cœur.

Et Jean-Sébastien Bach fut lui-même un homme simple et naïf, étranger aux subtilités de la passion, mais se refusant à admettre la destination inartistique et formelle donnée à la musique par les contrapuntistes antérieurs des Flandres et de l’Italie. Il éprouvait des émotions très profondes : il les voulut traduire, par le moyen du langage que lui avaient livré ses prédécesseurs. Et ainsi il fut conduit à exprimer dans la langue compliquée du contrepoint des émotions fort peu compliquées, presque pareilles aux émotions du peuple ; et, pour parvenir à cette fin, il a modifié le contrepoint de ses devanciers si profondément qu’il en a fait une musique nouvelle.

Il a dit les états d’émotion très intenses et sincères de son âme. Cinq ou six grands sujets, il a employé toute son œuvre à les recréer : une charmante gaieté enfantine, les élans de la simple piété, quelques rêveries douloureuses.

Pour rendre ces émotions, il a choisi des thèmes mélodiques clairs et brefs, tantôt reprenant un motif populaire, imaginant tantôt, lui-même, des motifs pareils. Et il a, sur ces thèmes, fondé une harmonie spéciale, rappelant par un aspect tout extérieur les contrepoints précédents, pleine de hardies significations comme de trouvailles expressives. D’ailleurs fécond et varié dans ses ressources, et plus imprégné de musique que personne jamais ne le fut, avant lui ni après. Parfois il se jouait avec un motif, l’employait à maintes gracieuses figures : ou bien il accumulait les modulations expressives, aggravant ainsi l’émotion du thème à chacun de ses retours. Et, dans la bonne inconscience de son génie novateur, il a donné à maints éléments de la musique des valeurs émotionnelles qu’elles ont, depuis, toujours conservées.

C’est dans la Passion suivant saint Mathieu, encadrant des récitatifs qui recréent, comme des mots, l’émotion religieuse, c’est le chœur initial et le chœur final : l’emportement raisonnable et sincère d’un peuple, l’hymne de la foi nouvelle nullement luxurieuse ou mystique ; une ferveur discrète, profonde, infinie.

Et voici la tranquille grâce d’une danse : dans une fugue4 sautillent les mélodies ; c’est la danse paisible et charmante de trois couples. Voici d’abord le motif, un air vif et léger, exposé, durant trois mesures par la première voix. La seconde voix le reprend plus développé, et le motif est repris encore par la troisième voix, complété encore. Alors les deux premières voix, abandonnant les contre-sujets où elles s’amusaient, abordent la première coda de la fugue : c’est la ronde générale, l’épanouissement achevé du sujet qui s’éploie en des notes brillantes et concises. Puis, les voix se désunissent : elles cherchent des attitudes nouvelles, tantôt les quittent après un instant, tantôt s’y attardent, par d’adorables modulations. Elles se jalousent, elles s’invitent à reprendre la danse commune. Puis, la première voix redit le motif, les deux autres y répondent ; et la coda reparaît, entraînant les couples, qui bientôt se séparent à nouveau, variant sans cesse la forme de leurs allures ; les divertissements s’épandent, leur vivacité s’accroît ; la douce sauterie est poursuivie durant les dernières mesures ; enfin, les trois voix se rejoignent sur la tonique, et enfin se taisent. Mais quelles paroles diraient les élégances délicates, les spirituelles musiques si brèves et si précises, courant sans arrêt au travers de ces pages !

Au contraire de son glorieux rival Haendelc, plus puissant encore que lui et d’un génie plus pur, mais qui apparaît plutôt comme le dernier représentant de la musique du moyen âge, Sébastien Bach a créé la musique moderne ; il lui a donné les émotions qu’elle devait exprimer, et la langue où elle les devait exprimer. Et ce sont les mêmes émotions qui furent recréées, dans le même langue, par les musiciens ultérieurs, modifiées seulement par les lois naturelles qui avaient modifié les âmes.

Dans la seconde moitié du xviiie  siècle, les émotions n’avaient point cessé d’être naïves et simples : mais elles étaient devenues plus légères, plus fines, plus spirituelles. Les musiciens de ce temps, Emmanuel Bach et Haydn, firent une musique à peine moins simple et naïve, mais plus finement spirituelle que la musique de Bach. Et ils employèrent le même langage, mais également rendu plus spirituel, débarrassé encore de formules trop savantes qui ne convenaient point à la disposition renouvelée des esprits.

Les œuvres de Joseph Haydn sont le plus parfait poème de l’émotion élégante, coquette et naïve. Parfois déjà, dans les sonates pour le clavecin et les quatuors, quelques mesures d’un adagio très subtilement poignant : ailleurs un emportement fougueux de rythmes. Mais le caractère constant de ces œuvres est la sereine grâce ; des allegrettos brefs et légers, des menuets adorablement corrects : partout la délicate plaisanterie d’une âme ingénue.

Mozart fut moins parfait : contraint, par les exigences d’une vie misérable, à d’incessantes improvisations. Celui-là, cependant, éprouvait avec une intensité singulière les émotions profondes et polies de son pays et de son temps. Sous les modulations trop prolongées, sous les recherches rapides de complications harmoniques, il a souvent chanté une douleur pathétique, ou de languides gaietés. Et puis, il a donné au monde le chef-d’œuvre de la musique spirituelle, cette série de mélodies, La Flûte enchantée, où les contrepoints de l’ouverture, les chansons de Papageno et de sa fiancée émeuvent délicieusement, comme les échos d’une élégante joie.

Ces deux artistes admirables, et maints autres, le mièvre Reichardt et le noble Benda, et le souriant professeur Clementi, ces poètes maniérés et sincères dont les œuvres aujourd’hui nous reposent de nos démocratiques bruyances, ils disent les émotions de leur âge, dans la langue que leur ont faite les temps. Mais voici que s’approchait à la musique un homme si extraordinaire, que ses origines intellectuelles demeureront à jamais mystérieuses ; un extravagant prodige anéantissant les lois où nous nous complaisons sur l’hérédité, l’adaptation aux milieux ; un compositeur dont l’influence sur la musique ultérieure fut en vérité déplorable, mais qui rendit un peu superflues toutes musiques ultérieures ; un être qui, seul dans l’Art, a connu tout le domaine de l’Art ; un musicien dans l’âme duquel ont vécu, précises et réelles, toutes les émotions humaines, toutes absolument ; un Dieu donc, puisqu’il fut de tous les hommes le plus surnaturel : le claveciniste flamand Ludwig van Beethoven.

V

Durant l’été de 1825, Beethoven s’était senti plus qu’à l’ordinaire souffrant ; alors son âme, longuement accoutumée aux émotions, fut — sous l’influence encore de maints embarras matériels — saisie par de multiples émotions ; et le maître les recréa volontairement, les promut à la vie enfin réelle de l’art, en son dernier quatuor5.

Quelque douce brise de jouerie, l’émoi d’un léger rêve consolant, et, malgré le souvenir parfois du mal, la discrète joie s’affermit : des ondées scintillent ; rappel d’heureux passés, imaginations gaies ? Puis voici qu’au torrent gracieux afflue une inquiète coulée : voici revenue la coutumière douleur, s’insinuant de toutes parts dans la pauvre âme un moment divertie. Un large flot d’angoisse ; il se gonfle, il se divise : oh ! combien toujours impitoyable ! Vainement l’artiste se ressaie aux discrètes joueries : le chagrin reparaît, demeure ; au milieu de la plus joyeuse ondée, voyez-le ! Fini le doux exil au bon réel du rêve. Le chant d’angoisse qui l’a interrompu est seulement plus cruel. Alors l’âme hautaine du poète — elle sait bien qu’elle crée volontairement sa peine — saisit le chant de ses angoisses, elle le force à être égayé, elle l’unit intimement avec sa légère jouerie ; c’est maintenant le triomphe du libre pouvoir, une transfiguration radieuse de l’angoisse6, et la fête follement insouciante des oublis. Comme elle s’épand, dans un rythme plus rapide, à travers l’âme reposée ! C’est les tourbillonnants ébats de la danse ; des légèretés royales : et cela se mène d’une poussée de géant, et l’on aperçoit sans arrêt, sous cette frénésie, la volonté créatrice ; impétueusement l’artiste projette loin du monde son ivresse tumultueuse, tandis que rôde aux coins du cœur, guettant la première fente, le mal dépossédé !

Le mal a ressaisi son domaine. « Pouvoir de qui je dépends, Moi donc ! gémit le poète7 — et la musique ne dit point son cri, mais l’émotion qu’il en a, douloureuse et désespérée — pouvoir fatal, sans doute il faut que je subisse à jamais ces tortures ! » La résignation s’efforce ; impossible bientôt ; et alors ce sont des soupirs, un effrayant sanglot ; puis les deux passions s’étreignent : plainte plus impatiente et résistance plus forte. Alors l’âme éperdue se redressed : « Faut-il que cela soit ainsi ? » Elle jette impérieusement à Dieu, — à elle-même, — cette décisive question. Et la réponse, d’abord un peu triste, bientôt paraît tout éclairée de quelque impérissable bonheur. « Oui, il faut que cela soit ! mais parce que toi-même le veux : et ce mal, qui doit être, n’est un mal que si tu le veux ! » Oh ! la bonne et consolante réponse ! Maintenant l’âme ne cherchera plus d’autres jeux : elle se jouera délicieusement de sa douleur, elle redira mille fois la divine réponse. Entendez revenir la demande : à peine elle paraît, un épanouissement de gaieté l’arrête : toujours la certitude tout à l’heure affirmée ! C’est donc l’insoucieuse marche de l’âme désormais guérie ; à plaisir, elle peut être prolongée. Encore un lent soupir ? Au diable ces mensonges ! hourrah ! et sur un rythme à dessein vulgaire, c’est par une ritournelle de contredanse que se termine l’œuvre dernière de Beethoven.

Beethoven a tenu dans l’art un rôle très net. Musicien, il devait éprouver et traduire des émotions : il les a éprouvées toutes, toutes absolument, et il les a traduites avec une précision telle qu’aux amis de son œuvre surnaturelle chaque note est un mot ; un mot certes plus expressif, au point de vue émotionnel, que ne le sont au point de vue notionnel les termes divers d’un langage verbal

Ses prédécesseurs lui avaient donné la mélodie. La modifier ? Il ne le voulut point, jugeant toutes langues également capables de clarté et de beauté. Mais, suivant l’expression de Wagner, « il l’imprégna de la musique ». Il destina chaque rythme, chaque mouvement à une signification propre. Que l’on prenne, pour la, commodité de l’exemple, une de ses romances pour chant. Ce ne sont point les mots traduits : à quoi bon ? Mais sous les mots, c’est le fond émotionnel de l’âme, celui seul que comportent ces mots.

Puis vinrent, ainsi précédées, les réformes extérieures : la phrase fut allongée, les retours, les codas furent supprimés, sauf lorsque l’émotion requérait des figures telles, ou quelque structure traditionnelle du chant.

Le contrepoint avait été chez Bach un procédé constant, la forme même de la mélodie ; par Beethoven encore il fut promu à un art plus haut. Il lui servit à traduire les marches simultanées, dans l’âme, d’émotions diverses. Ici encore, suppression aussitôt des ornements inutiles ; suppression lente et graduelle des formes convenues.

Les premières sonates pour le piano, les chansons, furent le chef-d’œuvre unique et final de la mélodie ; dans les dernières sonates, les derniers quatuors, le contrepoint abstrait, encore mélodique ainsi, trouve sa légitimation. J’avoue que les créations orchestrales de Beethoven m’émeuvent beaucoup moins. La plupart des symphonies me paraissent trop longues, et d’une expression trop forcée. Seule, la symphonie en fa m’est un divertissement prodigieux ; la symphonie avec chœurs elle-même me semble encore une production de forme indécise, un essai plutôt qu’une œuvre vivante. Peut-être fus-je habitué par les musiciens romantiques à des fracas plus variés, ou bien les règles trop étroites de la symphonie furent-elles — seules de toutes règles — une entrave au génie de Beethoven. Ainsi l’on pourrait expliquer, en regard, l’écrasante splendeur des ouvertures : là nulle règle, et le droit de ne point développer les émotions au-delà de leur mesure vécue.

Toutefois et même dans les symphonies, la tâche de Beethoven (je n’ai point à mentionner ici les émotions qu’il a exprimées) demeure tout admirable. Il a voulu donner un sens spécial aux divers timbres des instruments : que l’on considère les partitions des diverses symphonies : chaque instrument, toujours, intervient lorsqu’est à traduire tel état de l’esprit. Mais Beethoven a compris encore une vérité plus profonde. Il a vu que deux musiques étaient possibles : l’une personnelle, traduisant dans le minutieux détail les émotions d’une âme individuelle : l’autre exprimant les émotions générales, totales, d’une masse humaine, la résultante d’états multiples, mais surgis en des âmes pareilles de foules. Le Mage divin Beethoven a compris qu’à la traduction d’émotions personnelles et intimes seyait seulement une musique discrète, pouvant être lue dans le recueillement, et jouée sur quelque piano, tandis qu’autour s’épand le silencieux oubli. Les musiques instrumentales, les orchestres, peuvent-ils dire ces détails très subtils à mille auditeurs, dans le tumulte d’une assistance ? À une foule peuvent être offertes seulement les grosses émotions d’une foule : l’orchestre, jusqu’au jour où il deviendra vraiment invisible où il sera lu en un livre doit se borner à dire uniquement les grandes passions collectives, les blocs d’émotions générales. Ainsi les œuvres orchestrales de Beethoven, au contraire des sonates et quatuors, expriment toujours des états très généraux, revivent l’âme des foules, non d’individus choisis. C’est moins de minutie dans la suite des analyses, un emportement plus continu de la phrase musicale ; et des allegros furieusement vulgaires, coupés de quelque gracieuse danse ou d’un bref repos un peu triste.

À l’art furent donnés quelques maîtres admirables qui créèrent sagement, par les procédés spéciaux de leur temps et de leurs arts, une réelle vie bienheureuse : Platon et le Vinci, et Rubens, et Bach, et Racine, et Franz Hals qui sut comprendre le secret de la sensation. Mais un seul homme a été, qui vraiment fut un artiste : Beethoven, seul de tous, a constamment et dans une entière conscience, institué au-dessus de la réalité habituelle le monde artistique d’une réalité meilleure ; il a balayé de son art les immondices et les ornements inutiles, il a connu et recréé tous les domaines à jamais possibles, peut-être, de son art ; il a soumis ses œuvres, sans arrêt, à une théorie, mais à une théorie sérieuse et vivante et qui nous apparaît seulement sous les œuvres qui en naquirent. Les chefs-d’œuvre qui enlèvent entièrement à la réalité coutumière, Beethoven seul les a créés. Il méritait d’être compris par un petit nombre, un petit nombre à lui dédiant leurs âmes, très humblement.

Aujourd’hui, sa gloire est plus splendide. Les professeurs de piano recommandent quelques-unes de ses sonates, — en raison de leur caractère inoffensif — aux jeunes demoiselles qui leur sont confiées. Les critiques autorisés aiment à lui rendre justice, le nomment le père de la symphonie. Le grand public, grâce à des auditions répétées de la Symphonie en la et de la Pastorale (où il y a un si bel orage !), est unanime à apprécier le génie de l’Aigle de Bonn : une place lui est donnée, dans l’estime universelle, à côté de Mendelssohn, et, sur le fronton de notre Grand-Opéra, entre Boieldieue et Berton. Seuls les jeunes wagnéristes lui reprochent un usage immodéré de la grosse-basse, avouant, d’ailleurs, qu’il était pour son temps, un maître vraiment fort, et même, pour le nôtre, un précurseur. Cette année, au concours public du Conservatoire, le final de sa sonate op. 27 fut joué dix-neuf fois de suite, par dix-neuf jeunes gens très distingués. On peut même, tous les trois ou quatre ans, entendre à Paris un de ses derniers quatuors (au moins en partie), exécuté par une société spéciale qui le joue tout à fait à la manière d’un quatuor de M. Vieuxtemps.

Son noble front (considérablement agrandi, à cet effet, par nos photographes), était bien digne, de ces lauriers. Il recouvrait un cerveau où furent senties et vécues, et recréées parfaitement, toutes les douleurs, les espérances et les joies de la nature humaine.

VI

Pendant que la musique instrumentale moderne créée par Sébastien Bach, était légitimée par le maître Beethoven, une autre forme musicale, l’opéra, née presque vers le même temps, occupait maints artistes mémorables. La différence des deux formes, à dire vrai, était plutôt extérieure ; la musique d’opéra, comme la musique instrumentale, demeuraient exclusivement des musiques. L’adjonction des paroles aux sons, ce n’était nullement une intervention de l’art littéraire dans la musique, car les paroles des opéras, destinées, avant tout, à être chantées, n’exprimaient point des notions précises, elles dirigeaient seulement l’émotion en indiquant sa nature exacte. Un quatuor de Beethoven nous suggère des émotions définies ; mais le maître nous a laissés libres de choisir à ces émotions les causes, l’origine, les accompagnements notionnels qui nous paraissent les plus propres. Un opéra de Gluck, au contraire, — et sans rien exprimer d’autre, lui aussi, que des émotions, — nous indique, au moyen de paroles, la situation de l’âme émue, et ce qui l’émeut. Le personnage souffrant les angoisses traduites dans le quatuor, c’est, à notre gré, Beethoven ou nous-même ; le personnage souffrant les angoisses traduites dans l’opéra, c’est Orphée, Alceste, le héros imposé par le livret de l’œuvre.

Recréer exactement des émotions réelles, au moyen d’une langue musicale précise, ce fut l’objet de Lulli. Sa naïve langue nous est devenue incompréhensible ; mais peu gardèrent un si admirable souci de l’expression rigoureuse. Après lui Rameau acquit au vocabulaire musical des significations nouvelles, dont quelques-unes malheureusement se perdirent bientôt, par la faute même de leur inventeur, qui les avait voulues trop précises. Et, comme les émotions étaient, vers le milieu du xviiie  siècle, adorablement légères et fines, une musique d’opéra naquit, légère, exclusivement mélodique, mais adorable de fine grâce et d’absolue clarté : par Monsigny, Philidor, Duni, qui traduisirent, ainsi qu’avaient fait Haydn et Mozart pour l’Allemagne, les ingénues tendresses de leur âge et de leur société ; mais surtout par Grétry, le doux poète. Qu’on lise tels airs de Richard Cœur-de-Lion : « Je crains de lui parler la nuit… » « La danse n’est pas ce que j’aime » ; les notes y ont la précision merveilleuse des mots ; et c’est un âge délicat et léger qui s’éploie, tandis que sautillent devant nous les gentils rythmes et les phrases souriantes.

Et puis le temps des naïves afféteries s’est envolé, les âmes devenant plus inquiètes et plus sombres d’années en années. Voici déjà, exprimées par Christophe Gluck, de fortes émotions d’une grandeur quasi antique. Et déjà la langue de l’opéra s’enrichit et s’étend : deux parties, le chant et l’orchestre, concourant à l’expression ; une scrupuleuse application, — et chez nul musicien, peut-être, autant que chez Gluck, — à ce que la musique recrée seulement les émotions définies du personnage en scène : les opéras invariablement divisés en deux parties : l’une d’amusement (les ballets, certains airs), l’autre d’art ; une profondeur d’analyse jusque-là insoupçonnée ; avec cela un très petit nombre d’émotions, les mêmes sans cesse traduites, et par les mêmes moyens. Et comme le cœur d’Orphée est douloureusement abîmé, lorsqu’il voit soudain Eurydice à nouveau perdue !

Un seul homme, après Gluck, pouvait pratiquer l’opéra. Beethoven a construit l’opéra idéal, sacrant ce genre, comme il a sacré tous les genres. Non point par son Fidelio, recueil d’adorables chansons entre lesquelles resplendissent quelques scènes surnaturelles ; mais l’opéra véritable de Beethoven est une messe solennelle en ré majeur, composée pour les voix, l’orchestre et l’orgue. C’est un drame en cinq actes, le drame émotionnel d’une âme pieuse.

Le souvenir de soi-même, d’abord, devant Dieu ; une plainte, les émois de la honte : « Maître, ayez pitié de moi ! » Et c’est l’oubli de soi-même, l’envahissement total du cœur par l’éblouissante gloire. Une illusion, cela, peut-être ? L’âme, furieusement, s’affirme la Foi. Elle croit, elle veut croire ! Il y a là des paroles expliquant les vérités à croire ; mais la musique, qui recrée le fond de l’âme, répète toujours l’affirmation furieuse : l’âme croit, veut croire ! Puis la voici à l’ivresse des certitudes conquises ; elle est bénie, elle flotte en un doux fleuve. Belle joie, elle s’efface : « Car je suis un pécheur misérable ; Agneau divin, pardonneur de péchés, voici mon cœur ; aie pitié, Agneau divin ! »

Un opéra en cinq actes, ou plutôt — ce qui vaut mieux — en cinq paroles. Tous les moyens de la plus savante musique employés à recréer, suivant leurs nuances profondes, ces cinq émotions. Un chef-d’œuvre tel que les psychologues y pourraient chercher, ainsi que dans les derniers quatuors, l’analyse scientifique des passions.

Cette merveille aurait dû terminer toute musique : elle termina, du moins, la musique dite classique.

VII

Le romantisme, amené dans tous les arts par les mêmes causes, eut, dans tous les arts, les mêmes caractères. Il fut déterminé par l’avènement de la démocratie ; les âmes furent modifiées : les choses apparurent sous un aspect plus sensible : le sentiment de leurs rapports s’atténua, grandit le sentiment de leurs formes externes. Dans le même temps, les émotions acquirent une intensité plus vive ; mais elles perdirent leurs nuances intimes. Ce fut un continuel contraste de passions très vives.

Sous ces influences nouvelles, fut instituée la musique romantique. Les émotions par elle recréées sont toujours très violentes ; et ce sont des heurts soudains, le passage de la poignante angoisse aux ivresses exaltées. Nulle analyse de détails émotionnels : mais plutôt une tendance à tout exagérer. Puis, par la hantise des sensations chaudes, la musique fut amenée à vouloir sortir de sa destination : elle tâchait maintenant à être une peinture, imitant les bruits naturels, les mouvements des corps, leurs couleurs.

Le vieux langage, si précis et si minutieux, des musiciens classiques, fut dangereusement compromis, vulgarisé, détourné de son but essentiel, pollué par les faciles et grossières passions où on l’asservit. Et cependant le romantisme eut un résultat précieux : il créa l’harmonie.

Les musiciens antérieurs, et Beethoven lui-même, connaissaient seulement la mélodie : ils l’avaient faite polyphonique, mais c’était toujours la mélodie : car les divers sons, pris séparément, n’avaient pas une signification distincte : leur rapport seul valait pour l’expression. Les musiciens romantiques, accoutumés à l’aspect sensible des choses, vêtirent chaque son d’une signification distincte. Désormais quelques notes, même prises isolément, avaient un sens par elles-mêmes. Et l’harmonie ramena la distinction des timbres ; on reconnut de nouveau à chaque instrument une portée émotionnelle qu’il eut seul. Les instruments furent perfectionnés, leur nombre multiplié.

Mais les romantiques ne surent point mettre ces progrès au service de l’art. Ils tentèrent de recréer des émotions non réelles dans la vie coutumière, impuissantes donc à produire une vie supérieure. Emportés par une subite fièvre généreuse, ils cessèrent d’être réalistes : ils perdirent ainsi le pouvoir de toucher les âmes un peu délicates. Sincères, quelques-uns le furent pourtant : Schubert et Weber, tous deux disant leurs fougueuses passions. Puis Chopin, le seul vrai poitrinaire : tel de ses cris funèbres sonne aujourd’hui un peu faux : combien pourtant il a profondément éprouvé les languides désespérances qu’il a dites ! Schumann fui un inquiet : ses romances, ses scènes d’enfants, occupent le larynx et les doigts de pales jeunes femmes : mais combien sont rares les passages de ses œuvres où il soit parvenu à exprimer des émotions réelles, à nous faire sentir profondément la touchante peine de son âme malade !

Dans le même temps Berlioz, exemplaire dramaturge romantique, s’exténuait à traduire par la musique des emportements littéraires et verbaux. Il enrichit la langue musicale de timbres nouveaux et de nouveaux rythmes ; mais il ne fit aucun usage artistique des termes qu’à profusion il créait.

Tandis que les Italiens improvisaient quelques agréables sentimentalades, tandis que Boieldieu prostituait le vénérable opéra comique de Grétry, le vidant de toute signification émotionnelle, Meyerbeer reprenait plus habilement la besogne que Berlioz avait mal exercée. Il comprenait, avec le flair avisé d’un négociant, que la musique, si elle ne répond pas à des émotions, doit, sans vaines recherches savantes, être seulement un sonore trémolo, destiné à retenir l’attention des masses sur des actions de mélodrame. Il marqueta de banales romances, pour les âmes sensibles, et les dissémina parmi une suite de bruyances assourdissantes et creuses : le tout seulement pour qu’on ne perdît pas de vue les gestes et mouvements de pantins démenant sur les planches quelque scribeuse histoire.

Cependant d’autres romantiques, imitant Berlioz et l’universitaire Mendelssohn, s’ingéniaient à de gracieux trompe-l’oreille. On eut alors des musiques orientales, hindoues, hébraïques, languedociennes.

M. Gounod introduisit dans le commerce une formule nouvelle, vite appréciée : un mélange élégant de Bellini, de Schumann et de Meyerbeer, le tout gentiment accommodé, saupoudré même d’une langueur spéciale, gracieuse et vulgaire.

Dois-je ranger parmi les musiciens romantiques le compositeur Jacques Offenbach ? Celui-là, du moins, a créé une vie d’émotion spéciale. Son œuvre, close encore naguère à notre intelligence par une barrière de sottes admirations, est aujourd’hui, pour les rares érudits qui la considèrent, un très louable effort à restituer la passion collective de bruyantes âmes parisiennes. Entre les deux musiques, dont l’une exprime et analyse les émotions d’un individu, dont l’autre recrée les émotions collectives de masses humaines, Offenbach a constamment choisi la seconde : les personnages de ses opérettes n’ont point de nature propre ; les plates mélodies par eux débitées ne traduisent nullement des états d’âme personnels. Mais l’ensemble de son œuvre apparaît comme la curieuse traduction de ce que jouissaient et souffraient communément, dans la fiévreuse vie de Paris, les hommes de la génération précédente. La Belle Hélène, la Grande Duchesse, ce sont les quadrilles d’âmes grossières et vaines, comme tel final des symphonies de Mozart fut la valse d’âmes passionnées et naïves. Et je crois bien que j’admirerais Offenbach davantage encore si ce maître n’avait, après lui, donné le droit d’exister à d’extravagants compositeurs d’opérettes, incapables d’être expressifs tout autant que d’être spirituels.

La musique romantique, sous ses formes diverses, a séduit, comme elle le devait, les esprits peu complexes. Issue de la démocratie, elle est devenue la musique préférée de nos démocraties. Longtemps encore elle vivra. Comme en littérature le drame et le roman-feuilleton, elle suffira aux besoins artistiques d’âmes nombreuses et pareilles. Mais pour les rares « différents », pour ceux qui furent habitués par Bach et par Mozart, et par Beethoven, à la recréation affinée d’émotions délicates, elle demeure précieuse seulement comme une inconsciente fabrication de termes nouveaux et d’utiles procédés.

Elle n’a produit nulle œuvre d’une vie supérieure, jusqu’au jour où un maître enfin conscient de son but, Wagner, voulut restituer, par le moyen d’elle comme de toute musique, les émotions très subtiles de son âme.

M. Stéphane Mallarmé

Notes sur l’œuvre poétique de M. Mallarmé

… Étonné de n’avoir pas senti, cette fois encore, le même genre d’impression que mes semblables.

S. Mallarmé, Le Spectacle interrompu.

Parisiens amis, vous connaissez tous un poète bizarre qui, depuis dix, vingt ans, depuis toujours, publie périodiquement, en des feuilles obscures, certains vers incompréhensibles, sous ce nom — évidemment un pseudonyme : — Stéphane Mallarmé. Vous avez retenu quelques-uns de ses vers, qui, lus dans tous les sens, vous demeurent mystérieux : vous les récitez au dessert, dans vos maisons, lorsqu’on vous demande un monologue. Vous savez qu’il a un rival : Adoré Floupette, et une école d’imitateurs, comme lui wagnérolâtres et pessimistes : les jeunes poètes décadents. Et c’est encore maints critiques subtils vous invitant à cette question, cible de vos conjectures : M. Mallarmé est-il un fou, ou un mystificateur ?

À ceux — à celui — qui, nourri dans quelque province lointaine, instruit par un centaure indifférent aux modernités, ignorerait ces choses que personne n’ignore, j’offrirais ces notes sur l’œuvre d’un très haut artiste, et entre tous vénérable.

I

M. Mallarmé a été d’abord un poète Parnassien. Les poètes Parnassiens, avec leurs rares prédécesseurs au xvie  siècle et dans la première moitié du nôtre, tâchaient à édifier enfin la Poésie, forme tard venue de l’art. Le vers avait été, à l’origine, un appareil mnémonique ; et longtemps il avait survécu, tel, à son utilité. Les Parnassiens ont cru que les pensées dites poétiques, et les vives images, pourraient être mieux exprimées, plus commodément, par la prose ; que la poésie n’était pas à traduire, avec toutes sortes de déformations, des récits, paysages, ou doctrines, mais à évoquer dans les âmes des émotions musicales, différentes de celles que pouvait suggérer la musique. Une séculaire habitude des langages a lié, dans notre esprit, telle syllabe à telle émotion ; les Parnassiens ont voulu achever ce langage poétique ; ils ont tenté une symphonie des mots, éployant, en modes variés, rythmes et sonorités.

Toutefois, par quelque respect des conventions, ou peut-être une incomplète conscience de leurs fins, ils ont maintenu l’usage de sujets directement exprimés dans les paroles de leurs vers. Ils ont seulement, pour rendre plus facile leur tâche de musiciens, choisi des sujets à dessein banals ou vides : des sentences proverbiales, des peintures déjà souvent tracées, tout le répertoire des vieilles romances et des déclamations pessimistes. Ils ont encore affecté d’être impassibles, voulant que leur dédain des choses à dire parût ainsi mieux justifié. Ils ont enfermé leurs poèmes en des formes fixes, sonnets, ballades, rondels, sous un harnachement rigoureux de rimes pleines : et c’était prouver que tous sujets leur indifféraient, tous étant par eux soumis aux mêmes attitudes, aspects et dimensions. Volontiers ils eussent accueilli un thème commun, tel bonheur ou désespoir d’amour. Seules pour les séduire étaient les variations, c’est-à-dire les figures diverses des musiques. Leurs sujets, c’était le prétexte nécessaire, comme à un musicien le libretto de l’opéra.

Et c’est par ces poètes Parnassiens que fut recréée, vraiment, notre poésie : par Théophile Gautier, qui se dénommait un ouvrier du vers, et qui chercha, en bon ouvrier des alliances nouvelles de sons et de rythmes ; par M. Théodore de Banville, prêt à soumettre toutes choses, sans différence, à sa forme brillante, d’ailleurs spécialement rythmique ; par M. Leconte de Lisle, plus soucieux des sujets, mais qui demeure surtout l’inventeur de tonalités précieuses, lentes et graves ; par M. Verlaine, qui, séparé ensuite du Parnasse, fut toujours le parfait exemplaire de l’école : artisan prodigieux, ayant vidé son âme dépensées ou d’images, créant des assonances légères, dolentes, comme fluides ; par le comte Villiers de l’Isle-Adam, le plus admirable des musiciens des mots, parfait dominateur des sonorités verbales, et dont les poèmes ont le charme mystérieux et subtil de mélodies infiniment pures. Par eux fut donné à l’art un vocabulaire poétique, enrichi encore par maints autres qu’a repris l’oubli.

C’est entre ces poètes que M. Mallarmé a, d’abord, choisi son rang. Il a donné, dans le premier Parnasse contemporain, un recueil de brèves pièces : dans le Nouveau Parnasse un fragment de scène antique, Hérodiade. L’intention de ces poèmes les fait pareils à ceux des maîtres parnassiens. Ce sont des développements musicaux, des recherches de syllabes : les rythmes, peu originaux ; les sujets, banals, empruntés peut-être au lexique de Baudelaire. Voici : la vie mauvaise comparée à un hôpital ; le poète comparé à un sonneur las ; les mélancolies du rêveur, tandis que le soleil s’épand ; le triomphe maudit des éternelles soifs idéales ; la création des fleurs pour l’artiste ; le besoin de s’enfuir n’importe où, hors du monde ; une femme éprise de son corps lascif.

Mais incontestablement ces premiers vers de M. Mallarmé, écrits suivant les règles du Parnasse — et parfaitement compréhensibles à tous dans la banalité de leurs sujets — ces premiers vers compteront parmi les plus beaux des vers parnassiens. Leur mélodie a des emportements qui rappellent des phrases juvéniles de Beethoven. Et, comme les premières sonates de Beethoven comparées aux œuvres pareilles de Mozart ou de Haydn, ces premières poésies de M. Mallarmé étonnent déjà par la volontaire unité de leur ton musical : développement logique et nécessaire d’un motif, agencement prémédité des syllabes, dans le motif même, afin de produire une émotion totale. En exemple, ces quelques vers :

Dans le Guignon :

Au-dessus du bétail écœurant des humains,
Bondissaient par instant les sauvages crinières
Des mendieurs d’azur, perdus dans les chemins.

Dans l’Apparition :

La lune s’attristait : des séraphins en pleurs,
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
Des blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.

Dans les Fleurs :

Et tu fis la blancheur sanglotante des lys.
Qui, roulant sur la mer de soupirs qu’elle effleure,
À travers l’encens bleu des horizons pâlis,
Monte rêveusement vers la lune qui pleure !

Que l’on compare ces vers à certaines stances de Hugo, vêtues de rythmes pareils : la différence apparaîtra aussitôt du poète et de l’orateur.

M. Mallarmé a cependant renié, — comme il sied à l’artiste allé plus loin — ces premiers poèmes écrits dans la période — si l’on veut — de sa compréhensibilité. Mais ils n’en restent pas moins les productions parfaites d’un genre dépassé ; précieux surtout parce qu’ils montrent déjà les qualités singulières qui vont conduire le poète à un genre nouveau.

Ils montrent que M. Mallarmé n’a apporté dans l’art ni une vision instinctive et précise d’images, ni une disposition naturelle à la musique des mots. Les images sont rares, étrangement vagues, plutôt des symboles : nulle description vive, les couleurs évoquées apparaissent déteintes ; on devine que le monde extérieur, pour ce poète, n’a pas une existence pleinement objective. Et M. Mallarmé ne s’attarde pas davantage aux menues variations musicales ; il n’a pas le besoin inné et constant des recherches formelles : il n’est point le natif guitariste que nous révèlent, par exemple, les œuvres de M. Verlaine. Mais M. Mallarmé se montre, ici déjà, un logicien et un artiste.

Ses poèmes diffèrent de tous les autres en ce qu’ils sont composés. Les Parnassiens improvisaient leur musique, s’abandonnant aux trouvailles incidentes ; celui-ci a, le premier, soumis à un plan total les développements de sa mélodie. Une consciente logique a créé le thème, avec — mais rien au-delà — son expansion nécessaire. De là cette exemplaire unité du ton musical. M. Mallarmé n’était, d’abord, ni un musicien, ni un peintre : mais, aidé en cela, peut-être, par ce même défaut naturel, il a su choisir pour chaque sujet les images, les rythmes et les sons qu’il y a compris les plus adéquats. La pièce des Fleurs, n’est-ce point l’adagio d’une sonate romantique, ou quelqu’un de ces préludes religieux de Bach, produisant toute l’émotion par un agencement voulu de ses harmonies ?

Logicien, M. Mallarmé était encore un artiste. Nullement un ouvrier du vers, épris des fins artifices, traitant la poésie comme un métier, aux heures de la tâche. Non davantage un aristocrate, un seigneur de la pensée, à la façon de Balzac ou du comte Villiers de l’Isle-Adam, perdus, presque sans autre conscience, dans les enchantements d’une vie supérieure qu’ils évoquent d’instinct. Mais un artiste : il savait que l’art est un travail, différant de la vie ordinaire ; et pour ce motif il l’aimait. Cette destination artistique s’aperçoit aisément dès les premiers vers du poète : c’est une sincérité manifeste, un visible effort à éprouver les émotions qu’il traduit : c’est encore la préférence donnée, sur toutes les images naturelles, à des images plus affinées ; une curiosité des parfums exquis, des meubles, des tapisseries, des étoffes très rares. Les sujets mêmes, pareils à ceux de Baudelaire, disent un choix d’artiste. M. Mallarmé voyait ce monde de nos réalités, et, au-dessus, le monde plus joyeux de l’art : cette double vision, simultanée, contient déjà toute l’explication de son œuvre prochaine. Dès son début, il voulait évoquer le monde supérieur désiré : l’évoquer par une intelligente volonté d’artiste logicien, non par métier, ni par une disposition naturelle et irréfléchie. Et il a dédié, dès ce moment, toute sa vie à l’œuvre de l’art.

Noterai-je, dans ces premiers vers, quelque autre qualité du poète ? Une tendance, par exemple, à voir toutes choses comme des symboles. Un hôpital ? c’est notre vie. Le sonneur ? c’est le poète invoquant l’idéal. La rose ? c’est Hérodiade. Nous sommes loin des images de Hugo, rapides et fortuites, tropes scolaires vite abandonnés : voici déjà la vie entière considérée sous un double aspect, réel et fictif. L’artiste voit constamment, avec une égale sûreté, les deux mondes : et il transpose dans l’art toute réalité sensible.

II

Telles vertus nous apparaissent, éclairées sans doute par leur suite prochaine, — dans les premiers poèmes de M. Mallarmé. Elles étaient étrangères et supérieures aux exigences de la poésie Parnassienne ; elles devaient nécessairement le conduire à une conception nouvelle de la création poétique.

Et, de fait, tandis que les Parnassiens abandonnaient presque tous le métier des fines musiques pour le métier plus fructueux des romans et nouvelles en prose, M. Mallarmé, logicien et artiste, cherchait infatigablement la rénovation logique de son art. Il avait, je crois, adopté un labeur : il s’était fait ouvrier d’un ouvrage pénible : mais, afin d’y gagner l’isolement, les moyens d’échapper à la vue intéressée de ce monde, que désormais il voulait contempler comme un haut témoin, sans y être mêlé. Et, dans la tranquillité de provinces mortes, après les heures sacrifiées à la tâche, il méditait la signification présente et future de la poésie.

Il vit alors que la poésie Parnassienne était une préparation à la forme poétique véritable, une préparation salutaire, mais désormais achevée. Les poètes Parnassiens avaient cherché des musiques : mais ils n’avaient pas employé ces musiques à exprimer des émotions définies : il pensa que la poésie devait être un art, c’est-à-dire la création libre et consciente d’une vie spéciale. Pour cette fin la poésie devait s’unir à la littérature, qui traduit les idées par des mots précis. Les poètes antérieurs avaient fait une pure musique ; séduisant par elle seule : M. Mallarmé crut que la poésie devait signifier quelque chose, créer un mode entier de la vie. Mais à cette destination nouvelle convenaient des moyens nouveaux : et M. Mallarmé fut ainsi amené à considérer quelles choses la poésie devait signifier, et par quels moyens.

La poésie devait être un art, créer une vie. Mais quelle vie ? Une seule réponse était possible : la poésie, art des rythmes et des sons, devait, étant une musique, créer des émotions. Or les émotions, dans notre âme, sont inséparables de leurs causes, des idées qui les provoquent. Le plaisir, la douleur abstraits n’existent point : il y a seulement des idées joyeuses ou pénibles. Une sonate peut bien nous procurer des émotions sans le secours d’un texte, scénario, ou programme ; mais, d’abord, la langue de la musique instrumentale est plus précise que la langue émotionnelle des syllabes : et puis cette musique même crée une vie moins pleine que la musique dramatique, où l’auteur nous donne, avec les émotions, l’énoncé de leurs causes. Et cette nécessité est plus vive encore pour la poésie : les émotions que les syllabes évoquent sont tellement délicates et ténues, qu’elles requièrent absolument l’adjonction à elles d’idées précises.

Des émotions justifiées par des sujets, c’est l’objet de la Poésie. Telle est la règle ferme et première que M. Mallarmé a nettement sentie : par elle la poésie devient un art. Mais quels sujets siéent à la poésie ? Divers, suivant la diversité des poètes. La nature mobile et indéfinie, les femmes, l’or : ce sont choses émouvant les uns, indifférentes aux autres. Et chaque poète doit traduire, par la musique des mots, les idées et les émotions dont il est lui-même plus intensément saisi.

M. Mallarmé était un artiste : les sujets de ce genre, qui supposent une croyance complète à la réalité sensible, ne le séduisaient point. Et comme son esprit, tout logique, allait d’instinct aux raisonnements désintéressés, il fut spécialement ému par les spéculations théoriques. C’est à la recherche de la vérité qu’il goûtait ses plus conscientes, ses meilleures joies. Il voulut donc, dans ses poèmes, recréer les joies de la recherche spéculative, et il voulut, pour les mieux recréer, indiquer aussi leur sujet. Il fut amené à dire sa philosophie, non pour la dire, mais parce qu’il ne pouvait faire sentir d’autre façon ces joies philosophiques, ces joies suprêmes, qu’il voulait exprimer.

La philosophie de M. Mallarmé fut celle que lui commandaient ses qualités natives. Il admit la réalité du monde, mais il l’admit comme une réalité de fiction. La nature avec ses chatoyantes féeries, le spectacle rapide et coloré des nuages, et les sociétés humaines effarées, ce sont rêves de l’âme : réels, mais tous rêves ne sont-ils point réels ? Notre âme est un atelier d’incessantes fictions, souverainement joyeuses lorsque nous les connaissons engendrées de nous. Inondante joie de la création, délice du poète arraché aux intérêts qui aveuglent, orgueil dernier d’être un œil librement voyant, et voyant les rêves qu’il projette : tel est le sujet des poèmes que nous a offerts M. Mallarmé.

Un faune, par l’après-midi adorable d’un antique orient, a vu les nymphes légères, aimantes et folles. Elles ont fui. Et le faune s’éplore ; c’était un rêve, à jamais perdu. Mais il comprend que toutes les visions sont rêves de son âme ; et délicieusement il évoque les douces envolées. Il recrée leurs formes, les baisers chauds de leurs lèvres : il va enlacer la plus belle… De nouveau la vision s’enfuit. Mais oh ! que vaines seraient les douleurs ! À son aise il rappellera les nymphes lascives, créations bien-aimées de ses yeux8.

Un noble poète est mort. Des regrets ? Mais qu’est-ce donc que la mort d’un homme, sinon la disparition en nous d’un de nos rêves ? Les hommes que nous croyons réels, ils sont — et rien de plus — la triste opacité de leurs spectres futurs. Une ombre seulement s’efface, lorsqu’ils s’en vont. Mais le poète, en outre de la vaine existence corporelle, vit encore pour nous une vie plus haute, impérissable. Le poète est une agitation solennelle de paroles ; et la mort du poète épure et avive notre fiction de lui9.

Dans la cellule désolée d’un cloître, c’est un moine tâchant aux patientes écritures. Il a vécu ignorant et chaste ; il transcrit le grimoire très ancien, peut-être quelque naïf roman d’Alexandrie, où s’accouplent deux enfants timidement rieurs. Et voici que le désir s’instille dans l’âme inoccupée du bon moine. Il appelle les amants à revivre devant lui leurs lascives tendresses. Et bientôt il veut être lui-même cet amant bienheureux. Souvenir ou vision ? Hyperbole plutôt d’une réminiscence lointaine. Il veut, dans la cellule désolée, vivre la charmante et jeune vie de l’amour : et il la vit. Il marche avec l’enfant ingénue dans le jardin familier : et sa notion des choses, sous l’amour subit, est transfigurée. Ils vont princièrement, dans un jardin de féerie ; ils vont dans un jardin prodigieux, hors du monde que leur habitude créait. Toutes fleurs s’étalent plus larges ; les tiges des lys grandissent, enchantées ; et ils vont, radieusement enlacés, dans la région mélodieuse d’un rêve… Puis l’amour cesse, le miracle disparaît. Le moine songe qu’il est un pauvre moine vieilli ; vainement il évoque à nouveau la craintive amie. Retourne-toi, vieux prêtre, à tes parchemins, reviens à ton obscur destin de fantôme ; bientôt t’effacera l’effacement suprême, là-bas, sous les dalles funèbres10 !

Un cygne se lamente, attaché par l’aile à la surface d’un lac dont les eaux sont gelées éternellement. Il aurait pu, jadis, chanter — créer — une autre région : là il aurait vécu, abrité des hivers stériles et de l’ennui. Hélas ! il est aujourd’hui devenu l’esclave de ce monde glacé. Son aile est attachée à la surface du lac, éternellement. Éternellement ? Ne peut-elle s’arracher, en ce jour nouvel et vivace de la science regagnée ? Mais son col secoue vainement cette blanche agonie ; vainement il a nié l’espace qui le tient, et qu’il sait avoir créé. L’habitude cruelle le rive au sol : il peut mépriser cette vision de malheur : toujours, désormais, il la devra subir11.

En d’étranges petits poèmes en prose. M. Mallarmé avait déjà indiqué cette signification idéale de la vie.

C’est une morte aimée, que le désir ressuscite ; c’est un banal spectacle de foire, transfiguré par les yeux différents du poète ; c’est l’admirable phénomène futur, l’évocation momentanée, devant notre âge de laideur, l’évocation de ce rêve ancien, désormais oublié : la beauté de la femme.

La philosophie de M. Mallarmé, durant cette période de sa vie, est toute, ainsi, la reconnaissance de l’impérissable Fiction. Une phrase la résume, extraite des poèmes en prose : « Artifice que la réalité, bon à fixer l’intellect moyen entre les mirages d’un fait. »

III

Par quelle forme la poésie devait-elle exprimer les émotions de ces rêves philosophiques ? Le problème était malaisé. Il se rattachait à ce problème plus général : par quelle forme la poésie peut-elle exprimer les idées qui émeuvent le poète, et en même temps suggérer les émotions définies qui accompagnent ces idées ? C’est ce problème que s’est nettement posé M. Mallarmé : et il l’a résolu, comme on pouvait l’attendre de lui, en logicien et en artiste.

D’abord il a admis cette proposition évidente, que l’émotion poétique, ainsi que toute forme élevée de l’art, devait résulter, dans l’âme du lecteur, d’un travail de création pareil à celui qu’a d’abord accompli le poète. Le lecteur n’aura la complète joie de l’art que s’il refait complètement l’œuvre de l’artiste. La Poésie ne doit donc pas être de lecture cursive et distraite ; elle doit demeurer incompréhensible à ceux qui n’ont pas assez l’amour des jouissances esthétiques pour leur dédier, patiemment, toute leur âme. Il faut en faire un temple très haut, fermé aux lâches de l’art, accueillant aux volontés bonnes. Les admirations sommaires ou les compréhensions inintelligentes, à quoi bon cela ! Elle doit être, la Poésie, éloignée, un autel sacré de la joie dernière. La musique n’est point comprise — certes — sans une éducation musicale ; pourquoi donc la Poésie devrait-elle être offerte, cuite à point, aux appétits faciles des passants ?

M. Mallarmé s’est ainsi résigné à n’être point clair pour ceux qui, avant d’être initiés, demandaient le temps de rire. Il a pu, à ce prix, atteindre le but qu’il avait en vue : traduire des idées, et suggérer en même temps les émotions de ces idées.

Aux points saillants de ses poèmes il a disposé des mots précis, indiquant l’idée : c’est le sujet ; et ce sujet apparaît clairement à ceux qui daignent d’abord lire une fois la pièce entière. (Les ignorants de la musique raillent-ils donc Beethoven, parce qu’ils doivent déchiffrer lentement ses partitions, avant d’en revivre la joie ?) Le sujet apparaît clairement, sous les modulations environnantes des syllabes musicales, comme apparaît, dans une fugue, le thème fondamental, malgré le conflit incessant des contre-sujets. Parfois aussi le poète doit, pour les besoins de la musique, — n’est-elle point le but essentiel ? — employer des métaphores et des périphrases : mais un moment vient enfin où l’effort est achevé ; et notre patience de lectures multiples nous vaut alors le bonheur d’une pleine création artistique.

Car, lorsque les mots littéraires, indiquant le sujet, ont été entièrement perçus, les syllabes voisines nous révèlent leur destination intime ; elles sont l’accompagnement musical de l’idée : et combien précis, continu, adéquat à l’idée qu’il escorte ! Toutes les trouvailles des poètes Parnassiens sont ici employées, mais logiquement et sagement, par un artiste maître d’elles, conscient de leur portée expressive.

Je sais que la réalisation n’est point parfaite ; que tels rythmes sont banals, telles métaphores à jamais obscures ; que surtout M. Mallarmé s’est astreint aux règles traditionnelles du poème à forme fixe, et que l’ampleur de sa mélodie en a pu souffrir.

Mais qu’importent ces défauts, dès que l’on comprend la valeur superbe de l’effort artistique ! Exprimer par la poésie, par une poésie logique et composée, des émotions définies, et les plus hautes émotions !

Et puis je crois sincèrement que, malgré ses faiblesses, l’œuvre poétique de M. Mallarmé demeure aujourd’hui le meilleur modèle de ce que peut produire la musique des mots. Elle s’impose à notre affection par un charme profond et indéfinissable, issu, je crois, de ces deux caractères : la propriété et la nécessité musicales.

Avec une rare intellection esthétique, en effet, M. Mallarmé a toujours exercé son ancienne maîtrise des tons musicaux. Chacune de ses pièces est écrite dans un ton homogène et convenant à la seule émotion que le sujet doit produire. C’est, dans l’Après-midi d’un faune, une légèreté fluide des syllabes, des alanguissements chauds, une modulation adorablement ancienne, et une alternance de mélodies fuyantes, puis précises, suivant que l’illusion s’atténue ou renaît, dans l’âme du faune évocateur. Dans la Prose pour des Esseintes, un emploi continu de mots brefs et lourds, et, durant tout le poème, un crescendo de passion ; et puis, pour briser l’élan, soudain ce vers, comme une cassure :

Que ce pays n’exista pas.

Alors la mélodie se charge de sons plus vulgaires : c’est un désabus cruel, le retour du moine aux habituelles tristesses.

Mais le caractère excellent, en ces poèmes, est l’intime liaison logique des motifs et de leurs développements. Les vers apparaissent, quand on les relit, dans l’absolue nécessité d’être ce qu’ils sont : chacune des mélodies appelle la suivante, comme son unique conséquence possible. Un lien mystérieux et subtil tient ensemble toutes les parties. Je sais peu de poètes qui, autant que M. Mallarmé, donnent cette impression parfaite de la nécessité artistique. Il n’est point l’ouvrier un peu fat, indulgent aux belles fioritures ; mais, comme il l’a dit, « un humble, qu’une logique éternelle asservit ». Veut-on quelques exemples de cette manière poétique ? Voici pourquoi n’amuserais-je pas les badauds ? le sonnet que M. Mallarmé a récemment dédié à Richard Wagner. Dans une belle étude antérieure, en prose. M. Mallarmé avait dit son jugement sur Wagner ; il l’avait montré conduit par son génie, lui musicien, à créer le drame complet et vivant, qu’aurait dû créer la littérature. Ici, M. Mallarmé composait un poème : il n’avait plus à expliquer son jugement ; mais il a voulu exprimer, en la justifiant, l’émotion que causait au poète ce musicien, envahissant la scène que les poètes avaient préparée :

Le silence déjà funèbre d’une moire
Dispose plus qu’un pli seul sur le mobilier
Que doit un tassement du principal pilier
Précipiter avec le manque de mémoire.
Notre si vieil ébat triomphal du grimoire,
Hiéroglyphes dont s’exalte le millier
À propager de l’aile un frisson familier,
Enfouissez-le-moi plutôt dans une armoire !
Du souriant fracas originel haï
Entre elles de clartés maîtresses a jailli
Jusque vers un parvis né pour leur simulacre,
Trompettes tout haut d’or pâmé sur les vélins,
Le dieu Richard Wagner, irradiant un sacre
Mal tu par l’encre même en sanglots sibyllins.

Voici le mobilier séculaire, que, lentement, avaient préparé, pour le prochain advenu, les poètes. Ils le voulaient transporter bientôt dans un palais plus beau, promis à leurs soins. Mais une moire l’a recouvert de ses lourds plis funèbres ; déjà la maison va s’écrouler ; et le mobilier séculaire sera mis en morceaux, et déjà descend pour le recouvrir la moire funèbre de l’oubli.

Le mobilier séculaire des grimoires, rendu vain désormais et bientôt brisé, le cher mobilier des littératures et des poésies, — oh ! comme joyeusement il s’étalait aux yeux ! — il va dormir inutile dans une armoire toujours close, si les voûtes de la maison abîmée ne le détruisent pas.

Car voici que s’élance, — sortie de cette région dédaignée, la musique ; — voici que s’élance, avec un épanouissement triomphal de clartés, jusque le parvis de ce palais, le théâtre idéal, dressé pour le poète, le voici, — n’entendez-vous point les joyeuses sonneries qui l’annoncent ? — un dieu splendide, Wagner ; il est souverain de la scène, que pour d’autres on avait préparée ; et voici que le poète lui-même, tandis que s’effondre le mobilier des poésies, salue, ébloui, l’usurpateur du temple qu’il rêvait.

La forme spéciale de M. Mallarmé est toute en ce poème : le sujet nettement indiqué par des mots saillants, l’émotion traduite par le ton général de la mélodie, et le sonore crescendo des deux tercets, et ces vers, dont le sens est à dessein atténué, afin qu’ils ne soient plus que de pures musiques :

À propager de l’aile un frisson familier

et :

Trompettes tout haut d’or pâmé sur les vélins.
IV

M. Mallarmé a donné aussi à notre prose française quelques pages délicieuses de finesse et d’élégance. Nous lui devons, par exemple, une traduction des poèmes de Poe, prodigieusement fidèle par la restitution des émotions, sous les mots ; une préface à Vathek, légère et délicate comme une chronique du siècle passé ; puis cet article sur Wagner où, avec l’impartialité d’un artiste, il compare le drame musical du maître allemand à l’idéal dramatique que lui-même a conçu. C’est là qu’il définit la musique d’une définition si heureuse : « Ces raréfactions et ces sommités naturelles que la musique rend, arrière-prolongement vibratoire de nos idées. » Mais laissera-t-on que je dise encore quelques mots sur l’ensemble des œuvres en prose de M. Mallarmé ?

Nous avons aujourd’hui une habitude d’écrire funeste, prise au collège, et qui nous rend incapables d’une expression artistique. Nous concevons nos phrases, d’abord, à l’état de raisonnements abstraits : nous vivons seulement les idées ; et puis, devant le papier, nous déformons notre vision première pour mettre dans nos phrases des mots trouvés après coup, et pour les asservir à des tournures convenues, plaisamment appelées grammaticales, comme si l’unique grammaire n’était point la logique naturelle, ordonnant toutes les idées dans notre âme ! M. Mallarmé fut amené par une longue réflexion à d’autres façons de comprendre le style. Il a voulu vivre d’abord la phrase entière, c’est-à-dire l’idée toute, avec ses détails, leurs plans divers, les attitudes et les nuances des sensations. Puis, il a sincèrement écrit sur le papier toute sa vision de cette idée : il nous a restitué intacte la phrase vécue : respectant l’ordre des sensations, les incidences, les plans qu’occupaient les parties diverses de l’idée, dans son âme. Une prose artistique et vivante, obscure aux lecteurs des journaux, mais donnant aux lettrés la jouissance incomparable d’une haute pensée traduite objectivement.

V

Ces poèmes et ces proses, M. Mallarmé n’a point publié d’autres œuvres ; et ainsi de celles-là seulement j’ai pu tenter l’analyse. Il ne s’est point arrêté cependant à ces formes qu’il avait créées. Logicien, il a poursuivi ses recherches ; et artiste, il les a constamment tournées au progrès de son art. Ainsi il a entrevu une œuvre nouvelle, non publiée encore, ni, je crois, achevée. J’en voudrais indiquer brièvement les traits essentiels ; certains traits du moins, issus directement des vertus que j’ai notées chez M. Mallarmé.

« L’œuvre la plus haute de la nature, dit quelque part M. Séailles, ce sont les religions et les métaphysiques : son dernier effort, c’est l’effort pour composer dans l’esprit de l’homme un vaste poème idéal… Et l’esprit est le prophète de la nature : en lui elle agite le pressentiment de ses mondes futurs. » Ces mots résument l’histoire philosophique de M. Mallarmé.

Il avait senti que la source suprême des émotions était pour lui la recherche de la vérité ; et que le monde était une réalité de fiction, vivant dans l’âme du poète, contemplée, créée par ses yeux. Il a voulu ensuite analyser cette vision : et, pour le considérer plus joyeusement, il a créé un monde plus subtil. Alors il a découvert que les parties de son rêve étaient liées impérieusement : chacune étant l’image profonde du reste. L’idée de la monadologie s’est offerte à lui, dans l’apparat de son ornementation esthétique. Tout est symbole, toute molécule est grosse des univers : toute image est le microcosme de la nature entière. Le jeu des nuages dit au poète les révolutions des atomes, les conflits des sociétés, et le choc des passions. Ne sont-ils point, tous les êtres, des créations pareilles de nos âmes, issues des mêmes lois, appelées à la vie par les mêmes motifs ?

Les jeux des nuages, les mouvements des eaux, les agitations humaines, ce sont maintes scènes variées du seul Drame éternel. Et l’art, expression de tous les symboles, doit être un drame idéal, résumant et annulant ces représentations naturelles qui ont trouvé leur pleine connaissance dans l’âme du poète. Donc, un drame. Mais à qui offert ? — À tous ! répond M. Mallarmé. La meilleure joie étant la compréhension du monde, cette joie doit être donnée à tous. L’œuvre d’art suprême sera donc un drame, et tel que tous le puissent recréer, c’est-à-dire suggéré par le Poète, non exprimé directement sous l’empreinte de son caractère individuel.

Ainsi M. Mallarmé a cherché les intimes corrélations des choses. Peut-être n’a-t-il point vu, dans sa curiosité, que le nombre des symboles était indéfini, qu’il avait en lui le pouvoir de les renouveler sans cesse, et qu’il s’épuiserait vainement à les vouloir tous saisir ?

Il a cherché encore la forme qui convenait à cette œuvre idéale. Puisque le drame poétique est aujourd’hui impossible, — car les hommes sont égarés dans les intérêts vils, et détournés de la joie artistique, — le Poète, du moins, doit écrire ce drame, faire le Livre, enfermer l’œuvre là, pour l’avenir. Mais ce Livre, ce ne pouvaient être les volumes que nous présentent nos libraires, tranches de journaux paginées, détruisant l’illusion par la laideur de leurs caractères. M. Mallarmé a pensé que sa forme poétique, isolant des mots précis parmi les syllabes purement musicales, que cette forme devait être aidée par la disposition matérielle des écritures. Il a rêvé alors un Livre nouveau, où les sujets pourraient être distingués aisément de la musique environnante. Il a cherché la forme parfaite du Livre ; et, comme sa recherche des symboles, je crains que cette recherche des typographies ne se prolonge, indéfinie. Il n’a point admis que les signes importaient peu, que la bonne volonté des lecteurs suppléait aux insuffisances de la matière. Toujours, désormais, son âme poursuivra le vain rêve mobile de la perfection idéale, et l’œuvre de sa vie demeurera toujours inachevée, s’il ne s’arrache point à ces belles chimères pour traduire, avec les procédés autour de lui employés, telles prestigieuses parties du symbole universel.

J’exprime ici une crainte, non un blâme. Apprécier les nouvelles conceptions de M. Mallarmé, ceux-là seuls en auront le droit qui connaîtront enfin réalisée cette œuvre où il a mis toute sa vie, cette œuvre depuis tant d’années promise, et que nous devons attendre avec une désespérance pieuse.

La part de M. Mallarmé n’en demeure pas moins très belle et très noble, dans l’art de notre temps. Ce cher poète aura eu l’honneur d’avoir essayé de relever la destination de la poésie, en la consacrant à exprimer des émotions définies. Et déjà, malgré les railleries, il a été suivi dans cette voie précieuse. Mais qu’il ait ou non des successeurs, qu’il achève ou non l’œuvre admirable qu’il essaie, il s’imposera surtout à notre admiration parce qu’il aura été un artiste.

C’est que seul parmi nous, ou du moins à un plus haut degré que tout autre, M. Mallarmé, nous aura donné l’image d’un artiste véritable. Il a seul préféré toujours, à tous les argents, à toutes les gloires, la création libre et consciente d’une vie artistique. Un fou, dira-t-on ? Oui, assurément. Car la folie n’est qu’une « différence ». Et non pas un fou pareil à tel autre récitateur merveilleux, qui crée aussi un monde différent, mais de façon instinctive, sans la joie consciente de se connaître créateur. La folie de l’artiste est plus haute, elle est plus joyeuse. Elle lui permet de connaître la réalité commune, et, librement, de dresser au-dessus d’elle une réalité meilleure. Elle lui permet d’éprouver le plaisir de l’action suprême, la joie de se savoir, de se faire un « différent » !

M. Mallarmé, sans doute, connaît cette joie. Par-delà nos vaines agitations, calme et souriant, il assiste à sa création des fictions idéales. Il a construit si loin le temple de son art, qu’il l’a mis à l’abri de la Gloire elle-même. Il ne verra point ce que verraient aujourd’hui tant d’autres poètes : ses œuvres polluées par l’admiration avilissante des niais. Et il aura la joie entre toutes sainte et délicieuse : il verra toujours, dans la sérénité bienheureuse de son noble esprit, les railleries et les dédains des hommes pour son incompréhensible folie.

Le symbolisme de M. Mallarmé

Depuis tant d’années que j’en entends parler, je ne comprends pas encore bien exactement, je l’avoue, ce qu’est un symbole ; ou plutôt je cesse de plus en plus de le comprendre, devant la multiplicité des significations dont on accable ce mot. Un symbole, c’est toujours, je pense, un signe, c’est-à-dire un objet destiné à représenter un autre objet. On peut donc être symboliste lorsqu’on emploie des signes pour exprimer sa pensée, tels les langages, termes, sons, couleurs et lignes, symbolisant la pensée de l’artiste. Mais tout art, en ce sens, est nécessairement symbolique. Le symbole peut être encore, non pas un terme désignant une pensée, mais une pensée simple, aisément compréhensible, et que l’on destine à représenter une autre pensée plus complexe et d’une perception plus ardue. Le symbole est alors la comparaison ou trope des scolastiques ; ou bien la particularisation concrète d’une idée générale : un récit servant à incarner, à faire ainsi mieux voir une théorie. Ce genre de symbolisme est souvent indispensable dans l’art, surtout dans les arts naissants qui s’adressent à des âmes simples et nombreuses. Mais je crois qu’un art supérieur doit tendre à l’éviter : une pensée exprimée sous sa forme exacte, fût-elle abstraite, risque davantage de n’être point comprise par tous : mais ceux qui la comprennent la possèdent mieux, ainsi exprimée, partagent plus intimement la conception de l’artiste. Il est sûr du moins que l’école de nos jeunes poètes symbolistes ne donne pas au mot symbole cette signification : elle néglige les sujets philosophiques, les doctrines abstraites, et sans doute elle n’éprouve aucun besoin de rendre sa pensée plus accessible aux masses. J’en suis venu à imaginer que, pour ces poètes, le symbolisme consiste dans la simple substitution d’une idée à une autre. Ainsi, voulant exprimer la sensation odorante d’une fleur, et ne trouvant aucun mot propre pour l’exprimer directement, je me résoudrais à la qualifier symboliquement de gris perle.

L’exercice peut délasser quelques âmes choisies : mais je comprends assez peu sa valeur artistique. Plutôt que de s’acharner à cet échange de sensations, ne vaudrait-il pas mieux élargir le vocabulaire, laisser aux termes qui s’y trouvent leur signification spéciale, et atteindre ainsi à cet idéal d’une pensée traduite adéquatement ? Je pense même que la rénovation véritable de notre littérature (je ne dis pas de notre poésie, car qu’est-ce que ces questions de grammaire et de symbole peuvent faire à la poésie ?) serait dans une pratique inverse de celle que rêvent les symbolistes. Il n’y aurait pas à détourner les mots de leur signification propre, mais bien au contraire à leur restituer un peu cette signification, depuis un siècle galvaudée. Nos jeunes écrivains ne voient-ils pas qu’il est déjà presque impossible d’employer un seul mot, dans tout le Dictionnaire de l’Académie : que chacun de ces mots est devenu capable désormais de quarante significations métaphoriques diverses, et que, au train dont vont les choses, chacun pourra bientôt être remplacé, sans rien perdre de son sens, par quatre cents autres ?

Volontiers je vénérerai le symbole dans l’art ; mais je désire qu’on me l’y montre, et employé à une véritable fin artistique. Je sais que M. Stéphane Mallarmé tente, avec une exemplaire constance, cette création d’un art enfin symbolique. Mais son œuvre devra sans doute à la vie qu’il y crée, à la noble hauteur des pensées et à l’expressive harmonie des syllabes, non à l’usage du symbole, son charme précieux. C’est du moins par ces qualités intimes, nullement par leur portée symbolique, que valent à m’émerveiller tous les poèmes de M. Mallarmé. De subtiles peintures, et puis l’âme de l’artiste devant elles s’émouvant, évoquant un monde de passions fougueuses ou désespérées : c’est l’inique sujet, dominant la diversité des contours et nuances.

Voici, par exemple, une série de trois sonnets, publiés naguère dans la Revue indépendante :

Tout orgueil fume-t-il du soir,
Torche dans un branle étouffée,
Sans que l’immortelle bouffée
Ne puisse à l’abandon surseoir !
La chambre ancienne de l’hoir
De maint riche, mais chu trophée
Ne serait pas même chauffée
S’il survenait par le couloir !
Affres du passé nécessaires
Agrippant comme avec des serres
Le sépulcre de désaveu,
Sous un marbre lourd qu’elle isole
Ne s’allume pas d’autre feu
Que la fulgurante console.

D’abord une console, sous le marbre de la cheminée froide. Le poète, songeant à la joyeuse flambée qui là, tout à l’heure, s’agitait, désormais évanouie, se demande si tout orgueil, et la flambée juvénile des splendeurs, des rêves et des gloires, si le soir survenant va éteindre toutes ces clartés, laissant — et rien de plus — le vestige momentané d’une fumée, aux lieux où brûlait si claire cette torche, maintenant étouffée par un choc fatal. Quoi, le soir va réduire en fumée tout orgueil, pareillement à ce feu dans la cheminée de marbre ; et jamais la triomphale bouffée de sa flamme ne voudra surseoir à cet abandon ! Mais la flambée s’éteint inexorablement ; et si rentrait dans la maison déserte l’héritier de quelque trophée dont la splendeur aussi s’est éteinte sous la destinée, il trouverait froide la chambre : froide, hélas ! parce que serait venu le soir meurtrier. Vainement il voudrait s’enfuir par le rêve, oublier cette mauvaise apparence ; les souvenirs du passé, comme les serres d’un fort oiseau, l’agrippent. Condamné à subir le froid de cette chambre jadis illuminée, il souffre. Mais bientôt sa souffrance s’apaise : car il a vu, au lieu de la cheminée sans flammes, dans la nuit du dehors et de son cœur, surgir, — brillant, oh ! brillant à lui donner l’illusion de la flamme perdue et de sa chaleur, — il a vu le scintillement de cette console, il a retrouvé le réel foyer, la flambée du rêve tout-puissant qui jamais ne s’éteint.

Surgi de la croupe et du bond
D’une verrerie éphémère,
Sans fleurir la veillée amère
Le col ignoré s’interrompt.
Je crois bien que deux bouches n’ont
Bu, ni son amant ni ma mère,
Jamais à la même chimère.
Moi, sylphe de ce froid plafond !
Le pur vase d’aucun breuvage
Que l’inexhaustible veuvage
Agonise, mais ne consent.
Naïf baiser des plus funèbres,
À rien expirer annonçant
Une rose dans les ténèbres.

C’est maintenant, sur la table, un vase, un mince vase où naguère des fleurs s’irradiaient. Le poète l’aperçoit : il considère la délicate forme contournée, la fragile croupe de verre qui semble bondir, et puis il en voit s’élever le col, mais sitôt s’interrompre. Tristement le poète songe que nulle fleur n’est à consoler son amère veillée. C’est le point de départ poétique : alors l’émotion survient. Pourquoi donc ne trouve-t-il pas en lui-même, le poète, cette fleur qu’il désire ? Ne peut-il l’évoquer, de par son vouloir souverain ? Ah ! sans doute il est par sa naissance condamné à n’y point parvenir : une héréditaire inertie lui incombe. Sans doute ses parents auront négligé de lui mander cette force d’évocation, négligé de boire à la source féconde de Chimère : et la source s’est tarie, inemployée. Hélas ! le vase ne revêt point sa chaude couronne : il agonise, inutile, veuf de tout autre breuvage que sa vacuité morne, et ne consent point ! — oh ! l’héréditaire châtiment ! — à faire enfin surgir, sous le stérile vœu de l’artiste, surgir ce faite qui le devrait sacrer : une odorante floraison de roses.

Une dentelle s’abolit
Dans le doute du Jeu suprême
À n’entr’ouvrir, comme un blasphème,
Qu’absence éternelle de lit.
Cet unanime blanc conflit
D’une guirlande avec la même,
Enfui contre la vitre blême
Flotte plus qu’il n’ensevelit.
Mais chez qui du rêve se dore,
Tristement dort une mandore
Au creux néant musicien,
Telle que, vers quelque fenêtre,
Selon nul ventre que le sien,
Filial on aurait pu naître.

Un rideau de dentelles : c’est le troisième sujet. Par lui s’insinue au poète l’idée d’une couche nuptiale. Il aperçoit que nul lit n’est, sous cette dentelle ; elle lui paraît, un blasphème, ainsi entrouverte sur le vide de la fenêtre pâle. Ce blanc conflit monotone, qui sans fin répète les lignes vagues, sur la vitre où il semble fuir, il flotte, mais ne recouvre point la nuptiale couche qui lui sied. Mais voici que le Rêve survient et que s’efface, par lui, la triste songerie : car dans l’âme de celui qui se dore du rêve sommeille une harmonieuse mandore éternelle ; dans l’abîme de l’âme d’où naît toute musique, sommeille la mandore magique de la fantaisie. Et qu’importe désormais l’absence d’un lit, sous cette dentelle ? Volontairement le poète se conçoit enfanté du rêve, fils de cet éternel pouvoir qui gît au fond de son âme. Le contour bombé de la mandore, n’est-ce point le royal ventre, où germe, supérieure aux duperies des temporelles existences, l’intime vie de fiction : et cette dentelle qui tantôt s’effaçait, voyez comme elle est un somptueux décor au lit vraiment réel, où le poète se veut naître !

M. Mallarmé a voulu, en ces trois sonnets, glorifier encore — et c’est ainsi de variés symboles — l’impérissable Rêve, maître des choses. Mais vraiment le symbole n’y est-il pas un prétexte, et le sujet véritable n’est-il pas tout autre : devant des objets familiers, laisser monter en son âme l’émotion poétique, une émotion dominée toujours par cette altière croyance dans le rêve consolateur ? Peut-être a-t-il voulu traduire des visions par des émotions, et montrer l’intime correspondance de ces deux états. Mais dans les émotions qu’il exprime, et dans l’admirable musique dont il les pare, — non dans le symbolisme des intentions, — c’est là que réside pour moi la vertu de ces beaux poèmes.

Le florilège de M. Mallarmé12

Le renom de M. Mallarmé est universel. En Angleterre, en Italie, en Pologne, aux États-Unis, d’excellents critiques se sont employés à le glorifier. C’est lui que s’empressent d’aller voir, sitôt arrivés à Paris, les jeunes touristes étrangers, comme autrefois Victor Hugo. Les directeurs des journaux de province, consultés récemment sur leurs goûts littéraires, l’ont nommé parmi les quelques écrivains qu’ils aimeraient à voir figurer dans une Académie idéale. Et, s’il n’est déjà le plus connu de nos poètes, je ne doute pas qu’il le devienne bientôt.

Beaucoup, en vérité, le connaissent sans avoir lu ses vers ; mais c’est qu’on ne lit plus aujourd’hui les vers de personne. Et il est vrai que beaucoup se le représentent volontiers comme un être fabuleux, tout différent du commun de l’humanité : mais n’est-ce pas justement de cette façon-là qu’il convient de se représenter un poète ?

Lui, cependant, il oppose à la gloire le même sourire doux et fier qu’il opposait jadis aux railleries : faciles, mesquines railleries, aucun artiste peut-être n’en eut davantage à subir. C’est que M. Mallarmé est un sage. Ni les railleries, ni la gloire n’atteignent jusqu’à la tour de diamant où il se tient enfermé ; et jamais la réalité des choses ne lui a paru assez réelle pour le troubler dans la contemplation de la réalité supérieure qu’il a conscience de porter en lui.

Il a voulu seulement donner à ses admirateurs une occasion de le lire. Il s’est enfin décidé à publier une édition populaire de ses poèmes en vers et en prose, restés jusqu’ici épars dans de lointaines revues, ou réunis en de coûteux recueils à petit nombre. L’édition nouvelle n’est, à dire vrai, qu’une anthologie, ou, suivant la charmante expression de M. Mallarmé, un florilège ; mais les fleurs qu’on y a choisies suffisent à former un bouquet précieux et rare, et je ne me lasse pas d’en respirer le parfum. J’y ai trouvé notamment plusieurs des poèmes de la première manière de M. Mallarmé, qui, pour être clairs à souhait et d’un style tout classique, ne m’en semblent pas moins les plus nobles, passionnés et harmonieux poèmes qu’on ait écrits depuis Lamartine.

J’y ai trouvé aussi plusieurs des poèmes de la seconde manière. Ce sont ceux-là qui ont valu naguère à M. Mallarmé tant de blâmes et d’ironies, ce sont eux qui lui valent sa renommée d’aujourd’hui. J’ai eu l’honneur d’être parmi les plus ardents à les admirer, jadis, en un temps où l’on était encore à peu près unanime à les juger ridicules. Avec quelle émotion je les ai relus ! Combien de vieux souvenirs ils m’ont rappelés, et de vieux rêves ! Comme il m’a été difficile de faire librement à leur sujet mon examen de conscience, et de distinguer mon impression présente d’avec mes chères impressions d’autrefois !

*
*   *

C’est Fontenelle, je crois, qui disait : « J’étais très jeune encore lorsque j’ai appris la philosophie, mais déjà je commençais à n’y pas comprendre grand-chose. » Tout autre est ma situation vis-à-vis des poèmes de la seconde manière de M. Mallarmé. J’étais très jeune encore lorsque je les ai connus ; mais tout de suite je les ai compris : et il n’y en a pas de si obscur que je n’eusse été en état d’expliquer mot pour mot. À travers les broussailles de leurs tropes, je me mouvais avec autant d’aisance que doivent se mouvoir les hellénistes à travers les ténèbres de Pindare.

Un jour que, me trouvant échoué sans ressources dans une petite ville d’Allemagne, je songeais à adopter un métier qui me permit de vivre, il me parut que l’expédient le plus pratique serait d’ouvrir un bureau pour l’explication complète et garantie des œuvres de M. Mallarmé. Et peut-être, la clientèle me venant, aurais-je fait fortune à ce métier : car je comprenais vraiment à vue d’œil, et pouvais traduire sans embarras les passages les plus difficiles. Je devinais le sens de toutes les inversions, de toutes les parenthèses, voire même du mot ptyx

Aboli bibelot d’inanité sonore,

c’est-à-dire mot purement euphonique et dépourvu de tout sens.

Hélas ! c’est encore un métier qui, aujourd’hui, dépasserait mes forces ! Car je dois bien avouer que je ne comprends plus avec la même précision littérale ces beaux poèmes de M. Mallarmé. Non que j’aie oublié mes explications de jadis : mais je ne suis pas aussi certain de leur exactitude, et à côté d’elles j’en découvre d’autres qui me paraissent également légitimes ; et je vois de nouveau s’élever tels obstacles que je croyais avoir écartés. Je saisis pleinement la signification générale des poèmes, j’aperçois à tout instant des détails qui m’enchantent ; mais il y a maintenant des détails que je ne me chargerais plus d’expliquer.

Ainsi la poésie de M. Mallarmé m’apparaît moins clairement explicable qu’elle m’apparaissait autrefois : mais jamais, en revanche, elle ne m’était encore apparue si belle, jamais elle ne m’avait si profondément touché.

Je m’accommode mal de l’obscurité d’un moraliste ; et parmi les pièces d’Ibsen, par exemple, je ne puis décidément admirer que celles que je comprends. Mais il n’en va pas de même d’un poète. Et à mesure que je sens mieux l’obscurité des poésies de M. Mallarmé, je devine mieux et j’admire davantage les causes qui rendent ces poèmes parfois si obscurs. Si M. Mallarmé a cessé d’être clair, après l’avoir été dans les magnifiques poèmes de sa première manière, c’est qu’il a voulu employer la poésie à des fins plus hautes. Il a rêvé d’une poésie où seraient harmonieusement fondus les ordres les plus variés d’émotions et d’idées. À chacun de ses vers, pour ainsi dire, il s’est efforcé d’attacher plusieurs sens superposés. Chacun de ses vers, dans son intention, devait être à la fois une image plastique, l’expression d’une pensée, l’énoncé d’un sentiment, et un symbole philosophique ; il devait encore être une mélodie, et aussi un fragment de la mélodie totale du poème ; soumis avec cela aux règles de la prosodie la plus stricte : de manière à former un parfait ensemble, et comme la transfiguration artistique d’un état d’âme complet.

C’est la plus noble tentative qu’on ait faite jamais pour consacrer la poésie, pour lui assurer définitivement une fonction supérieure, au-dessus des insuffisances, des à-peu-près, des banalités de la prose. Et si maintes nuances nous échappent fatalement, entre tant de nuances diverses, nous percevons cependant la grandeur de l’ensemble. Un charme délicat nous pénètre, un subtil parfum, une légère coulée de sons doux et purs.

Telle est du moins l’impression que me causent ces poèmes, l’Après-midi d’un faune, la Prose pour des Esseintes, le sonnet du Cygne. Et je suis persuadé que c’est une impression qu’ils causeront à toute âme un peu éprise de beauté, le jour où l’on se sera décidé à ne pas attacher une importance aussi exclusive à l’élément intellectuel dans la poésie.

Ah ! ce maudit besoin de comprendre que nous portons aujourd’hui en toutes choses, et qui dévaste notre vie, corrompant à leur source nos seuls vrais plaisirs ! J’ai honte d’y avoir si longtemps cédé : il me semble maintenant qu’en voulant expliquer, traduire en d’abstraites idées les poèmes de M. Mallarmé, je les rabaissais à être des façons de prestigieux rébus. Leur valeur est, en vérité, plus haute. Ils sont œuvre non de littérature, mais d’art. Ils s’adressent à notre sensibilité, par-delà notre intelligence ; et nous devons les prendre tels qu’ils se présentent à nous, et laisser qu’ils nous charment. Car leur poésie est avant tout une musique.

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*   *

Et les poèmes de M. Mallarmé n’ont pas seulement cette musique qui résulte des variations du rythme et de l’agencement des mots. Ils sont encore comme l’harmonieux écho d’une âme magnifique de poète : c’est par là qu’ils me touchent le plus, c’est par là qu’ils ont pris tant d’empire, depuis dix ans, sur les jeunes générations. Pour nous tous qui avons eu le bonheur de l’approcher, M. Mallarmé restera toujours la parfaite incarnation du Poète idéal.

L’homme est bien tel que l’a représenté M. Whistler, au frontispice de l’édition nouvelle de ses œuvres, la tête haute, les yeux levés, serein et dédaigneux ; mais combien d’autres qualités nous lui connaissons encore, que M. Whistler ne pouvait noter ! M. Mallarmé est un poète, le dernier poète. Impossible d’imaginer une étrangeté plus naturelle, plus exempte de pose et d’apprêt. Sa pensée naît spontanément toute ornée, élégante, subtile, singulière, comme il sied à la pensée d’un poète. Sa conversation est un jeu de mobiles imagés, un jeu discret et charmant, s’exerçant à l’aise sur les sujets les plus divers, sans rien perdre jamais de son artifice et de sa grâce poétiques.

Et sous tout cela une bienveillance infatigable, l’indulgence souriante d’un sage, et les plus admirables exemples de la dignité, de la noblesse d’âme, du désintéressement.

Voilà ce qu’enseigne M. Mallarmé aux jeunes poètes qui se pressent autour de lui. Mais on se tromperait à croire qu’il est aussi leur maître en poésie : il n’a point d’élève, il n’en veut pas avoir. La conception qu’il s’est faite de la poésie est trop haute, elle suppose un trop long effort pour que d’autres aient l’idée d’y consacrer leur vie, dans un temps où l’on ne se soucie plus guère de poésie, et où les efforts prolongés ne tentent plus personne. M. Mallarmé n’est pas l’initiateur d’une poésie nouvelle : il est le dernier représentant de l’ancienne poésie : il n’a fait que pousser à leurs conséquences extrêmes les principes admis avant lui par tous les grands poètes français depuis la Renaissance. Son art nous offre le charme étrange et délicieux de ces couchers de soleil qui teintent l’horizon de mille nuances légères, après le chaud éclat d’une journée d’automne.

III. Villiers de l’Isle-Adam

I. Notes sur l’œuvre de Villiers de l’Isle-Adam13

M. le comte de Villiers de l’Isle-Adam vit, depuis plus de vingt ans, à Paris, la dure vie de l’homme de lettres et du journaliste. Longtemps il fut presque ignoré : un récent article de M. Bergerat, dans le Figaro, a révélé son existence au public des deux mondes et fait vendre quelques éditions de son roman, l’Ève future. Mais ni l’Ève future, ni les deux volumes où M. de Villiers a réuni plusieurs de ses Contes, ni les drames qu’il a pu faire représenter dans nos théâtres, n’ont obtenu un véritable succès. La grande élite du public instruit aime trop les choses composées, définies, pour apprécier des œuvres sans équilibre, semées d’interminables digressions, et telles qu’on ne sait jamais si c’est ironique ou sérieux : tandis que les jeunes littérateurs symbolistes, de leur côté, reprochent à M. de Villiers son idéal, d’un romantisme un peu fané, son penchant aux mystifications, la monotonie de ses phrases lyriques.

Toutes critiques d’une admirable justesse, malgré leur apparente diversité. Elles n’empêchent point cependant M. de Villiers d’avoir, sur les écrivains salubres et pondérés que lui préfère le public, et sur nos éminents dramaturges, et sur nos jeunes symbolistes eux-mêmes, cette supériorité positive, fâcheuse d’ailleurs pour lui : que, seul parmi eux, et seul peut-être en Europe, et probablement le dernier, le comte Villiers de l’Isle-Adam est un Prince.

I

Lorsque jadis, après l’effondrement de la société romaine, des races nouvelles advinrent à l’histoire, la vigueur physique fut le seul instrument nécessaire dans la lutte pour vivre, et les hommes les plus vigoureux s’imposèrent, par une naturelle loi, aux tribus naissantes. Ils devinrent les chefs, chargés de régir les batailles comme de répartir le butin. Ils acquirent les qualités spéciales du commandement, aussi des privilèges spéciaux que leurs fonctions appelaient. Ils s’unirent aux filles d’autres chefs ; ils léguèrent à leurs enfants, avec les qualités et les privilèges par eux acquis, un instinctif besoin de domination, et le sentiment avivé de leur supériorité natale. Une caste de nobles et de princes fut lentement constituée, sous le cours des siècles. Et lorsque, plus tard, les conditions de la vie se modifièrent, lorsqu’à la vigueur physique dut s’adjoindre la prudence des conseils, les princes, affinés durant des siècles par une sélection héréditaire, s’ornèrent excellemment de vertus nouvelles. Ils étaient maintenant l’esprit de leurs peuples : ils méditaient les projets lointains : ils s’exerçaient à prévoir les événements, à connaître les hommes, laissant aux mains inférieures le soin des réalisations pratiques. Puis, par l’ambition personnelle de rois, le pouvoir politique leur fut retiré. Mais ils ne cessèrent point de rester différents ; et leur différence fut encore aggravée par le caractère nouveau, comme désintéressé, de leurs occupations. Tandis que les autres hommes s’agitaient, au-dessous d’eux, dans les pénibles affaires des négoces, des politiques, ou des guerres, les princes promenaient autour du prince souverain, en mille gracieuses complications d’étiquette, leurs subtiles élégances. Un siècle nouveau : et ils connurent le charme des conversations mondaines dans les salons, les aimables sourires parfumés des jeunes femmes, les flatteries familières et soumises des artistes. À mesure que le soin des affaires pratiques, de l’action immédiate et personnelle, croissait pour le reste des hommes, les princes, s’éloignant davantage des agitations communes, réfugiaient leurs âmes délicates en des soins plus rares. Ils conservaient toujours cependant le désir hautain de la domination ; ils laissaient à d’autres les pouvoirs, mais par complaisance, par ennui, avec l’arrière-pensée de les ressaisir bientôt. Ils se savaient une race supérieure, étrangère aux vils besoins qui embarrassent la foule. Seulement ils avaient perdu, sous l’effet d’une séculaire désuétude — et sans doute ils l’ignoraient — la faculté d’agir dans le monde réel. Non point d’agir par de généreuses et passagères saccades : mais ils étaient désormais incapables d’une action suivie, des réalisations obstinées, des longues résistances. Cette vie mondaine des salons, où maintenant ils s’amusaient, avait édifié pour eux un univers déjà différent de l’univers commun, relié encore à la réalité, mais par un fil ténu, comme au-dessus d’elle. Dans ce seul univers, dès lors, pouvaient se jouer à l’aise leurs qualités ailleurs inutiles, tandis que d’anciens privilèges et la dédaigneuse protection des gouvernants pourvoyaient aux besoins matériels de leur subsistance.

Alors s’éleva, séculairement préparée, la dernière tourmente ; et le lien qui tenait encore ces hautes âmes au monde de nos réalités fut à jamais brisé. Ce fut l’avènement décisif de la démocratie, une effroyable lutte corps à corps, où devaient triompher les mieux faits pour une action immédiate, incessante, affranchie des scrupules anciens. Les princes étaient une superfétation gênante : ils furent supprimés ; quelques-uns par des moyens un peu vifs, les autres par la suppression de leurs privilèges, de leurs possessions, mais surtout de ce monde élégant et princier, constitué naguère par eux et pour eux, le seul où ils pouvaient satisfaire leur gracieux besoin d’une vie à la fois affairée et désintéressée. Les descendants des familles féodales s’asservirent à l’ordre nouveau. Ils tâchèrent à oublier les qualités de leur race ; la tâche était difficile, quasiment héroïque : mais la plupart y parvinrent. Ils rentrèrent dans l’humanité commune : les voici négociants, diplomates, officiers, le tout par leur mérite personnel et dans la concurrence. Ils s’unirent à des familles bourgeoises, profitant du prestige passager que gardait leur titre. Les plus riches implorèrent du peuple roi, en échange de petits sacrifices pécuniaires, telles fonctions législatives. Mais les qualités qui, durant des siècles, avaient fait de la noblesse une race spéciale, elles étaient désormais perdues pour eux tous. Ils avaient adopté les besoins des autres hommes ; ils avaient dédaigné leur supériorité naturelle, et ils l’avaient abdiquée. Ils avaient cessé d’être princes pour devenir citoyens : plongés maintenant dans le vaste sein protecteur du Suffrage Universel.

Cependant la fin d’une race — qu’on y emploie les poudres insecticides, la guillotine, ou le bulletin de vote — ne s’accomplit jamais d’un seul coup. Lorsque les intrépides colons ont détruit, pour occuper leurs loisirs, une inoffensive race d’animaux, dans les immenses plaines du pays de Géographie, toujours quelques individus de la race abolie échappent à la destruction, cachés dans un ravin, ou bien enfuis au secret désert dès les premiers assauts. Ils ne se résignent pas, dorénavant superflus ; ils travaillent à subsister parmi l’ordre renouvelé des choses. Et les caractères de la race, en ces derniers exemplaires, se compliquent et s’affinent ; et puis à leur tour ils périssent : la vie universelle refusant toute place à de si tardives exceptions.

Pareillement on peut concevoir que, malgré la bonne volonté de nos démocraties, quelques individus de la race des princes aient survécu à la destruction, conservant dans un coin ignoré du monde les qualités spéciales de leur race : princes par l’authentique filiation de leurs pères, ou bien parce que l’éblouissant prestige d’un nom féodal, aux premières années enfantines, a versé dans leurs veines le sang très désiré, et les a sacrés, mieux que n’eussent fait les générations, d’un sceau de noblesse princière. Et l’on peut encore supposer que les hasards de l’existence conduisent vers nous, à Paris, l’un de ces phénomènes, germé sur le sol mystérieux de quelque Bretagne. Le prince ainsi amené au jour de l’existence parisienne sera pauvre : soit qu’il arrive sans fortune, ou que, dès les premiers jours, il dissipe, dans sa fatale ignorance des choses nouvelles, les pécules apportés. Il s’efforcera sans doute, lui aussi, de perdre les caractères de sa race, les sentant funestes. Mais, s’il n’y réussit pas, si l’influence du sang est trop forte en lui, les attributs princiers de son âme s’accentueront sans cesse davantage, au contact de la différence ambiante. Et voici peut-être la vie qu’il vivra, parmi nous.

Les caractères essentiels de sa race, en lui affermis, seront un sentiment profond de sa supériorité native, une aptitude aux commandements, une incapacité d’agir et de réaliser. Ayant le désir du pouvoir, il s’intéressera d’abord au monde de nos réalités : mais, comme il est un différent, comme il n’a point nos besoins et nos habitudes, les choses lui apparaîtront tout autres qu’elles ne nous apparaissent. Il négligera le point de vue immédiat, pratique, pour rechercher les causes lointaines et les subtiles explications spéculatives. Il observera le monde en philosophe : il méditera des théories sur l’enchaînement des phénomènes réels, leur valeur métaphysique, leur provenance ; poussé encore à cette considération théorique par un croissant dégoût de la réalité qui l’entoure : ne la verra-t-il point faite pour d’autres hommes, en tout dissemblables de lui ? Et ce dégoût méprisant des affaires communes montera, furieusement, dans l’âme du prince. Il aura été conduit par la philosophie à des considérations personnelles sur l’origine et la fin des êtres : mais il apercevra dans la vie de notre temps, dédaignées et profanées, les vieilles idées que ses pères avaient défendues ; et par un sentiment d’impérieuse chevalerie, il ressaisira ces traditions, comme jadis il eût secouru la jeune vierge lâchement outragée dans les fabuleux royaumes héroïques. Au nom de la religion, de l’idéal, il traduira son mépris pour les scepticismes modernes. Mais, trop noble et trop fier pour donner à ce mépris la forme d’une injure, il s’armera, contre les réalités mauvaises, d’une ironie de prince ; cependant que grandira toujours, dans son âme, l’ennui de ce monde. Et comme il aura le besoin natif de vivre une vie différente, toute d’élégances et de finesses, et à lui seul propre, il se construira librement, au-dessus du monde de nos réalités, un monde nouveau, supérieur, princier, où il régnera. Tandis que les autres hommes se fatigueront à la poursuite des luxes, des richesses ou des honneurs, il aura, lui, aisément, malgré la négligence de sa mise et la détresse de son mobilier, toutes ces délicates jouissances qu’il se sait dues : soit qu’il se constitue, une fois pour toutes, l’illusion de quelque palais, s’y attardant parmi les caresses lascives d’une reine, soit qu’il varie sans arrêt ses fantaisies, toujours les vivant, toujours ressentant les joies d’une existence princière.

Il sera un halluciné : mais, comme il créera ses rêves volontairement, dans toute leur suite, il sera aussi un artiste. L’artiste est celui qui peut créer une vie. Cependant le prince, si même des nécessités cruelles le contraignent à écrire, ne deviendra jamais un artiste produisant, un écrivain. C’est que l’art, en même temps qu’il exige un esprit capable de créer la vie, exige également la faculté de réaliser au dehors la vie créée ; il comporte une part manuelle, le travail de la rédaction : et l’âme du prince sera toujours impropre à un tel travail. Les livres qu’il fera ne seront point composés. Un plan tracé d’avance, un ordre suivi rigoureusement, il faut, pour ces choses, être de sang-froid, asservir, dès le début, sa création à une fin pratique. Le prince ne sera point davantage capable d’une production régulière. À son insu, il aura du mépris pour la rédaction de ses rêves : et puis, ne lui sera-ce point toujours une souffrance, de descendre du monde enchanté où il séjourne, pour déformer, pour vendre ses plus chères joies ? Il méditera sans cesse des plans gigantesques, une œuvre enfin digne de lui, atteignant tous sujets ; mais il échouera à réaliser jamais aucune de ses promesses. Il sentira tout d’un coup leur insuffisance : un nouveau rêve l’aura déjà séduit, et les anciennes visions lui paraîtront décolorées. Les véritables écrivains s’entraînent à penser que l’œuvre où ils travaillent est excellente et sainte ; lui n’y pourra voir qu’une méprisable affaire de métier. Et pourtant, il souhaitera cette affaire digne de lui, traitée supérieurement : il s’épuisera en d’incessantes corrections, jamais satisfait, d’autant plus dégoûté de sa tâche qu’il percevra mieux la différence entre la chose écrite et la vision rêvée. Et puis, après mille livres ébauchés, repris, inachevés, le prince, s’il n’est pas mort de faim, s’il a pu échapper aux cabanons des maisons de santé, toujours ouverts sur son passage, finira sa carrière de littérateur en rédigeant quotidiennement quelques nouvelles à la main pour un journal du matin : ayant enfin compris que tous métiers étaient également faciles, également vains ; qu’il était inutile d’offrir par force le reflet de son âme à des gens que cela importunait ; et que, décidément, il n’y avait rien à faire avec ce monde-ci. Et il régnera joyeusement, dans les sphères ouvertes à lui seul, avec par instants, s’il se retourne vers nos agitations, un éclat de rire, et une démesurée stupeur de son existence parmi nous.

II

Le comte de Villiers de l’Isle-Adam fut, dès le début, séduit par les spéculations théoriques. Dans le premier volume, seul publié, de son roman Isis, en 1863, il énonçait déjà une conception très originale de la vie moderne. Âgé lui-même à peine de vingt ans, il enseignait aux jeunes hommes le moyen de parvenir : par la dissimulation des sentiments intérieurs, par l’action incessante, par une sérieuse analyse des âmes voisines. Et, sous ces préceptes généraux, des observations d’une extrême finesse, une évidente pénétration instinctive des motifs humains.

Mais les théories générales sur la société ne peuvent satisfaire, par elles seules, une âme noblement créatrice. Elles relèvent trop intimement de la philosophie : elles conduisent trop impérieusement aux derniers problèmes de l’être et de la réalité. Et ainsi M. de Villiers acquit, dès ces premières années, une curiosité philosophique dont il ne se devait plus séparer.

Au plus profond de la métaphysique il se jeta, avec une indomptable ferveur : il apparut comme un philosophe aux poètes de l’école parnassienne, avec lesquels, d’abord, il fraya. Son humeur impatiente, le continu besoin qu’il ressentait de créer, ne lui permettaient point des lectures bien variées, et j’imagine que, parmi les œuvres des philosophes antérieurs, celles de Hegel lui furent seules connues14. Mais les volumes de la Logique, alors traduits, et d’assez fâcheuse manière, par M. Véra, paraissent l’avoir tout de suite enthousiasmé. Il cite avec admiration, dans plusieurs passages d’Isis, le nom et les opinions du scolastique allemand. Il reconnaît dans sa doctrine la synthèse finale des philosophies : ouvertement il se déclare hégélien.

La doctrine de Hegel est aujourd’hui bien oubliée, et j’avoue ne point savoir quelles merveilles y a trouvées l’âme prédestinée de M. de Villiers. En somme, cette doctrine est un effort précieux à construire le système complet des choses, mais a priori, arbitrairement, par le moyen d’un procédé facile et sans grande portée. L’univers, pour Hegel, est un parallélisme indéfini de contraires, un immense devenir, constitué par les deux modes de la thèse et de l’antithèse. La mystérieuse réalité se développe sous une double apparence : c’est, dans le monde premier de la logique, l’antinomie de l’Être et du Non-Être : dans le monde ultérieur de notre science, l’Esprit et la Nature : et puis, des rapports ingénieusement établis entre les divers degrés de ces deux apparences en évolution. Malgré cela, un classement plutôt qu’une doctrine, laissant au plein de son mystère fatal le fond même de l’être.

M. de Villiers fut cependant ébloui par cette conception de la science. Il voulut la poursuivre et l’appliquer ; dans une nouvelle, Claire Lenoir, il essaya de l’interpréter telle qu’elle lui était apparue. Un des personnages de ce conte, hégélien avoué, nous explique ainsi les théories du Maître :

D’abord le monde que nous connaissons par l’expérience habituelle n’est point la réalité. La fatale insuffisance de nos organes nous condamne à une erreur perpétuelle. — Adorer Dieu et nous résigner au mystère ? — Mais qu’est-ce que Dieu, sinon l’idée que nous nous en faisons ? Dieu n’est que la projection de mon esprit, comme toutes choses, car je ne puis sortir de mon esprit. — Mais les autres hommes ? Il n’y a point en réalité d’autres hommes : je suis l’Espèce, ne connaissant l’Espèce que par moi-même. Je suis le point par où s’exprime l’Idée du Polype-Humanité. — Et la maladie, la mort ? Néant aussi. L’Espèce survit à l’individu que nous croyons être, et que seul atteint la mort… L’Esprit est le fond de l’Univers. Comprendre, c’est le reflet de créer 15.

Une telle conception de l’univers eût peu séduit Hegel, émise par un disciple. Le subtil et ingénieux constructeur l’eût dédaigneusement renvoyée à son prédécesseur Fichte, qui, lui-même, eût vite aperçu le caractère positif, individualiste, nullement fichtéen de ces propositions.

C’est que M. de Villiers de l’Isle-Adam, tout en voulant être hégélien, et sans rien connaître des philosophies antérieures, et par la seule grâce d’une bienheureuse initiation naturelle, a dépassé les scolarités hégéliennes, comme toutes les pauvres métaphysiques modernes, pour descendre au fond dernier des réalités. Il a édifié une doctrine personnelle, sérieuse, décisive, et que, seul avant lui Platon, le prince des utopiques aristocraties. — Platon qui avait pressenti toutes choses, — avait pressentie.

L’esprit ne sort jamais de lui-même. L’univers que nous croyons réel est formé de nos idées, et nos idées sont la création de notre âme. Seule donc vit notre âme : elle est tout le Réel : mais contrainte, pour se connaître, à s’épandre en de multiples et incessantes idées. Vivre, c’est créer des idées ; jouir, c’est se sentir les créant. Ce que nous appelons notre moi personnel, limité par un organisme, opposé au non-moi, — illusion ; et nous périssons par l’habitude funeste de la croire réelle. Nous nous sommes imaginé que certaines de nos idées étaient plus réelles que d’autres : nous nous sommes astreints à ne créer que celles-là. Et la joie naturelle des libres créations s’est pour nous perdue. Volontairement, nous avons limité notre âme : devenus maintenant esclaves et jouets d’illusoires désirs, au lieu de concevoir toutes choses, et notre personne, et le monde, comme les riantes filles éternelles de notre pensée.

N’est-ce point le prisonnier de Platon, projetant aux murs de sa caverne le reflet de lui-même, et condamné désormais à s’ignorer lui-même, tout à l’angoissante vision de ces fantômes qu’il croit réels ? N’est-ce point le νοῦς, unique réalité, emprisonné sous les méchantes apparences du caractère personnel, et des vils désirs ? N’est-ce point la conception qui s’impose, par l’effet d’une élémentaire logique, aux esprits un peu détachés d’intérêts égoïstes, capables seulement de couper l’héréditaire lien qui nous asservit au leurre de nos réalités ? N’est-ce point la seule philosophie ouverte à un prince, dont l’âme, ayant acquis le besoin d’une réalité différente, peut juger impartialement la duperie de toutes apparences ?

Et M. de Villiers développe dans chacune de ses œuvres cette merveilleuse théorie, et il la fait s’épanouir, triomphalement, sous le splendide apparat d’une musique royale, dans le quatrième acte de son récent drame, Axël :

« Te voici donc mûr pour l’épreuve suprême… Tu n’es plus qu’un enfant, sachant des paroles… et tu t’en vas renoncer l’Idéal de toi-même pour ce vil secret ?… Non. Il faut que soit vaincue aujourd’hui, par la simple et virginale Humanité, la double illusion de l’or et de l’amour… Homme, si tu cesses de limiter une chose en toi, c’est-à-dire de la désirer, si, par là, tu te retires d’elle, elle t’arrivera d’elle-même, comme l’eau vient remplir la place qu’on lui offre dans le creux de la main. Car tu possèdes l’être réel de toutes choses en ta pure volonté, et tu es le dieu que tu peux devenir…

« Tu tiens donc bien à toi ? poursuit le vieux Mage… Accomplis-toi dans la lumière !… Tu n’es que ce que tu penses : pense-toi donc éternel !… Ne sens-tu pas ton être impérissable briller au-delà de toutes les nuits ?… Tu crois apprendre, tu te trouves : l’univers n’est qu’un prétexte à ce développement de toute conscience. — Où ta limite, en lui ? Où la sienne, en toi ?… Te voici maintenant incarné, sous des voiles d’organisme, dans une prison de rapports. — Attiré par les aimants du désir… si tu leur cèdes, tu épaissis les liens pénétrants qui t’enveloppent… Sois la privation ! Renonce ! Délivre-toi… Ainsi, tu annuleras en toi, autour de toi, toute limite ! Et, oublieux à jamais de ce qui fut l’illusion de toi-même, — libre enfin de ton être, — tu redeviendras, — esprit pur, distincte essence, en l’Esprit Absolu, — le consort même de ce que tu appelles Déité.

« De quoi vivent les vivants, sinon de mirages, — d’espoirs vils, toujours déçus ?… Chaque fois que tu aimes, tu meurs d’autant… Ne projette donc jamais plus que sur l’Incréée-Lumière la somme de tes actes et de tes pensées… Tu es un dieu qui a oublié. Reconnais-toi ! »

Et M. de Villiers répète ici l’admirable aphorisme, résumé de toute sa philosophie, qui déjà était énoncé dans Claire Lenoir : Comprendre, c’est le reflet de créer.

Volontiers, dans ses livres, M. de Villiers exalte les miraculeuses magies, et tout l’artifice dédaigné des thaumaturges. Et cela pourrait sembler une doctrine nouvelle, fondée sur la croyance, tout à l’heure chassée, en une réalité objective. Mais il est clair que, pour M. de Villiers, les lois hermétiques sont aussi réelles, nullement davantage, que les lois étiquetées de nos sciences. Il a compris la possibilité indéfinie de toutes les idées, et que les lois des sciences deviennent risibles, si l’on n’y voit pas uniquement de provisoires et commodes formules, sanctionnant la majorité des apparences habituelles.

L’âme seule existe, dispensatrice suprême des existences. Et, désormais, M. de Villiers ne s’épuisera plus à chercher une philosophie pratique de la société moderne. Comme la hautaine et royale Tullia Fabiana, il a pu, au prix de temporels désirs aisément renoncés, lever le grand voile séculairement épaissi de la maternelle Isis. Il a lu, dans les noirs yeux de la déesse, et sous les éblouissants bandeaux de sa chevelure sombre, la méprisable vanité des réels illusoires. Il contemplera maintenant le pâle visage éternel : ou bien il divertira son libre pouvoir créateur dans la conception d’humanités plus hautes : sachant qu’il est lui-même, immortellement, le prince souverain des vraies Réalités.

III

Les qualités spéciales de sa race et de son tempérament, ainsi, portaient M. de Villiers à s’échapper du monde habituel pour se bâtir, par un libre effort de son esprit, un monde plus digne de lui, plus réel et plus beau. Il y fut amené encore par les conclusions de ses recherches philosophiques, conclusions également issues de son anormale nature. Et il enfanta, sans arrêt, de princières histoires, vécut les vies des personnages qu’il rêvait, se livra joyeusement à la création de surhumains univers.

Les sujets de ses récits ? Il prit volontiers pour sujets ses mêmes théories philosophiques. Les romans et les contes de M. de Villiers sont, généralement, des symboles. Mais leur signification symbolique n’est point leur unique objet. Ils ne ressemblent pas aux récits symboliques d’autres écrivains, récits spécialement inventés pour être les représentations de doctrines. Dans les contes et romans de M. de Villiers, l’histoire vaut pour elle-même : elle est une histoire véritablement vécue et racontée, mais conçue, inconsciemment peut-être, sous l’influence d’une doctrine dont elle devient l’image. La philosophie, en effet, n’était pas pour M. de Villiers un métier, ou quelque vain amusement. Elle avait modifié, dans son âme, tout l’aspect de la vie. Et ainsi lui fut donné d’être ensemble un artiste et un philosophe, comme jadis Platon. Il a pu vivre les événements et les pensées qu’il racontait, en même temps qu’il les imprégnait de sa métaphysique.

Et quels sont-ils, les personnages ainsi recréés ? Des êtres surhumains, démesurément élevés au-dessus de nos petites âmes communes, se mouvant parmi d’héroïques paysages fabuleux, en des attitudes grandioses. Des jeunes femmes étrangement royales, alliant à la mystérieuse beauté de leurs chairs pâlies une parfaite et toute-puissante science. Des mages aux longues robes, maîtres de l’arcane dernier. Des chevaliers d’une adorable fierté. Et ce grandissement des personnages, qui, en apparence, fait ressembler les histoires de M. de Villiers aux mélodrames surannés des romantiques, il est chez lui légitime, artistique, seul séant au caractère natif de son esprit. Car M. de Villiers est un prince, perdu au travers de nos démocraties. Ces lointains héroïsmes passionnés, d’instinct il les conçoit réels. Il ignore notre vision moderne des choses. Il crée, à son insu, des âmes pareilles à son âme, parfaitement nobles et pures, dédaigneuses des communs désirs, conduites à leurs actes par les motifs d’une altière supériorité. Et avec une exemplaire loyauté d’artiste, il restitue, dans ses récits, le seul univers qu’il a pu observer.

Veut-on la brève analyse de quelques-unes, parmi ces histoires ?

Une femme au cœur magnifique longtemps a vécu la compagne d’un estimable négociant. Elle s’est résignée aux petitesses de la vie bourgeoise ; elle a tenu, scrupuleusement, les registres de la maison. Mais, un soir, tandis que scintillent les infinies étoiles, voici qu’une révolte a saisi ce noble cœur ignoré. Elle a honte des années vécues en de vains soucis : elle veut fuir, aller, au loin du monde, épanouir enfin dans quelque solitude les mystérieuses floraisons de son âme. Elle avoue à son mari, stupéfait, son désir de le quitter ; elle s’obstine ; elle sent le bonheur maintenant possible ; elle part. Et, pendant que l’estimable commerçant déjà se console — après tout, ce n’est qu’une caissière à remplacer ! — voici que l’épouse revient au foyer maudit. Elle a vainement espéré le salut : son âme a trop subi le poids des méchantes illusions bourgeoises : elle a vu que, désormais, l’Éden des réalités meilleures lui serait fermé. Et c’est la fin du beau rêve trop beau : la femme du négociant revient à ses registres, condamnée à n’oublier jamais ce paradis entrevu, comme à n’y jamais pénétrer16.

L’ambitieuse et superbe Akëdysséril, souveraine des chatoyantes Indes, rentre triomphalement dans le royaume usurpé, parmi les clameurs joyeuses des nations. Elle a dû ordonner la mort d’un jeune couple royal, mais elle les a voulus mourant parmi les délices, dans un enlacement immortel. Elle apprend que le vieux prêtre, à qui fut confié le soin de leur mort, les a, durant des mois, tenus séparés : ils ont péri dans l’isolement, sans connaître les languides caresses consolantes. Et la hautaine victrice s’indigne, devant cette désobéissance. Alors le vieux mage tout-sachant lui explique la délice supérieure des jeunes amants évanouis. Ils sont morts avec l’incessante joie des espoirs, avec les illusions infinies, que toute réalisation eût brisées. Ils ont connu la joie suprême des désirs continus, et la mort leur a donné la seule réalisation complète et durable. À ce prix leur fut acquis l’éblouissement immortel du bonheur17.

Une jeune fille se refuse à renoncer la brillante vie des désirs : elle s’enfuit du cloître où on la tenait : elle va devant elle, vers les mystères attirants. Cependant un jeune homme, aussi, renonce le ravissement profond de l’ataraxie, séduit par le désir de l’or. Et dans un caveau ruisselant de fantastiques pierreries, parmi l’enchantement des rouges ors, voici que la jeune fille et le jeune homme s’aperçoivent. Une ivresse de passion emporte leurs âmes confondues ; ils se regardent d’un regard décisif ; et le désir de l’or, et le désir du pouvoir, sont vaincus dans leurs âmes par l’inondante passion de l’amour. Et, parmi ces rutilantes pâtures de leurs désirs, les amants comprennent la vanité suprême des désirs : dans la mort ils vont goûter la seule joie, dans une heureuse mort aux bras l’un de l’autre. Oh ! là seulement, au monde funèbre de l’impersonnalité, ils auront la bienfaisante joie de leurs âmes, tandis qu’à jamais dormira ce mauvais trésor dédaigné.

Tels sont les sujets ; mais comment narrés ?

Une influence comparable à celle de Hegel semble avoir été exercée longtemps sur M. de Villiers par les œuvres de l’américain Poe. Il eut souvent l’intention, je crois, d’imiter les Histoires extraordinaires ; et maints passages dans Claire Lenoir, dans les Contes cruels, attestent ce désir. Mais la nature de Poe était trop différente de sa nature pour rendre possible une imitation réelle. Edgar Poe, malgré son incontestable génie, avait été un Américain et un bourgeois. Il avait composé ses histoires froidement, sans en subir d’avance l’hallucination. Il avait cherché à produire dans l’âme de ses lecteurs une impression terrible ou désolée, par certains procédés définis : une insistance régulière sur un détail qui tout à coup s’élargit, envahit l’attention : une fabrication sagace de l’épouvante au moyen de heurts et d’intervalles dans l’analyse des idées : chaque mot, avec une destination pratique admirable, préparé en vue de l’effet total ; et comme une série de géniaux artifices où se joint encore l’artifice d’une sonorité musicale continue, toujours appropriée à l’émotion du sujet.

Tout autres apparaissent les moyens narratifs de M. de Villiers. Le souci de la composition disparaît : il faut, pour les sages plans prémédités, être de sang-froid, n’avoir point d’avance subi l’entière illusion des faits que l’on projette. Ailleurs, les plans de M. de Villiers sont tellement grandioses et inaccoutumés qu’il échoue fatalement à y conformer son œuvre. Et puis, une évidente et continuelle hallucination : M. de Villiers se confond avec ses personnages ; il vit intimement leur vie, il cesse d’être un écrivain composant des livres, pour s’éblouir lui-même des visions qu’il enfante. De là un manque fâcheux d’équilibre, dans la machination du récit ; des digressions interminables, étrangères au sujet d’abord choisi, mais où l’auteur s’enfonce et nous entraîne suivant la libre fantaisie de ses rêves. De là, et de certains défauts attenant à sa nature princière, une impuissance à nous faire revivre cette vie dont il subit lui-même une trop violente impression. Et ce sont des romans en sept volumes, à jamais inachevés, des drames gigantesques où quelques scènes superbement tragiques sont comme noyées, pour les auditeurs, parmi le sentiment général d’une œuvre diffuse et disproportionnée.

Les admirables récits et drames de M. de Villiers ne vivent point pour nous en tant que drames et récits. La cause en est surtout dans ce caractère princier de son tempérament artistique. Il voit et conçoit le monde autrement ; et nous sommes impuissants à le recréer tel, avec lui, ce monde étant désormais effacé de nos visions ordinaires. À peine pouvons-nous restituer les peintures qu’il trace de personnages inférieurs et vulgaires : encore sa vision spéciale les charge-t-elle de ridicules que nous-mêmes, dans notre observation habituelle d’eux, ne leur reconnaissons point ; et nous y percevons une caricature, tandis que l’auteur a voulu traduire, sans les charger aucunement, ses constatations.

Tout cela parce que ces œuvres ne sont pas écrites pour nous, ne valent leur pleine valeur que pour l’âme princière qui les a créées. Et pourtant, celles mêmes qui paraissent le plus mal composées, et les plus anormales, gardent pour nous une étonnante saveur de réalité et de vie.

C’est d’abord que M. de Villiers, si les histoires où il assiste sont différentes de nos histoires, a d’elles une vision si nette et si entière qu’il parvient, malgré tout, à nous en communiquer un reflet. Puis, cette croyance incessante dans la réalité de ce qu’il raconte lui permet de noter mille détails saisissants, que nous percevons sans peine, et qui nous ravissent : un trait de costume ou d’attitude, une nuance subtile du décor, toutes choses échappant aux écrivains qui travaillent d’après un plan préconçu, toutes choses nous donnant, au moins pour les accessoires du récit, une illusion vivante.

Mais les accessoires ne sont pas seuls à nous toucher, dans ces étranges récits. Un phénomène mystérieux se produit en nous, incontestable. Nous sentons notre impuissance à recréer la véritable vie que l’auteur a conçue : et nous éprouvons cependant une impression d’une intensité extrême, comme peut-être à nulle lecture de romans écrits pour notre usage immédiat.

C’est que les belles œuvres de M. de Villiers sont revêtues d’un style si prodigieux, qu’il suffit, par lui seul, à nous donner l’impression de la vie.

IV

Le style de M. de Villiers, au premier abord, semble fait de procédés invariables. De longues phrases, virgulées d’incidentes, avec des parenthèses, des explications ; une terminaison grave, un peu monotone, et qui rappelle, par l’allongement solennel des mots, les fins de périodes classiques de Bossuet ou de Chateaubriand.

Mais on aperçoit bientôt que le style de M. de Villiers varie profondément suivant qu’il sert à dire les grandes passions des légendes et les émouvants problèmes de la philosophie, ou bien des railleries à l’adresse de la société moderne. M. de Villiers a, tout ensemble, un style lyrique et un style ironique.

Ce n’est pas sans raison que M. Bergerat, naguère, l’a appelé le prince des fumistes. Quelques-uns des mots qu’il attribue à Bonhomet ont la plaisante valeur de nouvelles à la main. Ses romans, ses contes, ses dissertations abondent en saillies ayant à seule fin d’êtres drôles. Et déjà ces choses, malgré leur banalité, ont chez lui un caractère propre : une allure réfléchie, quasi philosophique, qui les rend moins immédiatement comiques, plus réellement drôles que les coqs-à-l’àne de nos vaudevillistes. Mais la véritable ironie de M. de Villiers n’est point dans ces cocasses aphorismes de Bonhomet, ni dans les poèmes en un ou deux vers qu’il perpètre, ni dans ses complaintes sur les crimes en vue. Il a énoncé sur ses contemporains, sur leurs mœurs et leurs croyances, des observations autrement cruelles ; et je crois bien qu’il a exercé une forme de l’ironie artistique à lui seul familière.

Ce qu’il raille ? Le monde nouveau, contraire aux natifs besoins de sa race ; les satisfactions épanouies où suffit un vulgaire confort ; les admirations décernées à un prétendu progrès, qui aggrave seulement et multiplie les désirs ; les sécurités de nos béates philosophies superficielles, et notre universelle résignation aux réalités illusoires.

Il raille ces institutions vénérées comme les doit railler un esprit ayant vu toute l’immensité de leur petitesse. Il se sent trop au-dessus d’elles pour se commettre à les injurier ; et il les perçoit assez risibles pour n’avoir pas besoin, comme les humoristes professionnels, de les exagérer. Il se contente d’exposer les choses qu’il raille au jour des choses qu’il leur préfère. Il redit nos mesquines vanités ! sans les modifier, faisant emploi seulement, pour les redire, du ton dont se disaient les nobles convictions d’autrefois. Très gravement ainsi il profère, comme il eut fait pour les démonstrations d’une théologie, les banalités et les négations qui maintenant nous sont communes. Ou bien il tire de ces théories modernes leurs conséquences logiques et il les énonce, sérieusement, avec une austérité de prophète : saisissant, par ces supérieures attaques, quelques-uns de nous, tandis que la plupart, déjà pénétrés de l’esprit nouveau au point de n’en plus voir le ridicule, déclarent incompréhensible cette raillerie d’un autre âge.

Mais la gloire de M. de Villiers, l’aspect sous lequel se réalise vraiment la grandeur aristocratique de sa nature, c’est la prestigieuse musique de ses phrases passionnées. Son ironie peut à la rigueur provenir de Poe, de Swift surtout, ou de tels satiristes anglais : son style lyrique ne saurait être comparé à nul autre. Ce n’est plus, comme dans les poèmes en prose d’Edgar Poe, une harmonie sonore, mais continue, moins adaptée aux nuances de l’émotion traduite que destinée à être un mélodrame musical accompagnant les faits. Seul Thomas de Quincey a tenté une mélodie verbale aussi variée ; il est même parvenu à une expression plus complète des phases émotionnelles ; mais la mélodie de Quincey est moins riche et moins sonore que celle de M. de Villiers, et celui-ci demeure assurément, en ce sens, le plus admirable musicien de notre langue française.

Les quelques vers qu’il a jadis publiés étonnent par la variété des harmonies, sinon des rythmes, par un souci à modifier la musique suivant les détours de l’émotion. Et puis des strophes d’une douceur voilée, attendrie, lointaine.

Mais M. de Villiers a bientôt compris que la poésie, étant une musique, devait, comme la musique instrumentale, s’affranchir des formes étroites où des traditions l’avaient enfermée. Il a renoncé aux poèmes en vers, rimés et rythmés régulièrement. Il a déféré à la prose le pouvoir de créer l’émotion par un enchaînement sonore de rythmes et de syllabes. Et il a édifié une prose d’harmonie hautaine ou bien délicate, gardant l’impérissable caractère d’une solennité aristocratique, mais se modifiant, sous la continuité du ton général, en des strophes désolées, cruelles, et puis en d’autres qui sont pareilles à des vols légers, par quelque nuit chaude.

Rarement — et si ce n’est pour le seul effet musical — il s’attarde aux peintures. Mais, comme il vit avec une extrême intensité la vie des mondes qu’il crée, il sait traduire, dans sa phrase, l’émotion des lieux et des choses. Il néglige de restituer les sensations, leur ordre : il note seulement quelques détails essentiels ; et par eux il suggère toute la vision, les revêtant d’une musique adaptée à l’émotion même qui naît d’eux18.

Cette musique des phrases, dans les œuvres de M. de Villiers, est, par un inconscient privilège, si profondément appropriée aux convenances des sujets, que l’on pourrait établir le vocabulaire précis de ses sonorités, en regard des émotions particulières qu’elles traduisent. Je ne saurais, dans ces cursives notes, esquisser même ce précieux travail. Mais je le recommanderai aux jeunes gens qu’a saisis le désir d’être poètes : ils sentent l’imperfection des formes poétiques actuelles, et cependant ils s’agitent en des clamitations sans objet, parce qu’ils ne voient pas que le défaut de notre langue poétique, comme de notre langue musicale, est, non dans la surannéité des formules, mais dans l’imprécision des termes, tandis que s’affinent et se multiplient et se précisent nos émotions.

À exprimer des émotions par la musique des mots. M. de Villiers était évidemment prédestiné par les qualités spéciales de sa nature et de sa race. Tôt détaché de nos réalités habituelles, il s’était élevé à la philosophie, et comme il traitait les questions philosophiques pour satisfaire à sa curiosité propre, il fut ému par les théories qu’il imaginait. Pareillement il fut ému par les histoires qu’il racontait, se les racontant à lui-même, pour assouvir son besoin natif d’une vie supérieure. Il s’exalta sur les rêves de son âme, au lieu, comme les autres écrivains, d’astreindre son âme à rêver pour le public. Et dès lors il dut, écrivant ses rêves, et peut-être à son insu, imprégner son style de l’émotion qui le poignait. Voilà pourquoi ses histoires, malgré leurs défauts, et leur différence avec ce que veulent nos habitudes littéraires, et malgré que nous ne puissions pas les revivre comme histoires, nous émeuvent encore indiciblement. L’onduleuse musique des phrases, toujours appropriée au sujet, nous révèle, par son enchantement, un reflet du monde supérieur où vit le poète.

Sur une scène royale, parmi les splendeurs de décors variés, M. de Villiers se joue pour lui-même, au loin de nous, les drames magnifiques d’une intense, surhumaine, et touchante vie. Nous n’assistons pas au spectacle, dont notre vieille indigence volontaire nous a fermé l’accès. Mais, tandis que la plupart de nous, en sérieux démocrates, se détournent, avec un haussement d’épaules, devant le seuil de ce théâtre aux portes verrouillées, quelques-uns, curieux encore des altiers désirs interdits, appliquent leurs oreilles aux fentes des murs. Et ceux-là entendent, venue faiblement à eux de la scène invisible, une prodigieuse musique, qui lentement les pénètre, et désormais les retient : c’est l’orchestre qui, là-bas, accompagne le drame. Et les harmonies qu’il sonne éclatent à ce point chaudes et belles, et pleines d’une expressive tendresse, que par elles nous devinons le drame qu’elles escortent. Une fièvre de passion évoque, dans nos cœurs, les scènes — atténuées pourtant et combien pâlies ! — les scènes qui là-bas sont jouées, parmi les décors variés, dans le royal théâtre où nous ne pouvons pénétrer.

V

M. de Villiers est un prince, le dernier vestige d’une race évanouie, perdu au milieu de nos âges égalitaires. J’ai voulu montrer, de très rapide et incomplète façon, que l’évolution de son esprit et de son œuvre se devait expliquer par ces qualités princières de son tempérament. Il a médité les philosophies, rêvé les romans qu’un prince pouvait méditer et rêver. Il a considéré notre temps, nos occupations, comme un prince les pouvait considérer. Et, malgré la glorieuse richesse d’une souveraine musique, ses écrits, souvent, nous apparaissent fautifs, désordonnés, bizarres ; parce que M. de Villiers est un homme différent de nous, incapable de s’astreindre à nos besoins comme à nos habitudes : parce qu’il est un Prince.

Cette qualité l’aura du moins empêché d’être un de ces poètes qu’on a dénommé les Maudits. Tandis que d’exemplaires artistes, s’acharnant à produire pour un public idéal des œuvres parfaites, souffraient de voir leurs efforts rendus impuissants, et par l’impossibilité d’atteindre à cette forme parfaite, et par l’impossibilité de trouver, autour d’eux, le public désiré ; le Prince, créant pour lui seul, dans le superbe sentiment de sa surnaturelle différence, a pu se donner sans arrêt l’enchantement des libres visions. Il a éprouvé, de façon régulière et ininterrompue, les deux joies suprêmes du mépris et du libre rêve.

On m’a conté que M. de Villiers, jadis, et mû par le sentiment légitime de ses droits, avait sollicité quelque trône, mis en enchère par d’historiques événements. Peut-être eût-il réalisé, dans nos âges, le stupéfiant phénomène d’une royauté. Mais je crois bien que le hasard, en le condamnant à vivre parmi nous la dure vie du journaliste, lui a constitué la seule royauté qui fût digne de lui. C’est que les temps modernes n’ont plus besoin de rois : le plus noble, le plus sage, le plus désintéressé, à quoi bon ces excellences en des qualités désormais superflues ? M. le comte de Villiers, promu à une dignité pénible, se fût vite lassé de sa triste lâche. Son royaume, maintenant, n’était plus de ce monde, fait pour des hommes nouveaux. Et il a eu le royaume qui seyait le mieux à son âme, le bel empire féodal, éternellement splendide, de sa princière fantaisie.

IV. Renan et Taine

I. La philosophie de M. Renan.
À propos du Prêtre de Némi

I

La cite d’Albe est une démocratie. Tous les citoyens y peuvent avoir des opinions, et toutes les opinions des valeurs égales. Aussi les Albains suivent-ils des chefs, seuls capables — en fait — d’opinions. Et ces chefs sont au nombre de trois : Métius, qui propose des changements possibles et sages, mais par l’ambition égoïste du pouvoir personnel ; Céthégus, qui, par une ambition pareille, propose les impossibles égalisations socialistes ; Liberalis, doué du sens moral, mais sot, et qui veut maintenir, en l’améliorant, la plus grande partie des choses présentes.

Dans le même temps un prêtre Albain, Antistius, a tenté la réforme des mœurs religieuses. À ses concitoyens, servants, hier, d’un culte cruel, il a offert le culte nouveau d’une pure charité. Il a rêvé de modifier la religion, parmi des hommes qui n’étaient point modifiés ; et, lorsqu’il a vu ses volontés inutiles, il les a gardées cependant, par un désir de se dédier à l’Idéal, entre les contradictions des réalités.

Mais Antistius a reconnu la vanité, encore, de cet Idéal même, il a désespéré de l’œuvre tentée ; et il périt, assassiné par un prêtre ami des cultes antérieurs ; et ce prêtre, à son tour, périt. Périssent aussi Métius, et Céthégus, et Liberalis, et les citoyens de la démocratie Albaine, et la démocratie Albaine tout entière : et leur meurtrier est Romulus, qui fut, seulement, plus scélérat que les pires d’entre eux.

C’est le Prêtre de Némi, le nouveau drame de M. Renan. L’auteur est un érudit qui se targue de scepticisme ; et son œuvre a paru d’un scepticisme achevé. On y a vu la condamnation de toutes les réformes, et de toutes les choses qui ne sont pas réformées ; la démonstration du néant qui est sous les théories, les actes, les mots. Et, comme M. Renan déclarait, dans sa préface, que son drame prouvait le triomphe final du bien, on y a vu clairement son intention d’être pessimiste, de prouver le triomphe du mal.

Le Prêtre de Némi n’offre point, cependant, aux âmes naïves, cette signification nihiliste. Il montre l’erreur des démocrates, des aristocrates ambitieux, des réformateurs inintelligents qui rêvent un changement partiel, et le rêvent accompli doucement par l’exemple et la persuasion. Mais au-dessus de ces hommes, et de leurs vaines théories, on peut concevoir des hommes différents, des théories meilleures, et que M. Renan ne jugerait point condamnables.

M. Renan, en écrivant le Prêtre de Némi, a-t-il voulu faire une œuvre d’entier scepticisme, ou seulement une critique de certaines doctrines inférieures, au nom d’une doctrine plus élevée ? Il faut, pour l’apprendre, considérer l’ensemble de ses écrits politiques.

Mais les questions politiques, dans les ouvrages de M. Renan, sont inséparables des questions philosophiques. « Le Prêtre de Némi, nous dit-il, doit faire suite aux Dialogues philosophiques, à Caliban, à l’Eau de Jouvence. » Relisons donc ces écrits ; considérons, entière et logiquement déduite, la philosophie de M. Renan. Ainsi nous aurons plus de chance de comprendre la signification véritable du Prêtre de Némi.

« Vaine considération, impossible ! » dira-t-on ; et M. Renan nous le dira le premier. Cette philosophie, que nous voudrions tenir en ses déductions logiques, n’est rien qu’une série d’affirmations contraires. Les doctrines de M. Renan, sur tous sujets, sont d’un nombre indéterminé : et nulle d’elles n’est pleinement valable pour lui. Il énonce une thèse ; mais, lorsque nous l’avons comprise et crue, il nous fait voir qu’il ne l’avait énoncée que par manière de se moquer de nous.

Et telle est vraiment la première impression que donnent d’abord aux lecteurs les œuvres nouvelles de M. Renan. Ceux pourtant qui s’acharnent dans la naïveté aperçoivent bientôt que cette impression est produite par le jeu de quelques formules d’expression. Ils aperçoivent que le scepticisme, en ces écrits, est purement extérieur, résultant de certains procédés spéciaux, dont M. Renan, incessamment, fait emploi, et souvent abus.

Et ce scepticisme nous devient suspect. Nous devinons que, prêtre élégant et qui serait fâché de sembler trop crédule, philosophe ami des éditions multiples, astreint, par des considérations de renommée acquise, de librairie, et de gloire, à être pris pour sceptique, M. Renan s’est, pour longtemps, donné le moyen de paraître tel, quoi qu’il pense et affirme. De quels merveilleux artifices était faite, avant qu’il en abusât, l’ironie de cet enchanteur ! Adorables phrases, légères et limpides, où les plus dogmatiques assertions étaient accompagnées seulement d’un signe interrogatif, du mot « sans doute », ou « peut-être », d’un sourire malicieux, d’un haussement d’épaules ! Le tour était joué ; nous admirions un homme capable de pensées si belles, et de ne les point croire ; mais nous avions entendu les pensées, et le tour était joué.

Or si, ayant constaté ces artifices, nous les dépassons, les affirmations de M. Renan apparaissent nettes et constantes. Depuis la Lettre à M. Berthelot, écrite en 1863, jusqu’au Prêtre de Némi, nous retrouvons la même doctrine, établie souvent par des mots pareils. Et M. Renan se manifeste à nous un philosophe très dogmatique, un croyant, d’invariable et naïve foi ; l’auteur encore du système le plus homogène que, depuis Hegel et Spencer, nous ayons connu. Breton, il sourit, à la manière de Gascogne, après qu’il a pleuré. Prêtre, il est le bon curé qui dit à ses paroissiens, trop émus d’un sermon, — mais par bonté, parce que toujours est mauvaise une émotion excessive — : « Mes enfants, ne pleurez pas tant que cela. Il y a bien longtemps que ces choses sont arrivées ; et puis ce n’est peut-être pas vrai ! »

II

Essayons donc d’oublier, dans les Dialogues et les Drames, ces formules ironiques, ces procédés d’un scepticisme élégant, que, sans doute, des convenances supérieures imposent à M. Renan. Et laissons apparaître librement les certitudes de ce philosophe, dans leur enchaînement rigoureux.

La première consiste à affirmer, entre toutes les idées et tous les faits, une cohésion logique absolue. « Souvent, dit Platon, j’ai été troublé par cette pensée, que ce qui est vrai de certaines choses peut l’être de toutes. » Cette pensée, qui troublait Platon, est devenue, pour M. Renan, l’axiome fondamental de toute spéculation. Tout, dans l’Univers, résulte des mêmes lois, s’offre dans la connaissance à un ordre continu. Ainsi les Dialogues philosophiques, l’Eau de Jouvence, nous montrent les vérités politiques et morales enchaînées rigoureusement aux vérités scientifiques. La science est possible ; elle est une, par l’unité précise de son objet. Les personnages nouveaux, dans les Dialogues philosophiques, reprennent exactement, pour la poursuivre sous d’autres aspects, la théorie des personnages précédents. Dans la Lettre à M. Berthelot, la gradation des sciences, formes successives de l’histoire unique, nous est montrée, et leur contiguïté, et qu’elles s’enchaînent depuis la métaphysique première jusqu’à la politique, comme s’enchaînent les notions, depuis l’axiome originel jusqu’aux plus menus préceptes pratiques.

L’œuvre de M. Renan révèle encore une autre certitude dogmatique constante : car nous voyons qu’il y admet, pleinement, la conception évolutionniste de l’Univers.

Non point qu’il se rallie sans réserve à la doctrine modèle du Transformisme, énoncée par Darwin, posée en système total par M. Herbert Spencer. En maints endroits, M. Renan se sépare de ces philosophes ; et toujours il emploie des formules différentes. Mais la théorie évolutionniste, dont ils ne sauraient d’ailleurs avoir la prétention d’être les inventeurs, est un fondement invariable aux affirmations de M. Renan, dans les problèmes scientifiques.

Il croit que l’Univers est le résultat d’une lente transformation ; que l’histoire de cet Univers est l’histoire d’une marche continue ; que la loi de cette marche est le passage de l’état homogène à un état hétérogène. « Le temps, dit-il, est le grand Facteur Universel. » Le monde est en mouvement, et son mouvement se fait par une rupture d’équilibre, par la désagrégation nécessaire des éléments simples.

Cette conception générale inclut des principes que M. Renan admet également. Il reconnaît que Révolution se fait sous les formes de la transmission héréditaire, de la sélection, de la lutte pour l’existence, de l’action réciproque entre les organes et les fonctions.

La transmission héréditaire, qui lègue aux enfants les qualités acquises par les parents, est, pour M. Renan, évidente et d’extrême valeur. « Le développement premier de l’embryon, la façon dont chaque individu s’épanouit dans la vie, est le résultat d’habitudes et d’expériences acquises par les êtres antérieurs. Chaque être a vécu en ses aïeux, a subi leur attitude, a obéi à leurs désirs et à leurs sentiments dominants. L’arrière-petit-fils du serf est courbé encore ; le raïa émancipé se détourne instinctivement du chemin devant celui qui a fait trembler son grand-père. »

M. Renan admet aussi la production indéfinie des êtres dans la nature. « La Nature, dit-il, agit à la façon d’un ouvrier qui gâche largement sa matière, et la dépense avec profusion. C’est un semeur, qui jette sa semence au hasard, sans s’inquiéter du grain qui tombe sur la pierre. »

Ces êtres innombrables tendent à vivre : mais les moyens de vivre étant limités, et la production des êtres illimitée, naît la lutte. Les plus forts, les plus aptes à vivre, survivent, tandis que périssent, par millions, les êtres plus faibles à cette bataille. C’est la sélection naturelle ; et M. Renan l’affirme, en la désignant seulement par d’autres métaphores.

Enfin le progrès, le passage du simple au composé, la lutte et le triomphe, se font par l’adaptation des organes aux milieux, et aux fonctions vitales qui résultent de ces milieux. Dans l’Eau de Jouvence, Prospero, après qu’il a comparé la nature à un aveugle semeur, montre le progrès réalisé par la modification des organes. Les circonstances où nous vivons nous donnent des besoins spéciaux ; et l’habitude de ces besoins donne à nos organes une disposition spéciale.

M. Renan a, sous une forme dogmatique, résumé cette théorie évolutionniste dans sa Lettre à M. Berthelot. « Dans l’ordre de la réalité, dit-il, nous voyons un développement échelonné selon le temps, et dans lequel nous distinguons : 1o une période atomique ; 2o une période moléculaire où la matière a déjà des groupements distincts ; 3o une période solaire ; 4o une période planétaire ; 5o une période terrestre, dont l’histoire nous est donnée, successivement, par la géologie, la botanique et la physiologie ; 6o une période d’humanité rudimentaire ; 7o enfin, la période historique actuelle. »

Et voici réunies les lois de l’évolution : « L’être m’apparaît comme un compromis entre des conditions opposées, comme une équation qui, dans la plupart des hypothèses, donne des solutions négatives ou imaginaires, mais qui dans certains cas, en donne de réelles : comme un van qui laisse passer ce qui a droit de vivre, c’est-à-dire ce qui est harmonieux (apte à s’accommoder avec les milieux). Mille espèces ont existé, ou tendu à exister, qui n’existent plus. Les unes n’ont duré qu’un siècle, les autres ont duré cent siècles, parce qu’elles avaient des conditions d’existence plus ou moins étroites. Les unes se sont brisées tout net ; les autres se sont modifiées. D’autres n’ont eu qu’une existence virtuelle, laquelle, faute de conditions avantageuses, n’a point passé à l’acte. L’univers est, de la sorte, une lutte immense où la victoire est à ce qui est possible, flexible, pondéré. L’organe fait le besoin, mais il est aussi le résultat du besoin. »

C’est, sous des mots différents, la physique universelle de Laplace, avec tous les développements qui lui furent donnés, durant notre siècle, par les écoles scientifiques. Au point de vue de la science positive, en effet. M. Renan adopte entièrement cette doctrine de l’évolution. Il la double, en vérité, d’une métaphysique toute spéciale ; mais de ses plus anciens écrits aux discours les plus récents, il admet toujours, comme un fond incontesté et nécessaire, le développement continu des espèces, la concurrence aveugle des formes.

La certitude scientifique de l’Évolution universelle implique, à ses deux limites, deux problèmes : le problème métaphysique de l’origine, de la cause, de la substance ; et le problème pratique des conséquences pour la vie prochaine de l’humanité. M. Renan a compris la nécessité de ces deux problèmes ; il a tenté, pour y répondre, une théorie métaphysique et une théorie politique.

III

Le problème métaphysique est inévitable. L’Univers est la marche d’un état homogène à un état hétérogène : mais cette marche suppose un point de départ. Les choses ne se mouvant point du même au même, l’éternité de leur mouvement est inconcevable. Il faut donc admettre, à l’origine, un état d’homogénéité absolue. Quel fut-il, et pourquoi n’a-t-il pas duré ?

À ce problème, trois solutions différentes, entre lesquelles se sont toujours partagées les philosophies.

La première est la solution des sceptiques et des positivistes : c’est la doctrine de Protagoras, d’Œnesidème, d’Auguste Comte. L’évolution des êtres est un fait positif, et que la science doit admettre. Mais l’origine de cette évolution, comme toutes les origines, la substance réelle des êtres, comme toutes les substances, sont au-dessus de ce que peut savoir la raison humaine. Une conformation spéciale de notre pensée nous borne, fatalement, à la seule connaissance des phénomènes : au-delà sont les antinomies, et l’esprit se heurte à des possibilités opposées. Notre pensée ne peut sortir d’elle-même ; la certitude métaphysique est un psittacisme, l’affirmation de mots sous lesquels ne gît aucune idée possible.

La seconde solution est celle des idéalistes et des psychologues. Les anciens philosophes Éléates, Platon, et Fichte l’ont admise. L’esprit, d’après elle, ne sort pas de lui-même, et ce que nous appelons les choses n’est que nos idées. Seul vit le Moi ; les prétendues réalités extérieures sont des rêves de notre âme. Mais une meilleure analyse nous montre que ces rêves sont nos créations volontaires. L’ensemble de nos idées actuelles résulte, constamment et uniquement, de nos idées antérieures. Dès lors, le problème de la substance externe disparaît ; le problème de l’origine chronologique se ramène à la connaissance de l’origine logique, et cette origine est notre activité intellectuelle. Cependant, cette activité n’est point libre : déterminée, au contraire, nécessairement, par nos idées, ou, ce qui revient au même, par nos désirs. Il faut donc admettre que les choses extérieures, le Monde, sont des apparences, mais des apparences aujourd’hui nécessaires. Et, après que nous les avons créées, confuses et désordonnées, dans la Sensation, il faut créer ces apparences à nouveau par la Science, qui leur donne l’Unité et les sacre vivantes. Ainsi Parménide, ayant, dans son poème, exposé la réalité de l’Être immuable, montré que nos visions du monde externe et notre âme individuelle sont des apparences vaines, emploie son Deuxième Chant à bâtir la Science de ces apparences. Et pour les idéalistes modernes, comme déjà pour Parménide et Platon, cette science des apparences est dans l’évolutionnisme. Obligés, par le déterminisme habituel de nos âmes, à vivre en ce monde d’apparences, nous sommes forcés encore à concevoir ces apparences comme une transformation indéfinie, s’allongeant d’un état plus simple à des états plus complexes. Mais, dans cette théorie, l’origine objective de l’évolution n’est plus un problème.

L’idéalisme, en effet, ne s’occupe pas de déterminer l’être simple initial, puisque l’Univers est la création tout apparente de l’âme, et que l’âme crée ses idées, nécessairement, sous le mode de la relation, de la multiplicité. Les Idéalistes, construisant leur système évolutionniste du monde, s’arrêtent volontiers à l’état le plus homogène concevable, ne se souciant point de nier que cet état plus homogène soit déjà composé. L’Univers est une apparence : il est l’objet de la science ; mais toute métaphysique doit débuter par la négation de cet Univers.

Le Positivisme et l’Idéalisme, ce sont les deux premières solutions au problème métaphysique. M. Renan en admet une troisième. Il croit que l’Univers est réel, que nos sens nous donnent les images adéquates des êtres extérieurs ; il affirme la réalité objective et absolue de l’Évolution, se condamnant ainsi à chercher la cause et la substance des choses. Et dans ses efforts métaphysiques, — efforts que, toujours ironique, il nomme ses certitudes — les faiblesses abondent, les contradictions.

D’abord, c’est une confiance étrange, — étrange surtout chez le sceptique que veut être M. Renan — dans la valeur absolue de la raison humaine. Au début des Dialogues philosophiques, le positiviste Eutyphron émet l’avis que, peut-être, notre constitution psychologique est trompeuse, nous condamne à une illusion constante et inévitable ; et M. Renan réplique, sous le nom de Philalète : « Je me suis habitué à ne plus m’arrêter à ce doute. Comme l’instrument de la raison n’a jamais conduit à une erreur, il faut en conclure qu’il est bon et qu’on peut s’y fier. Une balance se vérifie par elle-même, quand, en variant les pesées, elle donne des résultats constants. » Le même truisme se retrouve dans un très récent discours de M. Renan : « Les objections contre la légitimité même des facultés rationnelles de l’esprit ne m’ont jamais beaucoup touché, je l’avoue. La science est un ensemble dont toutes les parties se contrôlent : je crois absolument vrai ce qui est prouvé scientifiquement, c’est-à-dire par l’expérience rigoureusement pratiquée. » Absolument vrai ! Ainsi M. Renan escamote l’argument des sceptiques et des positivistes. Et, pour montrer aux idéalistes qu’il n’a point leurs préjugés, il déclare ailleurs que non seulement le monde externe, mais encore les notions et vérités mathématiques seraient réelles et vraies, si même aucun esprit n’existait pour les connaître. Les catégories de la pensée sont, pour lui, dans un mystérieux accord avec les catégories de la réalité objective ; ou, plus exactement, il admet que l’esprit subit la connaissance, et ne la crée point.

Force est maintenant à M. Renan de nous expliquer objectivement l’origine, la cause et la substance de ce monde qu’il déclare réel. Et, comme l’explication est, a priori, impossible, force lui est de tâtonner, d’aboutir à des conclusions illogiques, souvent contraires. Tantôt, il paraît admettre que l’Univers est un mécanisme total, mû par un Être supérieur : c’est l’inconnaissable premier de M. Spencer ; et M. Renan, hélas ! l’éclaire peu, lorsqu’il en fait un « idéal en formation ». Tantôt le monde est présenté comme un ensemble de monades, ayant déjà une vague conscience inconsciente, et réalisant, d’elles-mêmes, une fin idéale. Et sur la nature de cette fin, encore, maintes contradictions : parfois, M. Renan la dit fortuite, et il cite l’exemple du semeur aveugle : parfois cette fin du monde est la vertu ; parfois, la vertu même est un moyen, une duperie de la nature, pour nous obliger à réaliser une fin différente. Et sur cette Nature bonne et méchante, sur ce que M. Renan appelle Dieu, combien de définitions opposées ! Dieu est, successivement, dans ces rêveries de M. Renan, le Premier Moteur de Descartes, l’Idéal formel d’Aristote, ou la Nature Naturante de Spinoza, ou le résultat du progrès, le Dieu in fieri de Hegel, ou l’Homme dernier, en qui la conscience des évolutions antérieures sera toute concentrée.

Veut-on savoir encore les certitudes métaphysiques de M. Renan ? C’est, notamment, — oh ! combien M. Renan nous a répété cette formule ! — que « Dieu n’agit point par des volontés particulières », donc, qu’il n’y a point de miracles, que les éléments du monde sont des instruments et des moyens, non des fins. Et c’est l’affirmation aussi fréquente d’une fin particulière réalisée par chaque individu, ce qui remplace seulement la Création Continuée des Catholiques par la théorie, — au fond plus irrationnelle, et non moins providentialiste, — de l’Harmonie Préétablie. C’est la doctrine de la Vertu, qui est, pour M. Renan, une duperie de la Nature (toujours cette Nature qui agit et qui n’existe pas !). Pour obtenir notre collaboration à sa tâche, Dieu nous donne l’illusion d’un devoir à exécuter : et M. Renan déclare que ce Dieu n’agit point par des volontés, des actions particulières ! Paralogismes et contradictions ! Le tout faute de s’être résigné à tenir la Science pour ce qu’elle était, faute d’avoir compris le monde externe comme une pure apparence, et pour avoir voulu injecter de formules métaphysiques et idéalistes la théorie, toute positive, de l’évolution !

Peut-être aurais-je dû insister davantage sur ces théologies, où s’attarde si volontiers M. Renan. J’ai voulu montrer, seulement, qu’elles étaient la conséquence inévitable et funeste d’une croyance erronée à la réalité objective de l’Univers. Cette croyance doit aboutira l’absurdité ; et M. Renan, dans sa Lettre à M. Berthelot, l’a sagement reconnu. Il avoue que la métaphysique de l’Évolutionnisme est fatalement impossible. « C’est ici que notre raison s’abîme, que toute science s’arrête, que les analogies se taisent. Les antinomies de Kant se dressent en barrières infranchissables ; on entre dans une série sans fin de contradictions ou de cercles vicieux. »

Platon, jadis, était sorti triomphalement de cette série. Il avait appelé la matière par son vrai nom : le Néant. Il avait compris que l’univers est un jeu de notre âme, seule réelle, supérieure aux questions d’origine et de cause, comme au temps lui-même. Il avait vu que le temps est le grand facteur de l’apparence ; mais que le grand facteur de la réalité est l’Idée, Dieu, notre Âme. Et la Science, ainsi détachée de la Réalité, lui avait paru une fantaisie utile, un effort à coordonner, à refaire plus réelles, les vaines ombres qui s’agitent pour nous décevoir, sur les murs de notre caverne.

IV

M. Renan, cependant, se rattache davantage à Platon qu’à tout autre philosophe. Il a écrit des dialogues moins sceptiques et moins dogmatiques ; il a tenté une métaphysique, hélas ! moins sage ; mais il a résolu de la même manière le second des problèmes que soulève l’évolution ; et la partie politique des Dialogues philosophiques n’est pas inférieure aux extraordinaires dialogues du poète athénien sur la République et les Lois.

L’Univers est une machine en mouvement, et son mouvement est un développement, c’est-à-dire un progrès. Ce progrès ne se doit pas arrêter : quel sera son résultat prochain ? C’est à cette question que doivent répondre les sciences politiques.

La solution que lui donne M. Renan est vraiment excellente. Seul de tous les penseurs contemporains, il a essayé une politique scientifique, appuyée sur des certitudes positives. Et il a vu que la théorie de l’évolution avait, au point de vue politique, deux conséquences nécessaires.

D’abord elle établit, certainement, l’inégalité des personnes humaines. L’humanité n’est pas une espèce homogène, créée d’un seul acte, avec une raison qui la distingue des êtres inférieurs et lui confère un droit naturel commun à tous les hommes. Les hommes sont des animaux supérieurs, plus compliqués, et, par suite, plus différents les uns des autres. Suivant leurs milieux, la durée de leur hérédité humaine, et les conditions de cette hérédité, ils ont d’autres esprits ; et, — l’esprit étant l’ensemble des désirs, — d’autres désirs. Le Papou n’est point de la même espèce que l’Européen, ni notre frère que nous. Chacun a des plaisirs qui lui sont propres, et des besoins qu’il a seul. Ces besoins sont plus simples, moins nombreux chez les hommes inférieurs ; donc, pour ceux-là, des droits plus simples, moins nombreux.

C’est le premier axiome politique de M. Renan. Le second est la possibilité et la nécessité, pour les hommes, de recréer raisonnablement l’univers. Ce que nous appelons la nature n’est pas un état primitif et immuable : c’est déjà un état secondaire, un progrès sur des états antérieurs. Mais l’évolution, avant l’homme, s’est faite aveuglément : la nature que nous avons autour de nous n’a pas été créée pour nous. Il faut donc que l’homme, comprenant les choses, et, par suite, maître d’elles, les refasse ; qu’il reconstruise l’univers, pour l’adapter à ses besoins. Rien n’est immuable : ce qui peut être conçu peut être réalisé ; savoir, c’est pouvoir. La politique scientifique doit connaître les lois de l’évolution, les tourner au profit de l’humanité. Le monde fut commencé par le hasard : il doit être continué par l’homme intelligent.

Sur ces deux vérités, M. Renan fonde une théorie politique d’un dogmatisme si complet, que nulle phrase, en ses écrits, n’est étrangère ou opposée à cette conception totale.

L’homme, maître du monde par la science, doit le réformer. Dans quel but ? Dans le but de son bonheur humain. Mais les bonheurs sont différents, suivant les hommes. Il faut donc que les plus intelligents connaissent, avec les lois de l’Univers, les besoins des autres hommes, et utilisent ces lois à satisfaire ces besoins. Et il faut encore que les besoins de chacun servent aux besoins de tous, c’est-à-dire que le travail total soit divisé entre les hommes, afin que tous puissent, en satisfaisant leurs désirs particuliers, permettre aux autres la satisfaction des autres désirs.

Cette division du travail doit être garantie et maintenue par le moyen des lois même de l’évolution. L’homme, dit M. Renan, deviendra maître de la matière. Un chimiste, ayant la loi de l’atome, transformera toute chose ; un biologiste modifiera les conditions de la vie. La science acquerra la loi qui détermine le sexe de l’embryon, et pourra l’appliquer à volonté. Une fabrique d’Ases, d’hommes nouveaux, pourra être constituée : on développera, par sélection, chez les hommes diversement prédisposés pat l’évolution antérieure, les organes nécessaires à leur bonheur, nécessaires au bonheur de tous. L’inégalité des hommes, qui est indestructible et utile à tous, sera ainsi consolidée, au plus grand profit des hommes. Et, par la différenciation croissante des organes et des fonctions, la souffrance disparaîtra. La lutte pour l’existence se terminera par une paix dernière, le nombre des hommes étant limité, et chacun ayant un besoin unique, spécial, dont la satisfaction lui sera donnée sans privation pour les autres.

Telle est, en ses points essentiels, la politique de M. Renan. Elle résulte logiquement de toute réflexion scientifique. Inégalité des hommes, inégalité des besoins, séparation radicale des classes ; création d’une hiérarchie déterminée et inviolable, où chacun jouera le rôle qu’il peut jouer et fera le bonheur de tous, par la recherche seulement de son bonheur individuel ; division complète des fonctions ; adaptation artificielle à ces fonctions des organes et des désirs ; création, au sommet, d’une caste de sages, purs cerveaux, — dont le besoin spécial et unique, ajouterait Platon, sera la Vertu, c’est-à-dire l’orgueil d’être les plus réels, le désir d’accroître cette réalité en donnant au monde, qu’ils sauront leur rêve, l’imité heureuse.

À dire vrai, Platon, s’il connaissait aujourd’hui cette belle théorie de M. Renan, y apporterait encore d’autres additions. Il rendrait impossibles les variations de l’hérédité, en fondant une science chimique et physiologique des mariages ; et, parfois, en supprimant le rôle de la femme dans la formation des êtres nouveaux. Il maintiendrait les besoins nécessaires, dans les diverses castes, en développant chez les Sages l’orgueil désintéressé qui naît de la connaissance ; chez les esprits moyens, cette vertu irréfléchie, dont M. Renan fait une duperie de la nature, qui est, en réalité, une habitude, et qui deviendrait un besoin normal ; chez les esprits moins élevés, la vanité de la force personnelle ; chez les ouvriers, l’ignorance des vaines instructions qui produisent les mauvais besoins, et, au contraire, la certitude religieuse d’une vie surnaturelle, où les obéissances seraient récompensées.

Et Platon, qui, jadis, avait chassé les Poètes de sa République, mais qui, depuis, aurait eu le temps de se convertir, corrigerait encore la doctrine de M. Renan, en donnant aux poètes le rang suprême dans l’État. M. Renan (toujours, peut-être par son ironie d’artiste) sacrifie volontiers l’art à la science. Il ne voit pas que la science est un moyen, dont le but est l’art. La science est un premier effort à recréer la Nature, en y mettant l’harmonie ; mais de l’évolution sont nées des âmes plus hautes que cette harmonie elle-même n’a point contentées. Elles mériteront, elles obtiendront la jouissance suprême ; au-dessus de ces apparences habituelles, où elles n’auront plus ni besoins ni fonctions, elles évoqueront la meilleure et plus réelle vie de rêves supérieurs. Et, lorsque la science aura terminé sa tâche, lorsque sera achevée la création de l’humanité nouvelle, artificielle et raisonnable, les hommes les plus fins, les plus hétérogènes, les « différents », auront cette exclusive curiosité de la création artistique : réunis, tous — deux ou trois — dans quelque Serapeumf bienheureux, ils échangeront leurs visions, créeront ensemble des vies suprêmes, par le moyen d’un vocabulaire de signes pleinement définis.

Mais, sous les menues additions qu’on peut lui faire, la théorie politique de M. Renan n’en demeure pas moins nettement posée, définitive. Et maintenant s’expliquent ces drames, corollaires, tantôt de cette théorie, tantôt destinés à critiquer les théories opposées. Caliban est la condamnation des aristocraties naturelles, non scientifiques, et occupées à des philanthropies égalitaires. L’Eau de Jouvence est l’éloge de la science, le symbole du changement que seule la science peut réaliser. Enfin dans le Prêtre de Némi nous sont montrées les vaines formes politiques actuelles, si étrangères à toute science : la démocratie servile, l’aristocratie vaniteuse, le socialisme, qui appuie une conception juste de l’État souverain sur le monstrueux contresens de l’égalité dans les besoins et les droits. Antistius, qui périt victime d’une tâche stérile, est le symbole des réformes partielles, toujours funestes, — misérables, surtout, lorsqu’elles veulent reposer sur la persuasion. Et si M. Renan déclare, dans sa préface, que le Prêtre de Némi prouve le triomphe final du bien, c’est qu’il prouve en effet l’impossibilité égale de toutes les théories mauvaises, et laisse pour unique conclusion, sans la mentionner, le recours à une politique rationnelle et sage.

Un dernier problème se pose. La doctrine politique de M. Renan, fondée sur des certitudes positives, est d’une réalisation possible et facile : mais sera-t-elle réalisée ? Sur ce point encore, l’optimisme de M. Renan et son dogmatisme sont merveilleux. Il affirme que l’Idéal se fera, nécessairement, que, après des millions d’avortements, le triomphe du bien dans le monde se réalisera. Hélas ! nous n’avons point cette assurance bénie ! La réalisation de l’Idéal suppose l’intervention scientifique de l’homme dans les choses ; et l’homme, entraîné par une évolution funeste, se refusera longtemps encore à cette intervention. La réalisation de l’idéal suppose en outre le maintien et l’aggravation de l’inégalité : et voici que l’égalité se produit, épouvantable, par la destruction, dans la concurrence vitale, des hétérogénéités supérieures. Notre siècle pouvait faire une expérience décisive ; et il l’a, au contraire, rendue désormais impossible.

L’humanité est un insecte aveugle, enfermé dans une voûte de cristal d’un milliard de lieues, où il n’y a qu’un trou, d’un millimètre de diamètre. Éternellement, il bat de son aile les parois de la voûte, cherchant à passer par la petite ouverture, pour sortir de la mauvaise prison, et pour parvenir, délicieusement, à la lumière. Tout à l’heure il a frôlé la fente bienheureuse, et le voici qui, de nouveau, est retombé au plus loin ; et l’éternelle torture s’allonge, indéfinie.

Mais à nous, servants d’une autre métaphysique, qu’importent ces images funèbres ? Nous savons que le monde est un vain rêve ; que, seule, notre âme crée ses visions. Et, par la sainte jouissance de l’art, nous vivons librement, dans, ce monde supérieur, où l’idéal de nos désirs est enfin réalisé. Vaines et risibles sont les déceptions des politiques électorales à ceux qui peuvent, lisant Platon ou M. Renan, évoquer la vision d’une République raisonnable, et, dans cette République, goûter, éternellement, la délicieuse et vivante joie !

À Ischia, sous le volcan terrible, les cigales jouent indéfiniment la même chanson : et la monotonie de cet air, dont varient sans cesse les exécutants, dispose l’âme aux noires pensées. Mais on m’a conté que, revenu à Paris, M. Renan a rêvé de meilleurs rêves, dans ce paysage autrement pittoresque du quartier Saint-Jacques, où ne sont d’autres cigales que les douces filles des tavernes et les jeunes poètes décadents. Et l’on m’a conté que, ainsi ramené à de plus gaies visions, M. Renan vient d’écrire un drame nouveau, pouvant faire une suite au Prêtre de Némi.

Carmenta la Sybille et le sonore prophète Jérémie s’étaient trompés. Rome n’a point vaincu Albe, et Albe est devenue l’Unique Nation. Antistius qui, sur la scène, résistait si nettement aux prières de Carmenta, a enfin, dans la coulisse, cédé à ses charmes. Et de ces deux êtres supérieurs un fils est né, très beau, très robuste, et très sage. Il a tué, domptant ses répugnances, la moitié de ses concitoyens ; il a pendu Métius et Liberalis, et Céthégus : et il a fait couper en morceaux l’abominable Tertius, le bourgeois pondéré et stupide, afin d’empêcher surtout la renaissance de celui-là.

Maintenant Albe est régie par la seule Raison. Une fabrique d’Albains a été fondée, où les Sages, à l’aide de merveilleux instruments chimiques, créent, suivant les besoins, des organes divers. La plupart des citoyens vivent la vie, parfaitement heureuse, des ignorants et des satisfaits. Ils font les œuvres manuelles, régulièrement ; ils ne connaissent point les écritures, les langues mortes, les morales civiques ; mais ils savent que Dieu les jugera, et qu’ils auront, suivant la tâche faite, une part proportionnelle du gâteau céleste.

Au dessus, d’autres hommes ont revêtu des costumes bariolés, et ils s’exercent heureusement aux luttes gymnastiques. Ceux-là ont pour unique joie la résistance aux bêtes cruelles, la défense du bonheur commun. Ils montrent fièrement leurs biceps gonflés.

Au dessus encore vivent, dans cet étrange pays idéal, les soldats de l’Impératif Catégorique. Ils sont heureux, n’ayant de besoin que l’obéissance à des ordres incompréhensibles, qu’on a, pendant leur fabrication, mis en eux.

Enfin, le dernier acte du drame nous fera voir la caste suprême des Artistes et des Sages. Ceux-là vivent dans l’ineffable joie de la création consciente. Ils ont, à leur portée, toutes les satisfactions matérielles : des aliments exquis, des vêtements harmonieux, des odeurs ; et (la femme n’étant plus qu’un être de grâce et de beauté, non une honteuse machine de parturition), aux artistes seuls est donnée la vue des femmes ; languides et parfumées, elles se montrent, enchantant les yeux par leurs poses tièdes, provoquant les âmes à des créations plus joyeuses.

Ironique toujours. M. Renan dira, dans sa préface, que les utopies sont de vaines chimères, que la politique scientifique est une folie cruelle, dans ce temps de sottises grandissantes, où tous se veulent égaler pour l’abrutissement. Mais, comme M. Renan est un penseur aimable et un artiste merveilleux, son livre fera pour nous, immédiate et impérissable, la vision de cette République ; nous deviendrons les citoyens seulement de l’Albe nouvelle ; nous vivrons la meilleure vie d’un monde plus beau et plus raisonnable ; et les mauvaises agitations des Métius et des Antistius s’enfuiront de nos âmes, comme s’enfuit, lorsque le soleil apparaît, la méchante volée des oiseaux nocturnes.

II. M. Taine et Napoléon

Il reste encore à Paris deux ou trois de ces antiquaires suivant la mode d’autrefois, qui aiment sincèrement les vieilles choses dont ils font commerce. Dans leurs sombres boutiques, que la clientèle délaisse d’année en année, ils vivent, craignant Dieu et ignorant le monde ; heureux s’ils ont vendu un meuble, car ils pourront ainsi en racheter un plus beau ; heureux s’ils ne l’ont point vendu, car ils eussent souffert à s’en séparer. Ils gardent pieusement les traditions de l’ancien goût français : un peu pareils, hélas ! à cette paysanne centenaire du comté de Cornouailles qui seule avait gardé le vieux dialecte celtique de son pays, tandis que personne autour d’elle, depuis trente ans, ne comprenait plus que l’anglais ! Du moins, à défaut de clients, ils ont près d’eux pour les consoler d’aimables et sûrs compagnons : les bahuts tout rongés des vers, les grands bureaux dévernis, les fauteuils aux fonds de tapisserie à demi effacés, les gravures en couleur, souriantes et légères comme de belles maîtresses dans leurs cadres disjoints. Et les petites pendules Louis XVI ont beau avoir, depuis cent ans, leur sonnerie arrêtée : pour eux elles retrouvent des voix et se rappellent des chansons.

Et comme je demandais au plus sage d’entre ces sages, l’autre jour, à quelles causes singulières on pouvait attribuer l’engouement soudain des amateurs, et du public à leur suite, pour le style Empire, pour ces meubles si lourds et si emphatiques, pour ces pendules, ces flambeaux, surchargés d’ordres disparates, pour l’art le plus glacial et le moins intime qu’il y ait eu jamais :

« Hé ! me répondit mon ami, n’y voyez point malice ! Le public aime les meubles Empire comme ou aime les merles quand on n’a plus de grives ; et quand les amoureux s’aperçoivent que les belles femmes sont trop belles, ils en aiment de laides. Les beaux meubles anciens, les Louis XVI aussi bien que les Renaissance, ont disparu du marché : le peu qu’il en reste est trop cher, sans compter que les imitateurs sont devenus bien habiles, et les acheteurs bien ignorants. Tel qu’il est, le style Empire est au moins un style : il vaut toujours mieux que ce méchant petit style anglais qu’on est en train de vouloir lui opposer. Et on l’aime parce qu’on en trouve à acheter. Dans dix ans, quand on n’en trouvera plus, il faudra aimer autre chose. Mais j’ai bonne idée, voyez-vous, que dans dix ans il n’y aura plus personne pour rien aimer du tout. »

Les paroles de ce sage marchand me reviennent dans l’esprit, à chaque signe nouveau de l’engouement croissant du public, non plus seulement pour les meubles Empire, mais pour l’histoire et la personne de l’empereur Napoléon. Nous sommes tout à Napoléon, par le temps qui court ; mais il me semble qu’on aurait tort de chercher des causes trop subtiles à ce brusque retour de passion. Quelques-uns y ont vu l’effet de ténébreuses manœuvres du parti bonapartiste ; pour d’autres, c’est le vieil esprit césarien qui fermenterait dans les masses. Je crois plutôt qu’il en est de Napoléon comme du style Empire : nous l’aimons parce que nous avons besoin d’aimer quelqu’un, pour nous distraire, et parce que, sauf lui, il n’y a plus personne que nous puissions aimer. Nous avons essayé d’aimer les hommes de la Révolution : mais il nous a suffi de les voir d’un peu près pour nous en fatiguer. Nous avons essayé d’aimer Jésus-Christ : mais il y fallait trop de sacrifices, nous avons renoncé. Maintenant nous aimons Napoléon Ier : celui-là au moins ne nous empêche pas de dormir à notre aise. S’il vivait, les plus ardents à l’aimer seraient les premiers à le détester ; mais il est mort, si complètement mort, que nous ne savons rien de lui, excepté son nom, les dates de son règne, et ce beau visage de fantaisie que lui ont attribué les peintres : car, au dire de Kotzebue, aucun de ses portraits ne lui ressemble, et sa seule image un peu fidèle est encore celle qu’il a fait graver sur ses premières pièces de cent sous. Nous ne savons rien de lui, il n’y a peut-être pas d’homme dans l’histoire dont la vraie figure soit plus mal connue. Dans chacun des nombreux ouvrages qu’on a publiés sur lui, c’est un autre Napoléon qu’on nous a montré. Mais pourvu qu’on nous parle de lui, nous sommes prêts à tout entendre : car ce que nous aimons en lui, ce n’est point lui-même, c’est seulement notre besoin d’aimer.

Voici, par exemple, trois livres sur Napoléon, tous trois récents, tous trois fort remarquables, et ayant de pleins droits à notre confiance : le Régime moderne de M. Taine, Napoléon intime de M. Arthur Lévy, Napoléon et les femmes de M. Frédéric Masson. Je les ai lus d’une seule traite, l’un après l’autre : et, si j’avais eu d’avance quelques idées sur le vrai caractère de Napoléon Ier, cette lecture aurait suffi pour me les brouiller à jamais.

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D’abord, le Napoléon de M. Taine. C’est un aventurier italien, un rival de Castruccio Castracani attardé parmi la société française de la fin du xviiie  siècle. La civilisation moderne n’a point de prise sur lui. Il ne connaît aucun de nos sentiments, ni la modération des désirs, ni le respect de la justice, ni, à défaut de charité, l’égard pour autrui. Amené au pouvoir par une série de chances d’heureux joueur, et par la force d’une ambition sans scrupules, jusqu’au bout il ne voit dans l’univers que lui seul. Son monstrueux égoïsme va toujours s’épanouissant, sur les ruines de l’ancien monde qu’il achève de détruire. Imaginez un brigand qui se serait, par surprise, emparé d’une maison : la place bien à lui, il ne s’occupe que de la fortifier pour y être à couvert des gendarmes ; il mure les fenêtres, il creuse des fossés devant les portes, il empile les meubles en manière de barricades, il enferme les domestiques dans des chambres séparées, de peur d’une révolte contre lui. Telle serait, d’après M. Taine, l’histoire du règne de Napoléon Ier.

Et imaginez maintenant que les gendarmes, après avoir arrêté le brigand, aient laissé la maison dans l’état où il l’avait mise. Les nouveaux habitants ne peuvent manquer de s’y trouver mal à l’aise ; dans cette forteresse improvisée, ils étouffent et dépérissent ; les fenêtres murées interceptent l’air du dehors, et comme tous les meubles restent empilés les uns sur les autres, on n’a point de chaises pour s’asseoir, ni de table pour manger. Tel serait, d’après M. Taine, notre régime moderne. Napoléon l’a créé pour son usage personnel : désormais son mécanisme ne profite plus à personne ; mais, en attendant qu’on se décide à le modifier, il n’y a désormais personne qui n’en souffre.

C’est là un amusant paradoxe, qui aurait pu faire la matière d’une jolie chronique de journal. M. Taine en a fait la matière de deux énormes volumes in-octavo, sans compter les autres volumes qu’il rêvait d’y joindre quand la mort est venue l’arrêter. Mais les lecteurs de son livre ne se plaindront pas de cet excès de longueur : car jamais encore auparavant il n’était arrivé à M. Taine de construire avec tant d’art ces vastes appareils logiques, ces monuments de dialectique, où son haut et noble esprit s’est de tout temps occupé. Si Napoléon a été, sur le trône de France, au commencement de notre siècle, un condottiere italien de la Renaissance, M. Taine, disciple de Stuart Mill et confident de Thomas Graindorge, m’est toujours apparu comme un de ces bénédictins du moyen âge qui, sans autre goût naturel que celui du travail, étrangers aux agitations passagères du monde, armés en outre de toutes les armes de la scolastique, s’ingéniaient à bâtir du fond de leurs cellules quelque vain et prodigieux édifice, des sommes où toute la philosophie divine et humaine se déduisait d’un unique principe, des canons fondés sur deux ou trois lettres secrètes, ou bien encore de ces initiales de missels qui, à elles seules, sont comme des cathédrales gothiques, avec l’infinie complication de leurs lignes et de leurs figures. De même que M. Zola, son parent bien plus que son élève, M. Taine a été un constructeur. Ses œuvres les plus longues sont aussi les plus belles : par le développement magnifique de leur ordonnance, et cette solidité des assises et cette élégance des ornements qui les égale aux plus parfaits chefs-d’œuvre de l’architecture d’autrefois.

Voyez, à ce point de vue, ses deux derniers volumes : c’est le triomphe de la construction littéraire. Tout repose sur une définition du caractère de Napoléon. Admettez seulement que Napoléon ait été un condottiere italien, vous verrez aussitôt se dresser en pleine lumière devant vous toute l’histoire du xixe  siècle, vous comprendrez pourquoi la France possède tant de préfets et de sous-préfets, pourquoi les prêtres sont si aveuglément soumis aux évêques et les évêques au pape, pourquoi les écoles françaises, depuis les primaires jusqu’aux supérieures, se montrent si peu aptes à former des hommes. Inutile de chercher, à travers les deux gros volumes, une exception, l’ombre d’un argument qui contredise la thèse. Ah ! comme l’on voudrait que la réalité eût ce bel ensemble, cette harmonieuse unité si claire et si raisonnable ! Et combien, à ce que doit être la réalité, on préfère cet admirable édifice que vient de bâtir M. Taine ! Car à tout le prestige de sa masse et de sa structure, il joint encore le charme d’un beau style coloré, rythmé, plein d’images sonores, d’un style où chacune des phrases est elle-même un chef-d’œuvre d’architecture patiente et hardie.

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Voici maintenant le Napoléon de M. Arthur Lévy. Ce n’est plus un condottiere, mais un petit bourgeois, qui s’élève peu à peu dans l’échelle sociale à force de travail, d’économie et de sagesse pratique. Oubliez Castruccio Castracani et imaginez plutôt M. Laffitte le banquier, celui qui est devenu ministre pour avoir su ramasser une épingle. Et ne croyez pas que je force la note : à toutes les pages de son livre M. Lévy insiste sur ce caractère éminemment bourgeois qu’il distingue en Napoléon. « La place que lui réservait le destin, dit-il, était la première à la tête de son pays, parce qu’elle était la première à la tête des travailleurs résolus de classe moyenne, derniers détenteurs des vertus morales délaissées par une noblesse dissolue… L’œuvre de cet homme, né bourgeois, est essentiellement bourgeoise ; grâce à lui la classe moyenne a pris pied dans les affaires de l’État. »

Le caractère de Napoléon ? Vous n’avez qu’à imaginer le caractère du banquier Laffitte, en supposant seulement qu’au lieu d’une banque c’est un empire que le destin lui donne à diriger. Toutes les vertus bourgeoises, et nulle trace d’autres vertus. Napoléon a été, au collège, un élève appliqué ; il a été, dans l’armée, un officier consciencieux et travailleur. Toute sa vie il s’est montré bon fils, bon frère, bon mari. Savez-vous pourquoi Napoléon n’aimait pas Mme de Staël ? « À cause de sa mauvaise réputation. Il avait une répulsion instinctive pour les femmes sans retenue. » Et, comme il avait les vertus d’un bourgeois, il en avait les travers : la parcimonie, la méfiance, mille petites manies. « Tout concourt à compléter cette physionomie de citadin provincial » : tel est le jugement que porte en dernier lieu sur lui M. Arthur Lévy, après avoir étudié pendant 650 pages, avec une patience et une conscience admirables, tous les détails de sa vie et de son caractère.

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Le Napoléon de M. Frédéric Masson est plus difficile à définir. On voit de suite, au moins, qu’il est aussi éloigné du petit bourgeois que du condottiere. Ce serait plutôt un poète, un de ces grands passionnés dont le cœur est brûlé à la fois de toutes les fièvres, un Alfred de Musset plus viril, et qui aurait eu l’énergie de vivre son rêve. M. Masson, dans ce premier volume, ne s’occupe que de ses amours ; mais avec quelle chaleur il nous en parle, et quelle flamme il nous fait voir toujours allumée dans son âme ! Son Napoléon savait toutes choses, mais par-dessus toutes choses, il savait aimer.

La campagne d’Italie, elle nous apparaît maintenant comme une prodigieuse sérénade offerte par cet amant sublime à la capricieuse Joséphine. Et plus tard, quand il a cessé d’aimer Joséphine, ah ! comme nous sommes loin du parfait bourgeois de M. Lévy ! De quelle convoitise passionnée il poursuit Mme Walewska, avec quels cris il l’appelle, de quels ardents baisers il couvre son beau corps, lorsque enfin, par amour pour sa patrie, elle s’est résignée à le lui livrer ! Le plus exalté des poètes, voilà Napoléon ! Et tel nous le retrouvons encore dans les bras de Marie-Louise, quand au contact de cette jeune chair toute sa chair se réveille, et que mille sources de tendresse, d’indulgence, de printanier espoir jaillissent de son cœur !

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Ainsi M. Taine, M. Lévy, M. Masson nous offrent tour à tour un Napoléon suivant leur goût ; ce sont trois Napoléon si absolument différents l’un de l’autre qu’il y aurait folie à vouloir les concilier dans une image d’ensemble ; mais la tentation est forte de choisir l’un des trois, comme le seul authentique.

Le choix, malheureusement, est assez malaisé. On ne saurait songer, en tout cas, à le fonder sur des raisons positives et d’ordre historique ; car on s’aperçoit aussitôt que M. Taine a consulté toutes les pièces qui concernaient Napoléon, que M. Lévy les a consultées aussi, et aussi M. Masson. Tous trois, ils ont lu tout ce qu’on pouvait lire : et non seulement cela ne les a pas empêchés d’arriver à des conclusions absolument différentes, mais encore il n’y a pas un fait un peu important qu’ils se soient représenté de la même manière.

Voici par exemple, les amours de Napoléon : M. Lévy et M. Masson nous en parlent tous deux, et tous deux avec l’intention formelle de nous y montrer Napoléon à son avantage. Or, sur chacun des épisodes des amours de Napoléon, leurs deux versions diffèrent complètement. Pour M. Masson, c’est Napoléon qui s’est le premier fatigué de son commerce tendre avec sa petite belle-sœur, Désirée Clary ; pour M. Lévy, c’est Désirée Clary qui, une fois pour toutes, a signifié à son amoureux qu’elle ne l’aimait pas. M. Masson nous raconte comment Napoléon, après Vendémiaire, reçut la visite d’Eugène Beauharnais, qui, sous prétexte de lui demander l’épée de son père, venait simplement l’attirer chez Joséphine. À en croire M. Lévy, cette visite d’Eugène serait « une fable ridicule » ; et M. Lévy ajoute que Joséphine demeurait alors rue de l’Université, et que c’est Napoléon qui l’a installée, un an plus tard, dans cet hôtel de la rue Chantereine, où M. Masson nous affirme, au contraire, qu’elle demeurait déjà lorsque Napoléon est venu la voir pour la première fois. Mêmes contradictions à chaque page, qu’il s’agisse de l’épisode de Mme Fourès, la belle Bellilote du Caire, de Mme Walewska (dont M. Lévy fait une amoureuse, et M. Masson une martyre), de Marie-Louise. Puisant aux mêmes sources, avec des intentions pareilles, M. Lévy et M. Masson en ont rapporté des récits tout différents : tant il est vrai que, parmi toutes les illusions, il n’y en a point de plus illusoire que la vérité historique, et que jamais deux yeux ne verront la même image, dans ce torrent d’apparences qu’est l’univers en dehors de nous !

Renonçons donc à choisir la plus exacte, parmi ces figures diverses de Napoléon. Les contemporains mêmes de ce grand homme ne l’ont pas connu : ni sur les événements de sa vie, ni sur son caractère, ni sur son aspect extérieur, leurs témoignages ne s’accordent. Et maintenant rien ne reste plus de lui qu’une ombre flottante, qui se dérobe devant nous quand nous croyons la saisir.

Mais, au-dessus de la soi-disant vérité historique, il y a cette vérité vivante dont nous revêtons dans nos cœurs les images qui nous plaisent. Et il n’importe pas que chacun de nous se fasse d’un grand homme une image différente, pourvu qu’il l’a voie réelle et pourvu qu’il l’aime. Si M. Taine avait publié son livre vers 1869, aux dernières années du second Empire, j’imagine que c’est son Napoléon qui aurait été le plus vrai : son Napoléon est d’ailleurs, à peu de chose près, le même que voyaient alors toutes les âmes généreuses, le même qu’a vu Michelet dans les trois volumes, si injustement dédaignés, de son Histoire du xixe  siècle. Mais aujourd’hui nous préférons à cette froide et sombre figure d’aventurier italien un Napoléon plus voisin de nous, plus aimable aussi, et tel que nous puissions transporter sur lui notre besoin grandissant de pitié et d’admiration. C’est, je crois, ce qui explique le succès du livre de M. Masson. Nous y trouvons un grand homme qui désire, qui sent, qui souffre comme nous. Les soucis du monde qu’il porte sur ses épaules ne l’empêchent pas d’offrir tour à tour à Joséphine, à Mme Walewska, à Marie-Louise, un pauvre cœur amoureux plein de passion et d’ingénuité. Nous l’admirons, nous le plaignons : et il n’en faut pas davantage pour faire de lui, désormais, le seul Napoléon véritable.

III. La résurrection de M. Taine19

Je crois bien me rappeler encore que M. Renan était l’aîné de M. Taine, qu’il l’avait précédé dans la vie, dans la gloire, et qu’il l’a précédé aussi, de quelques mois, dans la mort. Mais déjà il me faut un effort pour me retrouver dans ces dates ; et de jour en jour s’efface davantage en moi, comme sans doute en chacun de nous, le souvenir de tout ce qui pourrait distinguer, séparer les noms de ces deux grands hommes. Bientôt M. Taine et M. Renan ne nous apparaîtront plus qu’en commun, dominant de leurs hautes figures le mouvement intellectuel de la seconde moitié de notre siècle : de même qu’au-dessus de toute la littérature du siècle passé nous apercevons unies, et désormais inséparables en dépit de l’histoire et de la critique, les deux figures de Voltaire et de Jean-Jacques Rousseau. Pour nous tous qui sommes nés après 1850, M. Renan et M. Taine ont été les deux maîtres : ce sont leurs deux voix qui ont le plus profondément résonné en nous. D’autres nous ont parlé plus haut, ou avec des accents plus tendres et plus doux ; mais voici qu’à peine un souvenir nous reste de ce qu’ils nous ont dit, et ces deux-là sont les seuls que nous continuions à entendre. Je les comparerais encore à deux grands arbres, dans un jardin où il y a en outre toutes sortes de jolies fleurs et d’arbustes de prix. Nous avons grandi, appris, rêvé sous leur ombre, et maintenant de tout le beau jardin nous ne nous rappelons qu’eux seuls. Nous les revoyons de même âge, de même grandeur, malgré la différence de leurs formes ; et depuis qu’on lésa abattus le jardin nous semble désert ; et tous deux nous ont donné tant d’abri que nous aurions peine à savoir désormais lequel des deux nous en a donné davantage.

Ainsi pour nous, qui sommes déjà leur postérité. M. Renan et M. Taine ont vécu, ainsi ils sont morts ensemble. Mais ils ne sont pas morts également : je veux dire que l’un d’eux, M. Renan, est mort tout à fait, pour toujours, sans espoir de résurrection, tandis qu’il ne serait pas impossible qu’un jour ou l’autre nous voyions M. Taine ressusciter parmi nous. Car M. Renan était un poète : ce n’est point par sa science ni par son intelligence, ce n’est pas même par sa plaisanterie qu’il nous a le plus profondément touchés, mais par ce pouvoir qu’il avait, mystérieux et surnaturel, de donner à ses simples phrases une musique, des ailes, un parfum. Et des siècles passeront avant que l’on entende de nouveau la gentille chanson qu’il portait en lui. M. Taine, au contraire, n’était pas un poète, ce n’était pas non plus un savant, ni un penseur ; à peine si c’était un homme. M. Taine était une méthode, un prodigieux ensemble de procédés et de formules, la machine littéraire la plus compliquée, la plus harmonieuse, la plus parfaite qui se puisse imaginer. Mais les machines les plus parfaites, quand un accident les a détruites, on peut encore garder l’espoir de les reconstruire. Il y faut seulement les qualités qu’il a fallu pour les construire d’abord : une raison ferme et sûre, des mains robustes, beaucoup de patience et de volonté.

Et de fait, avant même la mort de M. Taine, un jeune écrivain s’était trouvé pour reprendre sa méthode, et avec des chances de succès d’autant plus grandes qu’en outre de précieuses qualités naturelles il était, je crois, le parent et l’ami de M. Taine, infiniment plus à portée que tout autre, ainsi, pour le remplacer.

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On n’a pas oublié l’agréable surprise que produisit, il y a deux ans, la publication dans la Revue des deux mondes des notes sur l’Inde de M. Chevrillon. À peine la première partie en avait-elle paru que déjà l’on découvrait en M. Chevrillon un nouveau Loti, un Loti mieux renseigné et plus philosophe. J’avoue qu’il me fut impossible, d’abord, de prendre ma part dans cet enthousiasme. J’admirais la conscience, l’exactitude, la variété des études de M. Chevrillon, mais je n’y trouvais pas cette passion de voir, cette curiosité naturelle et profonde, ni cette spontanéité et cette fraîcheur d’impression qui donnent tant de prix, par exemple, aux esquisses naguère rapportées de l’Inde par M. Robert de Bonnières. Il me semblait que M. Chevrillon, devant les mœurs et les paysages de l’Inde, avait pensé trop exclusivement à la peinture qu’il s’était proposé d’en faire ; je sentais que, sans la constante préoccupation de ses notes à prendre, il se serait un peu ennuyé aux plus poétiques endroits, tout comme l’on sent que M. Taine se serait un peu ennuyé dans les musées d’Italie, s’il avait un seul instant cessé d’observer et de prendre des notes pour l’admirable description qu’il nous en a donnée. Mais, pour provenir d’autres causes, ma joie n’en était pas moins vive à lire ces premiers essais de M. Chevrillon : car, au lieu d’un nouveau Loti je pressentais en lui un nouveau Taine, l’élève et le successeur direct d’un des maîtres les plus magnifiques de notre littérature.

Et mes pressentiments ne m’avaient pas trompé, à en juger par le second ouvrage que vient de nous offrir M. Chevrillon. Je crois pouvoir affirmer, désormais, que M. Taine va ressusciter. Sa méthode s’est transmise tout entière aux mains de son disciple ; et, n’étaient encore quelques inexpériences de débutant, l’ouvrage de M. Chevrillon sur Sydney Smith pourrait prendre place tout de suite à côté de l’Essai sur Tite-Live, de La Fontaine et ses Fables, des Essais de critique et d’histoire, et de tous ces beaux livres de M. Taine qui, malgré la variété de leurs sujets et la variété apparente de leurs genres, sont simplement les applications diverses d’une méthode invariable.

Cette méthode, cependant, M. Taine l’a créée si complexe, et en même temps si homogène, qu’il est pour ainsi dire impossible d’en démonter les parties. Tout s’y tient, le raisonnement et le style, la conception de l’ensemble et la composition des détails. En sorte que je ne sais trop de quelle façon je pourrais m’y prendre pour vous montrer l’application qu’en a faite M. Chevrillon ; mais je vous assure qu’il en a fait l’application la plus heureuse, et sans omettre un seul de ses procédés essentiels.

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On devine aussitôt, par exemple, qu’il a choisi son sujet non point par une curiosité spéciale de ce sujet-là, mais en quelque sorte au hasard, et qu’il aurait traité tout aussi bien une autre figure d’un autre temps, voire d’un autre pays. L’important, en effet, pour un élève de M. Taine, ce n’est pas de choisir son sujet, mais d’appliquer à un sujet quelconque, une fois choisi, l’appareil complet de la méthode que l’on sait. Tous les sujets n’ont été ainsi pour M. Taine que des exercices, des prétextes à faire manœuvrer son admirable appareil de raisonnements et d’images.

Ce qui a conduit M. Chevrillon à étudier, dans un massif volume de 420 pages, la vie et les écrits de Sydney Smith, ce n’était certainement pas la vie, et pas davantage les écrits de Sydney Smith. Ce Sydney Smith était un brave pasteur anglais des premières années de ce siècle, qui avait collaboré à la Revue d’Édimbourg, et publié deux ou trois pamphlets pour réclamer la réforme électorale et la liberté des cultes. Après quoi il était mort, ne laissant guère de lui un souvenir bien vif qu’à Macaulay, qui lui-même est mort depuis bien longtemps. Imaginez un jeune auteur anglais consacrant cinq cents pages à l’étude de la vie et des écrits de l’abbé Raynal, de Mably, ou de Mallet du Pan ! Le sujet choisi par M. Chevrillon n’a certes, en tout cas, aucun intérêt pour nous ; et l’on sent que pour M. Chevrillon lui-même il n’a eu d’autre intérêt que de lui fournir un prétexte à exercer sa méthode. À aucun endroit de son livre vous ne trouverez la marque d’une réelle sympathie pour ce gros clergyman, le plus honnête homme du monde, mais le plus lourd, le plus commun, et désormais le plus inutile. M. Chevrillon nous répète bien qu’il était probe, éloquent, jovial ; et tout de suite il nous le prouve par d’abondantes citations, dont il nous transcrit le texte anglais au bas des pages, suivant la méthode de M. Taine : car il a tout repris de M. Taine, jusqu’à ses menus procédés d’intitulation et de mise en page. Mais avec tout cela il laisse sentir à chaque ligne, et parfois même il avoue expressément l’irrémédiable, la constante médiocrité de son bedonnant héros.

Si encore ce Sydney Smith avait été le chef, le fondateur, ou l’inspirateur d’un parti ! Il n’a été qu’un membre influent du parti whig ; vingt autres, autour de lui, auraient eu au moins autant de quoi nous intéresser. Mais, s’il n’a eu d’importance véritable ni par sa personne ni par ses actes, Sydney Smith n’en était pas moins, quand on y songe, un sujet excellent pour un historien élève de M. Taine. Car on sait que, pour l’auteur de l’Histoire de la littérature anglaise, tout homme n’est que le produit, à un moment donné, d’un concours déterminé de circonstances extérieures : il ne vaut à nous intéresser que comme le représentant d’une race, d’une époque, d’un pays, d’une condition physique et sociale ; et à ce point de vue, plus l’homme est médiocre, plus il a de chances pour représenter l’ensemble des circonstances où il a vécu. Ce fut toujours le tort de M. Taine de prendre, pour illustrer sa méthode, des personnages célèbres, importants, exceptionnels, et qui, par leur originalité même, étaient les moins aptes à servir d’exemples de l’humanité de leur temps. Mais Sydney Smith, avec ses qualités moyennes, avec son petit talent et sa petite gloire, c’était absolument le sujet qui convenait pour une telle méthode de critique. Et M. Chevrillon nous dit lui-même, à plusieurs reprises, qu’il n’a pas eu d’autre intention en le choisissant. « Sydney Smith, écrit-il, a joué un rôle très modeste dans l’évolution sociale de l’Angleterre. Ce ne fut pas un de ces esprits exceptionnels que fabrique de temps en temps la nature, et dont les traits essentiels ne sont des copies de rien. C’était plutôt un bel exemplaire, très pur et très complet, d’un type tiré dans son pays à beaucoup d’éditions. C’est une des raisons qui l’ont fait choisir pour sujet de cette étude. »

Et les lecteurs du livre de M. Chevrillon ne s’en plaindront pas. Car, au lieu d’une monographie, ils ont tout un recueil de peintures, d’explications et de commentaires. Un parti tout entier, un vrai petit monde revit devant eux, le monde des libéraux de province anglais, aux premières années de notre siècle. C’est un monde médiocre ; nous en préférerions de moins satisfaits, de moins prospères et de plus généreux ; mais enfin nous l’avons, dans l’ensemble et dans le détail ; et c’est toujours un coin d’humanité que M. Chevrillon vient de ranimer, d’éclairer pour nous.

Il l’a fait en suivant jusque dans ses moindres procédés la méthode de M. Taine, qui était d’ailleurs, certainement, une méthode excellente. Mais c’était, comme je l’ai dit, une méthode si rigoureusement combinée que tout s’v tenait ensemble : de sorte que M. Chevrillon, pour la reprendre, a dû reprendre aussi les idées et la manière d’écrire de son illustre parent.

Et j’en suis enchanté pour ce qui est du style, car je ne crois pas que l’on puisse jamais fabriquer un plus beau style que le style de M. Taine. Il l’avait fabriqué avec un soin, une patience, une intelligence incomparables, prenant à chacun des grands écrivains de notre langue, à Michelet, à Flaubert, à Victor Hugo, celles de leurs habitudes qu’il avait senties les meilleures ; tout comme il avait pris à Stendhal et à Claude Bernard, sans compter Carlyle et les positivistes anglais, mille coutumes de penser et de raisonner dont il avait fait ensuite un prestigieux ensemble. M. Chevrillon a eu moins de peine, pour reprendre le même style ; mais l’essentiel est qu’il l’ait repris, et dès maintenant il en use avec une maîtrise admirable. Son livre est un des mieux écrits que nous ayons eus dans ce genre depuis de longues années. L’image y est colorée et précise, et les idées les plus abstraites n’y apparaissent qu’en images. Mais sous la riche variété des fleurs on sent un terrain ferme et sûr ; et l’on retrouve dans le style de M. Chevrillon, comme dans celui de M. Taine, cette aisance et cette lumière et cette solidité qui s’acquièrent seulement au commerce assidu des maîtres classiques.

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M. Chevrillon a repris aussi les idées de M. Taine : et j’avoue que j’en ai eu beaucoup moins de plaisir. Quelques-unes des idées de M. Taine sont décidément fatiguées ; j’aurais aimé qu’on les laissât dormir des années encore. Mais M. Chevrillon les a reprises comme le reste. Il a reporté sur l’Angleterre toutes les capacités d’admiration que lui avait léguées M. Taine ; et, même par notre temps d’anglomanie, on est surpris d’une anglomanie poussée à ce degré. Croirait-on que M. Chevrillon, qui est Français et qui a vécu aux Indes, n’ait trouvé qu’une seule fois l’occasion de s’émouvoir profondément, durant les 420 pages de son livre, et que cette unique émotion lui soit venue au spectacle des prairies du comté de Devon ? Il les décrit avec de vrais transports de poésie et d’amour : on sent que les plus somptueux paysages de l’Inde ne l’ont pas touché à ce point.

Et son culte de l’Angleterre va jusqu’au fétichisme. Après avoir exposé la morale toute positive et utilitaire de Sydney Smith et des bourgeois anglais, morale qui peut se résumer dans ces deux mots : Travaillez ! et Enrichissez-vous ! voici en quels termes il la juge : « Morale un peu lourde, singulièrement écourtée, semble-t-il aux idéalistes ; singulièrement bourgeoise, disent les romantiques : singulièrement forte et saine, parce qu’elle accepte les conventions, ou plutôt parce que, naïvement, elle s’y adapte sans les apercevoir. » M. Chevrillon et son maître M. Taine auraient-ils jugé cette morale avec la même faveur s’ils l’avaient rencontrée chez des Français, par exemple chez les hommes de la Révolution, ou encore du Premier Empire ?

V. M. Anatole France

I. Le Lys rouge

J’admire et j’aime M. France dans tout ce qu’il dit : chacune de ses phrases me ravit d’un plaisir parfait ; et si même, par impossible, il en venait à écrire un mauvais roman, je serais tout à fait hors d’état de m’en apercevoir.

Et la chose ne date point d’hier. Dès les premières pages que j’ai lues de lui, je me le suis choisi pour maître : attiré vers lui par un enchantement mystérieux et subtil, sans que je puisse dire laquelle de ses qualités me l’a tout de suite rendu si profondément cher, la pure musique de ses phrases ou la grâce légère de ses pensées, ou le mélange singulier et doux de son ironie avec sa tendresse. Mais plutôt je me le suis choisi pour ami, et non point pour maître. Les maîtres qui ont agi sur moi, les Renan et les Taine, ceux qui ont pris malgré moi possession de mon esprit, je les ai toujours un peu détestés en les admirant. Et toujours au contraire j’ai aimé M. France. Avec Dickens et Michelet il a été pour moi le sûr consolateur, le distributeur bienfaisant du rêve et de l’illusion poétiques : plus proche de moi que Michelet, souriant et passionné comme Dickens, avec le charme supplémentaire d’un tour de phrase parfaitement beau.

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C’est un dimanche matin, sous les galeries de l’Odéon, que j’ai appris à l’aimer. J’étais sorti du collège avec l’énorme somme de trois francs, miraculeusement préservée à travers la semaine, et que je me promettais d’employer, suivant le goût de mon âge, à toute sorte de plaisirs et de dissipations. Mais le même hasard qui m’avait conduit sous les galeries de l’Odéon me fit ouvrir, parmi tant de livres étalés, un petit livre jaune d’assez chétive mine, Les Désirs de Jean Servien. C’était, je crois, le premier roman de M. France ; jamais, en tout cas, je n’avais lu rien de lui. Je savais seulement qu’un auteur de ce nom avait fait des préfaces pour des éditions de Racine et de La Fontaine ; je ne doutais pas aussi qu’il n’y eût mis des notes, et je me l’imaginais comme un professeur de collège érudit et ambitieux, ce qui, dans ces temps anciens, n’était point pour me le rendre cher. Mais il me suffit de lire quelques pages de son livre pour me sentir aussitôt pénétré de cette légère et profonde délice qui, aujourd’hui encore, se dégage pour moi de tous ses écrits. J’achetai le roman : ce qui me dispensa de déjeuner et de dîner ce jour-là, sans compter d’autres réjouissances très impatiemment espérées. Étendu sur un banc du Luxembourg, je lus, je relus l’admirable histoire, où il me semblait en outre — je me le rappelle à présent — retrouver peinte une jeune âme pareille à la mienne. Étrange illusion, et qui prouve bien la toute-puissante magie du style de M. France : car mon âme d’alors était simplement celle d’un mauvais collégien trop souvent privé de sortie ; et avec Jean Servien je n’avais rien de commun, sinon peut-être une égale aptitude à nous alimenter de chimères. Et je me rappelle que le lendemain je me repris à ma lecture avec tant de passion, que mon bienheureux livre me fut presque aussitôt confisqué ; de telle sorte que ce fut désormais au tour de mon maître d’études de s’attendrir sur les rêves de Servien et ses déceptions.

Je voulus du moins connaître ces préfaces que je me reprochais d’avoir dédaignées. Peut-être ne les connaissez-vous pas : ce sont des chefs-d’œuvre, et si je n’éprouvais pas un plaisir égal à tout ce qu’écrit M. France, je crois que ce sont ces préfaces que je préférerais. Jamais en tout cas le style de M. France n’a été plus pur et plus harmonieux ; et jamais on n’a parlé de La Fontaine et de Racine dans une langue qu’eux-mêmes eussent pu mieux goûter. Car la langue de M. France est celle précisément qu’auraient parlée ces poètes, si, avec les habitudes de leur temps, ils avaient connu les idées, les sentiments, et les passions d’à présent.

« J’avais dès lors, dit son héros Pierre Nozière dans le Livre de mon Ami, un goût du beau latin et du beau français que je n’ai pas encore perdu, malgré les conseils et les exemples de mes plus heureux contemporains. Il m’est arrivé à cet égard ce qui arrive communément aux gens dont les croyances sont méprisées. Je me suis fait un orgueil de ce qui n’était peut-être qu’un ridicule. Je me suis entêté dans ma littérature, et je suis resté un classique. » Une aventure pareille est arrivée à M. France lui-même. Il s’est entêté dans sa littérature, il est resté un classique ; et, comme il avait en outre l’âme d’un poète, la faveur lui a été donnée de revêtir d’une forme parfaitement simple et aisée un monde infini de mobiles images, de pensées ingénieuses, d’étranges émotions. Ou plutôt, si je n’avais peur qu’on prît trop au sérieux ce qui n’est pour moi qu’une impression parmi cent autres, je dirais qu’il y a, dans l’œuvre de M. France, comme les reflets superposés de trois époques de notre littérature : car, contemporain de La Fontaine par le style, il l’est, par la pensée, de Voltaire, avec des sentiments tout modernes, des sentiments qui le rapprochent à la fois de Dickens et de Baudelaire.

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Ni par le style ni par la pensée, en tout cas, il n’est de notre temps. Et c’est ainsi, par exemple, que jamais il n’a pu s’habituer à notre conception actuelle du roman. On lui a reproché de ne point savoir composer ses livres ; je crois au contraire qu’il les compose à merveille, mais qu’il ne parvient pas à en faire des romans. Il ne peut enfermer sa pensée dans l’étude d’un sujet unique et rigoureusement limité. Il s’est trop et de trop bonne heure accoutumé au rêve, qui ne souffre point de ces barrières, et se promène sur les choses d’un mouvement plus libre. Dans la nature et dans la vie, il distingue mille actions qui s’entrecroisent, il entend mille voix qui toutes le contraignent à les écouter. Développer une intrigue, marquer les temps successifs d’une passion, il le peut, et mieux que personne ; mais toujours à la condition de s’arrêter aux détours du chemin, pour cueillir une fleur ou pour s’amuser d’une image comique. Et ce qu’il fait de ses livres, à défaut de romans, lui-même nous le dit dans la préface de Jocaste : « J’ai joint à ce récit une petite chronique, que nous intitulerons, s’il vous plaît, le Chat maigre. » Oui, le Chat maigre est une chronique, et aussi Jocaste, et les Désirs de Jean Servien, et le Livre de mon Ami, et Sylvestre Bonnard, et cette Rôtisserie de la reine Pédauque qui suffirait à elle seule pour la gloire d’un grand écrivain. Chacun de ces livres est proprement une chronique ; c’est-à-dire que, à la façon des romans des siècles passés, l’auteur y a représenté la vie, tour à tour, sous des aspects multiples et divers. On y trouve le rire à côté de l’amour, la tendresse s’y mêle à la raillerie, et la fantaisie y alterne avec la raison.

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Et c’est encore une chronique que le Lys rouge : une chronique où la part du roman est plus grande qu’en aucun des livres précédents de M. France ; mais l’autre part, la part du rêve et de la causerie, y demeure assez forte pour nous divertir l’esprit et pour charmer nos sens, tout au long du récit.

Je crains même qu’à force d’être variées, ingénieuses, et belles, ces digressions n’empêchent au premier abord de sentir tout l’intérêt et toute la vérité de l’aventure d’amour qui forme le sujet principal. Le poète Choulette, ivrogne, débauché, et pur, et aussi boiteux, comme le sont un grand nombre des personnages préférés de M. France ; et l’épigraphiste Schmoll, et Vivian Bell, jeune Anglaise ingénue qui s’installe à Florence pour y pouvoir mieux écrire des poèmes français ; et la vieille et touchante Mme Marmet et l’inquiétant jeune prince Albertinelli : ce sont assurément d’inoubliables figures, toutes frissonnantes de vie et d’humanité. Et ce sont d’inoubliables morceaux d’éloquence et de poésie, les discours sur Napoléon, sur l’art florentin, sur le régime militaire ; sans parler de ces légères et vives peintures de Paris ou de Florence qui, tout au travers du livre, surgissent brusquement devant nous, et nous laissent au cœur, après elles, un inoubliable parfum. Mais au-dessus de tout cela il y a le roman, ou plutôt le drame, le triste drame des amours de la comtesse Martin et de Jacques Dechartre ; et je voudrais dire encore la forte émotion que j’y ai ressentie.

J’ai été frappé, notamment, de la portée symbolique de cette aventure d’amour. L’amour sensuel est-il le véritable amour ? C’est le seul, en tout cas, que nous ait décrit M. France ; et il nous a fait voir comment, de tous les modes de l’amour, c’était le plus passionné et le plus tragique. Là est même, si je ne me trompe, la signification dernière du Lys rouge. Pour avoir aimé Mme Martin de tous ses sens, Dechartre a connu, plus cruellement que personne, les angoisses du doute et de la jalousie. Et vraiment, ces angoisses ne peuvent manquer d’être cruelles d’autant plus, que se mêlent davantage à l’amour le désir et le plaisir de la possession. Si l’amour sensuel n’est point le seul amour, il est du moins le plus sérieux, et il n’y en a point à qui s’applique mieux tout ce que les poètes nous ont toujours dit de l’amour. Car il est à la fois respectueux et ardent, suppliant et tyrannique ; et, comme la raison n’y a point de part, les souffrances qu’il cause sont vraiment des blessures corporelles, telles que la raison ne les saurait guérir. C’est ainsi que Dechartre aime Mme Martin ; et c’est ainsi qu’il souffre à penser qu’avant lui un autre homme l’a tenue dans ses bras. Il est vrai que Mme Martin a aussi un mari, et que celui-là aussi l’a tenue, dans ses bras, sans que l’amoureux Dechartre ait jamais songé à s’en émouvoir. Mais, sans doute, M. France aura ainsi voulu nous faire entendre mieux encore comment il y a toujours dans l’amour une part d’irréflexion et de fatalité. Oui, c’est une folie que l’amour, et tout y est fait pour déconcerter la raison. Et de là, précisément, lui vient son étrange beauté.

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C’est encore une des conclusions qu’on peut tirer du Lys rouge. M. France y a montré le néant des préoccupations intellectuelles, l’inanité de la réflexion, et combien c’est peu de chose que les pensées les plus belles, en comparaison d’un sentiment d’amour naturel et profond. Les discours des plus beaux esprits, toutes les jouissances de la vie, de l’art et de l’intelligence, Mme Martin a cela autour d’elle ; et, mieux faite que personne pour savoir en jouir, elle en souffre plutôt comme d’ennuyeuses contraintes. Un regard de Dechartre la touche plus profondément que les plus subtils paradoxes de Paul Vence, ou les plus élégantes explications de miss Bell. Car l’intelligence n’est rien devant l’amour, et l’esprit devient un gênant fardeau dès que le cœur se réveille.

Tel est, pour moi, le sens de ce beau roman. Et par là il se rattache au reste de l’œuvre de M. France. Parmi les écrivains de notre temps, personne n’a plus constamment, et en plus de façons, montré l’absolue vanité de ce qu’on nomme l’intelligence. Tantôt il nous l’a fait voir comme un jeu sans portée, un passe-temps délicat dont on peut user en toutes manières. D’autres fois, il lui a opposé la beauté plus haute d’une âme naïve et d’un cœur charitable. Et j’ai eu un grand bonheur à voir qu’en abordant le roman mondain, il n’avait pas renoncé à son ancienne conception de la vie. Dans le milieu intellectuel et raffiné où il les a placés, Mme Martin et Jacques Dechartre continuent à affirmer, comme avaient fait avant eux Sylvestre Bonnard, Jacques Nozière et les habitués de la Reine Pêdauque, la supériorité de l’amour sur l’intelligence, et des sentiments naturels sur les plaisirs les plus délicats de l’esprit.

II. La philosophie de M. France

Dans le dernier chapitre, l’un des plus importants et pour moi infiniment cher, de son délicieux Jardin d’Épicure, M. Anatole France raconte comment, un certain jour, il fit visite à son ami Jean. Ce sage habite depuis dix ans les ruines d’un vieux prieuré, où il goûte les joies parfaites du repos et de l’ignorance, dans la seule compagnie de sa pipe, de son chien, de quelques lapins familiers, et d’une belle servante aux joues rouges, avec des yeux d’un bleu pâle. C’est là qu’il reçut M. France ; et, l’ayant fait asseoir sur un banc du verger, entre des pruniers couverts de mousse, il lui dit :

« Bien que je ne lise jamais, mon ignorance n’est pas si bien gardée qu’il ne me soit parvenu dans mon ermitage que vous avez naguère contredit, à la deuxième page d’un journal, un prophète assez ami de l’humanité pour enseigner que la science et l’intelligence sont la source et la fontaine, le puits et la citerne, de tous les maux dont souffrent les hommes. Sages préceptes, qu’il eut seulement le tort d’exprimer, et la faiblesse de mettre en beau langage, sans savoir que combattre l’art avec art et l’esprit avec esprit, c’est se condamner à ne vaincre que pour l’esprit et pour l’art. »

Et le sage ami de M. France procède ensuite à développer pour son compte les doctrines de ce prophète ami des hommes : il le fait, comme vous pouvez penser, avec un art et un esprit merveilleux. Mais je soupçonne son ignorance d’être mieux gardée qu’il ne le croit, car ce prophète dont il parle, et que M. France aurait contredit, ce prophète ne saurait être personne que M. France lui-même. C’est lui qui, le premier, nous a clairement enseigné que « la science et l’intelligence étaient la source et la fontaine, le puits et la citerne, de tous les maux dont souffraient les hommes ». Et lui seul a eu l’heureuse faiblesse de « mettre ces préceptes en un beau langage ».

En un langage d’une beauté singulière, qui me ravit plus profondément encore que les plus sages préceptes. C’est le langage tout ensemble d’un poète et d’un conteur, d’un écrivain d’aujourd’hui et d’un écrivain d’autrefois. Il est plein de vives images, de rythmes légers, d’une harmonie passionnée et douce : l’inquiétude, la lièvre, l’agitation maladive de nos âmes d’à présent s’y trouvent fidèlement reflétées, et l’on y entend l’écho de toutes nos tristesses. Mais la langue de M. France n’en reste pas moins toujours, au fond, la langue simple, précise, claire et sobre des grands auteurs des siècles passés. Et c’est pour cela surtout qu’elle apparaît si charmante, pour ce mystérieux et délicieux mélange de la pureté ancienne et de notre sensibilité moderne.

Seul parmi nous, M. France était homme à mettre en beau langage la vanité de l’intelligence et l’inutilité de la science. Et c’est vraiment ce qu’il a toujours fait, depuis ses premiers contes, où déjà il promenait sur toutes les choses de la pensée un regard ironique et désabusé, jusqu’à ce Lys rouge, son dernier roman, qui est en quelque sorte le poème de l’amour sensuel, la glorification de la chair aux dépens de l’esprit. Et c’est encore la même philosophie qu’il nous présente dans son Jardin d’Épicure, admirable jardin où il a réuni la plus délicate floraison de ses rêves de poète et de philosophe ; jardin, ou plutôt bouquet, car ce sont des fleurs qu’il a cueillies pour nous dans toute une suite d’articles anciens. De ces articles, que sans doute il ne daigne pas publier en volume, il a extrait seulement ce qui s’élevait au-dessus de l’actualité passagère : et ainsi il nous a donné un petit livre exquis et parfait, un délicieux manuel de la consolation intérieure.

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Nous tenons désormais, en ces trois cents pages, toute la philosophie de M. France. Et nous pouvons mesurer, plus exactement que nous n’avons fait jusqu’ici, la part d’influence qui revient à ce maître dans le mouvement qui nous porte aujourd’hui, les uns et les autres, à nous défier de la science et à tenir pour vain tout effort de pensée. C’est M. France, en réalité, qui nous a communiqué l’habitude et le goût de ce scepticisme : ni M. Renan ni le comte Tolstoï n’y ont contribué aussi profondément. M. Renan, en particulier, aussi longtemps qu’il a eu pleine possession de lui-même, est resté le plus dogmatique, le plus assuré des savants : sous des apparences de doute et de moquerie, il a toute sa vie maintenu un certain nombre d’affirmations très positives, dont les principales étaient précisément la supériorité absolue de l’esprit et la toute-puissance de la science.

Voyez, au contraire, en quels termes M. France juge tout effort de notre pensée. Je vais prendre quelques citations un peu au hasard, dans son Jardin d’Épicure, car vraiment c’est le livre tout entier qu’il faudrait citer.

Voici d’abord pour la connaissance en général : « L’ignorance est la condition nécessaire, je ne dis pas du bonheur, mais de l’existence même. Si nous savions tout, nous ne pourrions pas supporter la vie une heure. Les sentiments qui nous la rendent ou douce, ou du moins tolérable, naissent d’un mensonge et se nourrissent d’illusions. »

Voici pour la science : « C’est une grande erreur de croire que les vérités scientifiques diffèrent essentiellement des vérités vulgaires. Elles n’en diffèrent que par l’étendue et la précision. Mais il ne faut pas oublier que l’observation du savant s’arrête à l’apparence et au phénomène, sans jamais rien savoir de la véritable nature des choses. »

Voici pour la psychologie : « C’est une grande niaiserie que le Connais-toi toi-même de la philosophie grecque. Nous ne connaîtrons jamais ni nous, ni autrui. Aussi bien, est-ce faire un abus inique de l’intelligence que de l’employer à rechercher la vérité. Encore moins peut-elle nous servir à juger, selon la justice, les hommes et leurs œuvres. »

De l’histoire, si chère à M. Renan, M. France se défie tout autant que des autres sciences : « Y a-t-il une histoire impartiale ? Et qu’est-ce que l’histoire ? La représentation écrite des événements passés. Mais qu’est-ce qu’un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas, c’est un fait notable. Or, comment l’historien juge-t-il qu’un fait est notable ou non ? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son caractère, à son idée, en artiste enfin. Un fait est quelque chose d’infiniment complexe. L’historien présentera-t-il les faits dans leur complexité ? Cela est impossible. Il les représentera dénués de presque toutes les particularités qui les constituent, par conséquent tronqués, mutilés, différents de ce qu’ils furent. Quant aux rapports des faits entre eux, n’en parlons pas. Si un fait dit historique est amené, ce qui est possible, ce qui est probable, par un ou plusieurs faits non historiques, et par cela même inconnus, comment l’historien pourra-t-il marquer la relation de ces faits et leur enchaînement ? Et je suppose dans tout ce que je dis là que l’historien a sous les yeux des témoignages certains, tandis qu’en réalité on le trompe et qu’il n’accorde sa confiance à tel ou tel témoin que par des raisons de sentiment. »

M. France n’aime guère non plus le soi-disant progrès qu’ont amené les sciences : il y voit une cause désormais constante de misère et d’abrutissement. Le téléphone et les ascenseurs ne le consolent pas de tant de besoins nouveaux qu’ils ont déchaînés dans l’humanité. Il appelle la civilisation « une barbarie savante ». Et il avoue, en fin de compte, que les étoiles sont plus belles à voir quand on a le bonheur d’oublier leurs noms.

Ainsi le trait dominant de la philosophie de M. France est une extrême méfiance à l’égard de toute pensée. L’intelligence, suivant lui, aurait été détournée de sa destination naturelle. Pour avoir essayé de connaître, et d’atteindre à une vérité qui n’était pas son fait, elle est devenue fâcheuse et nuisible ; tandis qu’elle aurait pu rester inoffensive si on avait voulu la réserver seulement à de petits jeux sans malice, tels que les mathématiques, l’esthétique, la spéculation sur les substances et les causes. Jamais, vous le voyez, Pascal ni le comte Tolstoï n’ont si profondément rabaissé l’esprit humain. Et je trouve l’expression la plus parfaite de cette philosophie anti-intellectualiste de M. France dans ces lignes de son livre, les dernières que je vais demander la permission de transcrire :

« Je sais une petite fille de neuf ans, plus sage que les sages. Elle me disait tout à l’heure : “On voit dans les livres ce qu’on ne peut pas voir en réalité, parce que c’est trop loin ou parce que c’est passé. Mais ce qu’on voit dans les livres, on le voit mal, et tristement. Et les petits enfants ne doivent pas lire de livres. Il y a tant de choses bonnes à voir et qu’ils n’ont pas vues : les lacs, les montagnes, les rivières, les villes et les campagnes, la mer et les bateaux, le ciel et les étoiles !”

« Je suis bien de son avis. Nous avons une heure à vivre, pourquoi nous charger de tant de choses ? Pourquoi tant apprendre, puisque nous ne saurons jamais rien ? Nous vivons trop dans les livres et pas assez dans la nature ; et nous ressemblons à ce niais de Pline le Jeune qui étudiait un orateur grec pendant que sous ses yeux le Vésuve engloutissait cinq villes. »

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Est-ce à dire que M. France soit simplement un sceptique ? On l’a dit souvent, et peut-être lui-même a-t-il fini par le croire. Mais en ce cas il se trompe, du moins à ce que je crois ; et ce sont ses romans et ses contes qui valent surtout à me le prouver. Car il n’est point possible à un sceptique de produire une œuvre qui vive, et il n’y a point d’exemple d’un vrai sceptique qui ait été un poète.

C’est que le scepticisme de M. France n’est qu’un scepticisme partiel. On peut se méfier de l’authenticité d’un tableau, et cependant admettre qu’il y ait des tableaux authentiques. Et pareillement on peut se méfier des prétentions de l’intelligence, et admettre cependant qu’il y ait au monde des choses respectables et belles. C’est ce que M. France a toujours admis, par le seul instinct de son âme de poète. La beauté et la bonté lui sont apparues comme des réalités plus réelles que l’intelligence. Et toutes deux il les a servies ; et de là vient que nous l’avons aimé si profondément. Car nous lui devons les phrases les plus douces et les plus légères qui depuis vingt ans nous aient chanté aux oreilles ; et c’est encore à ce sceptique que nous devons le Livre de mon Ami, et le Crime de Sylvestre Bonnard, et tant de contes parfumés de tendresse et de compassion, les seules œuvres de notre temps où se retrouve comme un reflet de l’ardente bonté de Dickens.

VI. Jules Laforgue (1860-1887). Jules Laforgue et ses moralités légendaires

On ne peut plus s’asseoir, tous les bancs sont mouillés :
Crois-moi, c’est bien fini jusqu’à l’année prochaine,
Tant les bancs sont mouillés, tant les bois sont rouillés.
Ah ! nuées accourues des côtes de la Manche.
Vous nous avez gâté notre dernier dimanche !
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C’est la saison, — déchirements — c’est la saison.
                      Nul n’en rendra raison.
                      Tous les ans, tous les ans.
             J’essaierai, en chœur, d’en chanter la note.

Je me rappelle ces vers de Jules Laforgue, ces vers qu’il écrivait à la venue de l’hiver dernier. Voici qu’est arrivé l’hiver nouveau, qui n’a point voulu que mon pauvre ami essayât encore d’en chanter la note. Et, lorsque je vois tomber, incessante et sale, cette pluie d’hiver mêlée de neige, il me semble que, après tout, Jules Laforgue a eu raison de s’en être allé. J’imagine ce qu’il eût souffert, là-bas, au long de ces lugubres jours sans soleil, avec la cruelle musique du vent sur les fenêtres, écrasé par cette pesanteur de mort qui s’abat dans les veines et dans l’âme, quand vient novembre. À Paris, ou à Alger, l’hiver l’eût rejoint, comme il m’a rejoint dans le village de Provence où j’avais eu l’espoir de lui échapper. Je me dis que, du moins, il est mort au soleil, un matin chaud d’été. Et puis je revois l’ingénu sourire de son pale visage. Aurait-il gardé maintenant, sous le vent et sous la neige, et sous la tristesse des froides soirées sitôt venues, cette bienheureuse gaîté d’un espoir tranquille ?

J’eusse désiré seulement qu’il pût — avant cette imbécile fuite Dieu sait où — voir publiées en volume ses Moralités légendaires, délicates merveilles de grâce, de tendresse, d’ironie, et qu’il avait composées naguère si joyeusement, avec la certitude d’années enfin charitables.

Je connais peu de livres, parmi tous ceux de notre temps et de notre âge, qui donnent autant que celui-ci l’impression d’une âme géniale : et je crois bien en effet que, parmi tous les jeunes artistes de sa génération, Laforgue seul a eu du génie. C’est que ce mot, s’il a une signification propre, signifie un esprit absolument original, naturellement différent des esprits qui l’entourent. Car il est absurde de considérer le génie comme quelque perfection supérieure, et de classer les œuvres en œuvres de talent et œuvres de génie comme les professeurs graduent les devoirs de leurs élèves sous les mentions : passable, assez bien et très bien. La vérité est que chacun peut produire des œuvres admirables : il n’y faut nul génie, mais un fort désir, beaucoup de patience, et des convictions. Mais, tandis que maints artistes parviennent lentement, volontairement à se constituer une vision originale, au travers de laquelle ils créent ensuite leurs ouvrages, quelques-uns apportent nativement au monde une âme différente des âmes ordinaires : et ce sont les âmes géniales, qui peuvent ensuite créer des œuvres admirables, ou baroques, ou vulgaires, suivant les circonstances qui environnent leur vie. Et certes le pauvre Jules Laforgue avait une de ces âmes : d’instinct, invariablement, les choses lui apparaissaient autres qu’à la majorité d’entre nous. Il avait, en toute occasion, des idées que nous n’avions point ; un paysage lui fournissait d’autres sensations, une musique d’autres émois.

Et, par le fait même de ce génie naturel, cette âme délicate a pu rester toujours simple, naïve, parfaitement ingénue. La plupart de nous, sentant la vulgarité primitive de notre esprit, c’est-à-dire sa ressemblance aux esprits voisins, doivent sans cesse travailler à modifier cet esprit primitif, à se créer une âme nouvelle, meilleure, plus originale. Mais l’âme géniale, naturellement différente des âmes voisines, ne connaît pas ces soucis. Elle peut s’exercer sans cesse ouvertement, apparaître toujours ce qu’elle est. Et il n’y eut pas d’âme plus simple, avec plus de charme et moins d’effort, que cette petite âme très douce, maintenant disparue. Celle-là, vraiment, aimait la vie : elle s’intéressait à toutes choses, offrant à toutes une curiosité d’avance un peu surprise, les alternances d’un discret sourire et de quelque tristesse craintive.

L’originalité naturelle des idées, et une ingénuité parfaite, ce sont encore les vertus de ce beau livre : les Moralités légendaires. Cela ne tient à aucun genre existant, et vous n’y verrez pas une phrase qui n’apparaisse nouvelle, imprévue, telle qu’il eût été impossible à tout autre de l’imaginer. Et puis vous sentirez tout de suite que cette originalité est naturelle, que nulle de ces idées n’a été cherchée ; que ce genre n’a pas été créé par des méditations théoriques, mais s’est imposé, sans autres réflexions, à l’esprit de l’auteur.

Mais je ne puis relever ici les singulières qualités de ce livre : et je ne puis insister non plus autant qu’il conviendrait sur ses nombreux défauts, dont la plupart viennent précisément de ce que Laforgue a composé ses contes d’instinct, sans nul souci des règles ou des conventions ordinaires.

Les sujets qu’il a choisis, sans relever d’aucun genre, peuvent cependant se réduire à une intention commune, probablement à peine entrevue par l’auteur, mais qui nous apparaît aujourd’hui avec une extrême netteté. Dans chacun de ces six contes, Jules Laforgue a voulu réaliser des mythes, c’est-à-dire représenter des légendes anciennes sous le vêtement moderne qu’elles peuvent recevoir. Les fables de la mythologie grecque, les traditions païennes, elles sont sans doute l’expression de la vie telle que la concevaient ces âmes lointaines, à travers les qualités spéciales de leur nature et de leurs mœurs. Transposer ces histoires dans notre monde moderne était impossible, si on ne les modifiait profondément : car notre vie s’est modifiée, et nous n’agirions plus comme ces hommes d’autrefois, dans des circonstances pareilles. Et Jules Laforgue a imaginé, dans les circonstances que narrent les légendes anciennes, les actes et sentiments d’hommes de notre temps.

Lohengrin, fils de Parsifal. Une jeune fille se lamente, condamnée à quelque solitaire détresse — faute sans doute d’une dot — à moins que, des régions fabuleuses où sont ignorées les convenances sociales, quelque amant chevaleresque ne daigne la recueillir. Et comme elle l’aimera ! elle le voit si beau, sous une armure de diamant ! Et voici qu’une âme chevaleresque est venue, qui a daigné recueillir la misérable vierge. Et voici qu’Elsa, reconnaissante, extasiée, tâche à remercier par l’offre de tous ses charmes ce héros qui l’a prise. Pauvre Elsa ! Elle ne voit pas que ses charmes (de pensionnaire parfaite) ne sont point de ceux qui plaisent aux âmes des chevaliers errants. Ses caresses ne font que rebuter Lohengrin, qui vient de trop haut. Et Lohengrin la quitte, pour remonter sans elle au ciel du libre rêve.

Persée et Andromède. Une jeune femme, Andromède, liée à quelque mari plutôt laid, se lamente, comme Elsa, rêvant un cavalier plus gracieux, avec des muscles plus solides et des manières plus mondaines. Il vient à elle, le cavalier rêvé : mais vite il la fatigue, et vite elle l’ennuie. Et vainement Andromède, délaissée, ou trop lasse du bel amoureux, se retourne vers le monstre, son mari, qu’à cette heure elle estime et désire. Le monstre est mort : elle n’aura plus cette bonne amitié qui l’eût consolée, cette amitié du monstre que les Andromède, au départ de Persée, sont volontiers prêtes à trouver si douce !

Mais le chef-d’œuvre, parmi ces charmantes histoires, est l’histoire d’Hamlet. Tandis qu’il rédigeait un drame vengeur, le jeune prince pessimiste et névrosé a été saisi par la vanité littéraire. Cette vanité, désormais, lui donnera une incessante préoccupation ; à travers elle, il fera son métier d’Hamlet, qui est à se regarder vivre. Et c’est, en trente pages, parmi des détails d’une étrange gaîté, c’est toute la vie morale du littérateur d’à présent.

Il y a au monde quelques livres que la gloire ne connaît pas, qui sont subtils et doux, offrant à leurs très rares amis une incomparable joie : des livres qui ne sont point conformes aux règles des écoles, mais qui donnent à ceux qu’ils n’effraient point l’impression d’une âme s’y découvrant tout entière. Et j’imagine que, entre ces livres, les curieux d’un art délicat et unique aimeront les Moralités légendaires, comme aussi les Derniers Poèmes de mon cher Laforgue. Ces œuvres seront le plus sûr refuge des prochains des Esseintes contre la banalité des denrées quotidiennes. Et, comme la vie n’est rien sinon la présence dans un esprit, j’imagine qu’il y aura toujours deux ou trois esprits un peu nobles qui garderont, dans leur pensée, une chambre commode et tiède à ce frêle jeune homme ingénu.

VII. Questions d’esthétique littéraire

I. De la critique, et de son rôle dans la littérature de ce temps20

« La critique n’a qu’un droit, disait Victor Hugo, le droit de se taire. » Cette opinion n’a jamais été celle des critiques, et il faut avouer qu’elle ne paraît plus désormais être l’opinion de personne. La vérité est même que, si les choses continuent d’aller du train dont elles vont, la critique seule bientôt aura le droit de parler. Déjà l’on n’écoute plus qu’elle. À la plus belle pièce, au plus beau roman, on préfère un beau compte rendu, pourvu toutefois qu’il soit grave, copieux, et suffisamment paré d’idées générales. La littérature devient la servante de la critique : elle lui fournit des sujets, des matériaux, des prétextes, et c’est à cela que se borne à présent son rôle, aux yeux du public. Elle prépare les plats, mais c’est la critique qui les mange. Encore la critique va-t-elle être réduite, avant peu, à se servir elle-même : car le moment semble prochain où les bras vont manquer à la littérature. Sur vingt jeunes gens qui débutent dans les lettres, à peine s’il se rencontre un poète ou un romancier. Personne n’a plus de vocation que pour la critique. Et ce ne sont plus des poèmes d’amour, mais des Essais sur Ibsen, qui chantent aujourd’hui dans le cœur des adolescents.

Après l’âge de la poésie lyrique, après Page du roman, nous sommes entrés maintenant dans l’âge de la critique. Après Lamartine et Victor Hugo, après Balzac, Michelet et Flaubert, qui avaient dominé la littérature de leur temps, ce sont deux critiques, Taine et Renan, qui figurent en tête de notre littérature d’à présent. Et voici que ce triomphe de la critique vient de recevoir une consécration nouvelle, et inattendue : deux éminents professeurs de l’Université, MM. Hatzfeld et Meunier, viennent de publier, à l’usage des classes, un recueil de morceaux uniquement empruntés à l’œuvre de nos critiques littéraires !

Étrange recueil, composé sur le modèle de ceux qu’on nous faisait lire au collège, — avec des notices biographiques, des analyses, des notes historiques et grammaticales, — mais où Pascal, Bossuet, La Bruyère, sont remplacés par les principaux critiques de nos journaux et de nos revues ! Les notes, surtout, m’ont fait au premier abord une impression bizarre : j’étais si peu préparé à voir accommoder de cette façon de récents articles du Temps ou du Journal des Débats ! Pour mettre à la portée des enfants la prose de nos feuilletonistes, il n’y a pas de peine que MM. Hatzfeld et Meunier ne se soient donnée. M. Lemaître, par exemple, ayant écrit que Voltaire avait voulu corser une pièce de Shakespeare, une note, au bas de la page, avertit les collégiens que corser est pris ici dans un sens figuré, et signifie rendre consistant. « Supposez, dit encore M. Lemaître, qu’Hamlet soit monté contre Claudius… » Vite une note : « Monté, c’est-à-dire exaspéré ; cette expression appartient à la langue vulgaire. » Les notices, en revanche, sont pour la plupart très sommaires : mais plusieurs sont écrites avec beaucoup de finesse et d’ingéniosité, et je ne doute pas qu’on n’en reproduise bientôt des extraits, dûment accompagnés de notes et de commentaires, dans un autre recueil de morceaux choisis.

Et puisqu’on entend, maintenant, que les collégiens apprennent dès l’enfance à connaître et à admirer le mouvement littéraire de leur temps, il me paraît excellent qu’à défaut des auteurs classiques, — dont, sans doute, ni professeurs ni élèves ne veulent plus entendre parler, — on leur fasse lire ainsi des pages de M. Taine, de M. France, de M. Brunetière et de M. Lemaître : car, outre que ces messieurs se sont occupés de critique, ce sont encore de grands écrivains, les seuls peut-être qui gardent aujourd’hui parmi nous le goût de la mesure, et de la simplicité, et de la clarté, et de cette propriété d’expressions sans laquelle il n’y a point d’œuvre littéraire qu’on puisse supporter de relire. Chez eux seuls se retrouve ce qui n’a pas à jamais péri des traditions anciennes, en fait de pensées et de style. Trop heureux les collégiens si, à force de les pratiquer, ils pouvaient s’accoutumer à écrire comme eux !

Il n’en est pas moins vrai que la publication d’un recueil de ce genre constitue un nouveau témoignage de l’importance attribuée aujourd’hui à la critique, dans notre littérature. Non seulement la critique a le droit de parler, et de dire sur toute chose le dernier mot, mais il n’y a plus que sa voix que l’on aime d’entendre. Et je ne puis m’accoutumer, je l’avoue, à n’en pas ressentir quelque peine. Il m’en coûte de voir la critique se substituer peu à peu aux autres genres littéraires, attirant à elle tout ce qu’apportent de talent et de goût les jeunes générations. Et si la critique ne doit être, suivant la définition de M. Hatzfeld, « qu’un jugement porté sur une œuvre d’art », il m’est assez difficile d’en comprendre l’utilité. Car il me semble que les œuvres d’art ne sont point faites pour être jugées, mais pour être aimées, pour plaire, pour distraire des soucis de la vie réelle. C’est précisément à force de vouloir les juger qu’on perd de vue leur signification véritable : et je ne sais rien qui empêche de jouir librement d’une œuvre d’art comme d’être tenu à en rendre compte. Dans l’humanité idéale telle que je la rêve, la critique ainsi entendue n’aurait point de place ; aucun intermédiaire ne pourrait, sous prétexte déjuger les œuvres d’art, détourner d’elles à son profil l’attention du public.

Mais je craindrais de scandaliser mes lecteurs en insistant plus à fond sur l’inutilité de la critique. Cette inutilité est pourtant si manifeste que les critiques eux-mêmes, dans le secret de leur cœur, n’ont pu éviter de la reconnaître. Il n’y en a pas un, en tout cas, parmi les plus remarquables d’aujourd’hui, qui n’ait plus ou moins renoncé à faire vraiment de la critique, c’est-à-dire à porter des jugements sur les œuvres d’art. La vraie critique ne se trouve plus guère que dans les journaux ; encore y est-elle en général d’une partialité trop visible, ce qui réduit à presque rien la portée de ses jugements.

Quant à ceux de nos écrivains que nous appelons nos critiques, et dont les œuvres trouvent à présent chez nous un si légitime succès, je ne crois pas qu’un seul d’entre eux soit proprement un critique. Ils ne jugent plus les œuvres dont ils parlent, ou du moins s’ils les jugent ce n’est plus que par occasion, et sans prétendre à nous imposer les opinions qui leur plaisent. À mesure que sont arrivés à la critique des talents plus nombreux et plus forts, le genre même de la critique s’est insensiblement transformé. Et, suivant la diversité des tempéraments et des habitudes de penser, divers genres nouveaux se sont constitués, avant entre eux ce trait commun qu’ils sont tous également éloignés de l’ancienne critique, de celle qui portait des jugements, et se posait en intermédiaire entre les auteurs et le public.

Ces variétés de la critique contemporaine sont trop connues pour que j’aie besoin de les énumérer. On sait comment, sous prétexte de critique, M. Faguet compose de solides et vivants portraits, recueillant dans une image d’ensemble tout ce que peuvent lui fournir de détails significatifs la vie, la pensée, le style d’un auteur. On sait comment, sous prétexte de critique, M. Lemaître et M. France se sont amusés à traiter tour à tour tous les genres, nous donnant, à leur gré, des poèmes, ou des contes, ou des rêveries philosophiques, ou bien encore nous intéressant, avec mille grâces délicates, aux subtils détours de leurs impressions.

Mais ces formes de critique n’ont de prix, à dire vrai, que par l’originalité et le talent des maîtres qui les ont pratiquées. Il en existe d’autres, en même temps, qui me semblent avoir des caractères plus fixes, une portée plus précise, et pouvoir être ainsi plus aisément définies : ce sont celles qui se proposent pour but, non point de juger les œuvres d’art, mais de les expliquer, d’en montrer la vraie signification, de projeter sur elles la lumière qui convient. Au lieu de faire de la critique une peinture ou une confession, elles en font, en quelque sorte, une variété de l’histoire. Elles mettent les œuvres à leurs places, dans le temps ; et, pour nous aider à les comprendre, elles nous racontent les circonstances diverses qui ont précédé, accompagné, suivi leur apparition.

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Entendue ainsi, la critique n’est plus guère une critique ; mais le titre importe peu, et l’on comprend que, critique ou histoire, une telle façon de traiter les œuvres d’art ne puisse manquer d’être très utile. Le tout est de savoir quelles sont, parmi les circonstances qui entourent l’apparition d’une œuvre, celles que doit retenir et noter un critique historien. Et c’est là-dessus que porte le dissentiment entre les écrivains divers qui, tour à tour, ont essayé d’élargir et d’élever la portée de la critique.

Mais je m’aperçois que tout ce que je pourrais dire à ce sujet a été dit avant moi, et avec infiniment plus de science et d’autorité. Dans le premier volume du grand ouvrage qu’il est en train de publier sur l’Évolution des genres littéraires, M. Brunetière a clairement fait voir la marche de la critique française, depuis La Harpe et Villemain jusqu’à M. Taine. Il nous l’a montrée tendant sans cesse davantage à se constituer une vie propre, à se dégager de ses habitudes anciennes, pour devenir, en quelque sorte, une histoire supérieure des œuvres littéraires. Déjà Sainte-Beuve avait substitué aux jugements sur les œuvres une biographie des auteurs : d’autres, après lui, avaient continué d’agrandir dans la critique le rôle de l’histoire et de la psychologie ; et c’est ce qu’avait fait encore le dernier et le plus grand de tous. M. Taine, en joignant à l’étude du caractère et de la vie des auteurs, pour mieux éclairer leur œuvre, l’étude du milieu historique et social où ils avaient vécu.

Mais M. Brunetière ne s’en est pas tenu à nous raconter l’évolution de la critique : il a voulu encore contribuer pour sa part à cette évolution, et c’est ce qui donne un intérêt si particulier à son nouvel ouvrage : La Poésie lyrique en France au dix-neuvième siècle. Parmi les opinions de M. Brunetière sur la poésie et les poètes du xixe  siècle, il n’y en a guère sur lesquelles je puisse m’accorder entièrement avec lui. J’aime Alfred de Musset beaucoup plus qu’il ne l’aime, et beaucoup moins Sainte-Beuve, George Sand, ou tel poète d’aujourd’hui. Mais jamais encore un critique n’a si ouvertement, si assidûment essayé d’arracher la critique à ses occupations d’autrefois, pour la revêtir d’une dignité plus sérieuse et plus haute. Et de là vient sans doute que ce livre m’a paru le point de départ d’un genre littéraire nouveau.

D’un genre qui n’est, à proprement parler, ni la critique, ni l’histoire. On pourrait dire plutôt qu’il consiste à restituer aux œuvres littéraires toutes les pièces de leur état civil, à établir leur généalogie, à nous les faire voir dans leur vraie suite, de manière à ce que nous sachions, non seulement quand et comment elles sont nées, mais pourquoi, et pourquoi aussi elles ont été ce qu’elles sont. M. Brunetière avoue lui-même, quelque part, que les hypothèses évolutionnistes de Darwin et de son école n’ont été pour lui que des formules commodes, et que l’évolution des genres littéraires s’accomplit suivant de tout autres lois que l’évolution des espèces, telle que l’entend le transformisme. Mais à la faveur de leurs hypothèses, — quelle qu’en puisse être d’ailleurs la valeur scientifique, — Darwin et ses successeurs ont renouvelé l’histoire naturelle ; ils l’ont, en quelque sorte, rendue plus vivante. Et pareillement M. Brunetière a animé, vivifié, à la faveur de sa méthode nouvelle, l’histoire d’un des mouvements les plus considérables de notre littérature. Il n’a eu besoin pour cela que de nous montrer à tout instant, sous la vie des poètes, qui naissent et qui meurent, la vie plus profonde et plus continue de la poésie, qui, sans jamais cesser d’exister, se modifie seulement d’âge en âge, au gré des circonstances. Au lieu de l’unité factice que donne la chronologie. M. Brunetière a mis dans son histoire de la poésie une unité réelle ; il en a fait une façon de biographie, la biographie d’un genre littéraire, poursuivant son chemin tout le long d’un siècle à travers une foule d’aventures et de péripéties.

J’imagine pourtant que l’intérêt de cet ouvrage n’est point dû seulement à la méthode nouvelle qu’on y trouve appliquée. Les méthodes les plus ingénieuses ne valent pas un beau style, ni ce précieux talent de composition et de mise au point qui, dès le début, a placé M. Brunetière au premier rang de nos écrivains. J’avoue que, pour ma part, il n’y a rien que je lui envie autant que sa façon d’écrire ; je lui envie jusqu’à la longueur de ses phrases, tant elle est harmonieuse et savante, supérieure infiniment, pour l’expression de pensées un peu suivies, à ce pauvre petit style essoufflé que nous pratiquons aujourd’hui.

II. La biographie et le roman21

Parmi tant de certitudes que j’avais jadis soigneusement rassemblées, que je m’étais habitué à considérer comme définitives, et qu’il m’a fallu voir partir l’une après l’autre, au courant des années, il y en a une qui, plus fidèle, ne m’a point quitté. Aujourd’hui comme autrefois, je pense toujours que la forme la plus parfaite du roman serait une biographie, le simple récit d’une vraie vie, mais racontée de manière à nous paraître vivante, et usant à cet effet de tous les procédés du roman.

Ou plutôt je crains bien que cette certitude-là ne m’ait abandonné comme les autres, car il me semble maintenant que toutes les formes se valent, pourvu qu’on sache en tirer parti ; mais je continue à aimer davantage les biographies que les romans les plus beaux, et à regretter qu’elles ne soient pas plus belles encore qu’elles ne sont, tandis qu’il y suffirait d’un peu de goût, de confiance en soi, d’imagination, et de style.

C’est pour avoir employé à l’histoire son étonnant génie de poète et de romancier que Michelet se dresse aujourd’hui si haut, sur notre siècle. De jour en jour il s’écarte davantage de ses anciens confrères, les Guizot, les Mignet, tous les historiens : sa vraie place est ailleurs, il n’a plus désormais de confrères que les Balzac, les Dickens et les Victor Hugo, ceux qui, avec des mots, ont su créer de la vie. On me dit que le public a cessé de le lire : mais est-ce que ceux-là même qui ne le lisent plus ne sentent pas tous les jours son nom leur devenir plus cher ? Et si les historiens lui reprochent de n’avoir pas connu tous les documents qu’il aurait pu connaître, je suis prêt à le lui reprocher avec eux, malgré que je n’aie pas une confiance aussi absolue dans l’efficacité des documents pour la conquête de la vérité historique, ni même dans l’existence de cette vérité. Mais peut-être Michelet a-t-il choisi un sujet trop vaste : lui seul, en tout cas, était de taille à pouvoir tenter la biographie d’un grand peuple.

Le roman biographique dont je rêve aurait des prétentions plus modestes. Je voudrais qu’on prit n’importe quelle vie, présente ou passée, qu’on s’efforçât d’en connaître tous les faits, et qu’ensuite on la revécût, comme on revit les épisodes d’un roman, en suppléant par l’imagination à ce que les faits ne sauraient donner. On aurait ainsi quelque chose comme un roman historique ; mais le nom, après tout, n’a rien de si effrayant. Du moins on aurait une œuvre véritablement humaine, avec ce précieux caractère de réalité qui nous fait aimer, pour peu qu’ils soient simples et sincères, les plus médiocres souvenirs d’un vieux soldat illettré. Cette réalité n’est guère plus réelle, probablement, que celle que crée pour nous le génie des poètes ; mais, enfin, nous avons l’habitude de la supposer telle. Nous la voyons plus proche, et nous la croyons plus sérieuse. Les souffrances morales d’Eugène Delacroix, par exemple, ne peuvent manquer de nous émouvoir davantage que celles de Coriolis ou de Claude Lantier : et cela simplement parce que, à tort ou à raison, nous les jugeons plus réelles. Sans compter la part d’émotion que contient d’avance pour nous le seul nom d’un grand homme, ou la seule idée d’une grande époque. Est-ce que la présence, dans un récit, de Napoléon ou de Beethoven n’aurait point pour effet immédiat d’en rehausser l’intérêt, si nous pouvions être assurés que l’auteur ne l’a pas inventée pour nous intéresser à des fables ?

Les hommes ont beau faire, il y a toujours dans la nature quelque chose de plus que dans leur pensée. Le lait de la plus maigre des vaches, dans les champs, est tout de même plus parfait que celui que fabriquent, dans leurs laboratoires, les chimistes les mieux renseignés. Ainsi il en est pour nos actions et nos sentiments. Le seul fait qu’ils existent suffit à leur donner un air de vérité que ne leur donnerait pas le génie le plus inventif. Mais encore faut-il qu’on sache nous les mettre en valeur ; et c’est ce dont la plupart des biographes ne paraissent pas se douter. Dès qu’ils ont réuni tous les documents qu’ils ont pu trouver, ils croient leur besogne finie : c’est alors, au contraire, qu’elle devrait commencer, pour que nous ayons l’impression d’assister à une vie humaine, et non point de nous ennuyer à un déballage de vieux chiffons de papier.

Ces réflexions d’autrefois me sont revenues à l’esprit en lisant le dernier livre de Mme Arvède Barine, Bourgeois et gens de peu, où j’ai trouvé racontées tour à tour les vies de cinq personnes de pays et de temps divers, du philosophe juif Salomon Maïmon, du gueux espagnol Lazarille de Tormes, d’un paysan anglais, d’un aventurier américain, et de Mme la conseillère Élisabeth Goetheg, la mère du poète allemand.

Les récits de Mme Arvède Barine sont précisément le modèle de ce que peut offrir d’intérêt la biographie la plus simple, pour peu qu’on ait le désir d’y intéresser le lecteur. Je ne crois pas que Mme Barine se fatigue beaucoup à recueillir des documents, ni à éclairer d’une lumière nouvelle les événements qu’elle nous raconte. Elle n’en a point, d’ailleurs, la prétention : on dirait plutôt qu’elle s’amuse à rapporter à d’autres tout l’honneur de ses travaux. Chacune de ses études est précédée d’une longue énumération des sources où elle a puisé ; et j’avoue qu’à moi-même, d’abord, il m’est arrivé de prendre ces études pour des traductions raccourcies d’ouvrages étrangers.

J’ai reconnu mon erreur en approchant de plus près ces ouvrages dont Mme Barine s’était inspirée. J’ai lu, par exemple, l’Autobiographie de Salomon Maïmon, qui lui a servi à nous raconter les aventures et à nous dépeindre le caractère de cet étrange métaphysicien. Ce sont en effet les mêmes événements ; Mme Barine, à ce point de vue, n’a rien ajouté de nouveau. Mais de ce qui était un fatras informe, elle a fait une œuvre vivante ; et je suis sûr que les soixante petites pages de son récit nous renseignent davantage sur la vie et l’âme de Salomon Maïmon, que tout ce que les scoliastes allemands ont amassé d’in-octavos sur le même sujet. Il a suffi à Mme Barine de revivre pour son compte la vie de son personnage : aux faits elle a donné un sens, et les sentiments tels qu’elle nous les montre ne manquent pas à nous émouvoir, parce qu’avant de nous les montrer elle a pris la peine de les ressentir.

Mais le cas est plus frappant encore pour l’étude sur la mère de Goethe. Depuis que Mme Barine a publié pour la première fois cette étude, divers documents nouveaux ont été publics en Allemagne, des lettres de Mme Goethe, des souvenirs se rattachant à elle. Et avec le secours de toutes ces pièces supplémentaires, qui avaient manqué à Mme Barine, un écrivain anglais, M. Schütz Wilson, a écrit sur Mme Goethe un long et consciencieux travail, que vient de publier la Nineteenth Century. J’ai lu l’article de M. Schütz Wilson, j’ai relu l’ouvrage de M. Heinemann sur la Mère de Goethe ; et j’ai eu l’impression que la femme dont me parlaient ces savantes compilations n’avait rien de commun avec la douce, sage et fine petite bourgeoise de Francfort, que m’avait fait aimer Mme Arvède Barine. Les faits, pourtant, sont les mêmes, et pris aux mêmes sources. Mais seule Mme Barine a su les animer, les éclairer du dedans, comme il convient pour que nous les voyions avec leur vraie signification. Seule elle nous a montré dans la mère de Goethe une personne vivante. Et je serais tenté de dire qu’elle l’a fait, par places, aux dépens de la vérité, s’il y avait en de telles matières une vérité possible ; mais elle l’a fait avec tant de relief et tant de naturel, que nous ne pouvons plus désormais nous figurer d’une autre façon la petite conseillère du Fossé-aux-Cerfs. Ce n’est pas qu’elle y ait mis plus d’invention ni plus de recherche qu’il n’était nécessaire. Elle s’est contentée de dégager, du détail des faits, une image d’ensemble, et de s’en servir ensuite pour relier les uns aux autres ceux des faits qu’elle nous a transmis. Sous prétexte de résumer pour nous des recueils de documents, elle nous a donné un de ces portraits de femmes qui sont toujours assurés de nous émouvoir, à la condition que les traits en soient nets et dessinés simplement.

Elle nous a donné, du même coup, dans son étude, deux ou trois portraits d’hommes, ceux du père, du mari, du fils de Mme Goethe : et je lui sais gré, en particulier, d’avoir parlé de ce dernier avec une si libre franchise. Le fils de Mme Goethe est encore un des hommes sur lesquels mon opinion s’est beaucoup modifiée, au cours des années. J’ai cru très longtemps que c’était un faux grand homme. Ses romans m’ennuyaient, ses drames me fatiguaient, je préférais à ses vers non seulement ceux de Heine et de Lenau, mais ceux du plus oublié des poètes romantiques ; et je me souviens que j’ai failli soulever un scandale en Allemagne, pour avoir appelé Goethe un grand botaniste. Il n’y a pas jusqu’à ce dernier point sur lequel je n’aie dû changer d’avis : car on m’a affirmé que les découvertes botaniques de Goethe n’avaient pas la moindre valeur. Mais j’ai reconnu, en revanche, combien on avait raison d’admirer ses vers, ses petits poèmes surtout, les fleurs les plus pures, les plus fraîches, les plus parfumées de la langue allemande.

Goethe était un très grand poète, mais c’était aussi un très méchant homme ; et ce que dit de lui Mme Arvède Barine n’est point pour m’empêcher de le croire. Encore ne voudrais-je pas qu’on le prît pour un dilettante du vice et de la perversité, pour un égoïste supérieur, trop préoccupé de son art pour avoir le loisir d’être bon. Il avait plutôt, malgré ses poses, le fond d’âme d’un petit bourgeois vaniteux et lâche ; il le tenait en droite ligne de son grand-père paternel, tailleur et aubergiste, et qui fit fortune à ces deux métiers. Sa conduite avec sa mère, telle que nous la fait voir Mme Arvède Barine, suffirait à dénoter chez ce grand poète une pleutrerie instinctive et irrémédiable. Je ne connais pas de plus fâcheuse figure de parvenu, rampant devant les puissants et sans pitié pour les faibles. On se rappelle avec quel mépris il a traité le malheureux Beethoven, qui toute sa vie l’a vénéré comme un dieu. Et c’était un dieu, en effet, car il n’y a pas de grand poète qui ne le soit un peu ; mais il a prouvé que les dieux mêmes pouvaient être d’assez tristes sires, et garder jusque dans l’Olympe de vilaines âmes de cabaretiers.

III. De l’originalité en littérature22

J’ai vu naître, depuis dix ans, un très grand nombre de nouvelles formules et de nouvelles écoles littéraires ; mais à peine les avais-je vues naître qu’elles mouraient, comme ces enfants dont on dit qu’ils sont trop beaux pour la terre. Et j’avoue qu’il m’en est resté une certaine défiance contre toute formule nouvelle, contre toute école nouvelle, peut-être même contre toute littérature nouvelle.

Un dimanche soir, au collège, mon voisin d’étude me dit qu’il avait rencontré une jeune fille rousse, nommée Sylvie, mais qu’il ne savait pas ce qu’il devait en faire. Je lui conseillai d’en faire un livre : et c’est à quoi mon ami s’appliqua, dès le lundi matin. Il s’y applique encore, le malheureux ! Il tient toujours son sujet, qui est toujours cette Sylvie avec ses cheveux roux ; mais à mesure qu’il se choisit un genre pour traiter son sujet, le genre qu’il a choisi se démode, et voilà tout à recommencer ! Son livre a été, tour à tour, un grand poème dans la manière de Victor Hugo, un roman naturaliste, une série de complaintes envers libres, une étude psychologique, un symbole, un essai de culture du moi, un conte néo-chrétien. Mon ami a le travail un peu lent ; il veut que son œuvre soit au goût de son temps ; et le goût de son temps change si vite que mon pauvre ami le comparait, l’autre jour, précisément aux cheveux jadis roux de sa Sylvie, qui, maintenant, changent de couleur tous les soirs.

Mais, comme il continuait à se lamenter, j’ai levé mon doigt en l’air pour l’engager au silence, et je lui ai dit :

« Apaise ton cœur, mon ami, je crois avoir découvert le moyen de te tirer d’embarras ! J’aperçois à l’horizon, les premiers reflets d’un goût nouveau, qui, — ou je me trompe bien, — durera plus longtemps que les précédents. C’est un goût naturel et sage ; et, pour peu que tu le veuilles, tu as de quoi le satisfaire, car il exige justement les qualités que tu possèdes, une grande expérience et une grande méfiance, quelque modestie, le sens du style, le désir de bien faire. Et, si ce n’est pas ce goût-là qui sera le goût littéraire de l’année prochaine, c’est alors que l’année prochaine n’aura plus aucun goût ; auquel cas il te restera la ressource de te tenir tranquille. »

Ce que j’en ai dit à mon ami était un peu, je l’avoue, pour le consoler ; car depuis dix ans qu’elles duraient, ses doléances avait fini par m’importuner. Mais je crois effectivement qu’un goût nouveau, et à sa suite un genre nouveau, sont en train de se constituer dans notre littérature. Je crois que tout le monde, auteurs et public, est en train d’en avoir assez de ce qu’on appelle l’originalité, et que le temps est venu d’une littérature plus aimable et plus sûre, qu’on pourrait appeler, provisoirement, une littérature d’imitation. Je crois que la littérature de demain sera imitative, à moins qu’on ne préfère me faire dire qu’elle ne sera plus rien du tout.

Boileau (j’appelle de ce nom tous les vieux professeurs) disait qu’il y avait en art deux sortes d’originalités : celle qui provient de ce que l’on n’est point fait comme tout le monde, et celle qui provient de ce qu’on ne se résigne pas à produire des œuvres qui ressemblent à celles de tout le monde. La première de ces originalités a définitivement disparu : à force d’user nos pantalons sur les mêmes programmes scolaires, à force de monter dans les mêmes trains, de lire les mêmes journaux, de nous disputer les mêmes places, de déposer nos opinions dans les mêmes urnes, nous sommes tous devenus absolument pareils. Si nous n’avions pas nos prénoms et la coupe de nos barbes, je ne sais pas comment nous arriverions à nous reconnaître nous-mêmes d’avec nos voisins. Nous ne pouvons plus penser, sentir, agir, que collectivement : de là toutes ces ligues, où nous nous enfournons dès l’âge de raison ; et des jeunes gens m’ont affirmé que les plus mauvais lieux leur paraîtraient sans agrément, s’ils ne se mettaient à plusieurs pour s’y aller divertir.

Mais d’autant plus fort s’est développé en nous, depuis cinquante ans, le désir de l’autre originalité, de celle qui consiste à se distinguer de tout le monde par l’apparence extérieure de ce que l’on produit. On en est venu à croire sérieusement que c’était une nécessité pour l’artiste d’être original, c’est-à-dire de fournir au public une œuvre tout à fait différente de celles qui lui avaient plu auparavant. L’épicier sait que, pour satisfaire sa clientèle, il doit lui fournir du sucre qui soit bon ; mais l’artiste d’aujourd’hui s’imagine que son seul devoir est de fournir à sa clientèle des livres, des tableaux, qui soient absolument nouveaux. Et, comme il n’est lui-même, hélas ! pas nouveau du tout, comme il tend de plus en plus à n’avoir en propre ni une idée, ni un sentiment, il ne trouve rien de mieux que de donner à son œuvre une apparence nouvelle en mettant du bleu où ses devanciers avaient mis du rouge, en faisant des vers trop longs, si l’on a fait avant lui des vers trop courts, en affectant d’être idéaliste, s’il vient après un réaliste, ou inversement. Cette décroissance de l’originalité intérieure, et ce souci croissant de l’originalité extérieure, ce sont les deux faits qui résument toute l’histoire de l’art contemporain, aussi bien à l’étranger que chez nous.

Il n’en allait pas de même autrefois. L’artiste d’autrefois n’avait pas la prétention d’être un personnage sacré, supérieur au reste des hommes : il ne prétendait qu’à être, comme tout le monde, un honnête et consciencieux ouvrier, fournissant à sa clientèle le genre de travail qu’elle lui demandait. Il ne se souciait pas de faire à l’inverse de son prédécesseur, mais, au contraire, de faire comme son prédécesseur. Et si, par là-dessus, il avait du génie, il n’en était que plus à l’aise pour en tirer avantage : car, travaillant dans une forme qui lui était familière, et qui l’était au public, il n’avait plus qu’à user suivant son cœur du métier qu’il tenait en main, et la moindre de ses inventions avait chance d’être goûtée aussitôt. Fra Angelico, Raphaël, étaient des artisans, occupés à traduire leurs sentiments à eux dans le style de leurs maîtres : Bach était un consciencieux organiste ; Mozart, quand il a connu Bach, s’est mis tout de suite à l’imiter ; et Beethoven s’est exténué quarante ans à vouloir imiter Mozart. Notre cher Ronsard, pour ne parler que de littérature, se serait fâché si on lui avait dit qu’il n’imitait pas les anciens poètes, et on sait assez que la seule ambition littéraire de Racine a été d’imiter Euripide.

Mais on nous a changé tout cela, depuis cinquante ans. À la place de l’artisan, on nous a inflige l’artiste. L’homme qui fabriquait des tableaux s’est cru d’une espèce plus haute que celui qui fabriquait des cadres ; et il s’est imaginé que son premier devoir était l’originalité, qui n’aurait dû être qu’un extra, quelque chose comme le parfum qui s’ajoute par surcroît à la beauté d’une fleur.

Il en est résulté que tous, artistes et public, nous avons perdu depuis cinquante ans tout ce qui nous permettait de produire et d’apprécier de belles œuvres d’art. Les artistes ont perdu le métier, chacun étant désormais obligé de se constituer un métier nouveau, et d’en changer à chaque œuvre nouvelle. Ils ont encore perdu le goût, l’amour du style, le sentiment de cette proportion et de cette mesure qui font la seule beauté : tout à la préoccupation d’inventer du nouveau, ils ont négligé de s’assurer si les choses nouvelles qu’ils inventaient étaient belles en outre, et capables de plaire encore quand on n’en serait plus étonné. Le public, de son côté, a perdu non seulement le goût de la beauté et du style, mais jusqu’à la faculté d’aimer les œuvres d’art. Devant des œuvres toujours à l’inverse les unes des autres, il a été ahuri, déconcerté ; tout moyen lui a manqué de se faire une opinion personnelle : si bien qu’il se contente aujourd’hui de hausser les épaules à tout ce qu’on lui offre, de rire, d’ignorer ; quitte à admirer, de confiance, un quart d’heure tous les ans, le tableau, l’opéra, le roman, qui font le plus de bruit dans les journaux à la mode.

Je veux bien reconnaître que, en échange de ce qu’il a perdu, l’art contemporain a beaucoup gagné : mais, si l’on me demandait au juste ce qu’il a gagné, je serais en peine de le dire. Parmi les écrivains et les peintres qui ont débuté depuis dix ans, en particulier, il y en a beaucoup qui apportaient de réels, de solides, de précieux talents ; en d’autres temps, sous un régime artistique plus sage, ils auraient pu bien faire ; mais la plus grande part de leur talent s’est usée dans cette recherche à outrance de la nouveauté, que leur imposait leur temps ; et à leurs meilleures œuvres il manque encore cette tranquille aisance, cet air et cette lumière indéfinissables qui nous permettent de prendre plaisir à de plus médiocres ouvrages d’autrefois. Et il ne s’agit point de santé ni de maladie morales : Michel-Ange, Mozart, Jean-Jacques Rousseau, étaient d’âme plus malade que, Dieu merci ! personne d’entre nous ; mais avec leur maladie ils avaient leur métier, leurs traditions de style, le désir de contenter leur clientèle, tandis que les artistes d’aujourd’hui ne chercheraient qu’à étonner la leur, à supposer qu’ils en eussent encore une.

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*   *

C’est là une situation bien fâcheuse. Mais je crois que chacun, plus ou moins, est en train d’en prendre conscience et de s’en affliger. Et j’espère que de jour en jour on en prendra conscience et on s’en affligera davantage, si bien que l’on finira par admettre l’unique remède capable, à mon avis, de ressusciter notre littérature.

Ce remède, c’est le retour aux traditions d’autrefois, et notamment à la plus importante de toutes, qui est l’imitation d’un modèle déterminé.

Le choix d’un modèle ne coûtait guère aux artistes anciens : ils imitaient leurs maîtres, leurs prédécesseurs immédiats. Mais nous n’avons plus de prédécesseurs immédiats, ou, du moins, nous avons coupé le fil qui aurait dû nous rattacher à eux. Comment imiter M. Pierre quand M. Paul fait, au même moment, tout le contraire de ce qu’il fait ? Comment, surtout, imiter des artistes qui prétendent s’être affranchis de toute imitation, et qui ne valent, en effet, que par leur excentricité ?

Mais il nous reste la ressource de nous choisir, parmi les œuvres anciennes, telle ou telle œuvre qui nous plaît, que nous comprenons, où nous trouvons un style, des idées, des sentiments semblables à ceux que nous croyons sentir en nous-mêmes. Choisissons-la avec mille précautions, et, quand nous l’aurons choisie, essayons de l’imiter.

Nous y aurons d’abord plus de peine qu’à produire une œuvre soi-disant originale ; mais, pour peu qu’il y ait de véritable originalité en nous, l’œuvre d’imitation que nous produirons ainsi aura une valeur littéraire infiniment plus sûre et plus haute. Car nos qualités personnelles s’y montreront pour ainsi dire enchâssées dans un écrin d’or, où chacun pourra les reconnaître et tout de suite les aimer.

J’avoue que, parmi tous les livres de ces dernières années, aucun ne m’a apporté un plaisir aussi parfait que les Contes à la Reine de M. Robert de Bonnières, et la Rôtisserie de la Reine Pédauque, de M. Anatole France. Ni l’un ni l’autre ne sont, en vérité, des imitations, car M. de Bonnières et M. France sont des maîtres, et n’ont besoin d’imiter personne. Mais tous deux ils se sont amusés à renouveler pour nous, dans ces beaux livres, des mœurs, des caractères, des façons de sentir et des façons de parler d’autrefois : et jamais leurs âmes d’artistes ne s’étaient laissé voir si pleinement, dans une lumière si douce, si variée, ni qui nous les rendit si aimables.

Il en est de même encore pour ce gracieux petit livre de M. Marcel Schwob, les Mimes, qui n’est, lui aussi, qu’un jeu ; mais le jeu charmant d’une âme de poète : et je ne puis dire l’exquise impression que j’en ai rapportée.

J’imagine que M. Schwob a voulu simplement continuer la série des Mimes du vieux poète Hérondas. Il l’a continuée, en effet ; chacun de ses petits poèmes en prose nous offre une image simple et vivante des mœurs grecques, une image pour ainsi dire antique, légère, mobile, un peu effacée, comme si les siècles avaient pris soin d’en adoucir la couleur. Mais on ne tarde pas à s’apercevoir que ces poèmes, qu’on aurait pris d’abord pour des traductions d’œuvres perdues d’Hérondas ou de Théocrite, sont en outre imprégnés d’un esprit tout moderne : et l’on y retrouve, sous le délicieux appareil de cette forme et de ces peintures antiques, les qualités singulières qui donnent aux contes de M. Schwob une saveur si nouvelle.

Ces précieuses qualités du talent de M. Schwob, on les a dites déjà, et mieux infiniment que je ne saurais les dire. Il y a dans le Roi au masque d’or et dans quelques-uns des contes publiés à sa suite, une sorte de douceur tragique que je ne crois pas avoir jamais rencontrée ailleurs. Jamais personne n’a été aussi à l’aise dans l’incroyable et le surnaturel : jamais personne n’a su raconter d’aussi étranges visions sur un ton aussi calme, relevé seulement d’un subtil symbolisme qui en augmente l’effet.

Mais l’imitation des Mimes d’Hérondas a permis à M. Schwob de mettre plus clairement en valeur ces traits divers de son originalité. Et ni le Roi au masque d’or, ni aucun de ses autres contes, ne nous font voir aussi bien l’ensemble de ses vertus de poète et de savant que ce petit recueil de fantaisies dans le goût ancien.

Je sais que ce n’est là qu’un jeu ; mais est-ce que toute littérature et tout art devaient être autre chose qu’un jeu ? Et c’est là un jeu difficile, qui suppose une longue étude des temps passés et du nôtre ; mais aussi les vieux auteurs de mimes ne sont-ils pas les seuls modèles que je voudrais que l’on imitât. Je voudrais du moins que l’on cessât de n’en vouloir imiter aucun, puisque l’on s’obstine à écrire, et qu’on ne paraît plus avoir rien de nouveau à dire.

VIII. La science

I. La suggestion, le spiritisme et les prétentions de la science

À une nourrice très vieille et un peu savante (sans être cependant diplômée), on manda jadis le soin de mes premiers ans. Consciencieuse éducatrice, elle m’enseignait les subtiles lois de la vie : de la vie telle qu’elle la comprenait, et non de celle qu’on peut trouver exposée dans les manuels scolaires. Même elle avait pressenti la valeur pédagogique des leçons de choses : car c’est en d’abondantes narrations qu’elle développait cette science, destinée à me former un esprit. J’ai gardé un souvenir assez net de quelques-unes des instructives histoires ainsi entendues, encouragé encore à m’en souvenir par leur fréquente, invariable répétition. Voici l’une d’elles : longuement elle m’était contée par les claires soirées de printemps, tandis qu’auprès de nous coulait, avec un murmure, le bon Dniester un peu gelé. Mais je voudrais à votre intention l’abréger, la débarrasser des vaines métaphores, épithètes et généalogies, la réduire enfin à être quelque chose comme ce « noyau de faits » que réclame — n’est-il pas vrai ? — notre science moderne.

Le vieux roi Modyslas avait donc une fille plus belle qu’une mûre, la douce Marysia : et il s’occupait à régner dans un royaume très ancien. Mais un jour la douce Marysia fut saisie d’une fièvre inconnue — par grande exception — aux deux médecins du pays. Elle refusait tout remède, elle allait mourir, sans même laisser un gendre au bon vieux Modyslas. Alors un jeune pâtre, nommé Chalek, vint au château royal, apportant avec lui une herbe (probablement quelque camomille) qui se chargeait de guérir les fièvres ignorées. Et, comme Marysia refusait d’absorber de cette herbe, même en tisane ou sirop, Chalek la regarda fixement dans les yeux : puis, il mit l’herbe sur la tête de la moribonde princesse ; et du premier coup elle fut guérie.

Mais voici que, fatigué de ses veilles et de ses angoisses, le vieux roi tomba malade à son tour. On manda Chalek, comme vous pouvez penser : mais cette fois l’herbe était impuissante. Alors le jeune pâtre regarda de nouveau dans les yeux la princesse Marysia ; et puis il lui ordonna de dire, en latin, le nom et les caractères de la maladie dont souffrait son auguste père. Et Marysia dit tout cela, en latin, et même le remède, qui guérit aussitôt le monarque. Chalek reçut un porte-monnaie rempli d’or, et quitta le pays.

Mais ce n’est jamais sans dommage qu’un jeune berger regarde longtemps dans les yeux une douce princesse plus belle que les mûres. À peine Chalek fut-il parti que Marysia fut envahie de son souvenir. Elle signifia durement son congé au prince Tchernowied, qui depuis longtemps lui faisait la cour : et jour et nuit elle pleurait, dans sa haute tourelle, dédiant au jeune berger ses aimables larmes toutes parfumées.

C’est à quoi, vous le devinez bien, le prince Tchernowied ne trouvait guère son compte. Rentré dans ses noires bibliothèques, ce prince, qui était en même temps quelque chose comme un nécromant, se mit en devoir d’attirer vers lui, par la seule force de son vouloir et de quelques paroles magiques. — l’obligeant soudain à quitter sa haute tourelle, dans une nuit d’orage, — celle qui là-bas se lamentait d’un impossible amour. Et la pauvre Marysia dut courir vers la lointaine retraite du prince Tchernowied. Elle était désormais sous le pouvoir absolu de celui qu’elle avait détesté. Et bientôt elle se vit enfermée dans un cachot, menacée de-mort si elle ne cédait à l’amour de ce méchant prince.

Alors son triste petit cœur invoqua le secours de sa mère défunte, qui avait été une très sage et excellente personne, ménagère incomparable, et toujours accueillante aux larrons vagabonds. Marysia appela sa mère : et sa mère lui apparut, dans un nuage bleu pâle, comme c’est l’usage des apparitions. Puis, elle s’effaça, mais ce fut pour apparaître aussitôt devant le berger Chalek, qui gardait son troupeau sur les bords du Volga. La défunte reine lui apprit les malheurs immérités de sa fille, et comment la douce Marysia pleurait dans son cachot, enchaînée par le sortilège d’une volonté méchante qui l’avait domptée. Et Chalek comprit alors que rien ne l’empêchait d’exercer à son tour ce pouvoir magique. Dans un subit élan d’exaltation intérieure, il ordonna à Marysia, au travers des plaines sans limite et du fougueux Volga, et de la montagne des Ourals où gît l’œuf d’or source du monde, il lui ordonna de quitter le palais de Tchernowied pour venir à lui. Et aussitôt il la vit accourir, plus pâle seulement et paraissant plus douce : mais le méchant prince Tchernowied accourait derrière elle, ou plutôt volait à sa poursuite, car il s’avançait au milieu de l’air, sans loucher le sol de ses pieds. Chalek allait mourir, égorgé parmi ses moutons : et sûrement il serait mort s’il n’avait eu recours, une fois de plus, au talisman de sa volonté. Il voulut que, déjà levé sur lui, le bras du prince s’arrêtât ; et le bras du prince resta levé, immobile, avec l’air de n’avoir jamais remué, comme on voit dans les statues de M. Falguière. Pour achever de l’apprivoiser, Chalek n’eut plus qu’à lui enjoindre de se croire désormais un pauvre pope voyageur, parfaitement illettré et stupide, ainsi qu’il sied aux membres de cette corporation, et après le récit du mariage de Chalek et de Marysia, et de toutes les viandes qu’on y mangea, et de tous les vins qu’on y but, ma nourrice m’affirmait avoir souvent rencontré jadis un vieillard privé de raison, qui mendiait aux portes, aussi doux désormais et aussi béat, sous sa livrée de pope toute déguenillée, qu’il avait été arrogant et subtil quand il se savait encore le prince Tchernowied.

Tel est, si je puis dire, le schéma des événements que me narrait ma nourrice, dans son zèle à me révéler quelques-uns des principaux secrets de la vie.

Je l’écoutais avec sympathie, car j’avais alors trois ans, et point d’autre affaire. Mais j’éprouvais devant ce récit ce qu’éprouvent devant des récits pareils tous les enfants européens depuis 1789 : un sincère dédain et une incrédulité mêlée de pitié. Tout au plus trouvais-je quelque considération pour la fantaisie des détails, et telles métaphores assez suggestives.

Ma vieille nourrice est morte, depuis ces lointaines leçons, et je suis resté incrédule à l’histoire du berger Chalek : incrédule un peu par raison, un peu par contenance, sans bien savoir, à dire vrai, pourquoi je n’admettais point ces événements-là aussi bien que tant d’autres.

Hier, c’était le jour anniversaire de la froide soirée d’automne où ma vieille nourrice est morte. J’ai célébré cette date en songeant à elle ; et je me suis rappelé l’anecdote de la princesse Marysia. J’ai ressenti alors comme un remords de mon indolente et pertinace dénégation, et je me suis résolu à m’enquérir enfin sérieusement des raisons décisives qui annulaient, au point de vue de l’exactitude, l’histoire du berger Chalek et de la blonde Marysia. Ma digne éducatrice méritait bien — n’est-ce pas ? — une réfutation plus en règle de ses absurdes croyances ! J’allai trouver un vénérable docteur en médecine qui vit à Passy, entre de vieux livres compétents. Je lui racontai l’histoire telle que je viens de vous la dire, et je lui demandai franchement son avis.

J’endurai ensuite ses premiers reproches, qui furent très vifs. Il m’accusa de toutes les folies, ou bien d’attenter à son repos par un instinct naturel de mystification.

— Mais votre histoire de grand-mère est absurde ! poursuivit-il.

Et je l’interrompis.

— Absurde, n’est-ce pas ? mais pourquoi ?

— Parce qu’elle est contredite par la science, et vous le savez bien !

Je ne le savais point, mais j’en avais eu le pressentiment. La science, voilà donc ce qui abolissait les récits de ma vieille nourrice ! Je m’informai anxieusement de ce qu’était la science.

Et j’appris que la science avait pour fin de découvrir les lois des choses ; car les choses ne se produisaient point au hasard, mais suivant un ordre immuable et fixe. Si un fait arrive, il se condamne, par cela seul, à toujours arriver désormais dans les mêmes circonstances. J’appris encore que les hommes avaient longtemps tâtonné dans la découverte de ces lois, et qu’il y avait eu jadis de fausses lois ; mais que les lois actuellement enseignées étaient les vraies lois, celles qui reflétaient l’essence éternelle des réalités. J’appris que l’existence et la permanence des lois naturelles était une vérité sans contraire possible, que l’on était fou à vouloir en douter, que toute amélioration pratique reposait sur cette vérité, que toute métaphysique en devait partir. Ainsi l’on m’exhiba les empiristes, ou évolutionnistes, qui admettent que le monde se crée au hasard, mais sous la domination de lois, et qui vont jusqu’à décorer ces lois de beaux termes anglais. On m’exhiba encore, parmi cent autres variétés de métaphysiciens, les théistes, qui prouvent l’existence d’un être partait par la pérennité des lois naturelles, et aussi par les miracles, c’est-à-dire la suspension possible de ces lois. Et, comme mon vénérable conseiller ajoutait, en façon d’argument a posteriori, que son crayon tomberait à terre, s’il l’en laissait libre, et comme effectivement son crayon tomba, je reconnus avec certitude que l’ordre des choses dans l’univers devait être immuable, pour rendre possibles, à chaque moment, de telles prévisions.

Dès lors je résolus de ne point rentrer chez moi avant de posséder cette science, qui avait décrété les lois universelles du monde. Et je m’attachai surtout, naturellement, aux lois qui périmaient les niaises narrations de ma pauvre nourrice. J’aperçus que chacun des mots par elle proférés — sauf peut-être quelques épithètes — était une injure grave, mais heureusement sans effet, à l’égard de maintes lois aimées : que, par exemple, la camomille dégageait l’estomac en s’y introduisant, mais non lorsqu’on en frottait le cuir chevelu d’un malade ; que les jeunes filles, même lorsque les bergers les avaient regardées dans les yeux, ne pouvaient point deviner les secrètes maladies de leurs pères ; que, pour mander à soi un homme, de quelque distance, il fallait émettre des sons et encore d’une distance très faible, et à la condition que les ondes sonores ne fussent pas interceptées ; que les esprits des morts ne se montraient pas aux prisonniers, parce que les morts n’avaient point d’esprit, et aussi parce que les cloisons ne laissaient point passer des apparences matérielles. Quant à l’arrêt des bras, effectué sur un autre homme par la seule volonté, c’était une plaisanterie quelque peu outrageante : un organisme ne pouvant agir sur un autre sans des échanges de mouvements. Et la transformation, par un vouloir étranger, du subtil prince en quelque pope pleurnicheur, c’était, je le vis bien, le comble de l’insanité : des millions de volumes scientifiques se seraient soulevés de leurs bibliothèques, pour écraser le fou capable d’une pareille pensée.

Le jour anniversaire d’un trépas regretté n’avait pas été vain : j’avais acquis la preuve de l’absurdité de ma première éducatrice, et j’avais enfin connu cette précieuse chose, si justement appréciée, la science. Je revenais chez moi, lorsque, passant devant un libraire, j’eus l’idée d’acheter aussitôt quelques ouvrages scientifiques, et d’apprendre ainsi les dernières lois de l’univers.

Un aimable commis que je consultai m’offrit, avec maintes recommandations, ce qu’il y avait de plus sérieux et de plus nouveau : j’étais ravi de ma matinée.

Je lus d’abord le Magnétisme animal de MM. Binet et Féré, et la Suggestion de M. Bernheim. Ce fut un premier effarement. J’appris que vingt professeurs, en présence de milliers d’élèves, pouvaient, sur un ordre verbal et sans recourir à nul procédé chimique, produire chez des personnes naturelles, vivantes, la paralysie, partielle ou totale, et même un changement complet de caractère. On m’avait expliqué, le matin, que, de par la science, l’homme sent une odeur lorsqu’il est devant un objet odorant, et ne sent nulle odeur lorsqu’il n’est point devant un tel objet. Et voilà que ces vingt médecins faisaient sentir à des êtres humains des odeurs sans nul objet odorant, par le seul ordre de leur volonté ; et qu’ils faisaient aussi voir des couleurs sans nul objet coloré réel ; qu’ils transformaient, à leur fantaisie, une timide blanchisseuse en quelque Jeanne d’Arc, et que la réciproque leur était familière. Les lois tout à l’heure apprises, ces respectables lois de la nature, éternelles et immuables, est-ce qu’elles allaient se décrépir ? Avait-on encore perpétré un quiproquo, admis de fausses lois ? Et mon docteur respecté avait-il, à son insu, voulu m’éclairer avec des vessies ?

Les explications données aux phénomènes de suggestion par MM. Féré, Binet et Bernheim, je n’ai pu songer à m’en satisfaire. Ces messieurs cherchaient à réparer, de leur mieux, les dégâts causés par leurs expériences au sublime arsenal des lois de la science ; mais ils terminaient, en somme, par l’aveu de leur désarroi, laissant à leurs successeurs le soin d’accorder ces faits antiscientifiques avec la science, reflet de l’éternité des choses. Toutefois j’aperçus que, pour sembler bizarres, et pour endommager quelques convictions séculaires, les faits de la suggestion verbale pouvaient aisément s’expliquer. Lorsqu’un homme, dans la rue, accoste un autre homme, et veut l’amener à, par exemple, déjeuner avec lui, parfois il arrive que l’homme accosté regimbe devant cette aimable perspective. Les lois de son esprit lui fournissent de forts motifs en faveur d’un autre acte, comme, par exemple, de ménager son estomac en ne mangeant pas au restaurant ce jour-là. Si donc l’homme qui insiste, à force d’arguments et de prières, amène l’autre homme à vouloir enfin déjeuner au restaurant avec lui, il lui aura suggéré des motifs plus forts en faveur de cet acte amical, il aura changé une volition, il aura transmis à son hôte une résolution étrangère. Mais il y a eu discussion, conflit, parce que l’autre homme gardait ses motifs antérieurs avec toute leur force. Si maintenant on suppose cet autre homme amené, par un affaiblissement de son organisme nerveux, à l’annulation des motifs qui l’engageaient à ne point déjeuner, il suffira d’une invitation, d’un ordre, pour fournir à cet homme un motif d’action, et l’action qui en naît. Les demoiselles de la Salpêtrière, ayant perdu l’énergie de leurs motifs personnels, acceptent aussitôt les motifs qu’on leur suggère : et les voilà devenues à volonté (ayant perdu toute la raison d’être ce qu’elles étaient la veille) soldats, députés, princesses, et tout le reste. Fait absolument simple ; et le trône des lois scientifiques n’a pas à en être ébranlé.

J’étais rassuré. Mais j’ouvris ensuite le livre de M. Ochorowicz, sur la suggestion mentale, et tout mon effarement me ressaisit. Ordonner à une femme (qui n’a pas de raison pour être autre chose) d’être Jeanne d’Arc, à merveille : cela peut même avoir de bons résultats sociaux. Mais voici qu’on peut amener — et ici encore une abondance de preuves, de précautions et de témoignages — une personne humaine à deviner, sans un mot prononcé, les plus secrets détails d’une pensée étrangère. On peut vouloir qu’une femme prenne un livre sur une table : et la femme, sans que rien de sensible lui ait indiqué ce vouloir, exécute l’ordre ainsi pensé. On peut, sans rien dire à un malade, déposer sur sa tête un gramme d’ipéca, dans un papier, en laissant même l’adresse imprimée du pharmacien : et le malade éprouve des nausées, des régurgitations, comme s’il avait absorbé le remède qui est dans son chapeau. On peut obtenir d’une jeune femme illettrée, sans lui parler aucunement, tous les détails pathologiques d’une maladie, ou bien lui faire réciter des poèmes symbolistes en dialectes de la basse Égypte. Un exercice charmant, c’est encore de vouloir qu’un homme fasse, dans dix jours, à certaine heure, certaine chose, de ne lui en point souffler mot, et de constater avec quel scrupule, au moment voulu, l’homme exécute un ordre qu’on a ainsi négligé de lui donner.

En lisant ces étranges révélations, j’eus bien peur d’être, comme les carabiniers célèbres, arrivé en retard pour m’initier à la vieille science de mon siècle. Évidemment, cette pauvre science, acharnée à expliquer l’impossibilité éternelle de faits maintenant constatés, elle était l’erreur d’une fausse piste : on allait liquider ses restes et procéder à l’installation d’un nouveau reflet de l’immuable nature. Je regrettai seulement le décès de ma nourrice : comme son concours eût été précieux à cette science naissante ! Et puis je me rappelai — car toutes raisons me semblaient bonnes pour fortifier un peu ces lois en détresse — que les auteurs des volumes lus avant celui-là expliquaient les phénomènes de cette suggestion par un fait entièrement légal et autorisé. Les personnes magnétisées, disaient-ils, ne devinent pas une pensée directement, mais leurs sens sont à ce point affinés, et leur attention concentrée, et leur intelligence excitée, qu’elles aperçoivent sur le visage des gens qui les entourent tous les mouvements passagers, les mille insignifiants changements, qui, à leur sensibilité d’exception, indiquent — comme feraient des mots — les pensées. Ainsi une magnétisée n’a pas besoin de paroles pour comprendre ce que je veux : ma pensée occasionne des contractions de mes muscles faciaux, et la magnétisée devine mes idées en voyant ces signes extérieurs. L’argument me paraissait bien un peu suspect, mais pour sauver la science il n’y a rien que je n’eusse admis.

Je continuai de lire le livre de M. Ochorowicz. J’appris que l’on pouvait ordonner mentalement des actes à des personnes éloignées de plusieurs kilomètres, et que, par exemple, on avait attiré à soi, de l’autre extrémité d’une ville, — non pas, à dire vrai, la princesse Marysia — mais une vieille rentière normande. Annulée, l’explication scientifique de M. Féré ! Car la rentière ainsi mandée n’a guère pu, à travers cent maisons, observer les grimaces faciales de celui qui l’attirait. Décidément la science avait saisi là un mauvais reflet : et la nature éternelle restait inexplorée. Je ne me résignai point : je priai mentalement M. Ochorowicz de me rassurer : je le suppliai de confondre ma nourrice, de rattacher les phénomènes de suggestion mentale au grand organisme vénéré de la science. Ma prière fut-elle assez vive pour agir à distance ? Il est sûr que dans les derniers chapitres de son livre. M. Ochorowicz tenta complaisamment le replâtrage souhaité. Il me déclara toutefois qu’il fallait me résoudre au bris définitif de quelques lois : à ce prix il sauverait le reste. Et il y fit des efforts bien touchants ; mais, hélas ! il employait une théorie de l’inconscient, des couches indéfinies de pensées, des douleurs non ressenties et des visions non vues : et je me forçais vainement à comprendre ces phénomènes psychiques que leur nature même condamnait à demeurer mystérieux. Mais l’explication totale de M. Ochorowicz pouvait, à la rigueur, se passer de cette ingrédience. Elle consistait à admettre toute pensée comme un mouvement produisant — et c’est la science même — d’autres mouvements, et à déclarer que le mouvement d’une pensée, lorsqu’il pénètre dans un cerveau préparé, y reprend sa forme originelle, devient à nouveau cette pensée. J’ébauchai toutes sortes d’arguments : M. Ochorowicz me répondit, aux dernières lignes, que je devais plutôt lui savoir gré de son ingénieux sauvetage : et puis il me prévint que ma nourrice n’en avait pas moins été une folle, puisqu’elle avait ajouté à des faits explicables le fait, absurde, contraire à toute science, d’une apparition d’esprits : « Suggérer une pensée à distance, me dit en terminant ce connaisseur, les lois de la nature daignent encore le permettre, mais elles s’opposeront éternellement à ce qu’une âme morte reparaisse parmi nous. »

Je pris sur ma table un autre ouvrage scientifique : il était dénommé le Spiritisme, et écrit par M. Gibier, docteur en médecine, naturaliste au Muséum d’histoire naturelle. Et M. Gibier me révéla — mais j’étais décidé à toutes les stupeurs, — que l’existence des esprits est désormais un fait incontestable. Il m’affirma d’abord que les fakirs indiens pouvaient s’élever aisément en l’air, comme avait fait le prince Tchernowied, et que tous les voyageurs l’avaient dû constater. Puis, il me raconta les milliers de cas où, toutes précautions prises, on avait vu apparaître des esprits. « Mettez sous une table, dit le Dr Gibier, un crayon et une ardoise Faber nº 7. Laissez les deux objets quelque temps en ce tête-à-tête : et vous verrez ensuite, écrites sur l’ardoise par le crayon, des choses en trois langues, que vous ne leur aurez probablement point suggérées, attendu que vous ignorez vous-même jusqu’au premier mot de ces langues. »

Et M. Sinnett, un brave penseur anglo-indien, vint exprès de Madras, sous les espèces d’un livre rouge, pour me vanter les avantages de Mme Blavatsky. Celle-là a inventé un système de correspondance, lui permettant de transmettre à des milliers de lieues une lettre qu’il suffit, pour cela, de déposer sur un guéridon. Elle s’entretient avec des amis attardés dans un autre continent : elle fait sonner des grelots dans une chambre où elle ne prend pas même la peine de venir.

Mais la science, Mme Blavatsky, que faites-vous de la science ? Ainsi ce n’était pas même un demi-reflet ! Ah ! mais pardon ! M. Ochorowicz m’a déjà parlé de vous. Il m’a dit que ces apparitions d’esprits, ces phénomènes impossibles, s’expliquaient par l’hallucination, spontanée ou provoquée. Vous hallucinez votre monde, Mme Blavatsky, et c’est encore un de vos congénères qui a halluciné M. Gibier ! Il n’y avait point de mots écrits sur l’ardoise Faber, mais M. Gibier et ses compagnons de recherche ont cru voir des écritures, parce qu’une influence mentale les y contraignait !

Je riais de ma perspicacité : mais M. Gibier m’apporta le témoignage de Crookes, qui n’a point cru voir des esprits, mais qui réellement les a vus, attendu qu’il les a photographiés ; et vingt autres vérifications pareilles vinrent anéantir mes finasseries.

J’étais désolé. Je me demandais si par hasard la science elle-même, n’était pas impossible. Et les ouvrages des spirites, des théosophes, s’employèrent à me rassurer. « Oh ! la science impossible, chantèrent-ils, quelle folie ! mais les lois sont l’essence du monde, et rien n’est plus important que de les connaître. Seulement la science européenne était fausse, mal engagée. Nous allons la démolir et vous offrir une science neuve, neuve pour vous du moins, mais admise depuis la création du monde — et sans doute même antérieurement — par les Yoghis boudhistes de l’Inde. Voici cette vraie science : il y a trois substances, la matière, l’âme et l’esprit. L’esprit peut vivre isolé de la matière, qu’il domine. Il peut adopter diverses compagnies matérielles, agir à distance, se promener en dehors de l’âme et de la matière. L’esprit peut envoyer des lettres sans le secours d’une administration des postes, en décomposant les molécules de la lettre, puis en les contraignant à se recomposer, lorsqu’elles sont parvenues à leur destination. »

Science pour science, j’allais m’assimiler celle-là, mais je me sentais une certaine méfiance désormais contre toutes les sciences. La lecture des livres de M. de Guaita, de M. Dramard, m’y fortifia encore. J’y vis que la science — cela est le seul point commun à tous les auteurs — est éternelle, nécessaire, et qu’il y a des lois permanentes hors de nous. Mais ces messieurs m’assurèrent que toutes les sciences antérieures étaient des sciences exotériques, ce qui signifie, en grec, faites pour nous mettre dedans. La science véritable, le bon reflet, est ésotérique, c’est-à-dire réservé aux initiés ; et encore ces initiés, sans doute, n’existent-ils pas, car M. de Guaita, comme M. Dramard, comme tous les écrivains de l’occultisme moderne, s’arrêtent scrupuleusement au seuil du mystère, nous laissant un peu à entendre qu’ils n’ont point l’hermétique clef qui y donne accès.

Ah ! je ne voulais point être exotérisé ! Je voulais une vraie science, une science capable de confondre ma nourrice ; et on m’offrait un choix de sciences en simili, à l’usage du public, s’avariant l’une l’autre. Je pris un parti formel : ma nourrice était l’innocente cause de mon angoisse : eh bien ! c’est à elle que je m’adresserais pour m’en délivrer ! Elle était morte ? Tant mieux ! j’évoquerais son esprit !

Je courus à l’agence médiumnitique, installée, comme on sait, dans un pompeux entresol de la place Vendôme. L’agence est en même temps, — sans doute, pour utiliser le local — une agence de nourrices à domicile et sur lieu ; on y peut avoir, à son gré, une médium ou une allaiteuse. Cette coïncidence, je ne sais trop pourquoi, me donna grand espoir. Je choisis un des soixante sujets médiumnitiques en ce moment disponibles : un vieillard chauve, pensif, qui avait tout l’air d’un professeur de philosophie, mais qui me jura avoir été toute sa vie conducteur d’omnibus. Je l’amenai chez moi, et, me méfiant des hallucinations, n’ayant toutefois sous la main ni appareils photographiques, ni phonographes, j’invitai du moins plusieurs personnes à contrôler mon expérience.

En présence de M. L…, docteur en médecine, de M. S…, avocat, de M. R…, compositeur de musique, et de Mlle V…, qui a des yeux charmants, je procédai aux formalités usuelles. J’inspectai la chambre, j’examinai les fermetures, je me plongeai la tête dans un baquet d’eau froide — toujours contre les hallucinations — et j’invitai mes hôtes à faire comme moi. Puis, je fis passer le médium, lesté d’un verre de vin blanc, dans le « cabinet », qui était un arrière-salon, séparé de ma chambre par un rideau bleu. Enfin, je me rassis, élaborai ma contenance, et j’ordonnai à ma vieille nourrice d’apparaître.

Elle apparut après un moment. C’était bien elle, avec sa joyeuse figure ridée ; on avait seulement un peu engraissé son ombre, dans l’intervalle. J’eus tout de suite, en la voyant, une instinctive envie de lui offrir mon nez à moucher, comme autrefois. Mais je me retins, et me décidai à lui demander plutôt ce qui en était de la science, des lois naturelles, et de la princesse Marysia. Alors ma vieille nourrice me répondit :

« J’ignore, mon enfant, si la princesse Marysia vit encore : j’ai seulement appris que le roi, son père, avait été détrôné, comme les autres rois, et que tous ses sujets étaient morts de faim, dans un grand meeting perpétuel où, depuis leur émancipation, ils passaient toute leur journée à s’élire réciproquement. Quant à la science et aux lois naturelles, voici où les choses en sont :

« Les premiers hommes ont vu trois fois de suite se produire un fait, et deux fois sur trois, ce fait s’est produit de la même façon. Les premiers hommes avaient besoin de vivre : ils ont pensé qu’il était prudent de s’arranger comme si, une quatrième fois, le fait par eux observé se devait produire encore dans les mêmes conditions. Et ils ont été amenés ainsi à associer, dans leur esprit, l’idée de ce fait avec l’idée du fait qui, le plus souvent, l’accompagnait. Alors des savants sont venus, et ils ont déclaré que, dans la nature, les faits se produisaient toujours de la même façon. En effet, à mesure que l’on se rappelait mieux ces liaisons de faits, qu’on nommait des lois, elles se reproduisaient plus constamment. Et c’est ainsi qu’on en vint à considérer l’univers comme régi par des lois immuables, simplement parce que l’on avait vu plus souvent les faits se produire d’une façon que de l’autre. De siècle en siècle, toutefois, il arrivait que l’une de ces liaisons, dûment constatée et mise au rang des lois, craquait, cessait de valoir : des faits nouveaux survenaient dans un ordre nouveau : mais cela ne déconcertait point les savants, qui, vivant de la science, n’auraient eu garde de la discréditer. Ils décernaient quelque injure à leurs prédécesseurs, trop ignorants pour apercevoir l’ordre éternel des choses, et ils posaient, avec la même autorité, des lois nouvelles. Quant à croire que l’ordre des choses ne fut pas éternel, que les lois elles-mêmes se pussent modifier, ils évitaient d’y songer. Le soleil fut loué de tourner immuablement autour de la terre, puis la terre autour du soleil, en attendant qu’on se remette à faire tourner de nouveau le soleil, ce qui, raisonnablement, ne saurait tarder. Pareillement, les savants d’Europe tiennent pour impossible à jamais l’élévation spontanée d’un corps, l’apparition d’un esprit ; et les savants de l’Inde, leurs confrères, tiennent pour éternellement possibles et naturelles, en certains cas, ces mêmes manières d’agir. Ainsi va la science : infatigable à découvrir les lois fixes des choses, sans se dire un instant que peut-être les choses n’ont pas de lois fixes, que peut-être la cent mille unième expérience, celle de demain, sera toute différente des cent mille premières. »

L’esprit de ma nourrice disparut un instant, alléguant l’extrême faiblesse de son médium, qui lui prêtait sa matérialité. Mais bientôt elle revint, et reprit en ces termes :

« Or, sache-le, mon enfant, les lois naturelles ne sont pas invariables : elles changent avec la disposition des âmes humaines : et la raison, fort simple, en est que l’univers est l’œuvre de nos âmes, créé par nous suivant les divers motifs que nous pouvons avoir. Tu as ici, et je t’en félicite, une chambre des plus agréables ; mais cette chambre, ne sais-tu point que tu la connais seulement par l’idée que tu en as, et que rien, par suite, ne l’oblige à être autre chose que ton idée d’elle ? Comment ? Voilà des médecins qui passent leur temps à faire sentir à d’innocentes modistes des fleurs imaginaires, à leur faire voir des couleurs imaginaires ; et il ne leur vient pas à l’esprit que peut-être la fleur, la couleur qu’ils sentiront ou verront demain, eux-mêmes, dans les bras de leurs épouses, n’est point plus extérieure, plus réelle, comme ils disent, que ces fantômes de la modiste ! Et le bon M. Crookes, qui recourt à un appareil de photographie contre les hallucinations ! Mais cet appareil et ce qui en sortira, qu’est-ce donc, sinon toujours les idées, les pensées intimes de M. Crookes ? L’âme crée le monde, qui est son reflet, l’enfantement de ses désirs : et, suivant que l’âme est disposée d’une façon ou d’une autre, c’est-à-dire suivant les motifs qui la dominent, elle crée le monde de différentes façons. Voilà pourquoi le soleil a tourné autour de la terre, et pourquoi c’est lui maintenant qui reste immobile. Voilà pourquoi les miracles ont été possibles et réels, jadis, puis sont devenus impossibles, et maintenant redeviennent usuels, parce que nos âmes n’ont plus de répugnance à les admettre pour vrais. C’est l’âme qui impose des lois aux choses, mobiles fleurs de sa fantaisie ; et l’âme a le pouvoir de changer les lois et les choses, lorsqu’elle est amenée à le vouloir.

« Tu réclamais de l’ésotérisme, mon enfant ? Voici le seul ésotérisme ; il est simple, assuré, et puis il est carrément ésotérique et t’appartient bien en propre, attendu que tu es seul réel : Tout est possible dès que ton esprit peut le concevoir ; et tout devient réel, dès que ton esprit a plus de motifs pour le vouloir que pour s’y refuser. Et maintenant tu comprendras mieux la science, quitte à la vénérer un peu moins. La science, c’est la fixation (toujours provisoire) de certains ordres de faits : c’est un premier effort de ta pensée à créer l’univers harmonieusement. Tu t’amuseras de ses hypothèses, si tu n’as rien de mieux à faire, mais en même temps tu te tiendras toujours prêt à les destituer. Et tu ne t’étonneras de rien, sauf peut-être de la sottise de certains hommes, et de la tienne donc, qui les fait ce qu’ils te paraissent. »

— Mais, ce n’est pas un programme ! m’écriai-je. Ainsi, je serais toujours le jouet d’un leurre ! Que vais-je devenir, entre ces fantômes ?

— Tu te retourneras aux réalités immortelles, mon enfant ! Une joie, cela est positif, réel, apodictique. Recherche donc les vraies, les durables joies ! Si la science, si l’action ne te donnent pas une assez plaisante vie de création, reconstruis un monde nouveau au-dessus de celui que, dans l’habitude, tu projettes. N’as-tu point, sur ta table, les derniers quatuors de Beethoven ? Cela est bien supérieur aux ouvrages de tous les hypnotistes, fussent-ils de l’école de Nancy ; et tu y trouveras l’occasion de recréer un monde de pure passion, mais autrement réel et permanent que les mondes les plus garantis par les dernières lois scientifiques. Mais il est tard, et mon médium est tout à fait las. Adieu ! n’oublie point de le payer ! »

Par une réserve que l’on comprendra, et suivant l’exemple de MM. Ochorowicz, Gibier, etc., je ne citerai point les noms et les prénoms des personnes qui ont assisté avec moi à cette séance : exciter à la haine et au mépris des lois de la nature, n’est-ce point quelque chose comme un anarchisme, et le plus dangereux de tous ? Mais je soupçonne bien mon médium, quoi qu’il m’en ait dit, d’être un ancien professeur de philosophie.

II. Les nouveaux contes de Noël

« Planter des faits dans la tête des enfants et en déraciner tout le reste », c’est en cela que consistait, d’après Dickens, l’enseignement donné par un jeune pédagogue écossais, M. Mac-Étouffe-Enfants, aux élèves de l’école primaire de Charbonville. C’est en cela que consiste de plus en plus l’enseignement donné aux élèves de toutes les écoles du monde entier. Mais, si planter des faits est pour les professeurs une occupation agréable et commode, il leur est souvent difficile de déraciner tout le reste, et notamment certaines facultés d’imagination et de fantaisie. On rencontre encore, par exemple, un grand nombre d’enfants à qui ne suffit pas entièrement, surtout lorsque vient Noël, la lecture de la Grammaire illustrée et du Petit Cosmographe ; on en rencontre qui préfèrent les contes de fées et les histoires de revenants aux meilleurs ouvrages de M. Foncin.

Un philanthrope anglais, M. Stead, directeur de la Review of Reviews, a pris en compassion le sort de ces petits malheureux, victimes d’un incompréhensible atavisme ; et sa compassion lui a inspiré une idée sublime. Puisque les enfants s’obstinaient à réclamer, pour leurs étrennes, des contes de fées et des histoires de revenants, M. Stead, dans le Numéro de Noël de sa revue, leur en a offert tant et plus. Mais il leur a offert tout cela sous la forme de faits : des contes de fées authentiques, des histoires de revenants positives, avec les noms, prénoms, références, signatures légalisées et photographies des témoins.

Il a fait appel à tous ceux des lecteurs de sa revue qui avaient fréquenté des spectres ; à tous ceux qui avaient l’avantage de posséder deux corps, ou l’avantage de posséder deux âmes : et de la masse de récits qui lui sont parvenus, il a tiré une centaine d’histoires sagement contrôlées, passées au crible des méthodes scientifiques, et pour le moins aussi extraordinaires que les métamorphoses de la fée Carabosse.

C’est, d’ailleurs, une figure bien singulière, et quasi fantastique, que M. Stead lui-même, l’auteur de cette admirable publication. On ne saurait imaginer un mélange aussi parfait de l’homme d’affaires et de l’apôtre, du reporter et du poète, du fumiste et de l’illuminé. C’est lui, on s’en souvient, qui a commencé dans la Pall Mall Gazette la fameuse campagne des Scandales de Londres ; c’est lui qui, au nom de la morale, et par la seule force de son immense popularité, a longtemps empêché la rentrée de sir Charles Dilke dans la vie politique ; c’est lui qui a été condamné à trois mois de prison pour avoir enlevé une petite fille à ses parents, qui la détournaient de la voie du Seigneur. Mais je n’en finirais pas, si je voulais énumérer les incidents de la vie de M. Stead, qui est, tel qu’il est, une des personnalités les plus originales de l’Angleterre contemporaine, et la plus populaire à coup sûr après M. Gladstone et le général Booth. Les revenants dont il a recueilli les aventures sont, tout compte fait, beaucoup moins intéressants que lui ; et il a mis tant de soin à prouver leur réalité, qu’ils n’ont plus même le droit de nous paraître incroyables. Voici cependant quelques-unes des impressions que j’ai ressenties, à les voir défiler devant moi, avec leur cortège d’attestations et de certificats.

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« Et, comme Pierre frappait à la porte, une fille vint au bruit, nommée Rhoda. Et, quand elle eut reconnu la voix de Pierre, elle courut dire que Pierre était devant la porte. Et ils lui dirent : “Tu es folle.” Mais elle continua d’affirmer qu’elle ne s’était pas trompée. Alors ils dirent : “C’est l’ange de Pierre !” »

À cette hypothèse, rapportée par l’auteur des Actes des Apôtres (XII, 13, 14, 15), l’exégèse voltairienne répondait que la jeune Rhoda avait mal entendu, et s’était ensuite montrée entêtée comme toutes les âmes primitives. L’exégèse voltairienne se trompait. Mais l’auteur des Actes des Apôtres se trompait aussi : car ce n’était pas « l’ange » de saint Pierre qui était à la porte, c’était son double, ou corps astral.

Et le corps astral n’est nullement un privilège réservé aux saints. Chacun de nous possède un corps astral, dont il peut faire usage dans les cas urgents. C’est du moins la conclusion qu’a établie M. Stead, tant le nombre a été considérable des cas de double corps qu’on lui a signalés. Voici, par exemple, Mme M… (j’ai sa photographie sous les yeux, et même celle d’une de ses amies, ajoutée par M. Stead pour plus de garantie). Il suffit à Mme M…, pendant qu’elle est à Londres, de penser avec force à une maison de campagne qu’elle possède dans le comté de Surrey, pour qu’on l’y voie aussitôt : on l’y voit couverte d’un châle blanc qui lui appartient en effet, mais que jamais auparavant on ne lui a vu porter.

M. Stead se propose de photographier le double de cette dame, qui paraît n’être d’ailleurs qu’un double de second ordre, en comparaison, par exemple, de celui de miss Rhoda Owen. Cette jeune fille, entrant un jour dans un salon avec sa petite sœur sur les bras, a eu la surprise de trouver, assis auprès de la table, son propre double avec le double de sa petite sœur sur les bras.

L’office le plus ordinaire des doubles est d’annoncer la mort de leurs propriétaires naturels. Innombrables sont les cas de ce genre : je me bornerai à relever l’un des plus récents.

Un matin de décembre 1890. M. Dickinson, photographe à Bradford, a reçu la visite d’un jeune homme qui est venu réclamer ses photographies, commandées quelque temps auparavant. Les photographies, malheureusement, n’étaient pas prêtes : si bien que, après avoir vérifié le cliché, le jeune homme est parti, promettant de revenir. Mais ce pauvre jeune homme n’est pas revenu ; et on trouvera déjà bien étonnant qu’il soit venu ce matin-là, car, au même instant, il était en train d’agoniser dans un village voisin. Son « double », apparemment, ne lui suffisait pas comme reproduction de sa figure mortelle ! Inutile d’ajouter que rien ne manque, pour garantir l’authenticité de cette anecdote : témoignages, contre-épreuves, photographies des personnes et des lieux, etc.

La plupart des doubles paraissent animés d’excellentes intentions. Quelques-uns pourtant sont méchants : tel celui qui, escorté d’un double de chien, est venu assaillir et rouer de coups M. James Durham, aiguilleur à la gare de Darlington. Les doubles russes, en particulier, prennent un fâcheux plaisir à tourmenter les touristes anglais,

Quant aux faits de clairvoyance (on entend bien que cette clairvoyance-là consiste pour le moins à voir d’Europe des choses qui se passent en Amérique), quant aux pressentiments, aux avertissements donnés par des voix intérieures, M. Stead lui-même s’est vu forcé à n’en presque point parler, tant les cas étaient nombreux et rendaient banale cette partie de son sujet. Il s’en est tenu, parmi les cas avérés, à ceux qui offraient des particularités amusantes. Il en a cité d’impayables.

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Quand je dis que les cas rapportés par M. Stead sont dûment avérés, ce n’est pas tout à fait exact. La vérité est même que tous, avec leurs preuves, contre-épreuves, etc., présentent une petite fêlure, un point par où peut s’introduire l’hypothèse d’une illusion, ou d’une mystification. Mais cette fêlure se resserre à mesure que s’accroît le nombre des cas signalés. Prise à part, pas une seule de ces histoires n’est probante : mais il y en a tant, et toutes entourées de circonstances pareilles, que l’on ne peut s’empêcher, à la fin, d’être pour ainsi dire convaincu.

« Il y a plus de choses au ciel et sur la terre que n’en explique notre philosophie » : cette fameuse phrase de Shakespeare a été répétée à M. Stead par presque toutes les personnes qui lui ont envoyé des documents pour son recueil ; et la lecture de son recueil ne laisse pas d’en faire mieux apprécier la justesse.

Et la conclusion qu’en tire M. Stead, et que chacun de ses correspondants en tire avec lui, c’est que, puisqu’il y a des choses qui ne sont pas encore entrées dans notre philosophie, il importe de les y faire entrer au plus vite, de façon qu’ensuite il n’y manque plus rien. Après avoir mis son mérite, pendant des siècles, à nier le surnaturel, la science s’occupe aujourd’hui, dans l’Europe entière, à le classer, et à l’orner de ces étiquettes qu’elle appelle des lois.

C’est ainsi que les savants anglais nous annoncent qu’ils préparent un grand choix de théories qui pourront expliquer les faits de double corps, de double personnalité, de clairvoyance, etc. Déjà même ils ont créé un mot scientifique, la télépathie ; et on sait que, quand les savants ont donné un nom à des faits, c’est à peu près comme s’ils les avaient expliqués.

Le malheur est que, si les faits surnaturels ne sont pas toujours, comme on le croyait naguère, l’œuvre de mystificateurs en chair et en os, ils sont l’œuvre de mystificateurs surnaturels, qui ne cessent pas de jouera cache-cache avec les savants. À mesure que la science croit s’être emparée de tous les faits surnaturels et les avoir enfermés dans son sac, il s’en trouve d’autres qui surgissent on ne sait d’où. Quand on a admis et expliqué l’hypnotisme, il a fallu s’occuper de l’hypnotisme à distance, puis des apparitions prémonitoires ; voici maintenant les doubles corps, et quand on aura imaginé une loi pour les expliquer, je gage bien qu’on découvrira d’autres faits qui ne voudront pas se soumettre à cette loi.

Reste le parti de renoncer à chercher des lois. Mais alors les faits surnaturels perdent tout intérêt. Sauf le cas où des doubles viennent nous annoncer la mort de personnes aimées (et cela même, est-ce bien utile ?), il faut convenir que ces doubles sont en général parfaitement superflus. À quoi peut bien servir à Mme M…, (ou au reste du monde) que son second corps soit dans le comté de Surrey, tandis que le premier est à Londres ? Et, pour ce qui est des esprits, j’en ai moi-même entendu quelques-uns : on n’imagine pas la sottise de tout ce qu’ils m’ont débité.

Je crois vraiment que ces phénomènes surnaturels, dont tout le monde aujourd’hui se montre si curieux, n’auront, en fin de compte, qu’un seul résultat pratique : ils nous feront voir combien nous avons été imprudents de perdre si vite notre foi dans les doctrines religieuses. Nous avons admis d’emblée que les miracles étaient impossibles, que l’immortalité de l’âme était inconcevable : s’il y a un paradis, nous en avons compromis notre part : et nous voici obligés de constater des miracles absolument banals, et de recueillir les confidences posthumes d’âmes en vérité stupides, mais d’une stupidité immortelle !

III. Un roman chrétien23

Le nouveau roman de M. Léon Daudet, les Morticoles, en vaut, à lui seul, une douzaine d’autres : car il est fort long, presque aussi long que les manuels périodiques de M. Zola. Mais il est, en outre, fort beau, écrit avec soin, d’une composition ingénieuse et simple, vivant, poétique, et profondément animé de l’esprit chrétien.

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Il n’y a pas jusqu’au genre de ce roman qui ne soit pour me plaire. C’est un genre ancien ou, si l’on veut, nouveau : car j’ai la conviction que notre humanité est trop vieille et trop fatiguée pour inventer encore quoi que ce soit de vraiment nouveau, et que l’unique salut des écrivains, comme de tous les artistes, sera désormais dans l’imitation des genres, des styles, des manières d’autrefois. « À mon âge, disait Royer-Collard à Alfred de Vigny, on ne lit plus, on relit. » Cet âge est décidément venu pour l’humanité. Nous ne voulons plus du nouveau, quand bien même il en resterait au monde, — où d’ailleurs, fort heureusement, il n’en reste plus.

Avant que ne se forme un genre nouveau, il faut que de nombreuses années le préparent : et il faut aussi que de nombreux efforts s’allient pour le constituer. Rien ne demande autant de patience, de loisir, de modestie, et de bon vouloir, excellentes choses de jadis qui s’en sont allées, et que remplacent maintenant la hâte, l’agitation, l’admiration de soi et le mépris d’autrui. Le goût de la nouveauté s’en est allé en même temps.

Il a été remplacé un moment par la recherche à tout prix de l’originalité. Chacun s’est ingénié à se distinguer de son voisin : et l’on a choisi, pour y parvenir à coup sûr, la méthode la plus simple, qui consistait à faire exactement l’opposé. Nous avons eu ainsi des vers trop longs après des vers trop courts, des peintures d’une seule teinte après des peintures en petits points de couleur ; nous avons eu des proses tout en images et des proses sans images, des musiques sans rythme et d’autres qui n’étaient que du rythme.

La méthode était simple, mais elle ne pouvait manquer de s’user bientôt. Et, de fait, il semble bien qu’on en ait fini avec l’excentricité. Déjà même les plus intelligents parmi nos artistes, résolument, se sont résignés à la seule méthode qui restait possible : renonçant à inventer des formes nouvelles, ils sont revenus à l’imitation des modèles anciens. Ils ont, à leur tour, suivi l’exemple de nos marchands de meubles, qui depuis longtemps ne s’embarrassent plus de découvrir de nouveaux styles, mais copient fidèlement les styles des siècles passés. J’ai vu reparaître aux Salons de cette année une foule de grands peintres de jadis, depuis le Frère Angélique jusqu’à Corot et Ricard. On criait à l’imitation ; mais l’année prochaine le pli sera pris, et tout le monde sera content : les peintres, parce qu’ils sauront enfin comment ils doivent peindre, et le public, parce qu’on se remettra enfin à lui présenter des œuvres bien peintes. On m’affirme qu’il en est de même pour la musique, et que ce n’est plus seulement Richard Wagner, mais jusqu’à Haydn et Mozart qui servent aujourd’hui de modèles aux jeunes compositeurs. Et pareillement, je connais de jeunes poètes qui, fatigués de chercher d’introuvables nouveautés, s’en tiennent désormais à écrire de beaux vers imités de Ronsard. L’âge de l’imitation a commencé, pour la littérature et pour tous les arts. Et je ne puis m’empêcher d’en être ravi. L’originalité extérieure est chose de si faible poids, en comparaison de la perfection et de la beauté ! Et il y a tant de vieux genres qui ne demandent qu’à servir encore, chers vieux genres commodes et sûrs, si injustement délaissés !

C’est un de ces vieux genres qu’a choisi M. Léon Daudet, un des plus charmants et des plus oubliés, le genre du voyage satirique. Voltaire et Swift le préféraient à tous les autres, pour la peinture des vices de leur temps ; et vraiment je n’en vois pas d’autre qui lui soit préférable. Il donne à la satire un cadre tout, prêt, il autorise un mélange constant d’observation et de fantaisie, et il permet en outre d’isoler le sujet qu’on traite, de le mettre au point pour le jugement du lecteur. J’ai relu, ce matin, les Voyages de Gulliver ; c’est un livre admirable, le type parfait de ce qu’aurait dû être le roman réaliste. Ah ! comme les aventures des Rougon-Macquart nous auraient semblé plus réelles, si M. Zola les avait transportées à Brodbignag ou chez les Houyhnyms !

M. Daudet aura, sans doute, lui aussi, relu ce livre immortel avant d’écrire ses Morticoles. L’Île des Morticoles, où il nous conduit, appartient en tout cas au même archipel que celles de Lilliput et de Laputa. C’est un pays de contes de fées pour les mauvais enfants ; un vilain pays où tous les pouvoirs sont aux mains des médecins, où personne n’habite que des médecins et des malades, où l’art, la religion, la bonté, sont remplacés par la science. Mais c’est en même temps, pour peu qu’on y mette de bonne volonté, notre Paris d’à présent : car à Paris aussi la science est en train de tout remplacer, et les médecins de tout accaparer ; et, si la population parisienne ne se partage pas tout entière en médecins et en malades, il faut convenir du moins que le nombre des médecins y grandit d’année en année dans des proportions inquiétantes, et le nombre des malades dans des proportions plus inquiétantes encore.

Et j’imagine que les mœurs de nos médecins de Paris ne doivent guère différer, à l’exagération près, de celles que prête M. Daudet aux médecins de ses Morticoles. Plusieurs parmi eux restent honnêtes et bons, comme ce Charmide et ce Dabaisse, qui dominent le roman de leurs nobles et touchantes figures. D’autres ont reconnu l’inanité de la soi-disant science qu’on leur a enseignée, et se résignent du moins à n’en pas abuser. Mais beaucoup aussi sont affolés d’orgueil, ou d’ambition, ou d’avidité. Et il y en a encore qui sont affolés de science : ce sont les plus dangereux, ceux qu’il était le plus urgent de nous faire haïr. Il faut les voir, dans le livre de M. Daudet, sacrifiant la santé et la vie de leurs clients à leur manie d’expériences, à leur imperturbable foi en Dieu sait quelles formules, nées d’hier, et qui sont assurées de périr demain. Tous les jours ils inventent quelque nouveau remède qui se trouve, en fin de compte, ne guérir personne ; et tous les jours ils inventent quelque nouvelle maladie, dont on dirait que le germe ensuite se répand avec le nom.

Et, malgré leurs remèdes et leurs maladies, les médecins sont en passe de devenir les maîtres du monde. Déjà on hésite à mal parler d’eux ; il y faudra bientôt autant de courage qu’il en fallait, à Venise, pour médire des membres du Conseil des Dix. N’avez-vous pas frémi, comme je l’ai fait, l’autre jour, en lisant dans les journaux l’histoire de cet interne téméraire qui, pour épargner la santé d’un malade, avait osé résister à l’un quelconque des Princes de la Chirurgie, et remplacer l’emploi de je ne sais quel coutelas par l’emploi, décidément antiscientifique, d’un simple cataplasme ? L’audace du malheureux a été sur-le-champ flétrie et châtiée. Songez donc : un cataplasme, à Paris, en 1894 !

Les médecins sont désormais les maîtres du monde. Ils décident à leur gré du sort des criminels ; et le sort des innocents est soumis, de plus en plus, à leur fantaisie. Et d’autant plus j’admire le courage de M. Léon Daudet, qui, après les avoir longuement et consciencieusement observés, n’a pas craint de nous les présenter tels qu’il les a vus. Toutes les espèces du médecin d’aujourd’hui, vous les rencontrerez dans son livre, depuis le héros jusqu’au simple brigand. Vous y rencontrerez même des espèces que, sans doute, vous ne soupçonniez pas : ainsi l’ovariotomiste, qui épargne aux femmes les ennuis de la maternité : ou simplement le dichotomiste, qui partage l’argent qu’il extorque à ses clients avec les médecins qui les lui amènent.

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D’un bout à l’autre du livre, c’est une foule de figures qui s’agitent et vivent, avec une extrême variété d’attitudes et de caractères. Déjà dans un roman précédent, l’Astre noir, M. Léon Daudet avait attesté de précieuses qualités d’invention et de style. Mais c’était encore un livre plutôt bizarre, avec trop d’actions diverses et trop de théories. Les Morticoles ne sont plus rien qu’un beau livre ; peut-être seulement paraîtra-t-il trop long pour le goût du jour, qui veut de petites pages sur de petits sujets avec de petites idées. Il est composé sur un plan d’une simplicité toute classique, sur le même plan que Gulliver et tous ces beaux livres anciens dont il est la suite. J’ai mentionné plus haut les portraits du médecin Charmide et du chirurgien Dabaisse : il y a une trentaine de portraits qui valent ces deux-là, dessinés avec une précision, une sûreté remarquables. Je sais que le mérite en revient en partie au genre : car il est facile de mettre en relief des personnages qu’on isole de leur milieu ordinaire, et dont on grossit librement les traits. Mais encore fallait-il observer ces traits, les comprendre, leur garder dans la peinture leurs vraies proportions. Et puis, en outre des portraits. M. Daudet nous a offert toute sorte de spectacles tragiques ou burlesques, y employant un art très ingénieux, très varié, et tout à fait personnel. Il nous a décrit, en particulier quelques scènes de mort, la mort d’un interne tué par le croup, la mort d’un misérable enfant torturé dans un hôpital, des scènes d’une émotion simple et profonde qui, bien par-delà Swift, m’ont rappelé Dickens.

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Mais j’aime surtout ce livre pour l’idée morale qui l’anime, encore une de ces vieilles idées qui, aujourd’hui, nous paraissent nouvelles, tant on a mis de soin à nous les faire oublier. Ce n’est pas aux médecins ni à la médecine que s’en prend M. Daudet, mais à cette manie scientifique qui, depuis cent ans, a envahi le monde et qui n’y a rien amené, en fin de compte, sinon le doute, l’inquiétude, la souffrance et l’ennui. Je me reproche parfois de voir partout, autour de moi, l’influence du comte Tolstoï. Mais je n’ai point lu encore un roman aussi ouvertement tolstoïen que ces Morticoles de M. Daudet : la médecine et les médecins y sont traités exactement au même point de vue que dans la Sonate à Kreutzer. Et à toutes les pages de son livre, sous chacun des épisodes, toujours M. Daudet nous a fait voir, comme avait fait avant lui le maître russe, les funestes effets d’une soi-disant science qui n’est rien qu’ignorance, et qui détourne les hommes de leurs anciennes sources de repos et de consolation, sans être le moins du monde en état de leur en fournir de nouvelles. Ainsi il nous a donné un beau livre, un livre vraiment chrétien ; et tous ceux-là devront lui en savoir gré qui, à l’ignorance agitée et dangereuse des savants, préfèrent une ignorance plus tranquille, plus douce, tempérée par la foi et par la bonté.

IX. La religion de l’amour et de la beauté

I. Saint François d’Assiseh

M. Edmond Scherer24 n’aimait pas saint François d’Assise. Plusieurs fois, notamment, il a reproché à M. Renan l’excès de son indulgence pour le saint vagabond. Il admettait encore que, par une fantaisie de dilettante, M. Renan admirât Néron ; mais admirer saint François, un baladin qui parlait aux oiseaux, qui préférait la musique à la philosophie, et qui, n’ayant plus rien à donner aux pauvres que les vêtements qu’il portait, s’était un jour montré complètement nu, sur la grand place d’Assise25 !

Aussi M. Paul Sabatier a-t-il bien fait d’attendre la mort de M. Scherer pour publier son Saint François d’Assise. J’imagine que l’ancien professeur de théologie n’aurait point pardonné à un pasteur le choix d’un pareil sujet, ni surtout la manière dont il l’a traité : car ce n’est pas seulement avec indulgence, c’est avec un véritable enthousiasme que M. Sabatier a parlé du pauvre d’Assise. Peu s’en faut que son livre n’apparaisse comme une édition moderne des Conformités de Barthélemy de Pise, où la vie de saint François, comme l’on sait, était mise en parallèle avec la vie de Jésus. Après cela, j’imagine que sur Jésus lui-même M. Scherer, dans ses dernières années, aurait fait plus d’une réserve, s’il avait été tout à fait convaincu de son existence.

Mais M. Scherer est mort, et nous allons en être plus à l’aise pour admirer le remarquable ouvrage de M. Sabatier. Je viens de lire, pour les lui comparer, deux autres ouvrages récents sur le même sujet, deux ouvrages d’écrivains catholiques, le Saint François d’Assise du R. P. Léopold de Charnacé, et l’Histoire de saint François d’Assise, par l’abbé Le Monnier, curé de Saint-Ferdinand des Ternes. Ce sont deux beaux livres : car, entre autres indulgences, on dirait vraiment que saint François confère le don de poésie à tous ceux qui parlent de lui avec un peu d’amour. J’ajouterai que le livre du R. P. de Charnacé est, en outre, illustré de magnifiques images : on y retrouvera reproduites, notamment, la plupart des fresques peintes à Assise par Giotto, le seul peintre, avec le bienheureux Jean de Fiesole, qui ait su être religieux dans la peinture religieuse. Et pour le livre de l’abbé Le Monnier, c’est un tour de force littéraire : tant une scrupuleuse orthodoxie y est adroitement conciliée avec la critique la plus libérale, et le respect de la légende avec la crainte de l’histoire.

Ce sont deux beaux livres ; mais le livre de M. Sabatier m’a plu davantage encore, parce qu’il m’a semblé plus catholique, ou, si l’on préfère, plus franciscain. La figure du saint y paraît plus sainte. Car les écrivains catholiques ont beau faire : ils sont obligés de choisir, parmi plusieurs versions, la seule qui soit admise par leurs devanciers ; et, avec tout leur libéralisme, il y a des cotés du génie de saint François qu’ils sont obligés de laisser dans l’ombre : non point, certes, par orthodoxie, mais par une sorte de déférence pour d’autres saints, qui ont dirigé leur sainteté dans des voies différentes. Ils sentent bien, par exemple, que saint François n’aimait guère la théologie, ni en général tous les exercices de l’esprit : mais, à insister sur ce point, ne risqueraient-ils pas de manquer de courtoisie envers saint Antoine de Padoue, qui fut un théologien si utile, et envers tant de pieuses personnes qui préparent des examens et qui écrivent des livres ?

Et ce n’est pas tout. Les écrivains catholiques sont encore obligés de tenir compte de toutes les légendes, et de les considérer toutes comme de vraies histoires, tandis que beaucoup d’entre elles gagneraient à n’être tenues que pour de poétiques images. Telles, par exemple, les innombrables légendes qui attribuent à des songes les actions mémorables de saint François d’Assise. À les prendre dans un sens trop littéral, on ne peut manquer d’amoindrir la personnalité du saint. Chacune d’elles a eu pour but, en son temps, de prouver au monde la sainteté de François : mais aujourd’hui la preuve est faite : et tous ces songes, qui jadis avaient été si précieux, finissent plutôt par gêner. Si saint François n’avait rien fait que sur un ordre formel de Jésus, nous ne pourrions voir en lui qu’un incomparable automate. Il a été quelque chose de mieux : il a été le plus grand, le plus beau, le plus saint de tous les saints de la chrétienté.

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Tel il nous apparaît, précisément, dans le livre de M. Sabatier. Peut-être l’auteur de ce livre s’est-il proposé d’écrire un pendant à la Vie de Jésus de M. Renan. À une physionomie, pour ainsi dire théologique, il a voulu, comme M. Renan, substituer une physionomie plus humaine. Et, comme M. Renan, il nous a montré son héros parmi les paysages où il a vécu : on trouvera dans son livre l’Ombrie du moyen âge et l’Ombrie d’aujourd’hui : on y trouvera encore de ces invocations lyriques et de ces comparaisons familières, qui font de la Vie de Jésus, malgré tout, un petit roman à peu près parfait. Le style de M. Renan est la seule chose qu’il n’ait point su imiter : dans ses pages les plus touchantes, sous la fraîcheur des images et la noblesse des pensées, son style reste quelconque, sans vie ni couleur : on croirait lire une traduction d’un beau poème étranger.

Mais la vie de Jésus ne convient guère pour un sujet de roman, sans compter que quatre poètes élus de Dieu nous l’ont chantée pour toujours. Et il n’y a jamais eu, au contraire, de plus romanesque figure que celle de saint François d’Assise, jamais de plus singulière, de plus émouvante, ni qu’il soit plus agréable de voir ressusciter devant nous.

M. Sabatier l’a ressuscitée telle que la désirait notre cœur. Ne croyez pas au moins que, pour l’avoir dégagée de quelques légendes désormais inutiles, il lui ait enlevé son caractère surnaturel, cette auréole légère qui entoure son front dans les vieux tableaux, et dont les siècles n’ont pu ternir le délicieux éclat. Le François d’Assise de M. Sabatier n’est pas un homme, c’est un saint. M. Sabatier nous dit bien, dans un appendice, qu’il n’admet pas la possibilité des miracles : ce qui est assez déraisonnable, pour peu qu’on croie davantage à Dieu qu’à la science humaine. Mais, sans doute, il n’a joint à son livre cette déclaration que pour se mettre en règle avec l’esprit de son temps, car il ne manque pas de nous raconter, quand il les trouve sur son chemin, les grands miracles de saint François, non pas en vérité ses songes, mais les guérisons qu’il a opérées, et la glorieuse récompense qu’il a reçue de sa confiance en Jésus, et surtout tant de tristesses qu’il a consolées, tant d’inquiétudes et de souffrances qu’il a changées en une joie profonde, par la seule grâce de son miraculeux sourire.

Oui, nous avons enfin une image non seulement de la vie, mais de l’âme de ce doux saint : une mage expressément destinée à notre vision d’à présent, comme les Fioretti l’étaient à la vision du moyen âge, et le Panégyrique de Bossuet à celle des chrétiens du xviie  siècle : car, à défaut de la vérité historique, qui est pure chimère, il est hon que chaque temps ait un portrait nouveau de ceux qui furent grands par-dessus les temps. M. Sabatier nous a montré saint François d’Assise tel que nous pouvions le comprendre. Nous savons maintenant combien était sage ce petit mendiant qu’on a pris pour un fou. Nous nous expliquons les motifs qui ont amené Lucas Signorelli et André del Sarto à le représenter parmi les docteurs : il a été le premier des docteurs, et personne n’a enseigné avec une éloquence plus réelle la doctrine du salut.

« Car il résista au monde, et à son père lui-même, pour l’amour de cette femme à laquelle, comme à la mort, nous tous nous fermons notre porte ; — et devant la cour spirituelle, et devant son père, il s’unit à elle, et puis de jour en jour il l’aima plus vivement ; — et elle, veuve de son premier mari pendant mille et cent ans et plus, délaissée et obscure, elle avait attendu jusqu’à lui sans être recherchée de personne. »

Cette femme dont parle Dante est la pauvreté : depuis mille et cent ans et plus elle était veuve de Jésus, qui s’était uni à elle comme à la seule compagne qui méritât d’être aimée. Et saint François, de jour en jour, l’aima plus vivement, non point par folie, non pas même par ambition d’imiter Jésus, mais parce qu’il avait compris, lui aussi, qu’elle seule offrait à ses amants des plaisirs éternels.

Toute la vie de saint François n’a eu ainsi qu’un but : la recherche du bonheur. Personne jamais n’a tant haï la tristesse : elle était pour lui le mal babylonien, une invention diabolique. Il ne pouvait la voir autour de lui sans en être choqué, comme d’une plaie qui eût dégoûté ses yeux. Et c’est pour fuir la tristesse qu’il a aimé la pauvreté. Il a repris, à douze siècles d’intervalle, l’œuvre divine de Jésus, il a voulu tirer les hommes des mains de la souffrance et de l’inquiétude pour les conduire à l’unique refuge où les attendait le repos.

Et la pauvreté qu’il aimait était bien celle qu’avait aimée Jésus ; c’était la pauvreté du corps et de l’esprit, le complet abandon de toutes ces apparences mensongères, de ces cruels et vains mirages qui, au temps de Jésus comme dans son temps, comme dans le nôtre, empêchent l’homme de goûter la douceur, le charme, la tranquille beauté de la vie.

Aussi saint François n’a-t-il pas cessé de livrer bataille aux deux ennemis de la pauvreté : la propriété et l’intelligence. Il les considérait comme les deux causes de toute tristesse. Avec son indulgence sublime, il y avait deux choses seulement qu’il défendait à ses frères : de rien posséder, et de rien apprendre. La propriété lui paraissait un état contre nature : il allait même jusqu’à faire bon marché de la propriété légale, et plus d’une fois il a pris aux riches, sans autre formalité, des fruits ou des victuailles pour les donner aux pauvres. Il disait que l’argent venait tout droit du diable, et que le devoir de tout bon chrétien était de le laisser au diable. Et, pour ce qui est de la science et de l’intelligence, vous verrez dans le livre de M. Sabatier avec quelle ardeur il les a combattues. Lui qui pardonnait tout, lui qui nourrissait les brigands des grandes routes et qui bénissait, avec une souriante ingénuité, ses plus cruels ennemis, une seule fois dans sa vie, il se montra impitoyable : et ce fut contre un docteur ès lois, Pietro Stacchia, qui avait ouvert une école dans le couvent dont il était ministre. « Supposez, disait-il, que vous ayez assez d’esprit et de mémoire pour tout apprendre, que vous connaissiez toutes les langues, le cours des astres, et tout le reste : qu’y a-t-il là pour vous enorgueillir ? Un seul démon en sait plus là-dessus que tous les hommes réunis. Mais il y a une chose dont le démon est incapable et qui est la gloire de l’homme ; c’est d’être bon, et d’obéir à Jésus. » — « Pourquoi des livres, disait-il encore, quand vous avez votre cœur en vous, et autour de vous tant d’étoiles, de fleurs et d’oiseaux ? » Son ordre était déjà vieux de dix ans qu’on n’y avait vu qu’un seul livre, un Nouveau Testament. Ce livre même, on ne le garda pas. Un jour, François, n’ayant rien d’autre, le donna à une pauvre femme qui venait demander l’aumône.

Le grand tort de la propriété et de la science, à ses yeux, était d’être deux chaînes qui liaient l’homme à lui-même, et l’empêchaient ainsi d’être heureux. Car il croyait que la pauvreté consiste à ne plus posséder rien, pas même soi, et que le vrai bonheur consiste à sortir de soi pour vivre en autrui. On a dit qu’il déconseillait le travail : il ne déconseillait que le travail qu’on fait pour soi-même, l’accusant d’être la cause de notre attachement aux vaines apparences du monde ; mais il ordonnait à ses frères de travailler pour autrui. Lui-même était sculpteur, balayeur, chanteur ambulant : chacun de ses premiers compagnons eut ainsi un métier. Le devoir des Franciscains, d’après lui, était d’être gais ; et, pour atteindre à la gaieté, ils devaient oublier leur existence propre, se consacrer tout entiers au bonheur des hommes. Il voulait qu’après avoir prêché les pauvres on s’occupât de les nourrir ; il les prêchait et les nourrissait ; et de là lui était venue sa gaieté enfantine, de là vient qu’aujourd’hui encore son nom résonne dans nos cœurs comme une chanson de printemps.

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Telle était, brièvement résumée, la philosophie de saint François d’Assise. C’est avec de telles idées qu’il a essayé de rendre le bonheur aux hommes. Mais il vivait encore que déjà les hommes avaient cessé de l’entendre ; et, de nouveau, pendant six cents ans, la pauvreté, sa divine amante, resta veuve, désolée et obscure, aucun homme n’ayant trouvé le loisir de remarquer sa beauté.

Voici pourtant qu’un homme l’a remarquée de nouveau. Noble et riche comme jadis saint François, comme lui il a voulu devenir pauvre ; renonçant à être prince, il s’est fait cordonnier. Il a nourri des milliers de paysans affamés. Et nul doute qu’il eût poussé plus loin l’imitation de saint François, si les personnes de son entourage n’avaient réussi à lui interdire toute action.

Du moins le comte Tolstoï, comme jadis saint François, a essayé d’enseigner aux hommes l’unique chemin du bonheur. J’ai été frappé, en lisant le livre de M. Sabatier, de tant de ressemblances que j’y découvrais entre la doctrine du saint et celle de Tolstoï. Abandon de toute propriété, haine de l’argent, retour à l’absolue pauvreté de corps et d’esprit, indifférence pour les lois civiles, oubli de soi-même dans la charité et l’amour : ce sont les principes essentiels de la morale franciscaine et de la morale de Tolstoï. Et rien, dans toutes les littératures, ne ressemble autant aux Fioretti que ces contes chrétiens de Tolstoï : De quoi vivent les hommes, Ivan l’Imbécile, Les Deux Vieillards, incomparables chefs-d’œuvre de simplicité et de poésie, petites fleurs champêtres dont je ne me lasse point de respirer le délicat parfum26.

Sur un point seulement, saint François n’est pas d’accord avec le comte Tolstoï ; et c’est aussi le seul point où M. Sabatier ne me semble pas l’avoir bien apprécié. Le comte Tolstoï, comme l’on sait, recommande volontiers aux chrétiens de rejeter les formes extérieures de la religion où ils ont été baptisés. Et M. Sabatier, de son côté, ne peut s’empêcher de nous faire entendre que saint François a été le premier protestant, qu’il a devancé Luther dans l’indifférence aux détails du dogme, et dans le goût du libre examen.

Combien l’âme de notre cher saint doit frémir, là-haut, à cette seule pensée ! Combien doivent en être indignées les âmes de ses compagnons, de frère Ange, de frère Léon, de saint Égide et de sainte Claire ! Saint François fauteur d’un schisme ! lui qui redoutait non seulement les sciences profanes, mais la théologie même, pour les doutes qu’elle pouvait éveiller touchant certains détails de la religion ! Il voulait en effet qu’on ne pensât pas au dogme, mais c’était afin qu’on fut plus à l’aise pour y croire. Condamnant tous les vains efforts de la raison humaine, il condamnait surtout ceux qui risquaient de priver l’homme de cette foi si commode, si reposante, si riche en consolations pour les âmes malades. « Soyez sûrs, aurait-il pu dire, que, si vous abandonnez votre religion, vous ne trouverez rien de mieux que vous puissiez mettre à sa place. Gardez-la donc telle qu’on vous l’a donnée ; évitez d’y réfléchir, mais plutôt secourez les pauvres, travaillez pour les paresseux, engagez les riches à se défaire de cette richesse qui rend le monde si malheureux ; et surtout réjouissez-vous dans l’innocence et dans l’amour, pendant les aimables années que vous aurez à vivre ! »

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Et il allait au long des routes, en chantant. Délivré de lui-même, toute l’âme des choses s’était répandue dans son âme. Il jouait avec les loups, il racontait aux oiseaux de naïves légendes qu’il inventait pour leur plaire. Je ne crois pas, comme le dit M. Sabatier, qu’il ait découvert la nature : les paysans de Rivo-Torto, qui parlaient à leurs ânes, sentaient déjà la nature plus profondément que les plus subtils de nos impressionnistes d’aujourd’hui. Mais c’est la nature qui, par un miracle touchant, avait reconnu en saint François d’Assise la plus pure, la plus gracieuse, la plus précieuse de ses fleurs. Elle s’ingéniait à lui être douce ; elle lui prodiguait les plaisirs que lui refusaient les hommes. Un jour, pendant sa maladie, il pria un de ses frères d’emprunter une guitare et de lui jouer quelques airs ; mais le frère refusa, craignant le scandale, et saint François dut se résigner. Et ce furent les voix secrètes des choses qui lui offrirent un concert. Toute la nuit il entendit d’extraordinaires musiques : « il y eut même un moment où la mélodie se fit tellement pénétrante et douce que, si les musiciens invisibles eussent donné un coup d’archet de plus, l’âme du malade se serait envolée de son corps ».

II. De la poésie et du style

On m’avait toujours répété que la poésie était un art de jeunesse. « Ah ! me disait-on, hâtez-vous d’aimer les poètes, hâtez-vous d’être poète, car les années courent vite, et chacune vous éloignera de la source enchantée ! » On m’avait dit cela si souvent que j’avais fini par le croire. D’être poète, en vérité, je ne me hâtais pas : à propos d’une composition en vers latins sur Milon de Crotone et son fameux accident, mon professeur, M. Merlet, m’avait certifié que « le feu sacré me manquait » ; et je savais que, faute de ce feu, l’exercice de la poésie n’eût été pour moi qu’une fatigue inutile. Mais comme je me hâtais, au moins, d’aimer, d’adorer les poètes ! J’y ai perdu mon adolescence. J’y ai perdu notamment, maintes heures d’étude que j’aurais du employer à me gagner des diplômes, et maintes heures de récréation, où j’aurais mieux fait de jouer à saute-mouton avec mes camarades. Pour suivre les poètes j’avais tout sacrifié. Je vous en prends à témoins, innombrable légion de mes maîtres d’étude, qui, durant tant d’années, avec une obstination que surpassait la mienne, vous êtes acharnés à me confisquer les œuvres de Victor Hugo, de Baudelaire, de M. Verlaine ! Il me semblait que le temps me pressait, et qu’au sortir du collège j’allais être trop vieux, tout d’un coup, pour pouvoir m’approcher désormais de la source enchantée.

Au sortir du collège, c’est aux poètes encore que j’ai livré tout mon cœur. J’avais vingt ans, c’était l’âge de la poésie. Je me promenais dans les allées du Luxembourg en récitant des vers : je les récitais aussi à mes voisins de table d’hôte, à mes amis, aux jeunes filles qui avaient daigné me sourire. Bientôt les poètes français né me suffirent plus : mon âme en réclama d’étrangers, et je lui en offris de toutes les provenances. Ce fut le temps où je m’exaltai sur Rossetti, sur Lenau, sur un poète chinois dont on m’avait promis de me traduire des passages. Et bientôt cela même ne me suffit plus ; j’eus alors l’impression que la poésie était encore à naître, que la rime, le rythme, toutes ces choses méritaient de servir à un art nouveau. De cet art j’énonçai les règles : je me constituai le législateur d’un Parnasse si escarpé et si haut perché dans les nuages, que personne, fort heureusement, n’eut la tentation d’y grimper pour se soumettre à mes lois.

Et un jour vint enfin où je m’aperçus avec épouvante que tous mes efforts avaient été vains. Je vis que je m’étais exalté sur les poètes et la poésie, mais qu’en réalité je ne les avais pas aimés. Qu’a vais-je donc aimé en eux ? Peut-être mon exaltation, peut-être l’étrangeté des idées ou de la forme. Mais des poètes et de la poésie, jamais je n’avais eu sincèrement besoin. Jamais la pure beauté d’une image ou d’un rythme ne m’avait donné ce frisson de plaisir que me donnait, par exemple, la vérité d’un roman ou la subtilité d’un système philosophique. La Légende des siècles, les Fleurs du Mal, Sagesse, j’aurais lu ces poèmes avec le même enthousiasme dans la prose banale d’une traduction allemande ; et il y avait des poètes dont le nom seul, entouré de quelques détails biographiques, m’aurait fait autant d’impression que la lecture de leurs œuvres.

Je me souvins alors d’une autre source enchantée dont on m’avait parlé jadis, dans mon pays. Elle est cachée au fond des steppes ; et, souvent, par les nuits sans lune, on l’entend couler. Mais ceux-là seuls sont admis à la voir qui sont nés avec une étoile sur le front ; et dès qu’on essaie de la découvrir, on ne connaît plus d’autre soin ; et puis on tourne, on tourne, sans jamais l’approcher, autour de l’endroit où elle est. Et bien des jeunes gens l’ont cherchée si longtemps, qu’à leur retour dans le village ils ont trouvé leurs parents morts, et leur fiancée mariée à un autre.

Ainsi j’avais perdu ma jeunesse à tourner autour de la poésie, sans parvenir à rompre le sortilège qui m’empêchait de la voir. Il me manquait une étoile sur le front. Et, comme je n’apercevais pas d’étoile, non plus, sur le front des jeunes gens que je fréquentais, je finis par les soupçonner de n’avoir pas découvert plus que moi la source enchantée. Peu s’en est fallu que je ne soupçonne la source elle-même de ne pas exister, et tout ce qu’on m’avait appris sur la poésie de n’être qu’une mystification, entretenue à travers les siècles.

Mais je sais maintenant que les sources enchantées sont la demeure des fées. Et c’est l’usage des fées de se cacher quand on veut les voir ; mais un jour enfin elles se montrent, blondes et douces, avec des fleurs dans les cheveux. La poésie s’est découverte à moi quand j’ai cessé de la chercher. J’ai compris qu’elle n’était pas une mystification, mais bien la plus charmante, la plus fidèle, la plus réelle des réalités.

On m’avait trompé seulement, en me la présentant comme un art de jeunesse ; car il n’y a point d’art qui convienne moins aux jeunes gens. Les années, qui devaient m’éloigner d’elle, ce sont les années qui m’en ont rapproché. Les jeunes gens croient aux idées, aux faits : ils ont beau lire Fichte (ou plutôt se répéter un nombre indéfini de fois le nom de ce philosophe, qui avait abouti lui-même à n’être plus qu’un poète) : ils croient à la réalité du monde qui s’agite devant leurs yeux. Que feraient-ils de la poésie ? L’intrigue d’un roman, la nouveauté d’un paradoxe, l’imprévu d’une information, tout cela suffit à les occuper, sans compter leurs ambitions personnelles, leurs petits embarras d’amour ou d’argent. Ils pensent, ils agissent, ils vivent : la poésie ne saurait les toucher. Pour se reposer avec bonheur dans l’harmonie d’une belle phrase, il faut être revenu d’abord de mille choses plus attirantes, il faut avoir vécu jusqu’à se fatiguer de la vie. Aussi longtemps qu’on prend un intérêt réel à la lecture d’un journal, je ne crois pas que l’on puisse sentir la consolante douceur que verse dans les âmes la langue parfumée des poètes. Mais peu à peu l’on s’aperçoit que les affaires les plus importantes sont encore sans importance ; les pensées les plus neuves semblent encore trop vieilles ; et sous le sens des idées, qui s’efface peu à peu, se révèle l’immuable splendeur des images et des rythmes.

La poésie n’est pas un art de jeunesse. C’est, de tous les arts, celui qui nous apparaît le dernier, celui qui recueille, pour ainsi dire, dans les âmes un peu fatiguées, l’héritage de tous les autres. Les poètes eux-mêmes ont besoin de vieillir. Si deux ou trois semblent avoir apporté d’avance sur leurs lèvres une chanson pour nos cœurs, combien ont attendu de très longues années avant que la source enchantée jaillit enfin de leur bouche ! Voyez les plus chers de nos maîtres, Michelet, Renan ; ils avaient quarante ans lorsqu’ils se sont révélés poètes. Les pensées qu’on trouve dans les Dialogues philosophiques, elles sont toutes déjà dans l’Avenir de la science ; mais, avec les années, au philosophe s’est ajouté un poète. Et Victor Hugo, et Musset lui-même, c’est l’âge qui les a faits poètes : dans les Orientales, dans les Poèmes d’Espagne et d’Italie, ils ont montré leur habileté de style, l’ardeur de leur passion ; mais combien il y a plus de poésie dans les Contemplations, dans ces fantaisies dramatiques de Musset qui nous chantent aux oreilles comme des échos de nos rêves !

Après cela, jeunes ou vieux, nous devons aimer la poésie, car elle est la fleur de la vie. Mais je crois obstinément que c’est une fleur délicate et tardive, et qu’il faut en avoir connu beaucoup d’autres pour goûter tout à fait son délicieux parfum. Quelques sentiments très profonds, et la musique de phrases doucement rythmées : c’est un charme que pour ma part j’ai bien tardé à comprendre. Mais volontiers je lui sacrifierais désormais les plus fortes pensées, les raisonnements les plus subtils, et les plus spécieuses vérités.

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Et voilà comment j’en suis venu à trouver un plaisir infini dans la lecture d’un livre qui m’aurait semblé autrefois un médiocre roman d’aventures, de ce Dragon impérial de Mme Judith Gautier, que l’on vient de rééditer, avec une série d’autres beaux livres, dans la Collection des romans historiques.

Je ne jurerais pas que ce soit un roman parfait : peut-être faut-il au roman plus d’analyse et moins de peinture, des caractères plus complexes et une mise en scène plus simple.

Je ne jurerais pas non plus que ce soit un tableau bien exact des mœurs et de la nature chinoises ; je ne le jurerais pas, faute d’être jamais allé en Chine, et malgré qu’au fond j’en sois absolument convaincu. Mais je jure que c’est un beau, un délicieux poème, un des chefs-d’œuvre de notre littérature poétique. Je ne me lasse point de le relire, et à chaque lecture il me touche plus fort : tant les phrases y sont harmonieuses, pleines, pour me charmer, de musique et d’images ; et tant la musique y est douce, légère, caressante, et les images aimablement nuancées.

Encore, en même temps qu’un grand poème. Mme Judith Gautier en a-t-elle fait une anthologie adorable, coupant sans cesse le récit de courtes strophes lyriques, qui amusent le cœur comme des sourires d’enfant. Toute la fantaisie du Capitaine Fracasse, un souci de l’expression égal à celui de Flaubert ; des plaines brûlées de soleil, des cités gigantesques dormant dans la nuit, des lacs au clair de lune, des palais plus vastes que des villes ; une troupe variée de personnages promenant dans ces décors de féerie leurs ambitions, leurs tendresses, leurs rêves ; une jeune fille qui aime et qui pleure ; un poète qui chante ; et au-dessus de tout cela mille poèmes tristes ou joyeux, qu’on dirait les voix de gentils oiseaux voletant parmi les branches d’une forêt amoureuse.

Je sais que je ferais mieux de vous énumérer simplement les qualités de ce beau livre, et de vous expliquer les raisons positives qui me le rendent si cher. Mais il m’est trop cher, et tout ce que j’en dirais ne serait qu’un vain bavardage. Car les poètes ont sur le reste des hommes, entre autres avantages, celui-ci : qu’on ne peut plus parler d’eux quand on s’est mis à les bien aimer.

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M. Henri de Régnier est, lui aussi, un poète. Il l’est en vers et en prose ; mais j’avoue que c’est en prose qu’il chante le mieux à mon gré. Il vient de publier un petit livre, les Contes à soi-même, où j’ai trouvé, en guise de contes, de gracieuses rêveries, des peintures discrètes et un peu effacées, et quelques-unes des phrases les plus musicales que j’aie depuis longtemps entendues. Combien une telle prose offre au poète plus de liberté que le vers le plus libre, pour traduire l’élégante variété de ses impressions ! Et combien M. de Régnier, à son tour, s’est approché davantage de la source enchantée, à mesure que les années ont mûri son cœur, et affranchi sa pensée des vaines curiosités juvéniles ! Je me rappelle ses premiers vers : le poète y était déjà, mais si timide, si gauche, si chargé d’imitations à force de vouloir être original ! Les années ont passé ; il a gardé toute sa foi à cette belle fée qu’il voyait de loin lui sourire ; et maintenant ses phrases sont, suivant qu’il le veut, douces ou ardentes, de nobles phrases très simples malgré mille ornements, toujours claires, harmonieuses, et témoignant de ce désir passionné de la perfection qui finit tôt ou tard par remplacer tous les autres désirs, dans l’âme prédestinée des poètes.

Et c’est encore, sans doute, le souci passionné de la perfection qui occupe seul la jeune âme de M. Pierre Louÿs ; car on ne saurait imaginer une forme plus pure que celle qu’il nous fait voir dans un petit poème en prose qu’il vient de publier, Léda, ou la Louange des bienheureuses ténèbres. Peut-être M. Pierre Louÿs a-t-il voulu transporter dans sa prose les magnifiques vertus des sonnets de M. de Herediai : je les y ai, en tous cas, retrouvées, la richesse des images et leur simplicité, et la fermeté élégante du rythme, et puis ce bel air de noblesse pour ainsi dire antique, où l’on n’arrive point sans de patients efforts et de longs échecs.

Mais il y a, en outre, dans le poème de M. Louÿs, une singulière douceur un peu féminine, et des grâces attendries, que la scrupuleuse pureté de la forme fait paraître plus tendres encore. Il y a même des idées ; et ceux que le charme de la poésie ne suffit pas à charmer pourront, s’il leur plaît, considérer cette Léda comme une dissertation de philosophie. Mais c’est du moins une dissertation bien écrite, ce qui n’est guère commun par le temps qui court. Et voici des phrases qu’on ne peut manquer d’aimer, de quelque façon qu’on les lise :

« Il disait : tu es la nuit, et tu as aimé le symbole de tout ce qui est lumière et gloire, et tu t’es unie à lui.

« Du symbole est né le symbole, et du symbole naîtra la beauté. Elle est dans l’œuf bleu qui est sorti de toi. Depuis le commencement du monde, on sait qu’elle s’appellera Hélène ; et celui qui sera le dernier homme connaîtra qu’elle a existé.

« Tu as été pleine d’amour parce que tu as tout ignoré. C’est à la louange des bienheureuses ténèbres. »

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Les bienheureuses ténèbres, je crois que c’est le nom qui conviendrait le mieux à la poésie ; car la poésie est comme une-nuit bienfaisante, offrant aux âmes la douceur du repos après les fatigues du jour. En elle seulement on se délasse d’avoir vécu. Elle console des recherches vaines, des blessures reçues dans la poursuite d’insaisissables fantômes. La poésie et l’amour sont les deux refuges sans lesquels le monde ne serait pas habitable. Et tous deux ne s’ouvrent point, comme on le croit, aux jeunes gens, mais à ceux qui ont assez d’être jeunes, et de chercher, et d’errer. La poésie et l’amour sont les deux fleurs de la vie : ce sont les deux sources enchantées qui se cachent dès qu’on les cherche, mais qu’il faut aimer sans les voir, jusqu’à ce qu’enfin elles se montrent : car elles seules désaltèrent à jamais.

III. Du soleil

Je disais, l’autre jour, que la poésie et l’amour sont les deux seules fleurs de la vie, deux sources enchantées qui, seules, désaltèrent à jamais. Je m’étais trompé. La vie a encore une autre fleur, plus parfumée et plus belle ; et il y a une autre source qui, plus sûrement encore, apaise la soif de ceux qui ont su la trouver. Au-dessus de l’amour et de la poésie il y a le soleil, le cher soleil, ce doux consolateur qui donne la santé aux corps, et qui répand dans les âmes la tranquillité et la joie. Saint François d’Assise l’appelait, « mon frère » ; mais il l’appelait aussi « Monseigneur » ; et par là ce grand saint nous indiquait à la fois combien nous devons offrir au soleil de tendresse et de vénération.

Et il en est précisément du soleil comme de la poésie et de l’amour. Les enfants et les sages s’accordent pour l’aimer, mais sa bienfaisante beauté échappe aux jeunes gens. J’ai toujours observé que les jeunes gens ne comprenaient pas le soleil. Ils croient à l’idée, à l’action, à la possibilité de réaliser des rêves autrement qu’en rêve : avides de mouvements et de luttes, ils se sentent plus agiles sous un ciel plus froid ; et le brouillard lui-même ne leur déplaît point, comme s’ils espéraient avoir plus de mérite à y reconnaître leur voie. Aussi se tournent-ils volontiers vers le nord. Avec un zèle touchant, il affrontent la poésie anglaise, la philosophie allemande, le drame belge et le roman scandinave, qui sont autant de formes diverses du brouillard et du froid. J’en connais qui haïssent l’été, et qui attendent l’hiver comme on attend sa maîtresse. Mais tôt ou tard le soleil les ramène à lui. Ils s’aperçoivent que les idées les plus ingénieuses et les efforts les plus courageux ne valent pas une après-midi de repos dans un champ d’oliviers, en face de la mer bleue, sous un ciel bleu. Le soleil engourdit leurs nerfs : il cicatrise les plaies vives de leur cœur : et paternellement, avec une sollicitude patiente et discrète, il ouvre leurs yeux à la splendeur des choses éternelles. Désormais c’est fini pour eux d’entendre l’appel trompeur des ondines, des nixes, des roussalkas, de toutes ces fées du Nord qui ont des voix si charmantes, mais point de corps et point d’âme. Elles sont filles de la Nuit. Les filles du Soleil ne savent point chanter comme elles, mais elles sont charitables et tendres, et quiconque s’endort entre leurs bras est sûr d’y trouver de beaux rêves.

Elles habitent près de leur père, dans les pays du midi, sur les bords de la mer Méditerranée. Dans nos pays du nord, le soleil ne vient jamais qu’en voyageur : comme les voyageurs, on le sent d’abord gêné ; et puis, quand il s’est installé, il lui arrive bientôt de nous gêner à son tour. C’est qu’il n’est point chez lui ; et, d’année en année, il y sera moins, car on dirait que d’année en année Paris s’éloigne de Marseille pour remonter vers Bruxelles. Je ne crois pas que l’on puisse comprendre le soleil, ni l’aimer comme il convient, quand on l’a connu seulement durant ces excursions d’été qu’il fait dans nos contrées. Tout autre il apparaît chez lui, en Italie, en Espagne, en Algérie, dans ses domaines familiaux.

Et l’on ne m’ôtera point de l’esprit que, parmi tous ses domaines, c’est la Provence qu’il préfère. Il n’y est point seul maître : la bise en certaines saisons lui donne mille ennuis, sans compter ce fâcheux vent d’est qui, pendant des journées entières, le retient prisonnier. Mais au fond il est le plus fort, et ses victoires sont pleines de douceur. Du jour au lendemain, par la grâce de son sourire, tout renaît : une clarté tranquille s’étend sur les collines, les oiseaux chantent dans les buissons fleuris, et les cœurs se reprennent à leurs petits rêves. Nulle autre part qu’en Provence je n’ai connu un enchantement si paisible ; nulle autre part je n’ai vécu des journées d’une sérénité si parfaite. Une beauté harmonieuse, pure, vraiment classique, pénétrait tous mes sens. Les contours de ma rêverie se dessinaient en moi avec une netteté singulière, de même que se dessinaient à l’horizon de ma vue les lignes tordues des oliviers, et les triangles roses des voiles sur la mer. Et ces matinées de printemps, tièdes et légères, et ces soirs d’hiver où le soleil en se couchant offre aux montagnes des fêtes triomphales, et ces soirs d’été ! Riante et belle en toute saison, c’est l’été surtout que j’aime la Provence. La chaleur, aux heures les plus chaudes, n’y est point si vive qu’on ne puisse s’en accommoder ; et à quelques heures des villes, pour peu qu’on avance dans la montagne, l’air est plus frais que dans nos pays. Et cependant la nature, les plaines, les bois, la mer, le ciel, tout déborde de lumière et de vie.

Bienheureuse terre de Provence, tous les enfants l’aiment, tous les sages aussi ; et notamment ces hommes à la fois sages et enfants que l’Église a choisis pour ses saints. Il n’y a pas un village, d’Avignon à Nice, qui ne garde le souvenir de quelque bon saint venu là des pays étranges, pour prêcher l’Évangile, pour faire des miracles, et pour prendre sa part des fêtes du soleil. Les premiers, les meilleurs, c’est en Provence qu’ils se sont sentis le plus près de Dieu. Je ne parle pas seulement des saintes Maries et de Lazare, et de l’aveugle des Évangiles que l’Église honore sous le nom provençal de saint Restitut. Mais saint Honorat et sa petite sœur sainte Marguerite, les solitaires des îles de Lérins, et saint Maximin, et saint Rémy, et saint Trophime, ils arrivaient tous de régions lointaines, poussés par un même désir d’adorer le Créateur dans le plus magnifique des lieux qu’il avait créés. Saint François, en vérité, n’est point venu en Provence ; du moins, il n’a pas trouvé le loisir d’y venir corporellement ; mais, il y avait toute son âme. On sait que, Provençal par sa mère, il préférait à toutes les chansons d’Italie les claires chansons de Provence ; sans cesse il les chantait dans ses promenades au long des sentiers. Et un jour que saint Antoine de Padoue prêchait, dans un couvent d’Arles, sur les charmes de l’ignorance et de la pauvreté, ses auditeurs aperçurent, debout parmi eux, la souriante figure du frère d’Assise : son corps était resté en Ombrie, mais son âme n’avait pu laisser échapper une si belle occasion de rendre visite, avant de mourir, au pays qu’elle aimait.

Ainsi la Provence, pour ceux qui l’aiment, est peuplée de grandes ombres. Aux saints succédèrent les papes ; puis, ce fut le tour des antipapes ; mais c’est toujours le soleil qui est resté le vrai maître. Aujourd’hui encore, sur la ruine de tant d’autres gloires, sa gloire royale demeure tout entière. Grâce à lui, la Provence a échappé à ce qu’on appelle le progrès ; malgré les chemins de fer et les télégraphes, elle a gardé cet aspect ancien, ou plus justement éternel, qu’elle devait avoir déjà lorsque sainte Marie-Madeleine y est venue prier et pleurer. Les hommes ont beau vouloir déformer leur pays pour le rendre pareil au reste de l’Europe ; le soleil et la nature ne manquent jamais de reprendre le dessus. Il suffit de cinquante ans pour changer en de vieilles rues provençales les avenues les plus élégantes d’Avignon ou de Marseille ; et les villas ont plus vite fait encore de devenir des bastides. Je ne connais pas de pays où le passé refuse si obstinément de mourir.

IV. Un roman méridional27

J’ai une heureuse nouvelle à vous annoncer. Je crains seulement qu’elle ne vous paraisse pas aussi heureuse qu’à moi, ni même aussi certaine : car les preuves que j’en pourrais donner demanderaient à leur tour à être prouvées, et trop souvent il m’arrive de prendre mes désirs pour des réalités. Mais voici : il me semble que nous allons voir bientôt se lever ce fâcheux brouillard qui, depuis dix ans, s’est appesanti sur l’esprit français. Toute sorte de goûts et de besoins renaissent dans les âmes qu’on pouvait croire à jamais disparus : le besoin de simplicité, le goût de l’ordre et de la clarté. On se fatigue de l’abstrait et du compliqué, des symboles obscurs, des vagues théories, de cette indétermination qui sans cesse devenait plus grande dans l’expression et dans la pensée. Je sais tels d’entre les mieux doués des peintres et des poètes de ma génération, qui s’occupent maintenant à réapprendre le dessin classique et l’ancien métier du vers. Et déjà le public lui-même, par degrés, se reprend à aimer les tableaux bien dessinés, les poèmes bien rimés, et les romans bien composés et la musique bien écrite. On a assez du brouillard : les yeux, si longtemps voilés, se rouvrent enfin à la pleine lumière.

C’est, du moins, ce qui me semble. Et il me semble aussi que, du même coup, l’attention se détourne du Nord, où si longtemps elle s’était attardée. La période scandinave de la littérature française me paraît décidément approcher de sa fin. Les nouveaux génies septentrionaux qu’on nous exhibera désormais risquent fort de nous ennuyer : nous avons notre compte des surhommes et des femmes de la mer ; les fiords ne nous disent plus rien ; et il n’y a pas jusqu’à notre anglomanie qui ne commence à se refroidir.

Mais, au contraire, le Midi se rappelle à nous. Trop longtemps nous l’avons dédaigné, ignorant tout de l’Espagne, nous obstinant à nier qu’il y eût même une littérature et une musique italiennes, considérant les poètes provençaux comme d’importuns mystificateurs. Tout cela est, aujourd’hui, en train de changer. L’Espagne, à dire vrai, nous reste encore inconnue ; mais voici que Falstaff et Otello s’installent au répertoire de nos théâtres de musique, pour ne rien dire de Cavalleria rusticana, dont l’énorme (et lamentable) succès porte précisément témoignage de ce besoin de lumière et de rythme qui reprend possession des âmes. Un roman de M. d’Annunzio trouve plus de lecteurs à Paris que n’en ont trouvé jamais les pièces de M. Ibsen. Après avoir tant rides félibres, on s’apprête à les admirer ; à peine si on ne les félicite pas de vouloir créer à Orange un Bayreuth français. Et l’on offre à M. Mistral la succession de Leconte de Lisle à l’Académie.

Ainsi s’annonce une période nouvelle, dans l’évolution de l’esprit et du goût français. Période qui, sans doute, ne durera guère plus longtemps que la précédente : car je sens bien que le besoin de changement est, au fond, le seul besoin qui subsiste en nous. Mais c’est là un changement que j’ai trop désiré, et depuis trop longtemps, pour n’être point ravi des moindres signes qui l’annoncent. Oh ! si pendant dix ans, voire pendant dix mois, les artistes et le public pouvaient revenir à leurs habitudes anciennes ! Si nous pouvions espérer de nouveau des romans où il n’y ait point d’idées et ou il y ait de la vie, des drames qui nous émeuvent sans nous donner à penser ! Si le symbole pouvait prendre congé de chez nous, et à sa place nous rendre l’image, l’image claire et précise, colorée et vivante, et qui d’un seul coup d’œil se laisse saisir tout entière ! Si les peintres pouvaient réapprendre à peindre, et les écrivains à écrire !

Et si les romanciers, pour m’en tenir à eux, pouvaient réapprendre à conter ! Car il n’y a point d’art qui se soit plus complètement perdu que celui-là, durant cette brumeuse période dont il me tarde d’entrevoir la fin. Dans l’empressement universel de nos jeunes écrivains à penser et à raisonner, personne ne s’est plus inquiété de savoir raconter une histoire. Les écrivains des générations précédentes avaient continué, dans la littérature, leur classe de rhétorique ; ceux de notre génération y ont continué leur classe de philosophie. Sous prétexte de romans, de poèmes, de drames, de comédies, ils nous ont offert des dissertations. Ils en sont même arrivés à ne plus écrire de romans, abandonnant ce vieux genre aux demoiselles et aux aligneurs de feuilletons. Depuis les débuts de M. Rosny et de M. Prévost, je ne crois pas qu’il nous soit venu un seul romancier. Et c’est à peine si l’on rencontrerait de loin en loin une misérable nouvelle, dans la foule de ces revues où accourent écrire, sitôt sortis du collège, tous les jeunes gens un peu épris de fortune ou de gloire.

On a perdu le goût de conter. Et ceux même qui en ont gardé le goût en ont perdu la manière. C’est que l’art de conter est peut-être, de tous, le plus méridional, je veux dire celui de tous qui s’accommode le moins de l’indécision et de l’obscurité. Pour raconter les faits, il faut d’abord les bien voir, et ce n’est point tâche facile quand on a du brouillard dans les yeux. Ce n’est point tâche facile, non plus, quand on s’occupe trop de réfléchir et de disserter ; et rien n’est tel que de vouloir atteindre le fond des choses pour en négliger la surface. Les maîtres éminents qui, il y a dix ans, ont cru sauver le roman français en y introduisant l’analyse, l’ont en réalité perdu. Eux-mêmes, déjà, sous prétexte de le rendre plus profond, lui ont enlevé une part de lumière et de vie. Et puis d’autres sont venus qui ont achevé le désastre. Car, pour nous expliquer le fond des choses. — qui d’ailleurs n’ont probablement pas de fond, — c’est assez des manuels de science et des traités de métaphysique. Mais le roman n’est fait que pour nous divertir et pour nous toucher : il n’y faut ni hautes pensées ni raisonnements subtils, mais plutôt l’instinctif souci de l’ordre, de la vérité, et de la beauté.

Peut-être allons-nous voir refleurir ces incomparables vertus ! Peut-être, au lieu de quitter les collèges, comme le lui demandait naguère M. Vandérem, la philosophie consentira-t-elle à s’y confiner, pour y reprendre son rôle précieux d’exercice scolaire ! Peut-être les auteurs et le public recommenceront-ils, les uns à écrire, les autres à lire de beaux récits ingénieusement composés, simples et tendres, parfumés de musique et de poésie. Retour infiniment désirable au vieux génie de notre race ! Et, parmi le millier des signes divers qui l’annoncent, aucun ne me ravit davantage que le grand succès de Domnine, le nouveau roman de M. Paul Arène.

C’est le roman le moins scandinave que vous puissiez imaginer : non seulement parce que son action se passe dans une petite ville de Provence, et qu’il est tout pénétré de l’air, de la lumière, et de la couleur du Midi : mais aussi parce que vous n’y rencontrerez pas la trace d’une théorie générale, ni d’un symbole, ni d’une analyse. Rien d’autre que le simple et rapide récit d’une aventure d’amour. Et M. Arène s’est encore gardé de prêter aux héros de cette aventure des âmes d’exception : il en a fait de pauvres petits êtres pareils à l’ordinaire, d’esprit médiocre et de sentiments ingénus. Mais comme ils vivent, ces petits êtres, et avec quelle fiévreuse intensité, au moment venu, la passion brusquement s’allume dans leurs cœurs ! Leur simplicité même nous les rend proches ; elle nous fait paraître plus profonde et plus touchante cette force de passion qui se découvre en eux.

Je sais peu de récits plus tragiques, d’une émotion plus forte, que l’histoire de la douleur d’amour de Domnine, de sa vengeance et de sa mort. Il y a là vraiment un art supérieur, discret et sur, d’une aisance merveilleuse, avec un incessant mélange d’observation et de poésie.

C’est un art tout méridional, celui-là même qui nous rend à jamais si aimable le génie des auteurs latins. Il est fait d’ordre, et de mesure, et de clarté, et de simplicité, ennemi avant toutes choses de l’exagération, évitant l’excès dans la forme et dans la pensée. Les personnages de Domnine, en vérité, ne pensent pas, ce qui leur permet de garder intacte la fraîcheur de leurs âmes naïvement passionnées. Et l’on sent bien que M. Paul Arène ne pense gère non plus : je veux dire qu’il ne s’embarrasse ni des causes ni de la substance, mais seulement de voir, de sentir, et de bien écrire. Il écrit d’ailleurs admirablement, mettant à son style la même élégance discrète, la même précision et la même lumière qui distinguent sa façon de sentir et de voir. Il n’est proprement ni un peintre, ni un poète, ni un dramaturge, ni un styliste : mais il est mieux que tout cela, un parfait conteur.

Et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il l’est devenu. Tels de ses premiers romans, publiés depuis vingt ans. Jean des Figues, la Chèvre d’or, égalent ou peut-être dépassent Domaine pour la limpidité gracieuse du récit, et la fraîcheur de l’émotion, et la grâce du style. Mais ils ont paru dans un temps où déjà commençaient à se répandre sur nous les brouillards du Nord. Nous les avons déclarés trop légers, trop superficiels : en réalité, nous leur reprochions surtout leur fort parfum de Provence ; ils nous importunaient comme la mer bleue et comme les cigales, et comme le soleil lui-même, car il n’y a pas jusqu’au soleil dont nous n’ayons été las. Aujourd’hui, au contraire, ce n’est autour de Domnine qu’éloges, compliments, et cris d’admiration. De toutes parts j’entends vanter l’élégance, la sobriété, la pureté des images et de la langue de M. Paul Arène. Et, comme je vous le disais, j’en suis doublement ravi : car M. Paul Arène est en effet un des écrivains les meilleurs de notre temps : mais c’est aussi, de tous nos écrivains, le plus méridional, celui qui s’est le moins ressenti des influences du Nord. Et le succès de son livre achève de me faire espérer que ces influences vont finir, que l’ordre et la mesure, la clarté et la simplicité, après dix ans d’exil, vont reprendre possession de l’esprit français.

En manière d’épilogue.
Albert, ou le vrai surmenage.
Conte pour les mauvais élèves

À mon ami H.-S. Chamberlain.

Tous les ans, pendant ces semaines d’été où la vanité naturelle de vos camarades les bons élèves s’exalte encore sous une averse de banales félicitations, de sots livres mal reliés, et de couronnes en papier peint, mon cœur est tout entier avec vous, cancres des lycées et collèges, doux amis, vous qui jamais n’avez pris votre part d’aucune Saint-Charlemagne, ni vu votre nom imprimé sur aucun palmarès. Je vous imagine subissant, avec un dépit peut-être mêlé de remords, les humiliations que chacun se croit tenu de vous infliger ; et je vous plains et je vous aime, et je songe aux moyens de vous consoler. Voici un petit conte de mon pays que j’ai traduit à votre intention ; je puis, moi aussi, m’autoriser auprès de vous du titre d’ancien professeur de l’Université.

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Albert le mauvais élève était bien triste, ce soir-là. On avait distribué des prix l’après-midi aux élèves de son collège ; tous ses amis avaient été nommés, lui seul n’avait rien obtenu, pas même cet accessit de gymnastique qui aurait suffi à satisfaire la modeste ambition de ses parents. Ah ! si vraiment il était né bête, on avait su du moins le lui faire payer ! Le prix de physique, Édouard, l’avait appelé crétin ; Émile, le prix de version latine, lui avait mis sur la tête, par moquerie, une de ses couronnes ; et la jolie sœur d’Adolphe, le prix d’anglais, qui, l’autre dimanche, au parloir lui avait souri, cette fois s’était détournée quand il l’avait approchée. Et ce lugubre retour au village, le soir, avec ses parents indignés et vexés ! À peine rentré dans la ferme, on l’avait battu, en guise de bienvenue ; puis, on l’avait enfermé dans sa chambre, sans autre dîner qu’une tranche de pain bis, et on ne lui avait pas même permis de garder auprès de lui la chatte, sa vieille amie, qui si ingénument l’avait plaint tandis qu’on le battait.

Il était seul maintenant, accoudé à la fenêtre, dans la chambre du grenier. Comme il ne savait rien et ne pensait à rien, il en était plus à l’aise pour bien observer ce qu’il voyait de ses yeux. Et ce qu’il voyait, c’était les étoiles sur le ciel, les chères étoiles qui lui avaient tant manqué pendant cette dure année d’internat ! Mais il les retrouvait, avec leur souriante indulgence de bonnes petites sœurs ; même il en découvrit une toute neuve, rouge et brillante, une enfant née sans doute au printemps passé, et qui lui semblait danser avec des grâces légères, sur la prairie bleue.

Albert regardait les étoiles. Il leur racontait son chagrin, n’ayant point dans sa tête des formules de cosmographie pour l’empêcher de les aimer. Il leur demandait pourquoi elles ne l’avaient pas aidé à devenir aussi intelligent qu’Émile, aussi plein de mémoire qu’Édouard, aussi habile qu’Adolphe à dire la même chose dans plusieurs langues à la fois. L’intelligence et le savoir, pourtant, c’était cela seul qui donnait le bonheur, c’était cela seul que ses maîtres avaient récompensé, cela seul qu’avait loué le vieil académicien qui avait présidé la distribution ; et c’était cela seul, apparemment, qui valait aux collégiens les sourires de la jolie sœur d’Adolphe, blonde avec des dents si blanches et des yeux si profonds !

Mais voici que tout d’un coup, par un de ces enchantements qu’on ne trouve que dans les rêves, Albert vit les étoiles s’effacer, et, à leur place, il vit se dérouler une façon de panorama où étaient peintes— jamais il n’a su dire comment — les destinées futures de ses trois camarades, Édouard, Adolphe et Émile.

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Ah ! le vieil académicien avait eu raison de vanter la science, car la science avait donné à Édouard une enviable apparence de satisfaction ! Professeur, à son tour, de sciences physiques et naturelles, il était rouge, ventru, enchanté de lui-même, autant dire heureux. Personne ne savait plus de choses que lui ; il avait le crâne absolument bourré, de telle sorte que son cerveau ne pouvait plus se mouvoir, et qu’à force d’être savant, il avait tout à fait perdu toute habitude de penser. Aussi ne pensait-il point, et jamais il ne se demandait de quel usage pouvaient être, pour lui-même ou pour les autres, ces innombrables choses qui bourraient son crâne. Il les promenait avec lui, le long de la vie, et en toute occasion il les montrait, et l’on s’inclinait devant elles.

Mais ces choses qu’il avait dans la tête laissaient leur reflet derrière lui, sur son passage : et Albert fut épouvanté de voir quel lamentable reflet c’était, empesté et mortel. Car il s’en dégageait toutes sortes d’inventions funestes, des machines qui tuaient les hommes par milliers, d’autres qui remplaçaient le travail de milliers d’hommes et les faisaient mourir de faim. Et, dans tous les lieux où était passé le savant, avec sa mine épanouie et des sciences plein son crâne, Albert voyait les hommes brusquement se secouer comme piqués d’un mauvais insecte, et se démener, et courir en se marchant sur les pieds ; et tous semblaient chercher quelque chose qui s’éloignait d’eux à mesure qu’ils allaient ; et il entendait les cris de ceux qui tombaient sur la route.

Édouard cependant, le cerveau gonflé, avançait toujours sans rien voir. Il parlait des droits de la science, de l’objectivité de la science, de la sainteté de la science. Et, un beau jour, tandis qu’il avançait, il trébucha sur le cadavre d’une des victimes de sa science. Albert le voyait maintenant couché dans son lit ; et jamais il n’aurait pu imaginer un destin plus misérable. Car, tout occupé toujours à se mettre des faits dans la tète, le savant avait négligé de compatir et d’aimer : de sorte qu’à cette heure il était seul, seul avec un des plus fameux produits de sa fameuse science, un grand médecin qui connaissait au juste le nom de sa maladie, et qui lui décrivait d’avance les tourments qu’il aurait encore à subir, avant d’offrir aux vers de terre sa précieuse collection de faits.

Ce fut ensuite l’avenir d’Adolphe, le prix d’anglais, qui se déroula devant notre cher Albert. Adolphe aussi avait l’air content de soi. Il pouvait parler maintenant dans toutes les langues de la terre ; mais il n’avait rien à y dire, ayant, comme Édouard, peu à peu perdu, à force d’apprendre, l’habitude de penser. Il connaissait tous les pays, mais il les connaissait en étranger, de loin : et son pays aussi il ne le connaissait qu’en étranger. Toutes ses sensations étaient devenues ternes et vagues, faute d’être solidement liées à des mots précis. Et, malgré son apparence satisfaite, il était malheureux. Il s’estimait pour la connaissance qu’il avait des pays étrangers, mais en même temps il se désolait d’être de son pays. Et toujours il avait besoin de changer de place, toujours le souvenir de meilleures choses connues ailleurs l’empêchait de prendre un entier plaisir aux choses qu’il avait sous la main. N’ayant plus ni un pays à lui, ni une langue à lui, ni une pensée à lui, il était devenu un néant ; mais il en souffrait, et il souffrait aussi de ce qu’il ne lui restât plus, de par le monde, aucune langue à apprendre.

Combien sa destinée était belle, pourtant, en comparaison de celle d’Émile, le prix de version latine ! Celui-là n’était ni un savant, ni un cosmopolite, c’était un penseur, et l’étude du latin et des mathématiques avait développé à merveille son intelligence naturelle. Au lieu d’accepter les faits tels qu’on les lui fourrait d’office dans le cerveau, il avait voulu tout contrôler par lui-même. Et il avait vite reconnu que toutes les soi-disant vérités de la science étaient de simples formules inventées par des professeurs. Et il s’était mis à la recherche de la vérité vraie, il y avait perdu sa santé et sa jeunesse : pour découvrir au bout du compte qu’entre la vérité vraie et l’intelligence humaine il n’y avait aucun rapport, et que, par la pensée, personne n’arriverait jamais à rien connaître de ce qui était. Il avait alors essayé de prendre plaisir aux jeux de sa pensée en tant que pensée ; mais bientôt la vanité de cet exercice l’avait dégoûté. Du moment où la pensée ne peut conduire à la vérité, n’est-ce pas une humiliation de continuer à penser ?

Et ainsi son intelligence l’avait fatalement conduit à la haine de l’intelligence ; mais en même temps elle lui avait enlevé toute faculté de voir et de sentir : de sorte qu’il se trouvait seul, plus effroyablement seul que le savant et le cosmopolite. Ses bras étaient devenus trop débiles pour labourer la terre, et son cœur trop sec pour se consoler dans l’amour. Et Albert le vit qui pleurait sur lui-même, assis au bord d’un chemin, hâve et les yeux hagards.

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Bouleversé par cet affreux spectacle, Albert se réveilla ; car il s’était endormi sur le rebord de la fenêtre, et c’est en rêve que les bonnes étoiles lui avaient fait voir les destinées futures de ses trois camarades. Les étoiles, maintenant, s’en étaient allées dormir à leur tour, le frais soleil du matin s’élançait dans la chambre, les coqs chantaient au seuil de la basse-cour ; et sur son lit, étendue à sa place, Albert aperçut la chatte, sa vieille amie, qui avait bien trouvé le moyen de grimper par la fenêtre pour venir le consoler.

Il se mit à genoux et récita le Notre Père, la seule leçon qu’il avait jamais pu apprendre. Il découvrit que cette divine prière ne demandait nullement à Dieu l’intelligence ni le savoir, mais seulement la santé du corps, la bonté du cœur, et la paix de l’esprit.

Descendu dans la salle à manger, il raconta son rêve miraculeux à ses parents, qui le comprirent comme il l’avait compris (je vous ai prévenus que ceci n’était rien qu’un conte). Il ne retourna plus au collège, mais s’en fut travailler dans les champs avec son père et sa mère. Il y travaille encore à l’heure où je vous parle, avec sa femme et ses enfants. La grande sécheresse de juillet a failli compromettre sa récolte, mais voici que Dieu lui a envoyé la pluie, de sorte que tout finira pour le mieux. Et, si ses camarades, Édouard, Émile et Adolphe, ont eu vraiment par la suite les destinées qu’il avait prévues, c’est ce que ni lui, ni moi, ne pourrions vous dire. Vous le demanderez, sitôt les vacances finies, à vos professeurs, qui sont payés pour tout savoir.