[Questionnaire]
Nous avons adressé à deux cents poètes la lettre suivante :
Dans le dernier numéro du Mercure de France, nous relevons les lignes suivantes signées de M. Remy de Gourmont. (Épilogues : Brefs conseils à un journaliste touchant Victor Hugo, p. 769) :
« … On vient d’écrire :
“Hugo fut toute la poésie et toute la pensée du xix e siècle.”Ne répétez pas cela. De telles synthèses sont vraiment trop hardies. Est-ce que sans Vigny, Lamartine, Musset, Baudelaire, Verlaine et quelques autres anciens ou récents, on a “toute la poésie” du siècle dernier ? Je voudrais que l’on demandât à deux cents poètes d’aujourd’hui : Quel est votre poète ? On verrait. Toute la poésie : non, pas plus que l’orgue n’est toute la musique. L’orgue n’est pas le violon… »
« Il nous a semblé qu’il serait d’un intérêt certain pour l’histoire littéraire de réaliser l’enquête dont M. Rémy de Gourmont avait posé▶ les termes.
« Nous vous serions donc très obligés si vous vouliez bien répondre à la question suivante :
Quel est votre Poète ?
« Il s’agit, bien entendu, du xixe siècle ; et, pour éviter un double emploi avec de précédentes consultations (élection d’un prince des poètes, etc.), nous demandons que l’on n’indique ici aucun poète vivant.
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Nous avons reçu les cent vingt-cinq réponses que voici :
Michel Abadie.
— Mon poète ? — Le plus grand de tous, l’Ouvrier Nonpareil à qui l’Éternelle Beauté doit sa plus radiante parure : Victor Hugo ! Je l’aime d’abord à cause de sa pieuse sympathie pour les déshérités et parce qu’il fut l’apôtre de la liberté sous toutes ses formes. Le premier, de ses formidables poings d’or, il a entouré la Citadelle de ténèbres et d’iniquités que nous voulons abattre. Il fut le doux prophète des temps nouveaux. Il a en quelque sorte humanisé la Beauté. Ses brûlants Évangiles ont fait éclore une religion nouvelle — notre religion de la Bonté.
Et puis… c’est le grand Pan qui chante. Sa Lyre semble embrasée de toutes les lueurs du
monde. Elle ne ressemble à aucune autre Lyre humaine : Hugo, est tour à tour épique,
satirique et attendri. « Il a la grandeur d’Homère, la satire mordante de Juvénal
et la grâce sourieuse d’Anacréon. »
Mais il estampille tout de la puissante griffe de son génie. Il a dompté les rythmes incomparables pour satisfaire aux exigences lyriques de sa grandiloquente imagination, et, séduit par l’intuitive harmonie de l’artiste qui vibrait en lui, accaparé des trésors de rimes merveilleuses. Il confond et extasie profondément par la solennelle rayonnance du Verbe. Il a aussi, comme pas un, le don suprême d’émouvoir. Ses vers sont grands comme la mer et beaux comme les statues des cathédrales gothiques. Ils sont doux parfois comme des parfums de fleurs. Or, tout dans son œuvre impérissable me verse le vin du ravissement et de l’émotion. Mais je mets au-dessus de tout, pour la caresse enchantante, pour le charme douloureux et l’indicible amour qui y divaguent ineffablement, les magnifiques symphonies, si graves et si pures des Contemplations.
Jean Aicard.
— Je ne les compare pas, je les sépare — comme disait Alexandre Dumas.
Et selon le jour et l’heure, je préfère l’un ou l’autre.
Ceci n’est pas une défaite. Hugo a dit :
Ainsi le sage même a, selon l’occurrence,Un jour d’entêtement et un jour d’ignorance.
Henri Aimé.
— Je n’ai pas la vanité d’avoir mon Poète ; j’en aime plusieurs parce que j’ai parfois l’heureuse illusion de jouir de l’écho sentimental de chacun d’eux, certains jours. Il y a des soirs où je vais à leur rencontre lyrique comme à un rendez-vous d’amour. Quelques-uns viennent du passé très lointain et de pays confus, peut-être oubliés ; ils n’en sont pas moins proches de mon cœur. Bien plus, les accords de leur lyrisme fondamental éveillent les idées belles et générales, communes à tous les hommes, du souffle sûr des justes images. Hugo est, parmi ces « imaigiers » opulents et magnifiques, celui dont la richesse est vraiment magistrale, car elle déborde du siècle dernier. Le maître qui joue avec les légendes des âges éteints est le même dont l’esprit visionnaire pressent les époques futures. Voilà pourquoi il enchantait mon adolescence et pourquoi il plaît à mon impressionnabilité assagie.
Vigny, Lamartine, Musset, Baudelaire, Verlaine s’étagent dans la période qui va de l’Empire premier jusque nous. Je les goûte différemment, selon les nuances de mes pensées et leur harmonie avec tels ou tels de leurs poèmes. Ils sont véritablement du siècle, pour le principal de leurs chefs-d’œuvre. Hugo n’est pas principalement du siècle. Il est notre Verbe. Aussi je l’admire premièrement aux autres.
Franz Ansel.
— Non, Hugo ne fut pas toute la poésie du xixe siècle ! Cela me vexe, à la fin, d’entendre pareille énormité redite à tous les coins de rue : et je suis ravi de l’occasion que m’offre l’Ermitage d’exprimer là-dessus ma pensée. Sans doute Hugo a découvert aux mots un sens nouveau de couleur et de pittoresque ; il a conféré aux vocables une vie inattendue ; il nous a révélé le pouvoir et les séductions de la rime, jusque-là traitée en esclave. Et quelques-unes de ses pages sont d’une souveraine splendeur : À Villequier, Booz endormi… Mais que de rhétorique, de pathos, de ◀pose▶ ridicule et déplaisante, lourdement étalés un peu partout !
Le roi, à mon avis, des poètes du xixe siècle ? La passion de Musset, l’isolement hautain de Vigny requièrent mon admiration, mais tous deux sont bien inégaux. Leconte de Lisle a puissamment évoqué les gestes des héros d’autrefois et des fauves d’ailleurs, — mais il a négligé la beauté si humaine de son temps. Baudelairea me semble monocorde. Verlaine est demeuré un poète mineur.
Alors qui ? Mon Dieu oui ! il ne reste plus que Lamartine : Lamartine génie aisé et puissant, torrent d’harmonie, fleur d’amour, océan d’idéal. C’est lui qui, le plus ingénument, a traduit toute l’ardente sensibilité de son siècle, et ce m’est une raison suffisante pour l’élire entre tous. Et puis, voyez-vous, sa vie est si belle…
Alcanter de Brahm.
— Il est peut être périlleux à notre mobilité d’esprit d’affirmer une prédilection pour un poète plutôt qu’un autre. Mais il ne faut pas vingt-cinq lignes pour affirmer qu’aux yeux des vrais artistes, Victor Hugo ne symbolise pas plus toute la poésie d’un siècle que Balzac n’en renferme toute la prose.
Qu’il reste le grand orgue des cathédrales auquel préludent les bruyants carillons de la réclame, soit ; mais ne suis-je pas libre, tout en l’admirant, de lui préférer le sanglot long des violons, la plainte du violoncelle ou l’ironie subtile et fière du roseau pensant ?
La Poésie n’exclut pas la vérité de ses attributs ; et un seul volume parfait rend plus de services à l’humanité qu’une édition nationale illustrée en soixante-douze tomes. Voilà pourquoi Baudelaire est mon poète.
René d’Avril.
— Sans doute a-t-on voulu dire : Quel est le poète que vous aimez ? S’il s’agissait d’admiration plusieurs noms me viendraient à l’esprit : Hugo, Leconte de Lisle, Théophile Gautier. « Votre poète », marque ici une possession du cœur, presque une intimité ; lisez donc : Alfred de Musset.
Joséphine Bégassat.
— Victor Hugo est, à mon avis, le plus grand, le meilleur, le plus lumineux des poètes français.
Géant de la pensée, son œuvre — monument énorme — par les rayonnements qui se dégagent d’elle, restera, dans le cours des siècles, impérissable autant que le granit colossal de Karnac.
Tumultueux, mais plein d’élans sublimes, il fut le héros génial qui, penché sur le gouffre vers lequel, seuls, abordent les prophètes, vit aux lueurs des éclairs de son âme le chemin qui conduit aux destins de l’Humanité.
Au lieu de la grâce maladive et pleureuse de quelques-uns des classiques de son siècle, nous trouvons en lui une force vitale prodigieuse, un élan vers toujours plus de lumière et plus de liberté.
C’est que le poète avait entrevu les horizons où, vibrante de foi, d’enthousiasme et de virilité, s’achemine la jeunesse actuelle…
C’est que son souffle puissant et créateur avait déjà mis l’étincelle de vie au front de la Cité future…
Et voilà justement où Hugo m’apparaît sublimement grand : c’est que tout en s’élevant à des sommets inaccessibles dans la sphère de l’Infini, il fut celui qui, s’attelant au char du Progrès, fit faire aux peuples un pas gigantesque dans la voie de l’émancipation.
Yves Berthou.
— Il est des moments dans ma vie, où, las de tout, las d’écrire, las de lire, j’ouvre à deux battants ma bibliothèque et, laissant errer mes yeux sur les titres pressés qui se dissimulent là, je cherche les volumes les plus propres à dissiper mon ennui.
J’en ouvre cinq, dix, vingt pour les refermer bientôt, ayant lu une page, deux pages, les pages connues et préférées. Je ne citerai pas, à mon regret, le poète vivant dont je lis toujours en entier les deux volumes : ce qu’on peut rêver de plus pur, de plus harmonieux dans la simplicité des lignes, avec une personnalité si marquée ; je ne le citerai pas puisque cela m’est défendu. Je serais d’ailleurs inquiet en lui donnant le premier rang : pas de prince ! Mais il est, parmi les morts, un poète dont l’œuvre est à la fois suave, héroïque, ingénue, capiteuse et dolente, irréelle et humaine à ce point que, quelle que soit la nature de mon ennui et de mes dégoûts, je suis certain d’être par sa lecture, radicalement guéri ou consolé.
Ce poète, c’est Verlaine.
Que si j’ouvre Hugo que j’aime cependant pour sa puissance et sa virtuosité incomparables, je suis rapidement rebuté par le ton doctoral qu’il prendra soudain. Je déteste les pontificats. Une lecture de Hugo m’étonne mais ne me transforme pas, même quand il me fait pleurer.
Une lecture de Verlaine m’émeut et me rend meilleur, même quand il me fait sourire.
Or, c’est là tout le rôle de la poésie : émouvoir et rendre bon.
Je ne dirai pas que Verlaine fut « toute la poésie du xixe siècle ».
Mais alors que tant d’autres et des plus cotés, ne furent dans le concert que des suppléments, il en fut l’indispensable complément, à mon avis.
Mon poète est donc Verlaine.
Émile Blémont.
— La question : « Quel est votre poète ? » que vous voulez bien m’adresser, présume un état d’esprit qui n’est pas le mien. Je ne suis pas plus l’homme d’un seul poète que d’une seule espèce de fleurs ou de fruits.
Tout vrai poète est « mon poète », oui, même le plus humble, à la page ou à la ligne
exquise. Je trouve autant de saveur, à l’occasion, dans « le vers su par hasard
d’un poète ignoré »
que dans les plus illustres rimes. Je serais désolé de
perdre ou de négliger, n’importe où et n’importe quand, la moindre parcelle poétique.
Cela dit, je puis ajouter que Victor Hugo me semble le souverain poète du dix-neuvième siècle. Avec une merveilleuse puissance lyrique, il en exprime et il en représente tous les rêves, toutes les épreuves, toutes les grandeurs. lien a rythmé l’âme inquiète et le généreux tumulte. Il en restera le retentissement éternel.
Vigny l’a parfois devancé, parfois égalé ! Et combien d’autres poètes contemporains me sont essentiellement chers, depuis Lamartine jusqu’à Verlaine, sans oublier le pauvre Pierre Dupont, qu’on traite dédaigneusement de chansonnier ! Puissent les strophes pleines de gloire ne pas trop éclipser ses modestes couplets, d’une beauté si simple et si fraîche, si particulière et si pénétrante !
Léon Bocquet.
— Il est difficile de répondre d’une manière explicite. En poésie, il en va autrement qu’en amour ; on n’a pas le droit d’être exclusif. L’éclectisme est de rigueur. Par suite, il convient de ne pas être le fervent d’un seul poète, mais de plusieurs.
Tout véritable poète a le don d’émouvoir le lecteur et, s’il émeut, il s’impose à l’admiration. Partant, ils sont nombreux ceux dont il faut aimer feuilleter et relire les livres. C’est un réel examen de conscience qu’exige votre enquête ; seul, un casuiste, après mûre et réfléchie pesée du pour et du contre, pourrait peut-être se prononcer avec assurance.
Tout au plus suis-je capable d’indiquer ici des préférences et des antipathies.
Les vrais poètes, je confesse les avoir aimés chaque et tous, selon l’heure et les états d’âme.
Détaillons : Musset charma mon adolescence de 15 à 18 ans ; Lamartine eut son tour et fut remplacé par Vigny (le Vigny des poèmes philosophiques s’entend) ; Mallarmé, première manière, vint ensuite. Leconte de Lisle et Verlaine m’enthousiasmèrent fortement, et cela continue. Aujourd’hui, Samain a la préséance, à cause de sa complexité sans doute, qui réunit la perfection d’art des uns et la sensibilité des autres. En chacun de ses vers frémissent à la fois la pitié, la souffrance et l’amour, cette éternelle trinité de toute poésie. En ce sens, le dernier venu des maîtres sera toujours le meilleur et le plus affectionné, parce que très contemporain il peut satisfaire mieux aux exigences de nos âmes de plus en plus diverses et impressionnables.
Quant à Hugo, malgré son génial mérite, il ne m’a jamais touché vivement.
Jongleur de mots et de rimes, il étonne, en impose par ses merveilleux tours d’acrobatie versificatrice, sauf à communiquer le divin frisson poétique. Il n’a pas mis assez d’humanité douloureuse et assez d’âme dans ses exercices de rhétorique et les boniments antithétiques débités sous le masque d’un Ézéchiel, d’un prédicant ou d’un tribun. En outre, parce qu’on veut nous l’imposer, je le récuse. Il se mêle trop de préoccupations extra littéraires dans l’hugolâtrie de l’heure présente. Enfin, pour en faire un dieu aux attributs sans limites, le mage gros de science et d’avenir, les universitaires l’ont accaparé : cela le classe et son génie.
Adolphe Boschot.
— Votre question est fort aimable et fort indiscrète. Vous me demandez : « quel est mon poète ? » Mais, c’est tous les poètes. Chaque poète, tour à tour, devient pour moi le poète par excellence, dans les moments où il me met en communion avec son génie.
On dit souvent : il n’y a pas de beauté absolue ; les philosophes disent ; pas de beau en soi. Pour moi je préfère les faits, les faits de conscience, aux divagations abstraites, et j’aime mieux dire ceci : quand j’ai la sensation d’une belle chose, il arrive parfois que cette sensation intéresse, captive mon être tout entier. Toute ma force d’être, toute ma Vie, tout le mystère que j’appelle « mon moi » se révèle alors à moi-même sous la forme de cette sensation : tout ce que je suis semble, à ce moment-là, être cela. Aussi, à ce moment, cette beauté particulière — et si vous voulez relative — me paraît et m’apparaît absolue… Et je suis obligé de dire que chaque poète devient tour à tour le poète. Chaque femme, au moment où on l’aime, peut faire croire qu’elle révèle tout l’amour, car alors on oublie le reste de la vie : c’est ainsi que chaque poète détache celui qu’il aime du reste des choses ; il dissipe le souvenir des autres poètes ; chaque poète fait croire qu’il est à lui seul toute la poésie… Mais les autres poètes en font autant, tour à tour, à mesure qu’ils se font aimer.
Quant au « cas Hugo », n’en parlons pas aujourd’hui. Hugo devient l’objet d’une religion nationale. On se fera donc, à propos de lui et de son œuvre, des idées de plus en plus fausses, ou plutôt, il y aura de plus en plus de malentendus, à propos de ce génie surhumain et monstrueux, entre les gens qui parleront avec une exactitude stricte et ceux qui parleront avec une foi illuminée. Pour ne pas être dupe avec trop d’inélégance, il faudra savoir interpréter et transposer ces témoignages personnels, — ou mieux encore, sans presque se soucier d’eux, il faudra continuer d’aimer Hugo et de se livrer à lui en toute simplicité de cœur, quitte à se ressaisir et à reprendre toute lucidité après le délire bienheureux…
Théodore Botrel.
— Le poète, le plus vraiment poète du xixe siècle, c’est Lamartine !
Pierre de Bouchaud.
— Encore que la complexité de l’esprit moderne et les nombreuses impressions dont la mémoire est constituée me rendent difficile de fixer mon choix sans hésitation et, que dans le genre même qui est ma préférence, plusieurs noms sollicitent celle-ci, je crois ne pas errer en spécifiant les qualités maîtresses que je demande à mes poètes favoris : la clarté dans la grâce, et dans la grandeur la simplicité antique. En faut-il davantage pour désigner à mon insignifiant suffrage Alfred de Vigny, élève de l’attique André Chénier, Leconte de Lisle et le très pur Saint-Cyr de Raissac ?
Entre trois poètes si excellents, s’il faut en laisser, je reste avec Raissac. Nul n’eut dans sa forme plus de couleur, dans sa pensée plus de délicatesse et dans sa vie, si prématurément fauchée, plus d’heureuse harmonie.
Georges Bouyer.
— Ce serait faire une sottise que de saluer Hugo comme le représentant de « toute la pensée du xixe siècle ». Hugo n’eut rien d’un penseur, et c’est précisément ce que nous lui reprocherons, si nous considérons la littérature comme l’expression tout autant d’une intelligence que d’une sensibilité, si tout poète, pour être grand, nous semble devoir se doubler d’un philosophe.
Et, pour regarder la poésie sous cet angle, nous ne pouvons admirer entièrement les écrivains du xixe siècle, qui ont substitué le pittoresque à la pensée pure, la peinture et la musique à la littérature, et qui ont dirigé les efforts littéraires dans cette voie néfaste qui devait aboutir aux aberrations de l’Instrumentisme et du Magnificisme.
Et c’est pourquoi puisque cette enquête est restreinte aux limites du xixe siècle, nous déclarerons notre très profonde sympathie pour Alfred de Vigny qui, lui, fut un penseur, et, surtout, un penseur sans prétentions socialistes.
Raymond Bouyer.
— La majorité nommera Victor Hugo « le poète souverain » du siècle xixe : mais puisque vous me demandez quel est mon poète…
À tel rhétoricien qui fait l’école buissonnière au Louvre, demandez : « Quelle est la femme ? » Il vous répondra : « La Samothrace ». Mais corrigez : « Quelle est votre femme ? » Et sa reconnaissance ira d’instinct vers la modeste amie qui possède ce qui manque aux déesses, même non dépourvues de tête et de bras : une physionomie ; dans les paupières cillées, des prunelles.
À nos yeux d’iconoclastes, la physionomie vaut la beauté. Donc, permettez-moi de nommer
celui chez qui Victor Hugo lui-même a découvert « un frisson nouveau »
,
celui qui dans sa prose d’artiste a deviné la suggestion d’Eugène Delacroix, la suprématie
de Richard Wagner : ce critique-là sera mon poète ; et sans remords, je
tiens à voter pour Baudelaire.
P.-S. — Qu’est devenu le projet de souscription pour le monument de Baudelaire ?
Henry de Braisne.
— Certes, je les aime tous d’un amour chargé de gratitude, ceux qui de leurs chants grandioses ou attendris bercèrent mes premiers âges. Les noms de Lamartine, Vigny, Musset, feront toujours vibrer en moi des fibres filiales. Mais avoir su se créer une place du vivant même de ce géant, Victor Hugo, avoir été si mal payé de ses efforts vers le mieux, avoir si singulièrement préparé sa gloire, avoir recueilli tant de dédain, tant de haussements d’épaules, me font considérer Charles Baudelaire comme le type du poète mort que je dois le plus vénérer. Je vote pour Baudelaire.
Albert G. Brandenburg.
— Tous les poètes sont tour à tour mon poète. Mais puisqu’il s’agit de donner ici un suffrage : c’est vers Victor Hugo — le père Hugo — que va ma dévotion, et toute entière.
Thomas Braun.
— Hugo est le poète de tous ; mais, des morts, Verlaine est mon poète.
Paul Briquel.
— Toute la poésie et toute la pensée du xixe siècle ? Non pas ; Hugo fut poète bien plus que penseur. Si dans l’admirable symphonie du dernier siècle sa voix, la plus puissante, presque trop forte, domina toutes les voix, s’il lui fut décerné le nom de « Père » cette puissance même de ses rythmes et de son souffle parfois trop verbal masqua trop l’admirable polyphonie. Il fut l’orgue, riche de jeux multiples, au clavier le plus étendu, mais trop sonore pour toujours vibrer. Et il me plaît dans ces larges chœurs au-dessus desquels plane l’orgue de Victor Hugo, d’écouter les chants d’Alfred de Musset, soliste intensément humain.
Hippolyte Buffenoir.
— J’admire et j’aime profondément Victor Hugo, Lamartine et Alfred de Musset. Ces trois grands génies ont formé le cœur et l’esprit des hommes de ma génération. Je dois reconnaître toutefois qu’au contact de Musset j’ai frissonné avec une émotion plus pénétrante, plus intime, plus douce à mon souvenir. Il est resté l’ami préféré de ma pensée ; la flamme de ses vers est tellement mêlée à ma vie, à ma jeunesse, à mes amours, à mes cris de liberté que je l’aime comme moi-même, et que je ne puis remonter le cours de mes années sans me rappeler, à chaque aurore, l’attrait divin de ses poésies.
Si Alfred de Musset garde à mes yeux ce prestige, c’est que ses qualités maîtresses sont la clarté, l’élégance, la sincérité, et l’ironie, fille de la raison ailée. Sachons-lui gré d’avoir fui les soi-disant écoles littéraires, de n’avoir point enfermé son génie dans des formules prétentieuses, mais d’avoir simplement écouté son cœur, et de nous avoir dit sans prétention, sans calcul, ses joies et ses tristesses, ses espérances et ses amertumes, le charme d’un souvenir heureux, le mélancolique regret des tendresses envolées.
La jeunesse se reconnaît plus spécialement dans la fièvre d’espérance de Musset, dans son entraînement fougueux, dans ses colères et ses révoltes, dans son désir de tout entreprendre, de tout réformer et de tout braver, c’est pourquoi il est et demeure mon poète préféré. Il ne chante le plus souvent que les angoisses de son cœur ; mais il le fait avec une telle intensité de pensée et de style que ses cris de douleur deviennent comme impersonnels, et se transforment ainsi en chefs-d’œuvre, où nous reconnaissons nos propres souffrances, nos secrètes convoitises, les passions de tous les siècles et de toute la terre.
Musset me reste cher parce qu’il est éminemment français, et par là je veux dire qu’il portait en lui les meilleures traditions de notre race, qu’il en avait le sens profond, qu’il s’était nourri de la pensée de nos maîtres bien à nous, depuis Mathurin Régnier, Molière, Racine, La Fontaine, jusqu’à André Chénier et Beaumarchais, et qu’il avait puisé en eux cette clarté admirable, cette ironie mordante devant la sottise prétentieuse, cette élégance primesautière et cette fière allure d’indépendance, qui ont toujours été l’apanage de notre vieille terre des Gaules, et qui, nous le voulons croire, resteront l’orgueil de la France contemporaine.
J’en aurai long à dire, mais il faut conclure : les vers de Musset ont enivré mes vingt ans. Arrivé à l’âge d’homme, mon enthousiasme n’est point refroidi ; je dirai même qu’il est plus vigoureux et plus ferme. Comme jadis je suis prêt à organiser encore des pèlerinages en l’honneur de l’auteur de Lucie, du Souvenir, des Nuits…
Fernand Caussy.
— Les poètes du xixe siècle sont trop particuliers pour qu’on puisse avoir avec aucun d’eux des affinités complètes. Celles qu’on a, ou bien ne sont pas assez proches pour qu’il faille en distinguer une des autres, ou bien sont trop significatives pour que l’on ne se fasse pas délicatesse de rien dire. Il devrait y avoir un autre cas, où l’on n’aurait rien de commun avec les bavards ni les efféminés.
Charles Chanvin.
— Par la quantité, le poids, Victor Hugo, incontestablement, c’est le
Phare, mais « le phare de l’océan du non-sens »
(Nietzsche) ; le
« Monument » à l’intérieur duquel on ne trouve rien : en somme, parmi les gens du
xixe
siècle au service
de la
poésie, une prodigieuse bonne à tout faire qui a fait le plus gros de l’ouvrage, mais
l’ouvrage le plus gros — cela dit avec une grande admiration.
Par la qualité et par tout ce qui est le contraire d’Hugo, Baudelaire. Je le retrouve toujours nouveau, toujours savant, toujours moderne, jamais anachronique et jamais épuisé.
Marcel Clavié.
— Je trouve que cette question ne peut être résolue que d’une manière générale.
Les poètes que vous citez et qui ont écrit Éloa, Les Confidences, Les Nuits, Les Fleurs du. Mal, Sagesse, et La Légende des Siècles, ont à mon avis, et croyez que j’en suis convaincu, chacun une personnalité remarquable.
Dans ces conditions, attendu que ces six splendides physionomies poétiques ont chacune leur génie personnel, je trouve que mon poète est formé de l’agglomération de ces six génies.
Mon poète n’est pas plus Alfred de Vigny qu’il n’est Paul Verlaine ou Victor Hugo, etc. Non ! Il est défini par Eux. Supprimez un de ces poètes (je me répète à dessein), mon poète général : Eux, est incomplet.
René-Mary Clerfeyt.
— Est-il possible de vouer au fond de son cœur un culte exclusif à un unique poète ? Il me semble plutôt que l’on soit porté vers l’un ou l’autre, au gré des dispositions momentanées de l’esprit et de la sensibilité, influencés par le lieu, la saison, le jour et l’heure.
Pour moi, ceux vers qui m’orientent surtout de secrètes affinités, ceux dont l’âme me paraît cadrer le mieux avec le ciel en demi-teinte de mon pays wallon, ce sont Verlaine, Rodenbach et Samain.
Fernand Clerget.
— Victor Hugo — non pour toute son œuvre poétique, mais pour un volume, à faire, de poésies choisies et d’extraits de son théâtre.
Albert Cloüart.
— Mon poète ! Certes j’admire Hugo pour ses imageries somptueuses, son souffle d’ouragan, sa belle allure épique, mais d’autres ont mieux su émouvoir les cordes secrètes de ma sympathie : Lamartine, le pur et profond rêveur, Baudelaire, ce sensitif et ce voyant, Laforgue, ce tendre et ce narquois… et surtout Verlaine, surtout.
Poète sincère et spontané, inventeur d’une forme exquise, en des vers musicaux, nuancés et fluides, il dit sa foi ingénue, son amour inquiet, sa saignante douleur. J’aime son âme ardente et tourmentée, son génie si humain. J’aime son chuchotement mystique, sa grâce d’enfant étonné, sa simplicité de pauvre homme, son charme naïf et familial de rimeur populaire à qui se trouve lié — par quel don bienheureux ! — l’artiste le plus délicat. Poète de sentiment et d’intimité profonde, sa brûlante douceur a touché pour jamais la chair de notre cœur.
Isi Collin.
— Si j’en excepte quelques pièces de La Légende des Siècles, je ne peux relire Hugo pour, seulement, jouir de la Beauté. Certes, dans son œuvre, tous les poètes du siècle dernier se retrouvent un peu : ce peu ne suffira jamais à excuser cet aphorisme : « Hugo fut toute la poésie et toute la pensée du xixe siècle. »
Il est de ceux que j’admire sans les aimer : j’admire moins et je hais Baudelaire (que je puis relire) ; j’aime et admire Sagesse, la Bonne Chanson, Jadis et Naguère, le noble et délicieux artiste qui cisela Hérodiade, mais Mallarmé, Verlaine sont « poètes d’aujourd’hui ». Il m’est malaisé de choisir entre Lamartine et Leconte de Lisle. Prenez celui-ci.
Francis de Croisset.
— Vous me demandez « quel est mon poète ? »
Poète moi-même, j’aime l’un ou l’autre des grands poètes selon la pensée ou l’heure.
Faut-il définir par le mot brutal l’expression intime qui vient d’être formulée ?
J’essaye pourtant, mais c’est arbitraire : Vigny, le Rêve ; Lamartine, la Rêverie ; Musset, l’Amour ; Baudelaire, la Volupté ; et Hugo ? Hugo, c’est la synthèse de tout cela, c’est la Vie.
Que dire de Verlaine ? Il n’y a pas un de nous qui ne l’adore.
Mais Hugo contient Verlaine dans sa mâle synthèse comme la couleur contient la nuance.
M. Remy de Gourmont a raison de dire : « L’orgue n’est pas le violon. »
Il
a raison… mais voilà… le violon chante dans l’orgue !
En France, crier : « Vive quelqu’un » implique l’idée : « À bas Machin. » C’est absurde et bon pour des politiciens. Si Hugo n’est pas « toute la poésie et toute la pensée du xixe siècle », c’est lui qui en donnera l’idée la plus complète, la plus synthétique et par là, la plus durable à nos petits-neveux.
Julia A. Daudet.
— À tous les poètes qui ont fait la gloire de la France dans le siècle qui vient de finir et qui sont morts maintenant, Lamartine, Victor Hugo, Musset, de Vigny, je préfère infiniment Leconte de Lisle pour l’admirable concision de ses poèmes, l’abnégation de sa personnalité et cette parfaite adaptation de notre langue poétique qui fait que l’on ne pourrait changer une strophe ni un mot de ses beaux vers.
Léopold Dauphin.
— Hugo, que le docteur Will,
vieux poète allemand, saluait de
ces mots, devenus historiques : « phus sêtes hune
grand’boîte »
, eut été un bien plus grand poète encore — c’était du moins
ce que prétendait mon ami Paul Arène — s’il était allé au café.
C’est à travers les vitres d’un caféQu’il faut voir son siècle qui passe…
Mais voilà ! Hugo n’y alla jamais (et c’est là probablement sa seule faiblesse).
Verlaine, lui, y allait toujours. Or je n’ose plus savoir lequel des deux est mon préféré,
quand heureusement M. Remy de Gourmont vient me tirer d’embarras : « Non, dit-il, l’orgue n’est pas toute la musique ; il n’est pas le
violon. »
Je suis de son avis et me permets même de constater avec M. de
la Palice, que le violon n’est pas la petite flûte, afin que cette
constatation amène une réponse à votre question :
Quel est mon poète ?
Franc-Nohain.
Les motifs de mon choix ?…
Oh, bien simples.
Je choisis Franc-Nohain parce qu’il est à la fois et le plus grand poète du xixe siècle et… mon gendre (Ai-je l’esprit de famille assez développé ?…)
Oh ! je ne m’illusionne pas ; il reste évident que, si vous demandez à celui-ci : Quel est son poète, il ne me rendra pas ma politesse et vous répondra nettement qu’il préfère de beaucoup les vers de Porto-Riche ou les siens à ceux de son beau-père.
Tous les goûts sont dans la nature et je sais pardonner aux erreurs d’autrui ; ces divergences d’opinion n’altèrent pas les amitiés sincères.
Ceci dit, j’ajouterai que, pourtant, les Flûtes de Franc-Nohain ne sauraient me donner, à elles seules, toute la poésie et qu’il m’arrive aussi d’éprouver avec quelques savoureux émois à l’audition des grandes et magistrales orgues du Père — admiré — Hugo, et aux violons si câlinement tendres ou pervers du Fils — aimé — Verlaine.
Henri Degron.
— Diablement difficile, votre question, savez-vous ?
Remy de Gourmont a mille fois raison : Victor Hugo n’est pas toute la poésie — c’est d’une évidence parfaite…
Et cependant, l’œuvre de Hugo, c’est immense, grandiose, arc-de-triomphal !…
Le vieux Père a tout fait avec la plus absolue maîtrise, jusqu’à du plus pur symbolisme (voir l’Homme qui rit). Il avait du génie, avec un grand G, et cela nous mettra d’accord.
Mais enfin il y a ces questions si complexes, si indéfinissables, de direction intellectuelle, de parenté psychique, de cousinage d’esprit, de tendance cérébrale, de tempérament enfin… Or, en ce qui me concerne, mon admiration « cordiale », ma reconnaissance intellectuelle, mon affection « d’âme » vont tout droit à celui qui, en poésie, a créé la Musique, l’Harmonie, et qui a su si bien Aimer ! J’ai dit : Lamartine !
Et puis, j’ai tant aimé mon maître, Paul Verlaine, je l’aime tant encore que… je ne sais plus ; et Verlaine, c’est si près qu’il n’en faut point parler. On nous taxerait de parti-pris !
Savez-vous que cette question est diablement difficile ?
Pour terminer, il serait bon de rappeler à MM. les Naturistes qu’ils sont toujours en retard… Il y a belle lurette (en 1893) que les dénommés Symbolistes ont célébré Hugo, comme il convenait. Paul Meurice pourrait interroger les mânes de Vacquerie !
Floris Delattre.
— Mon poète ! Ce sera l’âme fraternelle qui ressemble à la mienne, qui rêve les mêmes rêveries, qu’impressionne le pareil fait extérieur. J’aime les nuances vagues, la sourdine, le silence surtout et la solitude…
Mon poète, celui où je retrouve le plus de moi-même, c’est Rodenbach, un homme de nos Flandres, primitif parfois comme Memling, plus souvent compliqué comme une jeune fille, un peu passif, qui sent d’abord plus qu’il ne pense, le poète des après-midi d’ennui et des féminines tendresses. La Jeunesse Blanche me révéla à moi-même ; j’appris par cœur La Vocation…
Mon poète, mon « grand frère aîné en Notre-Dame la Poésie »
, c’est
Rodenbach.
Emmanuel Delbousquet.
— Plus que Baudelaire et Mallarmé, j’aime, entre tous les poètes du siècle, Vigny. L’homme et son œuvre m’ont passionné dès l’adolescence et je leur ai voué un culte enthousiaste et réfléchi.
Selon les heures, les paysages, les sursauts de passion, nous choisissons tour à tour divers poètes dont le chant exalte notre joie ou se mêle instinctivement à notre douleur. Pour moi, Vigny fut celui qui s’harmonise toujours à ma vie intérieure, à toutes les heures, devant tous les paysages. J’y ai puisé ma plus pure émotion d’art et de pensée.
Ses vers ont la triple force du Rythme, de, la langue et de l’idée.
La Maison du Berger, par exemple, contient les plus belles strophes que je sache et nul chant humain ne leur peut être comparé.
Henri Delisle.
— Il me serait à peu près impossible de répondre d’une façon nette et définitive à la question ◀posée▶ par votre enquête. Il s’agit de dire quel est, parmi ceux du siècle dernier, mon poète ? Cela dépend des jours et des saisons, et aussi des paysages. Hugo rue paraît surtout admirable aux bords de l’Océan, ou dans les Montagnes, ou même dans ma chambre par des jours d’orage ou de grand vent. Je préfère Verlaine quand je parcours les rues tristes des faubourgs ou les bois rouillés par l’automne, quand j’entends la pluie chanter aux vitres. Mais les soirs d’austère solitude, où je sens peser sur moi toute la gravité de la vie et les noirs nuages du destin, j’aime Vigny religieusement.
« Mon poète » serait une synthèse de ces trois.
Léon Deubel, co-directeur de la « Revue Verlainienne ».
Mon poète ?
LUI
Georges Docquois.
Édouard Ducoté.
— Grâce à Lamartine, Baudelaire, Verlaine, grâce à Alfred de Vigny auquel j’accorde toute préférence, Victor Hugo a fait du xixe siècle français un des plus grands âges poétiques du monde.
Robert van der Elst.
— S’il faut motiver ma réponse, je dirai, probablement après d’autres, que Victor Hugo me semble notre plus grand poète parce qu’il a tiré le meilleur parti des ressources propres au vers. D’autres peuvent avoir ému davantage ; leur cri lyrique a peut-être été plus véhément, plus sincère ; leur sentimentalité peut avoir paru plus profonde ; leur sens épique des vérités humaines ou surhumaines a peut-être été plus juste ou plus « philosophique » ; mais aucun n’a plus compté sur les seuls effets du rythme poétique ou sur les ressources verbales du vocabulaire poétique pour être lyrique, sentimental ou épique. Et je suis plus sûr, quand Victor Hugo me frappe, d’être ému par un poète, par des ressources de poète, que par des ressources d’écrivain. C’est un point de vue peut-être étroit ; mais il paraît essentiel.
Louis Fabulet.
— Vous croyez donc que j’ai lu tous les poètes du xixe siècle ? Pas plus que tous ceux des autres siècles. J’aime trop la nature pour cela, et c’est à peine si j’ai le temps d’écouter tout ce que, autour de moi, en moi, elle chante. Je laisse aux érudits le soin d’avoir lu tous les Poètes, et de juger, si un érudit, qui ne saurait être un poète, a droit de décider en cette affaire. Je crains bien qu’il n’y ait là cercle vicieux.
J’ai lu un peu de Victor Hugo : cela m’a paru énorme et comme les visions de microscope, et jamais je n’y trouvai d’enchantement. J’ai lu un peu de Vigny, de Baudelaire et de Verlaine : cela m’a semblé vrai, et parfaitement répondre à ma vision des choses.
Et permettez que je ne commette pas la petite lâcheté de paraître ignorer Alfred de Musset qui enchanta mes dix-huit ans, mais que j’avoue n’avoir jamais relu depuis.
F. Fagus.
— Il y a un jeu de jeunes filles : quelle est votre fleur préférée ? — Notre jugement peut bien aller jusqu’à élire avec quelque équité le bouquet Lamartine, Hugo, Musset, Vigny, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé… parmi quoi c’est la nuance de notre teint qui choisit. Puisqu’il faut donc qu’interviennent les raisons personnelles, c’est-à-dire sentimentales, disons que notre cœur va vers ceux de qui l’œuvre est comme la cristallisation suprême d’une âme héroïque : Hugo, avocat avec indifférence de toutes les causes sonores, sous quoi, dénué de pensée réelle et de passion authentique, l’artiste se fait voir impur et incomplet, et bénisseur et vindicatif, l’homme se fait voir petit ; à notre admiration pour ses dons féeriques nous ne parviendrons à joindre ni sympathie ni estime. Et nous hésiterions entre les figures vénérables de Vigny et Stéphane Mallarmé, si le profond, multiforme et magnifique Baudelaire en qui précisément tout son siècle se résume et qui ouvre un siècle nouveau (car tous ceux qui sont venus après lui et ceux qui viennent encore, datent de lui et « l’ont dans le sang »), si Baudelaire ne suffisait à combler notre esprit, notre cœur et nos sens.
Hector Fleischmann.
— M. Remy de Gourmont écrivait en effet une chose fort juste, en affirmant que Victor Hugo ne synthétisait pas toute la poésie. Chaque poète voit avec un état d’âme qui lui est particulier, ou chante sous l’influence d’un état d’âme qu’il sent bien et qu’il s’assimile.
Et c’est ainsi que M. Alphonse de Lamartine personnifie bien, en lui seul, et surtout,
l’âme élégiaque de 1830, et que la grave et désespérante philosophie pessimiste se
retrouve toute entière en telles œuvres de M. Alfred de Vigny, tandis qu’Alfred de Musset
vit l’impertinence et la sentimentalité d’une fin de race, et que Baudelaire vient en
damné affirmer avec son génie furieux de fou la vie brutale et laide. Et Hugo réunit-il
donc à lui seul tout cela ? Synthétise-t-il cette époque d’élégie et de sentimentalité,
représente-t-il à lui seul ces divers tempéraments ? Et malgré l’affirmation de
M. Saint-Georges Lepelletier je ne crois pas encore que « le poète est
une pompeuse trompette ! »
Donc Hugo est un, comme Vigny est un et comme
Lamartine.
Mon poète ? Mais tous, chacun pour son charme ou pour la joie infime retrouvée à leur lecture, et mes sympathies sont tout aussi bien au poète inconnu — ou méconnu — qui chanta dans la solitude de sa province lointaine, qu’à tel autre sacré dieu — ou plus. — Mais puisque question il y a : Verlaine, entre tous, Verlaine pour avoir tenté et presque accompli la synthèse poétique de la philosophie de Vigny avec l’impertinente grâce de Musset. — Fêtes galantes et Poèmes Saturniens — la grandiloquence de Hugo — les Voix — et les glorieuses hontes de Villon — Liturgies intimes — notre Verlaine enfin parce que Roi et vraiment le seul.
Albert Fleury.
— Il est évident que toute la poésie du xixe siècle n’est pas. plus représentée par Hugo que par le romantisme, mais il est certain que si jamais nom d’homme fut synonyme de Poète, c’est celui-ci : Victor Hugo. On peut lui préférer pour des raisons particulières, qui Lamartine, ou qui Verlaine, mais je ne crois point qu’on puisse nier, à cause de la diversité de ses vues, de l’ampleur de son verbe, de l’énormité de sa chaotique harmonie, la prépondérance en poésie du chantre de la Légende des Siècles.
Si vous nous appeliez à énoncer une simple préférence, ce serait peut-être différent, mais il n’est question, n’est-ce pas, que de savoir qui a le plus souverainement représenté la descendance, soit d’Orphée, soit d’Ézéchiel, soit de Jean de Pathmos ? Donc : Victor Hugo.
André Fontainas.
— Je n’éprouve le besoin d’exclure aucune source d’extase ou d’émotion. L’océan sacré renferme en soi toutes tes ondes tumultueuses et apaisées, mais je ne m’interdis pas de rêver le long des fleuves grandioses non plus qu’auprès des torrents, des lacs silencieux ou des plus humbles étangs.
Hugo universel et magnanime n’empêche pas que j’admire toujours à ses côtés et que j’aime autant que lui, selon la nuance des heures et tour à tour : Vigny, Baudelaire, Leconte de Lisle, Banville, Mallarmé, Verlaine, Rimbaud, Laforgue, Mikhaël, Samain…
Pouvez-vous imaginer un composé singulière ! diversement mouvant de tous ces noms révérés joints à ceux de maints antérieurs comme de quelques-uns qui vivent ? Vous aurez peut-être alors réuni les syllabes définitives du nom de « mon Poète ».
Paul Fort.
— Hugo.
André Foulon de Vaulx.
— Votre question m’embarrasse beaucoup. Je n’admire jamais un artiste au détriment de ses égaux et je goûte souvent chez l’un le contraire de ce que je goûte chez l’autre. Les maîtres que vous mentionnez dans votre lettre me sont tous chers et sacrés pour des raisons diverses.
Si vous m’aviez demandé quel est selon moi le plus « grand » d’entre eux, je vous eusse répondu sans hésiter Hugo. Mais vous me demandez quel est parmi eux, non celui que j’admire le plus, mais celui que j’aime le mieux. Tout en sachant bien qu’il y a des musiciens plus « grands » que Schumann, j’avoue cependant ma tendresse pour ce dernier parce qu’il m’enveloppe, m’enserre et m’étreint plus étroitement que les autres. Bien que Musset ne me donne pas au même degré d’intensité cette impression, presque physique, c’est peut-être lui qui est « mon poète » au sens où l’entend sans doute votre question, c’est à dire que c’est lui qui joue le mieux avec le clavier de mes sentiments. Je me rencontre dans cette opinion avec les femmes : mais cette rencontre, n’est-ce pas ? ne sera jamais pour déplaire à un poète français.
Ernest Gaubert.
— Sans retrancher rien d’une admiration profonde — et parfois étonnée — pour Victor Hugo, je lui préfère Alfred de Vigny. L’auteur des Destinées me semble en effet avec Chateaubriand être le départ de toutes les routes poétiques dont Victor Hugo voulut être l’aboutissement. Et il me paraît qu’on doit aimer de Vigny, pour cette dignité prudente du cœur, cette passion contenue, cette ombre ardente où il se replia, et cette sincérité hautaine qui lui interdisaient la gloire future des apothéoses.
Mais, à vrai dire, il est difficile, je crois, d’obtenir d’une génération de poètes qui aima surtout la poésie, qu’elle fasse un choix parmi les ombres chères, de Musset, Lamartine, Baudelaire, Mallarmé… (Leconte de Lisle est dans Vigny)…
Paul-Louis Garnier.
— À une telle question quelle réponse faire qui ne soit avant tout le résultat d’une inclination sentimentale étayée par des jugements plus ou moins fondés et rationnels. On consent trop actuellement de considérer les artistes comme des individus auxquels un talent d’inspiration et de labeur confère le droit à une autonomie rigoureuse. La pensée d’un siècle, vue dans son ensemble, présuppose la synthèse des individus qui l’exprimèrent ; or les artistes ne sont rien que les formes où se meut cette sève dont les obscures origines ont germé dans des mouvements plus anonymes encore.
C’est dans ce sens purement extérieur qu’on peut dire d’Hugo qu’il représente une valeur esthétique plus variée, plus féconde et plus dense, de nature donc à lui assurer une suprématie où tendirent avec des énergies inégales ceux qui vécurent dans son temps.
Henri Ghéon.
— Mon poète ? Mais, presque tous, et de Laforgue à Lamartine, sans blasphème. Puis, toute préférence sincère est par avance devinée et ainsi sans enseignement. J’eusse plutôt aimé la question à rebours : « Quel n’est pas votre poète ? » Rien d’instructif comme une négation. Mais avec moi qui eut osé répondre : Victor Hugo.
André Gide.
— Hugo, — hélas !
Charles Le Goffic.
— J’ai raffolé de Musset à quinze ans, puis j’ai aimé tour à tour ou en même temps Lamartine, Hugo, Vigny, Baudelaire, Verlaine, d’autres encore. Lequel préféré-je aujourd’hui ? Je serais bien en peine de vous le dire. Et puis à quoi cela servirait-il ? Les poètes, c’est comme les robes pour les femmes : il faut en avoir pour tous les temps et pour tous les milieux et celui-là est le meilleur qui s’accommode le mieux à la nuance passagère de votre âme.
Charles Grandmougin.
— Certes Victor Hugo est le plus riche en pensées, le plus varié comme forme, le plus prestigieux comme artiste. Mais il est des heures où l’on oublie un peu le Titan pour des mélancoliques comme Brizeux, des maladifs comme Musset, des réalistes comme Max Buchon sans compter les plus connus tels que le hongrois Petöfi b Sandor, ce tzigane du verbe poétique. Les envolées d’âme de Lamartine souvent entraînantes ne sont point non plus essors à dédaigner.
Si dans le grand banquet du Parnasse le « plat de résistance » (passez-moi le mot vulgaire) est vraiment Victor Hugo, nous n’avons pas le droit de négliger certaines douceurs savoureuses, certains desserts de goût délicat qui complètent le bonheur des convives.
A.-M. Gossez.
— Votre poète ? — Et frêles, des cahiers roses, ou mauves, ou bleus, dans les doigts des jeunes filles, se tendent naïfs et jolis, gauches à réjouir l’âme douce de M. Francis Jammes.
Mais voyons aux conséquences sérieuses : Que chacun se reconnaisse disciple d’une école ? L’admiration pour Hugo exclut celle pour Vigny, pour Laforgue ou bien Mallarmé ? Et cependant j’aime aussi Verlaine et Leconte de Lisle !
Mais en vérité savez-vous ce qui rôde en l’âme des jeunes hommes — au moins de certains — à propos du « centenaire Hugo », et ce qu’a révélé l’ânerie relevée par M. de Gourmont ? Le souci politique de jeunes arrivistes pour qui l’art est un moyen. N’en déplaise à MM. De Miranda et de Bouhélier — je m’étonne que leur jacobinisme exaspéré ne soit point allé jusqu’à châtrer leur nom ou pseudonyme de ces nobiliaires particules — et aux autres, ce qui les intéresse chez Hugo, c’est d’user de son renom pour leur propre gloire d’introduire « le socialisme » où il n’a que faire, dans l’art, plate imitation du Zola de Fécondité ; digne au plus de l’humble poésie de M. Coppée.
Quand donc nos songe-creux se décideront-ils à la besogne d’améliorer le sort de la
classe salariée, quand se mettront-ils à l’étude de l’histoire économique et de l’économie
politique ? Ce sont des mots, du bafouillage, qui perdirent les républicains généreux,
mais niais, de 1848. Que nos jeunes socialistes lisent donc l’histoire qu’en écrivit alors
Karl Marx. « Donnez du pain d’abord »
leur a crié un jour
M. Francis Vielé-Griffin. Et d’entre les ouvriers comme d’entre vous, jeunes bourgeois à
particules, l’un deviendra soucieux d’art et de lettres, s’il en a le loisir. Et, moins
stupide, celui-ci aura peut-être la sagesse de chercher et d’aimer, dans l’art, beauté des
formes et du geste, des couleurs et du rythme, la douceur des sentiments et la sauvage
grandeur du rêve ! Il n’ira point préférer un buste-en-plâtre-pour-mairie à l’éternelle
harmonie du monde.
Fernand Gregh.
— Non, sans doute, et M. Remy de Gourmont a raison de l’écrire, Hugo ne fut pas plus toute la poésie du xixe que l’orgue n’est toute la musique. Mais, comme l’orgue, Hugo fut tout un orchestre, et c’est pourquoi j’ai peut-être encore plus d’admiration pour lui que pour les autres grands poètes du siècle. Il les contient, et il est Hugo. Toutes les Fêtes Galantes par exemple, sont dans la Fête chez Thérèse. La Tristesse d’Olympio est une adaptation symphonique du lied lamartinien le Lac, etc. Et puis la question est un peu étroite. Quel est mon poète ? Tous les grands à tour de rôle, quand je les lis, ou quand j’y rêve.
A. de Guerne.
— La brièveté nécessaire, imposée aux réponses que vous sollicitez ne permet que la simple affirmation d’un sentiment personnel, qu’il n’est possible ni de développer ni de justifier. À mon sens, M. Remy de Gourmont proteste justement contre cette phrase « Hugo fut toute la poésie et toute la pensée du xixe siècle. » La question ainsi ◀posée▶ ne peut en effet recevoir qu’une seule réponse : non. Les autres grands poètes que cite M. de Gourmont (je regrette qu’il ait omis le nom de Leconte de Lisle) ont leur part magnifique et nécessaire dans l’œuvre poétique du xixe siècle. Mais aucun ne me semble posséder à un égal degré les dons de création, de vision, de variété et d’expression qui font de Victor Hugo non pas le seul, mais le plus grand Poète lyrique du dernier siècle et peut-être de tous les temps.
A. Ferdinand Hérold.
— Vous me demandez mon poète ? Je vous réponds sans hésiter : Victor Hugo.
Charles-Henry Hirsch.
— S’il est téméraire d’affirmer que Hugo « fut toute la poésie et toute la pensée du xixe siècle », — il serait injuste de proposer un nom, à l’exclusion du sien, pour désigner le poète prépondérant de l’époque. Par l’universalité du lyrisme, — dans son œuvre poétique énorme : ses romans : Notre-Dame de Paris, Les Misérables, l’Homme qui rit ; sa critique : William Shakespeare ; ses drames : Les Burgraves, Hernani — il occupe le premier rang. Le monde d’images qu’il a créées donne le plus complet exemple de la force du génie appliqué à l’expression intégrale de soi-même.
Or, l’artiste exerce une influence d’autant plus vaste qu’il consent davantage à s’abstraire, au profit d’idées générales. Ce principe explique une prédilection pour Baudelaire, beaucoup plus capable de s’adapter à des tempéraments très divers par son intelligence précise des idées, des sensations et des mots.
L’œuvre de Victor Hugo est un musée où l’on pénètre toujours avec une émotion religieuse. On y est saisi d’admiration. On en sort l’imagination éblouie par la richesse des couleurs, la sonorité d’un vocabulaire surabondant et la prodigieuse variété du spectacle ; — mais le merveilleux charme cesse avec le contact.
L’enseignement de Baudelaire persiste, par une continuelle répercussion de sa pensée et la puissance de la forme stricte qui l’impose aux méditations.
Edmond Jaloux.
— J’ai pour Victor Hugo l’admiration que tout homme lui doit, mais je lui préfère Alfred de Vigny. Hugo a possédé toute la magie et tout le prestige du Mot ; Vigny, toute la grandeur et toute la sérénité douloureuse de la Pensée. Victor Hugo a été, certes, un grand poète, mais il me semble que Vigny est, par excellence, le Poète.
Francis Jammes.
— Le poète qui m’émeut le plus, c’est Guy de Maupassant dans ses proses.
Léonce de Joncières.
— Si Hugo ne fut pas toute la poésie du xixe siècle, j’estime qu’il en est la plus complète expression. Il rompit avec toutes les formules surannées et la mesquine étiquette d’un style jusqu’alors prétendu « noble ». Enrichissant la rime par la richesse de la pensée, rénovant ou inventant des rythmes oubliés ou inconnus, tout en recherchant le mot propre, le pittoresque et la couleur, il libéra enfin la poésie française des vaines entraves qui menaçaient de l’étouffer et transforma totalement « l’art d’écrire en vers ». Nulle corde n’a manqué à la lyre de celui qui, à la veille de mourir, put, devant la France entière, être salué, à l’antique façon romaine, du nom vénérable de Père !
Quant à vous dire quel est mon poète, c’est autre chose. Vous consultez un peintre qui a composé quelques poèmes… plastiques. Il a ses préférences… de peintre et il pense, rêve et s’émeut devant les éblouissantes toiles de Th. Gautier et les marbres splendides de Leconte de Lisle.
Victor Kinon.
— À vrai dire, je n’ai pas de poète, aucun n’ayant écrit selon mon cœur. Mais j’admire les vers de tous les vrais poètes, particulièrement ceux d’Hugo, de Musset et de Verlaine. La Fin de Satan est le plus beau poème de la langue française ; dans les Nuits, de Musset, le cœur humain palpite avec une intensité merveilleuse ; et pourtant s’il me fallait à tout prix énoncer une préférence, je désignerais Verlaine. Certes, sa poésie, à peine littéraire, tremble et trébuche, oscille entre le vagissement et le radotage sénile ; elle est l’expression douloureusement fidèle du sang appauvri, des nerfs cassés, du cerveau affolé par la corrosion des luxures. Mais de cette rhétorique hallucinée et malingre, émergent, çà et là, de miraculeuses strophes, suggestion des plus intimes émotions, tel vers qui crépite comme un cierge devant le Saint-Sacrement, tel autre qui a la suavité d’un lever de lune sur un paysage de prairies ; et les syllabes tombent, pures, lumineuses, musicales, parfumées, tremblantes, — pareilles aux gouttes de rosée incendiées par le matin.
Littérairement Verlaine est supérieur aux grands romantiques ; il balbutie, mais il lui arrive de balbutier des choses divines. C’est pourquoi, moins grand poète, pauvre Lelian est un plus grand révélateur de poésie.
Tristan Klingsor.
— Assez d’écrivains, je l’espère, défendent contre l’imbécillité des cuistres universitaires et des pseudo-socialos le cher et grand poète Verlaine, pour qu’il me soit permis de désigner ici cet admirable Aloysius Bertran d, que Baudelaire lui-même nomme son maître en tête de ses poèmes en prose. Et qu’on ne s’étonne pas trop d’un tel choix puisque cette enquête est faite à propos du chef du romantisme. Assurément, je ne prétends pas. placer Bertrand au-dessus d’Hugo, mais seulement dire que ni Bug-Jargal ni les Burgraves ne m’ont procuré un plaisir aussi complet que Gaspard de la Nuit. Qu’Aloysius Bertrand ait surtout écrit en prose, cela n’importe ; ses proses ont la perfection des poèmes et cela console un peu de ceux qui découpent leurs productions insipides et plates en lignes de douze syllabes.
Albert Lantoine.
— Le journaliste, censuré par M. Remy de Gourmont, fut heureusement inspiré en écrivant que « Victor Hugo fut toute la poésie et toute la pensée du xixe siècle ».
Victor Hugo symbolisa parfaitement ce siècle : bousculant toutes les idées même les plus antithétiques, religieux et antireligieux, cocardier et méprisant la soldatesque, vulgaire et précieux, et dans tous les rythmes et sur tous les modes procurant toutes les émotions, même les plus subtiles.
Victor Hugo eut même parfois le génie d’être grotesque, ce qui aurait dû rendre inutile la découverte des Laforgue, des Corbière, des Rimbaud et des Stéphane Mallarmé — de ce musée tératologique dont on nous exhibe les horreurs depuis plus de quinze ans.
Philéas Lebesgue.
— Ayant passé, en compagnie de plusieurs, de suaves et profondes minutes, j’hésite aujourd’hui quelque peu sur le choix unique.
L’homme, d’ailleurs, est mobile, selon la vie qui l’emporte et ses sens qui le renseignent. Il n’a pour diriger ses amours vers son Pressentiment que la certitude passagère de ses émotions.
Je hais les cuivres ; mais quand l’âpreté des cordes expressives a cessé de rythmer l’écho, je sais goûter un air de flûte ou de hautbois. Au reste les sonorités unies des cordes et des bois sont pour moi le charme suprême.
L’instrument poétique dont je rêve, c’est la lyre de Lamartine accordée par Vigny et que Brizeux emprunterait parfois, ou la harpe de Leconte de Lisle assouplie par Verlaine, pour vibrer ensuite aux doigts discrets d’Albert Samain.
Mais s’il faut à tout prix désigner celui d’entre ceux-là qui requiert en moi la plus haute somme de songe intellectuel, je nomme hardiment l’auteur d’Éloa et de la Maison du Berger, l’élégant et fier Alfred de Vigny.
Anatole Le Braz.
— « Quel est votre Poète ? » me demandez-vous. Laissez-moi vous dire que je plaindrais de tout cœur ceux qui n’en auraient qu’un.
Pour moi, dans l’immense concert poétique, je ne sache pas une
grande voix qui ne me soit chère, et, si j’ai des préférences, je les ai, pour ainsi
parler, selon l’heure, c’est-à-dire mes dispositions du moment. Il y a temps pour
Lamartine, pour Vigny, pour Hugo, temps pour Musset, pour Baudelaire et pour Verlaine. Que
s’il faut cependant livrer le secret de nos propres goûts poétiques en marquant à quels
poètes nous devons nos émotions les plus profondes, — j’entends celles qui nous révèlent
tout entiers à nous-mêmes — je mettrai pour ma part, en première ligne : Lamartine et
Vigny ; Lamartine qui « ne sut que son âme »
mais qui l’eut si riche et si
humaine ; Vigny, le seul poète peut-être qui ait pu donner aux songes de l’homme je ne
sais quelle grandeur cosmique, quel retentissement infini…
Et cela ne m’empêche point d’admirer autant que personne la magnificence d’Hugo ; mais c’est déjà un autre sentiment.
André Lebey.
— Il y a une sensible différence entre le poète toujours relu et celui qu’on juge le plus grand. Mon choix personnel, dicté par mon plaisir et mes goûts, irait surtout à Baudelaire, souvent à Lamartine ou à Vigny ; mon vote est pour Victor Hugo. — Je lui en veux de son gongorisme, de sa brutalité quelquefois maladroite ; je me permets ds penser sa politique au-dessous de la sottise la plus consommée, et je déplore chez lui certains de ces côtés communs que Taine a seuls voulu envisager à l’exclusion des autres ; mais des poèmes comme Booz endormi, les Chevaliers Errants et le Satyre, comme l’Hymne à Pégase dans les Chansons des Rues et des Bois , comme l’Élégie funèbre de Gautier, de telles pièces — choisies entre mille — contiennent un souffle, une vision, une force poétiques dont aucun auteur du xixe siècle n’a doté les lettres françaises. — Hugo — le père Hugo — est un arbre immense, et les autres poètes sont autour de lui comme des fleurs. On peut préférer les fleurs à juste titre, mais l’arbre les domine et souvent les protège de la mort par l’ombre discrète dont il les rafraîchit.
Georges Le Cardonnel.
— Si vous me demandiez quels sont mes poètes, je serais moins embarrassé. Je vous répondrais : J’aime Vigny, Hugo, Lamartine, Musset, Baudelaire, Banville, Leconte de Lisle, Verlaine, le Mallarmé du Parnasse, chacun pour ses qualités, sa manière particulière de réagir au spectacle des choses. Je vais de l’un à l’autre selon l’heure. Ils sont dans le xixe siècle, parmi les morts, nos poètes, ceux qui me font comprendre et aimer le plus possible de la vie. On pourrait opposer, je sais bien, le subjectivisme de l’un à l’objectivisme de l’autre : Lamartine à Hugo. Et ainsi formuler des préférences. Mais pourquoi le feraient-ils, ceux qui, venus après tant d’expériences, savent que tout est vain, hors d’être humain en demeurant un artiste ? Si maintenant nous voulions assigner la première place au plus artiste de nos poètes, je crois bien que c’est à Leconte de Lisle qu’il la faudrait donner. Mais il exista aussi un Banville qui écrivit Erinna. Verlaine nous révéla des frissons humains inconnus. Le noble Vigny rajeunit tous les jours.
Et puis, il y a ces prosateurs poètes : Chateaubriand, Flaubert, Villiers. Au-delà de notre pays : Shelley, Tennyson nous appellent… et Goethe c, le formidable Goethe qui exprima si puissamment l’inquiétude humaine, illumina tous ceux qui le suivirent. S’il y a un « plus grand poète » l’homme qui écrivit les deux Faust, n’est-il pas le plus grand du xixe siècle ?
Louis Le Cardonnel.
— Si le plus grand poète d’un siècle est son plus grand écrivain en vers, celui qui a su enrichir des plus savants procédés l’art poétique de son pays, et créé pour lui-même, comme pour ceux qui viennent après, un clavier nouveau où ne manque aucune touche ; si c’est le virtuose génial, qui a réussi à tirer des mots les plus diverses harmonies, nul plus que Hugo ne semble avoir droit à cette gloire unique.
Mais si, comme je le crois, l’essentiel de la poésie est de dégager le Divin caché dans les choses, d’être un chant pur, une flamme droite et blanche, brûlant presque sans matière, une sorte de mystique Intuition de l’ineffable Unité que la création réfracte en symboles, il me semble que Shelley, malgré ses préjugés antichrétiens et la vaine impiété de bien des tirades déclamatoires, a réalisé seul, dans toute sa pureté, au commencement du dernier siècle, cette poésie essentielle, dont tous les autres poètes que nous aimons ne semblent avoir reflété, à divers degrés, que des lueurs.
Sébastien-Charles Lecomte.
— Quel est mon poète ? Hugo, précisément, parce qu’il contient tous ses successeurs, non pas en synthèse, mais en puissance. En ce sens, il est panique. Et chez lui, j’admire tout, comme une brute.
André Lemoyne.
— Victor Hugo, le clairon d’airain.
Lamartine, la grande lyre.
De Vigny, la harpe solennelle des vieux temps hébraïques.
De Musset, la viole d’amour.
Lequel préférer ? Les quatre.
Madeleine Lépine.
— Hugo, c’est la terre orgueilleuse de la force du tigre et du rhinocéros ; c’est la terre enivrée qui jette au pied des montagnes les grappes violettes de raisins et les roses de pourpre et de feu ; c’est la terre qui montre triomphante au soleil ses bosquets d’orangers, ses champs d’épis, et le splendide désordre de ses forêts où s’entrecroisent des lianes, où des arbres puissants abritent la grâce du colibri et le prudent sommeil du serpent : Hugo c’est la beauté de la Terre, mais Lamartine chante comme un ange exilé : je donne ma voix à Lamartine.
Jean Lorrain.
— Je partage et j’approuve entièrement l’opinion émise par mon ami, M. Remy de Gourmont.
Il est absolument ridicule de synthétiser toute la poésie d’un siècle dans un homme, Hugo est un accident de la nature, un génie inconscient et terrible, une espèce d’éclosion, d’éruption plutôt, de sève poétique et torrentiel à la façon d’un geyser et d’un volcan, c’est un élémental comme Eschyle, Dante, Goethe, Wagner et Shakespeare que je préfère de beaucoup (les deux derniers) à Hugo.
L’invention de Victor Hugo est le dernier puff des tréteaux de l’École Naturiste ; M. Georges de Bouhélier et quelques jeunes inconnus ont trouvé le seul moyen de se faire connaître ; ils ont lancé le ballon du génie de Victor Hugo, sûrs d’être emportés dans la nacelle. Parbleu ! La mauvaise foi et l’idiotie de cet hommage posthume sont confirmés par la présence en cette affaire de M. Catulle Mendès qui, fidèle à sa vieille politique, acclame les poètes morts pour mieux étouffer les vivants. Nous nous souvenons tous des salles d’exécution de jeunes organisées à l’Odéon sous la présidence de M. Catulle !
Nous n’oublions pas non plus qu’il a osé comparer à Victor Hugo qui ne pouvait se défendre le jeune et millionnaire, M. Edmond Rostand, seul entre tous les poètes modernes, M. Catulle Mendès a proclamé M. Rostand, poète, lui le dénigreur acharné du métier de Sardou !!!
Ceci dit, puisqu’il faut donner ici ses préférences, mon poète est Baudelaire, mais il m’est bien pénible de préférer ici publiquement Baudelaire à Verlaine ou à Vigny.
Paul-Hyacinthe Loyson.
Maurice Maeterlinck.
— Je craindrais l’homme d/un seul poète, autant que l’homme d’un seul livre. J’en compte un peu plus de trente (les nommer serait trop long) qui contribuèrent, du moins je l’imagine, à développer en moi un certain amour de la beauté et de l’harmonie. Victor Hugo se trouve parmi eux. Mais puisque vous demandez qu’on restreigne son choix au xixe siècle, je vous avouerai qu’Alfred de Vigny, Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, certains Parnassiens, Rossetti, Poed et Robert Browning eurent probablement sur moi une influence plus directe et plus profonde que celle qu’exerça Victor Hugo !
Lucie Delarue-Mardrus.
— Risquer un choix entre les grands poètes serait commettre une réelle impertinence. Cela reviendrait, en somme, à marquer des limites, décerner des couronnes, déposer des votes, élever des statues, établir des hiérarchies et des classifications, alors que nous, ne souhaitons rien de tout cela pour ceux qu’élit tour à tour notre silencieuse admiration.
Paul et Victor Margueritte.
— Tous ceux qui parmi les poètes du siècle dernier le furent vraiment, nous sont chers, de Chénier qui ouvrit le cycle à Mallarmé qui le ferma, et nous nous en voudrions d’être ingrats aujourd’hui à tous nos cultes de jeunesse. Baudelaire, Vigny, Musset, Lamartine, Gautier même, sans oublier Leconte de Lisle, et Banville et Verlaine, l’exquis de Nerval aussi — et tant d’autres !
Mais il nous semble qu’Hugo les domine tous comme la plus haute cime une murmurante forêt.
F. T. Marinetti.
— J’aime entre tous, le poète
Stéphane Mallarmé
parce que, méprisant tout ce qu’il se prouva facile en des poèmes tels que « Les Fenêtres » et « Apparition », il rêva de créer une symphonie poétique aussi définitive et magique que celle exécutée par Richard Wagner, en musique.
« L’après-midi d’un Faune » et « Hérodiade », témoignages éblouissants de cet effort héroïque, sont les poèmes les plus grands et les plus purs du xixe siècle, de par leur puissance évocatrice, leur prodigieuse harmonie et leurs innombrables sorcelleries verbales.
Georges Marlow (Georges Armel).
— Vouer à un unique poète, fût-il Victor Hugo, nos multiples et diverses aspirations, serait méconnaître cette sublime inquiétude et cette éternelle recherche de l’absolu qui troublent en l’enchantant, l’âme humaine.
L’œuvre d’un homme ne peut jamais devenir une Bible.
Si à telles heures, l’esprit s’émerveille de la grande éloquence du poète de « la Fin de Satan », à telles autres heures, il aimera saigner avec Baudelaire, gronder avec Vigny, sourire avec Banville, sangloter avec Musset ou mêler sa chanson légère à celle du subtil Verlaine.
Et c’est le chœur seul de ces voix qui le bercera dans ses voyages à travers l’Infini.
Henri Mazel.
— Gourmont a raison. L’Un n’est pas le Tout, sauf chez Parménide. Et d’autre part, les six noms qu’il groupe contrebalancent, et davantage, tous les autres qu’on pourrait mettre dans le plateau opposé. Quant à en choisir un, non, non, je les garde tous les six, un pour chaque jour de la semaine ; d’abord le lunaire Vigny, puis le martial Hugo, l’hermétique Baudelaire, le diurne Lamartine, l’amoureux Musset et le saturnien Verlaine. Reste le jour d’Apollon : je le consacre à « Tous-les-autres » morts et vivants, peut-être même surtout à un vivant, mais je me tais, puisque la question n’est pas ◀posée▶.
Louis Mercier.
— Mon poète… ? Ce sont mes poètes, que je puis vous désigner : Victor Hugo, Lamartine, A. de Vigny, Baudelaire, Leconte de Lisle, Verlaine, Heine, Shelley, et le grand poète en prose, Villiers de l’Isle-Adam, je les aime tous et je les ai tous, parfois, préférés.
De l’alliage merveilleusement divers dont est fait la poésie contemporaine, Hugo, sans doute, a fourni la matière la plus dense, mais d’autres, peut-être, ont apporté de plus précieux métaux auxquels notre instrument devra ses sonorités les plus frémissantes.
Hugo est immense ; son œuvre est océan, mais elle n’est pas plus toute la poésie que l’océan n’est tout l’Univers.
J. F. Louis Merlet.
— Mon poète est Paul Verlaine.
D’aucuns diront que je n’avais pas à justifier ce choix, mais il me paraît nécessaire de noter ici pourquoi Verlaine est mon poète.
Il est pour moi une excuse à des faiblesses, je le dis sans hypocrisie et, comme une indéfinissable bonté parfume l’œuvre du Pauvre Lelian, au-dessus des péchés, des fautes, au-dessus d’une religiosité assez floue et peut-être facile, le poète a été sincère.
Je pense que nul écrivain n’est toute la poésie d’un siècle. Il est la fleur éclatante ou pâle d’un arbre auquel il a fallu des années et des années pour croître et se développer.
Verlaine est proche de mon humanité, de ma mélancolie ou de ma joie. Lorsque j’ouvre un livre, chaque feuillet harmonise avec charme une pensée, une heure vécue, silencieusement…
Jules Mouquet.
— Mon poète ? — Albert Samain. Il remplit bien les deux conditions : il est du siècle et, hélas ! voici près de dix-huit mois qu’il est mort.
Pourquoi lui, plutôt que tel autre Musset, Baudelaire, Mallarmé, Verlaine…, qui me sont chers également ?
Des goûts comme des couleurs on ne discute pas… Et puis ce serait trop long à expliquer ; vingt-cinq lignes n’y suffiraient pas.
Vous l’avouerai-je ? l’intérêt de cette enquête — comme d’ailleurs de toutes les enquêtes de ce genre — m’échappe. Que j’aime celui-ci ou celui-là, que je pense telle ou telle chose, qu’est-ce que ça peut bien faire aux autres ? Pour moi, je n’ai nul souci d’apprendre ce que les autres peuvent penser ou aimer en-général, et, en particulier, de connaître quel est le poète de M. X… ou de M. Z.
Henry Muchart.
À VICTOR HUGO
Antoine Orliac.
— Musset, Vigny, Hugo, Leconte de Lisle, Baudelaire ou Verlaine … Justifier une préférence unique et marquée pour l’un d’entre eux, n’est-ce point chose hardie lorsqu’on les a là, devant soi, tout entiers dans des œuvres qu’on ne s’est jamais lassé de relire, dans des livres qu’on rouvre indistinctement toujours avec la même joie et, je dis plus, qu’on voudrait éternellement près de son cœur. On a tant appris à les connaître et à les chérir, on a tant pris pour habitude de les confondre dans un même et puissant amour qu’on se fait presque un scrupule de placer l’un d’eux avant tous. Ne semble-t-il point qu’on va briser d’un seul coup, comme des liens invisibles, toutes les correspondances subtiles qui les relient les uns aux autres ?
Que Hugo ait synthétisé toute la poésie et surtout toute la pensée du xixe siècle, voilà qui est fort contestable. Hugo a besoin d’être complété par Baudelaire et par Verlaine. On ne peut nier toutefois qu’il ne se soit placé au-dessus des autres poètes de son siècle et qu’il ne les domine simplement, sans effort apparent, comme un pic domine d’autres pics.
Mais chaque heure a son état d’âme, chaque état d’âme a son poète. Si celui qui répond le
plus souvent au plus grand nombre de nos aspirations individuelles et de nos états d’âme
doit être l’élu, à « l’inlassable bourdon de cathédrale »
que fut Hugo, à la
cloche de génie que fut Baudelaire, cloche
« où des images de péché furent coulées dans le
métal »
je préférerais pour mon propre compte, la petite cloche de cristal
de Verlaine, « impatiente du ciel »
, vibrant
éperdumente à
tous les sons sans sonorités fausses ou assourdies, en dépit des dires impudiques et
calomniateurs dont on s’est plu ces derniers temps à outrager ce poète.
Louis Payen.
— Non, certes, Victor Hugo ne fut pas « toute la poésie et toute la pensée » du xixe siècle.
Toute la pensée est assez bouffon ; si, au point de vue poétique, il peut d’abord apparaître comme un dominateur énorme, il faut vite reconnaître qu’il y a place à ses côtés pour d’autres génies.
Victor Hugo a la beauté des monstres. Fleuve vaste et impétueux, il étonne par le bruit de ses eaux, par ses remous, ses tempêtes, son ardeur toujours renouvelée ; mais admirez-le de loin, ne vous penchez pas trop sur lui, vous verrez bientôt que ces flots sont lourds d’impureté, que tout ce bruit est vain, que les cailloux se mêlent trop souvent aux perles dans cette cuve sans profondeur.
Combien Leconte de Lisle, qui connut toutes les douleurs humaines, qui les exprima dans une forme admirable de puissance et d’émotion concentrée, qui pensa vraiment et dont l’apparente impassibilité fut faite de toutes les détresses éternelles, me paraît mériter une plus hautaine et plus pure gloire !
Charles-Louis Philippe.
— Victor Hugo.
Georges Philippe.
— Les premières Méditations que courbe l’angoisse de Werther et des poèmes
d’Ossian seront toujours mon plus sûr refuge. La mère du poète, dans le style des romans à
la mode
et des élégies du temps disait retrouver en ces pages
« la flamme du foyer bien ardent qu’elle avait dans son cœur »
; le
charme suranné de cet hommage est le plus pieux souvenir que je sache de l’aube
romantique.
Edmond Pilon.
— Choisir un poète entre tous les autres serait se refuser à soi-même, des plaisirs différents, atténuer, de son gré, le bonheur de goûter à tout le lyrisme. Il eût fallu simplement nous demander : quelle put être, dans le siècle dernier la plus grande source de poésie ? Alors sérieusement, j’eus répondu : Je crois que c’est Hugo…
Il a été, effectivement, cette source prodigieuse jaillie sous la forêt. Et, de toutes parts, des poètes sont venus qui ont puisé à cette source, selon leur indigence. Les plus riches en dons naturels ne lui ont pris que quelques ondes, à peine le creux d’un coquillage ; les moins riches se sont contentés de venir avec des coupes et des amphores et ils ont emporté de la source beaucoup plus d’eau ; quant aux très pauvres, accoudés au rivage, ils y demeurent la bouche aux flots. Baudelaire, Verlaine, (la Fête chez Thérèse) ont été des premiers. Aussi Mallarmé (comparer par exemple ce vers des Fleurs) :
Des avalanches d’or du vieil azur au jourPremier…
à celui-ci d’Hugo :
Des avalanches d’or s’écroulaient dans l’azur…(Le Sacre de la Femme, vers 8e)
Gautier, Banville et plusieurs autres, ont été des seconds. Quant aux troisièmes, les Parnassiens, ils n’ont jamais quitté la source de leur jouvence. Nous autres nous ne nous sommes pas approchés du bord aussi près qu’eux. Aussi la belle (source nous apparaît-elle de loin, sous la forêt, avec tout le torrent argenté de ses belles ondes. Nous ne pensons pas qu’il en soit de plus tumultueuse et de plus brillante.
Georges Pioch.
— Mon poète serait celui que rêva sans doute Hugo en écrivant ce vers :
Un poète est un monde enfermé dans un homme.
Il serait la perfection de Spinoza, de Shakespeare, de Beethoven, de Rembrandt, de Michel-Ange, de Bakounine et de Pasteur ; il ne résignerait jamais la révolte et ne mépriserait point la bonté. Mais les termes mêmes de votre question limitent ma réponse.
Nul homme n’étant l’expression intégrale d’un siècle — et c’est tant mieux, en somme, pour l’humanité tout entière, qui n’a toujours que trop pâti des héros et des dieux — je ne vois guère qui je pourrais appeler exclusivement mon poète en ce temps saturé de journalisme. Tout grand poète est mon poète. L’ouvrier inconnu d’un seul beau poème est parfois aussi mon poète. Je chéris en des talents aux affirmations très espacées l’excellence de beautés admirées incomplètes chez les plus grands génies. Et je suis aussi, avec confusion et piété, mon poète. J’aime Vigny et j’adore Wagner ; Tolstoï — sa résignation et son déisme réfutés — me semble suppléer avec avantage aux christs dont certains rêvent et qui fleurent fâcheusement Gaudissart ou Edmond Lepelletier. Verlaine est souvent mon poète, et Lamartine l’est parfois, quand il se relève de la chute d’un ange. Mais Hugo est surtout mon poète. Dans ce monde qu’il rêva un peu vaniteusement de condenser en un poète, il a valeur d’un mont lucide et couronné d’orages, d’un fleuve scintillant, aux vagues de boue ; il y a aussi la valeur d’un homme. Il est formidable naturellement ; sa verbomanie, souvent pénible, est comme la sueur inutile d’un géant. Car il porte, — pas très consciemment — la poésie du xixe siècle, comme, en nos rêves d’enfants, Atlas étayait l’univers. Devant la pensée de son temps, il fut comme Polyphème auprès de Galatée : il la caresse avec superstition, puissance et gaucherie. Il ne l’admire jamais mieux que lorsqu’il la contemple de très loin. Et rien n’est plus sublime. — Laissez-moi donc répondre à votre question :
Victor Hugo
et vous remercier, comme lecteur et comme poète, d’avoir préalablement épargné tout suffrage aux bardes vivants ; vous fîtes preuve d’indulgence et de prudence. Au reste les eussiez-vous appelés au frêle panthéon de l’Ermitage — moins fallacieux, à mon sens, que la boîte à Soufflot, — que ma réponse eût la même.
Henri Potez.
— Je crois bien que Victor Hugo est, en France, le poète souverain du xixe siècle, et cela au moins autant par réflexion que par enthousiasme. — Mais il n’est pas « toute la poésie du siècle », il s’en faut de beaucoup. — Encore moins en est-il la pensée entière, et l’on ne saurait lui demander les mêmes plaisirs qu’à Ernest Renan où à M. Lachelier par exemple.
Mais cette question est bien oiseuse. Vous avez entre les mains un beau poète. Il vous ouvre une large fenêtre sur la splendeur du monde. Il vous donne l’ivresse des visions éclatantes et des merveilleuses sonorités. Irez-vous lui demander ce qu’il pense du temps et de l’espace, ou de l’avenir des sociétés ? Interrogez donc là-dessus votre maîtresse ou votre pur-sang pendant que vous y êtes.
Armand Praviel, directeur de l’Âme Latine.
— Sans oublier la puissante influence exercée par les grands romantiques, je dirai, que mon poète préféré, au xixe siècle, est Leconte de Lisle.
Il m’a séduit, d’abord, par son culte éperdu de l’Art, ses convictions intransigeantes, sa personnalité faite d’un seul bloc, son mépris souverain de la foule et de son siècle, de la popularité et du cabotinisme. Catholique, j’aime mieux cet Athée indépendant que certains apostats.
À ceux qui s’étonneraient, je répondrai :
« Considérez que ce poète, peu lu et mal connu, jugé d’après ses théories étroites et paradoxales, fut harmonieux comme Lamartine, profond comme Baudelaire, poignant comme Musset, grave comme Alfred de Vigny et musical comme Verlaine ; songez que les Poèmes barbares ont précédé la Légende des Siècles et la surpassent certainement en largeur épique ; méditez enfin religieusement cette œuvre parfaite, où la langue poétique n’a été maniée qu’avec ce respect sacré que possèdent seuls les génies. Et alors, vous direz peut-être avec moi que, dans notre littérature, le nom de Leconte de Lisle est le premier qui se doive balbutier à côté de celui du divin Racine. »
Pierre de Querlon.
— Est-il bien vrai que Victor Hugo soit orgue et non pas violon ? Il me semble qu’il est toutes sortes d’instruments de musique ; et je voterais pour lui s’il s’agissait d’élire un homme-orchestre. Mais tel n’est pas votre but.
« Mon poète », j’ai une grande difficulté à vous le nommer. C’est, en général, celui que je lis pour rêver ; je songe et il dit les paroles : mon esprit et ses vers s’identifient. Il s’appelle tantôt Jean M…, tantôt Charles G…, tantôt Francis J…, et parfois il a un nom tout à fait inconnu ; mais je ne puis imaginer un instant qu’il ait vécu en un autre temps que le mien. J’admire Vigny, Lamartine, Hugo, Musset, Baudelaire, et d’autres ; mais ni l’un ni l’autre n’est « mon poète ». J’approuve qu’on ait mis leur statue sur des places publiques ; mais je ne souffrirais pas leur buste dans mon cabinet, sur ma table de travail, à côté de la photographie de ma bonne amie.
Tous ceux-là je les lis « comme des anciens grecs, latins, classiques en
général »
, donc, peut-être, je lis « comme un vivant »
celui-ci :
Verlaine.
Yvanhoë Rambosson.
— Il est difficile de répondre à votre question. Mon poète ? Je n’en ai pas au sens où vous l’entendez. Mon poète, c’est un être imaginaire et colossal, puissant et doux, en lequel se résument l’universelle bonté, le lyrisme total et toutes les supériorités humaines et littéraires dont Lamartine, Hugo, Musset, Vigny, Gautier, Leconte de Lisle ont reflété quelques rayons.
Peut-être, Baudelaire et Verlaine sont-ils plus près de notre âme ? Cela ne veut pas dire qu’ils soient plus grands. C’est qu’ils ont éveillé dans la poésie moderne une Muse nouvelle qui dormait depuis toujours, Belle au Bois-Dormant du rêve, dans la forêt ténébreuse des rythmesf et des rimes, et qu’avec son charme neuf, mystérieux encore, aussi indéfini qu’ensorceleur, la Muse récente nous apparaît plus tentante et plus fatalement maîtresse.
Jean Rameau.
— Hugo, Hugo, et encore Hugo !
J’ose penser que dans le plus mauvais livre de Victor Hugo, il y a des vers supérieurs aux plus beaux des autres poètes.
Et j’ose penser que, si toutes les œuvres des autres poètes étaient détruites, la France aurait encore, en conservant celles du seul Hugo, une moisson poétique aussi admirable que celle de n’importe quelle nation.
Ernest Raynaud.
— Votre question limitée aux poètes morts (et français, n’est-ce pas !) du xixe siècle m’embarrasse fort, mes sympathies étant retenues ailleurs, mais il m’agrée de répondre par ces quelques mots à ce qui m’apparaît comme la plus pressante de vos préoccupations. Laissant de côté la séduisante erreur romantique, dont l’esprit latin commence à se délivrer avec peine, je salue la noble figure du poète Écouchard Lebrun qui fut le maître et l’inspirateur d’André Chénier et qui vécut assez pour conduire les Muses grecques à la cour de Bonaparte. Celui qui a dit de Victor Hugo qu’il résumait à lui seul la poésie du xixe siècle a sans doute entendu marquer par là, d’une façon ironique et piquante, qu’il avait passé sa vie à démarquer le système de ses plus illustres contemporains. C’est l’esprit de Walter Scott, de Casimir Delavigne, de Ducis qui a inspiré les « Odes et Ballades » et les « Orientales » ; l’esprit de Sainte-Beuve anime les « Feuilles d’Automne », celui de Leconte de Lisle respire dans la « Légende des Siècles » et Théophile Gautier a fourni la formule des « Chansons des rues et des bois ». Je ne m’embarrasse pas d’avouer d’ailleurs que le Maître en les copiant, a souvent fait pâlir ses modèles. De cette façon il résumerait à peu près son siècle s’il n’avait laissé de côté (impuissance ou dédain) l’émotion de Lamartine, l’ironie de Musset, la fierté hautaine de Vigny, la joie païenne de Banville, la sensualité mystique de Baudelaire.
Sa mise en œuvre exclusive des idées de la Révolution dont la banqueroute est prochaine, son manque de sensibilité, son optimisme têtu l’éloignent de plus en plus des jeunes esprits que travaillent les inquiétudes de l’heure présente et qui se montrent davantage hospitaliers aux poèmes d’un Laforgue, d’un Verlaine, d’un Corbière, d’un Rimbaud dont la blague fiévreuse ou l’apaisement triste, par leur outrance délicieuse, ont préparé les voies à une renaissance classique.
Certes Victor Hugo fut illustre, mais si l’on mesure le génie à la force des acclamations populaires, il faut lui égaler Népomucène Lemercier et l’abbé Delille à qui les pouvoirs publics firent en 1813 de si imposantes funérailles et puisque ma lettre vous parviendra à cette époque de l’année où il est d’usage de formuler des vœux, laissez-moi goûter la douceur de celui-ci : c’est que le plus grand poète du xixe siècle soit encore inconnu comme il advint d’André Chénier, le plus grand poète du xviiie siècle, qui ne fut, qu’au cours du siècle suivant, révélé à l’admiration des hommes.
Adolphe Retté.
— Mon poète, c’est Victor Hugo. Non pas que je l’admire exclusivement, mais parce qu’il est le poète du xixe siècle qui a su émouvoir le plus d’hommes. Les esprits cultivés l’admirent pour certaines parties de son œuvre, la foule pour des vers tels que ceux-ci :
Oh ! la croix de ton père est là qui te regarde,La croix du vieux soldat mort dans la vieille garde…(Regard jeté dans une mansarde).
Et les lettrés comme la foule ont raison.
Mais je l’aime surtout parce que, comme l’a très bien dit de Gourmont, il est une force naturelle ; quand je le lis j’ai l’impression d’entendre les vents gronder et chanter dans les ramures d’une forêt éternelle. Or nul autre ne m’a donné, au même degré, cette impression.
Comme « Penseur » il est contestable. Mais comme rêveur il est incomparable et cela suffit.
Donc : Vive à jamais le Père Hugo.
Jehan Rictus.
— Je suis bien de l’avis de Monsieur Remy de Gourmont en ce qui concerne Victor Hugo.
Je pensais que la terreur hugolâtre avait cessé de régner. Il n’en est rien, paraît-il. Je le déplore. Selon moi, Baudelaire a écrit les plus beaux vers de la langue française et je le préfère à Victor Hugo. Baudelaire est l’anneau qui relie et continue la chaîne des Poètes Français qui part d’Eustache Deschamps pour aboutir à Verlaine en passant par Villon, Ronsard, La Fontaine et Musset.
Victor Hugo, plus orateur que poète, à mon humble avis, semble trouver sa verve dans une inspiration castillane, magnifique certes, mais combien prudhommesqueg et solennelle. D’ailleurs j’exècre la quincaillerie de son théâtre que M. Rostand s’obstine à nous restituer avec tant d’originalité.
Lionel des Rieux.
— Vous avez défendu qu’on votât pour aucun poète vivant. Vous avez eu grand tort : j’eusse voté pour vous, veuillez le croire, si vous m’aviez simplement promis de voter pour moi. Mais il manque, même à Mistral, d’être mort pour qu’on soit libre de le proclamer immortel. Et nous pouvons, n’est-ce-pas ? nous tenir contents d’une telle compensation.
Une autre de vos conditions gênera le plus grand nombre des électeurs : « il ne doit s’agir, leur dites-vous, que du xixe siècle ». Et les voilà empêchés d’élire M. Edmond Rostand puisque (par un contretemps qu’on ne peut trop déplorer) ce malheureux poète n’a été tué par l’impératrice de Russie qu’en septembre 1901.
Ayant écrit et étant morts dans les délais par vous fixés je ne vois (presque tout le reste n’est pas littérature) que quatre ou cinq poètes romantiques. Lequel est le plus grand ? Cela dépend du hasard des pages. Cela peut varier au gré des heures. J’incline cependant à croire que, sans même en excepter le Lac, le plus admirable des poèmes de cette école est la Maison du Berger.
Léon Riotor.
— Mon poète n’est peut-être pas toute la poésie et la pensée du xixe siècle.
Mais il parle à mon cœur, il vibre à l’unisson de mes douloureuses pensées. C’est une lyre lointaine et triste, parfois amère. Elle me vient des confins du monde pour émouvoir mes solitaires songeries.
Et peu m’importe qu’il y ait plus lyrique, ou plus historique, ou plus humain. L’harmonie de nos deux âmes évoque toute l’harmonie.
Celui-là, c’est Charles Baudelaire.
André Rivoire.
— Non, certes, Hugo ne fut pas toute la poésie, ni, encore bien moins, toute la pensée du
xixe
siècle. Il en fut, comme il l’a dit lui-même,
« l’écho sonore »
. Il fut, en cela seulement, le poète universel,
ramassant en son œuvre innombrable l’inspiration de tous les autres. Il fut un prestigieux
virtuose, mais ce sont les mots qu’il a fait chanter bien plus que sa pensée et que son
cœur.
Vous me demandez quel est mon poète. Comment vous répondre ? On n’a pas un poète ; on a tous les poètes, tour à tour, selon les années, selon les soirs. Pourtant si l’on cherche le poète vraiment nouveau, l’homme de pensée du xixe siècle, il me semble bien, quant à moi, qu’on le trouverait, plus qu’ailleurs, dans vingt pages d’Alfred de Vigny.
Henri Rouger.
— Victor Hugo.
Maurice Rollinat.
— Les grands poètes n’appartiennent pas à telle ou telle nation, mais à l’Humanité toute entière : si donc j’aime et j’admire passionnément lord Byron, Lamartine et Baudelaire, il n’y a vraiment que le surnaturel Edgard Poe qui soit le sorcier de mes songes, le cher démon familier de ma tristesse et de ma solitude !
Prosper Roidot.
— De Gourmont a mille fois raison. De telles synthèses sont aussi hardies qu’inexactes. L’œuvre de Victor Hugo est un document de la pensée et de la poésie du siècle dernier, — ce n’en est ni toute la pensée ni toute la poésie. Ce siècle, qui assista à une si admirable montrée d’idées et de sentiments, n’eut pas (quel siècle l’eut positivement d’ailleurs) ce poète essentiellement et totalement interprète de son immense et diverse vitalité.
Toutes les œuvres de tous les poètes, de Lamartine à Rimbaud, de de Vigny à Mallarmé, soit — une œuvre ; un poète — non. En vérité la tâche était trop lourde pour une seule volonté, fût-ce celle d’Hugo. Tout ceci m’inquiète peu, au reste, dans la sélection d’un poète. J’ignore si Mallarmé a ou n’a pas imprimé dans son œuvre la marque d’un siècle dont il se soucia peu, — mais je le désigne comme ayant laissé une œuvre hautaine, harmonieuse, gonflée de pures pensées — digne de gloire et d’immortalité.
Amédée Rouquès.
— Vous voulez bien, à propos des lignes de M. Remy de Gourmont dans le Mercure de France, me demander de vous désigner pour le xixe siècle « mon poète ». Vous spécifiez d’ailleurs qu’aucun poète vivant ne doit être désigné.
Je ne croirais pas pouvoir observer cette réserve si le nom d’un vivant s’imposait réellement à moi. Mais je suis en fait bien libre, et il vivrait encore, que c’est Hugo que je vous nommerais. Je ne prétends pas que ce nom à lui seul signifie « toute la poésie » du siècle dernier. Aucun homme ne me semble du reste avoir résumé en lui toute la pensée, tout l’art, toute la poésie d’une époque ni d’une race. Racine ne nie pas Corneille, et Schiller fut parfois plus grand que Goethe. Il y a des poèmes d’amour de Musset, de douleur de Baudelaire, des élévations philosophiques de Vigny ou de Leconte de Lisle, des frissons de sensibilité moderne de Verlaine ou de Samain dont je ne trouve pas l’équivalent dans Hugo. Mais quelle œuvre plus vaste, plus haute, plus complète opposer en ce siècle à celle de Hugo ?
Quand vingt préférences contradictoires, selon les affinités et les sympathies personnelles, se seront affirmées avec enthousiasme et intransigeance, je ne doute pas qu’une belle unanimité décerne au poète des Châtiments, de la Légende des Siècles, des Contemplations et de la Fin de Satan un « second rang » d’honneur, et c’est cette conviction surtout que je voudrais exprimer en le mettant respectueusement dans mon admiration, au premier.
Antoine Sabatier.
— « Hugo fut toute la poésie et toute la pensée du xixe siècle. » J’observe aussitôt que la phrase n’est pas une. Elle contient une double affirmation ; et l’on ne doit pas confondre les deux termes : poésie, pensée. Le journaliste morigéné, et M. Remy de Gourmont qui tient la férule, me semblent cependant commettre l’erreur. Or, tout le débat porte sur cette distinction première.
Je crois bien en effet que Hugo représente à peu près la pensée humaine au xixe siècle, en ce sens qu’il a fait vibrer toutes les cordes d’une lyre ; mais cette lyre était la sienne. Il n’est pas toute la poésie, parce qu’il ne pouvait être toutes les lyres. Avec une poésie adéquate à leur âme, d’autres merveilleux chanteurs ont sur des modes différents joué d’instruments véritablement personnels. Si l’on suppose un thème imposé, quelles partitions originales auraient signées ces aèdes, Vigny, Lamartine, Musset, Baudelaire, Verlaine, etc. ! Sur une trame, sur une pensée identique ; quelles ondoyances du dessin d’art ! quelles variétés du rythme et de la broderie poétique ! Au surplus il n’est pas de pensées neuves. Être soi, en orpaillant à son gré des pensées communes, c’est la seule ambition permise et réalisable. Buvant l’ambroisie ou mâchant le foin coutumier, les âmes heureusement sont multiples, feuilles ou grains de sable.
À mon usage, j’adore Vigny pour son orgueil et son élégance, Musset et Verlaine pour leur souffrance, Hugo pour ses fureurs divines, mais Lamartine me fait dormir.
Saint-Georges de Bouhélier.
— Que Victor Hugo, l’emporte sur tous ses rivaux du xixe siècle c’est, selon moi, incontestable, et l’expression me manque pour définir, sans longueur, l’exceptionnel esprit qui n’a cessé de répandre avec une profusion miraculeuse, pendant plus de soixante ans, les plus magnifiques joyaux dont se soit jamais enrichi notre art français.
Frédéric Saisset.
— Mon poète préféré est Charles Baudelaire.
E. Sansot-Orland.
— Il m’est impossible, dans les termes où elle ◀pose▶, de satisfaire à votre intéressante enquête. J’ai vainement cherché — c’est dire que je ne n’avais pas d’avance trouvé — parmi les défunts poètes du siècle écoulé, celui qui put vraiment réunir les qualités qui je prédilecte : sentiment de la nature, émotion humaine, clarté, simplicité et harmonie verbales. J’ai attendu, jusqu’à la dernière heure, pour vous adresser ma réponse dans l’éventualité — non dans le désir — que fût dans cet extrême délai, par un imprévu trépas, rayé du nombre des vivants, l’un de mes plus chers parmi les poètes qu’afflige encore le mal de vivre. Ne pouvant, d’autre part, franchir la barrière antérieure du siècle écoulé, pour aller au déclin du dix-huitième, quérir André Chénier et vous le présenter avec le bénéfice de ma sympathie, c’est un bulletin blanc que je dois déposer dans votre urne.
Robert Scheffer.
— Lamartine a écrit quelque part — je cite de mémoire : « Victor Hugo est un grand
artiste ; pour moi je ne suis qu’un poète. »
C’est très juste. Lamartine est le poète. C’est mon poète. Ensuite, s’il faut
faire un choix entre plusieurs préférences : Leconte de Lisle, qui est le
poète-philosophe, et aux heures de crépuscule, Verlaine, ce musicien.
Achille Segard.
— L’homme qui exerça sur ma jeunesse une influence prépondérante fut le Titan Victor Hugo. Et cependant je demeure fidèle au culte de Verlaine, au Verlaine de la Bonne Chanson, de Sagesse, de Fêtes galantes et des Romances sans paroles.
Malgré la sensibilité charmante des premiers livres de Sully Prudhommeh, et la sereine beauté des sonnets de Herediai, malgré le lyrisme de Vielé-Griffin dans les poèmes que je comprends, la tenue d’art des livres d’Henri de Régnier, l’emportement magnifique de Verhaeren, la mélancolie de Rodenbach et la délicatesse pénétrante d’Albert Samain, malgré la belle impeccabilité de Moréas, dans le petit Panthéon que je m’étais construit nul poète n’a pris la place ou trônèrent successivement Hugo, Musset, le divin Lamartine et Verlaine qui ne marcha pieds nus comme les dieux que parce qu’il était de la race des Immortels 1 !
Fernand Séverin.
— Je suis, je l’avoue, très embarrassé de répondre à votre question, que je ne m’étais jamais ◀posée▶ jusqu’à présent. Quand je lis la Maison du Berger, mon poète est Vigny, quand je lis Dies iræ, c’est Leconte de Lisle, quand je lis Bénédiction, c’est Baudelaire. Et Hugo, et Lamartine, et Musset, et Verlaine lui-même, et d’autres poètes moins illustres ont tour à tour été mon poète, sans qu’aucun d’eux ait réussi à le rester, pas même Hugo, surtout pas Hugo.
Peut-être donnerais-je la palme à Alfred de Vigny, tout pénible et court d’haleine qu’il puisse être, pour quelques vers, singulièrement sincères, profonds et humains qu’il a écrits dans ses moments heureux et pour l’admirable attitude qu’il a gardée dans toute sa vie. Mais peut-être me suffirait-il de lire quelques pages d’un autre poète, Leconte de Lisle par exemple, pour changer d’avis.
Paul Souchon.
— Mon poète et, à mon sens, le seul vrai poète du xixe siècle, c’est Lamartine. Hugo écrit, mais Lamartine chante. C’est l’âme la plus naturellement poétique des temps modernes avec Byron, Shelley, Ronsard, Le Tasse.
Robert de Souza.
— Certes cette question est habituelle et même, pour les raisons qui l’ont provoquée, légitime ; elle n’en est pas moins surannée.
Les petites jeunes filles quotidiennes qui nous la ◀posent ne se doutent point qu’on ne peut être vraiment poète si l’on est en état d’y répondre.
L’idée qui grandit chaque jour en nous de l’art comme de la science nous rend presque déshonnête — vis-à-vis non des poètes, mais de la poésie — la pensée d’un choix. Il n’a jamais existé d’artiste, de savant, totalement représentatif (n’eût-ce été que pour son époque) de la science ou de l’art — de son art ou de sa science.
Malheureusement les poètes, en majorité aujourd’hui politiciens de leur art, sont loin d’avoir atteint au scrupule des savants. M. Berthelot ne se croit pas toute la chimie. Les hommages qu’on vient de lui rendre n’en ont été que plus nobles et souverains. Concentrer en Hugo toute la poésie du xixe siècle ! (je ne retiens pas « et toute la pensée » pur non-sens redondant) quelle chose monstrueuse, rabaissante pour le génie même du poète et pour toutes les inventions admirables, mais justement, intensément partielles dont il a surhaussé la poésie !…
Aux siècles passés, la question s’expliquait : Quel est votre poète ? elle n’est qu’un souvenir atavique, déformé aujourd’hui, du temps où le poète était, avec l’astrologue, le fou et le majordome, de la domesticité des princes. On avait son poète comme on peut avoir encore son médecin ou son bottier. Mais pour l’aube qui se lève, c’est pénible et trouble que la manière dont la manifestation prochaine a été fomentée comme par des acteurs qui cherchent leurs gestes — et des gestes qui plaisent aux « maîtres ».
Gabriel Trarieux.
— Par ces mots : Quel est votre poète ? vous voulez désigner, je pense, non le plus grand à notre avis (ce serait Hugo sans aucun doute) mais celui qui exprime le mieux l’idéal intime, l’humeur, la sensibilité de tel d’entre nous. En ce sens je réponds : Alfred de Vigny.
Marc Varenne.
— Je n’ai pas de poète préféré, je les aime tous. Savoir prendre l’ouvrage qui s’harmonise bien avec notre état d’esprit, là gît le secret de trouver agréable la lecture de poèmes divers.
Il est des heures, par exemple, que je passe avec Racine, d’autres où je feuillette Lamartine et Musset, il est des moments où j’ouvre un Ronsard, il en est aussi où me plaisent Rodenbach, Samain et Verlaine et nombreux sont les instants que je consacre à nos grands poètes d’oc disparus, Jasmin, Aubanel et Félix Gras.
Henri Vandeputte.
— Le journaliste attaqué par M. de Gourmont s’est mis le doigt dans l’œil, et certainement la présente consultation le lui prouvera. Hé ! c’est un peu abuser d’un siècle que de le verser ainsi, en une fois, tout entier, dans la poche d’un grand homme, et puis dire : « N’en parlons plus ! Vive le grand homme. »
C’est toujours la légende propagée par les parnassiens et les autres pasticheurs d’Hugo.
Quel est mon poète ?
Chénier, Hugo, Lamartine, Vigny, Desbordes, Leconte de Lisle, Baudelaire, Verlaine, Corbière, Laforgue, Mallarmé, et quelques autres.
Mais s’il fallait absolument choisir, puérilement, comme pour une élection :
À Lamartine je donnerais le spectre poétique de la première moitié de mon dix-neuvième siècle ; celui de la seconde à Mallarmé.
Georges Vanor.
— Victor Hugo et Stéphane Mallarmé se partagent la souveraineté poétique de toutes les époques et de toutes les régions ; ils sont toute la poésie du monde comme Joseph Reinach en est toute l’horreur.
Émile Verhaeren.
— Personne n’est toute la poésie ni toute la pensée de son siècle. Ni Dante, ni Shakespeare, ni Rabelais, ni Goethe.
Dire qu’Hugo fut toute la pensée et toute la poésie du sien n’est qu’un raccourci violent forgé par l’impérieux besoin de généralisation — j’allais écrire d’injustice — que tout cerveau humain détient comme le plus infaillible moyen de se tromper.
Et néanmoins il ne me répugne point d’admettre un tel jugement et je ne le veux ronger ni de restrictions ni de réserves, convaincu que tout autre renfermerait une dose quasi équivalente d’erreur.
Vous me demandez quel est mon poète. Sans hésiter je réponds que c’est lui : Hugo. Certes j’admire Vigny, Lamartine, Musset, Baudelaire, Verlaine. Ils occupent chacun une avenue de mes enthousiasmes. Hugo les occupe toutes — mêmes les leurs.
Son ombre ou sa clarté les visite et sa statue haute et large domine en outre le carrefour où toutes aboutissent.
Francis Vielé-Griffin.
— Il m’est difficile de vous répondre autrement qu’en vous désignant mes lectures favorites ; je vous les révèle, pour faire acte de bonne volonté : je relis donc de préférence Vigny, Lamartine, Verlaine et Laforgue ; mais je ne m’interdis pas les mauvais poètes dont je suis particulièrement friand. Seuls les médiocres, ceux du « Parnasse » notamment, sont exclus de ma bibliothèque.
Jean Vignaud.
— Chacun des grands poètes du xixe siècle m’apparaît avec son individualité propre et son génie particulier ; aussi chacun d’eux est-il pour des raisons et des sentiments multiples, différents, contradictoires, mon poète préféré. Tout dépend de ce qu’ils me donnent et de ce que je leur apporte à l’heure même où je les lis. Enfin ne sont-ce pas les poetæ minores qui trouvent souvent les accords les plus délicieux ? Je n’ai point de poète. Existe-t-il dans l’ordre de la pensée une hiérarchie ?
Non, Hugo ne fut pas toute la pensée du xixe siècle. Cependant au cours d’une enquête sur la lecture dans les milieux paysans, j’ai pu me rendre compte qu’il avait pénétré là où Racine, Corneille et Molière étaient encore inconnus.
Jules Viguier.
— Qu’on dise : « Victor Hugo est toute la poésie et tout la pensée du xixe siècle », cela est bien ; mais qu’on ajoute : « Jules Verne en est toute la science ».
Et s’il me faut préférer un poète, un des aspects de la pensée du siècle dernier dont l’œuvre d’Hugo constitue la vulgarisation copieuse, j’opte pour la dignité studieuse et pensive de Vigny.
Je pense que Vigny est le poète le plus proche de notre pensée obstinément souriante. Et l’effort qui soutient, inlassable, la joie — la Joie — de ceux des esprits contemporains que nous aimons. Et cette parité ne nous est-elle une raison nouvelle de saluer Vigny ?
Robert de la Villehervé.
— Vous me voulez bien demander quel poète je préfère parmi les poètes du xixe siècle, non encore vivants parmi nous ? S’il ne faut en nommer qu’un, aucune hésitation n’est possible, n’est-ce pas ? Je réponds Hugo. Après Hugo, je n’hésiterais pas non plus, je dirais Banville dont m’enchantent tous les poèmes à forme fixe et plus que ceux-ci encore son œuvre dernière où tant d’esprit se marie à tant d’éclat, Le Forgeron.
Jean Viollis.
— La forme de votre question est peut-être un peu absolue. Tout au plus vous indiquerais-je une préférence. Mais notre enquête étant à peu près limitée en fait à la période romantique, je ne vois guère le moyen de faire un choix de sympathie parmi des gens qui ne m’émeuvent pas.
Hugo serait en tout cas le dernier que je pourrais nommer ; comme poète, et c’est encore là qu’il fut le meilleur, il a rompu le vers sous prétexte de l’émanciper, il a brisé la sensibilité française, délicate et logique, pour le remplacer par un amas confus de déclamations outrées. Je ne parle pas de Musset ni de sa pauvreté sentimentale. Dans les limites que vous indiquez — un poète mort du xixe siècle — je m’adresse à Lamartine ou à Desbordes-Valmore lorsque je veux trouver une inspiration tendre et nuancée, à Baudelaire (bien qu’il ait eu toujours une sensibilité artificielle) pour rencontrer l’un des rares faiseurs de vers qui aient eu le sens de la métrique et connu la valeur des mots.
Mais ceux que j’aime sont un peu démodés : André Chénier… Jean Racine… On ne fait plus aucune enquête sur leur cas : dirai-je que pour cette cause j’ai peut-être pour eux un attachement plus affectueux et plus sincère ?
L’Ermitage.
— D’un ensemble de réponses où les opinions se manifestent si diverses, si complexes et si nuancées, il paraît hasardeux de tirer une conclusion absolue. Aussi bien, n’avons-nous pas souhaité que cette enquête aboutît à la brutale proclamation d’un scrutin. Et l’avis motivé d’un grand nombre des poètes notoires de ce temps sera pour le lecteur attentif d’un enseignement meilleur que le jeu de pointage auquel nous pourrions nous livrer.
Il s’agissait d’indiquer une préférence. Plusieurs poètes se sont refusés à choisir, plusieurs ont distingué entre l’admiration et la sympathie ; beaucoup justifiant l’intéressante remarque de M. Remy de Gourmont, ont désigné des noms à titre égal. La plupart cependant ont formulé un choix précis.
Et voici l’ordre des préférences tel qu’il nous semble imposé par l’examen de toutes les réponses.
VICTOR HUGO
ALFRED DE VIGNY
PAUL VERLAINE
BAUDELAIRE
LAMARTINE
MUSSET
LECONTE DE LISLE
MALLARMÉ
ALBERT SAMAIN
Mais à ces noms, les plus souvent mentionnés, il convient d’ajouter ceux de Georges Rodenbach, Théodore de Banville, Jules Laforgue, Théophile Gautier, Arthur Rimbaud, Brizeux, Gérard de Nerval, Gabriel Vicaire, Desbordes-Valmore, Aloysius Bertrand, Villiers de l’Isle-Adam, etc. Des poètes étrangers, Shelley notamment, ont obtenu des suffrages.
Parmi les conclusions qui peuvent s’offrir à l’esprit, la plus sage serait peut-être une louange au siècle admirable qui légua tant de morts glorieux à l’amour des poètes d’aujourd’hui.
Et nous ne terminerons point sans avoir remercié M. Remy de Gourmont auquel nous empruntâmes notre question, et les poètes qui vinrent en si grand nombre nous donner leur opinion.