(1890) Les romanciers d’aujourd’hui pp. -357
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(1890) Les romanciers d’aujourd’hui pp. -357

Introduction

Dans les études qui suivent, et dont le plan fut concerté entre M. Jules Tellier et moi en vue d’une série sur les Écrivains d’aujourd’hui, j’ai rangé, comme il l’a fait pour les poètes, les romanciers contemporains par catégories. On trouvera donc ici des rustiques, des mondains, des philosophes, des naturalistes, des impressionnistes et jusqu’à des symbolistes. Je prie qu’on n’attache pas plus d’importance à ces catégories que je n’en attache moi-même. Dans ma pensée elles ne sont point arbitraires, mais n’ont aussi rien d’absolu. Elles simplifient. Par ailleurs, il se présentera fréquemment au cours de ces études des noms qui ne sont point encore arrivés à la notoriété parfaite ; je me suis complu sur ces noms un peu trop, sans doute, et au détriment de noms plus connus. Mais qu’ajouter à la gloire de M. Zola ou de M. Bourget ? C’était une maxime de Pline qu’il faut accorder quelque flatterie à l’oreille des jeunes gens, quand surtout la matière ne s’y oppose pas trop : Sunt quædam adolescentium auribus danda præsertim si materia non refragetur. J’ai suivi le conseil, quelquefois, et ce qui serait une faute, si je donnais mon livre pour une poétique, ne l’est plus, je pense, si mon livre prétend seulement à renseigner au plus près et par annotations sur l’ensemble du mouvement contemporain.

Je dis au plus près, car, hélas ! quel biais prendre pour parler ici de tous les romanciers vivants ? « On dit qu’ils sont six mille ! » s’écriait naguère M. Bergerat. Avec une moyenne de cinq romans par romancier, c’est donc trente mille volumes environ qu’il m’eût fallu dépouiller pour écrire mon livre. Je n’ai pas eu ce courage, et l’aurais-je eu que ma vie n’eût pas suffi à la tâche1. Mais le classement que j’ai adopté permettra au lecteur de combler cette lacune sans grande fatigue. Comme, au pistil ou à l’étamine, on range une fleur qu’on ne connaît point dans sa catégorie naturelle, il lui sera aisé de grouper, d’après le style ou le genre d’observation, tel roman nouveau sous un des chefs choisis. À la vérité, l’ordonnance du livre, et aussi des nuances entre les talents, m’ont fait comprendre un assez grand nombre de divisions. C’est ainsi que les réalistes se sont partagés en naturalistes, impressionnistes et symbolistes. Mais, dans le fond, les formules ne sont point si variées, et on pourrait les ramener toutes au réalisme et à l’idéalisme. Encore ces deux formules, qui semblent s’exclure l’une l’autre, se trouvent-elles souvent fondues dans un même romancier. Je n’ai point à décider ici de leur supériorité respective ; c’est affaire aux théoriciens de profession. Pour moi, bornant ma tâche à celle d’un humble scholiaste, je me suis montré dans ce livre plus soucieux de l’application des formules que des formules elles-mêmes.

Chapitre I.
Les Naturalistes

Émile Zola.  — Abel Hermant. — Jules Perrin. Georges Eekhoud. — Maurice Talmeyr. —  — Henry Lavedan. — Boyer d’Agen. — Léo Rouanet. — Léo Trézenik. — Jean Blaize. — Francis Enne. —  Vast-Ricouard. — Georges Duval. — Paul Alexis. — Henry Céard. — Léon Hennique. Guy de Maupassant. — Maurice Montégut. Dubut de Laforest. — Octave Mirbeau.

Je n’ai point à rappeler ici les origines du réalisme contemporain. Aussi bien, pourra-t-on se reporter aux manuels de M. Ferdinand Brunetière et de M. David-Sauvageot. Le réalisme contemporain a passé, dans le roman, par trois états : le naturalisme, l’impressionnisme, et, plus récemment, le symbolisme. Je vous parlerai d’abord des naturalistes.

I

— « Assis devant sa table, les coudes parmi les pages du livre en train, écrites dans la matinée, il se mit à parler du dernier roman de sa série, qu’il avait publié dans Le Gil-Blas. Ah ! on le lui arrangeait, son pauvre bouquin ! C’était un égorgement, un massacre, toute la critique hurlant à ses trousses, une bordée d’imprécations, comme s’il eût assassiné les gens, à la corne d’un bois. Et il en riait, excité plutôt, les épaules solides, avec la tranquille carrure du travailleur qui sait où il va. Un étonnement seul lui restait, la profonde inintelligence de ces gaillards, dont les articles, bâclés sur des coins de bureau, le couvraient de boue, sans paraître soupçonner la moindre de ses intentions. Tout se trouvait jeté dans le baquet aux injures : son étude nouvelle de l’homme physiologique, le rôle tout-puissant rendu aux milieux, la vaste nature éternellement en création, la vie enfin, la vie totale, universelle, qui va d’un bout de l’animalité à l’autre, sans haut ni bas, sans beauté ni laideur ; et les audaces de langage, la conviction que tout doit se dire, qu’il y a des mots abominables nécessaires comme des fers rouges, qu’une langue sort enrichie de ces bains de force ; et surtout l’acte sexuel, l’origine et l’achèvement continu du monde, tiré de la honte où on le cache, remis dans sa gloire, sous le soleil. Qu’on se fâchât, il l’admettait aisément ; mais il aurait voulu au moins qu’on lui fit l’honneur de comprendre et de se fâcher pour ses audaces, non pour les saletés imbéciles qu’on lui prêtait. Il se tut, envahi d’une tristesse. » — Et quelqu’un se leva : Maître, dit-il, tu parles d’indulgence ; hélas, qui en eut moins que toi ? Et pour que nous te comprenions, hélas, que n’as-tu commencé par te comprendre toi-même ? Il n’y a, selon toi, ni beauté ni laideur dans les choses. Hélas, les choses existent-elles seulement, et crois-tu que la vie dont tu les animes soit ailleurs qu’en toi ? Ta vision du monde n’est ni plus vraie ni plus fausse que la nôtre. C’est toi qui la fais. Mais quel prosélytisme fâcheux et pousse à nous l’imposer ! Tout art qui n’a pas en soi sa raison d’être se condamne à n’être plus. Ô musicien, nous avons frémi quand ta lyre secouait les hymnes triomphaux du Paradou et les marches funèbres de Germinal. Ô peintre, la nature t’apparaissait par grandes masses concrètes. Ô sculpteur, le beau et le laid se pétrissaient en lumière sous ta main. Ton œuvre entier, poète, n’était que symbole. Par quelle aberration en as-tu fait cette chose de collège : un traité de sociologie ? Ah ! tout ainsi que nous avons applaudi au poète, laisse-nous rire un peu du sociologue ! Laisse-nous rire de ses formules : « Voici la mort de l’antique société, la naissance d’une société nouvelle. Il n’y a de vérité que dans l’étude de l’homme physiologique, déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes, et c’est cette vérité que je vous apporte. » Piètre vérité, hélas ! Mais cette vérité, si tant est que c’en soit une, d’autres que tu oublies l’avaient apportée avant toi. Elle est dans Mill, dans Spencer, dans Taine ; et les Goncourt se vantent de l’avoir appliquée les premiers à la littérature. Tu te proclames « évolutionniste ». Puisque tu honores pour chefs les philosophes de cette école, que n’as-tu appris d’eux au moins que rien n’est absolu, non pas même ton art, maître, dont il t’eût fallu dire en une formule moins hautaine : « Prenez et lisez ! Voici le mensonge de mon imagination. » Et alors, si cruel et si triste qu’il eût été, si cruel aux êtres et aux choses, si triste pour nous et pour toi, nous eussions ajouté ton rêve d’art aux autres rêves où se complurent des imaginations moins amères. La vérité est faite de tous ces rêves assemblés. Elle n’est dans aucun d’eux pris isolément. Ô maître, c’est en art surtout que les systèmes sont vrais par ce qu’ils affirment et faux par ce qu’ils nient2.

II

Donc, et encore que Chien-Caillou soit de 1847 et M. Champfleury toujours de ce monde, encore que Germinie Lacerteux ait précédé L’Assommoir et que les Goncourt se réclament, avec quelque raison, d’avoir donné la formule du premier roman physiologique, encore que « le petit Chose » soit devenu M. Alphonse Daudet et que les soixante mille lectrices de M. Daudet balancent les cent vingt mille lecteurs de M. Zola, c’est bien M. Émile Zola et non M. Alphonse Daudet, ou M. Edmond de Goncourt, ou M. Champfleury, que les naturalistes saluent pour chef. Et, de fait, n’est-ce pas lui qui les a menés à l’abordage ? N’a-t-il point, comme on dit, payé de sa personne en vingt occasions ? Et quand M. Champfleury se retirait dans la caricature, quand les Goncourt, vieillis et rebutés, se gardaient à l’écart, quand Daudet, ni ami ni ennemi, attendait de prendre parti que la victoire fut décidée, n’a-t-il point crânement attaché sa fortune personnelle à celle du naturalisme ? Épopée ! L’idéalisme qui coule bas faisant feu de tous ses sabords, la galère naturaliste soutenant le choc, renvoyant triple décharge, courant sus et maîtresse enfin de la voie, avec Zola pour capitaine, Huysmans, Maupassant, Céard, Hennique et Alexis pour équipage ! La victoire tourna au triomphe.

Elle fut féconde en recrues. Aux noms précédents vinrent s’ajouter ceux de Paul Bonnetain, Camille Lemonnier, Louis Desprès, Octave Mirbeau, Henri Fèvre, J.-H. Rosny, Oscar Méténier, Gustave Guiches, Paul Adam, Lucien Descaves, Boyer d’Agen, vingt autres, toute la boucanerie de Kistemaeckers et des éditeurs belges. La convention naturaliste (je le rappelle pour mémoire) portait que le roman serait impersonnel et documentaire, ou ne serait pas3. Il fut. Enquête sociale chez l’un, histoire naturelle des familles chez l’autre, le titre variait ; chez l’un et chez l’autre, c’était, sans plus, le même positivisme de tête et la même crudité d’exécution. Balzac, dont on se réclamait, avait dit : « Un livre doit amuser ou doit instruire. L’art moderne admet que l’on peigne pour peindre : il admet la fantaisie de Gallot, la statue de la Grèce, le magot de la Chine, la vierge de Raphaël, les nymphes de Rubens, les portraits de Velasquez, le dialogue, le récit, toutes les formes, tous les genres. Il permet de faire une épopée dans un roman et un roman dans une épopée ; mais quelque large que soit son champ, les lois y règnent, et l’art littéraire en France ne pourra jamais divorcer avec la raison. » Et il ajoutait : Il faut dans tout livre « un sentiment, une action, un intérêt qui conduise le lecteur, qui le captive et le mène à un dénouement souhaité 4. » Il avait dit cela, Balzac. Mais de ce Balzac-là, si l’on ne se moqua pas ouvertement, du moins n’en fut-il jamais question dans l’école ; et il est bien sûr, en effet, qu’on prenait tout juste le contrepied de sa théorie, encore qu’on fit cas de s’y ranger au plus strict. Le sentiment ? Vous devez confondre avec la sensation dont il est le réflexe. L’intérêt ? L’action ? Seigneur ! Mais où voyez-vous que la vie soit intéressante et que les choses s’y dénouent avec logique ? Et alors pourquoi choisir, et comment ? C’est ceci le naturalisme : au hasard de l’heure et du milieu5 prendre le premier homme qui passe et reconstituer sa physiologie. Et quel outil pour cela ? Le document.

III

Et le document abonda, médical toujours. Nous connûmes l’obstétrique, qu’on appelle aussi généthliologie, et la sarcologie, et l’ostéologie, et la céphalogie, qui sont des sciences à peu près honnêtes. Il ne fut plus question du cœur que comme d’un viscère, et de l’âme que par métaphore. Mais on nous renseigna sur les cuisines, les magasins, les blanchisseries, les lavoirs, les casernes, les ateliers de couture et les maisons de tolérance : celles-ci plus particulièrement mises à l’épreuve, forcées et pénétrées à jour par les maîtres eux-mêmes, qui donnèrent des comptes, bâtirent des statistiques, et conclurent que les pensionnaires de ces établissements avaient des droits réels à l’estime publique. M. Yves Guyot, dans La Lanterne, en profita pour demander l’abolition de la police des mœurs. On la renforça d’une brigade. Cependant, de dix heures à minuit, on put voir dans les brasseries du Quartier-Latin de jeunes hommes méditatifs et graves, qui prenaient des notes et fumaient des pipes, et qui étaient les Éliacins du naturalisme. Et on les reconnaissait d’abord à ces deux traits : qu’ils appelaient George Sand « laveuse de vaisselle » et disaient « poigner » pour poindre. Rentrés chez eux, ils rédigeaient leurs notes. Mais ils soignaient surtout les imparfaits. Ainsi parurent des Gouines, des Traînées et jusqu’à des Salopes. Et des éditeurs belges estampillaient ces petites polissonneries documentaires, où des collégiens gâteux et de vieilles dames en enfance s’instruisirent au vice pour 3 fr. 50.

Un de ces Éliacins, qui est sorti depuis avec quelque tapage du naturalisme, M. Paul Adam, écrivait récemment ces lignes : « À l’époque des grands triomphes médaniens, une nuée de jeunes gens se groupèrent autour du Maître. Forts de la poétique, préconisant les œuvres documentaires et le mépris de la rhétorique, ces ambitieux manœuvres créèrent une littérature de reportage qui, depuis dix ans, nous harcèle. Chaque éphèbe, soucieux de prendre l’absinthe à Tortoni en société de gens connus, bloqua sous la couverture d’un volume toutes les puériles turpitudes de son existence bourgeoise, et, sous le prétexte de franchise, fit abstraction d’habileté inventive, de composition, d’écriture6. » L’aveu est à retenir, aujourd’hui que ces mêmes éphèbes, espoir de l’école, par besoin d’expansion, vagabondage, caprice, etc., ont brisé leur longe et crié franchise. On se souvient encore du bruit que fit, l’an passé, la fameuse Déclaration des Cinq. La publication de La Terre avait ému ces jeunes gens ; ils protestèrent contre la scatologie montante, le sadisme cérébral de M. Zola, et firent savoir à l’Europe que le grand chef de l’école naturaliste était affligé d’une maladie lombaire qui expliquait ses débordements sans les excuser ; qu’étant, eux, personnellement sains et bien constitués, il n’y avait plus de raison pour qu’ils évacuassent dans leurs œuvres le trop-plein de leur sensualité ; qu’il était temps de réagir ; qu’ils en avaient assez du roman-exutoire ; que le public partageait cette lassitude ; et qu’en conséquence, rompant le cordon, ils revenaient aux bonnes mœurs et à la propreté littéraire dont ils n’auraient jamais dû se départir. Ces cinq s’appelaient Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Paul Margueritte, Lucien Descaves et Gustave Guiches. On s’étonna bien un peu dans la presse que leur déclaration affectât une allure de généralité. Ces cinq parlaient juste comme s’ils avaient été cinq cents, et pourtant il manquait des noms autorisés au bas de leur déclaration, et d’abord ceux de M. de Maupassant et de M. Mirbeau. Et l’on chercha aussi d’où avaient pu venir à ces messieurs des scrupules si honorables.

M. Rosny ? C’est l’auteur de L’Immolation. Sujet : l’inceste.

M. Margueritte ? C’est l’auteur de Tous quatre. Sujet : le saphisme.

M. Bonnetain ? C’est l’auteur de Charlot s’amuse. Sujet : l’onanisme.

Seuls, M. Guiches et M. Descaves pouvaient prétendre dans le groupe à une chasteté relative. Encore le premier a-t-il commis quelques pages sur les maladies honteuses où il ne faudrait point trop s’arrêter ; et, pour le second, s’il n’apporte point de crudité aux sentiments et aux passions, il ne laisse point que de prendre sa revanche avec les mots. Et voyez l’ironie : quand, des cinq protestataires du Figaro, trois, les moins en droit justement de signer cette protestation, pour leur primitive complaisance à traiter des sujets médicaux ou simplement obscènes, MM. Bonnetain, Rosny et Margueritte, rompaient franchement leurs attaches et publiaient par la suite des œuvres d’une très vigoureuse personnalité, telles que En mer, Pascal Géfosse ou Marc Fane, M. Guiches et M. Descaves, dont une attitude presque décente légitimait les scrupules, la déclaration signée, n’en conservaient pas moins dans leurs livres tous les vieux procédés de l’école, s’attardaient au moule suranné de la phrase naturaliste, aux descriptions, aux antithèses, aux hyperboles, donnaient dans le trompe-l’œil de l’hérédité, et gardaient ineffaçablement sur eux la dure et rude empreinte du maître qu’ils venaient de renier.

IV

M. Bonnetain a publié, depuis Charlot s’amuse (qu’il reconnaît très gentiment pour un péché de jeunesse), un certain nombre de romans impressionnistes et exotiques, dont En mer, qui se distingue par le pittoresque de la description et l’attachante simplicité du thème7) Deux passagers, inconnus la veille, et qu’un hasard de voyage rapproche sur le même paquebot, Georges le Teil et la jolie Mme d’Hénoy, se prennent d’amour à contempler de compagnie l’ensorcelant et magique visage de la mer. Avec la charmeresse disparaît le charme. Touché terre, l’idylle agonise dans une mutuelle indifférence ; les deux amoureux ont un peu cette stupeur des gens réveillés à qui l’on raconte ce qu’ils ont dit en dormant. C’est tout. Cela n’est rien, vous voyez, et c’est d’une mélancolie étrange qui fait songer à Loti. Ou je me trompe, ou M. Bonnetain, qui est jeune encore, s’annonce comme un des maîtres du roman impressionniste.

Je ferai des compliments analogues à M. Margueritte. Son livre de début, Tous quatre, était un peu bien touffu, pénible d’ensemble, encore qu’éclairci par endroits de belles pages descriptives. Mais de son dernier livre8, Pascal Géfosse, il n’y a qu’à louer la simple ordonnance et le tour délicat. Voici la donnée, assez voisine de celle d’En mer. Le romancier à la mode, Pascal Géfosse, rencontre sur l’entrepont du paquebot d’Alger-Marseille la femme d’un de ses anciens camarades de collège, devenu député ; et quoiqu’il rit bien haut des amours « coup de foudre », il se sent brusquement et irraisonnablement pris au charme des yeux et à la grâce naturelle et douce de cette femme qu’une impulsion analogue fait sienne presque en même temps. Il y a dans ces pages une psychologie très attentive et très sûre. Le caractère de Géfosse est fouillé jusqu’aux replis, et les hésitations, le trouble, la lutte et la chute finale de sa maîtresse sont déduits avec une logique supérieure9.

Marc Fane, le meilleur roman de M. Rosny10 pour si personnels qu’en soient le fond et la forme, me plaît moins. M. Rosny fait un abus déplorable de sa science. Si l’on ne connaît la chimie, la physique, la statique, la balistique et la cryptologie, il est bien malaisé de l’entendre. Sa phrase, endimanchée de ces gros termes, a les allures solennelles et gourdes des phrases d’instituteur. Il n’y a que ces fonctionnaires et M. Rosny pour écrire « un crâne de mégalocéphale » au lieu d’un grand crâne ; et s’ils veulent dire la bienfaisante influence du printemps, il n’y a encore que M. Rosny et eux pour assurer que « la palingénésie universelle renouvelle les globules ». Malgré tout, lisez Rosny. Ses livres enferment d’indéniables qualités de pensée et de réflexion. Et, par exemple, dans cette causerie du début, entre Marc et Honoré Fane, sur « les lieux communs du rêve », que de petits faits significatifs et bien observés ! Je regrette seulement que M. Rosny ait ramené toutes ses explications à la physiologie. Vous me dites que tel songe, « plein d’un tas de choses révoltantes11 », provient de telle position du corps. J’entends bien ; mais s’il faut m’expliquer comment le plus honnête homme du monde peut s’abandonner dans le sommeil aux songes les moins honnêtes qui soient, c’est où va chopper votre physiologie. Hélas ! qu’est-ce que cette conscience absente du sommeil, qui n’y guide et n’y critique point nos actes, qui fait de nous les frères amoraux des bêtes, et qui ne s’éveille qu’au jour et à la réflexion ? Et pourquoi cette double vie ? Et si ce ne serait pas, comme les matérialistes le veulent, que la moitié au moins, sinon toutes les lois de conscience, sont d’acquisition et d’appropriation aux besoins sociaux ? Car, quelle différence du crime qu’endormi je commets avec tranquillité d’âme, au crime d’un Gamahut éveillé et lucide en qui la conscience n’a pas parlé plus qu’à moi pendant le sommeil ? Ceux-là sont logiques avec eux-mêmes qui, pour ne point nier la conscience, font porter à l’homme éveillé la responsabilité des fautes qu’il a commises endormi. « Le sommeil de l’homme, dit l’un d’eux, est plein de péchés ; il y perpètre des forfaits de volition dont il doit compte. » Et je ne vois en effet que ce moyen pour mettre d’accord la raison et la foi.

V

J’arrive au gros du bataillon naturaliste, MM. Guiches, Fèvre, Descaves, Méténier, Lemonnier, Chaperon, etc.

M. Guiches a un vif sentiment des choses et des êtres de nature. Céleste Prudhommat et L’Ennemi sont des livres consciencieux et massifs qui mettent en scène des mœurs villageoises correctement observées. À ce compte, on le retrouvera dans les rustiques, à côté, sinon un peu au-dessus d’un autre naturaliste, M. Garaguel, qu’on vit préluder à l’étude des champs par celle du Boul-Mich.

M. Fèvre eut pour début un volume en collaboration avec ce pauvre Louis Desprès, qu’une législation imbécile mena demi-mort à Saint-Lazare. On lui doit, entre autres livres personnels, Au port d’armes, où il y a sous l’enflure des mots quelques bonnes qualités d’analyse.

De M. Descaves je ne dirai rien, et à la vérité je ne goûte guère ses truculences de style, son débraillement, ses allures d’adjudant gueuleur et casseur de vitres qui se rue sur la littérature comme sur un matelas. Il a publié Les Misères du sabre 12 qui est une insulte en trois cents pages à l’armée. Cela n’a point choqué outre mesure. Nos romanciers ne sont point tendres au métier militaire : un de plus, un de moins, il n’importe. Car rappelez-vous Le Cavalier Miserey de M. Abel Hermant13, Au port d’armes de M. Fèvre, Pœuf de M. Hennique, Fusil chargé de M. Mouton, Le Nommé Perreux de M. Bonnetain, La Croix de M. Méténier, Le Calvaire de M. Mirbeau, Le Canon de M. Jules Perrin14, livres de rancunes, les uns, ou de foi triste et souffrante (ce qui vaut mieux), les autres15. Et c’est un ironique contraste, si l’on se rappelle encore que M. Bourget dans cette curieuse étude qu’il publia, à vingt et un ans et au lendemain de nos désastres, sur le roman naturaliste et le roman piétiste16 ; cherchant ce que serait le roman de l’avenir et quelles conditions il lui faudrait observer, faisait ingénument du patriotisme la première de ces conditions. M. Méténier, dans ses livres : La Chair, La Grâce, La Croix, Bohème bourgeoise, montre un réalisme net et cruel qui n’est pas sans mérite. (Voyez particulièrement Bohème bourgeoise 17.)

M. Camille Lemonnier a touché à tous les genres ou presque, histoire, géographie, critique d’art, etc. Dans le roman, on cite de lui Les Concubins et Madame Lupar 18, d’une langue imagée et forte jusqu’à la brutalité.

Il y a enfin de l’observation, sous des violences, dans Le Grisou de M. Maurice Talmeyr, Argine Lamiral de M. Chaperon, Mademoiselle Vertu de M. Henri Lavedan, Ahénobarba et La Gouine de M. Boyer d’Agen, Chambre d’hôtel de M. Léo Rouanet, la Jupe de M. Trézenik, les Planches de M. Jean Blaize. Peut-être aussi conviendrait-il de rattacher au naturalisme quelques écrivains plus âgés, et dont les débuts ont précédé ceux de l’école ou qui se sont rangés sur le tard à son éthique : ainsi M. Francis Enne (Brutalités), MM. Vast-Ricouard (Claire Aubertin, La Vieille Garde, Madame Lavernon), M. Georges Duval (La Prétentaine, Une virginité).

VI

Mais les disciples chers au cœur du maître, les vrais fidèles et éternellement, ne sont point-là. Ils s’appellent Paul Alexis, Henry Céard et Léon Hennique. Des deux autres combattants de la première heure, l’un, M. Huysmans (Joris-Karl), s’est jeté dans la traverse symboliste et est devenu à son tour chef de bande ; et M. de Maupassant, son talent sain et vigoureux a tranché trop vite sur l’honnête médiocrité des disciples pour qu’on puisse le considérer autrement qu’en lui-même et dans sa pleine possession. On le retrouvera plus loin et isolé.

Pour M. Alexis, qu’il est passé en habitude de traiter de bourrique naturaliste, il ne l’est point tant qu’on dit, je pense. Il a eu du talent, au moins une fois, en 1875, dans une petite nouvelle intitulée Blanche d’Entrecasteaux, qu’il a justement négligé de recueillir, et c’est bien regrettable pour la réputation de Trublot.

M. Céard est l’auteur d’Une belle journée. Mme Duhamain, bourgeoise en mal d’amour, s’est laissée prendre aux gilets à fleur et au parler sentimental d’un courtier en vins nommé Trudon. Elle accepte un rendez-vous, entre au bras de Trudon dans un restaurant de Bercy, déguste du vin blanc et des huîtres, engloutit une sole normande, des petits pois, du fromage et de la frangipane ; et la grande ironie du livre, c’est que tous ces prolégomènes n’aboutissent, chez Mme Duhamain, qu’à un écœurement stomachique où sombrent ses idées d’amour. Depuis Une belle journée, M. Céard n’a publié aucun roman. « Cette affirmation de sa personnalité faite et bien faite, dit M. Geffroy, Céard revint à ses bureaucratiques occupations et garda le silence19. »

Reste M. Hennique. Celui-ci est un mâle, comme on dit dans l’école, et qui porte allègrement un bagage déjà lourd. Je signalerai seulement Dévouée et Pœuf, qui est l’histoire d’un brave homme de sapeur condamné à mort pour avoir volé un mouchoir bleu. La chanteuse Thérésa et le nouvelliste Becquet avaient déjà pris la défense du pauvre troubade. Mais le colonel demeure intraitable dans le roman comme dans la nouvelle, et dans la nouvelle comme dans la chanson. Et Pœuf continue à être fusillé. M. Hennique a une corde à sa lyre que n’ont point ses confrères en naturalisme, le sentiment, et il en tire d’assez jolies notes, parfois.

VII

Et enfin, voici un maître : M. Guy de Maupassant. D’observateur plus net et plus précis des menues choses de l’existence, je n’en connais et il n’en est peut-être point. Je remarquerai seulement que cette observation s’exerce dans un domaine un peu bien étroit ; que l’auteur, normand lui-même, n’a très évidemment étudié que des normands, qui ce volontaire et dure, mais égoïste, sèche, et maussade à désespérer ; qu’il ramène toute l’humanité de ses livres à ce type unique, et que c’est là un procédé de généralisation assez méchant pour un romancier qui a, comme lui, des parties de philosophe.

M. de Maupassant débuta dans Les Soirées de Médan par une nouvelle qui fut appréciée, Boule de suif. Longtemps il cultiva le genre, excellant à condenser en quelques paragraphes de petits drames pessimistes, publiés d’abord dans les journaux et qu’il recueillait ensuite sous divers titres : La Maison Tellier, Mademoiselle Fifi, etc. L’auteur ne mettait point grand scrupule au choix des sujets, qu’il prenait dans les maisons publiques et le purin des fermes. Au reste, la note en était toujours intéressante, quoique, disent les uns, pour ce que, affirment les autres. Et cela même est à remarquer, comme un trait distinctif que, dès ses premières nouvelles, M. de Maupassant tient pour l’« intérêt » contre la « tranche de vie ». La plupart de ses livres se porteraient aisément à la scène, et au vrai ce sont des drames, avec un commencement, un milieu et une fin, je ne sais quoi de cursif dans l’écriture, de ramassé dans les sentiments, le dialogue souvent substitué au récit. L’action est la première chose à ses yeux ; il ne la sépare point de la vie, et il n’a point tort. Et à mesure qu’il avance, il lui sacrifie les descriptions chères à l’école, ou ne s’y laisse aller qu’avec réserve et par petits paragraphes20. Et son style s’en ressent un peu aussi, net et bref, et sans panache. Par quoi il sort de l’école une fois de plus.

Nouvelliste, sa réputation fut vite assise. On l’attendit à son premier roman, non sans défiance et quelque pique. Une vie, Bel-ami, Mont-Oriol, parurent coup sur coup, et il fallut bien reconnaître que le nouvelliste ne gênait point le romancier. Puis il revint aux nouvelles. C’est Miss Harriet, c’est Les Sœurs Rondoli, c’est Monsieur Parent, Yvette, Le Horla, Clair de Lune, les Contes du jour et de la nuit, les Contes de la Bécasse, toute une librairie. Pour l’auteur, il ne change point ; il est le même ici et là, d’un réalisme cruel et pénétrant (c’est, je pense, notre seul grand réaliste), peu donneur de phrases, s’écoutant peu, sans gestes en l’air, mais plutôt procédurier, déduisant, induisant, construisant avec des faits, rarement avec des idées, le moins spéculatif des hommes, ayant eu je ne sais quelles velléités de fantastique dans Le Horla, dans La Peur, dans La Main, et ayant gagné à son échec de se connaître mieux et de se réserver.

Sa misanthropie est d’un caractère à part. Il y a des misanthropies douces et résignées, qui sont bonnes à la vie, encore qu’elles savent au juste le peu qu’elle vaut, et c’est de cette misanthropie qu’est faite l’âme ironique d’un Renan ou d’un France, Celle-ci a quelque chose de sec et qui éloigne. On sent qu’elle est plus intuitive que réfléchie ; on y sent l’homme qui s’est trop défié, et de tout temps, pour avoir jamais souffert. Et comme elle est un bouclier pour ceux-ci, on sent qu’elle est une arme pour celui-là. Il n’a point appris le monde peu à peu et en comptant chaque étape de sa science par une illusion tuée, et à vrai dire il n’eut jamais d’illusions et il vit le monde tout d’abord comme il est. Il n’y a pas une larme dans tous ses livres, pas une pitié, et seulement du mépris. C’est moins de la misanthropie que de l’égoïsme21.

VIII

Le talent de M. Mirbeau est plus humain ; je devrais dire qu’il s’est humanisé en se développant. M. Mirbeau commença par suivre d’un peu bien près les traces de l’auteur d’Une vie, et à ce compte ses premières nouvelles sont d’un bon élève, mais d’un élève. Lisez ou relisez les Lettres de ma chaumière. Il s’y efforce vers les réalités substantielles et concises de M. de Maupassant et il y atteint, mais soufflant et suant. Il ne se dégage à peu près que dans Le Calvaire et il est tout à fait lui dans L’Abbé Jules. J’entends d’abord qu’il a dépouillé cette sécheresse et cette indifférence qui sont le pire dandysme, quand elles n’ont point un fonds de nature. Et c’est le cas ici. Soyez sûrs que M. de Maupassant eût pu signer toutes, ou presque, les Lettres de ma chaumière, qui sont de la misanthropie tassée et concentrée suivant sa recette, et qu’il n’eût jamais ni pensé ni écrit, par exemple, les belles pages du Calvaire toutes débordantes d’humaine pitié, où le petit soldat Jean-François, de garde au bord des plaines grises de la Beauce, fusille à bout portant un éclaireur prussien :

« Cet homme, j’avais pitié de lui et je l’aimais ; oui, je vous le jure, je l’aimais !… Alors, comment cela s’est-il fait ?… Une détonation éclata, et dans le même temps que j’avais entrevu à travers un rond de fumée une botte en l’air, le pan tordu d’une capote, une crinière folle qui volait sur la route… puis rien, j’avais entendu le heurt d’un sabre, la chute lourde d’un corps, le bruit furieux d’un galop… puis rien… Mon arme était chaude et de la fumée s’en échappait… Je la laissai tomber à terre… Étais-je le jouet d’une hallucination ?… Mais non… De là grande ombre qui se dressait au milieu de la route, comme une statue équestre de bronze, il ne restait plus rien qu’un petit cadavre tout noir, couché, la face contre le sol, les bras en croix… Je me rappelai le pauvre chat que mon père avait tué, alors que de ses yeux charmés il suivait dans l’espace le vol d’un papillon… Moi, stupidement, j’avais tué un homme, un homme que j’aimais, un homme en qui mon âme venait de se confondre, un homme qui, dans l’éblouissement du soleil levant, suivait les rêves les plus purs de sa vie !…

« Je l’avais peut-être tué à l’instant précis où cet homme se disait : “Et quand je reviendrai là-bas…” Comment ? Pourquoi ? Puisque je l’aimais, puisque, si des soldats l’avaient menacé, je l’eusse défendu, lui, lui, que j’avais assassiné ! En deux bonds, je fus près de l’homme… je l’appelai ; il ne bougea pas… Ma balle lui avait traversé le cou, au-dessous de l’oreille, et le sang coulait d’une veine rompue avec un bruit de glou-glou, s’étalait en marge rouge, poissait déjà à sa barbe… Je lui tâtai la poitrine à la place du cœur : le cœur ne battait plus… Alors, je le soulevai davantage, maintenant sa tête sur mes genoux, et, tout à coup, je vis ses deux yeux, ses deux yeux clairs, qui me regardaient tristement, sans une larme, sans un reproche, ses deux yeux qui semblaient vivants ! Je crus que j’allais défaillir, mais rassemblant mes forces dans un suprême effort, j’étreignis le cadavre du Prussien, je le plantai tout droit contre moi, et, collant mes lèvres sur ce visage sanglant, d’où pendaient de longues baves pourpres, éperdument, je l’embrassai22… »

Je ne voudrais point ajouter à cette belle page ; je dirai seulement qu’elle n’est point unique dans l’œuvre de M. Mirabeau. Et admirez tout de même comme les petites choses d’école se fondent dans le talent : voici un naturaliste, — un impersonnel, donc — et qui émeut !…

Chapitre II.
Les Impressionnistes

Edmond et Jules de Goncourt. — Alphonse Daudet. — Paul Arène. — Paul Chalon. — Hugues Le Roux. — Jean Lorrain. — Jules Claretie. — Pierre Loti.

L’impressionnisme, ou ce qu’on appelle de ce nom, est une autre forme du réalisme, un art tout matériel encore. Mais voici où il se distingue du naturalisme : quand le naturaliste (M. Zola, par exemple, après Balzac et Taine) d’une scène ou d’un paysage prendra indifféremment tous les détails élémentaires, les entassera l’un sur l’autre, et, par cette accumulation, atteindra quelquefois à un effet d’ensemble, l’impressionniste dans ce paysage ou dans cette scène distinguera d’abord le détail dominant, la tâche, comme dit M. Brunetière, et c’est la tâche seule qu’il mettra en valeur pour obtenir l’impression totale23.Voyez les Goncourt, surtout M. Daudet et M. Loti. Au reste, ici, comme dans le naturalisme, pensées et sentiments, la langue de l’impressionniste les traduira toujours en sensations ; ou, pour mieux dire, la pensée et le sentiment, indiqués d’une manière très succincte, s’éclairciront au cours de la phrase par une image sensible, telle, par exemple, que celle-ci : « Il lui semblait que son passé se rapprochait dans l’enchantement mélancolique d’une harmonie éloignée sur la corde d’un violon qui eût pleuré24. » Vienne une école plus hardie qui, supprimant la pensée ou le sentiment, déjà sacrifiés à l’image, conservera seulement l’image (Une harmonie éloignée sur la corde, etc.), nous aurons la troisième et dernière incarnation du réalisme : le symbolisme sensationnel de M. Huysmans et de M. Moréas.

Le procédé d’exécution (je ne dis pas l’exécution) est donc, avec des nuances, à peu près le même chez tous les impressionnistes. Pour nous communiquer une vision exacte des choses, il faudra qu’ils transposent dans leur style les moyens de la peinture. Ils renonceront, nous l’avons vu, au terme abstrait en faveur de l’image ; ils choisiront dans les mots ceux qui ont, en soi-même et en dehors du sens, une beauté et une valeur propres25, par quoi ils seront amenés, ou à les détourner de leur vrai sens, ou à les associer, en vue de l’effet, à des mots d’un autre ordre, ou à créer de toutes pièces des vocables nouveaux. Joignez à ces procédés généraux l’emploi de la petite phrase courte et sans verbe, de l’adjectif démonstratif ce, cette, ces, qui indique les objets comme présents, et de l’adverbe très, qui accentue la couleur ou la forme des objets, vous aurez, je pense, l’ensemble des procédés d’exécution communs à M. Daudet, à M. Loti, à M. de Goncourt et à tous les impressionnistes de leur école.

Il reste maintenant à pénétrer dans l’intimité du groupe. Mais ici les distinctions s’établissent d’elles-mêmes, le fonds d’idées, de sentiments et de sensations, variant avec chacun.

I

MM. Edmond et Jules de Goncourt sont entrés dans les lettres par un roman intitulé : En 18.., dont le survivant des Goncourt a porté cette appréciation, qu’il serait messéant de discuter :

« C’est mal fait, ce n’est pas fait, si vous le voulez, ce livre ! Mais les fières révoltes, les endiablés soulèvements, les forts blasphèmes à l’endroit des religions de toutes sortes, la crâne affiche d’indépendance littéraire et artistique, le hautain révolutionnarisme prêché en ces pages ; puis, quelle recherche de l′érudition, quelle curiosité de la science, et dans quelle littérature légère de débutant trouverez-vous ce ferraillement des hautes conversations, cette prestidigitation des paradoxes, cette verve qui, plus tard, tout à fait maîtresse d’elle-même, enlèvera les morceaux de bravoure de Charles Demailly et de Manette Salomon, et encore ce remuement des problèmes qui agitent les bouquins les plus sérieux, et, tout le long du volume, cet effort et cette aspiration vers les sommets de la pensée26 ?… »

Qu’entendent MM. de Goncourt par les « sommets de la pensée » ? Voici qui nous renseignera. Dans un de leurs premiers livres, Madame Gervaisais, ils ont écrit :

« Ses initiateurs, ses guides, au milieu de cette poursuite des plus écrasants problèmes psychologiques, avaient été ces deux maîtres de la sagesse moderne : Reid et Dugald-Stewart, les illustres fondateurs de l’École écossaise, les ennemis de la méthode analytique et hypothétique des écoles anciennes. Après avoir traversé tout le scepticisme de Locke, le matérialisme de Condillac, elle éprouvait pour ces deux philosophes la reconnaissance d’avoir eu, par eux, respiré sur ces purs sommets, pareils aux hauteurs du “Bon-Sens”, où Reid rend à l’homme le sentiment de sa dignité et base la morale et la métaphysique sur la puissance et l’excellence de la vie humaine27. »

J’espère qu’on est satisfait. Peut-être désirerait-on seulement que MM. de Goncourt nous éclairassent par quelques traits sur le compte de ces deux maîtres de la sagesse moderne, Reid et Dugald-Stewart, en qui une ignorance commune à bon nombre d’esprits n’avait voulu voir jusqu’à eux que d’honnêtes façons d’empiriques. Mais ces messieurs ont eu soin de nous avertir qu’au culte de Reid Mme Gervaisais associait celui de Kant. Kant, disent-ils, a fait « découler la liberté, l’Homme-Dieu, du beau principe désintéressé qui est pour lui comme l’honneur de l’humanité et la clef de voûte de sa philosophie : le devoir », Évidemment, il n’y a plus rien à dire. À peine oserai-je formuler une timide objection de style sur cet Homme-Dieu qui découle d’une clef de voûte.

Par les idées et par le style, il faut donc reconnaître que les livres de MM. de Goncourt28 sont au nombre des plus curieux de ce temps. Il n’en est point, comme ils disent, qui aient remué plus de questions, ou, ce qui revient au même, qui aient transformé en questions ce qui, pour nous, n’en était pas. Les exemples se pressent. Entre tous, sachons-leur gré d’avoir ravivé sur Homère un débat qu’on croyait éteint depuis Zénodote d’Ephèse. Et à qui donc, mieux qu’aux auteurs de La Fille Élisa et de Germinie Lacerteux, appartenait-il de nous révéler que l’auteur de l’Iliade n’a jamais peint au monde que des souffrances physiques ? Ils l’affirment. Il n’y a plus à y revenir. Mais je regrette qu’ici encore MM. de Goncourt aient cru devoir garder pour eux les motifs de leur arrêt.

Ces larges esprits n’ont point été retenus, comme on pense, par de vaines considérations de temps et de lieu. Leur dernier livre (Journal des Goncourt) met en scène, dans le déshabillé d’une causerie familière, les principaux écrivains du siècle. Ils nous débarrassent ainsi d’un certain nombre de préjugés des plus fâcheux, dont ceux qui tendaient à nous faire voir dans Taine, dans Renan, dans Berthelot, quelques-unes des grandes intelligences contemporaines. Sainte-Beuve, qui nous apparaissait dans l’éloignement comme le modèle des honnêtes hommes de lettres, n’échappe pas à cette justice amère et rétrospective. Dorénavant, si l’on veut connaître le fin mot sur cet écrivain de dernier ordre, ce n’est point dans ses articles qu’on l’ira chercher, mais dans les conversations des dîners Magny, si fidèlement croquées par MM. de Goncourt. On se trouvera en présence d’une manière de pion, sans idées et sans style, qui fut trop heureux de rencontrer çà et là de complaisants amis, comme MM. de Goncourt, pour lui souffler ses articles. L’avouerai-je ? Tout reconnaissant que je sois à ces messieurs de leurs révélations, j’ai comme un scrupule et un regret. Peut-être qu’avant de publier leur Journal ils n’ont pas suffisamment médité cette phrase du même Sainte-Beuve : « Les anciens, honnêtes gens, avaient un principe, une religion : tout ce qui était dit à table entre convives était sacré et devait rester secret ; tout ce qui était dit sous la rose (sub rosà, par allusion à cette coutume antique de se couronner de roses dans les festins) ne devait point être divulgué ni profané29. » Après cela, vous me répondrez que MM. de Goncourt n’aiment point les anciens. Et c’est, à être franc, la seule excuse de tous ces papotages. Il n’y a donc qu’eux dans le siècle ? Ils résument tout, philosophie, histoire, critique, et le roman, qui est la synthèse des synthèses ? Quelle plaisanterie !

Prenons-les plutôt pour ce qu’ils sont, pour ce qu’ils ont toujours été, des artistes30. La qualité n’est déjà point si dédaignable, et elle eût pu leur suffire. Mettons qu’ils ont été Brauwers et Watteau, une combinaison extrêmement savoureuse de maniéré et de sincère. Leurs paradoxes (j’allais dire leurs charges), cette intransigeance dans les jugements qui est la marque d’esprits cantonnés, et jusqu’à ce modernisme farouche des deux frères, qui, à tout propos, part en campagne contre la tradition, un peu comme don Quichotte contre les moulins, sourions-en, si ce sont les inévitables petits côtés de leur nature d’artistes. Sainte-Beuve (bien imprévoyant dans l’épithète) les a appelés d’« aimables hérétiques ». Aimables, je ne sais point. Mais c’est, sans doute, qu’avec un peu plus d’orthodoxie et un peu moins d’intransigeance, ils n’eussent pas, les premiers, apporté cette fièvre, cette fougue heureuse, tant de passion et de vie à la peinture de la société contemporaine. On n’eût point eu d’eux ni Charles Demailly, ni Manette Salomon, ni même Germinie Lacerteux, et pour ces livres-là il faut leur pardonner de trouver Raphaël « bourgeois » et de dire de l’antiquité qu’elle n’a été « faite que pour être le pain des professeurs ». Eh ! Oui, leur maîtrise est réelle et nul ne songe à la contester. Mais je ne pense point qu’elle soit là où ils la placent, et que, pour avoir écrit Madame Gervaisais ni La Femme au xviiie  siècle, la postérité voie en eux les philosophes et les historiens qu’ils prétendent. Est-il donc nécessaire de le rappeler ? La philosophie, comme l’histoire, demande un esprit de généralisation qui est justement l’opposé du leur. S’ils ont une maîtrise, c’est au contraire dans le détail qu’elle éclate, c’est dans cette acuité d’une vision qui dès l’abord décompose le concret et pousse son analyse jusqu’à l’infinitésimal. Daudet raconte qu’un an durant le monde des peintres ne jura que par Manette Salomon 31. Je le crois sans peine. Ils vivront par-là, et par là seulement, par cette fidélité dans le rendu, par cette minutie littérale qu’ils ont les premiers introduite dans la composition, et qui est devenue, après eux, un procédé de l’école, et aussi et surtout par le relief d’une langue merveilleusement riche en contrastes et en nuances, et si mêlée qu’elle soit.

II

« Vérité, fantaisie, esprit, tendresse, gaieté, mélancolie, dit M. Jules Lemaître, il entre beaucoup de choses dans le plus petit conte de M. Alphonse Daudet32. » Je pense que l’on retrouverait ces qualités-là dans le plus long roman de M. Daudet. Peut-être qu’elles y sont associées et combinées d’une manière différente : la fantaisie n’y est point, comme dans les contes, à proportion de la vérité ; celle-ci a la belle part. L’esprit aussi s’y dérobe davantage à mesure que l’écrivain tâche à l’impersonnalité. La tendresse n’y est point si ardente ; j’y trouve plus de tristesse que de mélancolie, et, sur la fin même, de la haine. Après tout, Chamfort a raison : celui-là n’a point aimé les hommes qui ne sont point misanthropes à quarante ans. Et si envahissante qu’elle soit dans le dernier roman de M. Daudet, dans L’Immortel cette misanthropie y laisse encore une petite place à l’émotion ; il y a le coin des larmes jusque dans cette œuvre de colère. C’est par là qu’il nous prendra toujours, et il ne faut point chercher ailleurs que dans l’émotion le secret de ce charme extraordinaire qui lui attache toutes les âmes sentimentales ou passionnées de ce temps. On a beau dire qu’il procède de Dickens, que Jack et le Petit Chose sont un peu bien parents du pauvre Olivier Twist, il serait plus vrai de dire qu’il y a entre ces deux natures d’étroites affinités et qu’elles sont sensibles l’une et l’autre aux souffrances des humbles. Encore ne sont-elles point tout à fait pareilles de ce côté-là ; leur pitié elle-même diffère : celle de Dickens est plus active, d’abord, plus confiante dans la générosité de nos bons instincts, et, si elle nous montre le mal, elle ne nous dit point qu’il soit inguérissable. Avez-vous remarqué que tous ses romans « finissent bien » ? Le petit Twist et Rose Fleming se marient ; mais Jack meurt de la poitrine dans un hôpital. Notez encore que Dickens a trouvé çà et là d’inoubliables accents de détresse, des cris d’appel vers la justice de Dieu, que la pitié légère et un peu méprisante de Daudet ne pouvait connaître. Quand Olivier, traité de bâtard, rossé à coups de trique par l’horrible M. Bumble, s’est vu enfin seul, abandonné à lui-même dans la boutique morne et silencieuse du croque-mort, « il tomba à genoux sur le plancher, écrit Dickens, et, cachant son visage dans ses mains, il versa de telles larmes qu’il faut souhaiter pour l’honneur de la nature que Dieu veuille en faire rarement répandre de semblables à des enfants de cet âge ! ». Ces lignes-là, si simples, sont uniques. Le côté d’art, chez Dickens, est souvent inférieur ; il n’a pas la maîtrise soutenue de M. Daudet. Il l’emporte en vive et profonde humanité. La pitié de M. Daudet reste toujours un peu aristocrate ; elle se gantera pour faire l’aumône, et les misères dont elle nous entretient auront quand même une poésie latente. C’est par là qu’elle plaît si fort aux féminins.

III

Ne quittons point M. Alphonse Daudet sans signaler le petit groupe d’écrivains qui lui font habituellement cortège. Car c’est à lui, je pense, qu’on devra rattacher, dans le clan impressionniste, les quelques écrivains qui suivent, sauf M. Paul Arène, qui revendique à bon droit, sinon d’avoir précédé M. Daudet, du moins d’avoir aidé à ces jolis Contes de mon moulin, point de départ, comme on sait, de la réputation de son collaborateur. M. Paul Arène a publié depuis lors un certain nombre de nouvelles, La Mort de Pan, Curo Biasso, Le Vin de la messe, Les Haricots de Pistalugue, Le Canot des six capitaines, et par-dessus tout cet admirable Jean des Vignes qui m’apparaît comme la merveille des nouvelles pour la grâce chantante et l’ironie ailée du récit33.

M. Paul Chalon n’a publié, lui aussi, que des nouvelles, et c’est le titre même de l’unique volume qui ait paru de lui. « Sa prose, dit un jeune et délié critique, M. Charles Maurras34, a des bondissements d’oiselle, des sauts élastiques et vifs de graine en graine picorée sur le sol ou sur le toit de tuiles rouges d’une ferme du Languedoc ; elle ne se hasarde point sur les hautes branches. » M. Chalon relève directement de M. Daudet, du Daudet de la jeunesse, bien entendu.

On retrouverait encore un peu du charme de M. Daudet, quelque chose de sa grâce émue, dans certaines pages de M. Hugues le Roux35. Mais par le vif des analyses, par le dramatique des situations, par l’intensité du sentiment, c’est surtout à Gontcharoff qu’il fait songer. Au reste, tel de ses romans, comme L’Attentat Sloughine n’est qu’une mise en scène du nihilisme. Ses études précédentes, et en particulier sa traduction de la Russie souterraine de Stepniak, l’avaient préparé à l’analyse de ce grand cas passionnel de toute une race. Dans L’Amour infirme 36, M. Hugues est revenu au roman français.

Enfin, l’acuité de vision et la facilité de notation, qui sont, à défaut d’émotion, ses vertus marquantes, font de M. Jean Lorrain un impressionniste de la même école. Son style est un fouillis de choses heurtées, contradictoires, jolies et laides, tragiques et bouffonnes, à travers quoi perce un tempérament intéressant et original. Je recommande surtout Très russe.

Mais le décalque du maître, sa doublure, son ombre, nous ne l’avons point vu encore, et c’est M. Claretie37. Journaliste, historien, dramaturge, critique d’art et de théâtre en même temps que critique littéraire, et par-dessus tout romancier, M. Claretie est un de ces talents moyens dont il est permis de se demander la figure qu’ils feraient, s’ils n’avaient trouvé dans la vie sur qui prendre mesure. Il peut faire illusion ; il fait illusion quelquefois. On n’est pas sa chose bien longtemps. Il déclarait naguère à propos de Robert Burat, qu’il avait écrit ce roman « dans les heures volées à l’improvisation quotidienne », et, de fait, le roman est médiocre. Mais est-ce donc une excuse à sa médiocrité que la hâte de l’auteur, et, de grâce, que nous fait le temps qu’il a mis à l’écrire ? On cite Monsieur le Ministre comme son chef-d’œuvre. Je le veux bien. Mais relisez-en le début :

— « Allons au foyer, voulez-vous, Granet ?

— « Allons au foyer, monsieur le ministre !

« Il fallait traverser l’immense scène envahie par les machinistes manœuvrant les portants, comme les matelots équipent leur navire ; — et, cravatés de blanc, coquets, sans pardessus, leur claque sur la tête, des gens en habit noir allaient, venaient, traversaient la scène parmi les cordages, arpentant lestement le vaste espace qui mène au foyer de la danse. Il en sortait de partout, des fauteuils et des loges, et la plupart fredonnant la ballade de Nelusko, franchissaient lestement, en habitués, l’espèce d’antichambre qui mène de la salle à la scène… etc. »

Voilà l’impressionnisme de M. Claretie et le soin qu’il apporte à préciser sa vision et à varier ses effets. Que lui reste-t-il donc et par quoi expliquer sa situation littéraire ? Il lui reste, comme l’a excellemment dit M. Brunetière38, d’avoir introduit le reportage dans le roman, de s’être tenu à l’affût de la curiosité publique et d’avoir su la satisfaire à temps, en lui donnant pour pâture Monsieur le Ministre, quand cette curiosité se portait aux hommes de la politique, Le Troisième Dessous, quand c’était aux gens de théâtre, Jean Mornas et Les Amours d’un interne, quand c’était aux mystères malsains de l’hypnotisme. C’est tout ? — C’est tout.

IV

J’avais vraiment hâte d’arriver à M. Pierre Loti. Voici des œuvres ; voici un chef-d’œuvre : Pêcheur d’Islande. Qu’il serait intéressant d’en connaître la genèse ! Nous admirons dans l’Artémis grecque une incomparable pureté de type : mais que ne doit pas notre curiosité au savant qui a mis à nu, dans l’île de Délos, ces quelques statues ruinées aux trois quarts, qui reproduisent un type inférieur de beauté et forment une série étroite où se marquent, degré par degré, les progrès de l’art archaïque ? C’est sous une inspiration pareille, et toutes mesures gardées, que j’ai écrit les lignes qui suivent39. Elles m’ont été dictées par des Paimpolais de bonne foi qui avaient reconnu dans la vie les « héros » de Pêcheurs d′Islande. Ils ne se sont point trompés pour Yan. M. Loti a protesté contre l’assimilation faite entre Gaud et une « cabaretière ». Je donne acte ici de cette protestation. Mais comment empêcher cette recherche inquiète et parfois hasardeuse du public dans le domaine idéal du livre ? Et puis, j’y tiens, ceci peut éclairer sur les procédés de composition de M. Loti.

* * *

C’est, sur la tombée de mai, au pardon de Ploubazlanec, qu’on m’a montré Guillaume F…, le bon géant breton qui a servi de type à Pierre Loti, dans Pêcheurs d’Islande.

La procession venait de finir. Guillaume et trois autres matelots y avaient porté sur leurs épaules une miniature de frégate, pendue le reste de l’année en ex voto au plafond de l’église. Le navire est à califourchon sur une mince planchette, et, par derrière les matelots, un mousse secoue en mesure un ruban accroché à la poupe, pour imiter le tangage. Guillaume avait son costume blanc de la procession, le col empesé gondolant aux angles, la large ceinture et le chapeau ciré des matelots de l’État. À ce moment il riait à une demi-douzaine de petites filles qui fouillaient dans ses poches pour chercher des noix. « Kraoun ! Kraoun40 ! » chantait le chœur. Il secouait les épaules, la tête, chatouillé doucement par ces menottes familières et obstinées. Les enfants ne le lâchèrent qu’après qu’il leur eut donné un sou. Elles coururent jusqu’à la prochaine marchande. Lui riait toujours, de son rire un peu grave, et les petites chantaient maintenant, en agitant leurs noix, de loin : « Merci, Lome, Lomic de notre âme !… »

Lome ou Lomic, pour lui garder son joli diminutif, est en effet très assidu aux pardons de sa commune. Vous connaissez par ouï-dire ces pardons bretons : ils sont les mêmes qu’ils étaient il y a deux cents ans, et vous ne trouverez rien de si délicieusement suranné. Ils ne ressemblent point aux autres fêtes. Ce ne sont point des prétextes à ripailles comme les kermesses flamandes, ni des rendez-vous de somnambules et d’hommes-troncs comme les foires de Paris. L’attrait vient de plus haut : ces pardons sont restés des fêtes de l’âme. On y rit peu et on y prie beaucoup. Puis, les vêpres dites, les jeunes filles s’assoient côte à côte sur le talus du cimetière, et des groupes d’hommes s’arrêtent à leur causer d’amour, gauchement et bien doucement, tandis qu’elles baissent les yeux et roulent leur tablier, avec des moues ou des rougeurs ou des soupirs pour réponse. Et dans ces cimetières d’église, près des vieux parents couchés à deux pas et qui écoutent sous terre, là-bas c’est comme un sacrement et la mort y fiance vraiment l’amour.

Ils durent être de ces pardons, Yan et Gaud, les deux « héros » de Pêcheurs d’Islande. Ils se revirent à Paimpol. Vous savez comme ils se marièrent, et que le lendemain même des noces Yan appareilla pour l’Islande. Yan ne revint pas et Gaud en mourut.

Mais c’est le roman, cela. Au vrai, ni Gaud ni Yan ne sont morts ; ils ne se sont point mariés ; ils n’ont point échangé leur parole au cimetière. Peut-être ne se connaissent-ils pas ; mais, s’ils se connaissent, soyez bien sûrs qu’ils ne se sont jamais aimés, ni Yan ni Gaud.

* * *

La Gaud du roman s’appelle aussi Gaud dans la vie et est une véritable demoiselle. J’ai quelque scrupule à écrire son nom de famille. Mais si vous allez à Paimpol, demandez simplement Mlle Gaud : on vous mènera chez elle, par une petite rue étroite et sonore où les gros sabots des campagnards claquent sur les pavés et rebondissent en écho sur les ardoises des toits. Elle tient auberge, Mlle Gaud. C’est, dans la venelle qui touche à l’église, une maison à deux étages, bien vieille sous son crépi de chaux fraîche, et toute penchée. La salle du rez-de-chaussée n’a que des tables et des bancs ; au fond un petit comptoir d’étain, des barriques, l’escalier, et sur les murs, se répondant, une enluminure d’Épinal en face d’un arrêté contre l’ivrognerie. Vous êtes chez Mlle Gaud. Elle a aujourd’hui trente ans. Petite, grassouillette, avec une matité de teint où se reconnaît la demoiselle, ses cheveux roulés en bandeaux sous une coiffe de mousseline, sa bouche un peu plissée, ses yeux durs et ronds, elle incline la tête légèrement quand on entre, et sert la « pratique » sans lui parler. Elle n’est pas jolie comme dans le roman. Loti l’a caressée. Mais tout de même elle est bien Mlle  Gaud, la silencieuse, dédaigneuse et résignée demoiselle. Sa robe noire porte le deuil d’une chose morte et qu’on ne sait pas. Elle fut riche, jadis. Son père, une manière de vieux forban qui courait la traite, quelque part, en Guinée, l’avait fait élever au meilleur pensionnat de Saint-Brieuc. Elle y prit des délicatesses de vie. Elle sortit du pensionnat à seize ans (son père ayant vendu sa dernière cargaison de chair), vint habiter Paimpol avec lui, y passa quatre ans dans la haute société bourgeoise. Puis, tout d’un coup, le capital du vieux, engagé à nouveau, sombra dans une spéculation. Avec les sous intacts, on monta une auberge, qu’elle tint à elle seule, sans servante. Vous connaissez l’auberge : un buis sur la porte, quelques tables, des chopines à fleurs et deux barils d’eau-de-vie. Mais les maisons anciennes lui furent fermées. Elle tomba de sa classe. Les « dames de la société » regardaient ailleurs, pour ne la point saluer, quand elle passait. Elle souffrit plus de cette déchéance que de toutes les misères physiques. Peu à peu, l’auberge s’achalanda. Il y vint des Islandais, des ouvriers du port, des matelots de la petite pêche. Ceux-là aussi oublièrent que Gaud était de famille, et quelques-uns s’enhardirent à lui demander sa main. Mais elle les remercia doucement, avec une honte vite cachée. Son teint pâlit encore ; elle causait à peine, elle avait dans ses yeux une mauvaise flamme. Et elle ne se plaignait point, restant à rêver sur le pas de sa porte, ou tricotant au comptoir de ses petites mains Manches et fuselées. Ainsi depuis dix ans…

Et l’on vous montrera, dans l’auberge de Mlle  Gaud, la table boiteuse, où, quand il habitait Paimpol, venait s’accouder, les soirs, Loti.

* * *

Mais Pors-Aven, où habite Lomic, était sa promenade aimée.

De Paimpol, le chemin qui y mène longe un instant la côte, file à travers champs, et retombe dans la mer, à l’autre bout de Pors-Aven, après avoir coupé Ploubazlanec et Perros-Hamon. J’ai refait cette promenade, un matin d’automne, le livre de Loti à la main. Je suis entré à sa suite dans le cimetière de Perros, vous savez, le cimetière des Islandais. L’église est en forme de croix, des ormes et des frênes autour, et elle est si tassée de vieillesse que ses pauvres flancs gris disparaissent presque dans leur verdure. Et sous le porche, le long des murs, dans le cimetière, partout, les mêmes inscriptions noires sur de petits carrés de bois blancs : François Floury, perdu en mer, Pierre Gaous, perdu en mer, Jean Gaous, perdu en mer. Ou bien, ce sont des croix, de minuscules chapelles peintes, surmontées d’un cœur, des plaques en marbre, des losanges à jour et ouvrés à la main, naïvement. Et les inscriptions sont alors plus longues : « À la mémoire de Sylvestre Camus, enlevé du bord de son navire et disparu aux environs du Nordfiord en Islande, à l’âge de seize ans, le 18 juin 1856. » Et celle-ci, toute grosse d’effusions : « À la mémoire de Sylvestre Bernard, capitaine de la goélette Mathilde, disparue en Islande dans l’ouragan du 5 au 8 avril 1867, à l’âge de trente-deux ans, ainsi que 18 hommes formant son équipage. Bon frère, le Seigneur t’a appelé à la fleur de ton âge. Nous n’étions pas dignes de t’assister à ton heure dernière. La sainte Vierge, sous la protection de laquelle tu étais, nous a remplacés. Elle t’a fermé les paupières. Aimable enfant, compte sur nos prières. Nous ne t’oublions pas. »

Il y a des tombes, pour chacun de ces Islandais, dans le cimetière de Perros-Hamon, et sous ces tombes autant de grands trous vides. C’est une croyance, là-bas, que les naufragés n’habitent pas toujours la mer, et qu’ils viennent une fois l’an, à la fête des morts, prendre possession des fosses creusées pour eux dans le cimetière de leur paroisse…

* * *

… Sur la route, un brigadier de douane qui passe, une bouffarde aux dents. Je lui demande la maison de Lomic.

— Lomic ? Le « héros » n’est-ce pas ?

— Le « héros » ? Est-ce qu’on l’appelle de la sorte à Pors-Aven ?

— Oh ! et à Paimpol aussi. Tout le monde le connaît, allez, avec sa bonne face rouge et ses épaules d’hercule.

Le brigadier — un gallot, à l’air et à la voix — prend un temps pour rallumer sa pipe…

— Faites-vous route avec moi, monsieur ? Je suis à l’heure. Je vais à Pors-Aven. Je vous déposerai chez Lomic en passant.

Nous voilà en route.

— Et Lome ?

— Lome ? Mais vous savez bien. Il paraît qu’il a été mis dans un roman, et tout de même qu’il ne connaît pas son A. B. C., faut croire que ça le flatte dur, puisque l’idée lui revient au premier coup qu’il boit. Pour lors, il n’y a que lui. Il se dandine, il fait le joli cœur, il court les cafés de Paimpol en cornant à la compagnie : « C’est moi qui suis le héros ! » Les seuls mots français qu’il ait pu retenir, croiriez-vous, ou presque. Car ces têtus d’Avenois sont plus fainéants les uns que les autres. Ils ne veulent point de l’école ; ils n’y sont point allés ; leur marmaille n’y va point. Et comme ils baragouinent tous breton, qu’ils se marient chez eux, et qu’il n’y a dans le village que trois familles, les Caous, les Floury, et les Maël, vous voyez d’ici la belle crasse d’ignorance qu’ils ont sur l’entendement…

— Et Lome ?

— Lome ? Mais guère plus éduqué que les camarades, Lome. Par exemple, monsieur, bon garçon, et dur et fort comme rouvre. Et si vous voyiez comme les armateurs se l’arrachent pour l’avoir à leur bord ! Ah ! il en faut aussi, et des ruses, et du nerf, pour cette satanée pêche d’Islande ! On ne prend point la morue avec des mitaines ! Faux point des demoiselles en soie dans les dorys ! Souque et trime, garçon, houp ! Il n’y a pas à sortir de là…

— Et Lome ?

— Lome ? Dame, que voulez-vous que je vous dise encore ? Qu’il court sur ses trente ans ? Qu’il a cinq frères et deux sœurs ? Qu’il est l’aîné de la garçaille ? Vous savez tout ça. Non ? Son père doit friser la soixante-dizaine, et Yan-Bras (Jean le Grand), comme on dit ici, mérite joliment encore son surnom. C’est le colosse de Pors-Aven, un pays où les petits hommes ont cinq pieds six pouces. Et ce qu’il trime, le vieux ! Un qui ne se couchera que mort, pour sûr et certain. Croiriez-vous qu’à son âge il est toujours matelot ? Il balaie la baie d’une marée à l’autre, avec son germain, Sylvestre, qui est capitaine du bord. Même, voici quelque temps ils ont trouvé un navire grec d’au moins 800 tonneaux, chargé de fin froment et délesté de l’équipage. Ils l’ont remorqué à Paimpol, et, pour sa part, le père de Lome a reçu une demi-douzaine de mille francs. Ah ! monsieur, c’est ça qui vous soulage une existence ! On a réparé la maison, qui croulait, acquis un champ, remplacé la toiture de glui par des ardoises, bordé le tout d’un mur neuf. Tant et tant que quand Lome est revenu des fjords, il ne reconnaissait plus la maison de son ascendant, et restait bouche bée devant le huis, sans oser ouvrir !…

Le brigadier s’arrête.

— Tenez, monsieur, à votre gauche, cette petite maison blanche, toute blanche, avec son jardinet où vague et claque du bec un gros cagnard… Je vous quitte : c’est la maison du « héros ».

* * *

Ce jour-là, pourtant, je ne vis point mon ami Lome. Il avait embarqué à bord de la Champenoise, une « Islandaise » qui s’en allait à Cadix acheter du sel. L’hôtesse m’accompagne sur la porte. Cette fine goélette, là-bas, qui double les Héaux, c’est la Champenoise. Une petite brume court sur la mer. En face de Pors-Aven, des iles s’estompent que chanta Loti, Craka toute nue, Houic-Poul, Duz, Saint-Riom, l’antique et fertile Carohènes, où s’établirent au xiie  siècle des moines réguliers de l’ordre de Saint-Victor, plus loin Rochsonne, dentelée comme une forteresse, les Créo, où geignent des âmes, les Gast, nids à courlieux, et au dernier plan de l’horizon l’échine allongée, les monstrueux Metz de Gouellou, pareils à des cachalots. La mer est toute grise sous le ciel gris. On ne sait pas où commence la mer et où finit le ciel. Et dans cette uniformité, imaginez le soleil blanc, fatigué et sénile, des déclins d’automne…

Chapitre III.
Les Symbolistes

Joris-Karl Huysmans. — Paul Adam. — Jean Moréas. — Édouard Dujardin. — Gustave Kahn. — Francis Poictevin. — Maurice de Fleury. — Léo d’Arkaï. — Charles Vignier.

Le symbolisme date, à proprement parler, de la création des langues. L’anthropopithèque qui s’avisa le premier de désigner un objet par une onomatopée fit du symbolisme, et il ne paraît pas que le symbolisme contemporain diffère sensiblement du symbolisme de ce primitif.

Dans sa forme définitive (Jean Moréas, Poictevin, Kahn, etc.), le symbolisme consiste en ceci : qu’une pensée étant donnée, avec l’image qui la traduit, l’image seule sera mise en valeur. C’est de l’art sensationnel, et il est au moins curieux qu’avec une pareille formule il ait des prétentions à l’idéalisme. On pourra voir, tout au contraire, que le symbolisme est né directement du naturalisme qui le contenait mêlé à d’autres éléments.

Les symbolistes s’appellent quelquefois aussi décadents, décadistes et déliquescents41. En poésie, ils se réclament de M. Paul Verlaine ; mais M. Verlaine avait fait de bien beaux vers avant de s’apercevoir qu’il était symboliste42. En prose, ils relèvent de M. Joris-Karl Huysmans et de M. Arthur Rimbaud. Mais M. Huysmans n’est qu’un demi-symboliste, et M. Rimbaud est mort.

I

Voici pour le vivant. Les conceptions de M. Huysmans (Joris-Karl) se distinguent par leur extrême simplicité. Dans En ménage, un mari, trompé par sa femme, la quitte, essaie de l’amour libre, s’ennuie à périr, et de lassitude conclut qu’il vaut encore mieux reprendre son collier de misère. Dans À vau-l’eau, un employé de mairie, écœuré des fromages au savon de Marseille, des carnes fétides et des litharges coupées d’eau de pompe qu’on lui sert à son restaurant ordinaire, le quitte, tâte de restaurants nouveaux, y trouve la nourriture un peu plus détestable, et de lassitude conclut qu’il vaut encore mieux rentrera son ancienne « gargote ». Dans Les Sœurs Vatard, un garçon et une fille qui ne s’aiment point, qui ne se désirent point, et qu’une commune horreur de la solitude a rapprochés un temps, jugent bientôt toute cohabitation impossible, et de lassitude concluent qu’il vaut encore mieux retourner chacun chez soi. Dans À rebours, un gentilhomme de la décadence, un « fin de siècle », qu’énerve notre monotone train de vie, se lance, trois cents pages durant, dans des sensations rares, s’y énerve un peu plus, et de lassitude conclut qu’il vaut encore mieux revenir à la vie normale. Enfin, dans En rade 43, deux Parisiens, rassasiés de Paris, des clubs, des théâtres, des musées, de l’Institut et de M. Déroulède, se réfugient à la campagne, y souffrent mille avanies, et de lassitude concluent qu’il vaut encore mieux regagner leur entresol du boulevard. Ainsi, l’œuvre entière de M. Huysmans se ramène à cette proposition renouvelée du sage Siddartha : « Toute agitation est vaine. Ne demande jamais d’œufs frais au garçon de ton restaurant. Outre que ces ambitieuses pensées te perdraient dans son estime, elles auraient cet autre résultat de te faire trouver ton omelette un peu plus rance que d’habitude. Ici-bas, le mieux ne se rencontre jamais ; le pire seul arrive. Or, je vais te prouver ça en six volumes de la collection Charpentier. Ça m’embêtera, mais ça t’embêtera. Et tout ça, ce sera le symbolisme ! ».

II

Mais M. Huysmans reste sur la lisière du naturalisme et du symbolisme ; avec MM. Poictevin, Paul Adam, Moréas, Kahn, Dujardin, Viguier, etc., nous entrons dans le symbolisme pur. Voici comment :

Si l’on veut bien ouvrir À rebours, En rade, ou tout autre livre de M. Huysmans, on y trouvera deux sortes d’esprit. Naturaliste, M. Huysmans l’est surtout par les mauvais côtés (thèmes vulgaires, détails bas, fausse méthode scientifique). Symboliste, c’est un autre homme. Il lui faut la fine fleur de l’étrange ; sa fantaisie sort du présent, vagabonde en des décors de rêve, évoque d’inconcevables magies qu’il tâche à rendre d’une langue extraordinaire comme elles, somptueuse, barbare et maniérée.

Que si l’on s’inquiète à présent comment ce symboliste et ce naturaliste, d’essence si contradictoire, peuvent cohabiter en M. Huysmans sans se prendre aux cheveux et se manger le nez deux fois par ligne, je ferai observer d’abord qu’ils ont bien réussi à vivre en bonne intelligence chez M. Zola lui-même, qu’il y a, au reste, une excellente façon pour les empêcher de s’entre-dévorer, qui est de les mettre chacun à part, et que c’est très sagement à quoi s’est résolu l’auteur d’En rade, divisant son livre en deux compartiments, l’un pour la réalité (installation du couple Malles à la campagne, saillies, vêlages, etc.), et l’autre pour le rêve (M. et Mme Malles s’intoxiquant de haschich et leur voyage dans les nues).

Ces deux tendances, qui n’ont point cessé de gouverner M. Huysmans, ont gouverné quelque temps eux-mêmes les plus en vue de nos jeunes romanciers symbolistes. Ils n’ont point trouvé leur voie du premier coup. C’est qu’en effet les littératures sont soumises aux lois des autres productions et ne sortent guère des cerveaux tout armées. Mais rappelez-vous La Faute de l’abbé Mouret, Le Ventre de Paris, La Curée, Nana. Le naturalisme était gros du symbolisme. Si le cordon a été coupé un peu vite, si l’enfant s’est retourné contre sa nourrice, c’est par une fatalité d’ingratitude où les écoles n’échappent pas plus que les hommes. Après cela, relèverai-je l’étonnante phrase de M. Paul Adam, affirmant que « le naturalisme s’est écroulé parce qu’il ne croyait pas à l’idéalisme44 » ? C’est donc qu’il n’eût plus été le naturalisme, ou qu’il faut demander aux contraires de se concilier. Pour ma part, et si tant est que le naturalisme soit mort, je ne serais point éloigné d’en donner l’explication opposée, et que son échec final vient justement de ce qu’il n’a point su se renfermer en lui-même et rester le naturalisme tout court, l’école de l’observation nette et précise. Ces raisons-ci sont-elles préférables, que donne à la suite M. Paul Adam, dont la première qu’en tant que patriote « il faut haïr l’œuvre naturaliste, qui tâche pour avilir à la face du monde la plus perfectible des races, en souillant son effigie de toutes les ordures morales comme de toutes les infirmités physiques » et l’autre qu’en tant que politique « soucieux d’apaiserles guerres intestines, il faut réprouver une littérature qui excite la rage idiote des plèbes, afin que ces pitoyables multitudes soient grugées dans la suite, au bénéfice de triomphateurs cupides » ? J’ai un peu de peine à le croire. Au reste, concède M. Adam, s’il est permis « aux gens du monde de flétrir pour ces motifs une œuvre, il messied aux littérateurs de reprendre un écrivain sur de telles raisons ». La réprobation de ceux-ci se justifiera par d’autres chefs, et d’abord par les ordures de M. Zola (M. Zola est évidemment ici pour naturalisme, une religion s’écroulant avec son dieu), par ses procédés romantiques de composition, par ses inconséquences, par son sans-gêne avec la vérité. Enfin, dernier reproche, et non celui qui tient le moins au cœur des symbolistes, M. Zola « manque de style ».

C’est la préoccupation de l’école. La phrase plus qu’assouplie, disloquée ; les règles, la syntaxe, la vieille construction logique dont parle Fénelon, abolies ; mots anciens et de jargon, grecs, latins, picards, toute l’érudition en délire et monstrueusement goguenarde de Rabelais, versée dogmatiquement et pontificalement dans la langue par ces prêtres du Son ; l’absence de rythme devenant le rythme suprême ; et des effets de verbe, des cabrioles d’adjectifs, des dégingandements de périodes, la langue entière prise d’hystérie, les oh ! les ah ! les si ! les pâmoisons, les spasmes, les râles et les roulements d’yeux coupant la prose en bonne santé de nos pères ; par là-dessus, je ne sais quelle affectation de mystère et d’hiérophantisme, voilà, en fin de compte, à quoi se réduit « l’écriture symboliste ». Mais de philosophie ou d’idées, l’école n’en a pas ou n’en a que d’emprunt. Elle en est restée au nihilisme de Flaubert et de Zola. Tout le thème de l’école est, à bien prendre, dans le vers du pauvre Laforgue :

Ah ! que la vie est quotidienne !

Et d’immenses lassitudes, du dédain et du dégoût, transcendantalement rendus dans le style qu’on sait45. Le seul, ou presque, qui pense de cette école, car je n’y range point M. Barrès, bien que l’école se réclame de lui plus que lui-même ne se réclame de l’école, le seul qui pense, dis-je, qui ait raisonné sur son art et qui soit peut-être un écrivain de promesse. M. Paul Adam, en est encore à se chercher, donne du front tour à tour contre le réalisme et l’idéalisme, et vague un peu à l’inconnu46. Mais la prose de M. Moréas, avec son chant, ses rythmes, sa noblesse souvent, qui a lu ce grec frotté de Rutebeuf et de Rabelais peut-il rêver une absence d’idées plus élémentaire sous une rhétorique plus ornée ? M. Moréas s’en est si bien rendu compte lui-même qu’il semble avoir renoncé à toute création personnelle pour s’abriter dans des adaptations de légendes moyen âge, où s’éploient à l’aise ses richesses de langue : « Et la belle princesse portait une robe de soie, où l’on voyait brodés à fin or des pards et des dragons, des serpents volants et des escramors et bien d’autres bêtes. Et le beau valet Constant chevauchait un cheval baillet couvert d’un drap de couleur azurée, « etc., etc.47. » Et il n’y a pas plus de raison pour que cela finisse qu’il n’y en a eu pour que cela ait commencé.

III

Encore M. Moréas peut-il se réclamer du rythme. Maladroit aux idées, c’est un subtil manieur de phrases, et il est bon qu’on s’en souvienne48. Mais pour M. Dujardin et M. Kahn, je crois bien qu’ils échappent entièrement à toute littérature. Ce dernier a publié dans les revues sémites des pages dont il n’y a rien à écrire49. M. Dujardin, lui, a publié Les Hantises (un recueil dans la manière noire d’Hoffman, compliquée d’inventions baroques à la Mark Twain), puis Les lauriers sont coupés, roman symboliste, qui, si on ne connaissait l’auteur pour imperturbable, semblerait la parodie anticipée de la belle monographie de M. Maurice Barrès : Sous l’œil des Barbares. J’ai quelque inquiétude à analyser de tels livres. Qu’un romancier s’impose le programme suivant : dans le désordre de la vie cérébrale, avec la confusion perpétuelle des sentiments, des idées et des sensations, le trouble qu’apportent les circonstances extérieures au développement logique de la pensée, les sautes brusques de cette pensée même, se rappeler et tâcher à décrire dans leur minutie absolue tous les sentiments, idées, sensations, qui peuvent traverser un cerveau humain de sept heures à dix heures du soir, si vous n’arrivez pas avec un programme comme celui-là à confectionner un monologue pour Coquelin cadet, je dis que vous n’aurez point été fidèle à votre programme. C’est ici l’éternel sophisme du réel pris et donné pour le vrai. En admettant que ce fût un homme de talent qui eût conçu le programme de M. Dujardin, et qu’il l’eut intégralement exécuté (chose que je tiens pour impossible), pensez-vous que son œuvre produirait l’impression de vie qu’il en attend ? Eh ! oui, je sais que le cerveau est ainsi fait. C’est, par exemple, en moi, dans le moment où j’écris, tout un chaos de perceptions, bruits de voix, roulements de voiture, coups sourds de marteaux sur l’enclume, et la palpitation du sang aux tempes, l’afflux de mille sensations de bien-être ou de malaise, et ma pensée courant au travers, toute à sa tâche de réflexion. Mais quoi ! si je ne venais pas de les noter ici pêle-mêle, perceptions confuses et perceptions distinctes, ne serais-je pas bien embarrassé, une heure après, pour trouver dans mon souvenir la moindre trace des premières, alors que les secondes auront survécu ? Et même dans celles-ci, dans les perceptions distinctes, un choix se fera encore à mesure. Mon passé finira par se ramasser en quelques traits nets et caractéristiques. Au romancier d’observer ces traits, car c’est avec eux seulement qu’il reconstituera mon « moi ». La nature simplifie ; l’art ne peut que suivre la nature. À les vouloir violenter tous deux, on risque la cocasserie, uniment.

IV

Parlerai-je à présent des obscénités symbolistes de M. Poictevin50 ? Citerai-je, comme la seule critique qu’on en puisse faire, — et le sujet mis à part, — des phrases de français taillées sur ce patron ? « Invinciblement elle avançait, comme sans arrêt concevable, et le mouvement et la pose impassible du pied cambré, et la minime flexion de la taille droite, et le feu fixe des grands yeux d’où, par intervalles, coule une lueur fauve, sans jamais un battement ce de paupières, disent qu’elle ne supporte tout au plus que des tangences. Et, dans cet avancement illusoire, dans ce va-et-vient trompeur, elle garde une sinueuse immobilité. De la voix métallique le résonnant timbre un peu dur signifie que toute indiscrétion serait irrépondue. Comme cette voix scandait, on une mesure concordante, l’insondable, l’inexorable fluence du pas, de tout le corps51 ! » Insondable fluence, inexorable fluence, admirable invention que le symbolisme ! Et si je nomme seulement, à la suite de M. Poictevin, M.  Maurice de Fleury, auteur d’Hydrargyre, et M. Léo d’Arkaï, auteur de Il, et que je dise du premier qu il a trouvé le secret d’une forme encore plus compliquée, et de l’autre qu’il a découvert des thèmes un peu plus obscènes, n’aurai-je point fait tout le possible pour m’acquitter envers l’école symboliste ?

Non, pourtant. Ouvrez l’Officlel de ces messieurs, la Revue indépendante de juin 1887, et lisez à la page 405 une nouvelle assez courte, Pubère, signé de M. Charles Vignier52. Elle est délicieuse d’ironie. Si M. Vignier, comme je le crois, a voulu faire là pour les symbolistes ce que Gautier fit pour les romantiques dans ses Jeunes-France, le pastiche est de tous points admirable. C’est le récit en prose symboliste des amours d’une laveuse de vaisselle. J’ai regret à n’en pouvoir rien citer. Mais, comme il est vrai qu’on ne combat bien les gens qu’avec leurs propres armes et quand on a déjà un peu couché sous leur tente, j’avancerai de la nouvelle symboliste de M. Vignier, qu’encore que très courte elle est peut-être la meilleure critique qu’on ait faite et qu’on fera du symbolisme, de cette école prétentieuse et vide, toute en dehors, excellant, non point, comme le clament ses esthètes, à exprimer l’inexprimable, mais bien au contraire à rendre inintelligibles les plus simples notions de l’expérience53, véritable école normale de jongleurs et d’avaleurs d’étoupes enflammées, où l’on prépare à Bicêtre, je le pense, mais à la littérature, c’est encore à prouver.

Chapitre IV.
Les Philosophes

Paul Bourget. — Edmond Haraucourt. — Maurice Barrès. — Robert de Bonnières. — Marcel Prévost. — Édouard Rod. — Narcisse Quellien. — François Sauvy. — Mme Alphonse Daudet. — Mme Juliette Adam. — Jules Lemaître. — Anatole France. — Jules Tellier. — Gilbert-Augustin Thierry. — Alexandre Dumas fils. — Louis Ulbach. — Arsène Houssaye. — Octave Uzanne. — Aurélien Scholl. — Pierre Véron. — Émile Blavet. — Quatrelles. — Mouton (Mérinos). — Grosclaude. — Eugène Chavette. — Henri Rochefort. — H. Taine. — A. de Pontmartin. — Paul Hervieu. — Gustave Claudin. — Alphonse Karr.

Il y a de la psychologie dans le dernier des romans. M. Alexis Bouvier et M. Georges Ohnet sont des psychologues. Je ne les rangerai pourtant point dans cette catégorie, parce que ce n’est point la psychologie qui frappe d’abord dans leurs œuvres. Au contraire, chez les romanciers dont je parlerai plus loin, psychologues proprement dits, moralistes et même humoristes, il est très sensible que l’étude des âmes et de leurs lois morales est la grande affaire, et que le roman lui-même n’est qu’un prétexte ou une occasion.

Comme le réalisme est surtout représenté par les naturalistes, l’idéalisme me paraît trouver sa vraie forme chez les meilleurs de ces écrivains54. Il n’est pas, je le sais, que le grand courant d’observation qui a entraîné ces quinze dernières années n’ait agi sur eux pour les contraindre à une précision plus grande dans l’analyse des sentiments et des passions. Ce qu’il y avait de romanesque dans l’œuvre des idéalistes de la vieille école (M. Feuillet, Sandeau, George Sand même), et ce qu’il reste de romanesque encore dans les disciples attardés de cette école (M. Duruy, M. Droz) a disparu ici presque entièrement : vous marquerez que, pareillement aux naturalistes, ils répugnent aux complications d’intrigue ; la plupart de leurs romans se résumeraient en dix mots. Serrer la réalité au plus près, les deux écoles y prétendent également ; c’est sur l’explication de la formule qu’elles diffèrent. Quand les naturalistes rejettent l’âme comme une entité métaphysique, les idéalistes repoussent le monde extérieur comme une vanité du sens. Les uns n’accordent de fondement qu’à la matière ; les autres n’en accordent qu’à la pensée. Les termes extrêmes de ces deux conceptions pourraient bien être, pour les naturalistes, À vau-l’eau, de M. Joris-Karl Huysmans, et, pour les idéalistes. Sous l’œil des Barbares, de M. Maurice Barrès. Mais, entre ces deux extrêmes, il y a place à des tempéraments, et, de fait, ni M. Bourget, ni M. Rod, ni M. Haraucourt, ne poussent aussi loin. Leurs idées ont figuré et se meuvent dans un décor ; mais à ces emprunts du dehors, qui sont l’accessoire, ils mettent une infinie sobriété. Le livre gagne ainsi en vie apparente, sans perdre de sa vie intime. C’est là une conception très saine de l’idéalisme, et il faut bien reconnaître qu’elle est un peu due aux habitudes de précision que les réalistes ont introduites dans le roman contemporain. Deux autres causes encore semblent y avoir contribué pour une part assez forte, l’influence du public, d’abord, soucieux d’une vérité plus étroite, et l’influence (par-delà l’école de M. Feuillet, Sandeau, etc.) de quelques devanciers, tels que Benjamin Constant, Beyle, Sainte-Beuve, Fromentin, dont le rayonnement n’a commencé à se faire sentir qu’en ces dernières années.

I

Une vie littéraire qui est tout unie55. En 1873, à l’âge de vingt et un ans, M. Paul Bourget, le plus délicat, comme on dit, de nos psychologues, débutait à la Revue des deux mondes par un essai sur le roman réaliste et le roman piétiste. Il ne l’a point recueilli, et cela explique que personne n’en ait parlé. Bien des essais ont eu le même sort. Mais je voudrais qu’on dédaignât moins ces premiers balbutiements de l’esprit. Ils sont, la plupart, d’une confusion charmante. La pensée s’y cherche, ou bien les mots répondent de travers à la pensée. Cette confusion même fait qu’on y trouve tout ce qu’on veut, et cela aussi est un charme.

Il n’en va pas de la sorte avec M. Paul Bourget. Dès qu’il a su penser, M. Bourget a pensé d’une façon précise. Il n’y a jamais eu chez lui de l’inachevé ni du flottant ; il fut logicien à l’âge où d’autres jouent aux billes. Vous savez bien, ces photographies d’enfant où l’on retrouve, nettement accusés déjà, les traits de l’homme mûr ? C’est ainsi, j’imagine, que l’auteur de Mensonges et de Crime d’amour se retrouve tout entier, ou presque, dans l’adolescent qui signa en 1873 l’étude sur le roman réaliste et le roman piétiste.

En art, et dès cette époque, il avait sa théorie à lui, et il l’appliqua, l’année suivante, dans une petite nouvelle appelée Céline Lacoste 56 . L’application ne vaut guère. Il réussit mieux, quelques années plus tard, avec L’Irréparable et Crime d’amour. Cruelle énigme le fit passer maître. Il confirma cette gloire naissante par André Cornélis. Voici enfin Mensonges. C’est un livre de pleine maturité ; et le curieux, c’est que M. Paul Bourget y demeure plus que jamais fidèle à l’esthétique de sa vingt et unième année.

Car le roman qu’il rêvait alors et le roman qu’il vient d’écrire ne font qu’un. Le roman rêvé devait être « humain », c’est-à-dire qu’il proscrirait « les créations monstrueuses dont nous obsèdent les réalistes ». Ainsi fermé à la tératologie, « ce roman retrouverait la beauté dans l’étude des choses saines et des sentiments nobles ». L’auteur s’y « imposerait une entière sincérité ». Il chercherait à dégager « la loi qui gouverne les passions humaines ». Son roman, enfin, « respirerait l’amour d’une existence meilleure ». Mais le Bourget de Mensonges et de Cruelle énigme n’est-il pas là dans son entier, et l’analyste, et le moraliste, et l’idéaliste ? Et cette unité de vie n’est-elle pas chose bien extraordinaire ?

De l’analyste, il n’y a qu’à louer la sûreté de main et la finesse d’observation. Nul, de nos jours, ne s’entend à mieux fouiller une âme, c’est convenu ; puis le moraliste érige en maximes et apophtegmes ces observations de détail. Il lui arrive de découvrir ainsi un certain nombre de vérités courantes. Mais, ô nos mères et nos sœurs, admirez-le écrivant de vous : « Il y a une espèce d’immoralité impersonnelle particulière aux femmes… Elle consiste à ne plus percevoir les lois de la conscience, quand il s’agit de l’être aimé ». Et c’est d’une vie si profonde ! Que pour l’auteur, suivant l’expression de Gautier, le monde extérieur semble n’exister pas, qu’il nous dise d’un vieillard : « Il paraissait maigre et comme tassé sur lui-même », ce qui est malaisé à concilier, qu’il confonde le palais tunisien qui domine le parc de Montsouris avec « un pavillon d’architecture chinoise », ou qu’il prête à une mondaine, comme Gyp le lui reprochait cruellement hier, le « corset noir » cher aux filles de brasserie, c’est à quoi, soyez surs, nous ne prenons point garde en l’écoutant, et nous passons volontiers à cet idéaliste le coup d’œil distrait qu’il jette sur l’extérieur des choses pour les belles et mystérieuses consciences où il nous fait pénétrer.

II

Je rattacherai directement à M. Bourget, qui est leur aîné, MM. Edmond Haraucourt et Maurice Barrès.

M. Haraucourt n’a encore publié qu’un roman : Amis 57 ; mais, à mon sens, on n’a point fait attention à tout ce que ce livre contenait de noble et de délicat, et qu’un tel livre était un des plus méritants efforts d’art de ces dernières. années. Vous en connaissez le sujet : une amitié (non de ces amitiés « ordinaires et coutumières » qui ne sont, comme dit Montaigne, que « superficielles accointances », mais cette « souveraine et maîtresse amitié » où atteignent du premier bond les grands cœurs, comme si ces cœurs, qui se cherchaient dans l’inquiétude avant de s’être trouvés, obéissaient à je ne sais quelle « force inexplicable et fatale, médiatrice de leur union ») et cette amitié traversée par un amour de femme, les petits ongles cruels lacérant à plaisir ces cœurs doux et graves, la déchirure des cœurs qui s’élargit, et rien pour la fermer, sinon la mort.

Ne dites pas que de telles amitiés sont impossibles. Mieux vaut convenir avec Montaigne « qu’il faut tant de rencontres à les bâtir que c’est beaucoup si la fortune y arrive en trois siècles ». Mais Montaigne connut cette amitié, et il en a parlé divinement dans les Essais 58 : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : parce que c’était lui, parce que c’était moi. Chacun de nous se donne si entier à son ami qu’il ne lui reste rien à départir ailleurs. Au rebours, il est marri qu’il ne soit double, triple, ou quadruple, et qu’il n’ait plusieurs volontés pour les conférer toutes à ce sujet. » Vous n’avez pas oublié non plus les exemples fameux tirés de l’histoire grecque ou latine. Mais la candeur d’un maître d’école peut seule se méprendre aux amours d’Achille et de Patrocle, de Nisus et d’Euryale, ou d’Harmodius et d’Aristogiton. Montaigne a grand soin de les distinguer : « Lesquels, dit-il, pour avoir une si nécessaire disparité d’âge et différence d’office, ne répondent non plus assez à la parfaite union et convenance que nous demandons. » C’est où se marque pour lui l’amitié, dans cette « parfaite union et convenance » de deux êtres. Il les veut « à moitié de tout ». Il ne paraît point croire que l’amitié puisse vivre, si elle n’est également partagée. Et voilà, je pense, où est l’erreur. Car ce partage est bien la chose la plus rare ; mais on voit souvent deux êtres, dont l’un s’est tout entier donné à l’autre, qui, celui-là, reste indifférent. Cette amitié, comme l’amour chez les êtres disgraciés, se nourrit d’amertume et de silence. Elle se replie sur soi-même, se cache par pudeur de soi, et aussi pour que l’être égoïste et vain dont elle s’est faite l’invisible servante n’ait point à rougir de la comparaison. Triste amitié, au demeurant, dont aucune larme, aucun sourire, aucun plaisir d’amour-propre (les seuls qui touchent) ne paiera les délicats services ! Elle vit, pourtant, et rien ne la satisfait d’un autre que celui qu’elle aime. — Pour moi, me disait un désabusé, mon ami ne m’a jamais fait que du mal, et je l’aime. C’est d’un étranger, à qui je ne m’étais confié qu’à demi et qui ne m’apprécie point, que m’est venue ma seule consolation d’amour-propre. Et celui-là, je sens bien qu’il m’est indifférent.

M. Haraucourt, dans les premières pages de son livre, a finement analysé ce genre d’amitié, et c’est un bel éloge à en faire de dire qu’elles ne sont pas indignes du chapitre de Montaigne, et même qu’elles le complètent. Je sais bien, au reste, ce qui manque à son livre pour être un chef-d’œuvre. Et ce n’est presque rien, et c’est tout : le métier seulement59. Du livre de M. Haraucourt un écrivain plus adroit eût tiré sans peine la matière de deux ou trois livres. Les observations, très subtiles et pénétrantes toujours, s’y pressent, s’y entassent, envahissent l’action et usurpent sur elle ; et c’est au point qu’un des chapitres du livre est fait de maximes isolées qui n’ont pu trouver place ailleurs. J’imagine que M. Bourget y mettrait plus de réserve. M. Haraucourt, lui, se donne tout entier et tout de suite. Et comme il ne se commande pas assez, je lui reprocherai de commander trop à ses personnages. Je crois sentir qu’il est moraliste, psychologue, métaphysicien, et très peu romancier. Ses personnages lui ressemblent : ils n’arrivent point à se dégager de l’absolu. Leurs façons de parler sont étrangères à notre monde. « Desreines parlait comme on écrit ; tant de jeunes gens écrivent comme on parle ! » dit-il lui-même de l’un d’eux. Et je vois là une sorte d’excuse, ou tout au moins de préparation, aux formules axiomatiques qu’il leur prête et qui feraient rire ou bayer si on en usait dans la conversation. L’auteur est évidemment derrière ses personnages et parle par leur bouche. Il semble n’être pas sûr d’eux. Il ne les quitte pas ; il leur tient la main ; il leur fait la leçon qu’ils répètent ensuite. Et ce qu’ils disent ainsi n’est pas toujours d’accord avec l’idée que nous prenions d’eux.

M. Maurice Barrès n’a, lui aussi, publié qu’un livre60. Ce livre de début s’appelle Sous l’œil des Barbares, et, faute de le pouvoir cataloguer dans aucun genre, j’accepterai le sous-titre que lui a donné son auteur, de monographie réaliste. Réaliste ? Vous entendez bien qu’il n’y a point de réalité, pour M. Barrès, en dehors de la pensée pure. « C’est aux manuels spéciaux, dit-il dans sa préface, de raconter où jette sa gourme un jeune homme, sa bibliothèque, son installation à Paris, son entrée aux affaires étrangères et toute son intrigue. Je me borne à mettre en valeur les modifications qu’a subies de ces passes banales une âme infiniment sensible. » Cette âme sensible « a gardé une mémoire fort nette de six ou sept réalités différentes » ; elles se sont superposées dans sa conscience ; elles ont fait tableau ; et ce sont ces « tableaux » que M. Barrès s’est appliqué à « copier » dans son livre, du plus exactement qu’il a pu.

Ce livre, je n’essaierai pas de l’analyser en ses détails. Quand je l’essaierais, sa délicatesse, ses subtilités, la volontaire confusion du « je » et du « il », l’incertitude même de l’auteur, qui ne se résout point à choisir entre le symbole et la chose symbolisée, tout ce vague fuirait les doigts. « Au premier feuillet, dit M. Barrès, on voit une jeune femme autour d’un jeune homme. N’est-ce pas plutôt l’histoire d’une âme avec ses deux éléments, féminin et mâle ? Ou encore, à côté du moi qui se garde, veut se connaître et s’affirmer, la fantaisie, le goût du plaisir, le vagabondage, si vif chez un être jeune et sensible ? » C’est en effet là tout le livre : des sensations, des sentiments, des idées, passant, comme des ombres, en des paysages mystérieux et effacés, paysages de rêve, dont quelques-uns, pour la sobriété des lignes et l’infini des perspectives, sont littérairement incomparables.

Car il est d’abord d’un artiste, ce minuscule livret de deux cents pages. Imaginez l’intelligence la plus déliée servie par la langue la plus souple, une langue tour à tour abstraite et imagée, tour à tour simple et subtile, tour à tour précise et fuyante, langue d’analyste et de poète, qui se plie aux nuances les plus délicates de la pensée et brusquement se hausse au ton de la plus vraie passion. Et pour être d’un artiste, le livre de M. Barrès n’en est pas moins le livre d’un sage, d’un sage très jeune et très précoce, qui a beaucoup vu, beaucoup lu, beaucoup retenu aussi, et qui le laisse paraître en certains endroits, où l’on ne sait plus si c’est lui qui parle, si c’est Sainte-Beuve61, Platon, lord Beaconsfield, Schopenhauer ou Mlle de Scudéry. Mais elles sont de lui et à lui, ces nobles, ces douloureuses pensées : — « Chacun de nous se fait sa légende. Nous servons notre âme comme notre idole ; les idées assimilées, les hommes pénétrés, toutes nos expériences nous servent à l’embellir et à nous tromper. C’est en écoutant les légendes des autres que nous commençons à limiter notre âme ; nous soupçonnons qu’elle n’occupe pas la place que nous croyions dans l’univers. »« Pour m’éprouver, je me touchai avec ingéniosité de mille traits d’analyse jusque dans les fibres les plus délicates de ma pensée. Mon âme en est toute déchirée. Je fatigue à la réparer. Mes curiosités, jadis si vives et si agréables à voir, tristesse et dérision. Et voilà bien la guitare démodée de celui qui ne fut jamais qu’un enfant de promesses ! »« La chevelure de la jeune femme, soulevée par la brise, vint baiser la bouche du jeune homme, et cette odeur continuait si harmonieusement sa pensée qu’il se lût, impuissant à saisir ses subtilités ; et seule la fraîcheur où soupiraient les fleurs du soir n’eût pas froissé la délicatesse de son âme ». — J’imagine (une fois le ton donné et admis) qu’on ne saurait pousser plus loin la nuance du dire. Cela est unique ; c’est l’expression même de cette forme rêvée par Barrès, « qui sait des alanguissements comme des caresses pour les douleurs, des chuchotements et des nostalgies pour les tendresses et des sursauts d’hosanna pour nos triomphes, cette beauté du verbe, plastique et idéale, et dont il est délicieux de se tourmenter. ».

Sous l’œil des Barbares a été reçu comme un bréviaire par un petit nombre d’esprits distingués et souffrants. Je sais des jeunes hommes et des jeunes femmes — qui ont aujourd’hui vingt-cinq ans — pour qui c’est une sorte d’Imitation 62. M. Barrès les a révélés à eux-mêmes. Ils se sont reconnus et aimés dans cette âme double. Aimés surtout. C’est qu’en effet ce livret maladif d’art et de passion met dans le jour le plus vif les habitudes morales d’une jeunesse d’extrême civilisation, clairsemée dans la foule assurément, mais qui, si on en réunissait les membres épars, apparaîtrait plus compacte qu’on ne croit. Est-ce donc un mal nouveau qui nous travaille ? Dans un récent article63, M. Paul Bourget rapprochait de la détresse morale que décrit M. Barrès le cas de ce jeune Plessing que Goethe essaya vainement de rappeler à la vie. Les discours de Goethe restèrent sans effet sur le malade, qui ne voyait dans la guérison qu’une diminution de sa personne. Ah ! non, elle n’est pas nouvelle, la maladie ! C’était contre elle que Sénèque prévenait Lucilius, et les jeunes philosophes du Portique en mouraient à Athènes. Mais si elle ne se modifie pas essentiellement, elle se transforme avec le milieu, avec l’époque, avec le pays. Prenez, comme l’a fait M. Jules Lemaître, le Journal de Stendhal, et admirez quelle différence entre l’énergie, la santé presque outrecuidante que révèlent ces mémoires d’un contemporain de Napoléon, et l’affaissement, le trouble, les hésitations du contemporain de Boulanger qu’est M. Barrès. Leur mal à tous deux est pourtant le même ; il est fait chez l’un et chez l’autre d’idolâtrie pour le moi. Oserai-je dire mon sentiment et qu’à tout prendre je préfère la forme ironique et souriante qu’il affecte chez M. Barrès ?

III

Pour être d’autre sorte ce sont des psychologues encore et surtout, je pense, que MM. de Bonnières, Rod, Marcel Prévost, Quellien, Mme Daudet et Mme Juliette Adam elle-même, celle-ci plus métaphysicienne pourtant que psychologue. (Mais l’éditeur répugnerait à bâtir une catégorie à part pour un seul romancier, fût-ce la belle directrice de la Nouvelle Revue.)

M. de Bonnières, avant d’être le romancier qu’on sait, signait Janus au Figaro, et l’on rencontrait cette signature ambiguë au bas d’un portrait, presque toujours. Les tons en étaient d’une grande finesse ; les nuances bien observées ; l’ensemble très précis64. En devenant romancier, M. de Bonnières est resté portraitiste. C’est un éloge à lui faire, et aussi une critique. Il s’entend mieux qu’homme du monde à camper un personnage dans son attitude et son geste familiers ; il le saisit au point ; il trouve le trait, et non pas seulement, comme M. de Maupassant, par exemple, le trait physique, la ligne, le tic, mais le trait moral encore. Il est peintre d’âme autant et plus que de figure ; c’est un psychologue avant qu’un physiologiste. Ses romans sont des galeries de portraits, où chacun a une vie propre, un costume, une attitude, un fonds moral à soi. La galerie est bien animée. Et les portraits ont ceci de supérieur qu’ils sortent de l’individu et tendent au type. Qu’est-ce que Jeanne Avril65 ? Mlle X ou Mlle Z ? Point. Une jeune fille simplement, la demoiselle moderne, qui fait la demoiselle avant que d’avoir fait toutes ses dents, comme Mme Avril est la femme moderne uniment, la femme du monde qui ne se résout à son rôle de mère qu’avec les cheveux gris et la patte d’oie. On pourrait se poser la même question et répondre de même pour tous les autres personnages de M. de Bonnières. Il a réellement le don qui fait les bons peintres : il abstrait et généralise sans ôter à la vie. Il est parfait dans le genre ; il est médiocre comme romancier66. J’entends ici, — et il entend avec moi par roman — une intrigue, un groupement de personnages qui agissent les uns sur les autres, se pénètrent et se fondent. Mais le groupement chez lui est artificiel, sensiblement ; la pénétration réciproque des personnages à peu près nulle, ou forcée. Ils n’ont d’existence qu’en soi ; la vie ne rayonne pas d’eux alentour ; leur atmosphère est fausse. Voici une comparaison assez basse, mais qui me fera entendre : je songe, quand je lis M. de Bonnières, à ces groupes en cire du musée Grévin, où chaque individu est admirablement pris sur le vif, campé et posé, isolément, et où c’est l’ensemble qui détruit l’illusion.

Chonchette de M. Marcel Prévost, — qui est aussi l’auteur applaudi du Scorpion 67 — offre quelque analogie avec la Jeanne Avril de M. de Bonnières68. C’est une étude de jeune fille, assez exacte d’abord, mais poussée au bleu sur la fin, et, ce qui est pis, à mon sens, en vertu d’une théorie cherchée et affichée, qui est qu’un élément romanesque doit s’introduire dans tout roman69. Ceci a l’air d’une tautologie, et n’est rien moins qu’acceptable. Si romanesque n’est pas, comme dans la langue courante, synonyme absolu de faux, et si le romanesque ne sert qu’à l’agencement du drame et dans la juste mesure, va pour le romanesque dans le roman, puisque aussi bien la vie ne présente guère de drame complet ou tout d’une pièce et qu’il faut choisir entre le drame à commencement, milieu et fin, et la « tranche de vie » quelconque des naturalistes. Où le romanesque devient seulement haïssable, c’est si du drame il passe aux personnages. Toutes les théories et préfaces du monde n’y feront rien. Les hommes sont bien vieux, et dégoûtés surtout, pour se plaire encore aux légendes. Peau-d’Âne leur serait contée qu’il n’est pas sûr qu’elle leur causât un si extrême plaisir. Mais Peau-d’Âne en un milieu moderne, sans les robes couleur de soleil et de lune, sans le prince Charmant, sans les fées, Peau-d’Âne en manches à gigot et en jupe directoire, traversant le boulevard au bras d’un ingénieur des mines, vous n’y pensez pas !

M. Prévost naquit, j’imagine, par quelque aube d’été, sur les bords fleuris du Lignon, d’une bergère à houlette rose et d’un berger zinzolin. M. Rod est de l’âpre Genève, et il en a bien le ton. On le connaît et on l’estime très justement pour sa critique pesée, réfléchie et curieuse. Dans le roman, je crois qu’il n’a point encore donné toute sa mesure, malgré La Course à la mort et de belles pages. Le livre de M. Rod ne dément point les promesses du titre : c’est du Schopenhauer en action, et, si l’on veut, par endroits, du Schopenhauer de premier ordre. Son pessimisme a de la profondeur et de la sincérité. Le style, chez lui, est un curieux mélange de la rude simplicité calviniste et de la recherche des nouvelles écoles ; on voudrait qu’il fût mieux fondu, ou qu’il restât simple, tout uniment, pour être très beau70.

Et M. Quellien, lui, est de Bretagne, un peu triste donc et nuageux, comme la race dont il est un des représentants attitrés à Paris. S’il n’y porte point le costume national, comme ce sénateur de Léon qui étale en plein boulevard l’anachronisme de ses braies, c’est qu’on ne tolère pas la couleur locale dans les bureaux ministériels71 comme dans les couloirs du Luxembourg. Mais rendez-le à lui-même : il arborera le chupen, la ceinture bleue et le chapeau lamé d’argent. Bien sûr, vous le retrouverez dans quelque carrefour de Grenelle ou de Vaugirard, sonnant de la bombarde à ceux de ses nostalgiques compatriotes qu’y fait vivre la compagnie du gaz. Il a publié un volume intitulé : Loin de Bretagne, qui est justement une psychologie du Breton. L’âme de la race est bien là, toute contemplative ; mais la nature extérieure, les formes, n’entrent pour rien dans son rêve qui est fait de mysticisme et de fatalisme. C’est l’âme d’un peuple incomplet ; il meurt dans notre civilisation active, les yeux toujours sur son rêve. Adieu, âme charmante et ailée, âme des vieux bardes Gwichlan et Taliésin, qui fûtes l’âme des derniers de nous, du meunier de la Léta qui tille son lin en chantant, et du piqueur de pierres trégorrois qui rythme ses coups de marteau sur l’air de l’Annini-goz ! M. Quellien a fixé un peu de cette âme dans Loin de Bretagne, et c’est assez pour qu’il ait sa place ici72.

IV

Je parlerai maintenant, avec toute la courtoisie qui sied, de Mme Alphonse Daudet et de Mme Juliette Adam. Pour la première, c’est bien aisé. Mme Daudet ne se rattache à aucun maître contemporain. C’est un esprit indépendant, et, si l’on voit bien la part de collaboration qu’elle a pu prendre aux œuvres de son mari, il est plus difficile de distinguer dans son œuvre à elle ce qui revient à M. Alphonse Daudet. Elle a la grâce, le piquant, et un peu aussi le maniéré. Ses livres ne sont point, à proprement parler, des romans. Ils n’ont aucune sorte d’intrigue73. Ce sont plutôt des dissertations fines et abrégées, et comme on en faisait dans les bonnes ruelles, au XVIIe siècle, par manière d’entretiens. Elle a dit elle-même quelque part : « J’adore la littérature, le bien dire, le mot pour le mot. Homme, j’aurais essayé de faire de la plus pure littérature, en dehors de l’existence, toute en compréhension des êtres et des choses, détachée de l’aventure, du vulgaire des événements74.J’aurais voulu faire triompher l’expression comprise dans sa plus fine, sa plus absolue vérité ». La voilà toute, n’est-ce pas, avec ses ondoiements, ses grâces, ses idées, un peu bien subtiles parfois, mais d’une subtilité qui n’est, en somme, que l’exagération d’une belle et rare qualité : la délicatesse.

Pour Mme Adam, la tâche est plus rude. On la salue couramment grande philosophe et grande politicienne. Politicienne, ça m’est égal. Philosophe, c’est une autre affaire. Philosophe de quoi ? De l’amour antique, dit-on et dit-elle, et, si vous en doutez, un crayon de Bonnat la représente sur la couverture d’un de ses livres en Diane chasseresse, le croissant au front, et elle est très belle ainsi, au reste, ce qui serait une consolation. Ses livres s’appellent tous d’un petit nom synthétique. Païenne ou Grecque, ou autrement, et n’en sont au fond ni plus païens ni plus grecs, — si peu païens et si peu grecs qu’à quelqu’un qui désirerait savoir d’abord ce que n’est pas l’amour païen et ce que n’est pas l’amour grec, pour se rendre compte ensuite de ce qu’ils sont, j’en conseillerais irrésistiblement la lecture. Laissons là tous ces titres. L’amour, dont Mme Adam est la grande-prêtresse, nous le connaissons pour en avoir subi, pendant trente années de littérature, l’ennuyeux et pesant servage. C’est l’amour précieux, l’amour à la façon de Mlle de Scudéry, qui baptisait, elle aussi, ses romans de noms romains ou grecs. Mlle de Scudéry était dans l’intimité une âme charmante, très douce aux siens, et d’une sûreté de commerce incomparable. Elle était très laide. Mme Adam est très belle. Je ne connais point son âme ; mais sa beauté rétablirait la balance.

V

Une commune tenue intellectuelle, cette disposition d’esprit que l’un d’eux a nommé le « renanisme », pourrait distinguer, dans le groupe des philosophes, M. Anatole France et M. Jules Lemaître. Critiques tous les deux, en même temps que romanciers, il est arrivé que nul n’a mieux parlé de M. Jules Lemaître que M. Anatole France, ni de M. Anatole France que M. Jules Lemaître. Je leur céderai alternativement la parole. Et voici, tout d’abord, la conclusion de l’article de M. Jules Lemaître sur M. Anatole France75 :

« Je ne sais pas d’écrivain en qui la réalité se reflète à travers une couche plus riche de science, de littérature, d’impressions et de méditations antérieures. M. Hugues le Roux le disait dans une élégante Chinoiserie : “Toutes les choses de ce monde sont réverbérées, les ponts de jade dans les ruisseaux des jardins, le grand ciel dans la nappe des fleuves, l’amour dans le souvenir. Le poète, penché sur ce monde d’apparences, préfère à la lune qui se lève sur les montagnes celle qui s’allume au fond des eaux, et la mémoire de l’amour défunt aux voluptés présentes de l’amour.” Eh bien ! pour M. Anatole France, les choses ont coutume de se réfléchir deux ou trois fois ; car, outre qu’elles se réfléchissent les unes dans les autres, elles se réfléchissent encore dans les livres avant de se réfléchir dans son esprit. “Il n’y a pour moi dans le monde que des mots, tant je suis philologue ! dit Sylvestre Bonnard. Chacun fait à sa manière le rêve de la vie. J’ai fait ce rêve dans ma bibliothèque” Mais le rêve qu’on fait dans une bibliothèque, pour s’enrichir du rêve de beaucoup d’autres hommes, ne cesse point d’être personnel. Les contes de M. Anatole France sont, avant tout, les contes d’un grand lettré d’un mandarin excessivement savant et subtil ; mais, parmi tout le butin offert, il a fait un choix déterminé par son tempérament, par son originalité propre ; et peut-être ne le définirait-on pas mal un humoriste érudit et tendre, épris de beauté antique. Il est remarquable, en tout cas, que cette intelligence si riche ne doive presque rien (au contraire de M. Paul Bourget) aux littératures du Nord : elle me paraît le produit extrême et très pur de la seule tradition grecque et latine76. »

Lisez maintenant ce fragment de l’article de M. Anatole France sur le Serenus de M. Jules Lemaître :

« M. Jules Lemaître vient de publier un petit conte philosophique, Serenus 77, qui ne fut qu’un jeu pour son esprit facile et charmant, mais qui pourra bien un jour marquer dans l’histoire de la pensée du xixe  siècle, comme Candide ou Zadig marque aujourd’hui dans celle du xviiie . Après M. Ernest Renan, avec quelques autres, M. Jules Lemaître répète, sous les formes les plus ingénieuses, le mot profond du vieux fonctionnaire romain : “Qu’est-ce ce que la vérité78 ? ” Il admire les croyants et il ne croit pas. On peut dire qu’avec lui la critique est décidément sortie de l’âge théologique. Il conçoit que sur toutes choses il y a beaucoup de vérités, sans qu’une seule de ces vérités soit la vérité. Il a, plus encore que Sainte-Beuve, de qui nous sortons tous, le sens du relatif et l’inquiétude avec l’amour de l’éternelle illusion qui nous enveloppe. Un vieux poète grec a dit : “Nous sommes agités au hasard par des mensonges” ; de cette idée, M. Jules Lemaître a tiré mille et mille idées, et comme une philosophie éparse dans des feuilles détachées. C’est la philosophie d’un honnête homme. Vous entendez bien ce mot. Quand je dis honnête homme, je dis un esprit dont le commerce est doux et sûr, une intelligence qui ne connaît point la peur, une âme souriante et pleine d’indulgence. M. Jules Lemaître est tout cela. En ajoutant qu’il a l’ironie légère et le sensualisme délicat, bien qu’un peu vif, j’aurai fait l’esquisse de son portrait. »

Ce sont là deux maîtres. Et pourtant je n’hésite pas à rapprocher d’eux M. Jules Tellier79, un écrivain de vingt-six ans, qui du premier coup s’est fait un nom dans la critique, et dont les œuvres d’imagination, éparses dans les revues, rappellent et égalent pour la tristesse et la noblesse Maurice de Guérin. Je citerai surtout de lui Les Deux Paradis d’Abd-er-Rhaman, qui est dans son œuvre ce qu’est Serenus dans l’œuvre de M. Lemaître et Le Crime de Sylvestre Bonnard dans l’œuvre de M. France, un chef-d’œuvre. Au reste, chez ces trois écrivains l’œuvre et l’homme se confondent. Sous les mèches blanches du bon Sylvestre et sous les boucles blondes du petit Servien, c’est M. France en personne que nous entendons. Et de même, l’âme inquiète de Serenus et l’âme désenchantée du vieil Abd-er-Rhaman nous racontent les âmes plus voisines de nous, de M. Lemaître et de M. Tellier. Prenez-les où il vous conviendra, vous verrez qu’en réalité ils ne nous entretiennent jamais que d’eux-mêmes. Eux aussi, on dirait qu’ils « ne savent que leurs âmes ». Mais faites bien attention que c’est là cette seconde ignorance dont parle Pascal, qui n’est point naïveté, qui est l’aboutissant d’une longue science. S’ils revêtent une figure, c’est pour s’étudier d’un cerveau plus libre et sous des angles différents. Ainsi, dans un autre de ses contes, dans son Tristan Noël, Tellier enveloppe d’une action impersonnelle les états d’esprit qu’il a lui-même traversés aux « heures d’ennui », aux « heures de pensée », aux « heures de tristesse », qui furent dès vingt ans toute sa vie morale. Tristan Noël étudiait le droit à Caen. « C’était un grand garçon de vingt-deux ans, maigre et pâle, aux yeux caves et aux moustaches brunes. Il avait dans la physionomie quelque chose de hagard, et dans l’allure quelque chose d’abandonné… » Délicat symbolisme, où l’on sent une pudeur du « moi » qui rend plus précieuse encore cette confession d’un esprit supérieur ! M. Tellier doit prochainement réunir ses contes ; si je ne me trompe, ils lui assureront une belle place dans l’estime des lettrés.

VI

C’est à une autre sorte de public que s’adressent, du haut de leur chaire ou du coin de leur confessionnal, M. Louis Ulbach et M. Arsène Houssaye, M. Octave Uzanne et M. Alexandre Dumas fils. On les trouvera groupés dans ce chapitre. Un peu bien divers de ton et de fond, ils ont je ne sais quelle commune et obscure tendance à l’apostolat, et cela leur peut faire une parenté.

Mais vraiment, quand on parle du romancier chez M. Alexandre Dumas fils, on baisse la voix et il semble qu’on parle d’un défunt. Qui se souvient de Tristan le Roux, de Trois hommes forts, de La Vie à vingt ans, du Régent Mustel ? « Pourtant, dit M. Barrès80, en ces années d’apprentissage, où il tâche à réussir par l’imagination, M. Dumas raisonne déjà ses facultés. “Mon père, disait-il plus tard à Lindeau, mon père partait d’un fait, je pars d’une idée.” » Et dans Antonine, il se déclare déjà moraliste : « “Le roman, dit-il, est plus qu’un miroir, c’est un avertissement… Le roman doit être un guide.” Son raisonnement tâtonnait encore sur la forme d’art qu’il choisirait. Mais déjà son instinct de moraliste, élargissant ses ambitions, lui montrait des consciences à diriger, toute une mission plus féconde que la vie brillante de l’éblouissant conteur que fut son père déjà son sentimentalisme et cette âme élégiaque qui soupire en sa large poitrine le vouaient à l’étude de l’amour, à l’analyse des hommes et femmes d’amour. Il fallait une expérience de son cœur pour qu’il cessât d’imiter les héros de son père, pour qu’il s’essayât à être soi81. C’est après tous ces trébuchements que M. Dumas y atteignit. Quinze romans maladroits attestent son acharné labeur. Comme Balzac, comme tant d’autres des plus grands, il n’eut pas de naissance le don littéraire82. Par l’étude, il acquit deux qualités étroites, mais puissantes : la concentration et le mouvement. Elles furent tout son style. »

Moraliste plus apaisé, mais non pas moins curieux, à solutions moins brutales, mais plus pratiques, M. Louis Ulbach83). s’entend, comme M. Dumas fils, aux faits de conscience, et, avec une subtilité de casuiste, les analyse à fond et les résout presque toujours de manière à sauvegarder la loi morale. C’est un « directeur » incomparable. Il sait toutes les inclinations du cœur, excelle à débrouiller les situations les plus délicates, possède pour les petits malaises de la vie amoureuse, pour les troubles des sens à tous les âges, d’admirables recettes familières, et il vous les donne sans pédanterie, avec sa longue expérience, sa fine bonhomie et sa grande douceur de parole. Lisez, je vous prie, si vous ne l’avez déjà fait, la Confession d’un abbé, Les Inutiles du mariage, Autour de l’amour. L’éducation du cœur le préoccupe avant tout. Il est de l’avis de Fontenelle que, pour bien vivre, les plus petits sentiments valent mieux que les plus belles réflexions. Volontiers encore je me le figurerais comme un de ces sages d’autrefois, dissertant à loisir du noble amour, sous les platanes emplis du chant des cigales divines. Peut-être n’est-il point le maître du chœur. Ce serait M. Renan, si vous voulez, qui tiendrait ici la scytale ; mais M. Ulbach ferait à merveille Éryximaque ou Agathon.

Et M. Arsène Houssaye, lui, ferait Alcibiade. Il en eut la beauté, que des aèdes chantèrent84 ; il en a hérité la grâce, et aussi la légèreté, le rien, ce don charmant de discourir d’abondance en mots fleuris et doux. Les livres de M. Houssaye85 sont les confessions de ses amours, et il apparaît qu’elles furent belles et précieuses. La leçon qu’il en tire est bien simple, c’est qu’il faut aimer, et puis aimer encore.

Ce conseil d’une philosophie agréable, un moraliste de la même école, M. Octave Uzanne, l’appuierait, je crois, très volontiers. Il a défini lui-même ses livres des « essais pimpants, irradiés de couleurs gaies, qui chassent de l’œil la monotonie du noir. » La définition est un peu subtile, mais elle dit bien l’auteur. Je l’emprunte au Miroir du monde, qui est un livre de réflexion fine et vive, dans la manière des conteurs galants de l’autre siècle. Ce n’est point-là, peut-être, une morale très élevée ; mais après tout elle contenta nos pères ; elle fut celle des plus Français de notre race, et la mode, en France, n’a pas toujours été à l’hypocondrie et à l’austérité.

VII

Il me reste à nommer les humoristes. Car ce sont des philosophes aussi, moins attachés à la lettre du dogme, moins disciplinés sans doute, sortes d’enfants perdus tiraillant sur la vie un peu à tort et à travers, les Quatrelles86, les Véron87, les Hervieu88, les Claudin89, les Grosclaude90, — et M. Taine91, au temps qu’il faisait Graindorge à La Vie parisienne, et M. de Pontmartin, quand il fréquentait chez Mme Charbonneau92. Ils sont le piquant, le dégagé, l’à-propos, et ils s’appellent Aurélien Scholl93, Pierre Véron, Émile Blavet94 . Vous trouvez une fleur de grâce jusqu’en leurs pires débauches, et ils s’appellent Quatrelles ou Mouton-Mérinos95. Est-ce l’esprit de mot, le sens du saugrenu, la charge ? Ils s’appellent Grosclaude ou Chavette96. S’ils mordent ou égratignent, pour le coup de dents ils s’appellent Henri Rochefort97, pour le coup de griffes Paul Hervieu et Gustave Claudin. Mais coups de griffes ou coups de dents, ne vous effrayez point. Cela reste véniel et nos gens se font plus mauvais qu’ils ne sont. Leur doyen, Alphonse Karr98, quand ses Guêpes piquaient encore, n’a point fait, que je sache, de blessures bien cuisantes. Le fonds général de leur esprit, c’est la malice, et cette malice-là est aussi éloignée des macabreries saxonnes : ou des métaphysiques germaines qu’une pochade de Forain peut l’être d’un fusain du Punch ou d’une enluminure de la Berliner-Ragg. C’est de l’esprit français, toujours.

Chapitre V.
Les Rustiques

Émile Pouvillon. — André Theuriet. — Jules de Glouvet. — Erckmann-Chatrian. — Ferdinand Fabre. — . — Charles Canivet. — Gustave Guiches. — Robert de La Villehervé. — Léon Duvauchet. — Joseph Caraguel. — Émile Dodillon. — Léon Deschamps. — Jean Sigaux. — Gaston d’Hailly. — Maurice Jouannin. — F. de la Biotière. — Pierre Arnous. — Georges Renard. — Pierre Maël.

Ce n’est qu’un petit clan, car la mode n’est point aux choses rustiques. Quelques-uns, pourtant, ont forcé l’attention des gens de Paris : André Theuriet, avec les combes et les sapinières des monts lorrains ; Émile Pouvillon, avec les bordes du Quercy ; Erckmann-Chatrian, avec les grasses prairies de la Meuse ; Jules de Glouvet, avec la Loire, les barquettes des saumoniers, les joncs tristes qui sifflotent au vent ; Ferdinand Fabre, avec les durs et secs paysages des Cévennes ; d’autres encore, qui du Dauphiné, qui de l’Anjou, qui de la Normandie, chacun d’eux avec les façons et l’accent du terroir natal. Mais la nature est leur vrai « héros » à tous. Ils l’aiment pour sa physionomie ondoyante, ses aubes laborieuses, ses pleins ciels, ses crépuscules indécis, ses alanguissements, ses sommeils, ses éveils, ses voix, son inconnu. Leurs livres ressemblent à ce beau pastel de Millet : La Plaine, tout aride et désolée, et puis le jour gris qui monte, et, dans un coin, mal indiquée et sensible à peine, la silhouette d’un pastoureau coulé dans sa houppelande. L’homme ne tient guère plus de place chez eux. Ils vont d’abord à la nature. Ils la sentent comme ils l’aiment, profondément. Pour décrire cette nature une et diverse des pays de France, chacun d’eux a trouvé l’épithète vraie, le verbe et le mot qui peignent, et M. Jules Lemaître a pu dire très justement qu’on formerait, en réunissant leurs tableaux, une sorte de géographie pittoresque et morale de la patrie française99. Et cette géographie serait nuancée et précise pour les paysages, certes, mais la plus conventionnelle du monde pour les paysans. Je demanderai seulement qu’on les écoute parler. Sauf les mots de patois, rares du reste et cachés dans la foule, et quelques locutions où perce un coin de terroir, les paysans de M. Theuriet, de M. Pouvillon et de M. Fabre, qui sont d’extrémités opposés, parlent une langue artificielle et voulue, d’une naïveté déterminée d’avance, et la même pour tous. Cette langue-là, vous l’avez entendue déjà dans les Maîtres-Sonneurs de George Sand, qui la parla peut-être la première. Je la crois parfaitement fausse. Elle est faite d’archaïsmes et de flexions verbales au goût du populaire. Elle est bien gracieuse, souvent, et fort peu exacte, toujours. Observez que je constate la chose sans arrière- pensée de blâme. Entre les véridiques coups de gueule de Buteau100 et le petit babil arrangé d’une Cézette101, je suis très nettement pour le babil de Cézette. Il me suffit qu’il soit la traduction d’un état d’âme, et que la naïveté, qui n’est pas toujours sur les lèvres, se retrouve dans le cœur et dans l’esprit.

I

Cette naïveté, qui est le premier trait des natures paysannes, M. Pouvillon l’a rendue merveilleusement. Voyez, je vous prie, L’Innocent, Jean-de-Jeanne et cette même Cézette. Comme on les aime et comme ils feraient envie, si l’on ne devinait derrière eux la silhouette brutale d’une Rouzils, orgueilleuse et sotte, ou d’un Guiral102, rapace et matois ! L’auteur a beau s’en cacher : cette vie des champs, où il semble qu’il nous appelle par horreur des dépravations urbaines, le mal y prime encore le bien : les joies y sont rares, la lutte tout aussi âpre et tragique qu’à la ville. Avec leur gai parler fleuri, ces paysans ont l’âme de juifs plus que de chrétiens. L’optimisme de l’auteur (puisqu’il se tient optimiste) est surtout dans l’opposition qu’il fait de ces caractères misérables et petits avec la nature qu’il aime pour sa bonté et sa beauté, l’or de ses chaumes et la fondante douceur de ses couchants. Elle est le personnage de premier plan, la maternelle et la consolatrice à qui son livre est offert, comme un bel hymne. Il semble qu’à lui aussi elle soit apparue, une nuit d’été, dans son voile plein d’astres, et qu’il se soit écrié comme le voyant de Madaure : « Sainte déesse, éternelle providence des hommes, toujours prodigue de tes bienfaits, tu as pour les malheureux la double affection d’une mère. Nature, tout ce que peut un fidèle comme moi, je le ferai ; je garderai tes traits gravés dans le secret de mon cœur, et de ce cœur je veux faire un temple où soit adorée jusqu’à la mort l’image de ta divinité103. »

C’est la prière de tous les grands amants de Cybèle, et j’aurais aussi bien pu la prêter à M. André Theuriet qu’à M. Pouvillon. On a dit de M. Theuriet104 qu’il se consolait des hommes avec des paysages, et que c’était à peine si la réconfortante fraîcheur de ceux-ci réussissait à compenser la laideur morale de ceux-là. Et l’on a dit encore qu’à le lire il semblait qu’il eut plusieurs âmes ; et le malheur, c’est qu’elles ne sont point faites toujours pour s’harmoniser. Son âme de poète dégage les choses avec une délicatesse dont rien n’approche. Mais le botaniste et l’entomologiste qui sont aussi en lui se complaisent à des minuties de catalogue, à des puérilités savantes où toute flamme s’éteint. Il y a même chez lui (qui le croirait ?) une sorte de Prudhomme latent, qui écrit gros, pense communément, et dit des jeunes filles qu’« elles sont avancées pour leur âge105 ». Ce M. Prudhomme-là n’intervient que par exception dans les livres de M. Theuriet. Des phrases comme celle que j’ai citée sont rares et trouvent presque leur excuse dans le hâtif de la composition. Il a, par ailleurs, d’admirables élans, une tristesse infinie, et dans ses peintures une touche molle et douce qui est sa marque. Peut-être se laisse-t-il trop aller à lui-même. En tels endroits, sa peinture n’est qu’une juxtaposition de couleurs qu’il n’a pris ni le temps, ni le soin de fondre. Je note un passage, dans le Journal de Tristan, où en dix lignes il décrit une mer bleue, des falaises d’un jaune d’ocre, une montagne auréolée de lilas, un cap gris, des roches d’un noir humide, des châtaigneraies vert foncé, des maisons blanches, et trois vaches rousses. Bleu, jaune, lilas, gris, noir, vert, blanc, roux, je doute que l’imagination reproduise un tel paysage. Il en est pour elle des couleurs comme des lignes : elle ne se représentera pas plus l’intérieur d’un kaléidoscope que les mille côtés d’un chiliogone106.

II

C’est, chez M. Theuriet, excès d’abondance, et, pour cette qualité qu’il pousse jusqu’au défaut, on l’aimera toujours plus qu’on ne l’admirera. M. de Glouvet a lui aussi de l’abondance, mais d’une autre sorte. Si M. Theuriet voit la nature en poète, M. de Glouvet la voit en agronome, comme il voit la société en magistrat. Des romans qu’il a écrits107, on peut extraire des documents curieux, des rapports probes et substantiels sur la vie des bois et des eaux. Mais, et sauf dans Le Père, où il est vraiment supérieur à lui-même, on n’y sent point autre chose que l’acuité d’un œil qui détaille et inventorie, et qui proprement regarde sans être affecté. La vie, comme il la montre, ne laisse rien dans l’esprit. Si le détail a son importance, tous les détails ne l’ont point. Quand M. Daudet nous décrit de petites maisons d’ouvriers « qui se serrent les unes contre les autres, comme pour s’aider à supporter leur misère108 », je n’ai que faire d’autres renseignements. Et de même, quand MM. Erckmann-Chatrian nous peignent un lever de jour en Alsace, « le soleil pale montant dans la brume, les maisonnettes aux larges toitures de chaume regardant de leurs petites fenêtres noires109 », ces traits ramassés et sobres me paraissent bien valoir les minutieux inventaires de M. de Glouvet. Ils nous ont fait aimer l’Alsace et ajouté aux regrets des provinces chères et perdues. Que de bonnes heures passées en compagnie de maître Rok110, du docteur Mathéus111, de Koffel le Taupier112, braves gens, et qu’on aime aussi ! Et comme on prend part à leurs petites misères, à leurs joies de rien, à cette vie végétative et douce, et que confine l’orée d’un champ ! La nature ici est plus délaissée que chez les autres romanciers. Mais elles sont si près de la nature, ces âmes simples des paysans d’Alsace, qu’elles finissent par se confondre un peu avec elle. Au reste, une bonne partie des romans de ces messieurs est du pur roman d’aventure. Dirai-je que je préfère leurs idylles à leurs épopées, que pour cela je les ai classés parmi les rustiques, et qu’une raison analogue m’y a fait ranger M. Fabre, quoiqu’il se soit voué d’abord à la peinture des mœurs cléricales ? Je ne conteste point la grandeur farouche de son abbé Tigrane113, la merveilleuse psychologie dont il a éclairé Lucifer114 et Barnabé115 Mais j’avoue mon faible pour Monsieur Jean, une de ses dernières œuvres, et la plus parfaite : ce coin d’idylle du Quercy, avec ses châtaigneraies, ses sonneries de cloche, le petit Jean sur l’âne du maire, et la figure sauvage de Merlette à chaque tournant de route ; et je trouve aussi que le style de M. Fabre y est plus égal, plus nourri d’expressions de terroir et comme en fleur116). De telle sorte que si les études cléricales de M. Fabre avaient déjà fait de lui un maître, en un genre que d’autres n’avaient point abordé, ce roman le classe au premier rang des rustiques et sur le même pied que M. Pouvillon et M. Theuriet.

III

Ce sont là nos grands rustiques117 ; mais je ne voudrais pas clore la revue sans signaler au moins, de romanciers plus jeunes, quelques œuvres où s’affirme un talent d’observation et de description très appréciable : Le Gars Périer, par M. Robert de La Villehervé118, étude souvent puissante, vive et vraie toujours, La Ferme des Gohel et Les Hautes Manières, deux bons tableaux d’intérieurs normands, par M. Canivet, L’Ennemi par M. Guiches, un livre où le pastiche du style de M. Zola n’enlève que peu au mérite très réel de l’observation, Le Roman d’un maître d’école, par M. Antony Blondel (celui-là même que M. Richepin n’a pas craint d’appeler un Saint-Simon paysan), La Moussière et Le Tourbier, par M. Léon Duvauchel (avec telles pages du Tourbier que pourrait signer un Theuriet ou un Fabre), Les Barthozouls, par M. Joseph Caraguel, Le Moulin Blant, par M. Émile Dodillon, Le Village, par M. Léon Deschamps, Le Paysan, par M. Jean Sigaux, Fleur de pommier, par M. Gaston d’Hailly, La Grève de Penhoat, par M. Jouannin, La Muguette, par M. de la Biotière, La Compagnons du Légué, par M. Pierre Arnous, les Croquis champêtres, par M. Georges Renard, Pilleur d’épaves, par M. Pierre Maël, toutes œuvres diversement estimables et qui font bien augurer de la jeune école.

Chapitre VI.
Les Mondains

Gyp. — Octave Feuillet. — Henri Rabusson. — Ludovic Halévy. — Édouard Droz. — Georges Duruy.

… Je l’allai voir et lui dis d’abordée :

— Monsieur l’homme du monde, que pensez-vous de nos romanciers mondains ?

Il se recueillit.

— Monsieur, me répondit-il, je pense qu’on les a nommés ainsi, parce que le monde, qui lit peu, ne les lit pas du tout. Ils sont quatre ou cinq, sans plus. Car je ne tiens pas pour mondains M. de Goncourt ni M. Bourget, quoiqu’ils aient écrit sur le monde119. Mais leur littérature est trop savante. Ils réfléchissent sur tout, déduisent et induisent, et il est visible qu’ils songent à satisfaire leur propre curiosité plus qu’à exciter la nôtre. Ce sont des philosophes. Tout autre est le romancier mondain. Celui-là n’a cure d’être profond. Il lui faut plaire, d’abord, et pour ce s’accommoder aux exigences d’un public qui, à mesure qu’il est moins dégrossi, raffole davantage d’élégance et de bel air. On ne lui demande aucune sincérité. Ses drames et ses comédies se donneraient dans l’azur, qu’ils n’auraient ni plus ni moins de consistance. Voyez Sibylle de M. Feuillet, et voyez L’Abbé Constantin de M. Halévy. Le grand monde y est aussi scrupuleusement dépeint, à peu près, que le monde bourgeois, ouvrier et paysan, dans les œuvres complètes de M. Émile Zola.

* * *

Eh bien, s’ils n’ont, comme vous dites en votre langue, MM. les journalistes, d’autres moyens d’information que les romans de M. Feuillet ou de M. Zola, j’imagine que nos petits-neveux seront fort gênés un jour pour se faire une idée de la vie contemporaine. On s’y reconnaît à peine aujourd’hui. Que sera-ce dans deux cents ans ? Puisque vous faites tant que de me consulter, sachez que vos idéalistes et vos naturalistes sont aussi loin de la vérité les uns que les autres. Il n’y a peut-être eu en ce siècle que deux écrivains exacts, informés, fidèles décalques de la vie qu’ils ont représentée ; et, par un contresens inexplicable, on n’a voulu voir en eux, — au lieu des très sincères historiographes qu’ils sont, — que des à-peu-près de vaudevillistes. Je vous parle d’Henri Monnier et de Gyp. Et ne cherchez pas là un paradoxe. Les scènes de Monnier et de Gyp sont minutieusement vraies. Pour retrouver Jean Hiroux120, il n’y a qu’à ouvrir les gazettes judiciaires. Et, de même, croyez bien que Paulette, Bob et Loulou121 agissent et parlent dans la vie comme les fait agir et parler Gyp. Tenez, j’ai là une sorte de memorandum, où je me suis amusé, jadis, au jour le jour, à noter les menues aventures de mes débuts dans le monde. Gyp n’avait pas encore publié Autour du mariage. Méditez-moi ces deux traits, Monsieur : — « Une demoiselle de seize ans (grâce pour le nom), fardée et maquillée comme une femme de quarante, profitant de l’absence de ses parents pour courir les petits théâtres au bras de son frère à peine plus âgé qu’elle, et, sur le devant de la loge où ils se sont assis, bien en vue, cette requête de la mignonne : “P’tit frère, dis-moi donc zut, tout haut, qu’on croie qu’tu parles à ta maîtresse.” » — Et ceci : — « Déclaration d’une demoiselle de dix-huit ans à son cavalier : “Oh ! vous, je ne vous épouserai pas. Vous n’êtes pas suffisamment bête pour faire un mari. Mais votre tête me va. Tout de bon ! Je veux des amants chics ; vous viendrez le troisième, hein ? Il y en a deux d’inscrits avant vous.” » — Et elle les nommait. Reconnaissez-vous les petites amies de Paulette, monsieur le journaliste, ces idéales jeunes filles, dont M. Feuillet a dit, dans un accès de franchise, qu’elles tenaient entre elles des conversations à faire rougir un singe ? Revenez à la Sibylle du même M. Feuillet, et voyez, je vous prie, où est la vérité.

Non, non, ce n’est pas le « monde » qui fait le succès de ce qu’on nomme la littérature mondaine. Peut-être y touche-t-il, du bout des doigts, pour comparer la copie à l’original, mais il sait d’avance que cette fois encore l’original n’aura pas été rendu dans ses extrêmes délicatesses et ses infinies nuances, et il a plaisir à se sentir si impénétrable toujours. Croyez que M. Feuillet et M. Rabusson et M. Droz et les autres n’obtiennent pas plus grâce à ses yeux que n’en obtint Balzac, et que seule, entendez-vous, seule, Gyp a pu jusqu’ici étonner ces grandes dames par l’impressionnisme hardi et l’instantanéité de ses reproductions122. Et comment le monde ne ferait-il pas bon marché de vos romanciers mondains ? Ce sont pour lui comme pour le baron Desforges, de Mensonges, des « phonographes bêtes ou qui mentent ». Leur clientèle est ailleurs : rue Saint-Denis, au Temple, au Marais, un peu partout dans le gros public des commissaires-priseurs, des notairesses et des quincaillières. Ces gens-là sont jaloux, n’importe par quel interstice, par un écho du Gil-Blas comme par le livre du jour, de pénétrer en idée dans des salons où ils n’iront jamais autrement. L’inconnu jusque dans cette forme les attire, et ils éprouvent le même charme à la mondanité d’un Feuillet que nous en trouvons, nous autres, à l’exotisme d’un Loti.

* * *

Et M. Feuillet ne l’ignore pas. Quand éclata, il y a quelques années, la tourmente naturaliste, on put craindre un instant pour la fragile clientèle de ce romancier. Ce fut un nuage, et qui passa. M. Feuillet, qui avait eu le bon esprit de survivre à cette réaction, y gagna un regain de succès123. D’autres se mirent à sa suite que vous connaissez, MM. Rabusson, Halévy, Duruy, Droz. Le monde, ou ce qu’on appelle ainsi, s’était fort accru dans l’intervalle. Au monde du faubourg Saint-Germain, étaient venus s’ajouter, comme par stratification, le monde du faubourg Saint-Honoré et celui de l’Arc-de-Triomphe. Déjà, en 1868, un des vôtres et des plus spirituels, M. Scholl, pouvait écrire en toute raison : « Le faubourg Saint-Germain est moins fermé. Il se forme une société composée de gens intelligents de tous les mondes. On est moins absolu, moins exclusif qu’autrefois et l’on s’en trouve bien124. » Intelligents est peut-être de trop, et je ne sache pas que l’on s’en trouve si bien. Mais il est très exact qu’aujourd’hui toutes les barrières tombent ou vont tomber. Le monde, c’est le luxe, voilà la vérité, et c’est M. Rabusson qui a eu le mérite de la découvrir. Ah ! il ne lui est pas tendre, à ce luxe ! On a fort joliment remarqué (qui donc, déjà ?) que M. Rabusson n’était qu’un Feuillet retourné. Mais Sainte-Beuve avait dit de M. Feuillet lui-même qu’il n’était qu’un Musset converti125. Et ce que Sainte-Beuve disait de cette conversion, on pourrait le reprendre et l’appliquer à l’auteur de Marcelle 126. Comme M. Feuillet procède de Musset, M. Rabusson procède de M. Feuillet ; mais lui aussi, en homme d’esprit, il ne cherche à imiter son maître qu’en le contredisant. Et de cette sorte, rien qu’à prendre le contrepied des théories de M. Feuillet, en substituant, par exemple, le pessimisme et le dandysme du jour à l’optimisme béat d’il y a trente ans, il fait lui aussi du « neuf » ; il fait, sinon mieux, du moins autrement que son maître, et c’est pourquoi il a réussi. Dans tout succès un peu vif, conclurai-je avec Sainte-Beuve, il y a de ces contrastes et de ces à-propos.

Tenez, L’Abbé Constantin ? M. Ganderax127 a pu dire que le roman de M. Halévy, en littérature, il y a juste sept ans, fit l’effet d’un 9 Thermidor, — sans guillotine. Relisez-le. Que cette peinture vertueuse et morale de la société soit plus exacte que les autres, c’est dont je doute et dont se soucie fort peu, au reste, M. Halévy. Il lui suffit que ce soit une idylle possible ou simplement vraisemblable. Et il a bien raison ! Malgré tout, j’éprouve quelque gêne à apprécier cette seconde manière de M. Halévy. On le savait curieux, léger, sceptique. Il était pour une grande part dans la création de cette petite et si vivante toquée de Frou-Frou128. Après quoi j’ai peine à saisir le fil pour passer à L’Abbé Constantin. Cela vous a un air de gageure, l’accomplissement d’une promesse faite avant son mariage académique à quelqu’une de nos pieuses douairières qui le chaperonnait. Mais, pour être toute de tête, je n’en vois pas moins ce que cette littérature a de rare et de délicat. J’y trouve ce goût, auquel on ne croit plus guère, et qui n’est que le sentiment de la mesure. La plaisanterie y naît d’elle-même, sans qu’on la pousse, et comme une jolie fleur au milieu d’un parterre naturel. Voici un éloge de blasé : mais je ne sais pas de roman qui fatigue moins. On quitte M. Zola avec des maux de tête et des hallucinations, de gros cauchemars de viandes ou de légumes. M. Bourget lui-même veut être feuilleté doucement, aux heures grises et crépusculaires, plus que lu tout d’une traite. Mais l’exquise après-dînée qu’on passe avec M. Halévy ! On n’a besoin d’aucun effort, parce qu’il n’y en a point non plus chez le romancier. On n’y est point arrêté, surpris, chatouillé et à la longue énervé, comme chez les Goncourt, par des rencontres de verbes et d’épithètes rares. C’est encore, en fait de style, ce que je sais de plus parisien. Rien de banal ni d’outré, certes, quelque chose qui glisse et froufroute et n’étale ni paillettes ni verroterie, la grâce d’une jolie femme décolletée dans un salon bien tenu.

* * *

Mais si ce décolletage sait bien où s’arrêter, avec M. Halévy, il n’a plus de mesure, avec M. Droz. Je voudrais m’en défendre : mais toutes ces manières, ces précautions de style et ces enguirlandements autour d’une situation franchement libertine, me rappellent les jeux de cartes que des industriels malpropres débitent à l’oreille des gens, sur le boulevard. Au juger, et pour qui ne connaît point le mystère, cela demeure inoffensif et anodin, avec des airs candides de sujets de genre. À la lumière, l’obscénité transparaît. Monsieur, Madame et Bébé est un peu dans ce cas. Mais M. Droz a fait pénitence, depuis, et cela serait bien, sans doute, si l’excès de son repentir ne l’avait condamné à la littérature terriblement honnête de Tristesses et sourires 129. Le succès l’a récompensé. J’en suis ravi. Mais il faut croire qu’il y a un dieu pour les pédants, puisque de tels livres s’impriment et se débitent, et font des réputations. Oui, monsieur, ne secouez pas la tête, des réputations. Et vous en avez une autre preuve bien distinguée dans la personne de M. Duruy. Ce jeune homme fut cacochyme à vingt ans. Les muses lui avaient été avares de sourires, et il dut à cette austérité de régime le succès de sa littérature130. On m’affirme que M. Duruy, pour avoir traversé l’école normale, se fait figure d’un psychologue, et on me dit encore que, de n’avoir point fréquenté la Boule-Noire, il tient que l’idéalisme n’eut pas de servant plus scrupuleux. Si l’on appelle idéalisme la négation de la vie, la substitution d’un rêve sans consistance à la réalité logique, va pour idéalisme. Il en est un moins éthéré, plus voisin de nous, qui ne traite pas la vie avec ce sans-gêne, qui choisit, élimine, néglige volontiers de nous renseigner sur les fonctions du gros intestin, s’occupe médiocrement du corps, mais retient toute l’âme. C’est l’idéalisme d’un Racine et, par endroits, d’un Anatole France. M. Duruy en est loin, avec de belles prétentions à y toucher. Peut-être aussi se figure-t-il qu’il suffit de peindre le « grand monde » pour être un idéaliste. Si vous voulez bien, nous le renverrons là-dessus à notre amie Gyp, qui n’est point une idéaliste, Dieu sait ! mais qui connut le monde et le rendit comme elle le connaissait131

* * *

— Sur quoi, je pris congé.

Chapitre VII.
Les Nouvellistes

Charles Monselet. — Aurélien Scholl. — Théodore de Banville. — Paul Arène. — Guy de Maupassant. — Armand Sylvestre. — François Coppée. — Catulle Mendès. — Quatrelles. — René Maizeroy. — Arsène Houssaye. — Pierre Véron. — Augustin Filon. — Edmond Lepelletier. — Paul Ginisty. — . — Maurice Talmeyr. — Joseph Montet. — Charles Leroy. — Armand Dayot. — Jean Destrem. — Henri Carnoy. — Eugène Chavette. — Théo-Critt. — Dubut de Laforest. — Paul Alexis. —  Jules Moinaux. — Edmond Deschaumes. — Horace Bertin. — Eugène Mouton. — Harry Allis. — Félicien Champsaur. — Eugène Guyon. — Édouard Siébecker. — Coquelin cadet. — Etincelle. — Auguste Germain. — Alexandre Pothey. — Albert Cim. — Mme Jeanne Mairet. — Louis Tiercelin. — Charles Buet. — Oscar Méténier. — Rachilde. — Léon Barracand. — Jean Rameau. — Adrien Marx. — Alphonse Allais. — Divers. — La Vie parisienne.

Les nouvellistes ou « novellistes » sont aujourd’hui légion, et je ne puis songer à les énumérer tous, car tous nos écrivains, ou presque, se sont établis nouvellistes. On y mettait plus de discrétion jadis. La nouvelle n’était cultivée que du petit nombre, et ce petit nombre ne comptait que des délicats. Souvenez-vous de Nodier et de Mérimée. Et rappelez-vous aussi Charles de Bernard. Il faut regretter ces temps lointains, où la nouvelle, en son raccourci savant, avait encore quelques droits à passer pour le fin mot de l’art. Nos pères, qui étaient des classificateurs émérites, la plaçaient au-dessus du roman. Peut-être n’avaient-ils pas tort. La nouvelle, en ces âges naïfs, faisait pendant au sonnet. Une nouvelle sans défaut illustrait d’un coup son auteur, et Becquet, ignoré la veille, n’avait qu’à écrire Le Mouchoir bleu pour devenir « quelqu’un ».

Nous sommes faits autrement. Sans doute aussi que l’excès nous a un peu gâtés. Mais s’il est vrai qu’en ces dernières années les nouvelles se soient multipliées au point de fatiguer le public et par contrecoup les éditeurs, n’est-ce pas uniment la faute des gazettes qui se sont avisées d’en demander aux écrivains jusqu’à deux, trois et quatre par jour ? Leur talent s’est dépensé à cet effort quotidien. Pour une nouvelle bien venue, que d’autres où la lassitude se marque ! De celles-là, je voudrais n’avoir point à vous parler. Mais vous savez comme les recueils se font, et s’il n’y a dans le monde que quelques-uns d’entièrement accomplis, n’est-ce point, cette fois, la faute des écrivains eux-mêmes qui y entassent pêle-mêle leurs productions mauvaises et bonnes, jusqu’à concurrence des trois cents pages réclamées par l’éditeur ?

* * *

J’imagine une sorte de défilé des nouvellistes, où nous verrions Monselet132, qui a gardé dans la vieillesse ses grâces aimables ; Aurélien Scholl, l’esprit fait homme ; Théodore de Banville, magnifique et abondant ; Paul Arène, baigné de soleil ; Maupassant, qui tient la vie dans une anecdote ; Armand Sylvestre, dont les larges gauloiseries éclatent tout d’un coup en couplets lyriques ; François Coppée, le poète des Contes en prose ; Catulle Mendès, le raffiné des Îles d’amour et du Nouveau Décaméron ; Quatrelles, l’humour, la verve, le diable-au-corps ; Maizeroy, confesseur né des Parisiennes, le moins discret et le plus coquet des confesseurs ; Arsène Houssaye, d’un charme alangui et doux ; Pierre Véron, un gamin de Paris promenant au hasard des jours sa belle humeur gouailleuse ; Augustin Filon, le pur lettré des Nouveaux contes ; Edmond Lepelletier, dont les Morts heureuses enferment de petites merveilles ; Ginisty, qui, avant de devenir le scrupuleux annotateur qu’on connaît, a écrit ce joli livre : Quand l’amour va, tout va ; Hugues le Roux, passé maître-chroniqueur et maître-romancier, maître-nouvelliste par surcroît ; Talmeyr, d’une pénétration si aiguë ; Montet, qui émeut ; Leroy, qui fait rire aux larmes ; Armand Dayot133, en qui le bon conteur s’allie au bon critique ; Destrem134, un Parisien de Paris, et c’est dire beaucoup ; Henry Carnoy, l’exquis élégiaque des Contes bleus ; Chavette, le Monnier des concierges ; Théo-Critt, le Chavette des casernes ; Dubut de Laforest, agrégé des hôpitaux, docteur en tératologie ; Paul Alexis, de Médan ; Jules Moinaux, du Palais ; Deschaumes, qui préluda par Les Monstres roses à cette belle et sérieuse étude : Le Grand Patriote ; Horace Berlin, trop oublié et dont les Croquis de province méritaient mieux ; Eugène Mouton, dont il n’y a qu’à citer L’Invalide à la tête de bois ; Harry Allis, observateur amer et souvent profond des misères de l’âme ; Champsaur135, qui est pour l’entrain et le vice de la lignée de Rivarol ; Eugène Guyon, l’élégant auteur des Soirées de la baronne ; Siébecker, plein de souffle ; Coquelin cadet, que les hypocondres élurent pour médecin ; Etincelle, qui prêche délicieusement le beau monde, dans sa chaire de la rue Drouot ; Auguste Germain, d’un « modernisme » à faire peur ; Pothey, qui est le roi de la charge ; Albert Cim, malicieux et fin ; Mme Mairet, d’une tenue de style toute parfaite dans les nouvelles de son Jean Méronde et de Paysanne ; Tiercelin, dont la muse s’ébat sans voiles au courant d’Amourettes ; Charles Buet, le très distingué polygraphe136 ; Méténier, qui pourrait bien avoir découvert nos bas-fonds sociaux ; Rachilde, une petite demoiselle alerte et polissonne, toute en nerfs et détraquée à ravir : Barracand, que couva la Revue bleue ; Rameau, le Robert-Houdin des Fantasmagories ; Adrien Marx, « fusil et plume » ; Alphonse Allais, l’ironiste en chef du Chat noir ; qui encore et quel biais prendre pour énumérer tous les dignes figurants de cette Courtille littéraire137 ?

* * *

Mais j’accorderai une place à part aux nouvellistes de La Vie parisienne. On ne sait point qui ils sont ; ils signent de petits pseudonymes en oup et en ip ; et l’on est bien étonné, cinq ou six ans après, quand on apprend que ces monosyllabes voulaient dire Halévy, Taine, Henry Maret, Jacques Saint-Cère, Comtesse de Martel. Ce qu’a écrit de l’un d’eux un très délicat critique, M. A. Cartault, peut s’appliquer à presque tous : « C’est la verve parisienne. Oui, malgré la cohue cosmopolite qui emplit nos rues, le parisien de race existe encore ; il a sa manière à lui de voir, de conter, de tenir une plume. Il est avant tout un regardeur et un badaud. Il adore le spectacle, et tout est spectacle pour lui. À la fois très sceptique et très naïf, il a assisté à tant de choses que rien ne l’étonné plus, et pourtant il ne peut s’empêcher de courir à toutes les curiosités. Il est d’haleine un peu courte et ne s’embarque guère dans les grands enthousiasmes. Moqueur et bon enfant, avec un fond de conception aimable et l’habitude de laisser faire, il n’a point l’indignation facile et tonnante. Il y a en lui de la gaminerie. Toujours leste, jamais embarrassé, il se tire d’affaire par une réflexion amusante ; l’être auquel il a le plus peur de ressembler, c’est M. Prudhomme. Il écrit pour se divertir, sans prétention, sans banalité, sans emphase. Moderne entre les modernes, il emprunterait volontiers au télégraphe sa rapidité ; avec une concision toute boulevardière, il supprime les inutilités : c’est une politesse que d’être bref ; en s’exprimant à demi-mot, l’écrivain semble compter sur l’intelligence de l’auditeur. Jadis, on aimait à voir un auteur développer sa pensée en long et en large et se servir des mots avec une virtuosité savante. Aujourd’hui on est pressé : on n’admet, en fait de mots, que le strict nécessaire ; le temps est de l’argent ; on se hâte, on se bouscule, on supprime au besoin même le verbe138… »

Le portrait est joli et fin, non sans une pointe d’ironie. MM. de La Vie parisienne s’y reconnaîtront aisément. Et qu’importe leur mépris des règles ? C’est une belle chose aussi que l’orthographe ; mais Mme de Sévigné ne la savait point.

Chapitre VIII.
Les Romantiques

Léon Cladel. — Catulle Mendès. — Clovis Hugues. — René Maizeroy. — Jacques Madeleine. — Henry d’Argis. — M. de Souillac. — Jean Richepin. — Joséphin Péladan. — Villiers de l’Isle-Adam. — Émile Bergerat. — Mme Judith Gautier. — Bertrand Robidou. — Jean Rameau. — Élémir Bourges. — Barbey d’Aurevilly.

Et le maître étant mort, ceux-ci sont les héritiers du maître, les derniers romantiques, les grands « faiseurs de monstres » dont la race semblait à jamais éteinte, Léon Cladel, Barbey d’Aurevilly, Catulle Mendès, Joséphin Péladan, Jean Richepin, Villiers de l’Isle-Adam, d’autres. Leur romantisme, pour avoir traversé Baudelaire, diffère assez peu du romantisme de 1830. Ils ont gardé le souci du rare, de l’exception, des cas isolés et extraordinaires. Et la théorie romantique est là toute. Han d’Islande, Hernani, Quasimodo, Marguerite de Bourgogne, Tragaldabas, Albertus, vingt types, l’incarnent au théâtre et dans le roman, en prose et en vers. Les « monstres » prennent pied dans la littérature. Pétrus Borel fait dévorer un père par son fils, après quoi cet anthropophage s’adresse au bourreau, et, sur un ton d’exquise politesse : « Monsieur le bourreau, je désirerais que vous me guillotiniassiez. » Ô psychologie ! Jules Vabre écrit son Essai sur l’incommodité des commodes ; Céleslin Xanteuil propose qu’on scalpe les quarante ; Gautier les compare à des genoux ; Jehan du Seigneur se bat en duel parce qu’on l’a traité de « bourgeois »139 ; Philothée O’Neddy s’écrie dans Feu et flamme : Les préjugés ont une telle puissance que si j’assassine par hasard l’homme qui a insulté ma maîtresse,

Les sots, les vertueux, les niais m’appelleront
Chacal…

Et la bonne et douce George Sand elle-même se résigne à « faire des monstres », puisque la mode du temps est aux monstres140. D’autres modes, ni meilleures ni pires, ont succédé à celle-là. Mais à lui être demeurés fidèles, par tempérament ou par éducation, il se sera trouvé les sept ou huit mousquetaires qu’on sait, et ce n’est pas là, après tout, une des moindres curiosités de cette fin de siècle, où, faute d’un concept nouveau, les plus antiques formes d’art ont été tour à tour reprises et rajeunies.

I

D’abord Léon Cladel. Au physique, un corps d’ogre et une tête de Christ. La tête émerge d’un hoqueton jaune de terre qu’il porte en ville et aux champs et qu’il surmonte d’un feutre graisseux et démesuré, les jours de pluie. Ce costume-là est déjà une indication.

Les titres de ses livres sont aussi très particuliers : Raca, Les Va-nu-pieds, N’a qu’un œil (que ce candide proposa comme feuilleton à la République française de Gambetta), Mi-diable, Une brute, Gueux de marque, Le Bouscassié, L’Homme de la Croix-aux-bœufs, Kerkadec le garde-barrière. Tout cela sonne terriblement. Et à la vérité, les héros de M. Cladel sont à la fois terribles et horribles. C’est la lignée de Han d’Islande et de Gilliat. Voit-il ses semblables ainsi ? Sans doute. En toute chose, le simple et l’humain sont ce qui frappe et ce qu’on voit le moins. Il faut une psychologie très affinée pour y être sensible. Et peut-être n’est-ce point le cas de M. Cladel, ni des romantiques en général.

Et comme il voit les êtres, il voit les objets. Il n’y a rien d’amusant comme la nature décrite par M. Cladel, si ce n’est peut-être l’histoire commentée par lui141. Je renvoie sur ce point à N’a qu’un œil, dont les très calamiteuses aventures se déroulent à la veille de la Révolution. Il est malaisé d’accumuler plus d’horreurs (pillages, viols, meurtres, tortures, incendies) en trois cents pages. Mais M. Cladel met à cette besogne une candeur de petit garçon épelant dans une école primaire la leçon de son instituteur. Il n’est point cause, au reste, si les choses lui apparaissent ainsi. La réalité se déforme naturellement pour lui, comme pour ces bœufs dont on dit qu’ils voient les objets quatre fois au-dessus de leur grandeur vraie. Il voit, il pense, il écrit de même. Sa phrase, pareille à ces grosses souches raboteuses, éclate en jets et en enchevêtrements de toute sorte. C’est inextricable : on y étouffe, et il fait bon d’en sortir. Que restera-t-il de son œuvre ? Hélas ! Vous souvenez-vous de ce Langlade dont parle quelque part M. Halévy ? « Langlade était l’auteur de la plus grande phrase de toute la littérature française : cette phrase avait 72 lignes. » — Et c’est tout ce que la postérité se rappelait de Langlade.

II

Mais M. Catulle Mendès restera. Il restera, parmi les romantiques de la dernière heure, comme le plus magnifique exemplaire de l’art du décalque. Son tempérament ne le disposait à aucun genre bien particulier. Il s’est fait romantique, comme il se serait fait naturaliste ou symboliste avec une égale souplesse. Car c’est un merveilleux virtuose, capable de se plier à toutes langues et de les parler toutes, fors la sienne. Dans son romantisme, il n’y a à bien prendre qu’une chose qui lui appartienne en propre : la sensualité, une sensualité raffinée et d’autant plus excitante, qui n’est pas là seulement pour chatouiller et gagner la clientèle, mais qui s’épand aussi, je crois, par quelque vice de l’encéphale. Dans ce genre, les amateurs possèdent de lui toute une bibliothèque de chaise longue : Pour lire au bain, Tendrement, Lili et Colette, Les Îles d’amour, Le Nouveau Décaméron, de ces livres comme les aimait la belle dame de Jean-Jacques et qu’elle ne trouvait incommodes qu’en ce qu’on ne les peut lire que d’une main142. La plupart de ces livres sont, au reste, de simples recueils de nouvelles. Mais dans les romans (Zo’har, La Première Maîtresse, etc.), la veine libertine coule tout aussi large. Mettons à part, si vous voulez, un livre entièrement beau et sain : Les Mères ennemies.

Malheureusement, il n’est pas que cette littérature n’ait fait école. M. Clovis Hugues, qui fut mieux inspiré, jadis, a donné dans Madame Phaéton une contrefaçon assez réussie des romans de M. Mendès. C’est suffisamment lubrique et atourné. Je crois bien que le délicat M. Maizeroy relève aussi du genre. Sur le champ littéraire, tout au moins, l’auteur de Deux amies 143 peut tendre le petit doigt à l’auteur de Zo’har. En somme, toutes ces classifications reviennent à : dis-moi qui te lit, je te dirai de qui tu procèdes. Ce qui fait que M. Jacques Madeleine avec Un couple M. d’Argis avec Sodome, et M. de Souillac, avec Zé Boïm, pourraient bien appartenir à la même école d’indécence et de préciosité.

III

Avec MM. Richepin, Péladan, Villiers de l’Isle-Adam, celui-ci zingari, celui-là mage, cet autre chevalier de l’Ordre de Malte, nous entrons dans un romantisme plus honnête et quelquefois aussi plus original.

C’est M. Richepin qui l’a dit lui-même : « En moi cohabitent un rhétoricien de la décadence et un zingari de la grande route, rétameur de casseroles, maquignon et acrobate. » Le curieux, c’est qu’il ait vu aussi clair en lui. Rhétoricien, il l’est, par une virtuosité de langue au moins égale à celle de M. Mendès, par l’aisance avec laquelle il se plie au ton de chaque genre, par son amour du lieu commun et de l’antithèse. Je laisse de côté ici le poète ; dans le roman, il a des pages de description minutieuse et pointilleuse qui rappellent Dickens144 ; telles de ses tirades à panache sont d’un Alexandre Dumas supérieur145 ; la sobriété et l’horreur muette de certains dialogues font penser à Mérimée146 ; par le heurté et le vif de quelques analyses, il dépasse Vallès147 ; d’autres fois, — moins souvent — c’est M. de Montépin en personne qu’il nous présente, mais un Montépin correct et presque académisable148 Du rhéteur, il a encore l’ampleur d’accent, l’adroite sophistique qui sait plaider le faux et le vrai, les généralisations faciles surtout. Ses grossièretés, rhétorique ; ses blasphèmes, rhétorique toujours. Il a cherché une affaire au bon Dieu pour avoir l’occasion de jongler avec des vocables plus sonores. Il peut tout, il est capable de tout. Il n’est pas jusqu’à la simplicité qu’il n’ait atteinte quand il a voulu. Sœur Doctrouvé est la merveille du genre. Dans les premières pages de Césarine, rien que par sa notation nette et sèche des choses, il emplit l’âme d’une grande horreur physique. Rhéteur donc, si vous voulez, mais assurément un maître rhéteur, et, comme il dit encore, comme cette étrange Miarka, la « fille à l’ours », qu’un caprice de la destinée jeta de sa roulante tribu à la banalité des villes, une sorte de zingari civilisé, un zingari qui aurait fait ses classes, traversé la rue d’Ulm et les littératures anciennes, et qui garderait du tempérament ancestral les fièvres, les colères, les spasmes, l’amour enfantin du tam-tam et des paillettes, et le culte aussi des grandes choses naturelles149.

Vous avez vu le zingari ; ci-joint le mage. C’est M. Joséphin Péladan que je veux dire. Que cette magie ne contienne pas un tantinet de mystification, je n’oserais pas l’affirmer ; je n’oserais pas affirmer le contraire non plus. M. Péladan a l’air si convaincu, et M. de Gayda, et M. Jouhney, et Mme Olympe Audouard ! Dès qu’il s’y mêle une religion, toute pratique devient respectable. Au reste, M. Berthelot vous dira que la chimie est sortie de l’alchimie, que tout n’est point à mépriser chez les théurges, et que c’est à l’un d’eux, par exemple, Cardan, qu’on doit en algèbre la solution des équations du 3e degré. M. Péladan n’a fait, que je sache, aucune découverte algébrique notable. Mais il a écrit sous ce titre général : La Décadence latine une série de romans150 qu’il est permis de trouver lourds, confus, prétentieux, mais dont je reconnais ici la trèséclatante puissance. Au demeurant livres malsains pour la santé de l’esprit, gardez-vous-en précieusement, âmes faibles déjà. J’aurais peur pour ma raison de vivre avec de pareils livres…

Et s’avance le chevalier de Malte, M. le comte de Villiers de l’Isle-Adam151. Ah ! peuple de gobeurs que nous sommes ! Je ne me soucie guère du chevalier, mais pour le « penseur » comme on dit, c’est le plus beau vide avec la plus belle affectation de la profondeur que je sache152. Affectation ? Et de quel autre mot d’abord veut-on que j’appelle tout cet étalage de guillemets, de tirets, de points de suspension et de lettres italiques et majuscules, où M. de Villiers cherche ses effets les plus sûrs ? — « L’Année Dernière, Au Clair de Lune, au Colosseum, la Petite Voix Séduisante M’EST Venue et M’A DIT : Smith ou Jones (le Nom de l’Auteur N’est Ni Celui-ci, Ni Celui-là), Mon Bon Ami, etc., etc. » — La phrase est de Thackeray singeant chez les snobs d’outre-Manche un charlatanisme analogue : mais, pour le ridicule et le creux, pour la manie de fixer sur des riens notre attention surprise et déroutée, elle pourrait être tout aussi bien de M. de Isle-Adam. Car, même ce procédé-là, il n’y a rien de neuf chez lui. Et, pour le reste, sa plaisanterie de pince-sans-rire n’est qu’une traduction assez basse de l’humour de Swift ; son Tribulat Bonhomet n’est que la caricature du Homais de Flaubert, sorti lui-même du pharmacien anonyme d’Hermann et Dorothée 153 ; son macabre fait sourire à côté de celui de Poë, et, dans la farce, Mark Twain, qu’il transpose154, lui est vingt fois supérieur. Reste son style. Je me garderai d’en rien dire. Il l’a trop bien jugé lui-même, le jour qu’il l’a fait consister en « d’étranges consonances, presque nulles (oh ! combien nulles, parfois !) de signification ».

IV

On peut grouper encore à cette place, sous la rubrique « romantiques », quelques écrivains, comme M. Bergerat ou M. Elémir Bourges, dont le romantisme se tempère d’observation. Ce ne sont point des romantiques « purs » ; mais la nuance ne laisse pas que d’offrir quelque intérêt.

M. Émile Bergerat est surtout connu par les chroniques qu’il signe au Figaro du pseudonyme de Caliban. Dans ces chroniques-là, M. Bergerat est « zutiste », et c’est un peu lui qui a créé le groupe ou qui l’a baptisé, tout au moins. Romancier, il rentre dans le rang. Voir Le Viol, où il y a le souvenir de Mademoiselle de Maupin. Le petit Moreau est une étude à part (très honnête, très discrète, attristée et douce) du sentiment maternel.

Mme Judith Gautier, fille du grand Théo et belle-sœur de M. Bergerat155, reste aussi dans la tradition. On cite ses drames, ses « salons », ses bons mots ; on ne cite presque jamais ses romans, et c’est dommage, car il y a de la chaleur et de l’emportement dans Le Lion de la victoire et dans La Reine de Bengalore.

M. Bertrand Robidou, qu’on connaît moins156, a prodigué dans tous les genres, histoire, philosophie, roman, théâtre, poésie, un talent qui semble n’avoir rien perdu à se répandre sur un objet si vaste. Ses vers sont fort beaux, particulièrement l’épisode d’Elohim et Jaweh que cite M. Jules Tellier (Nos poètes). Dans le roman, n’eût-il écrit que La Dame de Coëtquen, qu’il mériterait une place distinguée entre ses confrères. Mais je recommanderai surtout de lui Les Mériahs, où j’ai trouvé sous la fantasmagorie du sujet un sens philosophique très profond.

M. Jean Rameau est aussi un poète, et ses débuts firent quelque fracas, voici quatre ans. Comme romancier, on cite de lui Possédée d’amour et Le Satyre. S’il faut dire, ce dernier livre n’est point tout à fait indigne de M. de Montépin, et telles pages, dans le premier, atteignent au dramatique sombre de Ponson du Terrail.

Le cas de M. Élémir Bourges mériterait une dissertation à part qui pourrait s’intituler : Comment on ne doit pas se faire un style 157. Voici un romancier plein de vie, très au courant de son art, expert au groupement des personnages et au jeu des sentiments ; ce romancier rencontre par surcroît une donnée de premier ordre, quelque chose, si vous voulez, comme la donnée des Rois en exil. Bien entendu que le sujet est tout moderne, qu’il ne s’agit point d’une reconstitution archaïque à la Flaubert. M. Bourges est ce romancier-là, et pour traiter ce sujet-là, avec ces qualités-là, il ira emprunter à Saint-Simon (voyez la belle idée), au maître du style soudain, primesautier, tout en à-coups, au classique par excellence de l’incorrection et de la négligence, quoi ? Ses incorrections, ses négligences d’abord ; il se fera un cahier de ses expressions et de ses tours les plus ordinaires ; il étudiera méticuleusement jusqu’aux places des que, des si, des virgules ; il s’embrouillera à plaisir d’incidentes ; il ne risquera de métaphores qu’autant qu’elles auront déjà servi aux Mémoires ; et ainsi pendant trois cents pages. Le résultat, c’est qu’un lettré ne saurait lire toutes ces belles choses, ramené qu’il est perpétuellement à leur origine, et que voilà trois cents pages et bien du talent de gaspillés.

V

J’ai gardé pour la fin et pour la bonne bouche, comme on dit, M. Barbey d’Aurevilly.

M. Jules Barbey d’Aurevilly ne veut point paraître notre contemporain. Voilà quatre-vingt et un ans qu’il se meurt à petit feu d’être né dans ce méchant siècle de bourgeoisie, et les protestations dont il emplit ses volumes sont encore le seul prétexte qu’il ait trouvé à vivre. Du moins, on l’a « distingué ». Il dit d’un de ses héros qu’il était pareil à un portrait qui marche158. M. d’Aurevilly a un peu de cet air-là, et un peu aussi de celui d’une gravure de modes. Mais il soigne cet archaïsme et ce dandysme, et volontiers se condamne au petit lit de fer dans une mansarde mal close pour quelque belle cravate blanche à pois d’or, dont il épinglera méticuleusement les ailes sur son pourpoint de Casimir, comme un grand papillon. On ne peut trop l’admirer. J’ouvre son Memorandum, et j’y lis de huit pages en huit pages : « Le coiffeur est venu. » J’y lis aussi qu’il compte acheter une limousine de charretier normand et la doubler de velours noir pour l’hiver. Et je vois, sur son portrait, qu’il est beau, d’un genre de beauté qui n’est point, pour parler sa langue, la beauté niaise et tempéramenteuse d’Antinoüs, mais la beauté insolente, impériale, juanesque, qu’il donne, comme un peu de lui, à ses héros Mesnilgrand et Ravilès. Porter beau est pour lui une première manière de se « distinguer », dans ce siècle où la figure humaine, tolérable seulement chez la femme et l’enfant, « s’en va comme tout le reste159 ». Et, par le reste, entendez les mœurs, la suprématie des nobles, la religion, tout, jusqu’aux ridicules, qui chez nous « ont moins de gaieté etde variété par eux-mêmes que ceux de nos pères160 ». Je crois voir que M. d’Aurevilly s’est étudié à fond. Il est donc aristocrate, et c’est sa seconde manière de se « distinguer ». Son aristocratisme consiste surtout à dire : Tudieu ! Il est le dernier gentilhomme au monde qui sache dire encore : Tudieu ! Que voilà un joli juron : Tudieu ! Mais il a aussi un répertoire de phrases sévères sur la civilisation actuelle. Cette civilisation, il n’y découvre « que des usines et des latrines161 ». C’est bien dur. Les « classes moyennes » le dégoûtent. « Bourgeois, cela dit tout162. » Monsieur Thiers, fi ! Odilon Barrot, pouah ! Ils étaient petits, laids et honnêtes. Sodérini, qui fut gonfalonier à Florence et la pire des canailles, valait mieux, s’étant conservé très beau dans le portrait de Vinci. Et Sodérini fut bon catholique, ce qui le rapproche encore de M. Barbey. Car ce dandy et cet aristocrate s’est fait une troisième et dernière « distinction » de son catholicisme, mais un catholicisme que vous n’imaginez point, bonnes âmes, et où il entre des hystéries, du sadisme et de la diablerie, un catholicisme à la Gilles de Retz et d’il y a quatre cents ans. En vérité, et quoi qu’il dise, bien en a pris à M. d’Aurevilly de naître notre contemporain. Le Saint-Office aurait pu ne pas trouver à son goût ce genre de dévotion-là163.

Chapitre IX.
Les Éclectiques

Hector Malot. — Victor Cherbuliez. — Jules Case. — Albert Delpit. — Ernest Daudet. — Camille Le Senne. — Adolphe Belot. — Mario Uchard. — Francisque Sarcey. — François Coppée. — Amédée Pigeon. — Édouard Cadol. — Paul Perret. — Mme de Peyrebrune. — Gustave Toudouze. — Albert Cim. — Léon de Tinseau. — Charles Foley. — Léon Tyssandier. — Ph. Audebrand. — Gaston Bergeret. — Charles Beaumont. — Jacques Normand. — Marcel Sémezies. —  Henry Bauër. — Hippolyte Buffenoir. — Henri Beauclair. — Louis Tiercelin. — Alfred Bonsergent. — Alain Beauquesne. — Jules Hoche. — Jules Vidal. — Gilbert Stenger. — Victor Meunier. — L. Martin-Laya. — Gustave Vinot. — Saint-Maxent. — Armand Charpentier. — A. Richard. — Antoine Mathivet. — Yveling Rambaud. — De Beausire-Seyssel. — Georges Ohnet.

Les écrivains que voici n’appartiennent, je crois, à aucune école bien déterminée. Ce ne sont ni des idéalistes, ni des impressionnistes, ni des symbolistes. Ils n’ont point de formule ; ce sont simplement des romanciers, et comme on était romancier avant tous ces pugilats d’écoles, c’est-à-dire avec l’unique préoccupation d’intéresser. Balzac, que l’on accapare, pourrait bien être leur vrai patron164. Il fut comme eux et d’abord un grand agenceur de drames ; si la part d’observation est la plus forte dans ses livres, elle y est bien mêlée : réalisme, fantaisie, mysticité, il entre bien des éléments dans la composition de ce colosse. Il ne se raisonnait pas ; il produisait. C’était tout, excepté un romancier à système. Aussi sa vraie lignée, peut-être n’est-ce point, malgré l’apparence, M. Zola et M. de Goncourt, et point davantage M. Bourget ; mais plutôt M. Malot, M. Delpit, M. Case. Je ne dis point que ceux-là soient restés étrangers à toute préoccupation d’école. Le courant a réagi certainement sur eux dans un sens ou dans l’autre, et suivant que leur nature les disposait à l’idée ou au fait. Mais ils n’ont point penché tout entiers d’un côté ni de l’autre ; ils sont restés des éclectiques. Ne sourions point du genre : s’il n’a pas produit de chefs-d’œuvre, il a produit plus d’une œuvre vive, sensée, intéressante. Sans autre discipline que la naturelle, il s’est développé à côté des genres classés et tranchés. Les chefs-d’œuvre sont rares partout. Heureux, dirons-nous avec Sainte-Beuve, le roman, fût-il inégal, où il y a de la vérité et qu’a visité la grâce !

Hector Malot. — C’est M. Taine qui fit la réputation littéraire d’Hector Malot dans un article resté célèbre du Journal des Débats. J’y renvoie le lecteur. Il y verra pour quelles raisons M. Taine admire M. Malot, et comment il l’établit dans la succession de Balzac. Pour la fécondité, peut-être (Le seul énoncé des livres de M. Malot prendrait toute une page : Zyte, Micheline, Les Millions honteux, Ghislaine, Le Sang bleu, Le Lieutenant Bonnet, Une belle-mère, Clotilde Martory, Sans famille, Madame Obernin, etc.), pour la langue, qui est chez M. Malot plus franche, plus ferme, moins mêlée que chez Balzac, pour le tour de l’intrigue, la bonne charpente du drame, la force et la variété des situations, j’y consens encore. Mais ce large sens de la vie, cette puissance créatrice, cette rude et indélébile empreinte que Balzac applique à Rubempré, à Gobseck, à Vautrin, à Ursule Mirouët, au vieux Grandet et qui les fait reconnaître entre tous pour ses fils et filles, je pense qu’il n’en faut point trop parler à M. Malot.

Victor Cherbuliez 165. — Et parlons-en bien moins encore à M. Cherbuliez. Il serait le premier à sourire ; il se prend si peu au sérieux qu’il sourit à chaque instant de lui-même. Que par bonne fortune il mette la main sur un vrai type, comme son Jean Têterol, ou sur un cas de vraie passion, comme dans Ladislas Boski, la préoccupation de l’esprit le point, le retourne, l’enlève à la réalité entrevue. Et le voilà qui part à tout railler, mais avec tant de grâce, de finesse, une politesse de si bon ton, qu’on est vite consolé du change. Il se peut même, après tout, que ce soit là son grand charme. Du moins, pour Le Comte Kostia, est-il bien certain que l’attrait du livre vient de ces sautes continuelles de la passion et de l’esprit. M. Cherbuliez ne veut être qu’un amuseur ; mais c’est l’amuseur des délicats.

Jules Case 166. — Pour M. Case, quoique jeune encore, il occupe une place très honorable dans le roman contemporain. Je citerai particulièrement de lui Bonnet-Rouge et Une bourgeoise. Le premier de ces romans est une étude de psychologie politique : Olivier Dathan, le héros de Bonnet-Rouge, à force de compromissions et de volte-face, devient un personnage ; le second roman, une étude d’adultère, s’agite dans un milieu manufacturier. Talent réfléchi, bien littéraire, répugnant à la grossièreté sans dédaigner l’exactitude, ami de l’idée qu’il concilie avec le fait, M. Case se montre à nous dans ces deux romans comme un des bons disciples de Balzac.

Albert Delpit 167 ; Ernest Daudet 168 ; Camille le Senne 169 ; Adolphe Belot 170. — Je goûte moins M. Albert Delpit, dont le tempérament, plus audacieux, sans doute, garde toujours quelque chose de mélodramatique. Sa langue reste médiocre ; c’est cette langue semi poétique que vous connaissez, et qui est toute tissue de métaphores courantes ( Les barques comme des mouettes frileuses , etc. Et pourquoi frileuses ?) On peut lui reprocher encore d’être trop docile à l’actualité dans le choix de ses sujets. Voyez, par exemple, Solange de Croix-Saint-Luc, qui est la mise en œuvre du triste drame de Solesmes. L’inconvénient de ces sortes de livres, c’est qu’ils subordonnent l’art à la réalité ; le romancier n’est plus son maître, mais une manière de juge instructeur. Nous touchons une fois de plus ici à cette question du « reportage dans le roman », qui a pris tant de gravité en ces dernières années. Les romanciers du genre de M. Delpit, — et ils sont nombreux, depuis M. Camille le Senne et M. Ernest Daudet jusqu’à M. Adolphe Belot, — « commencent, dit M. Brunetière171, par faire une espèce d’enquête générale sur l’état de l’opinion. Quel est l’événement parisien de l’année dernière dont le retentissement dure encore ou dont on puisse espérer, à tout le moins, de réveiller aisément l’écho ? Et quel enchaînement de faits divers, ou quelle heureuse combinaison de menus scandales du boulevard et du bois, pourrait bien grossir l’aventure jusqu’aux proportions d’un volume ? ». Et la question résolue, vous voyez paraître ou Solange de Croix-Saint-Luc, de M. Delpit, ou Défroqué, de M. Ernest Daudet, ou Louise Mengal, de M. Camille Le Senne, ou La Bouche de Madame X…, de M. Belot. Que ce souci de l’actualité, ce soin de flatter le goût du public, ôtent de ses moyens au romancier, la chose, je pense, n’est point contestable. Il arrive ainsi que des romanciers bien doués, ayant, comme M. Ernest Daudet, la vigueur et l’emportement, comme M. Adolphe Belot, la passion, ou, comme M. Le Senne, une psychologie très sûre, servie par une langue très suffisante, se condamnent à des sujets de rencontre auxquels leur talent ne les préparait point et qui rebutent leur analyse, quand ils ne descendent pas, pour flatter des goûts pires, à l’étude de simples cas pathologiques172.

Mario Uchard. — C’est là, du reste, un courant. Que si notre littérature a des excès, ce n’est point de pudeur. Nos pères souffraient de la métaphore ; nous souffrons du mot propre. Je ne dis point cela pour M. Mario Uchard ; mais enfin il est bien certain que M. Mario Uchard lui-même ne s’est point toujours tenu dans les limites d’une saine et étroite morale et que ce ne sont point des livres à mettre aux mains des jeunes filles que Mon oncle Barbassou et Inès Parker. Par exemple, il n’y a rien à dire à Mademoiselle Blaisot, non plus qu’à Joconde Berthier. M. Uchard n’a peut-être point une imagination très puissante ; mais je lui reconnaîtrai bien volontiers ce qu’on lui reconnaît ordinairement, du bon sens, de la verve, un esprit un peu gros, amusant tout de même, l’art de narrer des choses simples en une langue aisée.

Francisque Sarcey. — Portez les qualités précédentes au degré éminent qu’elles atteignent chez M. Sarcey, vous aurez, je pense, la caractéristique de son talent. On le connaît assez peu pour romancier ; le feuilletoniste, chez lui, a eu tôt fait d’accaparer toute l’attention. Avez-vous entendu parler d’Étienne Moret, du Piano de Jeanne, de Deux amis, de Qui perd gagne ? Pourtant, il y a quelque vingt années, et quand le feuilletoniste n’était qu’en bouton. Le Piano de Jeanne et Qui perd gagne récréèrent fort nos parents. Ils pourraient encore délasser les fils. Ils furent publiés dans le Journal illustré, où ils eurent le succès que méritait cette langue alerte, franche, bien sonnante, une imagination toujours prudente, un tour heureux dans l’agencement du drame et la présentation des personnages. L’auteur a lu Balzac ; il s’en souvient quelquefois. Son Valdreck est un peu lui-même cousin du bon Pons ; dans les Deux amis il figure un Rastignac de province qui est une caricature toute parlante. Son Étienne Moret doit être mis à part : c’est une étude très sérieuse, attristée souvent, de la vie universitaire. Je voudrais qu’on dédaignât moins ces jolies œuvres, vives, vraies, intéressantes, et je voudrais que mes contemporains se persuadassent qu’il y a plus de courage et d’originalité qu’on ne croit à être, en prose comme en vers, un homme de bon sens.

François Coppée. — Écoutez l’histoire d’Henriette Perrin et d’Armand Bernard : Henriette Perrin était couturière ; Armand Bernard était étudiant. Ils se rencontrèrent une après-dinée de dimanche devant l’hôpital Laënnec ; ils marchèrent quelque temps côte à côte ; il lui prit le bras et elle ne sut pas résister. Ils dînèrent chez Lavenue ; ils firent leur promenade de noces sous les étoiles, serrés l’un contre l’autre ; puis il la reconduisit chez elle, et, « ce soir-là, Armand ne rentra chez sa mère que bien après minuit ». Henriette avait dix-neuf ans ; Armand en avait vingt. « Comme ils s’aimaient ! Comme ils s’aimaient bien ! Oh ! certes, avec la joie et la folie de leurs jeunes sens, avec de rapides voluptés de colombe. Mais si tendrement aussi ! » Et des jours, des semaines, des mois passèrent. Mme Bernard avait surpris le secret de son fils et ne lui pardonnait pas. L’enfant fut atteint d’une fièvre typhoïde ; il mourut. Et Henriette aussi mourut173… — Ô poète, j’ai vu des yeux chers qui pleuraient sur la destinée d’Henriette et d’Armand. Quel charme avez-vous donc que cette vieille et éternelle histoire revive avec vous dans sa fraîcheur et sa grâce premières ? Bénie soit la Muse ! Par elle, et jusqu’en vos infidélités, vous restez toujours notre poète, le poète des jeunes cœurs, des jeunes amours, douces et brèves, l’enchanteur des mélancolies confuses de la vingtième année…

Amédée Pigeon. — Un poète encore, si délicat, si triste, comme souffrant, qu’on connaît à peine et qu’il faudrait admirer. Le connaît-on beaucoup plus pour romancier ? Je ne crois pas. Mais ceux des hommes de mon âge qui ont lu Femme jalouse, qui ont vécu avec le poète dans la tragique intimité de Mme Fauvel et deviné un frère d’esprit dans la pâle et douloureuse figure de son amant, ne sauraient oublier de sitôt cette pénétrante analyse. M. Pigeon n’a rien publié depuis Femme jalouse. J’ai peur qu’il ne renonce au roman. Il semble pourtant qu’une observation aussi sûre que la sienne, une langue si déliée, devraient trouver à s’exercer à l’aise dans ce libre domaine de l’analyse psychologique.

Et voici d’autres écrivains, gens de talent, un peu mêlés, que je ne puis, je crois, mieux cataloguer que dans les éclectiques : d’abord, M. Édouard Cadol. Romancier honnête et d’une bonne humeur continue, on lui doit, entre autres livres de mérite, Gilberte, La Revanche d’une honnête femme, Les Parents riches. La caractéristique de ses livres, c’est qu’ils sont déjà tout découpés pour la scène ; — M. Paul Perret (Ni fille, ni vierge, Sœur Sainte-Agnès, Le Roi Margot). Ses affabulations sortent du domaine courant et présentent presque toujours au dernier chapitre quelque péripétie inattendue174 ; — Mme de Peyrebrune (Gatienne, Mademoiselle de Trémor, Une séparation, Victoire la Rouge, Les Ensevelis, etc.). « Mme de Peyrebrune est un esprit vivant, dit M. Jules Lemaître, actif, curieux, infatigable, ouvert à toutes les impressions. » Ses meilleurs romans sont un compromis entre le roman romanesque et le roman d’observation ; — M. Gustave Toudouze (Le Ménage Bolsec, Toinon, Le Pompon vert, Fleur d’oranger). M. Toudouze est un romancier à thèses ; du moins apporte-t-il à leur développement un talent d’écrivain et une conscience d’analyste très appréciables. J’ai déjà cité Le Pompon vert comme un de nos bons recueils de nouvelles175 ; je citerai Fleur d’oranger comme un roman qui se lit et se discute et qui a sa marque d’originalité ; — M. Albert Cim (Service de nuit, Un coin de province, Institution de demoiselles). M. Cim s’entend à camper en pied des figures de grotesques et de déclassés qui ne laissent pas que d’avoir leur mérite ; — M. Léon de Tinseau (Ma cousine Pot-au-Feu, Montescourt, Madame Villeféron jeune, etc.). M. de Tinseau s’est cantonné dans la province, qu’il a rendue çà et là d’une manière amusante et fine. Montescourt est la peinture d’une petite ville pendant la période électorale ; il est dommage que M. de Tinseau mêle des histoires d’enlèvement à ces jolis croquis sans prétention ; — M. Charles Foley (Risque-tout, La Course au mariage, etc.). « Ce dernier livre, dit Me Adolphe Brisson176, est une étude, prise sur le vif, de ce monde cosmopolite que tous les Parisiens ont plus ou moins coudoyé. À ses qualités d’analyse et d’observation, il joint l’attrait d’une action piquante et mouvementée » ; —  M. Léon Tyssandier (La Première Passion, La Femme du préfet). L’auteur a aussi collaboré au roman posthume de Henry de Pène : Demi-crimes. Son roman de début, La Première Passion, bien accueilli de la critique, accuse une langue originale, un sentiment très vif des choses de l’amour et une très réelle connaissance des dessous parisiens. — Enfin et pour être fidèle à ma conscience d’annotateur, il me faudrait citer tout au moins ici, avec les romans et nouvelles (quelques-unes sont exquises) de M. Philibert Audebrand177, Provinciale, par M. Gaston Bergeret, Le Cahier de Marcel, par M. Charles Baumont, La Madone, par M. Jacques Normand, L’Impasse et L’Étoile, par M. Marcel Sémezies, Une comédienne, par M. Henri Bauër, Le Député Ronquerolles, par M. H. Buffenoir, Le Pantalon de Mme Desnoux (un livre très amusant, un peu tourné à la charge), par M. Henri Beauclair, La Comtesse de Gendelettre (une étude de ville d’eaux, très fouillée et très mordante), par M. Louis Tiercelin, Madame Caliban et Bébelle, par M. Alfred Bonsergent, L’Écuyère et La Maréchale, par M. Alain Beauquesne, Le Vice sentimental, par M. Jules Hoche, Un cœur fêlé, par M. Jules Vidal, Une fille de Paris et Maître Dufresnoy, par M. Gilbert Stenger, Miracle, par M. Victor Meunier, Yvon d’Or et Monsieur de Joyeuse, par M. L. Martin-Laya (avec dédicace à Chambige), La Marquise de Rozel, par M. Gustave Vinot, Une jeune fille (roman à thèse et à thèse bien soutenue), par M. Saint-Maxent, Le Bonheur à trois (autre roman à thèse, lui, elle et l’autre) par M. Armand Charpentier, Peur de la vie (dont la morale optimiste quand même est un peu cousine de celle de M. Cherbuliez), par M. Richard, L’assassin de Monsieur Le Doussat, par M. Antoine Mathivet, Achille Robineau (monde de la Bourse) par M. Yveling Rambaud, Un mariage parisien, par M. de Beausire-Seyssel. Je prie qu’on m’excuse d’arrêter ma nomenclature sur ce dernier nom ; pour les « manquants », il sera plus simple de se reporter au Journal général de la librairie. Je dirai seulement quelques mots du cas de M. Georges Ohnet178.

Salué à ses débuts comme un des maîtres du roman et du théâtre contemporains, en possession d’un succès dépassant toute prévision, M. Georges Ohnet, qui n’attendait plus qu’un fauteuil à l’Académie, s’est vu tout d’un coup dépouillé de son auréole et jeté bas de son piédestal par la main vigoureuse de M. Jules Lemaître. Dieu sait le revirement qui suivit cette exécution ! Ce fut un tollé dans toute la critique ; point de roquet de lettres qui ne crut à honneur d’aboyer aux chausses du malheureux romancier ; s’il vit encore, c’est en vérité qu’il a la peau dure. Et pourtant, réfléchissez : que les succès de M. Georges Ohnet, ses prétentions à la maîtrise, une morgue à l’avenant, aient fini par agacer quelques-uns, je le conçois. Il serait aussi ridicule de prendre M. Ohnet pour un grand écrivain qu’il est ridicule, je pense, de lui dénier toute espèce de talent. Sa syntaxe et son style sont médiocres, soit ! Mais croyez-vous, tout bien réfléchi, qu’il écrive plus mal que vingt autres de nos contemporains, M. Delpit, par exemple, ou M. Jules Mary, dont vous tenez les œuvres en une certaine estime ? Et quand M. Jules Mary écrit cette phrase : « On eût dit que l’occupation des Flandres par les Espagnols, mêlant le sang des deux races, revivait tout à coup en lui par-dessus les générations », s’exprime-t-il beaucoup mieux que M. Georges Ohnet ? Et quand M. Delpit parle des nuages « noirs comme de l’encre », des barques qui rentrent « pareilles à des mouettes frileuses », et de l’amour qui naît de la haine « comme un lys d’un fumier », ces métaphores sont-elles beaucoup plus neuves que celles de M. Georges Ohnet ? Et quand M. Émile Blavet, dont M. Jules Lemaître se plaît à reconnaître, avec une grande raison d’ailleurs, l’entrain, la vie, le parisianisme, dit couramment « la horde misère », sa syntaxe est-elle enfin si supérieure à celle de M. Georges Ohnet ? Mais notez bien que les trois quarts de nos écrivains n’ont jamais pu conjuguer le verbe « poindre », ni connu le genre du substantif « effluve », ni su distinguer un pluriel dans la préposition « ès ». Et vous irez faire un grief mortel à M. Georges Ohnet de ce que vous pardonnez si aisément à ses confrères ! Soyons justes. Si M. Ohnet s’est emparé du public et s’il le tient toujours, c’est qu’il a les deux qualités qui décident habituellement de ces sortes de succès : ses livres sont charpentés de main d’ouvrier et il apporte une réelle puissance au développement des lieux communs dramatiques de l’amour. Le public n’en demande pas davantage. Et après tout, sont-ce là des qualités qu’il faille tant dédaigner ? Je ne suis pas sûr que si les romans de M. Ohnet étaient écrits en slave, que l’action se passât à Saint-Pétersbourg ou à Nijni-Novogorod, et qu’enfin M. Georges Ohnet s’appelât d’un nom en off, en eff ou en ki, beaucoup de ceux qui le raillent ne lui découvrissent tout de suite du génie.

Chapitre X.
Romanciers divers

Le roman de voyage. — Le roman scientifique. — Le roman prédicant. — Le roman-feuilleton

Henri Gréville. — Michel Delines. — Léopold de Sacher-Masoch. — Léon Sichler. — Ary Ecilaw. — Hector France. — Th. Bentzon. — F. de Jupilles. — Lucien Biart. — Louis Jacolliot. — Louis Boussenard. — Victor Tissot. — Xavier Marmier.
Jules Verne. — A. de Lamothe. — André Laurie. — Jean Macé. — Eugène Parès.
Mme Zénaïde Fleuriot. — Mme Mathilde Bourdon. — Mme Nelly Lieutier. —  Mme Marie Guerrier de Haulpt. — Mme Maryan. — Marie Maréchal. — Jean Grange. — Aimé Giron. — M. du Campfranc.
Pierre Ninous. — Charles Buet. — Jules Mary. — Pierre Zaccone. — Tony Révillon. — Adolphe d’Ennery.

Il s’est créé, en ces dernières années, — et par l’éveil d’une curiosité que nos pères ne connurent point et qui fait de ce siècle le plus impersonnel de nos siècles littéraires, — tout un genre nouveau qu’on pourrait cataloguer sous le nom de roman de voyage, la prétention de ceux qui cultivent le genre étant tout autant d’enseigner que d’intéresser. Ainsi les romans slaves de Mme Henri Gréville179, de M. Michel Delines180 de M. de Sacher-Masoch181, de M. Léon Sichler182, de M. Ary Ecilaw183 ; les romans anglo-saxons de M. Hector France184, de M. Bentzon185, de M. de Jupilles186, de M. Max O’Rell187 ; les romans mexicains de M. Lucien Biart188 ; les romans africains de M. Jacolliot189 et de M. Louis Boussenard190 ; les romans prussiens, bavarois, saxons, etc., de M. Victor Tissot191 ; les romans canadiens et spitzbergeois de M. Xavier Marmier192 (les romans iraniens de Mme Judith Gautier193.. Ce n’est point là une littérature si dédaignable, et il faut tout au moins tirer hors de pair M. Marmier, M. Lucien Biart et Mme Henri Gréville, pour les peintures qu’ils nous ont faites des mœurs et coutumes de leurs pays d’élection. Le succès de Mme Gréville a baissé, sans doute, à mesure que les Russes, qu’elle avait plus que tout autre contribué à nous faire connaître, nous sont devenus plus directement familiers, — et, à vrai dire, des réputations plus éclatantes auraient pâli devant la révélation d’un Tolstoï et d’un Dostoïevski. — Mais pour M. Lucien Biart et M. Xavier Marmier, bénéficiant de l’ignorance où nous sommes encore de la littérature des habitants d’Arispe et de la Nouvelle-Frieslande, il n’y a aucun danger à affirmer avec un critique disparu, M. Marius Topin, que leurs œuvres appartiennent si bien aux pays décrits par eux qu’ils semblent traduits de la langue même de ces pays.

À côté du roman de voyage (et se confondant souvent avec lui) nous placerons le roman scientifique, dont M. Jules Verne194 est à cette heure le représentant le mieux accrédité. J’estime qu’il serait parfaitement oiseux de se poser au sujet de M. Jules Verne l’éternelle question : « M. Jules Verne a-t-il fait entrer la science dans le cadre du roman ou a-t-il introduit le roman dans le domaine austère de la science ? » Ce qu’il faut reconnaître à M. Jules Verne, c’est son entrain, sa facilité et sa fécondité ; il a su, le premier en France, utiliser le merveilleux scientifique, et c’est là surtout ce qui a décidé de son énorme succès. Après lui, je citerai M. de Lamothe195, qui ne fait souvent, au reste, que le copier ; M. André Laurie (Paschal Grousset), dans ses études sur La Vie de collège aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, etc. ; M. Jean Macé196 ; M. Eugène Parès197 ; et en général les auteurs du Magasin d’éducation et de récréation, de la Bibliothèque rose, du Journal de la jeunesse et de L’Ouvrier.

Joignons-leur, si vous voulez, et puisque aussi bien ils combattent côte à côte dans les mêmes revues, le bataillon des romanciers prédicants, Mmes Zénaïde Fleuriot198, Mathilde Bourdon199, Nelly Lieutier200, Marie Guerrier de Haulpt201, Maryan202, Marie Maréchal203 ; MM. Jean Grange204, Aimé Giron205, M. du Campfranc206, etc. C’est un genre où ont brillé jadis Mmes Caro et Graven, mais qui n’a poussé ses vraies Heurs qu’à l’étranger, avec la Fabiola du cardinal Wisemann et le Vicaire de Wakefield de ce bon et ennuyeux Goldsmith.

Ces divers genres échappent déjà par certains côtés à la littérature ; j’ai bien peur que le roman-feuilleton n’y échappe par tous les côtés à la fois. Quel rapport, je vous prie, entre un écrivain et M. Pierre Ninous207 ? La clientèle des feuilletonistes, ce n’est même plus ce public moyen, vaguement teinté de notions littéraires, des romans de M. Delpit et de M. Georges Ohnet ; c’est la grande masse lisante et ruminante, et pour satisfaire cette clientèle qu’il connaît bien, le journal exigera à l’avance de ses feuilletonistes qu’ils renoncent à toute délicatesse de style et d’idée, qu’ils échauffent la bête et la tiennent sur son appétit jusqu’au bout par les mystérieux points d’interrogation de la cinquième colonne. Qu’y faire ? Ce sont des exceptions fort honorables, sans doute, que M. Charles Buet208, M. Jules Mary209, M. Pierre Zaccone210, M. Tony Révillon211, M. Adolphe d’Ennery212, et deux ou trois autres213. Mais ce sont des exceptions, et le genre n’en est pas moins condamné, non point tant comme inconciliable avec une saine littérature (voyez Paul Féval), qu’à cause des exigences du journalisme contemporain.

Conclusion

Comme on l’a pu voir par ces notes, le roman contemporain, qui, il y a dix ans, allait tout au réalisme, hésite maintenant entre le réalisme et l’idéalisme. À dire vrai, c’est moins les romanciers que le public qui décideront lequel des deux doit l’emporter sur l’autre. Quand le public est à bout d’une veine, disait Sainte-Beuve, il aime à en changer et il adopte vite les auteurs à qui il est redevable d’une série de sensations nouvelles. Ainsi une formule peut être un moment victorieuse ; sa victoire ne durera jamais bien longtemps214.

Le réalisme a eu d’abord sa raison d’être ; ses excès commencent à inquiéter le public qui se reprend peu à peu à une renaissance de l’idéalisme. L’heure est encore indécise, semblable à ces heures troubles du crépuscule, où de larges nappes d’ombre et de lumière se disputent l’étendue. Elle n’en est que plus favorable pour embrasser le mouvement contemporain dans sa complexité. Le réalisme a produit et produit encore de belles œuvres ; l’idéalisme régénéré n’a rien à envier à son rival, et la psychologie de M. Bourget vaut à tout prendre l’impressionnisme de M. de Goncourt. Mais on peut prévoir déjà, à de certains signes avant-coureurs, que le temps du réalisme est passé : les jeunes gens s’en écartent dès leurs débuts, ou ceux que leurs débuts y avaient poussés d’abord font retraite. Les querelles d’écoles recommencent, plus âpres et mieux armées, et c’est des idéalistes que part cette fois l’offensive. Et voici que les maîtres eux-mêmes sont pris d’inquiétude. M. Zola quitte chaque jour un peu de son dogmatisme ; si quelque manifeste, comme celui de Marie Fougère, vient tout à coup à rompre la trêve, ce n’est plus lui qui monte sur le mur et qui pousse la triple clameur : l’Achille du réalisme est définitivement rentré sous la tente.

Pourtant l’heure de l’idéalisme passera, comme va passer l’heure du réalisme, et c’est la fortune de toutes les écoles que ce continuel déclin et cette continuelle renaissance. Prétendre, comme le fit M. Zola, au triomphe absolu, définitif et sans discussion, quelle chimère ! Dans la conclusion de son beau livre Le Réalisme et le naturalisme dans la littérature et dans l’art, M. David-Sauvageot, rappelant le mot d’Ampère sur les épopées du moyen âge : « Toute combinaison de nationalité dégage de la poésie », semble prévoir un temps où la pénétration réciproque du génie français et du génie russe communiquerait une nouvelle vie au réalisme des deux races. Nous emprunterions aux Russes cette foi, cette émotion, cette pitié sincère pour les humbles, ce souci passionné des hauts mystères qui rachète leur amour pour l’inconscient et l’obscur ; nous leur donnerions en retour nos habitudes de précision et de méthode. « Ainsi l’art serait renouvelé à la fois par l’ardeur et par la lumière. » C’est le rêve d’un noble esprit ; j’ai peur que ce ne soit jamais qu’un rêve. On a dit beaucoup de mal d’un de nos plus illustres contemporains qui ramenait tout au tempérament. Sans doute, c’est un facteur qui n’est point négligeable, et, comme il est vrai qu’il y a des races plus réalistes ou plus idéalistes, il paraît vrai aussi que le tempérament de l’écrivain balancera toujours les autres influences. N’est-ce pas M. Paul Alexis qui raconte que dans sa toute première enfance, M. Zola faisait le désespoir des siens par son bégaiement, et que le premier mot qu’on lui entendit prononcer avec netteté, ce fut (j’en demande bien excuse) ce vocable gros de promesses : cochon ? L’anecdote a son intérêt ; je n’en prétends point conclure au néant de l’éducation et à la toute-puissance du tempérament ; avouez cependant qu’elle donne à songer et que ce n’est point là une enfance comme on nous raconte de Platon et de Virgile. Mais je veux croire au contraire à une certaine efficacité de l’éducation. Je reconnais que l’éducation agit sur l’individu pour le fortifier ou le contrarier dans la direction naturelle de son esprit : d’où, quelquefois, ces ruptures d’équilibre, ces antinomies choquantes, qui accusent dans un même écrivain les tendances les plus opposées ; mais d’où aussi, dans notre littérature, cette continuité, cette suite, ce long enchaînement des œuvres et des hommes, qui lie l’une à l’autre les générations en apparence les plus hostiles, Zola à Hugo, Hugo à Boileau, Boileau à Ronsard. L’esprit a commencé par se soumettre au passé ; il lui a emprunté ses habitudes et sa méthode, quitte à rompre brusquement et à s’inventer une formule nouvelle, mais non point si nouvelle qu’elle n’ait gardé dans l’application quelque chose des formules antérieures. L’éducation seule, une tradition sévère, patiente, reconnue et acceptée de tous, a pu ce miracle de conciliation et d’union. Or, bien ou mal, c’est un fait assuré que la tradition s’en va en littérature. J’ai réussi à établir un peu d’ordre dans un livre comme celui-ci, qui embrasse un cycle assez large ; la chose eût été impossible, si je m’en étais strictement tenu aux deux ou trois dernières années. Regardez avec attention : dans le roman, dans la poésie, au théâtre, partout le spectacle se ressemble. Il y a encore des maîtres, des écoles, des systèmes, et personne pour les suivre. Où va-t-on ? On s’interroge, on cherche. Quoi ? Nul ne sait au juste. Idéalistes et réalistes, tous vous diront que les anciennes formules ont fait leur temps et qu’on n’en veut plus. Mais cette belle entente crève en fumée, dès qu’il s’agit de déterminer la formule nouvelle. Et les préfaces succèdent aux manifestes, les théories aux poétiques. M. Prévost donne la réplique à M. Champsaur, lequel dispute avec M. Thierry sans pouvoir tomber d’accord avec M. de Brinn’Gaubast. C’est le triomphe de l’individualisme, — un vilain mot, sans doute, mais le seul propre à caractériser cette fin de siècle turbulente et confuse, et dont l’avenir déconcerte toute prévision.