Numéro 3, 15 janvier 1857
La brasserie de la rue Hautefeuille.
(Lettre du maître de l’établissement à
M. Soulas)
Je crois, monsieur, que vous avez mal compris mon établissement et les personnes qui l’honorent de leur présence.
Vous n’avez été sensible, dites-vous, qu’à la fumée, à l’odeur de la houille et à celle du vin ; vous prétendez qu’on embrasse ma servante et que mes hôtes tiennent des conversations malhonnêtes.
Quel soulas vous me donnez par toutes ces erreurs ! sans compter que les paroles, les gestes et les plaisanteries que vous attribuez à tous ces messieurs sont purement de votre invention. Êtes-vous donc notre ennemi à tous, monsieur ? J’espère que non.
… Vous n’avez donc pas senti l’aspect simple et protestant que j’ai voulu conserver à ce lieu de réunion sans ornements ? Les tables de bois, les bancs de bois, étroitement serres où l’on est assis dos à dos, les pots de grès avec la bière mousseuse ne vous ont pas touché, le service est fait par moi, par ma femme et par ma belle-sœur, et ma brasserie a un air de famille qui ressort surtout le matin, lorsque le jour arrive à peine dans l’étroite rue Hautefeuille, qu’il fait sombre dans la grande salle, plus sombre encore dans le billard, mais qu’un jour éclatant et joyeux éclaire la singulière pièce où l’on dîne, que quelques habitués déjeunent en causant à voix basse, allant de temps en temps inspecter malicieusement dans la cuisine, les vases de cuivre, de fer-blanc, de terre et de fonte qui contiennent la nourriture.
La singulière pièce où l’on dîne aurait bien dû vous frapper : étroite, longue, couverte d’un vitrage comme un atelier, claire, gaie, avec des murs tout nus, toute remplie en effet par une immense table en bois blanc, flanquée de deux buffets et ordinairement occupée le jour par des légumes amusants à voir ; pourquoi n’avez-vous pas remarqué non plus la cuisine noire, avec ses vitres dépolies où, le soir, lorsque la chandelle est allumée, on voit l’ombre des terribles couteaux, arsenal varié qui sert à égorger les beefsteaks et le jambon de mon pays.
Le sentiment de l’intimité saisit promptement les gens qui fréquentent cette brasserie : on est près les uns des autres ; il n’y a qu’un billard qu’on partage amicalement ; l’absence de dorures, une lumière qui n’est pas trop vive, tout cela unit mes hôtes ; chez moi il leur semble toujours qu’ils sont sous le manteau de ces vastes cheminées qu’il y a dans les auberges de province.
Les mœurs littéraires y sont tranquilles et simples ; si j’ai eu parfois à me plaindre de la gaieté des convives, c’est qu’étant Allemand, il me fallait au moins deux jours pour comprendre des plaisanteries françaises.
J’entends continuellement des conversations graves, qui me font peur ; j’aime assez la gaudriole et quand je veux m’en rassasier, je vais à des tables d’étudiants ; ces messieurs, nos littérateurs, disent bien que Rabelais vient souvent s’asseoir avec eux, mais ils parlent trop de littérature et d’arts, ce n’est pas là une conversation de table. Il faut y mettre sérieusement sa chair et son sang pour être si enragés ; vous savez bien, monsieur, que c’est le dernier endroit où il y ait de ces grandes discussions littéraires qui semblent homériques. Et cependant on croirait, à vous entendre, que mon honnête brasserie est une sorte de mauvais lieu et que ces messieurs sont de singulières gens.
Je crois qu’ils n’ont pas beaucoup d’argent et ne peuvent se réunir dans des salons qu’ils n’ont pas non plus. Ils affirment d’ailleurs que les gants et la richesse d’un mobilier ne constituent pas la dignité ! Je crois qu’il n’en est pas un d’entre eux qui ne puisse montrer hautement dans sa vie privée des exemples de vaillance, de travail, et de devoir accompli. D’après ce que j’ai entendu dire, je ne pense pas qu’on puisse voir dans les romantiques les saints de la décence et de la dignité. Il faut arriver de province et être naïf pour cela. Moi je suis à Paris depuis dix ans.
Je ne conçois pas qu’on puisse reprocher comme un manque de dignité à des jeunes gens pauvres, diversement occupés dans la journée, de se retrouver à la seule heure et au seul endroit où ils le puissent, c’est-à-dire à l’heure du dîner et autour de ma table. Là ils boivent et ils mangent, il est assez difficile qu’il en soit autrement. Vous dites qu’en 1830 on mangeait des odes et on buvait des sonnets ; aussi y avait-il plus de fous et de gens maigres. J’ai une grande tranquillité à l’égard du bon sens de mes convives, quand j’ai la satisfaction de les avoir bien nourris pour leurs trente-six sous. Ils ne se conduiront jamais en poètes affamés.
Vous racontez de fausses histoires sur tout le monde et vous tympanisez particulièrement l’homme que vous admirez le plus, M. Gustave Planche. Vous savez bien que cela ne s’est jamais passé et que la vérité eût été bien plus intéressante. Vous ne connaissez que fort peu les personnes dont vous parlez, et voilà que déjà vous voulez les faire connaître au public.
Quant au journal Réalisme, il aurait beaucoup mieux valu constater que les jeunes gens qui s’en sont occupés l’ont fondé tout spontanément, ce qui est beaucoup plus significatif que s’il en avait été autrement. — Que vous ayez trouvé remarquable la figure de l’un et point celle de l’autre, cela tient à la précipitation avec laquelle vous avez regardé ; c’est de la même façon que vous aurez senti qu’on puait le vin et vu qu’on embrassait ma servante, pauvre fille injustement accusée.
Avec le désir d’être sincère, vous eussiez fait un petit écrit qui pouvait avoir comme une valeur historique ; pourquoi avez-vous manqué une si bonne occasion ?
Vous me pardonnerez, monsieur, tant d’avis ; mais j’aime les réalistes et la vérité.
Lettre d’outre-mer
[Présentation]
Un de mes amis, qui est Américain, m’écrit une lettre que je traduis à peu près tout entière :
[Lettre]
Laissez donc crier les gens et marchez ! Il y en a qui vous appelleront imbéciles, ennuyeux, pédants, allez toujours, les gens garderont vos idées dans leur cerveau sans s’en douter, et un jour viendra où ils seront tous d’accord pour dire : Mais j’ai toujours été réaliste.
Allez toujours ! Quand le bon Dieu a fait le monde, il a été réaliste au premier chef (a realism-master). — Il a fait les choses, res, d’où vient, réel, réalisme ; les choses, c’est-à-dire ce qui ne peut être autrement que cela n’est.
La réalité me paraît toujours si sublime, si immense, si divine, que je ne conçois pas qu’on ne veuille strictement s’y tenir. On l’a bien senti, car on ne s’est jamais élevé contre les naturalistes, quand ils ont parlé des merveilles du puceron, du crapaud et de l’araignée : dans le genre humain s’il se trouve des animaux analogues, pourquoi donc ne veut-on pas en entendre parler ?
Quels récits étonnants ! Il y a des centaines de mille espèces de plantés connues et autant d’inconnues. Il y a des millions d’animaux que nous avons vus et plus encore qui nous échappent. Nous menons par la bride les grandes forces de la nature ; nous combinons, nous transformons la matière. Nous vivons, nous aimons, nous combattons, nous travaillons, nous faisons nos affaires (le bout de l’oreille américaine !), tout cela est plein de réalité, de passion, d’âpreté ; cela nous enveloppe, nous domine, au point que sont basés là-dessus nos rêves eux-mêmes dont nous sommes si fiers, parce que nous prétendons qu’ils viennent de nous seuls. Tout cela me paraît beau tel que c’est ordonné, combiné, et affreux dès que cela est transposé, dérangé par l’imagination humaine.
Je sais bien que votre philosophe Jean Reynaud est humilié d’être sur une si petite boule que la terre ; il ne la trouve pas assez belle, il est honteux d’être obligé de porter un parapluie, d’être petit, et il rêve quelque chose de meilleur.
J’ai longtemps désiré un homme d’imagination qui sût me faire voir autre chose qu’un monde d’imagination copié bêtement sur celui-ci, et pire ; j’ai cherché dans mes rêves avec un sérieux de Yankee, un monde meilleur, et n’ai trouvé que le même, déformé, moins la raison, le sens.
Depuis j’ai rencontré des hommes forts comme du bronze (steady bronze-men), et qui cependant jouissent de la vie comme si tous leurs pores étaient une langue ou un palais et que tous les événements, toutes les choses qu’ils voient fussent des aliments pleins de saveur. Ce sont là des réalistes, je vous en réponds, et qui m’ont fait comprendre que tout est curieux.
Le simple bonhomme homme me semble un être plus fantastique que tous les diablotins de Callot. Cette machine qui remue tout et fait tout a un intérêt tellement saisissant que j’ai autant de plaisir à la connaître dans ses lacunes, ses défauts d’organisation que dans ses parties les plus achevées. Je mettrais volontiers au creuset, comme un chimiste, mes amis ou même les passants que je vois de ma fenêtre pour voir ce qu’il y a dedans. Jamais un homme, une action humaine ne sont insignifiants pour moi. Voir autrement me paraît irréligieux, athée ; les arbres, les montagnes, les prés, la mer, le soleil, les villes, les vaisseaux, Dieu et l’homme ! tout est parfait et magnifique, à cause de l’étendue, de la variété, de l’ordre, du commencement et de la fin.
La sueur de celui qui travaille, voilà une belle chose, le courage de l’honnête homme, la vaillance des convictions, en voilà d’autres ; la violence des passions, l’étroitesse de l’esprit et ses combats contre la largeur de l’esprit, voilà encore des choses saisissantes ; et si un fait est terne en lui-même, isolément, prenez-le comme un chaînon de la grande chaîne et vous verrez que, forcément nécessaire, il acquiert un intérêt immense.
Que m’importe, disais-je à un vieux disputeur poète, qu’on compare les étoiles à des yeux, ou à un sable d’or, ou à de petites lumières, ou à des âmes errantes, j’ouvre mon livre d’astronomie et j’y vois que Sirius est je ne sais combien de fois plus grand que le soleil, à je ne sais combien de millions de lieues de la terre ; que le nombre des étoiles est incommensurable et que tout cela roule sans se heurter (rolls and not breaks).
L’imagination est bien molle, bien chétive devant la force de la réalité : que sont les idées indistinctes, vagues, puériles, qu’elle apporte devant les idées sérieuses, profondes de la vie active qui remplissent le cœur et qu’on peut saisir à deux mains (take in hands). Défigurées ainsi par l’invention, les idées m’apparaissent comme des membres malades.
Je trouve que l’homme est profondément ingrat ; une source de continuelles jouissances lui est réservée dans le voir à cause de l’ordre, de l’enchaînement des faits, et il préfère faire des distinctions, amalgamer et se recréer de machines informes et ridicules.
Ici, mon cher ami, il y a quelques jeunes gens qui comprennent cela, et qui, éclairés par les grands naturalistes Wilson et Audubon, vont partout la plume et le pinceau à la main.
On ne lit pas assez les naturalistes, ce sont eux qui font aimer le mieux la réalité.
Cette chaleur de cœur et de fraternité qui nous unissait à Paris, je la retrouve ici avec bonheur ; et je compare cet ébranlement de la jeunesse, ce départ de la première couche des esprits virils, à ce qui se passe dans l’eau : une pierre tombe, une première onde se forme, courte, peu étendue qui communique le mouvement à toute la masse et produit bientôt des ondes de plus en plus rapides, immenses. Nos idées sont ces pierres.
Je ferai peut-être, moi aussi, mon Réalisme, il y a bien des idées que nous pouvons associer à celles de l’art et de la littérature.
Du reste ici, comme en France, il y a des gens que cela bouleverse et met en colère. Un vieux homme m’a dit : « Vous êtes plus dangereux que les Mormons ; je vois ce que c’est, vous avez quelque dieu en poche. » — Ils voient un fondateur de religion en tout homme qui a quelque chose à dire. — Un peintre français m’a aussi dit un mot plaisant : « Vos doctrines sont subversificatrices »
Esprits faux
En partant d’un principe faux, on peut déduire une foule de propositions vraies par rapport à ce principe. L’art ou l’instinct des esprits faux est donc d’envelopper leur principe faux, de le draper avec de beaux mots, ou bien de se servir d’une affirmation pure et simple, ce qui est la meilleure manière de prendre autorité sur le lecteur.
Il faut de l’énergie pour pénétrer dans une idée. Cela me rappelle une caverne dont l’entrée est noire et étroite où l’on me dit qu’il y a des merveilles : j’aime mieux le croire que de m’en assurer en me donnant la peine de ramper sur mes genoux à travers des broussailles et des pierres.
Voilà pourquoi les idées faussés font leur chemin ; elles reposent presque toujours sur une promesse de merveilleux, de splendeurs. Des idées justes venant après des idées fausses qui sont admises passent pour des paradoxes ; les esprits faux ne les examinent même point, étant persuadés de l’évidence de leurs propres idées. Ils disent même de leurs idées : nous les avons discutées avec nous-mêmes, en dedans, nous n’avons pas besoin de les démontrer, il nous suffit de les célébrer, d’en faire l’éloge.
Il y a une bonne foi ou une paresse générale qui fait que tout homme peut surprendre la crédulité de tout le monde en assurant qu’une chose est belle, magnifique.
Je crois toutefois que, dans la vie, un homme d’un jugement profond et sûr, qui se rend compte de tous les gens et de tous les faits autour de lui, a plus de chances d’être utile aux autres, a plus de plaisirs à retirer de l’existence qu’un homme qui voit tout de travers, avec des prismes sur les yeux, qui prend un honnête homme pour un coquin, un voleur pour un être grandiose, une pierre pour le Mont-Blanc, le Mont-Blanc pour un morceau de sucre et ainsi de suite. Le nombre de ceux-ci est grand parmi le monde artistique et littéraire. C’est même cette précieuse faculté de se tromper qu’ils exploitent au profit de l’art et qui les a portés à se faire peintres, poètes, romanciers, etc., afin de communiquer à autrui leurs imaginations.
Les esprits faux amusent les autres comme font à peu près les demi-fous, tant qu’ils ne touchent pas à des sentiments précis, bien enracinés dans le tempérament général. Mais dès qu’ils s’y attaquent, ils impatientent et se font clairement reconnaître.
Marivaux et M. Thiers réalistes
M. Thiers, blâmé en cela par M. Paulin Limayraca, a dit les paroles suivantes qui sont nôtres :
« L’intelligence complète des choses en fait sentir la beauté naturelle et les fait aimer au point de ne vouloir rien ajouter, rien retrancher, et de chercher exclusivement la perfection de l’art dans leur exacte reproduction. »
Voilà une de ces phrases comme nous les aimons, sauf corollaires.
Le même M. Thiers dit également : « Le style ne doit être ni aperçu ni senti. »
M. Thiers n’a-t-il pas eu une centaine de mille voix aux élections de 1848 ? — Si tout ce monde-là votait encore pour lui dans la circonstance présente !
Quant à M. de Marivaux, esprit délicat et raffiné, voici ce qu’il a mis dans Marianne, un de ses meilleurs romans, proh pudor !
« Le style que je vois dans les livres, est-ce le bon ? Pourquoi donc est-ce qu’il me déplaît tant le plus souvent ? » Cette simple petite question d’une dame, madame Marianne, me paraît une assez jolie petite et mordante critique des stylistes.
Mais ceci est peu de chose en comparaison de ce qui suit, qu’on croirait écrit par quelque paysan de la littérature de 1857 :
« Jusqu’ici tout ce que je vous ai rapporté n’est qu’un tissu d’aventures bien simples, bien communes, d’aventures dont le caractère paraîtrait bas et trivial à beaucoup de lecteurs si je les faisais imprimer. Je ne suis encore qu’une petite lingère et cela les dégoûterait.
« Il y a des gens dont la vanité se mêle de tout ce qu’ils font, même de leurs lectures. Donnez-leur l’histoire du cœur humain dans les grandes conditions, cela devient pour eux un objet important. Mais ne leur parlez pas des états médiocres ; ils ne veulent voir agir que des seigneurs, des princes, des rois, ou du moins des personnes qui aient fait grande figure. Il n’y a que cela qui existe pour la noblesse de leur goût. Laissez là le reste des hommes ; qu’ils vivent, mais qu’il n’en soit pas question ; il vous diraient volontiers que la nature aurait bien pu se passer de les faire naître et que les bourgeois la déshonorent. »
Ce M. Marivaux est le traître du parti du bon goût et de la poésie. Il y a quelques nobles qui ont ainsi déserté leur cause et se sont bien scandaleusement conduits, témoin M. de Mirabeau, en politique.
Restif de La Bretonneb
Ceci n’est pas une étude biographique : à chacun son métier, et Dieu sait combien celui de biographe est pauvrement exercé aujourd’hui ! Je ne veux que réunir quelques notes à propos d’un homme dont la valeur outrée par les uns a été considérée comme nulle par les autres, et qui ne méritait ni cet excès d’honneur ni cette indignité.
Pour moi, la véritable biographie d’un homme de lettres est dans ses livres ; c’est la seule chose qui le peigne complètement et sûrement, c’est surtout, la seule chose qui reste de lui, et par conséquent la seule que la postérité doive étudier.
Avec cette doctrine j’ouvre, il est vrai, la porte à toutes les hypocrisies de l’écrivain. Mais croyez-vous que je ne les devine pas sous leur masque, et que je me laisse prendre aux protestations de moralité de M. de Sade, ou de l’auteur de Margot la ravaudeuse ? Non certes, et ces protestations ajoutent un trait de plus à l’effigie de l’auteur ; je le sais menteur, il n’a plus d’influence sur mon esprit, et je me confirme dans cette croyance que la sincérité est le seul moyen de donner vie à une œuvre pour longtemps, pour toujours.
Où sont les écrivains sincères de notre siècle ? Combien y en a-t-il dans les siècles passés qui ont accepté la vie avec reconnaissance, qui l’ont vue comme Dieu l’a faite, et l’ont peinte comme ils la voyaient, sans se farder eux-mêmes, et sans noircir les autres ?
On m’a demandé si Restif était un réaliste, je veux essayer de répondre à cette question.
Restif est plein d’orgueil, il essaie d’être l’ombre de Diderot et de Jean-Jacques ; mais maladroit dans l’emploi des moyens, il arrive à n’être qu’un déclamateur ampoulé, un rhétoricien qui prend les interjections pour de l’éloquence, et un plaisant qui n’a ni finesse ni emportement, les deux seules manières d’être plaisant.
Restif est né dans un moment de crise ; il avait, certes, la tête faible, les sens bouillants, une éducation négligée. Donnez à un homme orgueilleux toutes ces causes d’erreurs, et vous ne serez pas étonné qu’il ait écrit ou plutôt imprimé deux cents volumes et que dans ces deux cents volumes, il n’y ait que des éclairs.
Mais il y a des éclairs et cela le sauve de l’oubli complet, que n’ont pas pu éviter d’autres romanciers ses contemporains, qu’il admirait.
Et puis, Restif représente l’introduction dans notre littérature, d’une classe jusqu’à lui négligée ; c’est lui, le premier, qui a cherché à peindre le peuple. Vadé faisait du peuple, dans ses livres, ce qu’il était dans la société : l’amusement des seigneurs ; il chargeait et rendait grotesque son modèle pour faire rire ses lecteurs. Restif a peint le peuple sans arrière-pensée, il l’a souvent peint d’une façon remarquablement vraie. C’est assez pour qu’on cherche à le lire encore de nos jours, et son espérance de raconter pour la postérité les mœurs de son siècle ne sera pas tout à fait déçue.
Restif ne peut pas être regardé comme un réaliste, mais je considère son étude comme utile aux réalistes ; Restif a vu quelque chose ; il a mal vu, il a surtout mal rendu ce qu’il voyait, mais je crois que Restif nous a donné Balzac !
Tous deux sont proches parents. Sans vouloir faire un parallèle qui ne pourrait qu’être superficiel dans un article de journal, je reconnais dans ces deux hommes des airs de famille ; l’un n’est que Restif ; l’autre est Restif réussi, débarrassé de ses défauts, avec des qualités particulières et les défauts de ces qualités, mais distant du premier de toute la différence qui sépare un paralytique d’un homme sain ; ils sont tous deux sur le même sentier, ils voient le même but, ils rencontrent les mêmes trésors, mais quand Restif est dans l’impossibilité de se baisser pour les saisir, Balzac s’en empare, et s’il ne s’en sert pas à la satisfaction de tous, il contente au moins le grand nombre : c’est tout ce qu’on peut demander honnêtement à un homme.
Ne déifions personne, mais n’annihilons personne non plus : Restif a une valeur ; sa préoccupation du vrai est constante, et je crois qu’on n’a pas beaucoup mieux que lui défendu l’introduction des classes moyennes dans notre littérature. Il sentait la révolution ; agité comme le pays tout entier, il passait de la philosophie voltairienne, aux idylles de Gessner, des utopies réformatrices aux amours du Sopha avec trop de facilité peut-être, et se contentant de croire que ce qu’il écrivait était moral, pourvu que la dernière ligne le fût ; mais depuis, n’a-t-on pas souvent retranché la dernière ligne, et devons-nous condamner l’homme pour ce qui est la faute du siècle ?
Je veux citer quelques traits de la défense de l’accusé.
« Je ne me permets qu’un mot, dit-il dans les Contemporaines, sa Comédie Humaine, pour achever de répondre à l’éternelle critique de la vulgarité des Personnages. D’abord, je suis surpris comment Ceux qui répètent toujours cette trivialité n’en-rougissent pas ! Dans notre siècle, plûs-que jamais, surtout depuis la glorieuse révolution d’Amérique, toutes les classes de la Société sont également à considérer. En second lieu, j’avance que, malgré l’opinion contraire, les Personnages d’une condition ordinaire sont plus intéressants que ceux pris entre les Princes qui tiennent moins à nous. J’ai observé à cet égard que les histoires de Pyrame et Thisbé, de Léandre et Héro, sont les plus intéressantes de tous les traits pareils que rapporte Ovide, et qu’elles vont bien autrement au cœur, que si l’apparat de la grandeur eût accompagné les héros ; il y a plus de naturel, plus d’humanité, pour ainsi dire. Nous avons beau nous faire illusion, nos Tragédies ne nous touchent que fort peu ; encore a-t-il fallu pour cela tout l’art des Corneille, des Racine, des Voltaire. Ne mettez que des Monarqs rayonnant dans une Tragédie et je défierai Apollon et Melpomène réunis d’en faire une pièce intéressante. Les Anglais ont senti cette vérité, il y a longtemps, et leur Shakespeare c n’est pas si disparate qu’il plaît au Français dédaigneux de le dire : Pour moi, j’aime ses prétendus défauts.
« … Les Crébillonet les autres auteurs de cette trempe, qui ont peint les mœurs du Grand-monde, ont travaillé d’après leur imagination : point de faits vrais, ils ont pris le résultat des mœurs pour en composer des Histoires morales vraisemblables, mais outrées. Mais cette manière n’est pas la seule… il en est une autre qui est sans danger. Telle est celle de l’auteur qui a la pacience de recueillir les faits ; qui a la modestie de les rendre fidèlement ; qui, esclave de la vérité, comme le Compilateur le plus sévère, ne se permet pas de s’en écarter. Quels sont les avantages de cette seconde méthode ? Les Productions qu’elle fait naître ont le mérite du Peintre qui imite la nature. Elles ne tiennent pas continuellement l’esprit dans l’espace des rêveries et des chimères ; elles accoutument la Jeunesse qui les lit à voir les effets des passions dans leur réalité, laids et agréables, heureux et funestes, sans déguisement, sans parure, sans hyperbole. Ces Productions donnent un corps de faits qui prouvent les mœurs et la manière de penser du siècle ; quand celui qui les a recueillis n’aurait pas été répandu dans le Grand-monde, dès qu’il a rapporté fidèlement, il a peint. Je vais plus loin, j’ose dire que pour peindre la nature, il faut abandonner les Hautes Conditions, où la nature n’existe plus, il est certain que les mœurs communes, les mœurs bourgeoises ou même campagnardes étaient autrefois les mœurs de tous les états. Les Grands les ont quittées pour en prendre d’absolument factices qui ne peuvent subsister. C’est avilir l’art d’écrire que de l’employer à propager ces ridicules. »
Voilà de bonnes choses ; la citation m’a entraîné loin, je ne m’en repens pas. Je crois qu’elle prouve, comme je l’ai dit, que Restif voyait quelque chose, et que nous ne devons pas tout à fait le mépriser.
Restif a travaillé surtout pour les femmes, il les aimait, et pouvait dire comme notre romancier : « Ces garces-là ne se doutent pas du mal que je me donne pour leur faire plaisir. » Il a touché à tout, comme Balzac, mais il a manqué de mesure, il n’a pas su écrire, il n’a pas su rire, il n’a pas su effrayer, les moyens lui ont fait défaut presque toujours, c’est ce qui fait qu’il est resté en arrière et qu’il ne sortira pas de ce second plan, lui qui s’est tant épuisé pour faire croire à lui-même et à tous qu’il était au premier.
Mécontent des autres au moins autant qu’il était plein de lui, il a essayé de refaire ce que les autres avaient fait avant lui, il a repris en sous œuvre, l’Émile, les Mémoires d’un homme de qualité, les Voyages de Cyrano, et dans les Contemporaines, il y a une histoire de fille, instrument de vengeance qui ressemble furieusement à l’histoire de Madame de La Pommeraye de Diderot, avec des mœurs chiffonnières en plus ; il a été souvent naïf, quelquefois d’un naturel qui touche à la sublimité. Il a tout gâté par l’enflure dans le sentiment, la faiblesse dans la plaisanterie.
J’ai cité de bonnes choses tout à l’heure, je dois citer encore quelques phrases qui feront mieux connaître l’écrivain et justifieront mes critiques en montrant que c’est surtout l’instrument qui lui fait défaut.
« Je viens d’achever un ouvrage, dit-il en terminant les Contemporaines, que rien ne pourra détruire ; ni la fureur des Cagots, ni la rage des Célibataires-corrupteurs, ni la jalousie écumante des Écrivains ampoulés, ni les sourdes menées des Intriguantes, ni les grossières injures des Catins, ni la morgue altière des Prudes impérieuses. Je mourrai lorsque le nombre de mes jours sera rempli, et j’entraînerai dans mon tombeau toutes les critiques, périssables comme ce corps chétif et mortel : mais je vivrai à jamais, par la porcion la plûs-noble de moi-même ; mon nom franchira les mèrs ; on lira mes Nouvelles dans les deux-mondes, dans toutes les langues ; chaque peuple y reconnaîtra les Avantures racontées dans ses Villes, dans ses Villages, et on dira : Comment Nicolas-Edme a-t-il pu deviner ce qui se passait à deux milles lieues de lui ?
« Ô mon honnête et biénveuillant Lecteur, c’est que je n’ai jamais voulu rien écrire d’imaginaire ! J’ai pendant trente ans amassé les faits dans le magasin de ma mémoire, et j’en-ai-employé six à les publier pour être utile à mes Semblables… Ô mon Lecteur, donnez-moi votre confiance ! mes vues sont pures et je ne vous transporte jamais au pays des chimères ; je vous promène dans nos Villes, quelquefois dans nos Villages, vous êtes toujours avec des Hommes qui pensent et qui agissent comme ceux avec qui vous vivez… Ami du vrai, mes récits naïfs, naturels, n’ont point l’art du Reteur ; je le dédaigne ; je raconte comme ces Vieillards respectables, ennemis du mensonge, et non comme les petitsmaîtres hâbleurs qui clinquantent, colifichètent, ou boursouflenttoujours la vérité. »
Vous voyez maintenant l’homme qui méprise le clinquant et la boursouflure et qui clinquante et boursoufle ses phrases, l’homme qui sait ce qu’il faut faire et ne le sait pas faire, Restif.
Comme je ne me suis pas donné mission de palier de tous les ouvrages de Restif, je pourrais m’arrêter ici ; cependant, je dois dire quelques mots de son Paysan perverti, traduit dans toutes les langues, édité vingt fois et le seul de ses ouvrages dont le titre soit à peu près populaire.
On pourrait supposer avec une apparence de raison que ce livre qui fait le fond de la réputation de Restif est son meilleur ouvrage, il n’en est rien ; c’est celui qu’il a le plus travaillé, c’est celui qu’il a le moins réussi. Son succès vient plus du scandale qu’on a fait à propos de certaines scènes que du véritable mérite de l’ouvrage. Malgré la simplicité des premières parties et une certaine naïveté d’exécution, il dégénère trop vite en une folie mélodramatique de la pire espèce, en même temps qu’il s’engage dans des dissertations qui ne sont rien moins que lisibles. Restif n’était pas encore dans ce sentiment de vérité historique que les citations que j’ai faites semblent indiquer, il a cru faire mieux en faisant plus que la nature, et son imagination aidant, il a outrepassé le but en croyant l’atteindre.
Mais lisez la Vie de mon père, vous sentirez les larmes vous venir aux yeux dans bien des passages ; vous verrez vivre ses personnages d’une vie réelle, ses femmes sont des femmes et non des anges et des sylphides, ses hommes ne sont ni des héros ni des bandits, ce sont des hommes, et si la déclamation n’est pas tout à fait écartée, regardez-la comme un signe du temps, comme la véritable façon d’être de nos bons aïeux : la Vie de mon père est le chef-d’œuvre de Restif.
Et c’est un livre dont il ne revendiquait pas la gloire, parce que, disait-il, ce n’était que de l’histoire, sans ornements, sans rien qui appartînt en propre à l’auteur ! Esprit changeant ! variable ! qui un instant vous fait croire qu’il va découvrir la vérité et l’instant d’après vous replonge dans les ténèbres ! Esclave d’une imagination fantasque et brouillonne qui voit et ne voit plus, marche et danse, cause et crie tout à la fois ! Orgueilleux naïf qui croit être original en imprimant son style et son orthographe aux idées des autres !
Rien n’est curieux comme la polémique de Restif avec ses critiques ; il nous ramène au bon temps des injures in-quarto et des insolences en latin ; les journalistes sont « des hommes sans nom, sans capacité, vils, jaloux des vrais auteurs et se donnant le triste plaisir d’aboyer le talent, des gens vendus au mensonge, à la partialité la plus révoltante ». Les épithètes de calomniateurs, infâmes, harpies, reviennent à chaque ligne ; des menaces de la police, des divulgations de secrets et des peintures horribles des mœurs de ses ennemis, voilà la défense de l’homme qui disait :
« Dans le cas d’une critique, même violente, je puis toujours dire que le Critique juge mes Productions encore plus favorablement que je n’en pense. Ordinairement en achevant de lire la dernière épreuve d’un Ouvrage, je vois assez bien comment il aurait fallu le faire. »
Je crois qu’avec ces quelques citations et ce que j’ai pu dire, on se fera un portrait assez exact de l’écrivain.
Je ne dirai pas, comme on l’a souvent répété à son sujet que Restif, né plus tôt ou plus tard, aurait fait de grandes choses. Non, l’homme vient à son heure et l’époque n’influe sur lui que s’il n’est pas de taille à influer sur l’époque. C’est à peine une circonstance atténuante pour Restif que la difficulté des temps où il a vécu, ce ne peut être son absolution.
On ne réimprimera pas Restif, il sera longtemps la seule propriété des curieux ; il a voulu trop faire, il s’est rompu à la tâche, et n’a pu mener de front, la réforme morale, la réforme orthographique, la réforme du roman, ses affaires de famille et le soin de son talent. Tout en a un peu souffert, les mœurs, ses affaires et son talent. Il n’a pu que le livrer pièce à pièce, de loin en loin, par éclairs, ce n’est pas ainsi qu’on domine la postérité.
Du roman (suite).
Description
Les uns en abusent, les autres la négligent ; les uns et les autres ont tort. Dans le roman, la description du paysage, des intérieurs, des hommes, est utile et même indispensable. Le pays a une influence réelle sur les gens qui l’habitent, c’est une observation faite depuis longtemps ; les montagnards ne ressemblent pas aux gens des plaines, les hommes des pays riches et cultivés diffèrent essentiellement des habitants des pays pauvres et incultes. Donc l’aspect d’un paysage peut donner une idée des mœurs des gens qui l’habitent. Un paysage, quelque simple qu’il soit, se compose de trop d’éléments pour qu’on puisse le décrire minutieusement. Il est des auteurs qui étudient toutes les perspectives, comptent les maisons, détaillent tout, arbre par arbre, feuille par feuille. Le lecteur se perd dans tous ces mots et arrive à la fin de la description sans avoir aucune idée du pays décrit. Pour rendre un paysage il faut, je crois, écrire l’impression qu’on a éprouvée, donner les grandes indications, l’esquisse. Moins il y a de mots, mieux on voit l’ensemble.
L’intérieur c’est l’intimité de la vie ; on dépose chez soi toutes ses grimaces, toutes ses hypocrisies ; comme le costume il prend peu à peu toutes les inflexions du corps, trahit toutes ses habitudes, on peut deviner un homme en voyant sa chambre. Le choix des meubles, des couleurs, les mille petits riens qui traînent partout sont des traîtres qui racontent les tendances, les mesquineries, les vices secrets. En décrivant un intérieur, on raconte souvent la vie privée d’un individu ou d’une famille.
La description la plus importante est celle de l’homme ; tout homme a une physionomie qui est en rapport avec son caractère, ou plutôt qui en est la conséquence ; je regarde donc le portrait comme le complément du caractère. Les passions, les habitudes impriment leur cachet sur le visage ; certains traits trahissent les penchants, les instincts. Il est des figures assez expressives pour laisser voir à quiconque tout l’homme, d’autres au contraire qui restent muettes pour ceux qui n’ont pas l’habitude de l’observation ; mais chez tous il est un coin de la physionomie qui révèle l’homme. Il ne faut pas seulement observer le visage, bien des choses concourent à former un portrait, les vêtements, les gestes sont encore des révélateurs. Un costume indique, à n’en pas douter, quelle est la classe, quels sont les goûts de celui qui le porte, et malgré tous ses efforts, tous ses déguisements on le verra toujours. Le moindre indice sert à l’observateur pour découvrir toute une série de qualités ou de vices.
Quand on entend raconter une histoire, on veut en voir le héros ; es n’est pas simple curiosité, c’est un besoin instinctif d’observation que chacun porte en soi ; sans cette raison vendrait-on en si grand nombre les portraits des grands hommes ou des criminels ? On veut voir l’homme, étudier sa physionomie, chercher les traces de ses passions ; on veut entrer dans sa vie, on l’anime, on se représente ses gestes, sa démarche, le son de sa voix. J’ai vu des gens aimer ou détester sincèrement certains hommes après avoir vu leur portrait.
Je crois donc qu’un portrait fidèle, clair, rendant parfaitement l’homme, attachera davantage au héros d’un roman, et le lecteur le suivra dans toutes ses actions avec plus d’intérêt, plus d’amour, que s’il avait été obligé de créer lui-même une physionomie.
Les livres illustrés auront toujours du succès, parce que le lecteur voit d’un coup son personnage, et, n’est pas obligé de suivre la description souvent longue ou embrouillée.
Aussi faut-il que le portrait soit assez habilement fait pour qu’on puisse voir l’homme d’ensemble. Beaucoup d’auteurs sont tombés dans l’excès de la description ; ils ne laissent pas passer une ride, n’oublient pas un bouton et détaillent la toilette comme le ferait un journal de modes ; ces auteurs n’entendent rien au portrait, ils noient les indications nécessaires, les traits saillants dans un déluge de détails inutiles.
D’autres pensent faire connaître l’homme en disant : il était gras, ou maigre, ou petit, ou jaune, etc.
En voici un dans ce genre ; c’est le portrait de Fielding fait par Walter Scott :
« Fielding était grand, beau, bien fait, il avait une physionomie expressive, il joignait à une constitution extraordinairement forte un goût très vif pour le plaisir, ainsi que la faculté de jouir du moment présent en laissant au hasard le soin de l’avenir. »
Est-ce un portrait ? voit-on l’homme ?…
Il est des auteurs qui exagèrent l’observation ; Balzac tombe souvent dans ce défaut. Après chaque trait décrit, il entre dans une grande discussion sur ce trait, l’analyse séparément, dit pourquoi il indique telle habitude ou telle passion et ce n’est qu’après avoir écrit une page qu’il entame un autre trait ou une autre partie du costume. Le beau portrait du cousin Pons tient quatre pages, il aurait pu être fait en dix lignes. Le lecteur se perd dans tous ces détails, il faut un grand effort de mémoire pour reconstruire un ensemble dont chaque partie est si distante l’une de l’autre.
Dans le même roman, à quelques pages plus loin, est un portrait de la présidente de Marville :
« À quarante-six ans madame de Marville, autrefois petite, blonde, grasse et fraîche, toujours petite, était devenue sèche. Son front busqué, sa bouche rentrée, que la jeunesse décorait jadis de teintes fines, changeaient alors son air, naturellement dédaigneux, en un air rechigné. L’habitude d’une domination absolue au logis avait rendu sa physionomie dure et désagréable. Avec le temps le blond de la chevelure avait tourné au châtain aigre. Les yeux encore vifs et caustiques, exprimaient une morgue judiciaire chargée d’une envie contenue. »
Ne voit-on pas admirablement la femme, ne connaît-on pas son caractère d’après ce court portrait ?
Hoffmannd a fait souvent des portraits admirables ; les hommes qu’il décrit vivent, remuent, ils restent dans l’esprit aussi nettement que si on les avait vus en chair et en os. En voici un :
« Il avait un nez pointu et rouge, deux petits yeux étincelants, un menton d’une longueur démesurée et un toupet frisé d’une hauteur immense qui se terminait par derrière en une coiffure ronde. Ce singulier personnage portait en outre un large jabot, un gilet rouge éclatant, au-dessous duquel retombaient deux longues chaînes de montre, un pantalon, un frac trop large en certains endroits, et trop étroit en d’autres, de sorte qu’il n’avait pas l’air d’être fait pour celui qui le portait. L’étranger entra en faisant un grand nombre de révérences. Il tenait à la main son chapeau, une paire de ciseaux et un peigne : “Monsieur, dit-il, je suis le coiffeur de la maison, et je viens vous offrir mes services, mes inappréciables services.” Le moine défroqué lui demanda s’il oserait entreprendre de remettre en ordre ses cheveux déformés par un long voyage et le défaut de talent de celui qui les avait coupés en dernier lieu. Le coiffeur examina la tête avec des yeux d’artiste, et répondit en tenant sa main droite posée▶ avec grâce et les doigts arrondis sur sa poitrine… »
Il est impossible qu’après la lecture de ce portrait on n’ait pas une idée parfaite du modèle. À coup sûr il serait facile de dessiner cet original. Rien que par ces lignes on connaît sa physionomie, son costume, son langage, ses gestes. Toutes les fois que le personnage reparaîtra dans le roman, ce portrait reviendra à la mémoire.
Les portraits de jeune fille sont ordinairement difficiles à rendre ; rien n’est saillant dans leur physionomie, tout est délicatesse. Les passions n’ont pas encore laissé de traces ; la timidité de leur âge, la modestie, l’hypocrisie qu’on leur impose empêchent leur visage de dénoncer leurs instincts. D’ailleurs quelles sont leurs passions ? L’amour des toilettes, quelques légers désirs, de petites peines qui s’effacent aussi facilement qu’elles sont venues. Challes a fait de charmants portraits de jeune fille :
« Sylvie n’avait au plus que dix-neuf ans ; elle était d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, mais faite à charmer, si menue que je la prenais facilement entre mes mains toute vêtue en corps. Ses cheveux étaient plus longs qu’elle d’un grand pied, annelés, et du plus beau châtain qu’on puisse voir. Lorsqu’elle se faisait peigner, elle montait sur une table, et sa tante et sa fille de chambre étaient occupées. Elle avait le front blanc et uni, les yeux grands, noirs et languissants, à fleur de tête : ils étaient quelquefois si perçants, qu’on n’en pouvait soutenir l’éclat ; les sourcils comme les cheveux ; le nez un peu aquilin et serré, bien fait ; les joues toujours vermeilles et couvertes d’un vermillon naturel, qui, sur un teint de neige, faisait un effet admirable. La bouche fort petite et riante, les lèvres rondes et vermeilles ; les dents blanches et bien rangées ; le menton rond, une petite fossette au milieu, et le tour du visage ovale ; la gorge faite au tour, d’une blancheur à éblouir ; la peau unie et délicate. »
Le portrait fait d’imagination est toujours faux ; qu’on lise ce portrait de tailleur de pierre :
« Sous cet extérieur grossier et sous ces habits rustiques éclatait néanmoins, dans la tête nue de cet homme, une empreinte, je ne dirai pas seulement de dignité, mais de divinité de visage humain qui imposait à l’œil et faisait rentrer toute idée de vulgarité ou de dédain dans l’âme. La ligne de son front était aussi élevée, aussi droite, aussi pure d’inflexions ou de dépressions ignobles que les lignes du front de Platon dans ses bustes reluisant au soleil de l’Attique. Les muscles amaigris, creusés, palpitants des orbites de ses yeux, de ses tempes, de ses joues, de ses lèvres, de son menton, avaient à la fois le repos et l’impressionnabilité d’une jeune fille convalescente de quelque longue maladie ou de quelque secrète douleur Les paupières de ses yeux bordées de longs cils se relevaient sur le globe bleu-clairet largement ouvert des prunelles, comme l’homme accoutumé à regarder de bas en haut et à fixer des choses élevées. Les cils jetaient une ombre pleine de mystère entre les bords de ses paupières et l’œil. La méditation et la prière pouvaient s’y abriter sans interrompre le regard. Son nez, droit et légèrement bouché au milieu par le réseau des veines entrevues sous une peau fine, se rattachait aux lèvres par la cloison des narines, transparentes au soleil qui brillait derrière lui. Les plis de la bouche étaient souples sans contraction, sans roideur ; ils fléchissaient un peu vers les bords dans le poids d’une tristesse involontaire, puis ils se relevaient par le ressort d’une fermeté réfléchie. En marchant ainsi près de cet homme entrevu de côté à la lueur du soleil, qu’il me cachait et qui le vêtissait de son auréole de rayons, on sentait qu’on marchait à côté d’une âme. »
Ce portrait est fait par M. de Lamartine. Que d’efforts, que de mots prétentieux pour n’arriver à rien ! Voilà un tailleur de pierre comme on n’en a jamais vu. Je défie qui que ce soit, après la lecture de ce portrait, de dire si cet homme est beau, laid ou médiocre, quels sont ses instincts ou ses passions. C’est un homme inventé, un homme d’imagination ; après avoir lu ce portrait, rien n’en reste, il est impossible de reconstruire l’ensemble de son visage. Je ne puis me représenter les lignes du front pures d’inflexions ou de dépressions ignobles ; en disant ce qui n’est pas, on ne m’apprendra jamais ce qui est ; puis ces lignes pures d’inflexions et de dépressions ignobles sont les lignes du front de Platon dans ses bustes reluisant au soleil de l’Attique. Je ne me suis jamais chauffé au soleil de l’Attique, je ne puis donc pas connaître ces belles lignes. L’auteur prodigue les détails, et tous ces détails ne disent rien ou se contredisent les uns les autres. D’ailleurs, je ne comprends pas ce maçon qui a la peau fine et un nez transparent.
Si M. de Lamartine avait copié un maçon naïvement, sans réflexions éthérées, il aurait fait un homme, il se serait peu occupé de son nez transparent. Mais il a voulu faire une âme !…
Un portrait doit toujours être fait d’après nature ; dans la physionomie il y a solidarité dans les traits, une harmonie générale qu’il est difficile, presque impossible de rendre si ‘on n’a pas un modèle sous les yeux ; il est certains détails imprévus qu’on ne peut inventer, et ces détails quelquefois trahissent tout le caractère.
Pour bien faire comprendre une physionomie, il faut rendre l’impression qu’on a éprouvée en la voyant. Il y a toujours des traits saillants dans le visage et dans le costume qui frappent de prime abord. Ce sont ces traits qu’il faut décrire le plus clairement, le plus nettement possible ; qu’on montre d’abord l’homme dans son ensemble, après on l’analysera en détail si l’on veut.
Il n’y a pas de procédés, chacun a les siens, parce que chacun voit à sa manière. Dans les trois bons portraits que j’ai donnés plus haut, pas un n’est fait par le même procédé, et pourtant tous sont clairs, se détachent. En portrait comme en tout il faut être sincère, il faut décrire ce qu’on voit et comme on voit ; mais il faut voir.
Les Contemplations de Victor Hugo,
ou le gouffre géant des
sombres abîmes romantiques
Dans un salon il y a un homme qui paraît encore jeune, qui est droit, fringant, plein d’allures maniérées, qui semble avoir de belles dents, de beaux cheveux, une belle barbe ; tout cela luisant, brillant et comme neuf. Sous ces dehors libres on sent bien je ne sais quelle contrainte, quelle gêne qui se manifeste par des affaissements subits, des grimaces, des faux pas, des balbutiements. Chacun se dit : il y a quelque chose là-dessous, ce n’est pas naturel. Mais l’homme se donne tant de mouvement, il s’accoude avec tant de grâce au coin de la cheminée ; au milieu d’un récit il paraît tout à coup frappé par une idée si sombre et il devient si pensif, il passe sa main sur son front avec une préoccupation si grosse de pensées ; il regarde le ciel d’un air si inspiré, puis laisse tomber ses yeux d’une façon si satanique sur une jeune femme qui passe, et aussitôt sourit comme un père aux petits enfants, puis aux jeunes gens éperdus de plaisir, il touche la joue d’un air si grave en leur rappelant qu’un squelette se cache sous la chair des belles femmes !… qu’on est attiré violemment vers ce remueur, il faut s’occuper de lui ; les gens naïfs qui croient à la sincérité des autres s’émerveillent de cette âme profonde, variée, de cet esprit supérieur ; quelques-uns plus malins rient sous cape.
Cet homme rentre enfin chez lui, et alors fausses dents, faux cheveux, corset, fausses manières, tout tombe ; ce n’est plus qu’un être fatigué, complètement décoloré, qui s’inquiète de l’effet qu’il a dû produire : il me semble dit-il qu’on n’a pas fait autant d’attention à moi aujourd’hui. J’ai eu tort de ne pas dire mon discours sur les abîmes de l’infini et le passé des peuples ; on a trop regardé cette jeune musicienne qui a fait tant de mines…
Voilà Hugo, un comédien de poésie, un esprit masqué où rien n’est sincère, pas même la vanité. Et si dans une telle organisation les autres sentiments sont mesquins et faibles sinon absents, j’aimerais une belle vanité fièrement étalée, les cris intimes sortant tout à coup de cette bouche qui les contient. Au lieu de cela ce sont constamment des : je suis un pauvre homme doux et simple, je suis un enfant, je suis pur et candide, je suis humble, je me cache, je prie Dieu qu’on m’oublie. Voilà le manteau de fausse humilité, et voici les trous : Moi, pensif je veillais quand toute la terre dormait. Je dis à l’abîme. Rêveur, je parlais aux hommes pour leur apprendre et beaucoup d’autres mots plus superbes.
Le livre des Contemplations n’est pas un livre de vieillesse, c’est l’œuvre type d’Hugo, c’est son cœur ; depuis vingt ans tout son être y est inscrit, on y retrouve Ruy Blas, Lucrèce Borgia, le Roi s’amuse, Notre-Dame de Paris, les discours de 1848, plus des systèmes éclos à Jersey, et les joies et douleurs particulières à l’homme ; mais rien n’est changé à ce qu’on en connaissait.
Il est profondément intéressant qu’un écrivain, un poète, nous donne ouvertement son sentiment personnel en nous disant : ceci, c’est bien moi, c’est pour ma maîtresse, c’est pour ma mère, c’est pour ma fille, c’est pour les enfants, etc. Mais alors tant pis pour lui si, s’étant livré, on s’aperçoit que ce qu’il a annoncé pour du cristal est du verre qui ne résonne pas, et que ce cœur qui devait être plein et gonflé est vide et flasque. On a pu consentir à laisser passer des figures privées de vie et de sentiment comme Triboulet, Lucrèce Borgia, etc. ; mais du moment où voici quelqu’un qui se dit un vrai homme, nous l’arrêtons s’il nous trompe. Et justement Hugo nous trompe.
Depuis 1830 il n’a pas fait un pas ; c’est le même mannequin promené parmi nous avec les modes anciennes, ou plutôt le vieil acteur jouant toujours ses rôles de jeunesse. Mais l’accusation doit venir après les fautes, voyons donc celles-ci ; et puisque Hugo passe pour un grand poète, je le comparerai à quelques autres grands poètes, afin qu’on voie jusqu’à quel point il est de la famille.
Il y a eu de faux prophètes, de faux magiciens, il peut y avoir de faux poètes.
Si Victor Hugo avait voulu faire une plaisanterie de quelques-unes de ses Contemplations, son livre eût paru plein d’esprit ; mais il dit sérieusement des choses tellement grotesques, que tout autre eût hésité à les dire, même par parodie.
La seule jolie chose que j’aie trouvée dans les Contemplations qui paraisse appartenir à Hugo comme seul possesseur, c’est cette idée déjà mièvre, qu’au printemps, au milieu des fleurs, on croit voir s’envoler au gré du vent joyeux, les petits morceaux blancs, chassés en tourbillons, de tous les billets-doux, devenus papillons. Il n’y a que cela.
J’adopterai souvent la manière de désenchâsser l’idée du vers pour voir ce qu’elle vaut.
Il n’y a que cent mots dans toute cette poésie, je les note consciencieusement et à dessein : ombre, — sombre, — immensité, — zénith, — flamboyer, — rayon, — énorme, — géant, — antre, — ouragan, — sphère, — prodige, — fleur, — parfum, — monstre, — inconnu, — penseur, — morose, — rose, — pleur, — gouffre, — abîme, — éclair, — nadir, — fée, — aile—, griffe, — pervenche, — globe, — éblouir, — farouche, — tourbillon, — fosse, — crâne, — Verbe, — amour. — flamme, — profondeur, — front, — bouche, — yeux, — cieux, — délire, — navire, — esquif, — or, — fange, — ange, — océan, — Satan. — Cela est habilement combiné de manière à faire quinze mille vers. Quelques-uns de ces mots sont répétés peut-être cinq ou six cents fois ; il en aurait cependant fallu quelques autres avec ceux-ci.
Ôtez à Hugo trente gros adjectifs, et toute sa poésie s’affaisse comme un plafond auquel on enlève ses étais.
Il emploie l’éternel procédé poétique : lui, pensif et profond, se promène au milieu des fleurs, et il songe aux cadavres ; il traverse la société, et est saisi de dégoût et de terreur devant ses plaies, comme un homme qui regarde au microscope et ne voit plus que des objets hideux. — Il cherche dans le monde des interlocuteurs dignes de lui. C’est ordinairement avec Dieu, avec le mal, avec la mort, avec l’infini et avec les étoiles qu’il converse ; puis, daignant être bon prince, il cause avec les oiseaux, les arbres, les ruisseaux, les fleurs, même avec les brins d’herbe. Les fleurs et les femmes ! dit-il à chaque instant ; les oiseaux et les enfants !
Les femmes, il ne les aime pas ; les enfants, il ne les comprend pas ; la nature, il ne la sent pas. Il traîne des linceuls au milieu des tombeaux, et Young, l’ennuyeux Young, est plus profond, plus simple, plus intéressant que lui.
Quand il veut être ingénieux, Benserade et Voiture sont surpassés en afféterie ; quand il veut être tendre et amoureux, il est sec, guindé ; les mots se tirent les uns les autres avec effort comme une bande de danseurs. Goethee, le sceptique et froid Goethe est vrai et ému à côté de lui. Lamartine est doux et tendre là où Hugo est de pierre. Shakespearef est comme une flamme, il est chaud comme le soleil ; Byron est âpre et violent. Le dedans d’un homme se montre en chacun d’eux : en Hugo jamais l’abandon de la nature ; il n’a ni joie, ni colère, ni douleur, ni tendresse ; il n’a que quelques adjectifs dans le cerveau. Jamais il n’est avec lui-même, il est toujours sur la place publique voulant étonner les passants.
Je remplirais mille pages de moqueries et de haussements d’épaules en suivant pas à pas dix pages des Contemplations. Je citerais mille vers qui ne sont ni fous ni étranges, ce serait déjà beaucoup, mais qui sont ridicules.
Tout le monde a dit que les Contemplations contenaient d’admirables beautés ; on n’a eu le courage de protester que devant le système de la métempsycose, le grotesque était trop net pour qu’on ait pu ne pas vouloir le voir.
M. François Hugo trahit en ce moment son père en publiant une traduction de Shakespeare. Il le tue. Voici comme l’Anglais comprend l’amour, et cela à l’époque de sa première manière, dit M. François Hugo, époque où il était affecté à l’italienne. — Je cite quelques strophes, ensuite nous verrons comment Victor Hugo aime.
« Ses qualités étaient aussi rares que sa beauté : il avait une voix virginale et n’en était que plus affranchi. Car si les hommes l’excitaient, c’était une tempête comme on en voit souvent entre avril et mai, lorsque les vents, prêts à se déchaîner, soufflent si doucement. La tendresse supposée de son âge couvrait ainsi d’un voile menteur sa brusque franchise.
« … Au bout de ses lèvres séduisantes, toutes sortes d’arguments et de questions profondes, de promptes répliques et de fortes raisons dormaient et s’éveillaient sans cesse pour son service. Pour faire rire le pleureur et pleurer le rieur, il avait une langue et une éloquence variées, attrapant toutes les passions au piège de sa fantaisie.
« Aussi régnait-il sur tous les cœurs, jeunes et vieux, tous, hommes et femmes, enchaînés, vivaient avec lui par la pensée, ou lui formaient un cortège respectueux partout où il apparaissait. Les consentements ensorcelés devançaient ses désirs ; tous, se demandant pour lui ce qu’il souhaitait, interrogeaient leur propre volonté et la faisaient obéir à la sienne.
« … Ô mon père, quelle infernale sorcellerie il y a dans l’étroite sphère d’une seule larme ! Quand les yeux sont ainsi inondés, quel est le cœur de roc qui peut rester sec ? Quelle est la poitrine assez froide pour ne pas se réchauffer ? Effet contradictoire des pleurs ! la passion brûlante et la chasteté glacée y perdent l’une ses feux, l’autre sa froideur.
« Car voyez ! son émotion qui n’était qu’une ruse de métier fit sur le champ dissoudre en larmes ma raison. Alors je dépouillai ma blanche étole de pudeur, je rejetai toute chaste sauvegarde et tout scrupule vertueux ; et me montrant à lui comme il se montrait à moi, je fondis toute à mon tour ; avec cette différence qu’il m’avait versé le poison et que je lui versais le baume.
« Il employait à ses fourberies une masse de matière subtile à laquelle il donnait les formes les plus étranges. Rougeurs enflammées, flots de larmes, pâleurs défaillantes ; il prenait et quittait tous les visages, pouvant, au gré de ses ruses, rougir à d’impurs propos, pleurer de douleur, ou devenir blanc et s’évanouir avec des mines tragiques.
« … Oh dire que ces larmes empoisonnées, dire que cette flamme menteuse qui brillaient ainsi sur sa joue, dire que ces soupirs forcés qui tonnaient dans son cœur, dire que cette haleine funeste sortie de son sein gonflé, dire que toute cette émotion d’emprunt qui n’avait que l’apparence me séduiraient encore après m’avoir déjà séduite et pervertiraient de nouveau une fille repentie ! »
Si cela est beau, si c’est complet, profond ; si le cœur est saisi par la compréhension et l’analyse de cet être séduisant et trompeur, que viendront signifier des vers où il ne s’agit que de l’éternel regard où l’on voit l’azur, du beau lis blanc que rien ne souille, de l’ange, du sourire ingénu et du pied nu ?
Prolixité, mais non abondance, voilà ce qu’il y a chez Victor Hugo. Aussi que sait-il
dire de l’amour : « Cette femme a passé : je suis fou, c’est l’histoire. Ses
cheveux étaient blonds, sa prunelle était noire. En plein midi
joyeuse, une fleur au corset, illumination du jour, elle passait ; elle allait, la
charmante, et riait, la superbe. Ses petits pieds semblaient chuchoter avec l’herbe.
Un oiseau bleu volait dans l’air et me parla ; et comment
voulez-vous que j’échappe à cela ? Est-ce que je sais moi ? C’était au temps des
roses ; les arbres se disaient tout bas de douces choses ; les ruisseaux l’ont voulu,
les fleurs l’ont comploté. »
Une autre fois il dit d’une femme : « Elle me regarda de ce regard suprême qui
reste à la beauté quand nous en triomphons. »
— N’est-ce pas du Delille ?
D’une autre : (page 131). « Voyant la nuit si pure et vous voyant si belle, j’ai
dit aux astres d’or : Versez le ciel sur elle ! Et j’ai dit à mes yeux : Versez
l’amour sur nous. »
— Je trouve encore ceci : « Du haut de ta
splendeur, si pure qu’en ses plis, tu sembles une femme enfermée en un lis, et qu’à
d’autres moments, l’œil qu’éblouit ton âme croit voir, en te voyant,
un lis dans une femme Si tu m’as caressé de ton regard suprême, je
vis, je suis léger, je suis fier, je suis grand ; ta prunelle
m’éclaire en me transfigurant. J’ai le reflet charmant des yeux dont tu m’accueilles.
— Si je ne sais quel froid dans ton regard si doux a passé comme
passe au ciel une nuée, je sens mon âme en moi toute diminuée, _e m’en vais courbé,
las, sombre comme un aïeul ; il semble que sur moi, secouant son linceul, se soit
soudain penché le noir vieillard Décembre. »
— Ailleurs : « Comme un
ange qui se dévoile, tu me regardais dans ma nuit, avec ton beau regard d’étoile qui m’éblouit. »
— Plus
loin : « Ô champs ! il savourait ces fleurs et cette femme ; ô bois ! ô prés,
nature où tout s’absorbe en un, le parfum de la fleur est votre petite âme, et l’âme
de la femme est votre grand parfum. »
(Où est Dorat ?) — Sur l’amour voici
encore quelques phrases : « Il resterait peu de choses à l’homme qui vit un jour,
si Dieu nous ôtait les roses, si Dieu nous ôtait l’amour, — L’amour c’est le cri de
l’aurore, l’amour c’est l’hymne de la nuit. »
— Il l’appelle aussi
« tison du foyer et rayon des étoiles »
. Voilà ce qu’il trouve dès
qu’il veut sortir des banalités, étroite enceinte où son esprit est retenu, dès qu’il ne
dit plus : l’amour c’est Dieu, la nature, le ciel bleu, l’herbe, les fleurs,
l’aurore !
C’est là Hugo, banal ou ridicule. Les grandes banalités consacrées, il ne sait pas dompter d’autres idées ; en politique on croirait entendre M. Cabet ou un article du Siècle ; il faut qu’il ait l’esprit libre de pensées pour pouvoir mettre le plus de mots possible sur un fond et sur un dessin tout tracé par d’autres.
Et j’insiste là-dessus, parce que cela montre la différence de l’homme qui sent avec celui qui ne sent pas : Shakespeare entre dans le fond de l’être, il décrit des sentiments particuliers, deux êtres distincts ; il a tout vu, tout compris, il a comme dévoré tout ce qui est dans cet homme qu’aime la jeune fille. Hugo ne parle que des regards, de l’âme, de l’amour, ivresse de la nature, du ciel, etc., mots connus, généralités de conversation à l’usage des gens qui n’aiment pas. Il dira aussi à sa maîtresse : Oh ! fuyons Paris ! allons chercher une chaumière, avec une pelouse. Jamais rien de particulier, d’intime. Or, tout homme qui aime sent ce qu’il y a dans son amour, d’intime, de particulier qui fait que c’est sa passion à lui, et qu’il aime Marie et non Pauline.
Il y a toutefois dans ce livre quatre ou cinq petites pièces curieuses à comparer avec les livres de Goethe, quoique, comme intelligence, il y ait entre eux la différence du génie au charlatanisme. Les livres de Goethe vous tranquillisent et vous remplissent de bonnes idées pour vivre, et de bon sens pour se conduire ; ceux d’Hugo vous entourent de fumée et de carillons. Je ne puis les assimiler qu’à l’étourdissante et vague monotonie des cloches.
Voici trois petits fragments de Goethe :
COLIN-MAILLARD.
« Thérèse, ô bien-aimée, quel air méchant prend ton œil lorsqu’il s’ouvre ! Les yeux bandés, tu me trouves bien vite, et pourquoi justement m’as-tu attrapé, moi ? Tu m’as si bien attrapé, tu m’as tenu si ferme ! Je tombai à tes genoux. À peine étais-tu déliée, toute joie avait disparu, tu lâchas froidement l’aveugle. Il tâtonnait çà et là, courant risque de se casser les membres et tous se riaient de lui. Et si tu ne veux m’aimer, je marcherai toujours dans les ténèbres comme si j’avais les yeux bandés.
« Un jour j’atteins ma bien-aimée au fond du bois, je lui saute au cou ; mais aussitôt : Ah ! fait-elle, je vais crier ! Et moi de lui répondre avec audace : Pardieu ! je veux tuer qui nous dérange. — Silence ! murmure-t-elle, chéri, silence ! que personne ne t’entende !
SOUVENIR VIVANT.
« Dérober à sa bien-aimée un ruban, un nœud lorsqu’elle se fâche à demi et à demi permet, c’est beaucoup pour vous, je veux le croire et vous laisse votre illusion : un voile, un fichu, une jarretière, une bague, ne sont, pas vraiment bagatelles, mais pour moi ce n’est pas assez.
« Une partie vivante de sa vie, voilà ce qu’après une douce résistance la belle chérie m’a donné et tout le reste n’est rien. Que votre friperie me fait rire ! Elle m’a donné de ses beaux cheveux, l’ornement de son visage divin… etc. »
Je vois là-dedans, sans trop m’enthousiasmer, un certain sentiment simple des petites joies de l’amour, sans arrangement et dans un juste équilibre de récit. Le poète ne dit que ce qu’il a dire ; à cela j’ai à opposer la Coccinelle, une Chanson, Lise, les Bigarreaux, la Vieille Chanson du Jeune Temps, qui sont peut-être les poésies les plus vantées du livre d’Hugo.
J’y retrouve une préoccupation d’arrangement : « Les rossignols chantaient Rose,
les merles me sifflaient. Elle leva son beau bras, je ne vis pas son beau bras ; elle
mit d’un air ingénu son pied nu dans l’eau, je ne vis pas son pied. »
Il y a
des strophes inutiles ; rien ne le presse jamais d’arriver, de se soulager, en disant
rapidement ce qu’il sent et rien que ce qu’il sent ; il y a toujours du paysage, des
arbres, des oiseaux et du ciel qui le regardent ; ce qui me paraît analogue à un homme
qui arrange sa cravate et ses cheveux devant un miroir en parlant avec un feint
abandon.
Dans la Coccinelle, petite mièvrerie faite avec mignardise, le même
système me frappe : « Les fauvettes, pour nous voir, se penchaient dans le
feuillage. »
Choses faites après coup, pour une aventure pareille les regrets
devraient être plus nets ; demandez à Hugo des descriptions de bois, de jambes, de dos,
de bras, tant qu’on voudra ! une émotion, jamais !
Lise rentre dans la vraie nature des idées poétiques d’Hugo…
« Nous étions deux purs enfants, deux parfums, deux rayons. Dieu l’avait faite
ange, fée et princesse. — Un ange ouvrait sur nous son aile blanche… Un jour… sa joue
en fleur toucha ma lèvre en feu… Jeunes amours, si vite épanouis, vous êtes l’aube et
le matin du cœur. »
— Aussi Lise est-elle plus longue que les
deux précédentes.
Quant à la Chanson, c’est une espèce d’imitation des naïves.
— « Si vous n’avez rien à me dire, pourquoi venir auprès de moi ? — Si vous
n’avez rien à m’apprendre, pourquoi me pressez-vous la main ? Si vous voulez que je
m’en aille, pourquoi passez-vous par ici ? »
— On sait ce que c’est que cette
naïveté-là.
Les Bigarreaux sont érotiques et le contraire de la
Coccinelle, il ne pense qu’à la gorge, à la jambe et il prend le
baiser, laissant la cerise ; mais Virgile, le marbre de Paros, Diane, viennent se mêler
à cela. Et toujours c’est le geste, le tableau qui est décrit. J’ai toujours dit que les
poètes étaient matérialistes. « Elle chantait. — Elle m’offrait la cerise à sa
bouche ; — Et ma bouche riait et venait s’y ◀poser▶. — Elle montrait sa jambe et
disait : Taisez-vous ! à mes regards ardents. »
Je ne vois rien là qui
rappelle le : « Tu m’as si bien attrapé, tu m’as tenu si ferme ! »
de Goethe, puis « tu lâchas froidement l’aveugle »
; ni le : « Que votre friperie me fait
rire ! »
— Et la seconde petite pièce est certes plus spirituelle que la
Coccinelle, qui a pourtant bien plus de prétentions.
Voilà l’amour chez Hugo, nous verrons bien ensuite comme il parle des femmes, des mères et des enfants ; car ce poète s’attendrit sur tout ce qui fait partie du bagage sentimental traditionnel.
Je crois voir un avocat préparant un choix de plaidoyers pour toutes les causes, en
voyant Hugo choisir des sujets qu’il sait être bien vus par le
public : afflictions, déclamations sur la misère, la prostitution, la mort, l’amour
maternel, la fraternité universelle. Eh bien, ici encore, je vois entre Goethe et Hugo
la différence de l’homme intelligent à celui qui ne l’est pas. Hugo répète, après Cabet,
après le National, après tous les démocratisants, l’éternelle histoire de
la fille du peuple forcée de se prostituer pour vivre ; Goethe fait cette petite
pièce-ci, qui est bien une idée, une propriété à lui : Devant la justice.
« De qui je l’ai conçu, cet enfant dans mon sein, je ne vous le dirai pas !
Fi ! dites-vous, la prostituée ! je suis pourtant une honnête femme. — À qui je me
suis unie ? Pour cela je ne vous le dirai pas. Mon galant m’est chéri ; il est bon,
qu’il porte une chaîne d’or à son cou, qu’il porte un chapeau de paille. — S’il faut
souffrir l’injure et l’infamie, c’est moi qui les souffrirai. Je le connais, il me
connaît bien et Dieu aussi en sait quelque chose. Monsieur le juge et monsieur le
prêtre, je vous en prie, laissez-moi en paix ! Il est mon enfant, il reste et vous n’y
pouvez rien ! »
Une des pièces les plus remarquées des Contemplations est intitulée la Fête chez Thérèse ; elle a un caractère purement versificatif d’après lequel on ne peut la classer dans les poésies à idées ou à sentiments d’Hugo. Après une longue et complaisante énumération de tous les personnages de la comédie italienne, description de gestes, de personnages, pour ainsi dire pris sur une peinture ou une gravure, il en arrive, comme toujours, au moment où il faut exprimer un sentiment : la fête est finie, on s’en va. Voici ses vers :
« La nuit vint, tout se tut ; les flambeaux s’éteignirent ; dans les bois assombris les sources se plaignirent, le rossignol, caché dans son lit ténébreux, chanta comme un poète et comme un amoureux. Chacun se dispersa sous les profonds feuillages ; les folles en riant entraînèrent les sages ; l’amante s’en alla dans l’ombre avec l’amant ; et troublés comme on l’est en songe, vaguement, ils sentaient par degrés se mêler à leur âme, à leurs discours secrets, à leurs regards de flamme, à leur cœur, à leurs sens, à leur molle raison, le clair de lune bleu qui baignait l’horizon. »
Il m’est assez indifférent qu’Hugo fasse bien les vers ; un jour de l’an, quand j’étais enfant, je m’inquiétais beaucoup des bonbons et peu du sac. Chez Lamartine, voici également la fin d’une fête :
« Et plus tard quand l’archet, le fifre, le hautbois, commençaient à languir
comme épuisés de voix ; quand les cheveux mouillés, que la sueur dénoue, tombaient en
tresse lisse et collaient à la joue, et que sur les gazons les groupes indolents, s’en
allaient en causant à voix basse, à pas lents, de quels bruits enchanteurs l’oreille
était frappée ! Adieux regrets, baisers, parole entrecoupée, murmure que la nuit peut
à peine assoupir, d’un beau jour qui s’éteint tendre et dernier soupir ; mon âme s’en
troublait, mon oreille ravie buvait languissamment ces prémices de vie ; je suivais
des regards, et des pas et du cœur, les danseuses passant l’œil chargé de
langueur
, (À sa fête, Hugo dit : « Moi, j’écoutais pensif un profane couplet, que fredonnait dans l’ombre un abbé violet. »
) je rêvais au doux bruit de leurs robes de soie ;
chacune en s’en allant m’emportait une joie ; puis enfin danse et bruit, tout avait
disparu. Sur la crête des monts la lune avait couru ; à peine quelque amant trop
oublieux de l’heure regagnait en rêvant sa lointaine demeure, ou longtemps arrêtés au
coude du chemin, quelques couples tardifs, une main dans la main, laissaient sonner
deux fois l’heure avancée et sombre, et sous les châtaigniers disparaissaient dans
l’ombre. »
— Chacun comprendra que
voilà comme on pense en
pareille occasion, et que si c’est moins original que ce clair de lune
bleu qui se mêle à la molle raison, c’est du moins plus senti.
Nous arriverons bientôt, du reste, à des poésies telles, qu’il ne sera pas nécessaire de les comparer à d’autres pour en montrer la faiblesse. — En poésie comme en prose il devrait y avoir des lois de raison et d’intelligence qui ne permettent pas de parler outre mesure, de faire des fautes de discours, de langage, de proportion, etc. Aussi je vois dans la poésie l’anarchie de la pensée, anarchie tyrannique, absolue : le lecteur n’a pas le droit d’être ennuyé, révolté, scandalisé ou égayé, il doit admirer, sinon il ne comprend pas.
(La suite au prochain numéro.)
Nouvelles diverses
Il est très difficile de se défendre contre un sot qui nous accuse d’être bête. Répondre qu’on ne l’est pas est le moyen le plus simple, mais il est un peu primitif. Prouver que ceux qui nous maltraitent ainsi sont peu adroits, serait mieux, si cela en valait la peine.
* *
Accepter sa réputation toute faite d’imbécile aux yeux des idiots me paraît meilleur. Paraître sot aux sots n’est guère compromettant.
* *
Cette réflexion me vient à l’idée à propos du Diogène, petit journal qui ne signifie rien, mais qui représente dans la jeune littérature la vantardise, l’aplomb et le ridicule qui ont le bonheur de s’ignorer.
* *
Autrement les rédacteurs de ce journal sont des hommes charmants qui ont l’air le plus fin, le plus spirituel et le plus intelligent qui se puisse voir — Diogène n’a pas besoin de chercher un homme plus longtemps, en voilà deuxtout trouvés. Pour les renseignements, s’adresser à MM. Bataille et Rolland.
* *
Ce sont eux qui ont inventé le proverbe fameux : Passe-moi la rhubarbe, je te
passerai le séné.
* *
M. Jean-Antoine Étex a publié un Essai d’une Revue synthétique sur l’Exposition universelle de 1855 qui me rappelle fortement les visions bibliques. — L’animal redoutable à têtes de dragon vu par saint Jean, c’est certainement la Synthèse. — Cette brochure est curieuse, nous en reparlerons.
* *
Il va se publier un nouveau journal : le Philosophe.C’est un journal
Curtius qui veut se dévouer pour sauver la société, et qui s’annonce comme devant être
« une étoile au ciel, un rayon au firmament, la lumière dans une nuit
sombre »
.
* *
Le peintre B*** m’a raconté que beaucoup d’amateurs et de peintres achetaient des tableaux anciens ou modernes, afin de les gratterpour voir s’ils étaient peints au premier coup. Grâce à ce système d’études intelligentes, les tableaux sont perdus ; mais on sait comment ils étaient faits. Il y a des gens pour qui la moindre compensation suffit.
* *
Le même peintre B*** m’affirmait que les amateurs de tableaux n’ont d’autre guide que la vanité, dans leurs choix.
* *
TROP PARLER NUIT… Avis à certaines gens que nous connaissons et qui se connaissent eux-mêmes.
* *
La grande humidité de la saison a décollé quelques académiciens en carton-pâte et a fait gonfler ceux qui sont en bois… Il y aura des malheurs !
* *
M. Gustave Planche va bientôt mourir.
* *
M. Ponsard n’a jamais su se servir de ses mains que pour faire des vers, et on dit qu’il ne peut plus en faire ; sans l’Académie il allait se trouver sans pain.
* *
Beaucoup de vers romantiques qui n’étaient plus frais ont été décidément gâtés par l’humidité persistante des derniers mois ; voilà beaucoup de nourriture perdue pour les âmes qui n’aiment pas les laides réalités de cette triste vie. Il manque un Appert pour les vers.
* *
La Revue française, journal à la confiture de groseilles, publie un Babouinage(voir les Œuvres complètes de M. Théodore de Banville) assez comique. Il y a donc encore des parents de M. de Pourceaugnac ! M. Babou était plus connu à l’époque où il ne faisait rien que maintenant. La littérature est un trou obscur, il n’y a que ceux qui ont l’adresse d’y allumer une petite flamme à leur front qui se font voir, les poètes par exemple. L’érudition et la mémoire trouvent d’ailleurs rarement leur récompense en ce monde ! ce sont des vertus !
* *
Les Contemporains, journal par M. de Mirecourt. Quand une sauce a déjà servi, le lendemain on y met de l’eau. Cela s’appelle allonger la sauce,
* *
La Comédie parisienne, dirigée par M. Albéric Second, a deux places vacantes de premier et de second comique, qui les veut ?
* *
La fosse de la Revue de Paris est creusée ! bel et bon enterrement ! Il y a un grand repas commandé par les gens affligés.
* *
Une terrible vengeance littéraire vient d’épouvanter Paris. Une femme qui fait des romans et des drames était entrée en relations avec une autre qui fait des vers. Elle allait à ses soirées, y parlait et séduisait les vieux galantins. L’autre femme, je ne sais pour quel motif, l’impossibilité de sympathiser avec la romancière probablement, avait fini par la recevoir de plus en plus mal, à ce point qu’elle en vint un jour à lui donner un de ces coups de massue en plein salon qui ne peuvent pas se pardonner ; la victime supporta la chose avec une apparente insensibilité ; mais au bout de quatre mois, la femme qui fait des vers et qui dirige en outre un journal de modes, reçut du directeur de ce journal une lettre dans laquelle on lui disait qu’on craignait que sa santé ne lui permît plus de s’en occuper, etc. Froissée, elle répondit qu’elle se retirait, — et trois jours après, elle apprit que celle qui la remplaçait était l’autre femme.
* *
M. Lanfrey a écrit un livre qui a fait du bruit parmi les voltairiens. — Après avoir passé cinq ou six mois à s’asseoir silencieusement dans divers salons, pour y faire une récolte de compliments sur un tel succès « à son âge », il publie dans le Siècle un article sur la génération nouvelle qui, d’après lui, n’a produit qu’un homme remarquable, et cela dans le parti philosophique. — On annonce un roman par M. Lanfrey, de façon à ce que la littérature offre également son homme remarquable… M. Lanfrey me fait l’effet de ces soldats qui, à leur première bataille, attrapent la médaille militaire, et qui enivrés de cela, comptant sur leur premier succès, finissent par passer leur vie à la salle de police.
* *
On dit partout beaucoup de mal de M. Buloz ; il ne faut pourtant pas être tout à fait bête pour mener depuis si longtemps et si gentiment sa petite barque. Je parierais que c’est un homme qui y voit assez clair.
* *
Un jeune homme naïf nous a tenu ce langage : « Est-il vrai que vous vouliez anéantir toutes les aspirations ? »
Oui, monsieur, oui ! toutes ! aspirations au charlatanisme, au mensonge, à l’hypocrisie, à l’intrigue, à la bassesse ; aspirations à la réputation sans avoir travaillé pour la mériter, au bien mal acquis, et mille autres de cette sorte avec lesquelles trop d’écrivains et d’artistes ont commerce.
* *
Si on nous dit beaucoup d’injures, cher monsieur, c’est que nous sommes des maladroits, nous ne cherchons pas à nous faire d’amis. Or on commence ordinairement par se faire des amis pour être poussé et soutenu.
* *
Nous, nous sommes comme les chats ; si nous tombons, ce sera sur nos quatre pattes, sans nous faire de mal et prêts à recommencer ; nous avons une certaine vitalité.
* *
M. Sainte-Beuve a fait un étrange rapport sur les ouvrages à ne pas couronner. On dirait M. Viennet lui-même. — Ces écrivains sont subtils et dangereux. Ce sont des chemins tournants on s’y trouve lancé à pleines louanges et puis tout à coup ça tourne court, lavoiture verse et on attrape force bosses à la tête.
La Commission est pleine de vieux farceurs qui ne cherchent qu’à s’amuser sur leurs vieux jours et qui bernent successivement les auteurs de Joconde, de Péril en la demeure, des Jeunes Gens, de Je dîne chez ma mère, du Médecin des Enfants.Ces choix finement motivés au moyen « d’aperçus ingénieux » sont évidemment une plaisanterie… on n’adjuge rien à ces œuvres remarquables. Quant à la longue étude blanc et noir sur le Demi-Monde, c’est une méchanceté.
D’ailleurs dans cette Commission de onze personnes, il n’y a que deux littérateurs et demi : Théophile Gautier, Mérimée, Sainte-Beuve et Nisard.
* *
M. Murger est comme les huîtres, on y trouve quelquefois des perles.
* *
Une femme, dans un accès de rage, prend son enfant par les pieds et lui frappe la tête à toute volée contre les pierres ; ce jeu est assez nuisible à la santé de l’enfant pour qu’il en meure. La mère est mise en jugement et acquittée. Le ministère public lui fait un autre procès sous prévention d’homicide par imprudence.Il me paraît en effet assez imprudentde prendre un enfant par les pieds et de lui taper la tête contre les murailles. — Il y a des magistrats fort gais, celui-ci a manqué à la commission Sainte-Beuve.
* *
Un jour M. Monselet, ayant besoin de travailler, alla demander de l’ouvrage à M. Théophile Gautier : « Je veux bien, dit celui-ci, vous employer, mais votre style est trop plat, vous avez du penchant à la platitude ; il faut vous contorsionner davantage, que diable ! »
* *
Il y a une brasserie rue des Martyrs, toute en or et en diamants, où demeurent les neuf Muses. Là de beaux jeunes gens revêtus d’habits aux couleurs pures, parlent élégamment en buvant le jus écumeux du houblon. Aucun souci, aucune mauvaise pensée ne troublent leurs âmes. Tous chéris des neuf Sœurs, ils goûtent dans ce séjour les premières béatitudes qui sont réservées dans les Champs-Élysées à quelques mortels fortunés. Des flots d’un pur style sortent de leurs cerveaux, et l’esprit aux flèches d’or voltige parmi eux. Apollon, Éros, Bacchus, Minerve ont pour eux des visages toujours bienveillants. Un océan de lumière pure sépare ce lieu enchanté des demeures malsaines où s’agitent les malheureux humains.
* *
M. de Banville dans son singulier livre d’Odelettes, compare les poètes à des danseurs de corde ! C’est une caresse d’ami.
* *
C’est ce même M. de Banville qui préfère les rimes fémininesaux rimes masculines, le libertin !
* *
C’est ce même M. de Banville, que ses enthousiastes ont appelé « correct dans
l’imprévu »
ne trouvant pas d’épithètes assez belles pour le couronner. J’ai
toujours entendu louer un poète en disant qu’il était ingénieux, tendre, fougueux,
etc. ; mais « correct dans l’imprévu », jamais louange ne m’a paru si décevante. Je vois
cette phrase clouée à son nom dans toutes les biographies de l’avenir. Quant à moi je le
trouve imprévu comme l’envers d’une étoffe, c’est-à-dire confus, incohérent,
insignifiant. J’en appelle à ceux qui voudront bien lire les
Odelettes pour se rendre compte du sentiment, de l’esprit, de
l’imagination, de la philosophie, de l’enthousiasme, de l’observation et de
l’originalitéqui se voient dans ses poésies qui rappellent la chanson de
Marco et autres flonflons. — Mais il est probable que ce sont des
poésies sans prétention.
Il s’est trouvé une douzaine de critiques pour décerner un brevet de grand poète à M. de Banville. — Pauvre poète ; ces articles-là valent le fameux billet de la Châtre.
* *
Un philosophe me dit à l’instant même que quand on n’a pas d’argent on ne peut pas avoir de bon sens. — Cette pensée est plus brutale que tout La Rochefoucauldg. Je la crois vraie.
* *
Le poupard et sémillant abbé Monselet, le dernier de ceux qui s’assoient sur les genoux des dames, a voulu à toute force nous présenter quatre de ses amis qui l’ont aidé à faire son roman des Chemises rouges, et son autre livre si réussi de la Franc-Maçonnerie des femmes, vainement destiné à détrôner Legouvé père et fils. Nous les comptons parmi nos rédacteurs désormais, l’abbé nous ayant garanti qu’ils avaient presque autant d’esprit que lui.
* *
L’abbé Monselet est un de nos plus charmants écrivains, et de nos plus malins, il s’est mis dans la Gazette de Paris, afin de s’entourer de repoussoirs.
* *
Du reste c’est lui (car il est à peu près le dernier esprit délicat, Boufflers et Rivarol réunis sous un rabat et un menton rose et gras), c’est lui qui a dit ce mot charmant : L’esprit est une poussière d’or qu’on jette devant les choses lorsqu’on veut empêcher qu’on ne les voie distinctement.
L’amour voulant s’incarner au dix-neuvième siècle dans quelque être joufflu, rondelet, a choisi le joli abbé Monselet. Ainsi presque tous les livres et les chapitres des livres de celui-ci sont-ils intitulés : Le marquis de Cupidon, les flèches de Cupidon, les roueries de Cupidon, un sourire de Cupidon, les petites ailes roses de Cupidon, etc. C’est sa littérature, chacun la sienne !
* *
Qui aurait jamais cru M. Proudhon capable de légèreté et d’étourderie ; heureusement il est marié et père, sans cela la vie lui était fermée. Les femmes n’en veulent plus, il les a méconnues et trahies. La vieille Mme d’Héricourt tape déjà sur les doigts de ce monstre, quelle sera sa douleur quand les jeunes s’en mêleront. Je crois qu’il est le fameux serpent de l’Écriture à qui il a été dit : Elle t’écrasera la tête. Cela est d’autant plus probable que dans cette affaire M. Proudhon ne paraît pas le plus fort, et se laisse cogner.
* *
L’Europe artiste, journal flatteur, appelle maintenant les danseuses des éminentes protagonistes. Les rédacteurs de ce journal ne sont pas si maladroits que M. Proudhon. Ils savent plaire.
* *
Le Propagateur homœopathique, scientifique et littéraire, promet, dans son feuilleton, de la vraie critique littéraire ; voilà de ces choses qui me troublent. Je vois d’ici les petits globules appliqués aux livres pour les guérir de la phtisie, de la pleurésie, de la maigreur, etc. Du reste cette méthode des semblables réussit fort pour guérir le public de son admiration pour les sots ; il se laisse prendre par le premier sot ; mais s’il en vient un second, il sait à quoi s’en tenir sur tous les deux.
Ce même journal recommande l’étude de l’anatomie et de la physiologie des deux sexes comme la source des plus pures jouissances. Le rédacteur assure qu’il connaît une dame qui lui a dit : « Je n’ai jamais été si heureuse que depuis que je me livre à cette étude. » — Nous la connaissons tous, cette dame : c’est l’amie de tous ceux qui écrivent dans les journaux.
* *
Je n’ai jamais vu mettre les brodequins de la torture aux mots, comme on le fait à présent, pour leur faire dire ce qu’ils ne veulent pas dire. Voilà maintenant que le mot réelveut dire actuel, mais point vrai. L’actuel n’est pas le vrai.Le vrai est immuable, le réel ou actuel est changeant. Mais f… b…, si on vous donne un homme de ce temps-ci, complet, vous prétendrez donc qu’on ne vous donne pas le vraihomme ? Et vous aurez répété cent fois dans vos classes de philosophie que l’homme est éternellement et partout le même, ô écoliers oublieux !
* *
Il y a une loi littéraire qu’il finira par être bon d’imposer. Ne pourront être admis aux débats critiques que les gens qui sont en état de produire. On verra tout de suite à la force de leurs œuvres, la confiance qu’on peut avoir dans la valeur de leurs admirations ou de leurs antipathies.
* *
« Si Mme de Créquy, cette femme d’aperçu et qui savait si nettement styler sa pensée, avait cru jamais que juger les hommes c’était donner le sucre de la confiance à ces grands enfants qui se permettent la fatuité, ou se prendre pour eux de compassion intellectuelle, nous n’aurions jamais retrouvé ce volume de lettres savoureux et sain, où la rigueur de la raison et la brusquerie de la vérité se mêlent délicieusement à la svelte légèreté du tour et au charme calmant d’une religieuse tristesse. » (Macaroni à la d’Aurevilly servi sur la table de M. Millaud).
* *
M. Théophile Gautier a voulu jadis monter la Revue de Paris, jument
rétive et vicieuse qui l’a désarçonné. Aujourd’hui il change de monture et prend
l’Artiste.À sa place je serais découragé de toutes ces équitations, à
son âge. « Une belle forme est une belle idée, dit-il ; nous ne comprenons pas
l’artiste qui ne cherche pas le beau. Nous voulons d’ailleurs jouir de tout et ne
blâmer personne autant que possible. C’est un malheur et non un crime de n’avoir pas
de talent. »
Assurément voilà des phrases qui ne sentent pas le
jeune homme.
M. Théophile Gautier offre à la Poésie un escabeau d’ivoire, eh bien, oui ; mais la Poésie a si mauvaise mine maintenant que c’est avoir trop d’égards pour elle. À la cour de Louis XIV il y avait des fauteuils, des chaises et des tabourets selon le rang des personnages ; à la cour de M. Gautier, il me semble qu’une chaise de paille suffirait pour une vieille marchande à la toilette comme la Poésie.
* *
Un monsieur maigre se présente chez moi, accompagné d’une jeune femme, et me dit : « Je suis chargé d’une mission fort pénible. » À cet exorde, me voilà assez inquiet. « Je dois, continue-t-il, publier un article contre vos doctrines dans la Chronique. » Cela commence à me rassurer, mais je n’y voyais pas très clair, dans cette visite. Mes doctrines se rapprochent quelquefois des vôtres, continue ce singulier monsieur maigre ; mais elles s’en éloignent absolument sur beaucoup de points ; d’ailleurs c’est par la discussion qu’on s’éclaire. Est-ce que vous êtes seul rédacteur du Réalisme. Pourriez-vous me communiquer les épreuves du troisième numéro ? Connaissez-vous M. Courbet ? est-il de votre système ? etc. (Un tas de questions, comme à la police.) Je suis M. Auguste Marc, rue Taranne, nº 12, rédacteur du Siècle, rédacteur du Figaro… »
* *
* *
À l’heure qu’il est, je me perds encore en conjectures sur la démarche péniblequ’a faite cet écrivain. Il devait donc y avoir de bien grosses choses dans son article !
* *
Mademoiselle Charles Asselineau, un de nos plus fins critiques, vient d’épouser
M. Théodore de Banville, « métrique excellent et prédominant »
. La lettre
de faire-part a la forme d’un petit volume et est intitulée
Odelettes.
Les bas-bleus ont toujours été très accessibles à l’amour pour les poètes, jamais leur cœur n’a su résister aux entreprises de ces esprits pleins de séductions, de délicatesses, de raffinements, qu’on peut comparer à ces vases d’orfèvrerie du moyen âge, travaillés si amoureusement et parfumés d’encens à l’intérieur.
* *
Madame de Banville est pâle et brune, elle porte la tête un peu penchée. Sa physionomie assez effacée n’a pas ces creux, ces reliefs, ces mouvements, indices de variété dans les idées et de sensibilité ; mais toutes les femmes qui ont l’esprit un peu étroit s’attachent fortement à leurs amants ou à leurs époux et les tracassent de leur affection. M. de Banville ne sera peut-être pas longtemps heureux avec elle.
* *
Cette année, au jour de l’an, tous les parents ont donné des Desnoyers en bois à leurs enfants pour les amuser.
* *
M. Habans, rédacteur du Figaro, joue très bien du hautbois ; seulement, quand il paraît en public, il se déguise, il s’appelle M. Hubans.
* *
Le père Pontmartin est fort malade en ce moment. Il ne peut pas digérer Balzac qu’il a essayé d’avaler.
Écrite, cette plaisanterie paraîtra grossière, mais prononcée dans un salon, par une jeune femme aussi distinguée de naissance que d’esprit et de beauté, elle a eu beaucoup de succès.
* *
Figaro devient décidément une espèce de journal d’Anne Radcliffe. Rien de plus effrayant que ces souterrains, quand on n’en a pas l’explication !
* *
La Revue Contemporaine… Diable ! ne touchez pas à la R… raine !
* *
« Dans le jardin de la littérature » il y a quelques lis magnifiques qui sont tels, que je n’en connais pas de plus blancs :
Des chroniqueurs anonymes, sorte de crocodiles sans dents, pleins de sentimentalité, et pleurant de ne pouvoir dévorer les gens.
Des critiques qui continuent pour leur plus grand profit, sinon pour leur plus grand honneur, les traditions morales de Robert Macaire.
Et des poètes qui portent une besace et ont besoin de la faire remplir « chez les grands ».
Mais cela fait bon effet aux yeux des braves gens.
* *
Dans ce même pays de la littérature, on voit se démasquer tous les jours une foule de gens vertueux que la calomnie, l’injure, la médisance scandalisent ; ô Tartuffe, tu devais bien prendre une plume à la fin ! — Je voudrais qu’on les vît ces gens-là, qu’ils fussent exposés pendant une heure à tous les regards, afin qu’une fois leurs têtes bien connues, on sût à quoi s’en tenir sur leur sincérité.
* *
Comme un troupeau de moutons ou de singes, ils obéissent à un mot d’ordre qui surgit dans toutes leurs cervelles comme si c’était la même.
Maintenant, au nom de la morale, ces gens qui ont passé leur vie à envier, à détester ceux qui réussissaient, et fous de colère contre des hommes plus jeunes, plus laborieux, qui les balayent devant eux, s’accrochent à tous les vieux noms littéraires qu’ils ont assaillis toute leur vie, et crient à la profanation des cheveux blancs, lorsqu’on discute le talent très discutable de ces écrivains vieillis.
* *
Lorsqu’on combat avec eux, il faut toujours se rappeler le duel d’Hamlet.
Son adversaire avait une épée empoisonnée et il se plaignait audacieusement que celle d’Hamlet fût trop pointue.
* *
Je ne conçois pas que dans les journaux on n’ait pas imaginé une division synthétique basée sur l’art culinaire. Cependant on pourrait très bien classer les articles d’une revue ou d’un journal dans l’ordre d’un dîner. On aurait tout aussi bien le potage, le bouilli, le rôti, les légumes, et le dessert. Dans les recueils importants le repas pourrait être moins bourgeois et présenter des entrées, des relevés, des hors-d’œuvre, des entremets. — Cela vaut tout un système philosophique.
* *
Je suis allé à un cours de phrénologie où tout le sérieux de la leçon m’a été gâté par les bonshommes en plâtre et les crânes du temps de Charlemagne. À chaque instant le professeur se perdait au milieu de cette population mêlée, et on le voyait chercher avec inquiétude en disant : « Où ai-je mis mon évêque ? Mon général était là tout à l’heure, je croyais avoir pris mon voleur. J’avais pourtant un savant et une idiote ! » Du reste la séance était intéressante.
* *
Le Concert-Musard est plein de vieillards décorés et vénérables, on y voit beaucoup de pères de famille. Je signale ce fait aux intérieurs délaissés ; les mères et les filles pensent que leurs époux et leurs pères passent innocemment la soirée au cercle de l’Agriculture ou à tout autre, point du tout : ils sont au Concert-Musard, rempli de grasses jeunes filles. — Mais je crois que c’est la musique qui attire les vieillards décorés !
* *
Deux Polichinelles se sont échappés des Funambules et remplissent Paris de brret de couics ; est-ce que les sergents de ville ne pourront pas les faire rentrer dans leur cage ?
L’un d’eux, il est vrai, est protégé par Maxime Du Camp, dont il cherche à propager les doctrines avec cette facilite d’élocution que donne la pratique ; mais est-ce une raison pour laisser troubler l’ordre public ?
* *
Il va paraître un petit catéchisme pour l’instruction des jeunes clercs d’huissier, jeunes coiffeurs, jeunes commis qui veulent entrer dans les petits journaux pour satisfaire leur vanité. Ce catéchisme est fait sur le modèle du catéchisme religieux. — En outre, les questions fondamentales de la paresse, du mensonge et de la sottise, y sont mises à la portée de tous les esprits. — Ce petit livre est sous presse.
* *
L’École qui peint avec des blancs d’œuf et de l’eau pure, l’école Gérôme et Hamon, fait des farcescontre MM. Courbet et Galimard. Contre M. Courbet, cela se comprend ; mais contre M. Galimard, c’est n’avoir pas l’esprit fraternel et méconnaître la voix du sang.
* *
Toute l’école doit se réunir pour faire un grand tableau symbolique et peu coloré où l’on verra MM. Gérôme (la Poésie) et Hamon (le Spiritualisme) habillés de blanc et de rose, terrasser le dragon du Réalisme. L’empereur Auguste sera dans le fond, battant des mains à la victoire de son premier peintre. — On inscrira sur le cadre quelques vers de M. Bouilhet, et le tableau aura pour titre : la Tragédie humaine ou le Dernier Combat de coqs.
* *
Il se forme un ordre de chevaliers pour la destruction du Réalisme, les chevaliers de la Grâce fugitive.
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J’ai vu une tempête de poètes, l’autre jour : des lauréats à cheveux gris ou à croix d’honneur, se sont traités de plats rhétoriciens : par derrière et par devant, mais ils ont fini par se réconcilier en convenant que les poètes lauréats étaient au-dessus des autres mortels.
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Un phrénologue qui se trouvait pris dans cette bourrasque n’a pas eu le courage de leur trouver la bosse de la coquinerie, en aussi bonne part que possible, bien entendu.
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Le sculpteur P*** prépare pour l’Exposition un plâtre du Réalisme, la hideuse bête aux douze têtes. Ce sculpteur deviendra fou.
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Quant aux peintres, leur paresse deviendra proverbiale.
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Uylenspiegel, le fantaisiste, né à Bruxelles, nous protège et nous prédit bonne chance. C’est la plus grande preuve de fantaisie qu’on puisse donner.
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M. Jules Viard, autrement dit Polichinelle a Paris, a toujours été très bienveillant pour nous. Nous l’en remercions. La chose est rare.
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L’atticisme est perdu !!!
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La Revue des Deux Mondes a publié une copie par M. Eugène Poitou, d’un article de M. de Pontmartin. Je m’aperçois aujourd’hui d’une grave erreur, qu’on commet vis-à-vis de ce genre d’écrivains. On s’imagine qu’ils parlent de littérature et d’arts : pas du tout ils font de la politique, des discours légitimistes ou orléanistes contre Balzac ou contre le Réalisme qui en est bien étonné, n’ayant aucunes prétentions à fonder un gouvernement ou à reconstituer la société… mon Dieu, non ! Ces hommes d’État ont donc bien tort de se ◀poser▶ en conservateursvis-à-vis de nous.
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Homéopathesh, allopathes, hydropathes, magnétiseurs, médiumsi, gymnasiarques, physiognomonistes, etc., tous ces noms me mettent en gaîté et me rappellent à l’instant les grandes seringues du Malade imaginaire.J’ai envie de danser. Il y aurait un ballet à faire faire par Th. Gauthier là-dessus.
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Le Messager de la Charité contient son petit feuilleton : c’est l’histoire d’un couple vertueux, catholique et heureux qui fait huitenfants ; signé Louis Veuillot. J’aurais mieux aimé le nombre douze, il satisfait davantage l’esprit.
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Poètes recommandés aux étrangers et aux personnes qui arrivent de la province : Villemin, Dallière, Karl Daclin, Alfred Des Essarts, Siméon Pécontal, Blanchecotte — garantis par l’Académie.
Prosateurs également recommandés : Eugène Poitou, H. Taine, Edmond About, Henry de Kock, Amédée Achard, feu Nicolardot, fruits confits à l’École normale, excellente maison pour la préparation de ce genre de produits.
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Les Réalistes ont commis quatre homicides par imprudence sur la personne de fantaisistes qui, malgré tous les avertissements, avaient voulu se faufiler dans le club du Mail.
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Avoir du bon sens, avoir du cœur, avoir du jugement et de l’amitié, cela s’appelle matérialisme et scepticisme. Elle marche bien la réforme de la langue française !
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Le théâtre n’a rien donné le mois dernier, mais il a beaucoup reçu. — La partie n’est pas égale entre le public et les directeurs.
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M. Louis Enault a publié un roman religieux dans le Constitutionnel : la Bourgeoise de Prague.C’est un écrivain qui se destine au couvent.
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Qu’est-ce que c’est donc que M. Auguste Maquet ?
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Quand on a annoncé dans la Revue de Paris une nouvelle traduction de
Shakespeare par M. François Hugo, traduction qui contient des œuvres inédites, un de ces
gens… d’esprit comme il y en a toujours a écrit en toutes lettres ceci :
« Qu’est-ce que ça fera à la gloire de Shakespeare ? »
Et à ta
stupidité, toi, que crois-tu que ça fasse ?
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On dit que nous chassons l’idéal de la littérature : l’idéal des imbéciles, oui ; mais quelqu’un qui nous ferait en littérature de l’idéal intelligent et sérieusement simple à la façon de la Mélancolie d’Albert Dürerj, de la Danse des morts d’Holbein, des Caprices de Goyak, de certaines pièces espagnoles, de certains tableaux de Velasquez, de l’idéal contenant quelque chose d’humain, contenant des idées, fussent-elles bizarres, nous l’accueillerions plus que bien. Mais où est cet homme à idées ?
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La pièce de la Réclame a forcé tous les feuilletonistes du lundi à se transformer en philosophes et à déplorer l’esprit d’intrigue qui agite l’homme. Cela fait une douzaine de candidats très sérieux et très solides pour l’Académie des Sciences morales et politiques ; du reste, M. Frémy a pu voir, à la première représentation de sa pièce, ce que c’était que le vrai charivari.
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On lit cette phrase dans l’Artiste : « Rome, ce vrai sanctuaire
pour tous ceux qui croient en Dieu et à ces admirables maîtres qui s’appellent Léonard
de Vinci, Michel Ange, Raphaël, Corrègel. »
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Les nouvelles religions se mitonnent, il y a des têtes où il se fait des niches pour loger de nouveaux saints, de nouveaux anges et de nouveaux dieux. M. Michelet n’est pas pontife pour rien.
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Les élèves de l’École normale, H. Taine et autres, les nourrissons de la Revue française et ceux de la Revue de Paris font de longues études en ce moment ; on croit que c’est sur Shakespeare, Thackeray, Balzac, la peinture, l’art épistolaire, la démocratie, Allons donc ! c’est l’enseigne, mais le fonds, la boutique c’est l’art de bavarder.
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Un des articles de la Revue des Deux-Mondes se termine d’une façon singulière par ces deux mots : Ram ! Ram ! cela ressemble au final d’un quadrille, c’est un coup de cymbales. J’en ai été bien intrigué.
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Daniela, par Mme Sand ! le calendrier italien commence pourtant à demander grâce.
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L’Alliance littéraire, journal anglo-français, pour ceux qui ne savent ni l’anglais ni le français.
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L’Ami des Lettres, poutre pour soutenir la Religion ; mais au lieu de la placer convenablement pour cet usage, on la lui met dans l’œil.
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Le Bon Sens, journal audacieusement dix-huitième siècle.
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On annonce des papiers publics noircis par M. Granier de Cassagnac. — On lui a offert, à ce lion, quatre cent mille francs pour ne pas se servir de sa griffe. — Il serait plus simple de le rendre amoureux.
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Pourquoi MM. Rambosson, Baudelaire et Barbey d’Aurevilly sont-ils si unis ? Chacun d’eux devrait cependant faire peur aux deux autres.
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L’Âne savant : Peau d’Âne, Lait d’ânesse, etc. Dans Polichinelle on met couicà chaque phrase, dans celui-ci on met hi ! han ! — Que diable Mme Cavé fait-elle dans cette ânerie !
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Eugène Delacroix, membre de l’Institut. — Quand les vieux s’en vont, ce sont les jeunesqui prennent la place.
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Jaunisse, hydropisie, ponction, rachitisme ! L’érudit M. Babou fait de la médecine ; encore un concurrent au propagateur homéopathique, un écrivain à seringue !
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M. Gozlan n’aime pas les vers. « Plus de poètes ! dit-il à l’Académie ; il est temps de songer aux romanciers. Quelle est la poésie qui a duré au-delà de cinquante ans ? »
M. Gozlan avait de l’esprit ; à partir de demain, il n’en aura plus. Il peut en être sûr.
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M. Méry est certainement un homme de beaucoup d’esprit ; je ne connais pas deux conversationnistes plus amusants que lui, et il emportera le secret de l’art de causer. M. Méry serait encore plus spirituel s’il n’avait commis nombre de vers auxquels il ne semble pas attacher d’importance, car dans le monde il fera des bouts-rimés, il improvisera si on l’en prie tant soit peu. Alors il ne semble pas prendre sa qualité de poèteau sérieux ; ce qu’il cherche avant tout, c’est l’esprit, le mot, le trait ; il veut amuser, et il y réussit quelquefois ; il veut être le plus spirituel et il réussit souvent. Tous les moyens lui sont bons, paradoxes étranges, renversement des idées convenues, que lui importe pour étonner et amuser !
Les livres de M. Méry, romans, poèmes, etc., portent la preuve de cette improvisation ;
ils manquent de sérieux, ils étonnent un moment, font sourire, et ne laissent rien dans
l’esprit. Cependant, depuis quelque temps, M. Méry se range, il devient grave, la proselui fait peur, le naturell’inquiète, et la simplicitélui fait dresser les cheveux sur la tête. Voici comment il
définit la prose : « Nous sommes à la fin du mois, oui, le
30, allons chez nous voir si les fonds sont faits, pour éviter les
huissiers et les protêts. »
Il est difficile de répondre sérieusement à
de pareilles facéties ; on pourrait croire que M. Méry plaisante, mais sous sa plume
paradoxale sort l’opinion triomphante que la prose est bonne tout au plus à rédiger la
Cuisinière bourgeoise, les actes notariés et les cinq codes. Voici
cependant un petit échantillon de poésie que je soumets à M. Méry ; les couplets
suivants se chantent sur une mélodie solennelle, à la manière des chansons à boire du
dix-septième siècle. La forme musicale de Lulli a évidemment inspiré le compositeur ; je
ne dirai pas aujourd’hui le nom du poète, mais je voudrais connaître l’opinion de
M. Méry sur ce poème :
La marmite est sur le feu,Mettez-y du beurre,Ne craignez que le trop peu,Et, sitôt qu’il pleure,La farine et les oignons ;Et, de notre mieux, soignonsLa soupe au fromage,Les oignons bien fricassés,Versez l’eau bouillante.Puis, faire à son gré laissezLa flamme brillante,Un peu de sel mais pas trop :Et voilà au trotLa soupe au fromage.Du pain les plus beaux croûtonsVite à la soupière,Et par couche entremettonsNotre vieux gruyère.Pour le coup versez-moi làVotre marmite… et voilà…La soupe au fromage !Quels superbes filets blancsLa soupière griseFait rayonner de ses flancsSitôt qu’on y puise !Quel ineffable fumetLance à notre nez gourmetLa soupe au fromage !Dieu ! comme cela descend !Qu’en dis-tu, compère ?Second service à présent :Les deux font la paire !J’ai soif à n’y plus tenir,Mais il faut d’abord finirLa soupe au fromage.Maintenant, le verre en main !Certes, on peut bien boireSans penser au lendemain,Quand de tout déboireOn est sûr d’être vainqueurEn s’appliquant sur le cœurLa soupe au fromage.
* *
Le Réalisme, fils incestueux du Matérialisme et de l’Indocilité, menace d’envahir les esprits sans force contre les surprises grossières des sens. Cette littérature qui dégrade l’art et la nature humaine en transportant sous nos yeux sans le moindre ménagement et sans le moindre voile le misères et les bassesses de l’humanité, corrompt les populations et tient éloignés d’elles les enseignements que les écrivains honnêtes, sensés et amis de la forme, savent si ingénieusement revêtir de couleurs agréables et vives. La moralité publique souffre d’un tel état de choses.
On ne respecte plus la pudeur de nos filles ; la honte, le scandale, le libertinage s’installent effrontément dans les pages jadis insouillées du roman, et se montrant dans leur hideuse nudité, séduisent les esprits simples à la faveur d’une prétendue vérité aussi fatale à l’art qu’aux mœurs. Sans entrer dans des considérations esthétiques, il reste évident parmi les hommes éclairés et prudents que les sourds ravages de la démoralisation osent revendiquer une manifestation éclatante, au grand jour. La mission de l’art est de lutter par une recherche énergique et assidue du beau contre ces funestes tendances, bien plus, contre le flux de ces mauvaises et coupables idées.
La mission de la société est d’employer les armes dont elle dispose pour sa défense contre ceux qui osent pour ainsi dire l’outrager en la représentant éternellement basse, laide et triviale, contre ceux qui ne comprenant aucune idée belle, se plaisent à copier le mal au lieu de montrer le bien, poussant le dédain de toutes lois jusqu’à insulter au style, sauvegarde de l’élévation et de la noblesse des pensées, garanties de convenances morales et intellectuelles, de politesse, de bon ton, de goût et d’amour du beau, cette suprême nécessité de l’âme humaine, de même que certains vêtements sont chez un homme la garantie d’une bonne éducation, de bonnes manières et du respect pour les conventions sociales et morales sur lesquelles le monde repose.
Aussi qui voyons-nous adopter ces idées avec ardeur et s’en faire les porte-drapeaux ? Des hommes flétris du nom de bohèmes, sans famille, des gens communs, mal tournés, sans usages, voulant faire de leur faiblesse une force, renards pour qui les raisins sont trop verts… Proie des mauvaises passions, ils se vengent avec rage de leur triste position, en soufflant comme Méphistophélès les suggestions étroites et viles de leur âme aux autres hommes… Qu’on les pende !
* *
Je considère le Magasin pittoresque comme un journal d’art très
important, bien plus important que l’Artiste et autres, et je suis très
content d’y voir, à propos du grand peintre anglais Wilkie des observations comme
celles-ci : « Wilkie est le peintre de l’humble vie ; il a déroulé sous nos yeux
les drames obscurs et touchants, les joies nuancées du foyer domestique ; habile à
faire ressortir les attendrissements, les secrètes douleurs, ce qui palpite au-dessous
de la bure et du chaume. On l’accusa d’avoir créé le
genre bas. Cette peinture historique de mœurs intimes, qui continue dans l’art
ce qu’ont fait Burns, Crabbe, Walter Scott et Wordsworth dans la littérature, fut
publiquement et avec dédain appelée le genre de la cuiller et du
poêlon. »
Ceci sera lu par cent mille lecteurs ; mais le Magasin pittoresque fait lire aussi par cent mille lecteurs des notices où il accuse lui-même de trivialité, de bassesse, certains grands peintres comme Lucas de Leyde, où il donne, en les approuvant, les préceptes pleins de pédantisme de l’abbé Laugier pour juger les peintures.
Le gérant : E. Duranty.
Numéro 4, 15 février 1857
À MM. les rédacteurs du Réalisme.
J’ai à vous remercier, messieurs, de l’article que vous avez consacré à une petite brochure sur le Réalisme, dans votre avant-dernier numéro. Que la forme de cette brochure vous ait semblé quelque peu allemande, il n’y a rien là qui me surprenne ; cela tient à des antécédents personnels sur lesquels je reviendrai peut-être plus tard dans vos colonnes, si vous le trouvez utile.
Au milieu des confusions intellectuelles du moment, il ne vous a rien moins fallu que l’audace que vous donne votre jeunesse pour entreprendre un journal comme le vôtre. J’ignore si vous en obtiendrez toutes les conséquences doctrinales dont la création de ce journal peut faire supposer en vous l’espérance ; en tout cas, le progrès déjà sensible dans les numéros publiés, m’est une garantie de l’utilité de votre entreprise, dût-elle n’avoir d’autres résultats que de mettre en circulation quelques vérités positives nettement formulées, et de grouper quelques intelligences de bonne volonté qui ont tout avantage à sortir de leur isolement, sans encourir pour autant le risque de tomber dans les manies de secte ou d’école.
J’ai cherché dans ma brochure à mettre une bonne fois sur le terrain de la discussion messieurs les idéalistes en face de leurs adversaires. Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son, et il n’est pas difficile de se persuader qu’on a pourfendu son rival, quand on est seul à le déblatérer à l’angle d’un journal.
J’ai cherché à découvrir le fond d’idées de messieurs les idéalistes, et je n’ai pas mieux réussi que M. Proudhon à découvrir le fond d’idées et l’unité de doctrines de messieurs les économistes.
Dès l’instant qu’il n’existe pas d’idéalisme d’État, de même qu’il y a dans quelques contrées des religions d’État, nous retombons forcément sous le bénéfice du principe américain, de la spontanéité et de la liberté personnelle. N’est-il pas singulier que des simplicités à la M. de la Palisse de cette évidence semblent encore en France tellement paradoxales, que la nécessité de fonder un journal pour les défendre et les vulgariser ait pu se présenter raisonnablement à votre esprit ?
Sous ce rapport, il faut convenir que nos voisins les Anglais et les Allemands sont plus favorisés que nous. Leur Temple du Goût est de taille à loger tout le monde. Si les œuvres indigènes remarquables à un titre quelconque sont aussi clairsemées chez eux qu’ailleurs, leur public littéraire est du moins assez sage pour varier sa satisfaction intellectuelle à l’infini, en accueillant avec un empressement égal tout ce qui lui arrive des quatre points cardinaux.
Chez nous, au contraire, que de grimaces, que de lenteurs et de contradictions ! En même temps que la littérature française a l’incontestable privilège d’être la plus populaire en Europe, notre public indigène figure d’une manière tout aussi incontestable parmi les moins littéraires du continent. N’est-il pas honteux pour nous, par exemple, que les vingt-cinq gros volumes de Charles Dickens soient depuis longtemps populaires jusqu’au fond de la Russie, tandis que son nom est à peine connu chez nous des hommes du métier ? Il a fallu nos traités de commerce internationaux, c’est-à-dire la garantie présumée de notre vente exclusive au dehors, pour que la librairie parisienne trouve l’audace de publier ses meilleurs romans dans des proportions qui dépassent son vieux chiffre officiel de douze à quinze cents exemplaires. Tout ceci serait susceptible de longs développements que je renvoie à une autre fois, pour affirmer seulement aujourd’hui combien il peut devenir intéressant pour les intelligences impartiales de suivre dans votre journal le développement de vos idées, et de vous voir juger à cette pierre de touche les œuvres qui se produisent autour de vous.
Marchez sans craindre le contact des broussailles à travers lesquelles vous avez à vous frayer passage : plus d’égratignures vous compterez en arrivant au but, et plus glorieux il vous sera d’y être parvenus.
M. Champfleury.
Tout vieillit, tout meurt, les jeunes enterrent les vieux, c’est une loi immuable. L’homme est curieux, il cherche sans cesse ; le passé, les choses établies ne le contentent pas ; il lui faut du nouveau, toujours du nouveau. En art, en science, en politique, le mouvement est sensible ; chaque travailleur a un but ; l’un veut le beau, l’autre le bien, et tous, quelquefois sans s’en douter, marchent vers la vérité. Les représentants d’une grande époque littéraire, les noms qui ont brillé dans l’école romantique s’éteignent un à un ; une jeune génération va fatalement remplacer l’ancienne, elle se présente avec des idées nouvelles, idées qui se trahissent même chez les plus conservateurs. Les jeunes gens d’aujourd’hui, qui seront les hommes de demain, arrivent peu à peu et ce n’est pas sans peine. Que de travail, que d’énergie on dépense pour se faire une petite trouée, pour éviter les embûches des jaloux et des impuissants ! On accuse les gens arrivés d’entraver la jeunesse laborieuse, quelle erreur ! Les vieux se carrent dans leur gloire et leur puissance, s’occupant peu de ceux qui viendront après eux. Les jeunes gens n’ont pas de pires ennemis que les jeunes gens ; ce sont ceux qui devraient se soutenir qui se décrient, se calomnient souvent ; chez les uns c’est envie, chez les autres calcul ; chacun veut faire croire à son talent en niant celui des autres. Ces mêmes individus, après avoir employé leur jeunesse à frapper l’un, à mordre l’autre, sont étonnés de n’arriver à rien ; ils crient alors contre la chance et contre ceux qui arrivent. Le travail a toujours sa récompense ; jamais les batailleurs, impuissants presque toujours, n’arrêteront l’homme convaincu et laborieux.
M. Champfleury est depuis quelque temps en butte à trop d’attaques pour n’avoir pas une valeur. Serait-on assez niais pour critiquer sans cesse avec acharnement des œuvres nulles ? S’il est maladroit d’admirer aveuglément tout en un homme, il est aussi maladroit de tout nier en lui. Les critiques, la malveillance, les calomnies apprennent au public l’importance de celui qu’on veut victimer.
M. Champfleury est un chercheur, ses commencements le démontrent ; il est travailleur, le nombre de ses volumes le prouve. Ses commencements ont été pénibles, il doit tout au travail. Quand on commence sous une école établie, on subit nécessairement l’influence de cette école ; ce n’est que plus tard qu’on voit ou ose suivre sa vraie route. Ses premiers volumes parurent en 1847, ce sont : Chien-Caillou, les Fantaisies de printemps et les Fantaisies d’été. Dans ces trois petits livres il y a une hésitation remarquable, les genres les plus contraires se coudoient ; la fantaisie le préoccupe, mais il sent autre chose, et de temps en temps fait comme il sent. Néanmoins dans ces premières productions on peut deviner l’homme : à côté d’une Préface enthousiaste à Delacroix, se trouve M. Prudhomme au salon, dialogue dans le genre de ceux d’Henry Monnier ; à côté de Simple Histoire d’une montre, d’un lampiste, d’un rentier et d’une horloge, affreuse nouvelle malade de fantaisie, se trouve Miette, portrait admirablement fait, plein de vérité et de sentiment. Déjà, dans ces premiers livres, l’observation, une grande délicatesse de sentiment, une sensibilité vraie et franche, la simplicité dans la forme sont largement indiquées ; et ce sont les qualités fondamentales du Champfleury d’aujourd’hui. Il resta hésitant, troublé, cherchant sans cesse jusqu’à l’apparition des Excentriques, en 1850. Ce livre se compose d’études faites sur nature ; beaucoup sont intéressantes, quelques-unes sont déplacées, écrites à des époques différentes ; l’assemblage de ces études forme un livre sans ensemble, sans unité.
La même année parurent les Contes domestiques, renfermant les Oies de Noël, deux Nouvelles, et des erreurs, des ballades. M. Champfleury sait maintenant ce qu’il veut ; il fait une espèce de profession de foi dans la dédicace :
« Je cherche, avant tout, à rendre sincèrement, dans la langue la plus simple, mes impressions. »
Et plus loin :
« Mais que de temps il faut pour se débarrasser des souvenirs, des imitations du milieu où l’on vit, et retrouver sa propre nature ! »
Les Oies de Noël sont la première œuvre de longue haleine qu’ait faite M. Champfleury ; l’arrangement, la charpente, se montrent à chaque pas ; c’est un excellent premier roman. L’action se passe à la campagne ; ce livre est plein de scènes charmantes et naïves, de descriptions parfaites — des modèles — de scènes comiques, de dialogues simples et navrants ; il est impossible, quand on a lu ce livre, de ne pas se rappeler longtemps la description de la Mal-Bâtie, l’épisode de l’enfant malade, les malices du père Blaizot, les manières du maître de danse. On trouve dans ce roman toutes les sympathies et toutes les antipathies de l’auteur, il est sûr de ses moyens ; il a trouvé ce qu’il cherchait : la simplicité, la sincérité.
Enfin l’année suivante parut Mademoiselle Mariette.
C’est un des livres les plus singuliers et les plus originaux de notre époque ; il sort de toutes les habitudes littéraires, il s’écarte de toute espèce de tradition. Il n’y a pas, je crois, d’exemple d’une œuvre produite avec une telle indépendance, un tel mépris des formes et des règles reçues. On ne peut y découvrir la trace d’aucun procédé, d’aucune préoccupation ; l’auteur était plein de son sujet, l’histoire a coulé de sa plume sans efforts, sans recherches, avec ses mille incidents, ses détails les plus minimes, ses délicatesses les plus délicates. Ce roman a l’air d’avoir été fait sans plan, on croirait même qu’il n’a été divisé en chapitres qu’après avoir été terminé. Aussi n’y a-t-il pas d’éclats, d’incidents terribles, de complications farouches comme dans les œuvres fortement charpentées ; tout est simple, tranquille, tout y découle comme dans la vie, et cela doit plaire à tous les gens que l’humanité intéresse.
Le grand mérite de ce livre est de n’être pas exclusif ; l’auteur n’a pas écrit un côté de la vie, ou exagéré ce côté aux dépens des autres ; il a tout traité d’ensemble, il a décrit la vie réelle. Son héros n’est pas exclusivement amoureux, ou exclusivement ambitieux, c’est un homme ; les lâchetés, les sottises d’un garçon courageux et intelligent y sont impitoyablement racontées ; contradiction vraie, trop vraie que chacun connaît, parce que chacun a été lâche et sot, mais que personne n’ose l’avouer. À chaque page, à chaque mot, on sent que c’est une histoire et pas un conte.
Gérard et Mariette sont les grandes figures du livre. Gérard se destine aux lettres ; il est courageux, travailleur, il veut arriver à tout prix. Mariette s’empare de son cœur et Gérard, autrefois plein de perspicacité et de courage, devient en face de sa maîtresse aveugle et faible, se laisse berner par elle. Sa naïveté intéresse, le lecteur s’attache à lui et pense souvent « pauvre Gérard ! »
Mariette est une grisette pleine d’instincts pervers, de fantaisies inexplicables, se laissant aller à tous ses instincts, à toutes ses fantaisies ; elle porte aussi bien le luxe que la misère ; elle est tour à tour aimante et froide, adore son amant et le trompe sans cesse. C’est un caractère de femme parfaitement décrit ; il n’en est pas, que je sache, d’aussi bien tracé depuis le livre de l’abbé Prévost.
M. Champfleury, toutes les fois qu’il parle d’amour, déploie des trésors de sensibilité et de délicatesse ; il saisit et sait rendre tous ces petits détails qui font les grands bonheurs ou les grandes peines des amoureux, leurs hésitations, leurs timidités, les doutes, ces grands tourments des gens qui aiment, tourments qui paraissent si futiles quand on a reconquis son sang-froid. La force de M. Champfleury est de décrire cela si clairement que le lecteur passe par toutes les anxiétés du héros et partage ses douces émotions.
Voici la déclaration d’amour de Gérard ; en lit-on souvent d’aussi simples et d’aussi vraies ?
« Le bal terminé, Mariette prit le bras de Gérard et le pria de la reconduire chez elle ; Gérard était trop plein d’émotion et de souvenir pour parler.
« Si je vous aimais, mademoiselle Mariette ? » demanda-t-il sur le ton de l’interrogation.
« Il était déjà trop défiant et trop heureux de se voir refuser pour dire franchement : “Je vous aime !”
« Vous auriez peut-être tort, dit Mariette, qui ne voulait pas répondre plus franchement que celui qui lui donnait le bras.
— Eh bien, je vous aime, Mariette.
— Voilà un amour venu bien vite. »
« La conversation en resta là. Gérard reprit peu après :
« Je vous aime, Mariette, et je ne me lasserai de vous le dire.
— Ce n’est pas déjà si mal, dit Mariette.
— Mais, je vous en prie, ne vous amusez pas de moi ; c’est une affaire sérieuse quand j’aime, et si vous croyez ne pas répondre un peu à mon amour, dites-le-moi, afin de ne pas me rendre malheureux. »
M. Champfleury ne se sert pas de grands mots, de longues tirades pour faire comprendre une situation et les sentiments qui en naissent ; pas d’analyse morale, pas de recherches psychologiques : son procédé est plus simple, il se contente de raconter la scène telle qu’elle s’est passée, sans commentaires ; le lecteur se met à la place du héros et sait bien ce que ce dernier pense.
« “Comment allons-nous les renvoyer ? dit Mariette en appuyant sur le mot nous.
— Plaît-il ? » demanda Gérard.
« En ce moment Gérard était assis dans un de ces vieux fauteuils à tapisserie qui ont été construits pour le repos des ventres importants de nos aïeux.
« Je reste, dit mademoiselle Mariette en se laissant couler dans le fauteuil près de Gérard.
— Vrai ! s’écria-t-il en lui prenant les mains ; alors je m’en vais mettre mes amis dehors, dit Gérard, qui en une minute secoua les dormeurs, prit les buveurs par les épaules, les mit en bas de l’escalier et fit ouvrir la porte de la rue…
« Que je t’aime, Mariette ! dit-il en l’attirant à lui ; que je t’aimerai longtemps ! »
Ce dernier cri n’est-il pas préférable à toute tirade, ne peint-il pas complètement l’état de Gérard ?
Puis des mots, des scènes d’amour qui réveillent toujours quelques doux souvenirs :
« Mariette dit qu’elle n’oserait passer sur ce pont ; Gérard la prit à bras-le-corps et ne demandait pas mieux que de rapprocher sa figure de celle de son amie, mais il n’osait en pleine rue. Il était presque aussi heureux d’avoir passé Mariette sur cette planche, que s’il l’avait sauvée du précipice.
— Est-ce que tu as cru que j’avais peur ? dit Mariette, je l’ai fait exprès pour me serrer contre toi. »
Enfin cette liaison finit avec un de ces mots que les femmes vous plantent brutalement dans la tête, comme un couteau dans le ventre.
« En voyant la femme qu’il avait tant aimée, Gérard sentit froid dans son cœur ; car la figure de Mariette était glaciale et ses yeux muets. Cependant il tenta de souffler sur le dernier tison de son amour.
— Mon cher, dit Mariette, c’est bien fini. »
Comme je le disais plus haut, ce n’est pas une histoire exclusive ; à côté de l’amour est la vie littéraire de Gérard et de ses amis ; il y a des portraits qu’on reconnaît ou que l’on croit reconnaître ; l’auteur a décrit un monde inconnu à beaucoup de gens, une société de jeunes artistes enthousiastes et raisonneurs :
« Nous sommes un petit groupe dans Paris qui vivons en dehors des lois ordinaires ; nous ne volons pas et nous n’assassinons personne, mais nous ne sommes pas mieux regardés. Nous menons nos femmes avec nous dans tous les endroits publics où nous allons, et nous les respectons comme si nous les avions épousées ; nous regardons comme un comique spectacle tous ces gens qui perdent leurs cheveux de bonne heure pour amasser quelques pièces de cent sous de rente. Nous n’avons pas de rentes, mais nous avons des cheveux. Nous faisons des travaux qui sont peu payés pour le mal qu’ils nous donnent, et cependant l’argent nous étonne comme si nous ne l’avions pas gagné à force d’études et de veilles… »
Au milieu des discussions de ses personnages, l’auteur laisse souvent échapper ses propres opinions ; il parle d’un poète :
« Métrique, qu’est-ce que vous me dites là ? mais c’est donc un architecte que votre amant ? Métrique ! le plus grand métrique ! si on me traitait de la sorte, j’irais me sauver bien vite au fond de ma province. Voyez-vous, Pauline, vous êtes comme Mariette qui me fait souffrir avec la peinture de Feugères. De Villers peut marcher avec Feugères ; ce sont deux Grecs. Ils ont étudié la sculpture et la poésie grecques et n’en ont pris que la surface. À quoi cela répond-il de notre temps ? Est-ce que nous avons besoin de nous plonger dans l’antiquité ? N’avons-nous pas d’autres passions, d’autres mœurs, d’autres vices ? Encore s’ils avaient compris le fond de la poésie et de la sculpture grecques ! mais ils n’en ont pris que la forme, les Vénus, les Io Pæan, des bêtises. »
Et une profession de foi que l’auteur a répétée dernièrement :
« Patience ! nous vous rendrons un jour la vie dure ; nous ne sommes pas beaucoup qui voulons parler sincèrement ; mais je serais seul, que je n’abandonnerais pas une minute ce coin-là… Je serai long à arriver, mais j’arriverai ; je soulèverai contre moi des inimitiés, des haines, des calomnies, je le sais, et c’est ce qui fait ma force. Ce que je dis tout haut, je l’imprimerai ; je ne crains guère mes ennemis, mais je crains encore moins mes amis. »
Mariette finit comme toutes les Mariette, par l’argent. Adieu le cœur, adieu l’amour ! avec l’argent arrive la démoralisation et le cynisme.
Voici la conclusion du roman :
« Comme Gérard parlait à voix basse à Mariette, il était obligé de s’approcher d’elle ; quelquefois les cheveux de Mariette lui touchaient la figure, et il frissonnait comme pour une femme aimée, qui lui eût accordé ses plus grandes faveurs ; la voix de Mariette l’enivrait. Il ne se savait plus au spectacle, mais dans un septième ciel. Cependant le tumulte du public, qui sortait pendant un entracte, le rappela à la réalité. Il demanda à Mariette pourquoi elle l’avait fait appeler ;
« J’ai quelque chose à te demander.
— Vraiment ! dit-il en lui pressant la main.
— Mais je n’ose.
— Puis-je te refuser quelque chose ?
— Eh bien ! dit-elle en se penchant à son oreille de sorte que ses cheveux brûlaient les joues de Gérard, me promets-tu que tu me rendras le service que je te demande ?
— Je te le jure !
— Mon ami, dit Mariette, je voudrais souper avec Coquinet.
— Quelle drôle d’idée ! dit Gérard en riant, c’est facile : je vais commander en face le souper, et ce soir nous irons tous les trois.
— J’aurais mieux aimé, dit Mariette en hésitant un peu, souper seule avec Coquinet. »
M. Cuvillier-Fleury, qui dans une de ces critiques avait déclaré ce roman pervers et
immoral, dit à propos de cette fin : « Et ces livres en effet sont quelquefois la
leçon des hommes. »
À partir de cette époque M. Champfleury est toujours resté dans la même voie. En 1853, parurent le Professeur Delteil et le Trio des Chenizelles, petits chefs-d’œuvre d’observation, de comique et de sentiment. Enfin en 1854, parut, dans la Revue de Paris, sa profession de foi. L’étude qu’il fit sur l’aventurier Challes lui permit d’écrire ses opinions littéraires, opinions qui pour quelques amis lui ont valu beaucoup d’ennemis. Il avait l’air de le pressentir lorsqu’il disait de l’aventurier Challes :
« Avec ce bon sens, cette franchise, qui distinguent Challes, il est facile de s’imaginer quel trouble il dut jeter dans la république des lettres, quelles colères il excita dans les cénacles littéraires, quel ressentiment il eut à supporter de la part de ses confrères. »
Dans ces quelques pages il a proclamé toutes ses convictions, avoué tous ses moyens avec une franchise que bien des gens croiraient dangereuse :
« Le tempérament, voilà l’écrivain ! Une œuvre est la confession d’un artiste, il y met tout son être, toutes ses idées. »
Les Bourgeois de Molinchart parurent en 1855 : ce n’est pas certainement son meilleur livre ; le premier chapitre en est très mauvais. M. Champfleury, qui dans un de ses premiers écrits critiquait le procédé comique de Paul de Kock, tombe dans ce procédé quand il décrit le dégât que fait le chevreuil dans la boutique du marchand de jouets. C’est d’une exagération ennuyeuse ; on est étonné, après avoir lu cette description, que le chevreuil ne fasse pas écrouler la maison, la ville, le monde. Les deux comiques qui se promènent dans le roman sont aussi d’une exagération évidente ; l’histoire du baromètre et du parapluie me paraissent deux farces difficiles à admettre. Il est néanmoins dans ce livre des pages remarquables : l’intérieur de la vieille fille, la distribution des prix, le tribunal.
Monsieur de Boisdhyver (1856). Les principaux personnages du roman sont des prêtres ; le but de l’auteur est évidemment de peindre le clergé provincial. Toute l’œuvre est bâtie sur les amours de l’abbé Cyprien et de Suzanne Le Pelletier. Beaux et vertueux, ces jeunes gens se rencontrent et s’aiment ; l’amour naît toujours sournoisement, ce n’est que lorsque le mal est inguérissable qu’on se sent malade, qu’on cherche des remèdes. C’est ce qui arrive à Cyprien et à Suzanne ; ils passent par toutes les phases du platonisme naïf ; mais l’amour est un grand et tyrannique maître, il déniaise les plus naïfs et s’impose aux plus vertueux ; aussi tout marche bientôt dans l’ordre : regards expressifs, tressaillements soudains, correspondance, rendez-vous, et enfin la catastrophe ; rien n’était plus difficile et plus délicat à rendre. L’auteur a suivi ses héros pas à pas, a disséqué leur cœur fibre à fibre ; il a fait voir les transformations successives de leurs sentiments ; l’amour naît fatalement, et fatalement aussi entraîne à la conclusion, le lecteur ne peut comprendre qu’il en soit autrement. M. Champfleury a si minutieusement et si clairement décrit les moindres censées, les moindres troubles de ses personnages, qu’on les connaît, qu’on les voit comme si on les avait longtemps fréquentés. M. Champfleury sait peindre l’amour, il l’a prouvé dans Mariette ; comme dans ce roman il y a dans Monsieur de Boisdhyver des détails d’une vérité frappante, d’une exquise délicatesse :
« La tête penchée, Suzanne croyait échapper aux regards de Cyprien, mais celui-ci, assis sur une chaise basse de coin du feu, la seule qu’on pût lui offrir dans ce pauvre ménage, était beaucoup moins élevé que Suzanne, et, malgré l’ombre portée sur la figure de la jeune fille, Cyprien n’en suivait pas moins le cours des émotions diverses qui s’y succédaient. Il résultait de la situation de Suzanne et de Cyprien, des silences inquiétants pour eux-mêmes, inexplicables pour l’aveugle ; aussi de temps en temps, pour la rassurer sur sa présence, Suzanne affectait-elle une petite toux, et quelques instants après Cyprien avait soin de remuer sa chaise basse. »
Quoiqu’ayant donné son nom au roman, M. de Boisdhyver est un personnage secondaire : c’est un évêque modèle, pétri de toutes les vertus, de toutes les qualités ; il sert de repoussoir, fait ressortir tous les petits vices, toutes les mesquineries du clergé provincial ; c’est le prêtre instruit par la grande vie de Paris au milieu d’hommes ratatinés par l’ignorance, les préjugés et l’apathie des petites villes. Ce personnage ne ressort pas, ne vit pas dans l’esprit du lecteur, quoique l’auteur en ait parlé longuement ; peut-être s’est-il trop servi de la méthode descriptive.
L’entourage de l’évêque, au contraire, est parfaitement rendu, c’est toute une galerie de portraits ; en voici un :
« L’abbé Ordinaire était rongé par une de ces ambitions aiguës dont le caractère est de ne laisser aucun repos à ceux qui en sont atteints, il avait la conscience de son insociabilité et de son caractère roide et anguleux, qui faisait le vide autour de lui. Jamais une parole d’enthousiasme n’avait trouvé place sur sa langue ; au contraire un dénigrement perpétuel le tenait en hostilité vis-à-vis de tous ceux qu’il fréquentait. Il saisissait merveilleusement le défaut et le vice en toute chose, et il ne tenait pas compte des qualités qui pouvaient balancer ces défauts. La critique l’avait rendu bilieux, la bile l’avait rendu critique. Il était long, jaune, maigre, et propre dans ses habits, car il avait pour principe de ne laisser aucune prise à la malignité dans son extérieur. Suivant lui, rien n’allait bien en ce bas monde ; il n’avait en tête que des idées de châtiment. Dieu, à l’entendre, était Dieu vengeur, plein de colères ; il admettait tout au plus le purgatoire et ne parlait jamais que de l’enfer. »
Et cet autre :
« À ce moment l’abbé Godeau n’écoutait guère ce qui se disait dans le sein du tribunal : les mains sur sa poitrine, les yeux fermés, il était plongé dans ces béatitudes de gourmand que rien ne saurait altérer. Il conservait pendant ce léger sommeil un sourire tranquille, ◀posé▶ sur de grosses lèvres vernies et reluisantes ; ce sourire allait, venait, et participait de la respiration qui soulevait également son gros corps pour sortir par sa bouche entrouverte. Un calme parfait enveloppait toute la personne de l’abbé Godeau, qui ne paraissait accablé que de porter un triple étage de mentons s’étalant dans leur superbe indolence, et couvrant entièrement le rabat. »
À part le vicaire général Ordinaire, ces curés, comme tous les vieux célibataires, sont des maniaques comiques ; ils servent à égayer le roman. Le vicaire général tient une grande place, c’est un caractère très bien dépeint ; sa fin ressemble un peu à celle du chevalier de Valois dans la Vieille Fille. M. Ordinaire tombe subitement dans une décrépitude morale et corporelle, quand il a perdu tout espoir d’arriver à l’évêché.
M. Champfleury réussit souvent les dialogues et surtout les dialogues comiques. En voici un qui peut servir de modèle :
La scène se passe à table, à propos d’une énorme truite, entre un gourmand, l’abbé Godeau, et l’abbé Commendeur qui se croit l’estomac délabré :
« — Quel bon morceau que cette truite ! n’est-ce pas, Aubertin ?
— Je n’y ai pas touché, dit le chanoine.
M. Commendeur rougissait, car il sentait que l’instruction commencée par l’abbé Godeau allait amener la découverte de la moitié de truite.
— Mais c’est M. Commendeur qui a mangé la truite ; je lui ai passé le plat, dit le gourmand chanoine.
— Il n’en restait qu’un morceau.
— Plus de la moitié, monsieur Commendeur.
— C’était la queue.
— Ne vous plaignez pas, monsieur Commendeur, j’avais la tête, moi ; enfin, je vois avec plaisir que vous digérez mieux… Plus de la moitié de la truite ! à la bonne heure !
— Madère ? dit le domestique à M. Commendeur.
— Non, s’écria M. Godeau, ne buvez pas de madère ; du bordeaux, à la bonne heure. Au matin bois le vin blanc, le rouge au soir pour le sang.
Quand M. Commendeur eut bu, l’abbé Godeau, nourri de proverbes gastronomiques, s’écria :
— Qui bon vin boit, Dieu voit.
Le cynisme avec lequel M. Godeau affichait sa gourmandise était surtout ce qui blessait le plus M. Commendeur, qui voulait absolument passer pour malade tout en dévorant.
— Monsieur Commendeur, disait le chanoine, je vous recommande pour déjeuner quelque chose d’admirable : des croûtes de pâté rissolées au four ; voilà qui est divin !
— Que me dites-vous là, monsieur Godeau ? les croûtes de pâté sont lourdes et indigestes.
— Quand on mange tranquillement plus de la moitié d’une énorme truite, l’estomac résiste à tout.
— Je vous en prie !… monsieur Godeau, dit le chanoine en implorant le silence de son voisin sur sa gloutonnerie…
On était arrivé au dessert,
— Je mangerais bien, disait M. Godeau, quelque compote, des massepains, un fruit.
Et il accumulait sur son assiette tout ce qui se trouvait à sa portée. Les honneurs du dessert furent pour M. le curé de la paroisse Saint-Nicolas, l’abbé Gratien, qui avait envoyé des raisins de la plus belle conservation, ainsi que ses plus belles poires de bon-chrétien.
— Quel suc ! quelle saveur ! quel fondant ! s’écriait M. Godeau en plongeant ses dents solides dans une poire qui disparut presque en entier dans sa large mâchoire. Il se recueillit et conclut ainsi sur ces fruits : — quel jusse ! »
La vérité de la fin de cette œuvre a soulevé tous les bigots ; ils ont fait chorus avec les ennemis et les jaloux.
Il y a une grande dissemblance entre ce roman et Mariette. Dans Monsieur de Boisdhyver on sent le travail, la recherche, le plan mûri. L’idée primitive est l’amour de Cyprien ; autour de cet amour l’auteur a groupé des physionomies quelquefois inutiles, il n’y a pas d’ensemble dans l’action, on croirait souvent que ce sont des scènes soudées les unes aux autres. Certains personnages, des épisodes entiers sont en dehors du roman ; ainsi : la scène des vertes feuilles, l’intérieur des demoiselles Loche qui est un excellent morceau. Je sais bien que tout cela a sa raison d’être, que c’est là pour agrandir la peinture du clergé en province, pour faire une galerie plus complète, mais pourquoi laisser tout cela si indépendant de l’action ? Quelquefois aussi l’auteur abuse de la description, tombe dans les minuties inutiles et fatigue le lecteur.
Le dernier roman de M. Champfleury a paru dans le Journal pour tous sous le titre de : Misères de la vie domestique, — Succession de M. Le Camus ; c’est son meilleur livre.
M. Champfleury excelle quand il raconte les histoires intimes, quand il décrit les intérieurs, les bourgeois et les enfants. Il était dans son élément et a tiré parti de tous ses moyens. La chasse à la succession est fréquente en province ; il est des gens qui sont successeurs comme d’autres sont notaires, et ils emploient toute leur vie à faire ce difficile métier. M. Champfleury a fort bien décrit les coquineries honnêtes, les haines, les intrigues embrouillées, les grandeurs et les courages inconnus de tous ces chercheurs de fortunes, de tous ces héritiers. L’histoire est palpitante de vérité, les personnages vivent, on les connaît, on les aime ou on les méprise. Au milieu de tous ces petits intérêts qui se combattent, passent des figures comiques qui égayent le récit ; des enfants naïfs reposent de la physionomie de tous ces bourgeois avides ou grotesques. Tout est détail dans ce roman, tout est intime ; ce sont des héritiers qui tournent autour d’une fortune ; c’est bien simple et on s’y intéresse, parce que c’est vrai, parce que c’est la vie.
Le roman commence par un long et excellent portrait de M. Le Camus dont voici des fragments :
« M. Le Camus avait des yeux, dont l’un, d’une couleur un peu brouillée, lui permettait d’affecter l’aveuglement. S’agissait-il de lire un contrat, il se donnait la vue tendre ; il lui était permis ainsi d’épeler attentivement chaque mot, de le disséquer et d’étudier ce qu’il pouvait y avoir de compromettant dans l’exécution des lettres de cette écriture.
« Il bégayait de façon à rendre son langage incompréhensible ; ce vice de parole, manifesté seulement en matière de contrats, avait fini par être traité de feinte. “C’est un homme qui a la langue bien pendue, disaient les paysans, mais le coquin l’accroche à un clou quand il veut.” À la faveur de ces bégayements interminables, de perpétuels hein, hein, hein, marchant régulièrement par trois et se plaçant irrégulièrement, tantôt au milieu d’une phrase, tantôt au commencement, tantôt à la fin, M. Le Camus faisait subir aux gens qui désiraient traiter avec lui des tortures formidables.
« M. Le Camus conserva, même après la révolution de juillet, les culottes courtes, les bas bleus et les souliers à boucles d’argent. C’était un petit homme sec, aux joues pendantes, à l’air goguenard dans toute la physionomie ; il roulait dans sa carriole une partie de l’année à travers ses domaines, en traitant les jolies paysannes un peu à la façon des anciens seigneurs. Il leur pinçait les joues en faisant entendre un hein joyeux, et le bruit public, dans Origny, était qu’il tentait de les séduire avec des bagues, des boucles d’oreilles dont il avait toujours les goussets garnis, mais qui étaient en simple cuivrerie.
« Il ne soupirait qu’après les rentrées ; c’était un petit esprit qui ne comprenait pas le roulement de l’argent, car un autre eût triplé ses capitaux dans de telles entreprises, tandis que M. Le Camus grignotant à tout, se fourrant partout, prêtant des cent francs de-ci et de-là, lésinant sur tout, se faisait une mauvaise réputation plutôt par ses côtés mesquins que par une friponnerie réelle. »
Après avoir lu ce portrait on connaît l’homme. M. Champfleury ne se dément pas une fois dans ce caractère, il le suit pas à pas, étudie ses moindres actions. Ce n’est pas un Grandet ou un Harpagon, c’est un type plus commun dans la province, un homme qu’on croirait rabougri, rapetissé par l’humidité et la tristesse des petites villes ; c’est un avare mesquin, un grippe-liard qui fait sa fortune en ramassant des épingles. Il fallait un grand soin, une grande observation pour rendre cette physionomie difficile.
L’action marche naturellement, il n’y a aucune de ces longueurs, aucune de ces digressions si fréquentes chez cet auteur, les scènes se déroulent avec simplicité.
Dans beaucoup de ces pages l’auteur a décrit des sentiments très délicats ; toutes les fois qu’il s’est occupé du sentiment maternel, il excelle :
« Tu ne sais pas, Édouard, ce que c’est qu’une mère qui prend soin de vous à chaque instant, qui veille à la propreté, qui passe tous les jours l’inspection des habits… Voilà ce qu’est la véritable économie… N’oublie pas cette boîte dans laquelle tu trouveras du fil, un dé, des aiguilles. Aussitôt qu’un bouton s’en va, il faut le remettre, c’est sitôt fait… Allons, ne remue pas la tête… Je te vois déjà dans les rues de Paris, négligé et insouciant dans tes habits. Mon ami, le monde fait grande attention à ces détails ; si tu veux réussir, sois toujours propre sans être élégant, si tu n’as pas le goût de la mode… Je t’ai mis là une paire de rasoirs de ton père, qui ne s’en sert plus ; ils sont excellents ; tout est dans ce petit paquet : la savonnette, de la poudre de Windsor. Et puis tu me diras quelles confitures tu préfères.
— Je te remercie, dit Édouard.
— Veux-tu de la groseille ou de la balossée ? Étant petit, tu aimais tellement la balossée… D’ailleurs, tu n’en trouveras pas à Paris.
— Je ne voudrais pas t’en priver.
— J’en mange si peu, dit Mme May. »
Il est impossible d’écrire quelque chose de plus vrai, de plus senti ; n’est-ce pas bien la mère de province avec ses petits soins, ses prévenances continuelles, ses craintes pour l’avenir ?
Un peu plus loin, est une scène touchante dans sa bonhomie. Le père May est bon et ne veut pas le laisser voir ; violent, emporté, il fait souffrir tout le monde par sa brusquerie et sa brutalité :
« En traversant la place, il rencontra son père qui vint à lui.
— Eh bien, veux-tu toujours t’en aller ?
— Oui, mon père, ma malle est faite…
— Voilà soixante francs, n’en dis rien à ta mère ; chaque mois je tâcherai de t’en envoyer autant. Surtout, travaille et sois honnête homme.
La voix de M. May était moins assurée que d’habitude. En ce moment Édouard comprit la bonté de son père, qui était cachée sous une enveloppe assez rude. Comme on allait dîner, un pâtissier arriva avec un énorme vol-au-vent.
— Qu’est-ce que cela ? dit Mme May.
— Il faut bien régaler Édouard pour le dernier jour qu’il passe avec nous, dit le père.
Édouard, suffoqué par l’émotion, pouvait à peine manger. À cette heure seulement il jugeait ceux qu’il quittait, et pouvait sonder leur cœur par les petits soins dont on l’entourait.
— J’ai mis dans du papier deux pigeons rôtis pour la route, dit madame May.
— Il faut aussi lui donner une demi-bouteille de vin vieux.
— Je vous remercie, s’écria Édouard.
— Bah ! ce n’est pas la peine de dépenser son argent à la table d’hôte pour un repas qu’on ne mange pas.
Le conducteur entra :
— Monsieur Édouard, on attelle.
— Allons, mon garçon, viens encore que je t’embrasse, dit madame May qui pleurait et ne pouvait quitter son fils.
— Ne viendrez-vous pas avec moi jusqu’à la voiture ? demanda Édouard, qui semblait partir pour des pays inconnus, tant il était ému. Mais les grelots des chevaux, les coups de fouet, l’appel des voyageurs le ranimèrent un peu.
— Surtout, travaille, dit le père.
— Ne m’oublie pas, dit la mère.
Et la lourde diligence partit. »
Est-il besoin de règles, de ficelles ? Ce récit sincère et bonhomme n’est-il pas aussi touchant que toutes les sentimentalités, toutes les pleurnicheries de nos lyriques en prose ou en vers ? La nature vaudra toujours mieux que toute invention possible.
Les enfants tiennent une grande place dans cette histoire. M. Champfleury a dû les étudier beaucoup, car il rend fort bien leurs caractères, et ce n’est pas facile. Les enfants sont fins, roués ; ils cachent leurs instincts, leurs vices, sous une hypocrisie perpétuelle, il est bien difficile à une personne âgée d’entrer dans leur intimité ; il faut qu’un homme se fasse le complice de leurs superstitions et de leurs petits crimes pour entrer dans leur confiance ; ce n’est que par hasard qu’une inconséquence, une naïveté fait écrouler tout leur édifice de prudence, alors seulement on surprend leurs secrets, leurs instincts. Il faut donc être toujours à l’affût. M. Champfleury a très bien décrit leurs jeux, leurs terreurs, leurs lâchetés ; est-ce souvenir, est-ce observation ?
Il y a, entre autres choses, un exemple de cette logique naïve habituelle aux enfants, et qui souvent les fait regarder comme de petits génies :
« L’imagination de l’enfant s’empara de ce mot, et le soir même : “Tout, qu’est-ce que c’est ?” demandait-il à sa mère. Ce fut une conversation très abstraite qui ne servit guère aux intentions d’Édouard ; car, ne voulant pas expliquer à sa mère à quel ordre d’idées se rattachait le mot, madame May ne pouvait répondre que par des à-peu-près qui irritaient Édouard sans le satisfaire.
« Tout, est-ce beaucoup ? demanda-t-il d’un ton un peu irrité.
— Je vous le dirais bien, si vous n’étiez pas si méchant ; que vous prend-il donc ? » Édouard courut à sa mère, l’embrassa d’une façon câline, et répéta :
« Tout, est-ce beaucoup ?
— Oui, beaucoup, beaucoup.
— Alors, mon oncle Le Camus a tout ?
— Comment ! tout ! s’écria madame May surprise.
— Puisqu’il a beaucoup d’argent. »
Les scènes comiques ne manquent pas, ce sont presque toujours les enfants qui les font naître. En voici une entre autres :
M. Bonde a la manie de bourrer la tête de son fils, enfant de huit ans, de physique et de chimie ; il veut en faire un savant et ne lui parle que la langue baroque des sciences ; l’enfant doit tout retenir sous peine de sévères corrections.
« Nous allons voir si tu m’as écouté tout à l’heure, dit M. Bonde en s’arrêtant à la porte. Est-il bon de sonner une sonnette pendant l’orage ? »
Casimir regardait piteusement les nuages.
« Quand tu regarderas le ciel ! Cette démonstration n’exige pas qu’il y ait trace de secousses dans les éléments. Réponds-moi. »
Machinalement l’enfant avait porté la main à la sonnette de madame Le Camus.
« Est-il bon de sonner une sonnette pendant l’orage ? » reprit le père du ton de Barbe-Bleue questionnant sa femme.
L’enfant frissonna et agita involontairement la sonnette de la porte.
« Les fils d’archal… dit le père en donnant un soufflet à son fils, lequel soufflet communiqua un vif ébranlement à la sonnette. Répète avec moi…
— Les fils d’archal, dit l’enfant tressaillant.
— Clin-clin-clin-clin, répondit la sonnette secouée par Casimir, et rendant un son par syllabe.
— Après ? dit M. Bonde.
— Clin-clin.
— Je te ferai entrer ce raisonnement de force… Sont d’excellents conducteurs », dit M. Bonde en tirant l’oreille de son fils.
En effet, le fil d’archal de sonnette de madame Le Camus prouvait le raisonnement de M. Bonde en conduisant excellemment à l’intérieur les angoisses scientifiques de Casimir.
« Clin-clin-clin-clin-clin-clin », fit la sonnette.
En ce moment Mlle Bec ouvrit la porte et trouva Casimir cramponné à la sonnette en l’agitant frénétiquement, avec le secret espoir que le son arrêterait peut-être la foudre de M. Bonde.
« C’est vous, monsieur Bonde, s’écria-t-elle, qui faites un tel tapage… Mme Le Camus s’est presque trouvée mal… Comment oserez-vous vous représenter à ses yeux ?
— Ah ! galopin ! s’écria, un moment après, M. Bonde en traînant Casimir plus mort que vif. C’est de ta faute si Mme Le Camus s’est fâchée, tu me le payeras à la maison. »
Au milieu de ces observations vraies et sincèrement rendues il y a quelques exagérations ; en voici une :
« La mobilité des yeux, de la bouche, du nez, s’était réfugiée dans les parties molles de cette singulière oreille : large et plate au repos, aussitôt qu’un petit bruit se faisait entendre, elle se tordait, se recroquevillait, et formait, pour mieux entendre, la conque oubliée par la nature. Les yeux d’un homme myope, qui ferme à demi ses paupières pour rassembler les rayons de lumière, donneront l’idée de cette oreille qui semblait cligner. »
Ceci me paraît un phénomène physiologique assez incroyable.
Il y a peu ou pas d’amour dans ce roman. Deux enfants s’aiment, ils s’appellent mon petit mari et ma petite femme. Le petit mari sauve un jour sa fiancée qui allait se noyer, de là une affection plus grande, plus sincère, et la jeune fille plus lard se souvient de l’affection de son enfance. Le jeune homme quitte son pays pour longtemps ; quand il revient, se souvenant des projets d’autrefois, la jeune fille est mariée, presque mère, oublieuse du passé, ne parlant plus que capital et revenu. L’intrigue amoureuse est la partie effacée ; l’amour est-il partout nécessaire ? Ne peut-on faire un roman sans y mêler des roucoulades et des déclarations ? Bien des auteurs s’en sont passé et on n’a pas songé à leur en faire un crime ; Balzac, entre autres, dans Marcas, le Curé de Tours, la Dernière Incarnation de Vautrin.
M. Champfleury ne s’est pas seulement occupé de romans, il a fait des travaux archéologiques et bibliographiques d’une certaine importance ; un prospectus annonça le premier volume de ces travaux ; ce volume avait pour titre : Les peintres de Laon et de Saint-Quentin : il devait renfermer les biographies de Colart, de Laon, des Le Nainm, des Dorigny, de La Tourn.
« On doit pousser plus que jamais, dit-il dans ce prospectus, à faire des monographies ; tout le monde se plaint de ce qu’il n’existe pas une histoire de la peinture en France ; tout le monde ne sait pas qu’aujourd’hui encore elle serait incomplète par le manque de biographies et de monographies. À quoi bon publier une histoire qu’il faudra recommencer immédiatement ?
« Étudier en bloc la peinture française, c’est vouloir refaire les mauvais livres de Félibien, de d’Argenville, de Piles, de Descamps, sur les arts. Notre rôle est plus modeste ; nous cherchons des matériaux et nous les apportons avec le plus d’ordre possible. »
En 1850, parut l’Étude sur Le Nain. M. Champfleury n’a épargné ni son temps ni sa peine ; il a tout fouillé pour s’éclairer, livres, manuscrits, catalogues. La meilleure critique de cette brochure est ce qu’il en dit lui-même :
« En étudiant ces maîtres, mon intention est de donner un modèle définitif de biographie.
« Les travaux partiels doivent être complets ; ce sont des dictionnaires.
« Ils veulent être faits avec la précision, le travail et les prodigieuses écritures d’un dictionnaire. »
En 1855, parut De La Tour ; cette étude était plus facile que la précédente : il y a abondance de documents, on retrouve partout l’œuvre du peintre. M. Champfleury s’est moins attaché à donner sa propre appréciation qu’à citer celle des contemporains de l’artiste, en expliquant toutefois les haines ou les amitiés qui pouvaient les faire mentir. M. Champfleury n’a pas continué et c’est fâcheux pour l’histoire des arts ; peu d’études sont aussi complètes, faites avec autant de sincérité.
En 1856 parurent les contes posthumes d’Hoffmann. La moitié du volume seulement est consacrée aux contes, l’autre moitié renferme des travaux sur les diverses traductions et éditions d’Hoffmann, la critique de son œuvre, et des documents sur sa vie.
M. Champfleury est enthousiaste lorsqu’il dit :
« Mais la musique a servi à Hoffmann en ce qu’elle l’a entraîné à des tentatives nouvelles et qu’on aurait crues impossibles à la littérature, c’est-à-dire qu’il a presque réalisé une littérature symphonique. »
Est-ce bien un service que lui a rendu la musique ? Plus loin il ajoute :
« Par la vivacité du croquis, Hoffmann apprit à décrire un personnage en une phrase, quelquefois en un mot comme avec un coup de crayon. »
Voilà une qualité réelle préférable à la qualité symphonique ; ce livre, comme tous les autres, est fait avec la sincérité, la conviction, si indispensables à l’homme de lettres.
Ce n’est pas seulement dans ses travaux bibliographiques qu’on retrouve ces qualités, il met dans ses romans toutes ses croyances, tous ses amours, toutes ses haines. N’a-t-on pas remarqué son aversion perpétuelle, qu’il laisse percer dans chacun de ses livres, pour les hommes roux ? Souvent l’auteur s’attache à un de ses personnages et le dépeint avec amour : souvent il met ses croyances dans la bouche des héros qu’il aime, souvent aussi il se dépeint lui-même ; j’ai cru reconnaître sa physionomie dans le portrait de Gérard, dans celui du docteur Richard, dans celui d’Édouard May, et ailleurs encore.
On accuse le réalisme d’être exclusif, de ne vouloir que des études de paysan et de bourgeois. Cette accusation a été dictée par la bêtise ou la mauvaise foi. M. Champfleury n’est pas le réalisme, c’est un réaliste. Il fait des paysans et des bourgeois parce qu’il connaît parfaitement ce monde, parce qu’il l’a longuement étudié. Il ne veut pas parler de ce qu’il ne connaît pas, peut-on lui en faire un reproche ? Il serait à désirer, dans l’intérêt des lettres, que quelques-uns lui ressemblassent.
M. Champfleury est sans contredit un observateur qui sait voir et rendre ce qu’il a vu ; il est certaines physionomies aussi vivantes, aussi en relief que celles qu’Hoffmann a le mieux rendues : le musicien Trude, Loncle, le professeur Delteil, M. Le Camus, M. et Mme May, et une quantité de personnages secondaires.
Tous les critiques se sont jetés avec acharnement sur le style de cet auteur ; au reste, presque tous de mauvaise foi, ils ont lu, disséqué phrase à phrase, et n’ont cité que celles qui étaient boiteuses ou incorrectes ; pourquoi n’ont-ils pas parlé des morceaux remarquablement écrits qui abondent dans ses ouvrages ? N’en ai-je pas cité quelques-uns ? Au reste les critiques n’ont su attaquer que ce côté du talent de M. Champfleury, ce qu’un pédant de collège aurait pu faire aussi bien qu’eux.
On l’a souvent accusé d’être l’imitateur de Balzac ; il faut n’avoir pas lu l’un ou l’autre de ces auteurs, ou être absolument aveugle et niais pour émettre cette singulière opinion. Rien de plus dissemblable, de plus opposé que ces deux talents, non seulement comme pensée, mais encore comme manière de sentir et de rendre. Balzac est un enthousiaste, un exagérateur ; le moindre fait, le moindre bonhomme, lui font entrevoir des événements formidables, un homme plus grand que nature. Il procède par bonds, par tirades, il affiche une science que souvent il n’a pas, il veut être philosophe ; ses personnages ont presque toujours l’air de ◀poser▶ devant le public comme les femmes en cire qui tournent dans les vitrines des perruquiers ; il aime les gens extravagants, il a donné dans beaucoup d’utopies, beaucoup de superstitions, il a peint plutôt un monde qu’il a dans la tête que le monde réel. Au contraire, M. Champfleury est calme dans ses œuvres, tout respire la sanité d’esprit, la tranquillité de l’intelligence ; il met son bonheur à décrire les scènes domestiques, les jouissances ou les malheurs intimes ; la famille l’occupe sans cesse ; pas de tirade, pas de philosophie, il a les théories en horreur ; il met tout son cœur dans ses œuvres, il s’attache à ses héros, il les aime le plus souvent, il s’intéresse à ses personnages comiques, il les fait aimer au lecteur qui ne sait quelquefois s’il faut rire ou pleurer de leurs malheurs. M. Champfleury est le peintre des sentiments délicats, des romans intimes ; c’est le plus sincère des écrivains d’aujourd’hui ; son originalité est bien tranchée, son talent incontestable.
Lettre sur le réalisme.
À M. Edmond Duranty.
Quoique nous n’ayons eu, monsieur, aucune occasion, vous et moi, de nous voir bien souvent et de nous connaître complètement, je suis prévenu d’une véritable estime pour vous par la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire en réponse à un article de moi publié dans le Figaro. Le ton rempli de modération et de dignité avec lequel vous m’avez communiqué vos observations diffère trop de celui que je suis habitué à rencontrer ailleurs, — je veux dire partout, — pour que je n’en prenne point acte, et ne vous en remercie.
Je serais moi-même ravi de pouvoir vous répondre d’une manière qui vous satisfît ; mais je n’ose guère l’espérer par la difficulté des sujets que fait naître votre article, et par mes propres sentiments, opposés sur certains points aux vôtres.
Avant d’aborder le sujet principal dont il s’agit dans cette lettre, agréez, s’il vous plaît, que je vous expose mes propres vues sur le réalisme, que je vous dise comment je suis réaliste et pourquoi, et enfin ce qui me sépare de vous et de vos amis ; cela ne sera peut-être pas inutile à porter quelque lumière sur une question, assez obscure jusqu’à ce jour.
Je commence, monsieur, par m’arrêter tout court en matière de discussion, dès que je ne suis pas sûr d’être d’accord avec mes adversaires sur la définition du sujet en question : c’est, je crois, agir sagement.
Pascal a dit :
« La définition de nom, c’est-à-dire l’imposition de nom aux choses qu’on a clairement désignées en termes parfaitement connus… Leur utilité et leur usage est d’éclaircir et d’abréger le discours, en exprimant, par le seul nom qu’on impose, ce qui ne pourrait se dire qu’en plusieurs termes ; en sorte néanmoins que le nom imposé demeure dénué de tout autre sens, s’il en a, pour n’avoir plus que celui auquel on le destine uniquement. »
Or, j’ai vainement cherché dans les trois numéros de votre journal une définition convenable et complète du mot réalisme, ou à sa place la désignation en termes parfaitement connus, de la chose, comme le demande Pascal. En son lieu j’ai trouvé de fortes attaques au romantisme, aux classiques, à l’école du bon sens ; des invectives, souvent justes, adressées aux écrivains qui, manquant d’idées, se payent de mots ; — aux esprits jeunes, aimant à se laisser aller aux rêveries du moment, caressant avec bonheur ce qu’ils nomment la folle du logis ; peu de sympathie pour le passé ; — pas un nom illustre accepté, et même toléré comme digne de respect ; une haine rigoureuse pour la poésie, je ne dis pas pour les vers ; l’absence d’enthousiasme et de jeunesse ; du sérieux, de la science, du rassis, mais pas d’abandon, d’entrain, de légèreté, et même d’esprit : voilà ce que j’ai trouvé dans votre journal ; cela ne constitue pas un système, mais plutôt une émeute littéraire ; vous ne réalisez point une révolution, mais plutôt une réaction.
Ne seriez-vous en effet qu’une réaction littéraire ?
Ainsi que toute la jeune littérature d’aujourd’hui, vous êtes vaguement tourmentés par ce je ne sais quoi, qui nous dit qu’en dehors des écoles surannées, des systèmes faux, il y a quelque chose à faire et à trouver ; je crois que vous êtes dans la bonne voie, quand vous protestez contre ces littérateurs qui n’ont jamais pu regarder la vie en face, ni en sentir les beautés, ni en comprendre les sublimes grandeurs.
Je crois que votre tentative, à ne la considérer qu’au point de vue littéraire, est appelée à développer le vaste champ des lettres, en ce sens, que sortant du domaine spéculatif de l’imagination toujours borné, vous abordez hardiment l’observation profonde et réelle de la vie commune qui est variable à ce point, que chaque génération apporte des données nouvelles à celui qui les étudie.
Votre tentative est également conforme aux tendances du siècle, qui est porté vers les choses positives, trouvant qu’il est enfin temps de se débarrasser de ce lyrisme trompeur qui a absorbé toutes ces générations, dont la trace n’est attestée que par les énormités vicieuses et les folies scandaleuses nées de leur oisiveté même.
Je crois qu’en philosophie elle fera taire enfin ce verbiage ridicule qui consiste à nous donner des fétiches pour des réalités et des mensonges tyranniques pour des vérités protectrices.
Je crois que, dans les échanges de la vie sociale, elle détruira tôt ou tard ces idoles pleines d’imbécillité et de cruauté qui n’existent que par l’ignorance des uns, l’égoïsme des autres, la lâcheté de tous.
Voilà ce qui fait que je suis avec vous dans votre tentative insurrectionnelle.
Je cesse de combattre à vos côtés, quand vous proscrivez toute poésie, quand vous niez notre passé littéraire.
J’appartiens à un pays, monsieur, où tout est poésie, depuis le long et voluptueux regard des jeunes filles qui nous enflamme, jusqu’au soleil splendide qui revêt la terre de couleurs éblouissantes. De plus, je suis convaincu que la poésie est adhérente à la nature de l’homme comme le parfum aux fleurs, comme les couleurs variées aux ailes des papillons.
Malgré soi, il est des heures où on aime à s’isoler dans de douces contemplations, à s’envelopper dans ces vagues régions idéales de la pensée, où l’esprit vole, comme dans un rêve, vers des créations impossibles mais pleines de charme : ces moments remplis de volupté et de prostration nous délassent des peines de la vie et nous élèvent au-dessus de la brute.
Chez des jeunes gens de votre âge je ne comprendrai jamais cette haine de la poésie ; mais ce que je concevrai aisément, ce serait votre répugnance pour les vers.
Oh ! la versification, si c’est cela que vous entendez par poésie, et non cette fleur de l’âme qui s’épanouit en gerbe dans notre esprit de la vingtième année, oh ! alors vous avez mille fois raison, je suis encore une fois avec vous. Car, moi aussi, je hais les vers, cette langue aristocratique, comprise seulement de quelques-uns, et véritable arcane où des esprits quasi fous s’amusent à dresser des lignes et à tourmenter des mots ; enfantillage littéraire, qui n’est plus de notre temps et dont les derniers partisans et artisans, que l’on ne saurait regarder sans rire, doivent être rangés dans les musées des antiques à côté des momies et des joueurs d’osselets.
Et, à ce propos, écoutez l’opinion d’un écrivain plein de hardiesse, de Mercier, à qui il faut pardonner sa déclamation, qui appartenait tout autant à son siècle qu’à sa nature :
« Qui n’aurait pitié, s’écrie le vigoureux Mercier, de tous ces jeunes gens perdus, abîmés dans la versification française, et qui s’éloignent d’autant plus de la poésie ? Je suis venu pour les guérir, pour dessiller leurs yeux, pour leur donner peut-être une langue poétique ; elle tiendra au développement de la nôtre, d’après son mécanisme et ses anomalies. Médecin curateur, je veux les préserver de la rimaille française, véritable habitude émanée d’un siècle sourd et barbare ; monotonie insoutenable, enfantillage honteux, qui, pour avoir été caressé par plusieurs écrivains, n’en est pas moins ridicule. La prose est à nous, sa marche est libre ; il n’appartient qu’à nous de lui imprimer un caractère plus vivant. Les prosateurs sont nos vrais poètes ; qu’ils osent, et la langue prendra des accents tout nouveaux… »
L’opinion de Mercier est la mienne : pouvez-vous en dire autant ?
Je n’aime point les fétiches, et jamais, Monsieur, vous ne me verrez incliné sous la parole d’un maître ; mais j’aime pourtant à goûter par-ci par-là aux beautés que je trouve sur ma route. Il n’en est point ainsi de vous.
Quelle figure avez-vous respectée ?
Quel nom illustre avez-vous honoré ?
Quelle œuvre avez-vous applaudie ?
Vous avez insulté à l’œuvre entière de Victor Hugo.
Vous avez persiflé Lamartine.
Vous avez déchiré toute la jeune littérature.
Qui avez-vous épargné ?
Ce dénigrement me semble accuser quelque chose d’incomplet ou dans votre nature ou dans votre système.
Je n’appelle point artiste celui qui ne sait se délecter qu’à la même source, qui en musique n’accepte, par exemple, que Mendelssohno ou Rossini, en peinture que Delacroix ou Ingres, en poésie Lamartine ou Victor Hugo. En art, surtout, il faut être papillon et butiner un peu partout, mais là particulièrement où il se dégage d’une production de l’esprit une saveur franche et enivrante.
En agissant différemment, vous manquez non seulement de sagesse, mais encore vous vous privez des plus douces délectations de la vie, et me forcez à appeler votre système une véritable castration intellectuelle.
On raconte que Mélanchthon, en voyant Luther proscrire tous les symboles et toutes les cérémonies du culte catholique, s’écria :
« Grâce ! grâce pour ces fêtes qu’aima notre enfance ! »
À mon tour, je vous dirai :
Grâce ! pour le poète des Harmonies qui abreuva notre âme de volupté !
Grâce ! pour le coloriste des Orientales qui éblouit notre imagination !
Grâce ! pour ce gamin de génie, qui chanta Rolla en nous berçant à la cadence de son vers !
Grâce ! pour ce mâle chantre des Ïambes qui nous enflamma de passion en nous faisant regretter d’être nés trop tard !
Grâce ! pour tous ceux que l’on aime à savourer aux heures silencieuses de la vie, aux heures de mélancolie, de désespoir, d’abandon, d’injustice ; grâce ! pour tous ceux qu’aimèrent nos pères !….
Encore une observation et je finis.
Cette négation rigoureuse, systématique du passé, vous conduit forcément à manquer de tradition : et c’est un tort grave.
Ouvrez l’Évangile, et vous y lisez, dès la première page, la longue filiation du Christ, qui rassemble à des fils électriques animant et illuminant d’une commune vie et d’une même flamme les générations successives qui jalonnent l’humanité.
Lisez les journaux de 1830, et vous y voyez le Romantisme, ne se contentant pas de remonter jusqu’au seizième siècle, mais allant jusqu’à Eschyle et acceptant pour rien l’auteur de l’Orestie.
La filiation évangélique est sublime, la tradition romantique est habile.
Ces derniers avaient compris qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, que la vérité ne se couvait point du jour au lendemain, qu’il fallait donc interroger le passé, et en s’étayant de lui, prouver sa force par son ancienneté.
Au dix-septième siècle, Bossuet reprochait, fort injustement suivant moi, aux protestants de manquer de tradition, oubliant que ceux-ci auraient pu lui rappeler cette longue suite des hérésies, marchant, depuis saint Pierre, parallèlement avec l’Église officielle.
Vous ne vous êtes point douté de l’importance de ces filiations à travers les âges.
« Le présent engendré du passé est gros de l’avenir »
, a dit un
philosophe.
Un des termes de cette maxime des plus vraies vous manque ; vous n’avez pas de passé, pas d’aïeux, pas de père : donc vous n’existez pas ! Voilà où conduit la négation des gloires acquises ; c’est vous qui l’avez voulu !…
Ainsi donc, monsieur, je vous reproche :
1º De n’avoir point donné de définitions satisfaisantes du mot Réalisme ;
2º De nier la poésie, et de faire ainsi le vide dans l’imagination ;
3º De manquer de tradition.
Tout cela est grave, Monsieur, mais ce qui est plus grave encore, ce sont les efforts incessants que vous faites sur vous-même afin d’oublier votre âge, et d’imposer silence aux battements de votre cœur.
Je crains que vous n’ayez pris au sérieux cette lâche maxime de ce moraliste fameux, qui, croyant écrire la morale commune en observant les passions des cours, rédigea le code de la plus effroyable scélératesse, et qui a dit :
« L’esprit est toujours la dupe du cœur. »
Ne croyez pas cela. Laissez battre votre cœur, oubliez tout système en vous rappelant que vous avez vingt ans.
Les Contemplations de Victor Hugo,
ou le gouffre géant des
sombres abîmes romantiques
(Suite)
Je veux poursuivre encore mes comparaisons, parce que je cherche à trouver un point de
ce corps poétique où la sensibilité existe. Je prends donc dans Byron un cri de colère
personnel, violent et aigu, qu’il intitule Esquisse d’une vie privée :
« Née dans le grenier, élevée dans la cuisine, elle fut promue à l’emploi de
coiffer sa maîtresse. Bientôt, pour prix d’un service qu’on ne nomme pas et qu’on ne
peut deviner que par son salaire, elle passa du cabinet de toilette à la table de ses
maîtres, où les laquais, qui valent mieux qu’elle, se tiennent, tout
surpris, derrière sa chaise. L’œil calme, le front levé, elle se sert des plats
qu’elle lavait auparavant. Toujours prête à faire un conte ou un mensonge, c’est la
confidente et l’espion de toute la maison… Habile à obscurcir encore les couleurs de
la médisance par toutes sortes d’adroites interprétations mensongères, elle sait mêler
la vérité à l’imposture, l’ironie au sourire et la candeur à l’astuce. Une apparence
de vivacité et de franchise exprimées par quelques mots qui semblent lui échapper, est
pour elle un artifice qui vous dérobe les machinations de son âme lâche et sans
pitié ; ses lèvres sont faites à la trahison, son visage à la dissimulation. Son
insensibilité lui fait mépriser tous ceux qui sont sensibles… Observez comme les
canaux de son sang jaunâtre le laissent croupir sous la peau, semblables aux longs
anneaux de safran des mille pattes ou aux écailles verdâtres du scorpion (les reptiles
venimeux peuvent seuls nous offrir des couleurs analogues à celles de son visage et de
son âme) — Ô monstre impitoyable, qui n’as qu’une pensée, la joie que te causent les
désastres qui sont ton ouvrage, le temps viendra et viendra bientôt, où tu souffriras
plus de maux que tu n’en fais souffrir ; ton égoïsme implorera vainement la pitié, et
tu hurleras de rage en te voyant repoussée. Puissent les malédictions que tu as
versées dans les cœurs désunis par toi se répéter dans le tien et te rendre, dans la
lèpre qui ronge ton âme, aussi horrible à tes propres yeux qu’à ceux de tout le genre
humain… »
etc. Je veux montrer qu’il n’y a là-dedans rien d’extraordinaire comme mots et comme pensées, et que la grandeur en est dans le
complet, dans la plénitude naturelle des sentiments exprimés ; ce qui rend cette pièce
comme grasse et fertile, parce qu’on y peut saisir à pleines mains la passion, la
colère, la rancune, sans que la sensation soit jamais rompue par des espèces de sauts
périlleux qui emportent loin de l’idée où on était arrêté. À côté de cela, Hugo est
grêle et aride ; car il ne se sauve justement aux yeux des inattentifs que par des tours
de jonglerie qui jouent le lecteur dans la surprise et l’inquiétude, et qui font appeler
originalité ce qui est pauvreté et épuisement.
Il y a dans les Contemplations un morceau où Hugo avait à donner de sa
personne, c’est celui où il explique sa conduite politique. On devait s’attendre à des
choses graves, austères, poignantes de dignité et de résignation, nettes, courtes. C’est
un long vannage de phrases sur le premier âge, les bonbons, la
perruque du marquis, l’ancien régime, la révolution. Par hasard il en vient à parler de
sa mère, et nécessairement, — car ces sentiments sont préordonnés
d’une manière mathématique et arrivent toujours au commandement du mot, — nécessairement
viennent ces vers : « Je me rappelle encore de quel accent ma mère vous disait :
Bonjour. Aube, avril, joie éphémère ! Où donc est ce sourire ? où donc
est cette voix ? Vous fuyez donc ainsi que les feuilles des bois, ô baisers
d’une mère ! Aujourd’hui mon front sombre, le même front est là, pensif, avec de
l’ombre, et les baisers de moins et les rides de plus ! »
Et puis cela
reprend : « Vous aviez de l’esprit, marquis. »
Alors vient une
description fantastique de l’ancien régime ; puis il en arrive à lui-même, et voici avec
quelle simplicité de nature il en parle :
« Hélas ! j’étais la roue et vous étiez l’essieu. Sur la
vérité sainte, et la justice, et Dieu, sur toutes les clartés que la
raison nous donne, Par vous, par vos pareils — et je vous le
pardonne, marquis, — j’avais été tout de travers placé, j’étais en
porte à faux, je me suis redressé… J’ai pensé… j’apprenais à
lire dans cet hiéroglyphe énorme : l’univers… j’essayais
d’épeler cette bible où se mêle, éperdu, le charmant au terrible… Prodigieux poème où
la foudre accentue la nuit, où l’océan souligne l’infini… Je tâchais de savoir… ébloui… si c’est Non que dit l’ombre à l’astre qui dit Oui. »
S’il y a là-dedans une ombre du sentiment qui tourmente l’homme en avançant dans la vie,
que sont donc les autres hommes ? Il continue : « J’ai pris le cœur humain au
collet… et j’ai vidé les poches de la vie »
, etc. « Jean Huss, Socrate,
les rois, râle, tocsin, hurlement sépulcral ! »
etc. (le grand orchestre !) Et
il termine en disant : « Ma conscience est sereine, car j’aperçois toujours… l’œil de ma mère morte ! »
En tout, près de quatre cents vers.
— Partout et toujours c’est la recherche du contraste, de l’effet, au prix du baroque et
du burlesque ; et je le répète, jamais une émotion, toujours une description matérielle : il aperçoit l’œil de sa mère morte.
Cependant j’ai entendu dire un jour à un célèbre auteur dramatique que ceux qui ne comprenaient pas le grand cœur d’Hugo n’en avaient pas eux-mêmes, et que, certes, il avait de l’âme celui qui avait su écrire Melancholia et surtout l’épisode du Cheval de charrette.
J’ai lu Melancholia, c’est la diatribe de tous les poètes, l’éternelle
satire du dix-huitième siècle renouvelée avec le vocabulaire actuel. Le poète gémit de
voir la fille du peuple forcée de se prostituer, la justice mal rendue, les poètes
insultés par les méchants, les enfants qui travaillent dans les manufactures, les
avocats et les journalistes, travailleurs hideux, le cheval qui traîne la charrette, le
vieux soldat obligé de casser des pierres pour vivre, l’homme de Bourse, enfin le monde,
la société et ses plaies. Ces idées rentrent mieux dans la nature d’Hugo ; elles ne lui
appartiennent pas, c’est le fonds commun des déclamations, il n’a qu’à développer, à
déployer son amour pour les choses étrangement farouches, lugubres, sombres. Le
gémissement sur le cheval reproduit quatre ou cinq fois la même image, et tant qu’il est
question de parler des coups de fouet, des jurons du charretier, de la pierre énorme, le
déluge des adjectifs semble lutter avec le déluge des coups et des jurons. La
description est suivie avec soin ; mais au moment où le cheval meurt, le souffle
poétique meurt aussi et voici les vers qu’on a : « Et dans l’ombre, pendant que
son bourreau redouble, il regarde quelqu’un de sa prunelle trouble ;
et l’on voit lentement s’éteindre humble et terni, son œil plein des stupeurs sombres
de l’infini, où luit vaguement l’âme effrayante des choses. »
En outre, le
cheval « sent l’ombre sur lui peser »
, c’est « un forçat qui
traîne les licous »
; il « baisse son cou lugubre »
. J’avoue
que cela ne m’émeut pas, parce que cela ne vient pas spontanément, et que je retrouve
tous ces mots ailleurs. Cela me donne l’idée d’un homme qui voyagerait avec des décors
et qui les agencerait dans tous les paysages possibles. N’y-a-t-il pas dans Wilhelm
Meister un prince de cette force ? — La fin de Melancholia était forcée,
ainsi le veut la tradition : « Ô forêts ! bois profonds ! solitudes !
asiles ! »
Dans tout le cours de cette Étude, ce n’est pas seulement Hugo contre qui je suis en
colère, mais tous les poètes, l’esprit poétique, surtout, où de jour en jour je vois une
plus grande mystification. C’est l’esprit poétique qui inspire, par exemple, des poésies
comme celle du Maître d’études : Le maître d’études a « l’esprit
des vieux Romains, il est un flambeau, un destin tronqué, un matin noyé dans les
ténèbres, il a des yeux funèbres, il est sans oiseaux dans son ciel, sans amours dans
son cœur. Il donne l’or et n’a pas de pain
.
Il travaille
pour sa vieille mère ou sa jeune sœur. Il saigne, il agonise. — Sa pensée est
pareille au papier qu’on donne aux écoliers, page blanche d’abord, elle devient
lentement noire. Les écoliers lui raturent ses idées, répandent leur encre sur son
azur, fouillent sa cervelle avec les becs de leur plume. Ce sont des bourreaux
charmants. — Il a une tâche auguste. — C’est le sublime forçat du bagne d’innocence.
Quand les cœurs sont troupeau, le berger est esprit. »
Je ne sais pas,
ensuite, ce qu’on pourra dire sur le Christ, et j’avoue que je ne m’y reconnais plus ;
tout être qui, comme ce maître d’études, tombe sous es griffes poétiques, est perdu : on
le tue d’abord ; on l’enlève à sa vie réelle ; puis on le ressuscite tout glorieux, tout
enveloppé de nimbes. L’esprit poétique forme un petit paradis où il fait entrer tout le
monde. Complaisant, aimable, il a les mêmes embellissements, les mêmes ornements pour
toutes choses et pour chacun. Auparavant on voyait des choses et des gens assez divers !
une fois entrés dans la poésie, on leur met un uniforme couleur lis et azur ; de là
vient l’ennui des gens qui n’aiment pas la monotonie.
C’est ce même esprit poétique, plein de railleries et de malice contre ceux qu’il
inspire, qui souffle à Victor Hugo des vers comme ceux-ci sur J. Janin : « Je
dormais en effet, et tu me réveillas. — Je te criai Salut et tu me dis Hélas ! — Et cet
instant fut doux, et nous nous embrassâmes. — Nous mêlâmes tes pleurs, mon sourire et
nos âmes. »
Ces vers avec quelques autres formeront évidemment la base de
quelque futur Nouveau Testament emprunté à l’autre ; J. Janin apôtre !
C’est encore grâce à l’esprit poétique que tout est musique : « Rumeur de la
galère aux flancs lavés par l’onde, pitié de la sœur pour la sœur, fanfare de la
plaine émaillée et ravie, etc… Que la nature nous dit : Chante et qu’un statuaire
ancien sculpta sur cette pierre (ces vers sont écrits sur un bas-relief antique) un
pâtre sur sa flûte abaissant sa paupière. »
Ce que j’aime dans tout cela,
c’est le point de départ et aussi l’accouplement des idées. — Avec l’esprit poétique,
quand on voit une chouette clouée sur une porte, on y voit aussitôt l’image du Christ,
et l’on mêle si bien la bête et le Dieu qu’on ne sait plus auquel des deux se rapportent
ces plaintes, ces gémissements.
Avec l’esprit poétique on trouve que le lion qui cause avec les petites fleurs, lui
aussi, « a le regard éternel de la nature immense »
, que le travail
« est la strophe sacrée au pied du sombre autel »
. Et j’aurai à citer
bien d’autres merveilles de l’esprit poétique, tout à l’heure.
Certes, la prose a cela de bon qu’elle se refuse absolument à de pareilles mascarades. Il y a en elle un scrupule, un préjugé de simplicité, de naturel et de bon sens qui est un frein ; elle repousse impérieusement les farces. Lorsque Lamartine a voulu transporter dans la prose l’esprit poétique, il y a eu une protestation générale ; ce qu’on n’avait pas voulu voir sous le vers a paru si clairement en prose qu’on l’a rejeté nettement comme ridicule. On reste tolérant pour le vers, parce qu’il y a une sorte de compromis là-dessous. Je suppose que beaucoup de gens s’assemblent et conviennent de faire un jeu d’esprit avec certaines règles matérielles qui le rendent mécanique, puis, qu’afin d’avoir quelque agrément facile en ce monde, ils feignent que jouer adroitement à ce jeu est quelque chose de sublime, de sorte qu’ils puissent se donner hautement des éloges sans qu’il soit pénible de travailler pour les mériter, ce jeu étant accessible au grand nombre : le fait présenté de cette manière paraîtra une escobarderie. Eh bien, c’est ce qui arrive pour la poésie. Les amateurs de poésie tiennent à ce qu’on la vante toujours pour conserver le plaisir innocent de se réjouir de leur facilité à faire ces bouts-rimés, si estimés qu’ils sont regardés comme le suprême effort de l’esprit humain.
D’un autre côté, il n’est pas facile d’être charlatan. Beaucoup de gens considéreraient certainement cela comme au-dessus de leurs forces. Hugo est celui qui a le plus le courage de l’emphase, du bruit, de la prétention, du théâtral, aussi passe-t-il pour le plus grand de tous. il ne craint rien, il a un aplomb qui ne peut être démonté. Il ose pousser les cris les plus aigus, prendre un cor comme Vivier et y sonner les choses les plus extravagantes : donc il est le plus fort, le plus entouré ; il ne peut pas en être autrement.
Or, il y a dans la vie des préoccupations de détail, toutes personnelles et continuelles qui montrent que l’homme se rend compte de ce qui l’entoure, il y a dans le spectacle de la vie autre chose que l’éternelle doléance sur le malheur de l’homme et l’abomination de la société, autre chose que l’admiration de l’azur et des petites fleurs. Les grands esprits y ont trouvé une foule d’idées variées, intéressantes, sensées, bonnes pour les autres.
« Ce que vous avez fait là, madame, voyez-vous, c’est tout simplement infâme. » Des phrases comme celle-là constituent le procédé dramatique de V. Hugo. Ses drames sont tous le même, ses poésies lyriques toutes la même. On trouve que Lamartine n’a pas de variété dans le sentiment, soit ! mais Hugo n’en a pas dans la phrase, c’est bien plus grave.
Le système romantique, en tout pays, a consisté en procédés bien définis, et c’est ce qui a permis à tant de gens d’apprendre le métier, comme on apprend à être menuisier.
Une des pièces les plus grotesques de ce livre, c’est Réponse à un acte d’accusation. C’est une danse, un grand ballet de vers où l’on fait sauter les phrases les plus baroques. C’est l’histoire de la Révolution du mot, tous les incidents de 89 sont appliqués à la grammaire française ; on y voit les mots aristocrates et les mots plébéiens, le 10 août, le 21 janvier, la guillotine des mots nobles ; il y en a qui montent à cheval, qui ont des chapeaux à plumet, qui tirent le canon, qui chassent la Convention des vers classiques, etc., et tout cela fait très sérieusement, ce qui est le comble du burlesque, c’est-à-dire qu’est bien dépassée cette fameuse distribution de prix dans un pensionnat de jeunes filles, où la maîtresse avait fait jouer une comédie dont les personnages étaient M. Que Retranché, Miss Syntaxe, le valet de chambre Adjectif, etc. — Du reste ce jeu lui a plu, l’idée lui a caressé le cerveau, il y est revenu à deux fois.
Les femmes, les mères, tes enfants, les oiseaux, la nature, semblent extrêmement le
préoccuper ; mais c’est une mince surface de sentiment. Je ne crois pas qu’il faille
être profondément impressionné pour dire que : « si Dieu n’avait pas fait les
fleurs, il n’aurait pas fait les femmes »
, et dire : « Les femmes sont
sur la terre pour tout idéaliser ; l’univers est un mystère qui commente leur baiser,
c’est l’amour qui pour ceinture a l’onde et le firmament. Les diamants sans les belles
ne sont plus que des cailloux. La perle blanche, sans Ève, n’est plus que la maladie
d’une bête dans la nuit. »
Ou bien : « Les poètes sont les vases où les
femmes versent leur cœur. »« Nous irons dans la sphère de l’éther pur ; la femme y
sera lumière et l’homme azur. »
— « Jeune fille, ton regard dit :
Matin, et ton front dit : Printemps… Un ange vient baiser ton pied quand il est nu, et
c’est ce qui te fait ton sourire ingénu. »
À Mme de Girardin morte, il demande de lui rapporter le secret du monde, de confirmer
dans son esprit Descartes ou Spinoza
p !
Les chants sur les mères sont nombreux, mères mortes d’enfants vivants ou mères
vivantes d’enfants morts. Parmi ceux-là le plus admiré est le Revenant,
seulement parce qu’il est contraire à tout sentiment naturel et vrai. Sans entrer dans
le détail de ces vers secs, qui abrègent l’idée dans le but de lui donner de la
tournure ; sans faire ressortir l’habituelle supériorité des vers où il y a les mots
sombre, farouche, lugubre, sur les autres, je repousse cette mère qui est irritée
d’avoir un second enfant, étranger qui prend la place de l’autre, et
puis cette fausse tendresse de poète qui, pour rarranger les choses, fait dire au nouvel
enfant : « Mère, c’est moi, ne le dis pas »
; les figures étrusques les
plus primitives sont moins maigres, moins sèches que ce père et cette mère. Du reste,
voilà justement ce que je trouve de plus pernicieux dans l’esprit poétique, c’est qu’ici
ce ne sont pas des extravagances à faire voir à des aveugles, mais de froides recherches
de l’extraordinaire et du singulier, sans chaleur, sans élan, et sans qu’aucune
disposition sincère de l’esprit maintienne le poète dans ce genre d’idées bizarres et
lui crée une sorte de philosophie régulière, organisée. Nous trouverons bien en Victor
Hugo, un peu plus tard, cette philosophie organisée, mais pour des niaiseries sans
valeur, au lieu qu’ici il y avait un côté psychologique assez net relativement à tout ce
que fait Hugo. Mais cet esprit a peur des choses nettes, s’il en rencontre, il se sauve.
Je soupçonne dans le Revenant une imitation de quelque œuvre anglaise ou
allemande. Dans Edgar Poeq il y a quelque chose d’analogue. Le Revenant est une des
pièces les plus malsaines de ce livre malsain. Plus j’avance, plus la poésie me cause la
fatigue de l’Opéra, et plus j’ai soif de vrai. Je sais que beaucoup de gens spirituels
préfèrent l’Opéra à la nature ; mais pour moi quand je suis devant la poésie, c’est
comme si j’étais en face d’un décor retourné dont je vois le châssis, les cordes, la
grosse toile, les clous, la silhouette informe… malheur à moi ! je n’aime rien de ce qui
a un pareil envers.
Ce travail m’attriste. Poussés par une sorte d’opinion publique qui a besoin de se manifester, nous voilà les uns à lui enlever son manteau politique, les autres à lui ôter sa couronne de poète, et à lui faire expier trente ans de gloire… Après tout, s’il a eu trente années de gloire parce qu’il l’a enlevée par surprise, que peut-il demander de plus ? On n’avait pas encore vu tant de fracas, tant d’audaces, une personnalité s’imposer avec tant de hardiesse et de tournure : le costume, l’apparat du Cirque ont été toujours des moyens de suprématie matérielle et intellectuelle ; et il y a des gens qui verraient dans Jersey une sorte de Sainte-Hélène.
Jamais poésie n’a été plus facile à imiter, plus facile à parodier que celle de Victor Hugo, n’est-ce pas une « charge accablante » ? On n’a parodié ni Musset, ni Lamartine, et je crains qu’un enfant de douze ans ne puisse calquer les vers d’Hugo comme avec un crayon, sur des idées analogues à celles-ci : « L’araignée Réalité dévore la mouche Idéal. — L’horreur, bagne de l’âme, antre insondable et formidable d’où s’échappent des cris surhumains poussés par les voix monstrueuses des sombres angoisses invisibles. — Les astres énormes, de leur prunelle éblouissante, regardent passer l’Éternité trompeuse qui ferme un à un ces yeux immenses, sentinelles curieuses de la forteresse Matière. »
Quelquefois, quand un maître est grand, et fort, qu’il a des qualités, ses disciples deviennent puissants eux-mêmes avec des qualités originales : Shakespearer engendre les Allemands, Rubens engendre Van Dyck, etc. D’autres ont beaucoup d’élèves dont aucun ne sort de la foule. D’autres sont trop individuels pour être suivis, on les laisse seuls. Or, Victor Hugo a certainement mené le plus grand atelier poétique qu’on ait jamais vu : qui en est sorti ? Certes pas même des Jules Romain.
Mais la poésie, l’esprit poétique, n’avait jamais apparu sous un aspect plus facile, plus séduisant, plus redondant ; les grotesques, les faux, les niais, les copieurs, tous ceux-là se sont vu une voie ouverte pour ainsi dire légalement ; aussi en voilà pour cinquante ans de coulement poétique.
Je ne sais si je continuerai, si j’irai jusqu’au bout de cette Étude et peut-être est-ce à dessein que je me suis arrêté sur une des pièces possibles de ce livre, afin de montrer enfin un côté moins mauvais, et cependant j’aurais encore à parler de sa manière de comprendre les enfants, la nature, les oiseaux ; de la charité, de l’amour universels qui le saisissent soudain, comme les moines du moyen âge qui, eux, prêchaient, fondaient des couvents et vivaient dans la pauvreté ; des poésies si cruellement trahissantes sur la mort de sa fille et de son gendre, d’une collection de vers purement ridicules, de la simplicité spéciale qu’il incruste parfois dans sa versification, et enfin de ses systèmes…..
Balzac
Balzac en pantoufles, par M. Léon Gozlan ; Balzac, sa vie et ses œuvres d’après sa correspondance, par Mme L. Surville, née de Balzac.
M. Léon Gozlan, au début du petit volume qu’il a consacré à la mémoire de celui dont il
fut longtemps l’ami, s’exprime en ces termes : « On a déjà écrit, on écrira
encore beaucoup, on écrira toujours sur Balzac. »
Je crois qu’après ceux qui
ont connu intimement un homme, personne n’est mieux placé pour en
parler que ceux qui ne l’ont pas connu du tout. Les relations passagères du monde, une
demi-intimité font pis que de rien apprendre, elles engendrent de fausses appréciations
et ne sont bonnes qu’à entretenir de cancans la curiosité du public, toujours excitée à
propos des hommes célèbres. Il résulte de ces rapports partiels des chocs d’amour-propre
qui produisent de bonnes petites médisances, quelquefois de grosses calomnies que les
gens malintentionnés colportent et que les critiques peu scrupuleux sont bien heureux de
trouver accréditées : ça leur évite des frais d’imagination.
Ceci dit, pour que personne n’en ignore, à l’adresse de MM. de Pontmartin et Poitou, qui se sont faits les échos de toutes les rancunes que Balzac avait eues à subir de son vivant, j’essayerai de réunir les idées qu’a fait naître en moi la lecture des deux ouvrages que j’ai cités, ouvrages qui concernent seulement l’homme et laissent l’écrivain de côté.
L’homme est mort, les panégyriques et les criailleries passeront, l’œuvre restera, sinon tout entière, du moins dans sa plus grande partie ; l’influence de l’œuvre surtout se perpétuera. Balzac aura des continuateurs qui feront ce qu’il n’a pu faire, qui iront plus loin que lui et suivront en cela les lois éternelles du développement indéfini de la pensée humaine. Les principes de la philosophie qu’il a mise en action se vulgariseront ; j’en suis bien fâché pour MM. de Pontmartin et Poitou, qui voient dans ces principes la ruine de la société, mais je ne les reconnais pas juges de la question. Il y a au-dessus des critiques une chose qu’ils ne peuvent arrêter : l’esprit humain. Sa marche toujours accélérée le conduit d’étape en étape à cet instant suprême que les uns appellent décadence, les autres perfection. Les critiques honnêtes n’y changeront rien. Qu’on appelle cet instant perfection, décadence, qu’importe ? si c’est la fatalité.
Je ne comprends pas, du reste, comment ils ont pu, après avoir lu les lettres que cite madame Surville, dénier à cet homme un cœur aussi grand que son esprit, ne pas comprendre sa vie que ces lettres expliquent si bien, en un mot rebâtir à nouveau l’édifice d’injures qu’une sœur avait démoli. C’est là, c’est dans cet oubli des faits, c’est dans ce manque de justice que je vois que la morale qu’ils veulent défendre leur est bien plus étrangère qu’à celui qu’ils attaquent, et que j’apprends à connaître de quoi sont capables les honnêtes gens.
La vie de Balzac est connue. Forcé de lutter presque jusqu’à la fin contre les circonstances, on aurait dû lui savoir gré du courage qu’il déploya dans ce combat et comprendre l’effet que devait produire sur son esprit ardent la vue des succès obtenus par des gens moins bien doués et qui l’écrasaient de leur supériorité en se moquant de ses revers qu’ils appelaient des fautes.
Or, de ces fautes, madame Surville n’en avoue pas une, si ce n’est peut-être l’achat des Jardies ; M. Gozlan, lui, s’en donne à cœur-joie sur le malencontreux mur de clôture qui s’obstinait à tomber chez le voisin, et toute l’histoire des Jardies est pour lui motif à bons contes. Là où madame Surville ne dit qu’un mot, il n’oublie pas un détail ; il était peut-être mieux placé pour les connaître que la sœur de M. de Balzac, mais je crois qu’il y a une autre cause qui le fait appuyer ainsi sur les petites misères de son ami.
Dans tout homme, il y a deux hommes, quelquefois plus : or chacun des écrivains que je mets en présence a connu l’un de ces hommes et ignoré l’autre. M. Gozlan surtout a ignoré le Balzac fils, frère ; il a connu l’ami, mais on ne se montre jamais tout entier à l’ami, même le plus intime, et, dois-je le dire ? je ne crois pas que pour Balzac M. Gozlan fût un ami véritablement intime. Il y avait plus dans cet amitié, de camaraderie littéraire et de rapports mondains que de véritable amitié. Je puis me tromper ; mais si je me trompe et si Balzac était véritablement l’ami de M. Gozlan, c’est M. Gozlan qui n’était pas l’ami de Balzac.
M. Gozlan est homme de lettres, il a sa réputation faite, mais cette réputation est bien loin de pouvoir être comparée à celle de Balzac. N’y aurait-il pas dans ce livre de Balzac en pantoufles certain petit désir mal déguisé de montrer à tout le monde que, hors la littérature, M. Gozlan était supérieur à son bizarre ami ? C’est peut-être une vilaine pensée qui me vient là ; je n’ai pas le livre sous les yeux pour en vérifier la justesse ; je me souviens cependant qu’après l’avoir lu, je me suis dit : Mais ce n’est pas là Balzac en pantoufles, c’est Gozlan dans les pantoufles de Balzac.
Madame Surville est bien moins préoccupée d’elle-même, elle n’a pas de concurrence à soutenir ; aussi Balzac tient-il toute la place dans son Étude : c’est donc là que nous devons le chercher plutôt que dans le livre de M. Gozlan, très amusant du reste, et qui nous servira à compléter le portrait de l’homme en y ajoutant certains traits que madame Surville laisse dans l’ombre.
En suivant pas à pas la vie de Balzac, je commencerai par constater avec plaisir que rien dans son enfance ne dénotait ce qu’il serait un jour. Balzac enfant célèbre n’aurait pu devenir homme célèbre, ou n’aurait pu l’être à la façon dont il l’a été. L’œuvre de Balzac est une œuvre de patience, d’observation continue, qui demandait une tête encyclopédique comme la sienne, un esprit prompt à saisir, mais lent à exprimer. Les hommes qui ont du génie à dix ans ne sont bons à rien qu’à faire des vers ; parce que ça ne demande ni observation du monde, ni digestion des idées, mais une simple facilité d’élocution et un dictionnaire de Richelet à la place du cerveau : voyez M. Victor Hugo. Il fallait à Balzac le temps d’amasser ses matériaux, celui de s’assurer de l’obéissance de ses instruments et de leur fidélité à rendre exactement sa pensée ; il n’a rien fait, il ne pouvait rien faire de sérieux avant trente ans.
Mais que de travaux, que d’insomnies pendant cette période de seize à trente ans ! tant de désirs couvent dans la tête à cet âge ! que d’ardeurs à comprimer ! tenir la bride, la tenir ferme pour ne pas se laisser entraîner par inexpérience dans des fondrières dont on ne pourrait plus sortir ! n’est-ce pas là une tâche bien difficile ? Balzac n’a pu la remplir, la plume le démangeait. Il a publié à cette époque quarante volumes, il ne pouvait mieux les expier qu’en ne les signant pas et en les désavouant toujours.
On a pourtant dit qu’il tenait à ces œuvres de sa jeunesse et qu’il avait pour elles un attachement qui ne s’est jamais tout à fait anéanti. C’est possible ; on aime à conserver des monuments qui fixent le souvenir sur certaines époques de la vie et l’on n’est pas fâché de constater les progrès que l’on a pu faire ; mais cette raison toute simple n’est pas de celles que des critiques de parti pris pouvaient accepter. Ils en ont cherché une autre qui se rattachât à leur système et ils ont dit : Balzac aimait ces œuvres, puisqu’alors qu’il avait d’autres titres à la notoriété, il a permis qu’on les exploitât et qu’il a consenti à recevoir le prix de cette exploitation. Ceci rentrait dans l’accusation d’avidité qu’ils lançaient contre lui. Une lettre de Balzac à sa sœur expliqua pourquoi, tout en désavouant ces œuvres, il consentait à accepter ce qu’on lui en offrait : on pouvait les lui prendre sans lui rien offrir ; on lui offrait quelque chose, de deux maux il choisissait le moindre, avait-il si grand tort ?
Balzac dans l’opulence, n’ayant pas besoin de sa plume pour vivre, aurait pu faire autrement ; mais ce n’est pas le cas de faire fi d’un secours si faible qu’il soit, alors que des revers sans nombre vous ont appris ce que vaut l’argent.
Voilà le grand mot lâché. Balzac a couru toute sa vie après l’argent, n’a désiré que l’argent, ensuite de la renommée, et cette lettre que j’ai rappelée déguise mal sa préférence.
Que cette lettre ne soit pas l’expression vraie de la pensée de Balzac, je le comprendrais si elle était adressée à un indifférent, à M. Gozlan même ; je ne le comprends pas alors qu’elle est adressée à une sœur pour laquelle il ne paraît pas avoir d’arrière-pensées,
Balzac, dans ses rapports avec ceux qui rapprochaient, affectait le cynisme dans la pensée et dans l’expression. Le cynisme était-il donc bien en effet sa nature vraie et n’est-ce pas le cas, ou jamais, de séparer ici ces deux hommes dont j’ai dit que tout homme était composé ?
D’un côté je vois l’homme aimant sa famille de cet attachement d’enfant, avec cet enthousiasme naïf que personne ne lui a nié ; de l’autre je vois l’homme qui traite la société en pays conquis, qui se croit et veut se faire croire supérieur à ceux qui l’entourent et qui demande à la fortune, autant qu’à la célébrité, à l’excentricité, au cynisme même, les moyens de parvenir à son but. D’un côté je vois des qualités natives ; de l’autre des défauts acquis, voulus ; dois-je séparer les qualités des défauts et ne voir que les défauts ?
Ce cynisme et ce désir de fortune qui lui sont tant reprochés par les critiques gentilshommes, qui en parlent bien à leur aise, sont-ils donc après tout des crimes bien abominables ? appartiennent-ils seulement à Balzac ? Ne les a-t-il pas appris quelque part ? et les aïeux des critiques gentilshommes se faisaient-ils faute d’être cyniques et avides ? Demandez à Saint-Simon.
Et puis Balzac a-t-il, dans son désir de luxe, employé les moyens qu’il fait employer à
quelques-uns de ses héros ? a-t-il déshonoré son nom ? Peut-on lui reprocher une
bassesse ? Quand il a peint des scélérats, s’est-il peint lui-même ? On voudrait bien le
faire croire et l’on ne veut pas se rappeler cette phrase d’une de ses préfaces :
« Remarquez, je vous en prie, que l’auteur ne discute nulle part en son nom ;
il voit une chose et la décrit, il trouve un sentiment et le traduit ; il accepte les
faits comme ils sont, les met en place et suit son plan sans prêter l’oreille à des
accusations qui se contredisent. »
Balzac est un peintre, je laisse
aujourd’hui sa valeur artistique de côté ; mais je ne veux pas que de ses peintures on
tire la conclusion qu’il était un homme sans cœur, sans principes, sans morale, un
hypocrite débauché.
Certes, pour les hommes qui ne sauraient voir le sein de Dorine sans que cela leur fasse venir de coupables pensées, Balzac n’est pas un bréviaire qu’ils puissent afficher. Qu’ils le lisent en cachette et que tout haut ils le méprisent, c’est de leur caractère et j’ai bien tort de ne pas les reconnaître tout de suite ; cependant je ne crois pas que leurs sophismes doivent rester sans réponse.
Qu’un artiste reproduise par la plume ou par le pinceau une scène immorale, mais palpitante de vérité, s’il ne joint à cette peinture tous les lieux communs usités en pareil cas, il sera traité de complaisant du vice ; s’il les y joint, ce ne sera qu’un artiste à la douzaine. Que faire ? Se passer de lieux communs. Si sans ces avertissements vous ne reconnaissez pas le vice et ne le repoussez pas, de deux choses l’une : ou c’est que le vice est mal peint, ou c’est que vous n’avez pas de sens moral.
Voilà toute la défense que je veux faire de ce que vous appelez la complaisance de Balzac pour le vice ; Mme Surville répondra au reproche d’immoralité que vous adressez à son frère.
« Cette lucidité de l’homme supérieur qui lui fait saisir toutes les faces des idées ne s’acquiert-elle pas au prix de bien des douleurs et de misères ressenties ?… Lucidité toutefois funeste en ce point que ceux qui ne comprennent pas ces puissantes facultés doutent quelquefois de la moralité de celui qui les possède. »
Les gens qui attaquent la moralité de Balzac sont donc des gens qui ne comprennent pas
sa force et croient que le roman n’est qu’une « fête, un bal donné par un hôte
complaisant à des imaginations qui veulent s’amuser »
.
Je ne veux pourtant pas faire de Balzac un saint ; il avait comme chacun de nous ses
défauts, il en avait certainement plus et d’un autre genre qu’un épicier ou un critique
honnête, il en avait d’autres que ceux acquis que j’ai cités, il en avait de naturels
provenant de son imagination impétueuse, de son « esprit mobile, intempérant,
fantasque, déréglé »
. Ces défauts-là paraissent dans quelques-unes de ses
œuvres, je ne les excuse pas, je les accepte : l’œuvre n’est pas plus entièrement
parfaite que l’homme n’était parfait ; qui donc est parfait ?
Il est difficile de bien parler d’un homme mort. La mort comme la distance sont deux
choses qui poétisent les objets dont on s’occupe et enlèvent à l’esprit une partie de la
sévère rectitude qu’il doit avoir pour formuler son jugement. Balzac disait un jour à sa
sœur : « Il faudra que je meure pour qu’ils sachent ce que je vaux. »
S’il avait raison d’après sa vanité, il avait tort d’après l’expérience ; il devait
savoir qu’après sa mort les uns le surferaient d’abord un peu, puis que d’autres
essayeraient à le détruire complètement et que sa réputation, en fin de compte,
resterait forcément au-dessous de ses désirs. On ne se passionne pas pour les écrivains
comme pour les capitaines ; la libre pensée existe dans le monde des lettres, et, de la
critique, il reste toujours quelque chose.
Balzac n’aimait pas la critique. Il la supportait cependant sinon avec patience, du
moins avec courage, et en profitait quelquefois ; s’il niait l’incapacité de la famille
et des amis à juger l’auteur, il avouait que quelquefois les critiques pouvaient voir
juste. Mais quelle critique aurait égalé la sienne sur ses propres ouvrages ? quels
tâtonnements, quels essais, quelles corrections ! L’idée ne sortait pas tout armée de
son
cerveau comme on l’a dit, mais combien gagnait-elle à se développer peu
à peu, lentement, comme doit se développer toute chose viable ! Ce développement,
pourtant, entravé par les dépenses de correction et le besoin de produire qui le faisait
travailler quelquefois seize heures par jour, est encore incomplet, et, dit M. Gozlan,
« tout ce qu’il écrivait, livres, articles, romans, drames, comédies, n’était
que la préface de ce qu’il comptait écrire »
. Qu’aurait-il donc écrit encore
s’il avait vécu ?
Il ne devait pas vivre. La surexcitation de ce travail incessant, les veilles, le café, devaient lui dire : Assez ! à d’autres le soin de continuer cette œuvre !
M. Gozlan nous fournit les détails sur cette existence nocturne et sur les étrangetés qui surgissaient de ce cerveau qui voulait fuir l’exagération pour ne s’inquiéter que de la réalité et que l’exagération venait chercher malgré lui. Son ouvrage nous montre le Balzac fantasque, bavard, inventant Lassailly, découvrant l’anneau de Salomon, et jouant comme un enfant.
Ç’a été un de ses plus beaux privilèges en effet, ce don de la jeunesse éternelle, du franc rire quand il riait, de la veine rabelaisienne ; le Tourangeau vivait dans l’homme de lettres, et tant pis pour ceux qui n’aiment pas le gros sel ; bien des gens préféreront le Tourangeau quoiqu’on l’appelle avec dédain matérialiste.
« Peut-être les mots matérialisme et spiritualisme expriment-ils une même
idée »
, a-t-il dit ; je ne suis pas éloigné de le croire. Il n’y a guère de
chose qui n’ait pas deux noms auxquels on donne une signification tout opposée. Si
jamais on pouvait s’entendre là-dessus et convenir une bonne fois pour toutes que les
spiritualistes sont ceux qui matérialisent l’idée et les matérialistes ceux qui
spiritualisent la matière, on ne trouverait pas motifs à injures dans ces deux
qualifications, et nous serions sauvés de bien des dissertations ennuyeuses.
M. Gozlan nous montre Balzac sobre, se nourrissant plus de fruits que de chair, fuyant les excès. Mme Surville nous dit qu’il aimait tous les plaisirs et ne veut pas qu’on croie, avec Mme Sand, qu’il s’occupait peu des femmes autrement que dans ses romans. Mme Surville a raison de ne pas négliger ce détail. Balzac a dû beaucoup aimer, il a dû être aimé beaucoup. Sa discrétion à ce sujet n’est pas le fait d’un spiritualiste comme M. de Lamartine. Que n’avons-nous pour mieux le juger les confidences d’une amie !
Ce que je demande là ressemble probablement beaucoup à une indiscrétion, et nous ne sommes pas tous d’accord sur ce que valent ces confidences. Pourtant quel trésor pour le véritable philosophe ! et combien M. de Lamartine, par exemple, en faisant une femme d’Elvire, ne nous a-t-il pas été utile !
C’est que toute cette poésie ment, c’est qu’à la place du cœur le poète spiritualiste met l’imagination et que le cœur, si matérialiste qu’il soit, est seul capable d’élans vraiment nobles ; car c’est là la véritable distinction entre ces deux écoles : l’une écoute la voix de l’esprit qui vit en dehors du monde, croit voir des espaces nouveaux et les conquérir en les abaissant jusqu’à lui ; l’autre se borne à accepter sa place, à suivre les battements de son cœur et à épancher sur les créatures de Dieu l’amour que le spiritualiste réserve pour celles de son cerveau.
Balzac était donc matérialiste, de ce matérialisme bienveillant et facile qui est la
véritable vertu humaine, Mme Surville l’avoue ; et grâce à elle, je
trouve dans son frère un homme plutôt qu’un ange, un animal plutôt qu’un pur esprit :
j’en suis charmé, j’ai toujours eu en horreur les anges bavards et les purs esprits
obèses, j’aime mieux à un homme des défauts humains que des qualités célestes ; quoi
qu’il puisse se faire croire pour se grandir, l’homme n’est pas « un dieu tombé
qui se souvient des cieux »
, c’est une bête qui sera peut-être dieu un jour,
mais qui doit attendre la mort pour se passer cette fantaisie.
Ici, j’ai peur qu’on ne me cite cette phrase d’une de ses lettres : « Les belles
âmes arrivent difficilement à croire aux mauvais sentiments, à la trahison, à
l’ingratitude ; quand leur éducation est faite en ce genre, elles s’élèvent alors à
une indulgence qui est peut-être le dernier degré de mépris pour l’humanité. »
Cette indulgence, cette bienveillance, cette facilité de Balzac, n’étaient-elles que du
mépris pour l’humanité ? On se tromperait en le croyant : cette phrase a été écrite un
jour sombre ; dans tous les cas, ce mépris de l’humanité né d’une pareille cause serait
peut-être justifiable, mais je ne veux pas le justifier ; je crois qu’un rationaliste ne
peut mépriser l’humanité et que cette hauteur dédaigneuse est un piédestal pour les
seuls spiritualistes qui font bien de s’y isoler. Il faut s’entendre : nous convenons
tous, vous et moi, que Balzac était un matérialiste. Cette phrase n’est donc pas de
notre Balzac, c’est du Balzac jeune qui faisait la tragédie classique dont Cromwell
était le héros.
Défendre le matérialisme ! je me place dans une jolie position et j’assume sur ma tête une belle brassée de foudres ! j’en attends l’éclat de pied ferme, bien sûr qu’il sera peu terrible et que je trouverai dans ma seule doctrine la force de le recevoir sans colère et sans haine.
Balzac était-il orgueilleux ? avait-il cette vanité maladive, immense, que tous lui reprochent ? Était-il jaloux de Napoléon ? était-il égoïste ? Son élégance était-elle fausse, son luxe de mauvais goût ? Voilà encore bien des questions à résoudre, mais que m’importe ! Tout cela est-il autre chose que la conséquence de l’éducation du siècle ? L’orgueil n’est-il pas aussi du côté de-ceux qui trouvent leur voisin orgueilleux parce qu’ils ne peuvent vaincre sa vanité par la leur ? L’égoïsme, mon Dieu ! l’égoïsme, qu’est-ce donc si ce n’est encore le même sentiment ? Vous êtes égoïste si vous ne vous sacrifiez pas pour les gens qui ne se sacrifieraient pas pour vous.
Je reviens encore sur le mercantilisme qu’il affectait comme une des formes du cynisme. Il avait eu, je crois, d’illustres modèles, et nous pouvons lui citer des camarades ; mais il n’est pas vrai qu’il faille lui reprocher à lui seul la propagation de cette fièvre d’enrichissement qui nous a dévorés et qui n’est pas près de finir. Il a été malade comme les autres, peut-être plus que les autres, parce qu’il offrait plus de prise à la maladie, mais n’a-t-il pas été bien puni ? Cette fortune qu’il voulait, qu’il cherchait, l’a fui sans cesse, et quand il a été à même d’en jouir, il est mort.
« Enrichissez-vous » n’est pas un mot de Balzac, ce n’est pas plus un mot du ministre qui l’a prononcé, c’est le mot du siècle. Le ministre parlait la voix du siècle en disant le mot, Balzac était du siècle en mettant le conseil en œuvre pour lui-même ; il peignait le siècle en nous montrant les héros de ses romans brûlés de cette soif de l’or.
Cette fortune qu’il convoitait, la recherchait-il pour ce qu’est en elle-même la fortune ? Oui ; mais ne la recherchait-il pas aussi pour une autre raison ? Oui, encore ; madame Surville et M. Gozlan, qui nous montrent Balzac jeté de malheurs en malheurs, dans des dettes sans nombre, nous font assister aussi à ses prodiges pour combler cette dette flottante et toujours grossissante qui le poursuivait depuis l’âge de raison. « Que d’intelligence perdue ! » s’écriait-il quelquefois ; que d’argent nécessaire ! ajouterai-je.
À ce propos, madame Surville parle de la puissance fascinatrice de son frère. On s’accorde à dire que son œil était une flamme, que sa parole était une persuasion. En le lisant, on le croit ; on voit cet œil d’aigle qui embrassait tous les détails d’une action, comme d’un intérieur, qui perçait sous l’enveloppe du crâne et allait y chercher la pensée. On se récrie que les pensées qu’il y découvrait étaient désespérantes et malsaines ; c’est qu’en effet, là, tout au fond du cerveau, elles sont souvent telles, et que lorsqu’on a la force de voir derrière l’hypocrisie, on ne doit pas reculer devant le devoir de montrer à tous ce qu’on a vu.
Voilà ce qui arrive le plus souvent aux hommes qui en étudient un autre sans être taillés dans la même pierre. Ils suivent l’homme pendant quelque temps, vont avec lui jusqu’à un certain point, le comprennent, l’admirent juste jusqu’à ce point, et de là, ne le comprenant plus, ne pouvant plus le suivre, ils prennent leur faiblesse pour une faute de leur guide et ne peuvent contenter leur orgueil qu’en abaissant le niveau de leur maître.
Il y a encore une autre chose que madame Surville exprime ainsi : « Ceux qui ont
connu l’enfant le voient longtemps dans l’homme, et la supériorité coûte tant à
accorder à celui qu’on a longtemps dominé et qui vous domine à son tour, qu’à peine
est-on forcé de lui reconnaître une qualité, on s’empresse de nier toutes les
autres. »
Ce que madame Surville dit des enfants et de leurs aînés est vrai
des morts et des survivants, et l’homme qu’on a longtemps connu homme a bien de la peine
à passer souvenir.
J’ai eu soin dans ce travail, bien incomplet encore, de ne pas toucher à l’homme
littéraire et de ne pas entrer dans cette question de prééminence d’auteurs à auteurs
que Grimm, dans ses Mémoires, dit être une marque de frivolité des
esprits et qu’il compare à ces tracasseries d’étiquette qui s’élèvent dans les fêtes
publiques où chacun se dispute le pas. Je laisse à chacun la liberté d’aimer ou de ne
pas aimer les œuvres de Balzac, tant il est vrai, ainsi que le fait remarquer M. Rigault
dans son Histoire de la querelle des anciens et des modernes, que
« ces controverses sont interminables et qu’on croit disputer sur la
supériorité d’un écrivain, quand au fond on ne dispute que sur la supériorité de son
propre goût »
. Je me borne à dire que tout en n’aimant pas Balzac, on ne peut
se dispenser de l’admirer, et qu’il est impossible aux plus malveillants de nier la
supériorité de son génie et de lui refuser la place qu’il occupe au premier rang des
romanciers contemporains.
Qu’on lise donc les deux ouvrages qui m’ont suggéré ces réflexions ou plutôt qu’on les relise, car ils ne sont déjà plus d’actualité, et si l’un, celui de M. Gozlan, esquisse un personnage un peu étrange, un peu bizarre, un peu romantique, l’autre, celui de Mme Surville, peint un homme, un homme de cœur, luttant avec persévérance contre l’adversité, usant toutes ses forces dans un travail pénible pour satisfaire à la fois les exigences de la vie et celles de la gloire littéraire ; c’est que M. Gozlan a écrit son livre avec son esprit, et que Mme Surville a écrit le sien avec son cœur. Il faut être bien déshérité de la nature de ce côté pour, après l’avoir lu, attaquer encore Balzac dans sa vie privée.
Ai-je été trop loin, cependant, et n’ai-je pas assez tenu compte de la tradition ? Suis-je un naïf qui se laisse prendre à de belles paroles ? M. de Pontmartin et M. Poitou en jugeront peut-être ainsi. J’en serai flatté, c’est si bon un peu de crédulité, et l’on s’en déshabitue si vite !
Je ne crois pourtant pas avoir fait à Balzac une apothéose. Il m’a semblé voir autre chose en lui qu’un excentrique et je l’ai dit ; Mme Surville m’a montré un homme plein de bonté, de grandeur d’âme, enfant à ses heures, esclave de ses engagements, travailleur infatigable, et je l’ai cru. Si je suis coupable, c’est la faute de Mme Surville. Dans tous les cas, je me suis borné à ne pas convenir que Balzac fût un être déclassé, je lui ai reconnu des vertus bourgeoises ; je n’en ai fait qu’un homme, je n’en ai pas fait un dieu ; je n’en ai même pas fait le plus grand des hommes, ce qui m’aurait été permis aujourd’hui qu’on l’en a fait le plus infime.
C’est que toutes ces extrémités ne sont pas dans nos habitudes, c’est que nous ne passons pas du monstre au héros sans transition ; c’est que nous croyons à la grandeur de l’homme tel qu’il est, sans échasses ; c’est que nous admirons mieux que qui que ce soit la création en ne voulant pas l’embellir ; et si nous sommes des sceptiques et des matérialistes, c’est que nous sommes les fils de nos pères Rabelais, Montaigne, Molière, Voltaire et Balzac, et que nous ne renions pas nos aïeux.
Petite déclaration
Je tiens ici à faire une franche déclaration. Les idées de M. Champfleury ont eu une grande influence sur moi, avant que je le connusse personnellement. Depuis, j’ai trouvé en lui un des dix hommes intelligents qu’il y ait en France en tous genres, et ce côté intelligent, dégagé de tout alliage littéraire, l’élève à mes yeux, au-dessus de sa propre valeur comme romancier. Je le vois plein de bon sens, d’indépendance, de cœur et de générosité, simple, chercheur et jugeur. Je le vois arriver avec des idées personnelles, ce qui froisse naturellement ceux qui n’en ont pas ; réussir contre vent et marée, ce qui contrarie les gens qui ne réussissent pas. Je lui vois un courage et une constance de fer, et il me paraît la physionomie la plus réellement et la plus profondément littéraire de ce temps.
Je suis devenu son ami, parce que toutes ces qualités m’ont attiré.
J’ai alors fondé, sans lui en parler, le journal Réalisme, pour exposer une manière de voir qui me semble très féconde.
À l’heure où tout le mondeattaque M. Champfleury, il n’est peut-être pas mauvais que paraisse cette déclaration d’un homme honnête, pouvant revendiquer un certain rang social, une certaine éducation et certaines relations qui font de lui un réaliste pas encore trop boueux.
Je n’ai rien à dire comme écrivain ; qu’on me nie l’indépendance et
l’originalité, cela est infaillible, j’y convie même toute la race « élégante,
distinguée et bien élevée »
des petits journaux.
Je suis de ceux que l’avenir n’inquiète pas.
Le gérant : E. Duranty.
Numéro 5, 15 mars 1857
Lettre d’outre-mer
[Présentation]
Nous recevons de nouvelles notes de M. John Wegsters.
Ars, natura, mendaciumque.
« J’ai souvent pleuré de simple contrariété, à voir ceux qui, sans valeur et frappés d’improductivité, s’affirment grossièrement ayant pour eux cette seule supériorité de proclamer à grand bruit leurs prétentions, leur vanité et leur sottise. L’insolence de l’esprit humain m’a souvent causé des chagrins ; à peine avais-je la force de revenir à moi-même en m’appuyant « comme sur un roseau », sur cette consolante idée que quiconque a raison a seul le temps d’attendre. Les autres sont forcés de se hâter, ils se montrent dès qu’ils peuvent trouver un joint, puis ils disparaissent. Leur passage est de dix ans, de vingt ans ; c’est moins que n’est une journée dans la vie des insectes éphémères. Avoir tort, c’est être obligé de tromper le plus rapidement possible pour profiter de la supercherie avant qu’elle soit découverte ; mais avoir raison, cela vous est crié par l’instinct avec mille voix aussi agiles, aussi persistantes que celles des grillons d’été dans l’herbe, et on sent que rien ne presse. — Le faux, le mensonge, éclatent avec l’audace des parvenus, employant les mêmes systèmes matériels. Mais peu importe que les fronts bas et étroits, les yeux inertes, les faces grossières aient leur moment et qu’ils aient par suite le droit momentané de la vanité et de l’insolence ! Ce qui est moment s’efface tout à coup et à peine sait-on si cela a existé, quoique cela se soit proclamé vérité et éternité au moins pendant un jour.
« C’est toujours à cause de ma chère réalité, ma chère guenille, que j’entre dans ces colères ; car enfin je vois une clarté devant mes yeux, qui me guide et m’empêche de tomber dans un trou en voulant en éviter un autre ; oui, je vois ceci clairement écrit à la source de l’art :
« Voilà formé l’être, “à deux pieds, sans plumes”
, ce roi de la
création qui sous le nom de réaliste doit en devenir l’être le plus insulté ; il est
jeté ici, vous savez où, sur ce trognon de pomme, comme les mécontents appellent la
terre. Il y est jeté par qui ? pourquoi ? comment ? Peu importe ; mais le voilà
aussitôt aux prises par les yeux, par les mains, partie nez, par l’oreille, par le
palais, par autre chose encore, avec la douleur et la jouissance résultant en même
temps de la lumière, du mouvement, des sons, des odeurs, des formes, des propriétés
spécifiques des objets. Et nez, main, œil, oreille, savent si bien ce qu’ils
perçoivent, qu’ils en profitent pour saisir, pétrir, retourner et modifier pour leur
plus grand avantage toutes ces choses dont l’existence détermine la leur propre. Y
a-t-il donc rien de plus précis que ces sensations même générales, primitives, pour
l’esprit même non encore agrandi, non encore débrouillé ?
« Mais peu à peu sous l’influence et en vertu de ces sensations, l’esprit avance, la vie se forme, se développe, marchant à l’avenir guidée par les souvenirs du passé, d’autant mieux qu’ils sont plus nets, plus clairs ; l’esprit s’éclaircit, analyse, embrasse, détermine et classe : animaux, plantes, eau, terre, feu, air, hommes, familles, campagne, villes, besoins, métiers, travail, société, intérêts, passions, plaisirs, combats, vice, vertu, lois, gouvernement !
« C’est en face et au milieu de tout cela qu’on se trouve, engrené, saisi et forcé de se mouvoir ; touchant du doigt des choses, toutes les plus visibles, les plus claires, pouvant en faire le tour, et à chaque instant cruellement préoccupé de ce qu’il faut éviter, de ce qu’il faut poursuivre parmi ce mouvement ; recevant toute joie et toute douleur avec une dose de sensibilité personnelle, particulière, qui n’est celle d’aucun autre, circonscrit enfin comme individualité par la manière même d’apprécier, de ressentir et de manier ces choses.
« Et en éprouvant chaque sensation, la passion de ne pas la perdre, de la fixer, s’empare de la cervelle humaine ; déborder dans l’esprit d’autrui, décrire ce qui se passe en soi, autour de soi, devient un besoin, et comprenez-vous alors un homme qui, dévoré du désir de faire partager ses impressions à un autre se met à lui parler d’une façon vague et incomplète des objets qui les ont fait naître, au lieu de chercher à lui en donner une idée nette par une description aussi précise, aussi complète que possible ? A-t-il donc envie de se faire rire au nez, ou est-ce lui-même un mystificateur qui a du temps à perdre ?
« Alors que se faire comprendre est une nécessité absolue, parce qu’il faut bien s’entendre, naît l’art original, vrai, sincère, le réalisme ! On ne dit rien que ce qu’on sent, on ne raconte rien que ce qu’on voit, et l’observation mâle, sévère, active et féconde, crée la sagesse, l’expérience, la philosophie, la science, le progrès et le sentiment dans l’art ! L’observation, qui sachant trouver la sensation juste dans ce en quoi elle consiste, sait, aussi la reproduire, la réciter savamment au point d’émouvoir en vous les sens et l’esprit comme si les objets eux-mêmes qui l’ont inspirée revenaient vous entourer, agir sur vos nerfs et vous dominer !
« Aussi, quelle est la marche de l’art ? Au début, la précision matérielle, mathématique : on dessine, on sculpte, parce que la forme est ce qu’il y a de plus décisif dans les choses, ce qui les caractérise plus spécialement ; ensuite le récit, la parole, le commentaire, viennent ajouter au dessin de la forme ce qui lui manque, l’explication du mouvement et de tout ce qui n’est pas la forme seule ! Et moi, amoureux de la réalité, je suis plein de joie que la loi primordiale, nécessaire, absolue de l’art, soit l’effort vers cette précision qui consiste dans la plénitude des détails et qui s’appelle véracité, réalisme.
« Et je sais bien aussi que depuis le commencement les écrivains qui émeuvent, même les poètes qui restent, ce qu’on relit enfin, c’est ce qui se comprend, ce qui est précis, ce qui est conforme à la nature, parce qu’il y a une base inébranlable pour toutes les idées humaines, qui est la seule nature.
« Après les saveurs fortes et saines de l’observation est venu le rêve plein de débilité d’esprit, le rêve des découragés, des faibles, des lâches qui, fatigués de la peine, insensibles à la joie conquise après le travail, ont imaginé la mollesse du plaisir éternel, la force invincible, les êtres surnaturels, et appelé à leur secours des puissances informes qu’ils inventaient eux-mêmes. Mais quelle invention ! Comme ces niais ne pouvaient rien tirer de rien et vivaient forcément imbibés des choses naturelles, leur imagination ne pouvait créer, elle ne pouvait rien ajouter, rien diminuer à ce qui était : où l’aurait-elle prise, où prendre des formes, des couleurs, en dehors de celles qui sont, et quelles idées avoir qui ne soient toutes inspirées par les choses qui existent ? Au lieu de créer, l’imagination de l’homme fait n’a pu aller au-delà de l’imagination de l’enfant qui brise ses poupées et transforme tout en mutilant tout.
« La vanité s’est placée là au seuil de ce prétendu monde nouveau ; je l’ai fait, a dit l’homme, donc il est plus beau que l’autre, que l’ancien. Alors a été poussé ce grand cri : la vie est laide, la nature est laide, la réalité est laide ! Alors l’effort suprême, la sublimité a été de retourner les plantes les racines en l’air, les feuilles en terre, et l’homme a créé des végétaux ; sur les épaules du lion il a mis une tête de femme, et il a créé des animaux. Il a donné son langage à tout ce qui n’en avait pas et il a créé un mouvement et une vie qui selon lui manquaient. Mais cela c’était la matière, avec ses mains on pouvait en prendre un fragment à un endroit et le transporter à un autre ; mais ces opérations n’ont pu s’appliquer à l’esprit. Ici l’impuissance a dû s’avouer honteusement, on ne pouvait toucher aux idées, on n’avait pas le pouvoir de changer une chose dont on ne disposait pas librement, aussi par quelle escobarderie s’en est-on tiré ? On a donné pour sceau à cette création nouvelle, le mystère. Ces êtres ont une vie mystérieuse, on ne sait pas ce qu’ils font, ni où ils se tiennent ; seulement ils sont, dès qu’ils paraissent, étroitement rivés aux conditions naturelles, conditions que l’imagination se borne à changer d’un être à l’autre, sans logique et sans méthode. Voilà ce dont on est si fier : un carnaval !
« Ah ! l’enthousiasme et l’admiration se trouvent bien plus dans la précision que dans l’indéfini. Vois, s’écrie le naturaliste, vois comme c’est beau ; vois cet œil, vois ces nerfs, et les nerfs de ces nerfs ; vois cette carcasse et compte chaque os qui a son but, vois les pattes et les parties de ces pattes, et suis la vie de la bête, suis ses mœurs, sa demeure, son instinct, ses travaux, sa reproduction, et admire ce qui est, rien que ce qui est ; car des milliers d’années ne te suffiront pas à tout connaître, et tu ne serais pas toi-même sans ce qui t’entoure ! La réalité est profonde comme un océan, les plongeurs y trouvent des richesses inépuisables.
« Et comme ces créations de l’imagination ne peuvent trouver place dans la vie réelle, c’est de l’art qu’elles s’emparent et on veut les faire souveraines maîtresses du livre, du tableau, et de la sculpture, gâtant, amollissant les esprits et nuisant à tout sentiment viril, courageux et progressif.
« Que dis-je ? elles ne peuvent trouver place dans la vie réelle, elles y descendent, au contraire ; mais alors elles cessent de tirer leur intérêt d’elles-mêmes ; s’appelant superstition, elles deviennent curieuses physiologiquement par leur rôle âcre et positif, à cause des mouvements, des actions qu’elles excitent, et qui sont des faits réels, de l’ordre naturel, logique, habituel. Ce sont les craintes et les espérances des paysans vis-à-vis ce monde surnaturel qui nous touchent et acquièrent une valeur par leur réalité, et non les contes de fées et de revenants.
« Et quant aux grandes symbolisations de la vie humaine, aux grandes condensations historiques de faits et d’idées qu’on résume sous des formes, sous des personnifications, elles n’appartiennent pas à l’imagination, mais par leur caractère abréviatif, algébrique en quelque sorte, elles viennent de la philosophie qui est fille de l’observation, et je les aime parce qu’elles reposent sur la grande base du vrai.
« Et non seulement l’imagination a lancé comme deux affreux noirs corbeaux, le Vague et le Faux, qui viennent tout droit s’abattre sur l’art ; mais il est arrivé, en outre, qu’une fois la grande masse des idées et des sensations mise en circulation, les esprits paresseux, médiocres, ont compté que des à-peu-près se rattacheraient toujours à quelque chose d’antérieurement connu ; agissant volontairement, dans l’ordre littéraire surtout, comme font involontairement les enfants lorsqu’ils dessinent : dans ces lignes étranges, on reconnaît certes l’intention d’une tête, d’une maison, d’un arbre, mais rien de plus.
« Seulement ces écrivains ont, sur les enfants, l’avantage que les idées n’étant pas mathématiques, absolues comme le dessin, ils trouvent beaucoup de gens qui, dans leurs livres, se contentent de l’intention d’une tête exprimée par le fameux œil de face au milieu d’un profil et croient que tout est bien.
« Et maintenant les mauvais esprits disent que le réalisme est boue. Soit ; mais cette boue sera comme celle dont fut formé Adam, une boue qui se change en chair et en sang et qui donne la vie. Qu’on en ramasse, tous ceux qui en prendront seront Prométhées, car elle se modèlera d’elle-même en statues douées de souffle ! »
L’intelligence de Stendhal
Stendhal, homme de bonne compagnie, très préoccupé du comme il faut, dont il se moquait cependant parfois, est presque un des parrains du réalisme. Son esprit indépendant, son existence libre, réelle, en dehors des étouffoirs littéraires où la vie est presque aussi artificielle qu’au théâtre, lui ont donné des idées originales, précoces pour ainsi dire, mais fortement mélangées de romantisme, parce que le romantisme s’appelait vérité dans ce temps-là. Toutefois ses œuvres ont protesté, et sa critique aussi, quand il ne se laissait pas surprendre, contre le romantisme.
Universellement accepté comme figure littéraire, il nous fournira de nombreuses citations. Il a semé tous ses ouvrages de réflexions critiques sur les livres et les tableaux, dans lesquelles il y a de bonnes choses à prendre, et en tous cas des remarques curieuses. Je prends aujourd’hui dans les Mémoires d’un Touriste.
« Pour les âmes vaniteuses et froides, le compliqué, le difficile, c’est le beau. — Ceci explique le succès du vers alexandrin. Le vulgaire, les gens étiolés, les pédants admirent la richesse de la rime et la difficulté qu’il y avait à la trouver. »
« Mais cependant toujours copier ce qui plaisait jadis à une civilisation morte et enterrée ! Nous sommes si pauvres de volonté, si timides, que nous n’osons nous faire cette simple question : Mais qu’est-ce qui me plairait à moi ? »
« Le romantisme ou la déroute des trois unités était une chose
de bon sens. »
(Le romantisme est devenu bien autre chose depuis.)
« Pour qui sait lire, le théâtre perd son intérêt. Les grands et légitimes succès sont à l’Ambigu-Comique, à la Porte-Saint-Martin, dans les salles occupées par des spectateurs qui ne savent pas lire. »
« Je me suis convaincu que pour un homme occupé toute la journée à spéculer sur le poivre ou sur les soies, un livre écrit en style simple, est obscur. Il a réellement besoin d’en trouver le commentaire et l’explication dans son journal. Il comprend davantage le style emphatique : le néologisme l’étonne, l’amuse et fait beauté pour lui. »
(Ceci est toujours la rengaine des écrivains contre le public, il est bien admirable alors qu’ils écrivent, étant certains que le public est imbécile et ne les comprendra pas. Dans l’esprit de Stendhal, il y avait beaucoup affaire à lui personnelle à propos du public.)
Il continue en parlant de Balzac :
« Que j’admire Balzac ! qu’il a bien énuméré les malheurs et les petitesses de la province ! Je voudrais un style plus simple, mais dans ce cas les provinciaux l’achèteraient-ils ? Je suppose qu’il fait ses romans en deux temps, d’abord raisonnablement, puis il les habille en beau style néologique. Ils trouvent froid tout ce qui est écrit en style simple. »
(Or justement si Balzac a étonné et éclairé bon nombre de gens en dépit de ses complications, il n’a pas fait beaucoup de chemin auprès des esprits simples.)
Stendhal se met lui-même en cause dans cette question du simple ; et comme avec beaucoup de simplicité de style, il avait des idées très personnelles qui étaient des sentiments, et que par conséquent il ne se donnait pas toujours la peine d’expliquer, il n’a pas non plus fait une grande fortune auprès des esprits simples. De là des phrases rusées et irritées à la fois comme celles-ci :
« En France, non seulement on ne goûte pas le bon, mais on aime le
mauvais. »
(Quoique dit à propos de musique, ceci s’étend bien à tout le
reste.)
« Le Français aime les petites miniatures léchées et spirituelles. »
(Et
Stendhal proclame nettement Scribe : « l’homme du
siècle ! »
Mais à cette époque-là une pareille idée est compréhensible.)
« Le Français, surtout en province, n’a nullement le sentiment des arts ; mais
il a celui de la bravoure, etc. »
(Stendhal avait eu à souffrir des bourgeois
qui n’aiment pas les malins.)
Pour nous, au lieu d’appliquer ces reproches « au Français ». nous n’en chargeons qu’un certain nombre de Français, les Français perroquets. Des journalistes, des poètes, des gens du monde, toutes les natures ennemies du simple qui ont inventé un artificiel quelconque et qui ne comprennent que le beau seriné dans les enseignements des pédants.
Stendhal fait cause commune avec nous lorsqu’il ajoute cette observation, quoiqu’elle
soit un peu spéciale et personnelle : « À Paris, un homme de la société n’a pas
besoin de marquer par son esprit pour oser mépriser ouvertement un acteur qui n’a
d’autre mérite que de copier les gestes de Vernet (des Variétés) ;
mais il considère fort un sculpteur qui copie platement les statues grecques. C’est
que cet homme de la société ne comprend rien à la sculpture et qu’il est juge
excellent du talent de Vernet. Il dirait fort bien à un acteur : Il faut copier la
nature et non pas l’agréable copie de la nature que Vernet nous présente dans
Prosper et Vincent ; mais dans les statues, l’homme de la société ne
voit que la difficulté de trouver à leur sujet des phrases qui semblent agréables aux
femmes qu’il conduit à l’Exposition. »
Stendhal donne parfois une chiquenaude à la versification : « On m’a dit que
cette rivière s’appelait l’Erdre ; j’en suis ravi, voilà une rime pour le mot perdre que l’on nous disait au collège n’en point avoir. »
Il y a quelques mots sur l’art, qui lui échappent et qui montrent qu’il était fatigué de la manière et du convenu.
À propos d’un portrait de la reine Élisabeth il dit : « Je voudrais beaucoup
qu’il fût reconnu ressemblant ; — expression de physionomie fine, aigre, méchante ;
lèvres pincées, nez pointu. Femme non mariée parlant de sa vertu. — Ce portrait
représente admirablement cette reine qui battait ses ministres. »
(J’insiste
sur cet effet produit par un portrait ; cette peinture devait avoir beaucoup de réalité, puisqu’elle se définit si nettement, avec tant de précision,
sans qu’il soit nécessaire de faire un poème épique sur l’idéal de ce
visage d’une reine qui a mené tant de choses, qui, etc.)
Passant dans un village, il écrit : « Il y avait foire à Pont-l’Évêque. Il
fallait voir les physionomies de tous ces Normands concluant des
marchés ; c’était vraiment amusant. Il y a place là pour un nouveau Teniers ;
on s’arracherait ses œuvres dans les centaines de châteaux élégants qui peuplent la
Normandie. »
(Ici le public comprendrait donc le simple ?)
Ayant vu des paysans bretons dans une chapelle, il dit : « C’est ici que
devraient venir chercher des modèles ces jeunes peintres de Paris qui ont le malheur
de ne croire à rien, et qui reçoivent d’un ministre aussi ferme qu’eux dans sa foi,
l’ordre de faire des tableaux de miracles qui seront jugés au Salon par une société
qui ne croit que par politique. »
Sans parti pris de théorie, sans méthode de discussion, Stendhal jette des pensées qui attestent en lui l’amour du vrai et de la nature ; il n’est pas jusqu’à son admiration pour M. Scribe qui ne provienne de la même source.
Il y a des mines de curiosités dans les livres de Stendhal, et des pensées réalistes, comme le montrent les citations que je viens de faire.
Réalisme et réalistes.
Réponse à M. Soulas
Qu’est-ce donc que votre lettre ? Que voulez-vous, Monsieur ? C’est moins le réalisme dont vous vous occupez que de M. Edmond Duranty. Prenez garde, ne faites pas de moi un petit pape ; si j’allais vous amener à baiser ma mule !
Je n’aime pas les écrits comme le vôtre et ils me font peur, parce que tout l’homme étant en question dans ces affaires d’art, je crains que celui à qui je parle ne jouisse pas de ses cinq sens ou n’ait quelque coin du cerveau paralysé.
Je ne vois pas d’individualité dans votre lettre, au contraire cela ne me semble être qu’une voix dans la foule comme dans les drames de votre empereur Victor Hugo. Elle aurait pu porter une signature quelconque sans qu’on aperçût la différence de vous à un autre écrivain. Après l’avoir lue, je me suis rappelé d’avoir entendu cette voix et ces paroles, comme si elles étaient un écho, et en effet ouvrez les petits journaux que vous ne lisez peut-être pas et vous y ramasserez par fragments les phrases de votre lettre. Ainsi beaucoup de gens m’ont déjà reproché de manquer d’esprit. C’est qu’il y a un esprit tout de convention dans lequel je ne voudrais pas tremper le bout de mon petit doigt. Il est bien certain que tous ceux qui l’ont doivent trouver que je ne l’ai pas. Mais en n’ayant pas cet esprit de dix mille autres, on conserve un grand avantage : ce qu’on écrit est à soi et ne traîne pas dans le commerce comme ce dont se servent ces autres.
Et puis je n’agis pas littérairement, en faiseur de tours de passe-passe ; je fais de la littérature selon tout mon être et en ce moment tout douloureusement, car dans chaque combat que je livre je me trouve toujours le plus blessé. Si donc je continue mon chemin, c’est parce que je crois en moi et que le sentiment d’une certaine force crie, dans le fond de mon cœur, contre les négations qui m’assaillent. Sinon quel besoin aurais-je de soutenir une lutte fatigante et pénible ? J’ai par devers moi de ces petites machines en clinquant qui sont en si grand honneur et j’aurais pu Moniniser ou Maillardiser au Figaro sans me donner beaucoup de peine.
J’ai la conscience d’être une individualité qui se forme et se développe, et je marche entraîné souvent par quelque chose de plus que ma seule volonté. Je puis donc être, avec tranquillité, ennuyeux, pédant ou lourd, à de certains moments, parce que j’ai l’assurance que ce n’est là qu’une étape de mon voyage, un pays où je ne m’arrêterai pas.
Je crois qu’aucun de vous n’est de bonne foi, en de tels points, purement par ignorance de soi-même. En parlant de ma personne comme je le fais, je n’y mets pas d’orgueil absolu. Je ne sépare pas la littérature du reste de ma vie, et sachant à peu près quels degrés j’ai encore à gravir comme homme, je sais aussi ce que je serai comme écrivain.
Du reste, je puis vous faire un aveu : je me suis trouvé tout à coup, en fondant ce journal, aux prises avec des idées qui étaient en moi bien plutôt encore à l’état de sentiments que d’idées. Je me suis exposé à un grand travail de débrouillement personnel dont les œuvres peuvent se ressentir ; mais vous savez que pour préparer une construction, on creuse, on bouleverse, et que rien ne ressemble plus à des débris que les matériaux nouveaux au moment où ils sont épars.
Toutefois même en vous faisant cette concession, je suis certain d’avoir dit quelque chose autant que je suis certain que nos adversaires ne disent rien.
Et maintenant je monte à l’abordage de votre grand navire.
En ce moment-ci presque toute la jeunesse littéraire s’enrôle dans un régiment de démocrates Pompadour peints par Boucher, mais qui en même temps portent des crânes comme Hamlet sur le bras gauche, et qui, sous prétexte de chercher l’énergie des sentiments, parlent comme le seigneur de Humevesne, le fameux Capitan, ou le célèbre cavalier Marini.
Ils se préoccupent beaucoup des salons, du bon ton, de la grâce, sortes de régions fabuleuses dont ils rêvent la recherche comme Walter Raleigh rêvait l’Eldorado. Ils ont aussi beaucoup de goût pour l’épilepsie.
En somme, quand je lis leurs articles, je vois tout de suite arriver devant mes yeux Petipa et les danseurs de l’Opéra. Voilà ceux avec qui nous sommes en lutte, quelque profond dédain que nous puissions avoir, nous au moins bourgeois en littérature, pour des écrivains qui nous paraissent être des cabotins.
Êtes-vous avec eux ou êtes-vous des nôtres ? Moi, je n’en sais rien ; vous me paraissez un animal de la fable, un griffon, vous aimez tout : Arsène Houssaye, Eschyle, Maxime Du Camps, Champfleury, Victor Hugo, Racine. Vous appelez cela avoir l’esprit large, je l’appelle avoir l’esprit trouble. Une complaisance générale, c’est là l’idée avec laquelle vous voulez discuter ! l’absence de personnalité, de tempérament, voilà le type que vous proclamez de la meilleure organisation ! Comment ! vous croyez à tout ce qui est écrit, comme les paysans ? vous ne savez pas reconnaître dans un écrivain, parce qu’il a un bon style, une nature sèche et mauvaise, un esprit étroit, prétentieux, ridicule, et cela lorsqu’à côté vous sympathisez avec un autre dont le livre crie intelligence, cœur, bonté, simplicité. Vous êtes fait comme cela et vous vous en vantez ; vous ne vous doutez pas qu’écrire est aussi simple que parler, que le style est un instrument et non un but ; vous n’avez donc pas rencontré de beaux parleurs déplaisants et ennuyeux ? Ah ! vous n’avez pas le tact des gens ; c’est chez vous que ni la passion ni le sentiment ne sont développés. Vous jugez évidemment avec des idées matérielles qui n’entrent pas dans ma tête. Je vois cela dans ces dualités que vous établissez à propos d’Ingres et Delacroix, Rossini et Mendelssohnt, Lamartine et Hugo. Je ne m’inquiète pas de ces classifications, je n’ai qu’une manière de juger toute œuvre : quel degré de passion et d’intelligence l’auteur y a-t-il apporté ? La contemplation de la vie me donne la valeur des idées de l’artiste quand je les compare aux choses, et elle me donne le spectacle de la passion ; de sorte que je puis rapporter mon jugement à un point infaillible de comparaison. Remarquez donc bien que toutes les idées de l’homme se bornent à une seule et même opération : reconnaître, constater ce qui est. Science, art, philosophie, tout cela n’est que description ; aussi le réalisme est-il la plus juste compréhension de ce qui est qu’on en exprime par la plus juste description.
D’ailleurs comme vous vous moquez de moi en me demandant une définition, je me moque de vous en vous en donnant une ; il n’y a de définition nulle part, la malheureuse ligne droite elle-même n’est pas bien définie, à ce point que les géomètres s’en arrachent les cheveux ; quant à des explications, trouvez-vous qu’on n’en ait point donné ?
Vous me parlez de la poésie d’une façon impossible, pourquoi n’avoir pas un peu de sens à côté de tant de verve, d’entrain, de légèreté, d’abandon et de jeunesse ? Vous parlez de vagues régions idéales, de douces contemplations, et vous pensez m’avoir donné une idée de ce que vous appelez poésie, et c’est moi que vous accusez de ne pouvoir vous faire comprendre le réalisme !
Quand on contemple, on ne voit rien de vague ; quand on souffre, on sait pourquoi ; quand on aime, on sait tout ce qui se dit et tout ce qui se fait ; quand on espère, on sait quoi. Il n’y a rien de vague là-dedans, et en dehors de cela il n’y a rien, il ne peut y avoir rien ; ce qu’on croit être autre chose, c’est cela même à quoi l’on s’imagine échapper. Ce que vous appelez poésie, c’est apparemment le sentiment ou la sensation de jouissance que causent certaines contemplations parfaitement nettes. C’est parce qu’on sent très bien que le soleil brille, qu’il fait beau, parce qu’on espère, parce qu’un événement agréable est arrivé, qu’on se trouve dans cet état de poésie, et si on voulait exprimer ce qu’on sent à ce moment-là, on n’exprimerait rien de vague, puisqu’on en exprimerait ces causes, qui sont bien réelles. Mais, par exemple, c’est bien froidement, mathématiquement, que se fait cette poésie vague que vous admirez tant dans les livres, qui n’est pas naturelle à l’esprit de l’homme et qui est pour moi comme une symphonie charivarique. Les gens du peuple aiment toutes les musiques, les justes et les fausses ; les musiciens ne goûtent que peu de musiques, et moi je crois avoir plus d’oreille que vous.
Quant aux mouvements de mon cœur, je crois que c’est justement parce qu’il bat beaucoup, qu’il ne bat pas pour les farces. Nous sommes ménagers de notre cœur quand nous sommes passionnés, nous ne le prodiguons pas comme vous ; cela nous fatigue et nous secoue tous les nerfs. Je hais en effet autant que j’aime et j’invective volontiers, et je ne suis pas fâché que cela tombe bien assez souvent, comme vous le reconnaissez. Vous prétendez que nous dénigrons et persiflons, et vous faites concorder cela avec la science, le sérieux, le rassis et le manque d’esprit, qui sont nos caractères distinctifs, selon vous ! Quel homme terrible qui veut qu’on discute avec lui, et qui n’est pas d’aplomb sur ses pieds.
Depuis trois mille ans, il y a cent grands noms littéraires dont les deux tiers sont contestés, et vous voulez que j’accepte tous les gens qui ont écrit pendant une période de cinquante ans, parce qu’il sont au-dessus du niveau commun de leur temps !
En fait de poésie, j’aime aussi « le long et voluptueux regard des jeunes filles
et le soleil splendide »
; et j’espère montrer que je les aime en en bien
parlant ; je suis un croyant bien plus fervent que vous, un poète bien plus poète que
vous en désirant que de ces dieux on ne me fasse pas des idoles à la chinoise.
Ni Musset, ni Hugo, ni Lamartine, ni Barbier, ne forment une société bien sympathique à la nature ; si nos pères « les aimèrent », c’est qu’il n’y avait pas à choisir.
J’en reviens à cette question de cœur. Je vous avoue que je suis stupéfait qu’on en parle. Vous avez vingt-neuf ou trente ans et vous n’avez encore fait que de la critique, en vérité je vous assure que décemment vous ne pouvez parler de ces choses-là. Vous pensez, sans doute, par quelques inversions comme celle-ci : « Grâce pour ceux qu’aimèrent nos pères » ou par quelques adjectifs comme voluptueux, splendide et idéal, montrer que vous avez plus de cœur que nous, à cause de nos articles où nous ne mettons pas de ces choses-là.
Mais ce qu’il y a de plus étrange dans votre lettre, c’est de nous reprocher de manquer de tradition. Vous n’avez pas de père, donc vous n’existez pas ; voilà votre phrase. Eh bien figurez-vous, qu’au contraire nous avons père, grand-père, arrière-grand-père, et ainsi de suite. Notre Adam, celui qui nous engendra tous comme vous diriez, c’est Homère ; et puis si vous voulez la ligne directe, qui se compose de plusieurs branches toutes germaines, nous pourrions prendre Plutarque, Cicéron dans ses lettres, les romanciers et conteurs latins, les conteurs du moyen âge, Shakespeare, les Espagnols, Pascal, Molière, Diderot, Marivaux, l’abbé Prévost, Voltaire, Richardson, Fielding, Goetheu, Benjamin Constant, Alfred de Vigny (Servitude et Grandeur militaires), Balzac, etc., tous ceux qui ont reflété leur temps. Parbleu ! je sais comme vous que la vérité existait ; mais de même qu’avant le dix-huitième siècle, époque plus particulièrement philosophique, il y a eu des philosophes, de même quoiqu’il y ait eu des réalistes avant nous, cette époque-ci est plus particulièrement réaliste ; comprenez-vous ceci ?
Avec quels yeux vous voyez, je n’en sais rien ; mais les romantiques certainement n’ont pas de tradition et ne procèdent de personne, ce sont des masques qui ont brillé à l’époque du carnaval et qui meurent avec lui. Cette prétendue famille romantique rappelle les bourgeois enrichis qui montrent chez eux des portraits de chevaliers encuirassés et de grands seigneurs emperruqués, et disent : ce furent mes pères. Ce sont là des parents forcément complaisants et qui ne protesteront pas plus qu’Eschyle. — Le romantisme est une immense prétention, un triomphe par trop démocratique des esprits inférieurs, une irruption des mauvais côtés de l’esprit français : l’affectation, la sécheresse, le bavardage, la puérilité, le maniéré.
La grande, la forte poésie humaine est partout, excepté chez les romantiques. Je vous assure que, loin d’être anarchistes, nous sommes reconstructeurs ; c’est nous qui pouvons nous dire la légitimité et réclamer la domination au nom de trois mille années de tradition. Ainsi, mon cher monsieur Soulas, nous reprocher de ne pas donner de définition du réalisme, c’est une mauvaise plaisanterie ; nous accuser de nier la poésie, est une erreur profonde puisque nous ne cherchons qu’à la débarrasser des chenilles, insectes et laides bêtes qui la rongent, et que le réalisme est la plus profonde poésie. Et quant à manquer de tradition, j’avoue que prétendre que le réalisme n’a pas d’ancêtres est aussi vrai que de demander à un Montmorency s’il est de bonne famille.
Voyez-vous à quoi servent les tentatives précipitées comme les vôtres, les choses restent précisément comme avant ; de plus nous avons la consolation d’être certains que nos idées sont beaucoup plus claires, beaucoup plus idées que celles des autres qui nous accusent d’obscurité.
Je vous remercie, d’ailleurs, de l’estime que vous voulez bien me porter, je n’aimerais pas à déplaire à une personne qui ne me déplaît pas ; mais je crois que quelque chose influe beaucoup sur votre esprit. C’est cette étrange couleur jaune de votre paletot que j’ai toujours eu envie de teindre sournoisement en noir dans votre intérêt.
Aveu sincère
Dans une lettre du 17 janvier 1774 écrite par Mme Du Deffandv à Horace Walpole, on lit ceci :
« Je ne puis lire que les faits écrits par ceux à qui ils sont arrivés ou qui en ont été témoins ; je veux encore qu’ils soient racontés sans phrases, sans recherches, sans réflexions ; que l’auteur ne soit point occupé de bien dire ; enfin je veux le ton de la conversation, de la vivacité, de la chaleur, et par-dessus tout, de la facilité, de la simplicité. Où cela se trouve-il ? Dans quelques livres qu’on sait par cœur et qu’on n’imite pas assurément dans le temps présent. »
Si tous les gens, pris à part, aux heures de sincérité, voulaient se confesser, on leur arracherait à tous un aveu pareil. L’art de bien dire, ils en conviendraient, leur a coûté bien des soupirs d’impatience, et ils auraient donné cent fois toutes ces perles pour le moindre grain de mil. Le besoin de la vérité est une chose sérieuse comme la faim, et on ne l’apaise pas davantage avec des plats d’or ou d’argent vides.
Lorsqu’on a vécu avec des gens intelligents et raisonnant, on prend en mépris les extravagants, les mal rassis, et on les trouve pires que les francs idiots. Le même attrait aussi qui vous attire, dans la vie, vers les natures franches, ouvertes, vous rend seule agréable la littérature franche.
Le ton de la conversation, reproduit dans les livres, donne la plus grande somme de plaisir au lecteur, en lui rappelant la vie.
C’est dans la conversation qu’on est le plus vif, le plus varié, le plus profond et le plus amusant en effet.
Préoccupation du vrai dans Bernardin de Saint-Pierre
Bernardin de Saint-Pierre ne commence point Paul et Virginie sans une
invocation au vrai. « Il ne m’a pas fallu, dit-il, imaginer de roman pour peindre
des familles heureuses. Je puis assurer que celles dont je vais parler ont vraiment
existé et que leur histoire est vraie dans ses principaux événements, ils m’ont été
certifiés par plusieurs habitants que j’ai connus à l’Île de France. Je n’y ai ajouté
que quelques circonstances indifférentes, mais qui, m’étant personnelles, ont encore
en cela même de la réalité. »
Telle est l’excellente intention de l’écrivain, le scrupule de sa conscience.
Du roman.
L’action
Tous les jours on entend critiquer tel ou tel roman, telle ou telle pièce, et à l’appui de ces critiques, on donne des raisons qui pourraient aussi bien servir pour la louange que pour le blâme. On ne sait et ne saura probablement jamais sur quoi les critiques s’appuient pour porter leur jugement, pour écraser ou vanter une œuvre. Ce n’est pas que je désire des règles immuables, parce qu’alors on ferait des romans, comme on écrit le français, correctement, sans liberté, avec une grammaire, et le talent serait annulé ; mais je voudrais des convictions, des principes : tout homme qui critique ou qui produit doit en avoir. Et en effet à quoi sert la louange ou en blâme, s’il n’y a pas de preuve à côté, ou un semblant de preuve ? Tout homme se trompe.
Je ne dis pas cela pour l’action seulement, quoique ce soit la partie qui paraisse la plus accessible à la critique, mais pour toutes les autres parties ; on critique rarement un caractère, parce que peu d’hommes sont capables de le suivre dans ses manifestations, dans ses diverses évolutions, parce qu’il y a peu d’observateurs ; l’action au contraire peut-être jugée par tout le monde, et ceux qui ne voient qu’un amusement dans un livre disent, souvent avec raison : Ceci m’intéresse ou ceci m’ennuie.
Les industriels littéraires ont compris cette tendance et ont fondé l’école des amuseurs. Ils s’occupent peu des caractères, prennent des personnages au hasard, elles jettent, on ne sait pourquoi, dans un dédale d’aventures, dans un torrent de quiproquos, de surprises, de meurtres, d’amours, etc. Les plus malins traitent à la fois quatre ou cinq aventures qui toutes se tiennent par un point ; ils quittent celle-ci pour prendre celle-là, finissent un chapitre au milieu d’un fait pour commencer ou continuer une autre histoire, qui à son tour sera bientôt interrompue au profit d’une nouvelle anecdote ; c’est ce qu’ils appellent donner de l’intérêt. Voilà le roman qui pourrait être soumis à des règles, règles au reste qui existent déjà et qu’on nomme ficelles. Tous ces petits moyens sont inutiles et même nuisibles aux gens de talent, les médiocrités seules s’en servent. On s’extasie devant ces gros volumes, on croit à l’imagination de ces auteurs, et c’est à tort ; il est plus facile de ne rien dire en dix volumes que de décrire un caractère en quinze pages.
Il faut se garder de tomber dans l’excès contraire ; la concision exagérée ne vaut pas mieux que le délayage ; si d’un côté les caractères se perdent dans les faits, de l’autre il est impossible de faire comprendre certains côtés des caractères dans une action trop resserrée : on abuse alors de la description, et l’excès de la description rend le roman ennuyeux. Au reste, c’est le défaut des commençants.
Quand le romancier a ses principaux caractères trouvés et bien définis, il voit d’ensemble leurs rapports : c’est l’action générale. Est-il difficile, quand on a le sens droit et qu’on a observé quelquefois, de prédire les relations de deux hommes lorsqu’on en connaît parfaitement le caractère et la condition ? Mais à tout instant, dans la pratique, dans la vie de chaque jour, on forme d’avance des plans de conduite vis-à-vis de certaines personnes pour arriver à n’importe quelle fin. Et sur quoi base-t-on ces plans de conduite ? n’est-ce pas sur l’observation, sur la connaissance de l’individu dont on veut se servir ? Et mieux on le connaîtra, plus on aura de chances de réussite. Dans le roman ce n’est pas autre chose : quand on connaît à fond chaque personnage, on sait leur contenance réciproque, on voit l’action d’ensemble, comme on voit l’ensemble d’un tableau avant d’en saisir les détails.
L’action générale, c’est donc les grands rapports entre les caractères ; pour expliquer ces rapports on entre dans les détails, on s’occupe de l’intrigue.
Je ne sais si le mot intrigue rend bien le sens que j’y attache ; intrigue veut dire ordinairement nœud du roman, centre du labyrinthe dont on ne peut plus sortir ; je lui donne le sens de succession des faits.
La succession des faits simples suffit certainement pour intéresser le lecteur, pourvu que les personnages vivent, aient des physionomies humaines, des caractères compréhensibles, La complication, l’imbroglio n’est utile qu’avec des personnages fictifs, extraordinaires, qu’on ne peut soutenir que par des moyens extraordinaires. Le public s’intéresse à l’humanité, sinon aurait-il tant la curiosité des affaires privées, l’amour des cancans, lirait-il la Gazette des Tribunaux ? Qu’on dépeigne un homme complètement, avec son caractère, sous toutes ses faces ; qu’on montre ses faiblesses, ses vertus, son comique (tout le monde en a) ; que ce soit enfin un homme vrai et pas inventé, on intéressera le lecteur avec l’action la plus simple. Le romancier et le public vivent dans le même monde, fréquentent les mêmes gens, il est impossible que l’on décrive un type que l’autre n’a pas au moins entrevu ; c’est alors avec une grande curiosité que le lecteur entre dans la vie de personnages dont il n’a pas pu approfondir le caractère.
Tout le monde observe peu ou prou ; il n’y a pas d’homme qui n’ait une opinion sur son entourage ; c’est une observation instinctive, irraisonnée, dont on ne se rappelle que les conclusions sans se souvenir du pourquoi. Ceci est tellement vrai que chacun est tenté de mettre une étiquette connue sur la tête de son voisin. On entend dire chaque jour : C’est un Grandet, c’est un Vautrin, c’est un Rubempré, c’est une Manon.
L’action est dépendante des caractères, et n’est faite que pour expliquer ces caractères. On ne connaît bien un homme que quand on sait ses pensées, ses actions, lorsqu’on l’a entendu parler ou agir, quand enfin on a assisté à sa vie ; c’est l’action qui doit le montrer sous toutes ses faces, le faire connaître complètement. Ce n’est donc que lorsque les caractères sont parfaitement connus, parfaitement définis, qu’on peut commencer l’action. L’invention, l’imagination, comme on le voit, ont un bien petit rôle ; tout est dans l’induction.
Les gens à imagination procèdent d’une tout autre manière : un fait les frappe, ils l’allongent, l’arrangent ; ils font leur plan, remplacent dans leur imagination les caractères par des jetons, des x, qu’ils font mouvoir à leur fantaisie, qu’ils placent dans des situations bizarres, des scènes impossibles, des dénouements baroques ; ce n’est qu’après qu’ils songent aux caractères, et il faut bien que ces pauvres caractères se plient à l’exigence des chapitres ; c’est comme les tailleurs qui vous font entrer par force dans des habits qui ne sont pas faits pour vous, ces vêtements sont toujours ou trop petits, ou trop grands, ou trop étroits, ou trop larges.
Dans les actions compliquées et longues, il est rare que le lecteur arrive à la fin sans avoir oublié le commencement ; l’auteur ne peut suivre ses caractères avec la même conscience, la même sûreté, étant entravé à chaque pas par les besoins du plan, l’étrangeté des scènes, et tout finit par être un mensonge ennuyeux et insignifiant.
Quand on met trop d’imagination dans un livre, il est bien rare qu’il y ait des caractères, et s’il y en a, on les trouve en contradiction perpétuelle avec l’action ; ce sont deux choses qui se nient perpétuellement l’une par l’autre.
L’action qui s’effacera perpétuellement devant les exigences du caractère, dont les scènes se dérouleront avec la plus grande simplicité, sera la meilleure, parce qu’elle sera la plus naturelle, la plus vraie, la plus réaliste.
Les analogistes
M. TOUSSENEL, l’Esprit des Bêtes, le Monde des Oiseaux. — M. MICHELET, l’Oiseau.
Je suis forcé, à propos de ces ouvrages, de parler encore du romantisme. Cette fois, ce sera non pas comme doctrine littéraire, mais comme doctrine philosophique que je le considérerai ; et ce côté de la question n’en est pas le moins grotesque.
Et d’abord, le romantisme a-t-il jamais eu une philosophie ? Je ne crois pas que cette question l’ait inquiété beaucoup lors de ses débuts. Ce n’est que plus tard, alors qu’il avait gagné dans l’art sa place où vivre et faire ses petites affaires tranquillement, qu’il a dû songer à la conserver, et pour cela, il a compris qu’il lui fallait une apparence de sérieux que ses tours de force ne pouvaient pas lui donner.
C’est alors qu’il a cherché dans ses modèles les Allemands, non pas dans Goethe, qui est de la grande famille des sages, mais dans la foule des rêveurs ivres de bière et de ciel bleu, quelques dogmes, ou plutôt des simulacres fantastiques de dogmes qui pussent à la fois satisfaire son orgueil et étonner la raison des lecteurs français.
Je ne veux pas dire que cette philosophie ait réussi outre mesure, mais elle a fait des ravages dans certains cerveaux et ne demande à cette heure qu’à profiter du calme où nous sommes pour se propager dans la foule. Il est de notre devoir de combattre cette tendance avec plus de fermeté encore que nous ne combattons les erreurs littéraires du romantisme.
Le romantisme, à son début, ne savait où il allait, ni ce qu’il voulait, ou plutôt, il ne voulait que du bruit, du tapage, de l’éclat, des batailles, des antithèses, de l’archaïsme, de l’étrangeté ; ç’a été une révolution de tailleurs à qui le drap manquait et qui se sont évertués, trop longtemps, ma foi ! à nous faire de délicieux habits en papier, des patrons de gilets d’une élégance rare, et des pantalons collants dont on n’a jamais pu voir que la doublure. Le romantisme n’a révolutionné que la forme, dans l’art, sans s’inquiéter de l’étoffe. Il lui a manqué un philosophe qui pût diriger sa marche et donner, dès le principe, de la solidité à ses conceptions. Il a voulu des ancêtres ; mais, tout en essayant de faire croire que Molière et Rabelais étaient dans ses rangs, il en a repoussé Voltaire comme sceptique. Voilà-t-il pas une belle suite dans les idées !
Aussi, dans l’absence d’une philosophie, il lui fallait une religion, la religion étant destinée à conduire par la foi ceux qui résistent à la raison, et la raison ne pouvant s’accommoder des rêveries romantiques. Il rejetait le rire de Voltaire, qui détruit avec tant de grâce les sophismes des imaginations enthousiastes, déréglées, sans point d’appui sur la terre ; il acceptait, en paroles au moins, si ce n’est en esprit, toutes les inventions du mysticisme, et faisait de l’art un sacerdoce, du poète un prêtre, de tout un autel.
Mais l’influence des vieux maîtres était toujours là, dominatrice, malgré lui. Il ne pouvait abjurer tout à fait l’esprit français. Sa foi était limitée, son mysticisme était faux ; et pour n’avoir voulu admettre de Rabelais que ses archaïsmes, de Molière que Dom Juan w, et le bon sens de personne, il lui a fallu, à côté de la religion, une autre religion. Il a été impie en voulant ne pas être sceptique ; et conciliant, sous les rires des honnêtes gens, dans un nouveau catéchisme, ses velléités de foi et ses besoins d’opposition, il a inventé l’homme-Dieu et le Dieu Pan.
L’homme est Dieu, tout est Dieu ; voilà quel a été son Credo, quand il a jugé à propos d’en avoir un. M. Vacquerie nous l’a récité l’autre jour, M. Hugo l’a récité à son tour, et si j’ai si longuement déduit cette conclusion, c’est que M. Toussenel et M. Michelet récitent le même Credo.
Ils ne sont pas les seuls, je le sais. Madame Sand est de leur école, et, elle aussi, a
les mêmes amitiés de poète pour les bêtes. Pour elle comme pour M. Michelet, l’oiseau
est « l’être supérieur de la création »
; la seule différence qui
sépare madame Sand et M. Michelet de M. Toussenel, c’est que les uns demandent à devenir oiseaux, quand l’autre affirme que l’homme
deviendra oiseau ; mais tous s’accordent sur ce point, que l’oiseau et les autres
créatures inférieures sont nos modèles, nos reproductions, nos analogies.
Eh bien, malgré toute ma bonne volonté, malgré tout le sérieux de ces livres, malgré leur apparente bonne foi, je ne puis croire qu’une religion basée ainsi sur l’imagination des fabulistes mérite mon respect et que je doive faire mon bréviaire de La Fontaine, d’Ésope, d’Yriarte et de tous les analogistes qui ont précédé MM. Michelet et Toussenel.
Cela conduit trop droit à Terre et Ciel de saint Jean Reynaud et à toutes les hypothèses que peuvent inventer ou réhabiliter les esprits avides de l’étrange ; on arrive trop vite à la métempsycose ; et en effet, c’est à cette vieille nouveauté qu’ont abouti tous ces systèmes.
Nous y sommes, nous nageons en plein dans la métempsycose, nous allons tout doucement rejoindre les Indous : nous avons des extases, nous croyons aux songes, nous croyons aux prophètes, nous croyons aux somnambules, nous croyons au magnétisme, nous croyons aux tables tournantes, aux esprits frappeurs, aux médecins, nous avalons toutes les bourdes et toutes les billevesées des fous et des escamoteurs, nous croyons à tout ; mais nous ne croyons plus en Dieu.
Voilà le bilan de nos croyances, voilà où nous ont conduit le scepticisme et le panthéisme des romantiques, qu’on veut que nous admirions et qu’on nous reproche d’attaquer.
Je ne sais qui a dit que l’athée était plus près de Dieu que l’hérétique, et quel autre, qu’il valait mieux pour apprendre ne rien savoir que de mal savoir. C’est assez mon avis. Les romantiques ont donc leur salut bien aventuré d’une part, et de l’autre il est bien difficile de leur apprendre quelque chose. Ce n’est pas pour eux que nous écrivons, nous n’avons pas l’intention de les convertir ; que nous arrêtions quelques esprits sur cette pente qui conduit à la folie, c’est tout notre désir.
Du moment que l’homme était dieu, il fallait des dieux de toutes les grandeurs et de toutes les qualités, et comme les romantiques étaient tous poètes, le poète était le dieu le plus parfait. Le poète voyait plus clair dans la vie que l’humanité tout entière ; le poète était, à lui seul, l’historien et le prophète, le savant et le voyant ; il était le philosophe par excellence, et ses imaginations les plus grotesques étaient des préceptes de sagesse et des règles de droit commun.
Mais comme, malgré tout son génie, le poète ne pouvait rien inventer, il devait se borner à faire avec tous les objets de la création une olla podrida qui parût d’une saveur nouvelle aux consommateurs. Il a cherché quel était le côté des choses qui prêtait le plus facilement à la supercherie, et il l’a trouvé dans une figure de rhétorique que jusqu’alors on avait appelée la comparaison, mais qui devait bientôt s’emparer du monde entier sous le nom nouveau d’analogie.
Comparaison n’est pas raison, a-t-on dit longtemps, Il paraît que tout est bien changé et qu’il n’y a rien de plus concluant en toutes choses, pour expliquer la fin et le commencement, que la comparaison, ou si vous aimez mieux, l’analogie.
C’est là que je voulais revenir pour donner une idée à peu près juste du défaut que je reprocherai à MM. Toussenel et Michelet, et le moyen le plus simple de prouver ce défaut est de mettre en présence ces deux analogistes, sur les mêmes points de doctrine, aux prises avec les mêmes difficultés, expliquant tous deux ce qu’ils voient avec les yeux immensément presbytes de leur intelligence.
Remarquez bien une chose : on n’est guère presbyte qu’à la condition d’être vieux. On voit alors très loin des objets que les hommes jeunes et dont les yeux sont sains ne peuvent voir, et on ne voit pas au bout de son nez. On lit son journal d’un bout du jardin à l’autre, c’est vrai ; mais quand on l’a dans les mains, on ne sait au juste ce qu’on tient. C’est une infirmité assez originale, mais enfin c’est une infirmité.
Cependant tant que cette infirmité ne s’applique qu’à des choses de la vie pratique, ce que voit le presbyte peut être vu par le myope, ce n’est qu’une question de distance et on parvient toujours à s’entendre ; mais transportez le presbytisme dans les choses d’intelligence, il lui manque le contrôle nécessaire de la myopie, et l’infirmité ne doit pas être considérée autrement que comme une infirmité, malgré l’orgueil qui lui fait regarder en pitié les myopes qui ne peuvent voir d’aussi loin.
On voit que je suis bon prince et que je veux bien admettre, pour faire plaisir aux presbytes, qu’ils voient quelque chose et que toute l’infirmité est du côté des myopes. Je me suis borné à dire que ce qu’ils voient, n’ayant aucun contrôle, ne peut être accepté que comme résultat d’une infirmité ; mais ne vous hâtez pas, presbytes, mes amis, de chanter victoire et de m’écraser sous cette déclaration que vous ne devez qu’à mon habitude d’extrême complaisance pour les gens qui ne sont pas de mon avis ; nous allons tenter de nous assurer si réellement vous voyez quelque chose et ce que vous voyez.
M. Toussenel, grâce à la toute-puissance de l’analogie, a découvert que le chardon était l’emblème de la presse, l’asperge l’emblème parlant des amours tarifées que protège la police, et l’artichaut corrompu et vénal le symbole de la prostitution qui donne à quiconque le réclame un morceau de son cœur. Ces comparaisons parlantes ne manquent pas déjà d’un certain parfum d’agréable dérangement du cerveau ; mais enfin si M. Toussenel voit tout cela dans le chardon, l’asperge et l’artichaut, je ne puis que m’incliner devant son presbytisme et regretter ma myopie. Ce n’est pas encore l’instant de nier qu’il voie quelque chose. Je dois de même me retrancher derrière ma myopie pour ne pas me fâcher quand M. Toussenel me dit que le rayon jaune et la note sol correspondent à la passion du familisme, et qu’il m’entretient des amours des planètes ; où je m’assurerai qu’il voit quelque chose, c’est lorsque je le verrai d’accord avec tous les analogistes pour voir la même chose.
Mais, bah ! dès le premier pas, il se sépare du grand maître Fourier. Le maître avait vu dans le chat je ne sais quel emblème et dans le chien un abîme d’impuretés : M. Toussenel débute par déplorer l’erreur du maître. Le chien n’est pas du tout un abîme d’impuretés, et le chat dégringole de toute la hauteur de la colonne que Fourier lui avait élevée. Voilà comme s’accordent les hommes qui voient de loin et expliquent tout sans difficulté. Quand on ne s’accorde pas sur le chien et le chat, les bêtes de la création qui sont le plus faciles à étudier, comment s’accordera-t-on sur les autres ?
Mieux ! et c’est là un de mes plus grands griefs contre l’analogie, on ne s’accorde que sur les choses que l’on ne connaît pas, parce qu’on se passe alors toutes les erreurs et que l’on raisonne chacun sur des données sans bases certaines. Vous vous entendez à merveille sur le caractère et l’emblème de l’ornithorynque, tant que vous n’avez pas vécu en familiarité avec lui, et un beau jour, selon que votre caractère s’est ou non trouvé conforme avec le sien, vous rehaussez l’ornithorynque, ou le rabaissez sans pudeur.
C’est ce qui est arrivé à M. Toussenel vis-à-vis de M. Michelet. M. Toussenel avait trouvé à redire à l’opinion de Fourier sur le chat, voilà M. Michelet qui s’écarte de M. Toussenel au sujet du corbeau, du vautour, de l’aigle et d’autant d’autres bêtes plus ou moins analogues à certaines créatures humaines. Tant il est vrai qu’on ne peut faire qu’un livre avec des sujets semblables, et que dès qu’il y en a deux, il y a hostilité.
Pourtant chacun de ces analogistes a eu pour collaborateur la nature entière.
M. Michelet a écrit son livre pendant que « les hirondelles familières se
mêlaient à la causerie, que son rouge-gorge familier y jetait des notes tendres, et
que parfois le rossignol la suspendait de son concert solennel »
.
Et malgré cette active collaboration des hirondelles, du rouge-gorge et du rossignol, nous n’avons eu qu’un livre étrange, malade, fou.
Car c’est de la folie, vraiment, ces systèmes magnétiques et humanitaires, harmonieux et analogiques. Vous rêvez de mondes et vous ne comprenez pas le vôtre, vous demandez des ailes et dédaignez vos pieds ; mais contestez-nous donc d’être hommes, sans vous écrier avec douleur : « L’homme ne veut pas être homme, mais ange, un dieu ailé ! »
Et tout cela est la faute de M. Victor Hugo, ou plutôt de son école ; car à lui tout seul il n’aurait pu détraquer assez de cervelles pour nous amener aussi vite dans les nuages où nous barbotons. Et vous voulez que nous ne nous attaquions pas ce à nom, que nous dédaignions cette cible qui s’offre d’elle-même à nos coups et que nous ayons égard à autre chose qu’à ses fautes !
Qu’on nous comprenne bien : ce n’est pas de la haine pour Victor Hugo, cette croisade entreprise contre le romantisme. Pour moi, l’homme est toujours séparé de son livre. On a fait du nom de Victor Hugo la représentation palpable d’une école, nous nions l’école, nous attaquons Victor Hugo : or, nous et nos attaques ne sont que notre delenda Carthago, et nous voulons le détruire sans cesser de le respecter.
De même M. Michelet, de même M. Toussenel, de même tous ceux qui entreront dans cette bande de mécontents et d’aspirants à la divinité. Ce n’est pas M. Michelet, ce n’est pas M. Toussenel que j’attaque, c’est leur idéologie creuse, leurs rêveries impossibles, leur schusucht maladive.
Après tout, ils ne croient peut-être pas plus que moi à cette religion nouvelle, à cette philosophie inspirée, et M. Toussenel n’a peut-être voulu faire qu’un livre spirituel et original, et M. Michelet un livre bien écrit. Mais les pauvres gens qui n’ont pas leur haute intelligence et qui voient ces choses-là imprimées, ne faut-il pas qu’on les prévienne, et le critique n’a-t-il pas le droit de les prémunir contre la tendance grossièrement mystique qu’elles éveillent dans leur esprit ?
Ah ! oui, les critiques ! parlons-en ! M. Toussenel a soin de dire que s’ils le visent
à la colère, ils ne le toucheront qu’à la pitié ! M. Michelet, moins concis, nous
développe la même pensée en ces termes : « Le mot du prêtre de Saïs au Grec
Hérodote est profond : Vous serez toujours des enfants. Nous le serons toujours,
hommes de l’Occident, subtils et légers raisonneurs, tant que nous n’aurons pas d’une
vue plus simple et plus compréhensive embrassé la raison des choses. Être enfant,
c’est ne saisir la vie que par des vues partielles. Être homme, c’est en sentir
l’harmonique unité. L’enfant se joue, brise et méprise ; son bonheur est de défaire,
et la science enfant est de même, elle n’étudie pas sans tuer. Le seul usage qu’elle
fasse d’un miracle vivant, c’est de le disséquer d’abord… »
Eh oui ! nous disséquons et nous disséquerons encore longtemps avant d’arriver à connaître l’analyse des choses pour en recomposer la synthèse. Nous disséquerons jusqu’à ce que nous soyons dieux, et nous ne le serons jamais, car nous l’aurions toujours été.
Vous aussi, messieurs Toussenel et Michelet, vous rejetez la critique. Comme cela prouve bien que vous êtes sans force devant elle et que vous comprenez qu’il suffit de son souffle pour détruire vos châteaux de cartes !
De ces deux écrivains, cependant, l’un a une valeur que je ne veux pas nier. M. Toussenel est naturaliste, et s’il s’était borné à appliquer l’analogie à des classifications, je lui en saurais un gré infini ; mais il a voulu trop prouver à la fois, et sa théorie des planètes a nui à sa théorie des animaux. Il en a trop dit, et comme il l’a fait volontairement, il ne peut en vouloir aux naturalistes, qui n’ont pas pu le prendre au sérieux.
Il a aussi peut-être abusé, je ne dirai pas de l’esprit, mais de la forme spirituelle. Il a bien choisi cette forme et a su prendre à Alphonse Karr plusieurs de ses plus jolis mots, sans doute pour les conserver aux phalanstères futurs. Il a réussi à faire lire des livrer qu’on n’aurait pas lus sans cela. Mais aurait-il mal fait d’indiquer ses petits emprunts, et la dévotion des phalanstères futurs ne sera-t-elle pas diminuée à son endroit quand ils liront dans Alphonse Karr les mêmes mots à des dates plus anciennes ?
Après cela, Alphonse Karr sera-t-il admiré dans les phalanstères futurs ? Là est toute la question de propriété.
M. Michelet a choisi une forme toute différente de celle de M. Toussenel. Il a appelé à son aide toutes les ressources du style noble. Il a des phrases d’une splendeur merveilleuse, des tableaux d’une harmonie splendide, des effets de style imitatif parfaitement réussis. Pas plus qu’un autre, je ne résiste à l’agrément de voir bien exécuter un travail difficile et j’y applaudis ; mais malgré moi, je ne puis me contenter de cela, et en homme d’Occident, je dissèque.
J’ai donc disséqué M. Michelet comme M. Toussenel ; je les ai disséqués, non pas complètement, mais de façon cependant à voir ce qui rend leur organisation maladive, et je l’ai trouvé dans cet orgueil romantique qui les fait mépriser la terre et aspirer après une existence de leur invention dans laquelle ils veulent être aussi dieux que Dieu, sinon plus. Je les ai pris en flagrant délit d’impiété ou de folie, comme on voudra, mais je n’ai peut-être pas assez fait voir quelles sont les conséquences de leurs théories.
M. Toussenel qui avait encore du bon sens, quoiqu’il fût franc chasseur, a compris les devoirs que lui imposait sa nouvelle croyance : il hésite quelquefois maintenant avant de tirer un coup de fusil sur un être animé. M. Michelet pleure quand il lui faut manger les poules qu’il a élevées, ils tournent tous deux au légumisme. Mais ils comptent sans M. Vacquerie, qui enveloppe les végétaux et les pierres dans son adoration. Qu’ils réfléchissent, qu’ils aillent au fond des choses comme M. Vacquerie, et bientôt ils n’oseront pas plus toucher aux légumes qu’aux viandes, et même, ô douleur ! M. Vacquerie leur retirera leur dernier aliment. Ils n’auront pas même la satisfaction comme l’autruche de se nourrir de cailloux. Le caillou est dieu !
En attendant, ils mangent comme vous et moi, ils n’ont pas encore entendu la grande voix de la Nature qui leur criera :
« Honte et anathème à votre lâcheté ! Vous avez la vue assez longue,
assez simple et assez compréhensive pour envelopper
d’un seul coup d’œil la raison des choses, et vous n’avez pas la force, cette raison
connue, d’en subir toutes les conséquences, vous êtes, dites-vous, des dieux, et vous
vous faites esclaves d’une malheureuse guenille qui enveloppe votre divinité. Allons,
bien vite ! débarrassez-vous de cette guenille, et alors vous pourrez mépriser le monde
“prétendu réel et qui n’est qu’un mauvais songe”
. »
C’est au suicide en effet que doit conduire cette philosophie orgueilleuse ; mais la logique, cette sainte logique que vous dédaignez, ne veut pas venir à vous, elle en a pitié et c’est grâce à elle que vous ne poussez pas vos raisonnements jusqu’à leurs dernières conséquences.
Remerciez-la.
Moi aussi, j’ai eu, il y a longtemps, le dessein de faire un livre sur un sujet analogue. J’aurais prouvé, d’accord en cela avec la Genèse, que l’homme est la dernière créature du globe, et que les animaux nés avant lui sont arrivés avant lui à leur point de perfection ; j’aurais prouvé que l’éléphant et la fourmi sont d’autant plus supérieurs à l’homme qu’ils n’ont chez eux ni Bourse, ni petits journaux, ni rien qui ressemble à cet orgueil qui nous fait tous les jours défier le Créateur ; j’aurais prouvé que l’homme, à mesure qu’il vieillit, se rapproche de plus en plus de la brute, et je l’aurais prouvé longuement, catégoriquement, comme je ne puis pas le faire ici ; j’aurais prouvé enfin que le dernier progrès de l’humanité était le mutisme et la vie sauvage, et j’aurais eu certainement des arguments chez quelques écrivains qu’on traite de grands esprits, Rousseau entre autres, et chez quelques réformateurs que vous admirez, M. Toussenel, Fourier par exemple. C’était un livre bien appétissant à faire. Il me tourmentait jour et nuit, et je me voyais déjà disséqué à mon tour par tous les critiques. C’est ce qui m’a sauvé. J’ai fait la critique de mon livre avant de faire mon livre, et le livre n’a pas été écrit.
Pourquoi ?
Parce que, dans un tout petit coin, j’avais découvert une erreur de logique que personne n’aurait peut-être vue de longtemps, mais qu’on aurait découverte tôt ou tard, et qui aurait détruit tout mon échafaudage.
Si vous aviez fait comme j’ai fait, si vous aviez tous deux, messieurs Toussenel et Michelet, expérimenté votre œuvre ; si vous l’aviez critiquée brutalement, comme étant l’œuvre d’un autre, vous ne l’auriez peut-être pas faite ; c’est ce que je vous aurais souhaité de tout mon cœur.
Je sais bien qu’il est difficile de ne pas faire un livre, quoi qu’on en dise, et que la tentation va jusqu’à obscurcir l’entendement pour quelque temps ; mais comme c’est beau et comme on a la conscience nette et pure quand on peut se dire : J’ai sacrifié une gloire d’un jour à un tout petit principe de logique !
Les réalistes et les idéalistes.
Par Schiller (1795), traduction de Max
Buchon
[Présentation]
Voici en quels termes Schiller, le grand poète idéaliste et romantique de l’Allemagne, traçait, en 1795 le parallèle des réalistes et des idéalistes, en conclusion de sa dissertation sur la poésie naïve et sentimentale.
Malgré ses formes brumeuses auxquelles on reconnaît l’influence exercée sur Schiller par la philosophie de Kant, ce morceau, qui n’a jamais été traduit en français, intéressera le lecteur compétent, d’abord comme échantillon de critique allemande, et ensuite comme témoignage que si les idéalistes datent de loin, les réalistes leur ont de tout temps marché de bien près sur les talons.
[P.-S.]
Toutefois, ne faut-il prendre ceci que comme preuve, dans notre généalogie.
[Texte de Schiller]
« Dans ce siècle si avide de culture, il se fait sentir parmi les hommes un antagonisme fort grave ; un antagonisme qui, étant radical et fondé sur la tournure intime de l’esprit, pourrait occasionner entre les hommes une division plus funeste que la lutte éventuelle des intérêts, parce qu’il ôte à l’artiste et au poète tout espoir de plaire et d’émouvoir généralement, ce qui est cependant leur tâche ; un antagonisme qui enlève de même au philosophe la possibilité de convaincre généralement, “quoi qu’il fasse, ce qu’implique, cependant, toute philosophie”, un antagonisme, enfin, qui, dans la vie pratique, rend à jamais impossible à l’homme de voir généralement approuver sa façon d’agir ; — bref, un contraste par suite duquel nulle œuvre de l’esprit et nulle action du cœur ne peut obtenir un succès décidé auprès d’une classe, sans encourir par lui-même un verdict de condamnation auprès de l’autre. Ce contraste date évidemment de l’instant où a commencé la culture de l’esprit, et ne saurait guère se modifier avant la fin même de cette culture, si ce n’est en se réconciliant dans divers sujets isolés, tels qu’il en existe et (il faut l’espérer) tels qu’il en existera toujours.
« Bien qu’un des effets de ce contraste soit d’annuler tout essai de cette réconciliation, ni l’un ni l’autre des partis ne pouvant reconnaître une lacune de son côté, et une réalité chez son adversaire, il n’en est cependant pas moins assez profitable de remonter jusqu’aux sources les plus lointaines d’une division si grave, en réduisant ainsi à une forme plus simple le vrai point de la querelle.
« La meilleure manière d’arriver à l’idée juste de ce contraste, c’est de séparer ce qu’il y a de poétique de part et d’autre, comme je le remarquais (autre part) à propos du caractère naïf et du caractère sentimental. Tout se réduit bien vite alors pour le premier (théoriquement, parlant) à un plus sobre esprit d’observation, et à un solide attachement pour le témoignage uniforme des sens, puis (quant à la pratique) à une soumission calme, à la nécessité, mais non point à l’aveugle contrainte de la nature ; tout se réduit, dis-je, à l’acceptation résignée de ce qui est et de ce qui doit être.
« Pour le caractère sentimental, tout se réduit, dans la théorie, à un esprit inquiet de spéculation qui penche à l’absolu dans toutes les perceptions ; et, dans la pratique, à un rigorisme moral s’opiniâtrant après l’absolu dans tous les actes de la volonté.
« Celui qui appartient à la première classe peut se dire réaliste, et celui qui appartient à l’autre, idéaliste ; dénomination, il est vrai, à laquelle il ne faut attacher ni en bien ni en mal le sens qu’on y attache en métaphysique1.
« Le réaliste se réglant sur la nécessité de la nature, et l’idéaliste sur la nécessité de la raison, les mêmes rapports doivent exister entre eux que ceux que l’on rencontre entre les effets de la nature et les actes de la raison. La nature, nous le savons, bien que d’une grandeur infinie, prise dans son ensemble, se montre, dans chacun de ses effets pris à part, dépendante et nécessiteuse. Ce n’est qu’à l’ensemble de ses manifestations qu’elle imprime un caractère grandiose et libre. Tout ce qui en elle est individuel, n’est individuel que parce qu’il existe encore autre chose. Rien ne procède de soi-même. Tout va du moment antérieur, pour aboutir à celui qui suivra. Mais ce sont précisément ces rapports réciproques des phénomènes les uns à la suite des autres, qui assurent à chacun son existence propre ; et de l’indépendance de leurs effets, on ne peut séparer leur stabilité et leur nécessité. Rien n’est libre dans la nature, mais rien non plus n’y est arbitraire.
« Et c’est précisément de cette façon que se montre le réaliste aussi bien dans son savoir que dans ses actes. Le cercle de son savoir et de son activité s’étend à tout ce qui existe d’une manière conditionnelle ; mais aussi jamais il ne l’étend au-delà des connaissances conditionnelles, et les règles qu’il se fait d’après des expériences isolées ne sont non plus applicables dans toute leur rigueur qu’une seule fois. Dès qu’il élève la règle du moment à la hauteur d’une loi générale, il se précipite infailliblement dans l’erreur. Si le réaliste veut arriver, dans son savoir, à quelque chose d’absolu, il faut donc qu’il le cherche dans la voie même par laquelle la nature devient un Infini, c’est-à-dire dans la voie de l’ensemble et dans le Tout de l’expérience. Mais comme la somme de l’expérience n’est jamais complètement close, le réaliste ne peut arriver au plus, dans son savoir, qu’à une généralité comparative. Il bâtit ses aperçus sur le retour de ces similaires, ce qui le rend apte à juger de tout ce qui est dans l’ordre ; mais en tout ce qui se présente pour la première fois, sa science retourne à son origine.
« Ce qui est vrai du réaliste est vrai aussi de son action (morale). Son caractère a une moralité qui gît, selon sa notion pure, non dans un fait isolé, mais dans la somme totale de sa vie. Dans chaque cas particulier, il se décide par des causes et des buts extérieurs, dès que ces causes ne sont pas fortuites, et que ces buts ne sont pas momentanés, mais découlent subjectivement de l’ensemble, de la nature et se rapportent objectivement à elle. Les impulsions de sa volonté ne sont donc en fait, dans le sens rigoureux du mot, ni assez libres ni moralement assez pures, parce qu’elles ont autre chose que la volonté seule pour cause, et autre chose que la loi seule pour objet ; mais ce sont tout aussi peu néanmoins des impulsions aveugles, attendu que cette autre chose est le tout absolu de la nature, c’est-à-dire quelque chose d’indépendant et de nécessaire.
« Le sens commun est donc la plus belle part du réaliste, dans sa pensée aussi bien que dans sa conduite. Il puise dans le fait isolé, la règle de son jugement, et dans un sentiment intérieur, la règle de ses actes ; mais avec un heureux instinct, il sait dégager de l’un et de l’autre tout ce qui est momentané et fortuit. Avec une telle méthode, il marche parfaitement en tout ; seulement, dans aucun cas particulier, il ne peut prétendre à la grandeur et à la dignité. Celles-ci ne sont le prix que de l’indépendance et de la liberté, dont nous voyons trop peu de traces dans ses actes isolés.
« Les choses se passent tout autrement pour l’idéaliste qui prend en lui-même et dans la raison seule ses connaissances et ses motifs. Si, dans ses effets isolés, la nature se montre toujours dépendante et limitée, la raison revêt aussitôt du caractère de l’indépendance et de la perfection tout acte isolé. Elle puise tout en elle, et rapporte tout à elle-même. Ce qui arrive par elle, n’arrive qu’à une intention. Toute notion qu’elle présente est une grandeur absolue, de même que toutes les décisions qu’elle arrête ; et tel est aussi l’idéaliste digne de ce nom, dans son savoir et dans ses actes.
« Non content des connaissances qui ne s’appuient que sur des présomptions déterminées, il cherche à pénétrer jusqu’à des vérités qui ne présupposent plus rien, et qui sont les présuppositions de tout le reste. Il ne se contente que des vues philosophiques qui ramènent tout savoir relatif à un savoir absolu, et qui affermit dans l’esprit humain, toute expérience en la basant sur le nécessaire. Les choses auxquelles le réaliste soumet sa pensée, il est obligé, lui idéaliste, de les soumettre à ses facultés pensantes. Et il agit ainsi de plein droit ; car si les lois de l’esprit humain n’étaient pas en même temps les lois du monde ; si la raison entière était soumise à l’expérience, il n’y aurait plus d’expérience possible. Mais il peut être arrivé jusqu’à des vérités absolues, sans néanmoins être beaucoup plus avancé dans ses connaissances ; car tout est bien soumis à des lois fatales et générales, mais chaque chose isolée est régie par des règles éventuelles et particulières, et dans la nature tout est chose isolée2. Il peut donc dominer le Tout avec son savoir philosophique, et n’y avoir rien gagné pour le particulier, pour l’usage ; et même en insistant partout sur les principes les plus élevés, qui rendent tout possible, il peut facilement négliger les principes les plus familiers qui rendent tout réel. En concentrant partout son attention sur le général qui similise entre eux les cas les plus différents, il peut facilement négliger le particulier qui constitue entre eux leur différence. Il aura donc la faculté d’embrasser beaucoup de choses, et peut-être, précisément à cause de cela, il en saisira peu, et souvent il perdra, à l’examen attentif, ce que lui aura appris un simple aperçu.
« De là il résulte que si l’intellect spéculatif méprise ce qui est commun parce que c’est limité, le sens commun se moque du spéculatif à cause de sa vacuité ; car les connaissances perdent toujours en contenance précise ce qu’elles gagnent en circonférence.
« Dans les appréciations morales, on trouvera chez l’idéaliste une plus pure moralité quant au détail, mais beaucoup moins d’égalité morale dans l’ensemble ; car il ne s’appelle idéaliste qu’à la condition de prendre les motifs de sa décision dans sa raison pure ; mais la raison, dans chacune de ses manifestations, se montre absolue, ce qui fait que ses actes isolés, surtout dès qu’il ne sont que purement moraux, portent le caractère complet de l’indépendance et de la liberté morales. Qu’il se présente dans la vie réelle, en général une action vraiment morale, capable de résister comme telle au plus rigoureux examen, elle ne pourra être pratiquée que par l’idéaliste ; mais plus pure est la moralité de ses faits isolés, d’autant plus fortuite est aussi cette moralité, car la continuité et la nécessité sont bien les caractères de la nature, mais non pas ceux de la liberté. Non pas que l’idéalisme puisse jamais être en querelle avec la moralité, ce qui se contredit, mais parce que la nature humaine est incapable d’un idéalisme conséquent. Si le réaliste, même dans ses actes moraux, se soumet tranquillement et uniformément à une nécessité physique, il faut que l’idéaliste prenne son élan ; il faut momentanément qu’il exalte sa nature, et il ne peut rien avant d’être inspiré. Il est vrai qu’alors il peut d’autant plus, et qu’en ce moment sa conduite prend un caractère d’élévation et de grandeur qu’on chercherait vainement dans les actes du réaliste. Mais la vie réelle n’est pas du tout apte à éveiller en lui cette inspiration, et bien moins apte encore à la nourrir uniformément. À l’encontre de l’absolument grand dont chaque fois il procède, l’absolument petit des cas particuliers auxquels il faut qu’il l’applique est par trop disparate. Sa volonté ne s’appliquant qu’au Tout, quant à la forme, il ne veut pas, quant à la matière, l’appliquer à des fragments ; et cependant ce n’est guère que par des actions restreintes qu’il peut témoigner de ses préoccupations morales. Aussi arrive-t-il souvent que la préoccupation de l’idéal sans limite lui fait perdre de vue le cas limité de l’application. Plein qu’il est d’un maximum, il néglige le minimum, seule voie cependant par laquelle toute grande chose arrive à la réalité.
« Si l’on veut rendre justice au réaliste, il faut donc le juger d’après l’ensemble de sa vie, et l’idéaliste, au contraire, sur des traits particuliers, choisis d’avance. L’opinion vulgaire, qui décide si volontiers d’après des cas isolés, se taira avec indifférence sur le réaliste, parce que les actes isolés de sa vie offrent trop peu matière à l’éloge ou au blâme. Pour l’idéaliste elle prendra toujours parti pour ou contre, parce que c’est dans les cas isolés que gît sa faiblesse ou sa force. Avec une pareille divergence de principes, il est inévitable que les deux partis ne soient pas souvent tout à fait opposés dans leurs jugements ; une fois d’accord sur les objets et les résultats, ils ne devraient plus être en antagonisme sur les motifs.
« Le réaliste demandera : — à quoi une chose est bonne ? et il saura taxer les choses d’après ce qu’elles valent. L’idéaliste demandera : — si elle est bonne ? et la taxera d’après sa dignité. De tout ce qui porte en soi sa valeur et son but (le Tout néanmoins toujours excepté), le réaliste n’en fait pas grand cas. En affaire de goût il se préoccupera du plaisir, en affaires de morale il se préoccupera du bonheur, bien que ce ne soit pas là la condition de sa conduite morale. Dans sa religion même, il n’oubliera pas son avantage, seulement il l’ennoblit et le sanctifie dans l’idéal du bien suprême. Ce qu’il aime, il voudra le rendre heureux, et l’idéaliste cherchera à l’ennoblir. Si donc le réaliste a pour but, dans ses tendances politiques, le bien-être, dût-il en coûter quelque chose à l’indépendance morale du peuple, l’idéaliste, lui, visera à la liberté, même au préjudice du bien-être. Indépendance de position, voilà le but suprême du premier ; indépendance de la position (expositione), voilà le but suprême du second ; et cette différence caractéristique se révèle dans leurs pensées et dans leurs actions des deux côtés. Ainsi le réaliste prouvera son affection en donnant, l’idéaliste, en recevant ; et l’on peut juger de ce qu’ils apprécient le plus, par la nature même de ce qu’ils sacrifient dans leur générosité.
« L’idéaliste expie les défauts de son système par le détriment de son individu et de sa situation matérielle, mais se soucie fort peu de ce sacrifice ; le réaliste paye ceux de son système par le détriment de sa dignité personnelle, mais il n’aperçoit, rien de ce sacrifice. Son système s’étend à tout ce dont il a connaissance et dont il sent le besoin, — que lui importent les biens dont il n’a aucun soupçon et auxquels il ne croit pas ? il lui suffit d’être en possession. La terre est sienne. La lumière règne dans son intelligence et le contentement dans son sein. L’idéaliste est loin d’avoir un sort aussi heureux. Ce n’est point assez de manquer souvent le bonheur par négligence de se concilier le moment présent, il ne réussit pas mieux avec lui-même. Ni son savoir ni ses actes ne peuvent lui donner satisfaction, parce que ce qu’il exige de soi, c’est un Infini, et tout ce qu’il fait est limité. La sévérité qu’il pratique envers lui-même, il ne la dément pas non plus dans sa conduite envers les autres. Il est généreux, sans doute, parce que, vis-à-vis des autres, il ne se souvient guère de son individu ; mais il est plus souvent injuste, précisément parce qu’il fait chez les autres abstraction de l’individu. Le réaliste, au contraire, est moins généreux, mais plus équitable, parce qu’il juge davantage toute chose dans ses proportions limitées. Il pardonne le commun, voire même le bas dans la pensée et les actions, mais non l’arbitraire et l’excentrique. L’idéaliste, au contraire, est l’ennemi juré de tout ce qui est petit et plat, et il se réconciliera même avec l’extravagant et le monstrueux, pourvu que cela fasse supposer une grande richesse de fonds. Le premier se montre ami des hommes, sans précisément avoir une haute idée d’eux ni de l’humanité ; le second pense si grandement de l’humanité qu’il court par là le risque de mépriser les hommes. Pour lui seul, le réaliste n’étendrait pas le cercle de l’humanité au-delà des limites du monde des sens, ni ne ferait connaître l’esprit humain dans sa grandeur indépendante et sa liberté. Tout absolu dans l’humanité est pour lui une belle chimère et la foi en cette chimère lui semble le fait de visionnaires, parce qu’il ne considère l’homme que dans son action précise et par lui-même limitée, et jamais dans sa richesse pure. L’idéaliste au contraire attribuerait, quant à lui, tout aussi peu d’importance aux forces sensuelles, et façonnerait tout aussi peu l’homme comme un être dépendant de la nature, ce qui est cependant une partie essentielle de sa destination et à condition de tout ennoblissement moral. L’idéaliste vise beaucoup trop au-dessus du monde sensuel et au-delà du présent. Il prétend ne semer et ne planter qu’en vue du Tout et de l’éternité, oubliant ainsi que le Tout n’est que le cercle complet des individus, et l’éternité qu’une somme de moments. Le monde, tel que le réaliste voudrait le façonner et le façonne en effet, est un jardin bien ordonné où tout profite, où tout mérite sa place, et d’où est exclu ce qui ne porte pas de fruits. Dans les mains de l’idéaliste, le monde est une nature moins bien cultivée, mais marquée d’un grand caractère. L’un ne conçoit pas que l’homme soit là pour autre chose que de vivre libre et content, et qu’il ne puisse dresser sa tige en haut qu’à la condition de jeter des raisins. L’autre n’admet pas que l’on soit tenu de bien vivre pour penser uniformément bien et noblement, et que l’on puisse être fait de la tige dès que les racines manquent.
« Quand dans un système, on a négligé quelque chose dont le besoin pressant et inévitable se présente dans la nature, on a recours à une inconséquence pour réconcilier celle-ci avec le système. Ici, les deux partis se montrent aussi coupables de cette inconséquence, ce qui prouve, une lois de plus, le tort commun aux deux systèmes de n’envisager qu’un côté des choses, et prouve également la richesse foncière de la nature humaine. Quant à l’idéaliste, ne faut-il pas qu’il échappe à son système dès qu’il vise à une action déterminée, puisque tout être déterminé est soumis à des conditions temporelles et suit des lois empiriques ?
« Quant au réaliste, au contraire, n’est-il pas douteux que de l’intérieur de son système, il puisse donner satisfaction à toutes les exigences nécessaires de l’humanité ? Si on demande au réaliste : Pourquoi fais-tu ce qui est bien, et subis-tu ce qui est nécessaire ? il répondra conformément à son système : Parce qu’ainsi le comporte la nature, parce qu’il faut que cela soit. Or, ce n’est pas là une réponse ; car il n’est pas question de ce que comporte la nature, mais de ce que l’homme veut, attendu qu’il peut aussi ne pas vouloir ce qu’il faut qui soit. On peut donc lui demander de nouveau : — Mais pourquoi veux-tu ce qui doit être ? Pourquoi ta libre volonté se soumet-elle à cette nécessité de la nature, puisqu’elle pourrait aussi bien (quoique d’abord sans succès, dont il n’est pas non plus ici question), elle pourrait aussi bien lui être opposée, et qu’un million de tes frères s’y opposent réellement ? Tu ne peux pas dire que c’est parce que tous les autres êtres s’y soumettent, car toi seul tu as une volonté, et tu sais même que ta soumission doit être volontaire. Quand cela arrive, tu te soumets donc librement, non à la nécessité, car celle-ci te force aussi aveuglément qu’elle force le ver de terre, mais elle ne peut atteindre ta volonté, car, même écrasé par elle, tu peux encore avoir une volonté différente. Mais d’où te vient cette idée de la nécessité de la nature ? ce ne peut être de l’expérience qui met bien à ta portée des influences isolées de cette nature, mais non pas la nature en tant que Tout, quelques réalités, mais aucunes nécessités. Tu planes donc au-dessus de la nature, et tu te décides idéalistement, aussi souvent que tu veux agir moralement ou ne pas souffrir aveuglément. Il est donc clair que le réaliste agit plus dignement que ne le comporte sa théorie, de même que l’idéaliste pense avec plus de grandeur qu’il n’agit. Sans se l’avouer, l’un prouve son indépendance par toute la tenue de sa vie, et l’autre, par quelques actes isolés, prouve l’indigence de la nature humaine.
« Après ce qui précède (et dont la vérité peut être constatée même par ceux qui n’en saisissent pas les conséquences), je n’aurai plus besoin de prouver au lecteur attentif et impartial que l’idéal de la nature humaine est partagé entre les deux, mais que ni l’un ni l’autre ne l’atteint complètement. L’expérience et la raison ont toutes deux leurs droits propres, et ni l’une ni l’autre ne peut empiéter sur le terrain de sa rivale sans que cela entraîne de mauvais résultats, pour la situation soit intérieure, soit extérieure de l’homme. L’expérience seule peut nous apprendre ce qui est soumis à certaines conditions, ce qui découle de certaines présuppositions, ce qui peut aboutir à certains buts. La raison seule, au contraire, peut nous apprendre ce qui existe sans aucune condition, et ce qui doit nécessairement être. Si nous nous aventurons à prétendre faire avec notre seule raison quelque chose de l’existence extérieure des choses, nous nous abusons, et ne pouvons aboutir à rien ; car toute existence est soumise à certaines conditions et la raison décide sans conditions. Mais si nous laissons décider par un événement fortuit ce qu’implique la seule idée de notre propre être, nous devenons nous-mêmes les vains jouet ; du hasard, et notre personnalité aboutit au néant. Dans le premier cas, il s’agit du prix (de la valeur temporelle) de notre vie, et dans le second cas, de la dignité (de la valeur morale) de notre vie.
« Nous venons bien sans doute de reconnaître au réaliste un prix moral, et à l’idéaliste une faculté d’expériences, mais seulement en tant que l’un et l’autre ne procèdent pas d’une manière tout à fait conséquente, et que chez eux la nature prévaut sur le système. Bien que tous deux ne répondent pas à l’idéal de la complète humanité et se ressemblent sous ce rapport, il y a cependant entre eux cette grave différence que si le réaliste ne satisfait dans aucun cas isolé à la raison de l’humanité, il n’est du moins jamais en contradiction avec l’intelligence de celle-ci ; tandis que l’idéaliste, si dans quelques cas isolés il se rapproche davantage de la plus haute idée de l’humanité, souvent aussi il tombe au-dessous même de sa plus basse idée. Or, dans la pratique de la vie, il est bien plus important que le tout soit humainement bon d’une manière uniforme, qu’il ne l’est que le cas isolé soit fortuitement divin. Si l’idéaliste est plus habile à éveiller en nous une grande idée de ce qui est possible à l’humanité, et à nous pénétrer de respect pour sa destination, le réaliste seul peut la conduire avec continuité dans l’expérience et maintenir l’espèce dans ses éternelles limites. Le premier est, à la vérité, plus noble, mais bien moins parfait ; le second paraît, il est vrai, moins noble, mais il est d’autant plus parfait, car le noble gît déjà dans la preuve d’une grande richesse, tandis que la perfection gît dans la durée du Tout et dans le fait réel.
« La valeur positive de ces deux caractères, dans leur meilleure signification, ressort encore bien plus vivement de leurs caricatures, respectives. Le vrai réalisme est bienfaisant dans ses effets, et seulement moins noble dans sa source ; le faux est méprisable dans sa source, et dans ses effets seulement un peu moins funeste. Le vrai réaliste se soumet sans doute à la nature et à la nécessité, mais à la nature en tant que Tout, mais à la nécessité éternelle et absolue, et non à ses contraintes aveugles et momentanées.
« Il saisit sa loi, lui obéit librement, et subordonne toujours l’individuel au général ; aussi aboutit-il forcément au même résultat final que le vrai idéaliste, si différente que soit la voie qui les y conduit tous deux.
« Le vulgaire empirique, au contraire, se soumet à la nature comme à une puissance, avec une résignation aveugle et sans discernement. Ses jugements et ses aspirations sont limités à l’isolé. Il ne croit et ne comprend que ce qu’il touche ; il n’estime que ce qui l’améliore sensuellement. Il n’est non plus que ce que le font par hasard les impressions extérieures. Son moi est comprimé, et comme homme il n’a absolument plus ni dignité ni prix ; mais en tant que chose, il est encore quelque chose et peut encore être bon à quelque chose. Cette nature même à laquelle il se livre en aveugle ne le laisse pas défaillir tout à fait. Ses éternelles limites le protègent, ses inépuisables ressources le sauvent dès qu’il fait abstraction complète de sa liberté. Bien que dans cet état il ne connaisse pas de lois, celles-ci n’en planent pas moins sur lui sans qu’il s’en doute, et si incompatibles que soient ses inspirations isolées avec le Tout, celui-ci n’en saura pas moins infailliblement se maintenir. Il y a assez d’hommes, assez de peuples même qui vivent dans cet état misérable, qui n’existent que par la grâce de la nature, et qui, sans nulle personnalité pour cela aussi, ne sont bons qu’à quelque chose, mais cette circonstance qu’ils ne font que vivre et subsister prouve que cette situation n’est pas sans une certaine tenue. Si, au contraire, le vrai idéalisme est plus incertain et souvent plus dangereux dans ses effets, le faux devient, lui, effrayant dans les siens. Le vrai idéaliste n’abandonne la nature et l’expérience que parce qu’il n’y trouve pas l’immuable et le nécessaire inconditionnel après lesquels la raison le fait cependant aspirer. Le fantasque abandonne, lui, la nature par pur caprice, afin de pouvoir obéir d’autant plus librement à l’opiniâtreté de sa convoitise et aux quintes de l’imagination. Sa liberté, il la met, non pas dans l’indépendance des contraintes physiques, mais dans l’absolution des contraintes morales. Le fantasque renie, non seulement le caractère humain, mais tous les caractères. Il est tout à fait sans loi, c’est-à-dire il n’est rien, et ne sert non plus à rien ; précisément parce que la fantasquerie est une débauche non de la nature, mais de la liberté, et émane ainsi d’une disposition en soi digne de respect qui est perfectible dans l’infini ; elle conduit infailliblement à une chute infinie dans un gouffre sans fond, et ne peut prendre fin que dans une complète destruction. »
M. Proudhon et les femmes
Il existe un étrange recueil intitulé : la Revue philosophique et
religieuse. Les dieux, les demi-dieux, les émancipateurs, les femmes à
culottes, les esprits « qui font de la fumée dans la cheminée de la philosophie
allemande, au lieu de la ramoner »
, les commentateurs de Dante, tout ce qui a
le bon sens lézardé se donne la main là-dedans, et il en sort de fantastiques
brouillards.
Aussi quel effet a dû produire la lettre de M. Proudhon au milieu de ce monde ; il me
semble voir un blanc paraître pour la première fois parmi des noirs. Voici ce qui s’est
passé. Poussée par des voisins audacieux qui ne songent qu’à troubler la tranquillité
publique, une femme âgée, mais vigoureuse, Mme d’Héricourt, a pris
M. Proudhon à bras-le-corps en essayant de lui donner quelques crocs-en-jambe :
« Vous avez rempli vos ouvrages d’abominations contre les femmes ; vous vous
dites un esprit avancé, voyons, essayez de nous dire vos doctrines, osez parler de
notre infériorité et soyez condamné comme un petit esprit, un
rétrograde. »
Poli comme tout grand seigneur doit l’être, M. Proudhon répondit « qu’il n’avait
pas de doctrine élaborée sur le sujet, que Mme d’Héricourt lui
paraissait bien supérieure à beaucoup de mâles de sa connaissance, qu’il fallait
étudier sérieusement la question, que la croisade des femmes pour leur émancipation
lui semblait un affolement qui tenait à l’infériorité même de ce sexe, infériorité qui
n’avait rien de désavantageux pour les femmes
». Au contraire !
Cette lettre avait l’air d’une retraite, elle paraissait molle, indécise, presque
timide ; Mme d’Héricourt se vit la plus forte ; elle perdit toute
prudence, elle recommença l’attaque : « Il faut s’expliquer nettement. Si je suis
supérieure aux hommes, c’est un honneur pour mon sexe. Vous êtes plein d’ignorance et
de contradictions. Avant de parler, étudiez l’anthropologie, la
physiologie, la phrénologie, etc. (Mme d’Héricourt : petite
vieille tannée !) Prouvez que les professeuses de piano, les teneuses de livres, les
abbesses et les reines qui ont gouverné seules ne valent pas les hommes ; prouvez que
la femme ne peut pas être citoyen ; prouvez, prouvez, prouvez ! ou je vous
dédaigne. »
C’est à cela que M. Proudhon a répondu par ce chef-d’œuvre de force, de malice et de goût, que le duc de Saint-Simon aurait pu prétendre lui avoir été volé :
« Par votre lettre même je vois l’infériorité de votre sexe. À qui en veulent les femmes ? que signifient leurs réclamations ? »
« Votre attaque, jointe aux études que j’ai immédiatement commencées sur la matière, est venue enfin me tirer de peine… »
Ce début est plein de menaces et la pauvre vieille femme a dû commencer à regarder derrière elle.
« Vous ne connaissez rien à votre sexe ; vous ne savez pas le premier mot de la question que vous agitez avec tant de bruit et si peu de succès. Et si vous ne la comprenez pas, cette question ; si, dans les huit pages de réponse que vous avez faites à ma lettre, il y a quarante paralogismes, cela tient précisément, comme je vous l’ai dit, à votre infirmité sexuelle la qualité de votre entendement ne vous permettant de saisir le rapport des choses qu’autant que nous, hommes, vous les faisons toucher du doigt. Il y a chez vous, au cerveau comme au ventre, certain organe incapable par lui-même de vaincre son inertie native et que l’esprit mâle est seul capable de faire fonctionner, ce à quoi il ne réussit même pas toujours. »
Je vois d’ici la stupeur de Mme d’Héricourt devant cette affirmation brutale, cette comparaison formidable comme attaque, et d’une malice subtile, et je doute que Mme d’Héricourt ose entrer en discussion sur ce point, malgré la science obstétricale dont M. Proudhon lui fait honneur.
« En deux mots, ajoute-t-il, je suis en mesure d’établir, par l’observation, le raisonnement, les faits, que la femme plus faible que l’homme, quant à la force musculaire, vous-même le reconnaissez, ne lui est pas moins inférieure quant à la puissance industrielle, artistique, philosophique et morale ; en sorte que si la condition de la femme dans la société doit être réglée, ainsi que vous le réclamez pour elle, par la même justice que la condition de l’homme, c’est fini d’elle : elle est esclave. »
« À quoi j’ajoute aussitôt que c’est précisément le système que je repousse : le principe du droit pur, rigoureux, de ce droit terrible que le Romain comparait à une épée dégainée et qui régit entre eux les individus d’un même sexe, n’étant pas le même que celui qui gouverne les rapports entre individus de sexes différents. »
« Quel est ce principe différent de la justice et qui cependant n’existerait pas sans la justice ; que tous les hommes sentent au fond de l’âme et dont vous autres femmes ne vous doutez seulement pas ? Est-ce l’amour ?… pas davantage… Je vous le laisse à deviner. Et si votre pénétration réussit à débrouiller ce mystère, je consens, madame, à vous signer un certificat de génie : Et mihi magnus Apollo. Mais alors vous m’aurez donné gain de cause. »
En effet Mme d’Héricourt, ni les autres, ne songeront à ce que peut
être la protection, la générosité, la bienveillance du fort, envers le faible. Et ces
rudes coups portés me rappellent un mot touchant de la veille femme ; à un certain
moment, inquiète de ce qu’elle vient de faire, elle s’écrie : « J’espère,
monsieur Proudhon, que vous ne vous servirez pas contre moi de votre massue
d’Hercule. »
Les lignes passées portent la foudre dans leurs flancs ; voici maintenant la victoire railleuse, ironique, et se servant toujours de la dialectique, épée jamais abandonnée.
« Comme après avoir fait l’autopsie intellectuelle et morale de cinq ou six femmes du plus grand mérite, je compte faire aussi la vôtre, vous concevez qu’il m’est de toute impossibilité d’argumenter sur vous, de vous, avec vous, sans m’exposer à violer toutes les bienséances… Aussi bien vous vous moqueriez de moi, si, tandis que je soutiens la prépotence de l’homme, je commençais, en disputant, de pair à compagnon avec vous, par vous accorder l’égalité de la femme ! Vous n’avez pas compté, j’imagine, que je tomberais dans cette inconséquence… les champions ne vous manqueront pas… choisissez un homme intelligent. »
Je ne sais pourquoi je regarde la lutte comme terminée. Mme d’Héricourt a dû être découragée par ce résultat qu’elle n’attendait pas. Pour achever de la désespérer, après l’avoir invitée à prendre un champion, M. Proudhon dit :
« Ce qui m’a le plus surpris, depuis que cette hypothèse de l’égalité des sexes, renouvelée des Grecs, comme tant d’autres, s’est produite parmi nous, a été de voir qu’elle comptait parmi ses partisans presque autant d’hommes que de femmes. J’ai longtemps cherché la raison de cette bizarrerie que j’attribuais d’abord au zèle chevaleresque : je crois aujourd’hui l’avoir trouvée. Elle n’est pas à l’avantage des chevaliers. Je serais heureux, madame, pour vous et pour eux, qu’il ressortît de cet examen solennel que les nouveaux émancipateurs de la femme sont les génies les plus hauts, les plus larges, les plus progressifs, sinon les plus mâles du siècle. »
Le champion est désarçonné avant d’avoir paru ; le combat n’aura pas lieu et la lettre restera parmi les plus célèbres.
Quant à la question, elle paraît toute tranchée par le fait. Les femmes réclament l’égalité, donc l’égalité n’existe pas. Si jamais elles avaient été égales aux hommes, elles n’auraient pu être mises dans cette infériorité dont elles se plaignent : il est impossible que de deux forces égales l’une surmonte l’autre. C’est déjà bien assez pour l’activité des plus fortes d’avoir ce sujet de discussion ; cela leur vaut une place de député, de ministre ou de général en chef pour l’emploi de leur adresse et de leur ambition.
Mme d’Héricourt a répondu ; elle s’est plaint que M. Proudhon était indécent ; elle soutient qu’elle n’a point fait de paralogismes et que son adversaire n’est qu’un blagueur.
Je suis fâché de ce dénouement, je vois qu’on ne se battra pas. Mme d’Héricourt est trop brave ! et M. Proudhon trop spirituel !
Nouvelles diverses
Des jeunes gens ont fondé à Bordeaux un journal intitulé En avant !
À l’Opéra-Comique, les chœurs ont l’habitude de chanter pendant des heures entières le mot : En avant ! sans avancer d’un pas.
Je prie ces jeunes gens de Bordeaux de ne pas jouer l’opéra-comique
Ils se disent éclectiques, comme M. Théophile Gautier.
Cependant, s’ils veulent que de Paris on aperçoive un peu de lumière vers Bordeaux, il faut qu’ils allument quelque vaste incendie ! mais malheureusement les éclectiques cherchent à jouer le rôle de pompiers, — c’est de la littérature qui se fait avec des seaux d’eau.
* *
Cinq autres journaux littéraires fondés le même jour, dans cette même ville, indiquent un certain mouvement dans les têtes girondines.
Seulement, je prie ces écrivains de bien considérer que la littérature fantaisiste rappelle trop ces nègres qui se mettent des chapeaux à plumets, des épaulettes de général, et qui ne portent pas de culottes.
À Paris, les petits journaux fourmillent de nègres pareils.
* *
Du reste, afin d’attirer la jeunesse française, peut-être les réalistes se mettront-ils à porter des costumes de hussard et des panaches.
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M. de Belloy a inventé deux réalistes : Voltaire et Henry Monnier, « sans
toutefois avoir jamais songé à les comparer »
, dit-il. Moi, j’y joins un
troisième réaliste : le marquis de Belloy. — Tout marquis qu’il est, il complète cette
vraie trinité réaliste. Et c’est lui le Verbe, et la Révélation vient de lui.
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On dit que M. About a l’intention de porter sérieusement le nom de vicomte de Quevilly, parce qu’il veut renoncer à la littérature et entrer dans la diplomatie… peut-être en secret.
C’est un homme sur l’habileté duquel je n’ai aucun doute.
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La Gazette des Inconnus, nouveau journal. Ces inconnus gagneraient beaucoup à ne pas signer leurs articles. On ne savait pas qui ils étaient la veille, à présent ils n’ont plus le même avantage.
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Madame Bovary, roman par Gustave Flaubert, représente l’obstination de la description. Ce roman est un de ceux qui rappellent le dessin linéaire, tant il est fait au compas, avec minutie ; calculé, travaillé, tout à angles droits, et en définitive sec et aride. On a mis plusieurs années à le faire, dit-on. En effet les détails y sont comptés un à un, avec la même valeur ; chaque rue, chaque maison, chaque chambre, chaque ruisseau, chaque brin d’herbe est décrit en entier ; chaque personnage, en arrivant en scène, parle préalablement sur une foule de sujets inutiles et peu intéressants, servant seulement à faire connaître son degré d’intelligence. Par suite de ce système de description obstinée, le roman se passe presque toujours par gestes ; pas une main, pas un pied ne bouge, pas un muscle du visage, qu’il n’y ait deux ou trois lignes ou même plus pour le décrire. Il n’y a ni émotion, ni sentiment, ni vie dans ce roman, mais une grande force d’arithméticien qui a supputé et rassemblé tout ce qu’il peut y avoir de gestes, de pas ou d’accidents de terrain, dans des personnages, des événements et des pays donnés.Ce livre est une application littéraire du calcul des probabilités. Je parle ici pour ceux qui ont pu le lire. Le style a des allures inégales, comme chez tout homme qui écrit artistiquementsans sentir : tantôt des pastiches, tantôt du lyrisme, rien de personnel. — Je le répète, toujours descriptionmatérielle et jamais impression.Il me paraît inutile d’entrer dans le point de vue même de l’œuvre, auquel les défauts précédents enlèvent tout intérêt. — Avant que ce roman eût paru, on le croyait meilleur — Trop d’étudene remplace pas la spontanéité qui vient du sentiment.
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Albéric Second, après avoir cherché quelque temps, a trouvé cette plaisanterie sur mon compte : « Cruchon et Duranty, rédacteurs principaux du Réalisme. »
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J’avoue que les sénilitésde la Comédie parisienne ne valent pas les farces du Palais-Royal.
Albéric Second est un auteur de Nouvelles qui ont une physionomie analogue à cette couleur jaune désagréable appelée merde d’oie. Il n’est plus de la première jeunesse, et de même que le temps où Berthe filait, celui où Albéric raillait se perd dans le lointain.
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Hélas ! cet écrivain et un certain nombre de la même génération ne font-ils pas l’effet de chevaux de fiacre littéraires — toujours attelés, toujours piteux !
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Il me semble voir en M. Millaud et en M. Mirès de nouvelles Danaïdes condamnées à remplir le tonneau sans fond de la faim et de la soif des hommes de lettres. Ah ! ne faites donc jamais les Mécène, cela rappelle trop l’histoire de ces marrons qu’on tire du feu.
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Du reste, M. Mirès a fait un article sensé sur la Question d’argent ; et ce qu’il y a de plus comique, c’est que M. Nestor Roqueplan (d’une sagesse réellement nestorienne) lui a répondu que c’étaient là des questions dont il ne devait pas se mêler ; cette malice est un feuilleton tout entier coupé à la Girardin, c’est-à-dire en alinéa qui ont la prétention de ressembler à des coups de marteau pour forger du fer.
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Je ne serai jamais poli qu’avec les gens qui ont l’esprit propre ; la bonne tenue des mains m’est assez indifférente.
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Je suis allé trouver, l’autre jour, M. Théophile Gautier, qui ne me connaît pas et qui m’a paru décoré. Je voulais lui offrir un manuscrit d’une fantaisie étrange exhalant la fine odeur du bon temps. Mais je ne sais s’il a flairé le réalisme, toujours est-il qu’après avoir retourné le manuscrit dans tous les sens, l’avoir palpé mystérieusement, il l’a refusé avec une prudence de serpent. Il n’aura pas retrouvé le signe maçonnique qu’on est probablement tenu d’y mettre pour se faire reconnaître. Je crois aussi qu’il m’en voulait de m’avoir pris d’abord pour M. Gustave Doré, et d’avoir été ensuite obligé d’admettre que j’étais un provincial nouvellement débarqué. J’ai mauvaise opinion d’un peintre qui à deux pouces de distance confond ainsi les gens ; je comprends bien pourquoi force lui a été de rester dans le beau pays de Fantaisie, où l’on ne se trompe jamais.
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J’ai vu avec plaisir qu’il gardait son chapeau sur sa tête, comme un évêque sa mitre dans son église. C’est par un grand sentiment de dignité. J’ai eu bien soin de garder mon chapeau à la main, pour faire contraste : la faiblesse inclinée devant la force.
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Je me suis fait apprendre par M. Théophile Gautier que son journal était artistique et je suis parti avec une grande envie de lui crier de la porte : Hé ! Gauthier, je suis un réaliste. Ton journal n’est déjà pas si fameux pour faire les fiers ! — Mais il m’aurait tué pour une pareille gaminerie.
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Je ressemble à M. Gustave Doré, à M. Edmond About, à un condamné politique nommé M. Ranc, au duc de G*** et à M. Rabichonneau qui ne se ressemblent nullement entre eux. Comme toutes ces personnes sont très célèbres et que je ne le suis pas le moins du monde, cela m’empêchera de faire mon chemin.
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La Question d’argent a à peu près échoué. Pièce à efforts ; lorsqu’après avoir beaucoup travaillé, on produit une œuvre qui semblait devoir être décisive et qui est au-dessous d’œuvres précédentes qui ont donné moins de mal, cela doit faire comme si on devenait borgne ou manchot subitement. M. Dumas fils ne marchera plus qu’avec hésitation et inquiétude, il ne peut plus être sûr de lui-même.
* *
Il y a eu à propos de cette pièce, le mois dernier, une assez curieuse manœuvre de feuilletonistes. La Question d’argent a été jouée, je crois, un vendredi ou un samedi. Toutes les critiques du lundi portaient ceci : Immense succès, pièce merveilleuse ! bornons-nous à le constater. Dans huit jours nous donnerons des détails. Le lundi suivant, toutes ces mêmes critiques remuaient plus ou moins sournoisement de petites épingles dans la peau de M. Alexandre Dumas fils : Hein, hein ! ce n’est pas trop bon, c’est froid ; on se trompe quelquefois ce n’est pas tous les jours fête ; il y a des jours où on est mal disposé ; quand on a tant d’esprit, on peut bien être au-dessus d’un demi-succès. Et autres aphorismes lundinesques.
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Dans un drame de Lope de Vega intitulé Fontovéjune, on trouve ceci :
« Voulez-vous que je vous dise ce que je pense des poètes ? N’avez-vous pas vu un marchand de beignets jeter des morceaux de pâte dans l’huile bouillante jusqu’à ce que la poêle soit remplie ? Les uns sortent de là enflés, de bonne mine, bien colorés, les autres boiteux, bossus, éclopés, brûlés. Eh bien, il en arrive de même au poète qui travaille sur un certain sujet, qui est ce que j’appellerai sa pâte. Il va jetant à la hâte ses vers dans la poêle du papier, espérant que le miel de la rime couvrira tous les défauts ; mais lorsqu’il vient à les exposer sur son éventaire, personne n’en veut, et ils ne peuvent être avalés que par celui qui les a faits. »
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Des étudiants qui, au lieu d’étudier leur droit ou leur médecine, font des journaux (ce qui est mal employer l’argent de papa, car enfin que deviendront le Prado et les jolies petites filles si les étudiants vont se débaucher dans les imprimeries ?) ces étudiants se moquent de nous.Que j’en ai vu de ces bossus qui trouvent les gens droits contrefaits !
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« Quand nous reviendrons de la guerre », notre drapeau sera criblé de trous comme celui du 100me de ligne. Où sera le mal ?
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Le caporal des poètes, Fernand Desnoyers, dit Moi, prépare un deuxième Bras noir pour les Folies-Nouvelles, après quoi viendra un troisième Bras noir pour les Folies-Nouvelles, puis un quatrième Bras noir pour les Folies-Nouvelles, vu qu’il faut persévérer dans la voie où on réussit.
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Ce garçon, qui a de grandes analogies avec le fameux Poinsinet, est très recherché dans les dîners, parce qu’on s’amuse toujours et beaucoup avec lui ; ce qui est une bonne chose à savoir pour ceux qui aiment à rire. Mais voilà le revers de la médaille : il a ressuscité la spécialité des formidables spadassins qui tuent les gens avec un quatrain. Il porte sur lui, en guise de stylet, quantité de petits vers homicides, et quand on le tracasse, il fouille dans sa poche, vous lance quelque devise et vous tombez roide mort. Il a la liste des personnes qu’il a ainsi privées de l’existence. Il n’y a qu’un moyen de parer le coup affreux, c’est de demander un billet pour la première représentation du second Bras noir.
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M. Baudelaire vient de publier de nouvelles Histoires extraordinaires d’Edgar Poe. Je crois qu’on annonce un troisième volume. En tout cas il paraît dans le Moniteur une autre histoire extraordinaire d’Edgar Poe traduite par M. Baudelaire. Vraiment ceci ressemble à la fable de La Fontainex : Edgar Poe est le fromage de Hollande et M. Baudelaire le rat ermite ; on ne pourrait plus faire faire à ce dernier autre chose que ronger son fromage.
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Odes funambulesques, par Théodore de Banville. Petit tambourin rempli de petits cailloux pour faire du train et réjouir les esprits enfantins. — Voilà des gens qui ne sont pas sérieux, par exemple.
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Triboulet, Voix des Écoles, Méphistophélès, etc., journaux de basse-cour, nourris avec l’eau de vaisselle du Figaro !
Le gérant : E. Duranty.
Numéro 6, avril-mai 1857
La vie et la mort de Réalisme
Voici le dernier numéro de notre journal. Des circonstances personnelles à quelques-uns de nos rédacteurs ont exercé sur eux une pression qui les oblige à cesser de travailler à cette œuvre, au moins sous cette forme.
Cependant la bataille n’est pas finie, elle n’est que commencée. Il y a des embuscades, des recoins d’où l’on sera étonné d’entendre partir des feux de peloton et des volées de mitraille de temps en temps.
Je songe, il est vrai, avec quelque regret, à ces vaisseaux du temps de la République qui, attaqués de toutes parts, n’amenaient pourtant jamais leur pavillon. Un capitaine aimerait, lors même que tout son équipage serait mis hors de service, à charger ses canons tout seul jusqu’à ce qu’il soit emporté lui-même de son banc de quart ; et abandonnant l’arrière de son vaisseau désemparé, il se défendrait sur l’avant jusqu’à la dernière extrémité.
Toutefois le journal aura tenu six mois, sans vivres, envers et contre tous, et je considère cela comme une défense suffisante.
Tout a été remué. Les gens au-dessous de trente ans, avec la gaieté de l’imprévoyance, nous ont niés, de tout l’esprit que vingt Français quelconques peuvent mettre au service ou à l’attaque d’une cause. Les autres, plus âgés, plus expérimentés, ont reconnu le nuage qui annonce la tempête et la grande marée qui doit les noyer, et ils ont rempli de lamentations irritées les Revues et les grands journaux.
Plus il trouve de résistance, plus irrémédiablement le Réalisme sera vainqueur. Là où il n’y a aujourd’hui qu’un homme, il en viendra bientôt cent quand le tambour aura été battu partout. Les Espagnols ont repris l’Espagne aux Arabes, et au commencement les Arabes étaient mille contre un.
Les poètes disparaîtront un à un et le dernier d’entre eux inspirera peut-être un Cooper dont le roman en prose fera verser des larmes sur cette destruction de la race. Le culte de l’Intellectuel (sentiment spiritualiste) terrassera le culte du Beau (sentiment matérialiste) qui a couvert de son pavillon menteur cent mille fraudeurs d’art et de littérature.
L’art ne s’apprendra plus comme une espèce d’astrologie ou d’alchimie toute par formules, mais chacun puisera en lui-même son sentiment et ses idées avec une indépendance profonde ; à ce point que les faibles eux-mêmes devenant spontanés et non imitateurs, étant affranchis de leur éducation chinoise, seront intéressants.
Tous les étais, les contreforts, les arcs-boutants dont s’entourent les arts et la littérature, incohérents, inhabiles et baroques comme les cathédrales du moyen âge, et qui consistent dans l’historique, l’idéal, conventions qui ont pour objet d’empêcher l’homme de penser et de s’élever, en liant son esprit par des lisières, s’écrouleront, et la gent des restaurateurs de monuments effondrés cherchera fortune autrement.
Voilà l’âge d’or que je promets, âge de progrès et de civilisation perfectionnée.
Seulement, il peut arriver qu’un bûcheron s’imagine abattre un arbre en trois ou quatre coups de hache et qu’il reconnaisse ensuite qu’il faut couper les branches une à une, puis entamer le tronc, avec la patience d’une taupe, et non seulement entamer le tronc, mais déchausser les racines, creuser la terre autour et mettre des mois entiers à renverser son arbre.
Il n’y a pas d’exemple d’ailleurs qu’un chêne, même de mille ans, n’ait pu être abattu.
Au premier numéro on aura vu la bête Réalisme se traîner sur le ventre, comme les animaux naissant du chaos, puis peu à peu ses formes se dégager et enfin le loup avec son poil hérissé marcher dans les chemins et montrer ses dents aux passants inquiétés. Aujourd’hui la bête est morte et elle va être empaillée par les naturalistes pour figurer dans les collections ! — Réjouissez-vous ! Réalisme est mort, vive le Réalisme !
Le chroniqueur
La chronique est la force du jour, c’est une position officielle en littérature, et en même temps un brevet d’esprit. Chacun s’incline devant le chroniqueur, le craint, le flatte, sachant qu’on n’arrive à la gloire qu’en passant sous sa plume ; on ne discute plus des œuvres, on discute des chroniques, il n’y a plus d’hommes de lettres et ceux qui persistent passent pour des fous qu’on enverra bientôt à Bicêtre. Le chroniqueur doit régulièrement annoncer les quatre saisons comme l’almanach, les bourgeons des arbres, les ardeurs caniculaires, les feuilles jaunissantes, la neige et la glace ; il déplore le mauvais temps d’hier et complimente le soleil d’avant-hier : le chroniqueur est le thermomètre de la veille. Il n’est pas nécessaire d’être exact, on invente facilement la petite romance des quatre saisons ; avec les feuilles vert tendre, les rayons obliques, le pourpre du soir, on fait un délicieux petit tableau : malheureusement pour eux, ils font toujours le même. Le chant des petits oiseaux tient aussi une grande place dans toutes les chroniques champêtres, personne ne l’oublie, pas même les plus sourds. On émaille tout ce caquetage de cancans pris partout, à l’estaminet, dans les coulisses, au coin de la borne, et le public est content, il ne sait pas de qui l’on parle, mais on dit du mal de quelqu’un.
Tout le monde lit les chroniques, comme tout le monde a porté le lorgnon ; la chronique est à la mode.
Aussi comme ils se pavanent ces chroniqueurs, ces puissants du jour ! Ils sont de toutes les parties, de toutes les fêtes ; chacun craint ou désire un entrefilet et chacun les invite ; pas de soirée sans chroniqueur, ce serait une mesquinerie, un service incomplet.
Mais je parle ici de ceux qui sont en place, il y a aussi les chroniqueurs surnuméraires. Ceux-là ne sont pas heureux, il faut l’avouer ; pour arriver à une position passable dans la chronique, on doit débuter dans un petit, petit journal ; là, on se fait la main, on assouplit ses muscles, et quand on a acquis une certaine force, une assez grande agilité, on fait des tours, des cabrioles pour attirer l’attention des industriels-journalistes, qui, si vous leur plaisez, vous accordent une place ; quelquefois ces malins industriels vous prennent à l’essai.
Il y a dans l’histoire littéraire des exemples d’engouements inouïs, incompréhensibles. Que de gens, complètement oubliés aujourd’hui, ont eu des succès immenses ! Qu’on se rappelle le Solitaire et quelques autres livres de M. d’Arlincourt : sans la mode qu’aurait été ce bonhomme ?… Aujourd’hui cette littérature ne nous paraît-elle pas aussi ridicule qu’un habit d’incroyable ? Les chroniqueurs sont des petits d’Arlincourt, des farceurs à cheval sur la mode.
Que faut-il pour être chroniqueur ? Peu de talent, aucune science, l’esprit cancanier et du brio, du brio en masse. Le brio c’est le déhanchement, la dislocation du style ; un chroniqueur ne doit pas écrire, il doit faire la grenouille et le grand écart pendant huit colonnes ; aussi partout l’on vante la souplesse et la légèreté de leur talent. Celui qui écrit simplement n’est pas chroniqueur.
Tout homme a un côté de vanité naïve, les chroniqueurs comme les autres : ce que nous appelons brio, ils l’appellent esprit ; seulement ils se moquent de l’esprit d’hier, sans songer qu’ils seront renversés par celui de demain. Car cet esprit a ses modes aussi, depuis 1830 on pourrait compter ses différentes transformations ; il s’obtient par des procédés simples et faciles dont il faut avoir la clef : c’est comme les tours de cartes qui paraissent des miracles quand on les voit exécuter et qu’on trouve si niais lorsqu’on en connaît le truc. D’un café, d’une réunion quelconque part un genre d’esprit, il s’étend de proche en proche, du boulevard à la barrière, de la barrière à la banlieue, de la banlieue à la province, fait fureur pendant quelques jours, les journaux en sont pleins ; bientôt l’esprit d’un autre cénacle vient détrôner le premier, et suit la même route.
Dans certaines provinces on trouve l’esprit d’il y a cinq ans, dans d’autres plus arriérées celui d’il y a dix ans, mais pâli, fané comme tout ce qui a fait un long voyage.
Aujourd’hui l’esprit est à la prétention, à la bouffissure ; les Précieuses ridicules ne sont rien à côté de ce qu’on lit tous les jours, c’est la période de la crinoline. Partout faux derrières et faux tétons. L’esprit se carre, se promène, se cambre dans les petits journaux, fait des flonflons assourdissants, tient une place incroyable ; qu’on passe la main sous les jupes et l’on n’empoignera que du vent. Que de tapage pour ne rien dire ! quelles prétentions risibles ! ils s’imaginent être forts parce qu’ils embarrassent, aimables parce qu’ils sont bavards, comme les femmes croient être bien faites quand elles ont endossé leurs vastes atours. À bas les jupes ! et l’on verra des os serrés dans une peau de chagrin.
On veut parvenir, on veut parvenir vite ; tout est sacrifié au bruit, on le recherche et on arrive au fauteuil de chroniqueur comme autrefois à celui de l’Académie. Les jeunes gens ne désirent plus que cette place, c’est le rêve de toutes les imaginations ardentes, de tous les Narcisses qui recherchent la gloire pour s’en faire un plumet. Plus d’arts, plus de littérature, ils ne veulent que de la chronique, la chronique est tout. Il est si doux de songer aux soupers de la finance, aux faveurs des lorettes, aux pourboires des actrices ! Qu’on est fier de penser que le titre de chroniqueur vaut tous les cordons, tous les titres de noblesse, qu’il ouvre toutes les portes, tant aristocratiques que roturières, et un vaste crédit ! Autrefois on devenait chroniqueur par nécessité, de jeunes ambitieux arrivaient les poches pleines de manuscrits et d’illusions, ils se heurtaient un peu partout. contre tous les journaux, contre tous les éditeurs ; de désillusion en désillusion, de découragement en découragement, ils tombaient dans la chronique et y mouraient. Aujourd’hui on se fait chroniqueur par vocation, on cherche une gloire facile et productive.
Mais si les rêves sont beaux, la réalité est moins belle ; la vie est rapide, on vit au jour le jour sans songer à demain : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras, voilà la morale et la tactique de l’époque. Ce métier brûle, consume, le journalisme est un ogre qui dévorerait tous les hommes si tous les hommes se faisaient chroniqueurs. Les propriétaires amoncellent et brûlent les mauvaises herbes pour fumer leurs terres, le journaliste-industriel brûle le chroniqueur pour fumer le petit journal. Tous ceux qui se jettent dans ces boutiques s’y perdent infailliblement, ils en sortent vides, desséchés, ils ont pris des habitudes et des manières ineffaçables, comme les femmes qui ont fait trottoir. Le chroniqueur est une verrue littéraire.
Pour les peintres
Il y a des moments où je me demande si les meilleurs juges en art ne sont pas ceux qui jugent avec leurs doigts et qui, passant la main sur un tableau, aimeraient, selon les satisfactions de leur toucher, que la surface fût lisse ou raboteuse. Ceux que charme aussi une toile semblable à un miroir où l’on pourrait arranger sa cravate, me paraissent être encore dans le vrai, avec ceux qui détestent le gris, qui adorent le rouge, ou qui se sentent de réelles nausées en présence de certaines teintes contraires à leur tempérament.
Voilà des gens naïfs, spontanés, des esprits non historiques et qui se laissent aller à leur nature.
Qu’est-ce que les peintres peuvent demander de plus en fait d’appréciation, eux qui, après tout, ne font leurs tableaux la plupart du temps qu’avec des préoccupations du même genre ?
Les esprits de peintres sont généralement très informes, leur cerveau a le désordre des couleurs d’une palette ; rester une journée entière avec un d’eux est impossible à un être bien organisé, c’est comme s’il voulait chercher des formes sur la palette.
Matériels, rusés et incohérents, comment se fait-il que M. Toussenel n’ait pas proclamé une analogie entre eux et les perroquets ? Ces animaux portent la peinture tout entière sur leur dos ; leur langage factice qu’ils empruntent et qui leur permet d’étonner les autres oiseaux, leur cri naturel, qui est violent, désagréable et inexpressif, leurs gestes bizarres, sans autre motif que d’attirer l’attention, leur ruse profonde et leurs colères quand on blesse leur amour-propre ou que seulement on ne les chatouille pas convenablement, forment des points de ressemblance très suffisants.
Les peintres sont asservis à leurs yeux. Il n’y en a pas un qui les ait dans un état normal. Ils sont victimes d’une maladie fantastique. Les uns trouvent des musiques dans certaines teintes, d’autres dans certaines lignes ; en face de Napoléon, ils seraient tourmentés par une tache rouge qu’il y aurait sur son habit, ou par un contour arrondi ou carré qui rejoindrait sa hanche à sa jambe. Il n’y a pour eux que des localisations d’aspects, un ton, une ligne, un champ tout matériel et restreint.
Il faut que leur esprit repose sur des règles précises et ne fatigue pas. Voici ce qui retentit journellement à leurs oreilles, dans les cours et dans les livres :
Tu composeras tes tableaux d’après une recette fixe. Tu construiras un triangle, et sur chaque côté de ce triangle lu établiras une certaine quantité de personnages. Autant que possible, tu pyramideras. Ceci fait, tu aborderas ta vraie besogne qui est de saisir où est la lumière et où elle n’est pas, et de la mettre à sa place. Ensuite tu distribueras ton rouge, ton bleu, ton jaune, selon les accords qui te plairont le plus. C’est là ta part de liberté ; dans cette œuvre de professeur de physique ou de commis de nouveautés, nous verrons ton originalité, ta puissance. En contemplant assidûment les boutiques de foulards des Indes et les belles figures des livres de géométrie, tu acquerras la couleur, le dessin et une magnifique intelligence de peintre.
Il est inutile que tu cherches à comprendre les personnages que tu représentes, nous avons des modèles pour toute espèce de sujets, et le public qui y est habitué et à qui on fait voir tout ce qu’on veut et comme on veut, aura beaucoup d’estime pour toi, si tu le ramènes à ces données, dites du grand style, de la tournure, qui consistent dans des contournements de membres, des cambrures, des renversements de tête et des mouvements de plis semblables à des fleuves, toutes choses fort agréables pour ceux qui n’aiment pas les simplicités mesquines de la vie sans prétention.
Il ne faut pas peindre ce que tu vois, car alors à quoi bon la peinture ? Elle ne doit servir qu’à nous montrer ce qui n’existe pas. Il est bien vrai qu’étant une individualité, tu as comme tout homme une manière particulière de voir qui constitue cette individualité, et par conséquent serait intéressante à connaître, si tu la manifestais sincèrement ; mais tu conçois que nous ne tenons nullement à connaître ton opinion, la nôtre nous suffit. Ce qui est autour de nous nous est indifférent par la raison même que nous y assistons tous les jours.
Peins-nous les personnages de la poésie ou de l’histoire ; pour ceux-là tu as notre entière confiance, nous nous en rapportons à toi, à condition qu’ils aient cet air grand, innaturel, mais en même temps air de famille qui doit caractériser des êtres de même origine, d’une essence inconnue. Tu as la recette de ces physionomies. Satisfais-nous en nous faisant contempler Alexandre, César, Louis XIV et Jupiter, comme des frères jumeaux ou au moins comme des gens du même monde. Aie soin d’enlever à leur visage toute expression qui se rattacherait à la vie commune, afin qu’il y ait quelque charme à examiner des formes idéales. Qu’ils aient des passions de héros et de dieux. Ne connaissant que des gens pareils à nous, nous ne savons comment s’expriment des passions de dieu ou de héros, mais il est mathématiquement évident qu’en représentant ces passions autrement que tu le ferais pour des petits-bourgeois du dix-neuvième siècle, en les représentant, par exemple, comme étant un peu gens de pierre ou de bois, tu éviteras la trivialité, et tes personnages n’étant pas de vrais hommes, ne pourront être acclamés que dieux ou héros.
Du reste on te donnera des écoles où tu n’auras qu’à marcher les yeux fermés, une fois appris par cœur ces préceptes indispensables ; tu n’auras maille à partir avec nous que sur les autres points que nous laissons à ta spontanéité. Tu voudras bien faire de la couleur conforme à la nature, de l’anatomie selon la vérité ; tes étoffes, tes meubles, tes armes, tu auras la bonté de les peindre selon ce que tu vois. Tu dessineras convenablement en observant toutes les lois perspectives et linéaires ; tu seras ainsi exact, aussi nature que possible, mais cependant sans tromper l’œil, entends-tu ? Couleur exacte, surtout et vive ! dessin correct ! Il faut une bonne main et un œil excellent.
Mais quant à ta pensée, elle est toute faite dans les livres d’histoire et de poésie. Tu n’as pas à t’en occuper ; nous te demandons de beaux bras, de belles jambes, de belles poitrines, des têtes d’une géométrie irréprochable, des personnages bien ◀posés ayant l’intention de nous plaire par la noblesse, la grâce, le goût de leurs attitudes, qui songent à nous enfin et non à eux. Mais malheur à toi si, ayant par hasard et quoique peintre, un peu d’esprit, de philosophie, de gaieté, de bonhomie, tu te mets à saisir la vie, l’odieuse vie réelle dans ses manifestations libres et sans façons, et que renonçant à la loi, tu sèmes dans un tableau l’ironie, la tendresse, la satire ! Tu seras précipité du paradis du grand style dans le purgatoire du genre, et tu seras stigmatisé dans les dissertations historiques, techniques, pédantesques et aristocratiques dont la peinture idéale est la mère nourrice.
Vois le sort de l’archange Ingres et du démon Courbet, et choisis.
Voilà les théories officielles, celles qui remplissent les livres des bavards et des gens qui aiment à parler sur des thèmes tout faits. Ô habile le premier qui inventa ce raisonnement : ceci n’est pas conforme à la vérité, donc ceci n’est pas une copie, c’est une création. Menteurs hardis dès qu’il ont pris un masque. Créer, voler dans l’air ! séductions avec lesquelles on entraîne tous les faibles en les flattant. Embellir la nature ! quoi de plus doucement séduisant ? Un homme peindra bleu un arbre vert, il n’aura pas copié, il aura interprété, il aura embelli la nature, et les simples qui se récrieront devant ce bleu étrange seront des imbéciles sans compréhension, sans idéal.
Ainsi dans un certain pays, à une certaine époque, des empoisonneurs se mirent à changer le mot de poison qui annonçait la mort, la destruction, en celui de caresse qui promettait charme, agrément, plaisir. Tout le monde devint alors empoisonneur, et les honnêtes gens ne purent jamais rétablir l’ancien mot et la vérité.
Il en est de même dans les questions d’art.
Un peintre comme Holbein imaginera la Danse macabre. Il peindra des bourgeois, des soldats, des prêtres, des princes selon la société de son temps, personnages grotesques, bizarres mais simples, et il mettra la mort au milieu de ce monde réel, contemporain ; et jamais idée plus claire, plus saisissante et plus symbolique n’aura été rendue par la peinture, grâce à la réalité de tout, ce qui devait y être réel, à la pensée profonde qui saisit les faits dans leur exactitude. Mais un peintre d’à présent fera deux marquises et un abbé sur un escalier, et il aura fait le seizième siècle ! Un autre tordra trois ou quatre hommes avec dus arquebuses et des casques au coin d’un rocher, et il y aura le seizième siècle dans ses brigands ! Un troisième mettra sur une pelouse une douzaine de petites femmes blanchâtres, et tout le fantastique chrétien aura été rendu par lui ! Un quatrième peindra une barque avec quatre jeunes gens et autant de femmes à l’air bête et roide, et voilà la poésie du soir ! Pour un autre, sur un fond noir s’agiteront cent petites figurines inachevées de buveurs et au milieu deux hommes en tueront un autre, et voilà de la peinture dramatique ! Pour les historiques et les idéalistes, des êtres vêtus de blanc ou de rouge cloueront un homme nu sur une croix, d’autres porteront une femme morte sur une civière ; ou bien une centaine de cavaliers, une vingtaine de morts et de blessés et un capitaine à panaches montrant du doigt une montagne, représenteront les Croisades, la conquête d’un pays ! Et tous ces tableaux, sauf quelques différences dans l’exécution matérielle, paraîtront le même. Et l’esprit se prétendra satisfait devant ces marques de niaiserie et de banalité, et pour les célébrer, cent idéalistes enthousiastes de ces œuvres répéteront les mêmes phrases flasques, montrant ainsi qu’infériorité d’artistes entraîne vulgarité d’admirateurs !
Parce que l’art sort assez de toutes les conditions de la vie ordinaire et active pour que les gens qui veulent s’y adonner se trouvent tout gênés, tout roidis, tout entravés, et s’y montrent bien inférieurs à ce qu’ils auraient pu être dans la vie pratique.
À la Comédie-Française on mettra bien une comédie à la hauteur des tragédies, mais en peinture, la gaieté est répudiée par les idéalistes qui diront toujours du mal des faiseurs de magots. Les idéalistes sont féroces, ils préfèrent toujours le spectacle d’un martyre, le sang, les scènes cruelles et sans variété, aux mille aspects des gens joyeux, originaux, amusants qu’on voit dans certains tableaux hollandais et espagnols.
Ô peinture des imbéciles, que je te hais ! Un penseur et un observateur se détachent de loin en loin dans la chaîne des esprits comme le Mont-Blanc dans les Alpes, ceux-là seulement sont dignes d’estime ; mais un Winckelmanny commet d’incalculables ravages dans les têtes d’artistes, par son admiration idiote pour un torse mutilé. Que demain on découvre deux fesses dans une fouille et vous verrez cinquante volumes de chants idéalistes sur la main qui a rendu avec cette souplesse, cette grâce, cette poésie, le sphincter, le coccyx, les grands peaussiers ; c’était une Minerve, une Junon, une Vénus. « Pausanias assure qu’à la prise d’Égine on enterra des statues, etc. », ou « les Turcs en s’emparant de la Grèce, rasèrent tout ». Ainsi après l’hymne vient le cours d’histoire et de mythologie.
Sotte sottise ! L’instinct irraisonné et naïf de la foule et la raison profonde des penseurs se donneraient la main si, comme un cordon de gardes municipaux un jour de revue, ces idéalistes ne les empêchaient de communiquer par leurs analyses pleines de fatuité, de vanité et de vide, qui irritent l’une et intimident l’autre.
Tout est passion et sentiment en ce monde, mais combien savent rendre cette passion et ce sentiment ?
Ces critiques d’art, amateurs, voyageurs, sont comme les soldats qui, se croyant obligés à un langage aussi brillant que leur uniforme, sèment si comiquement leurs phrases de conjonctions et d’adverbes, sans savoir ce qu’ils disent, mais se comprenant néanmoins entre eux.
Dans la situation actuelle des arts, les hommes du genre ne sont pas plus spirituels ou plus naïfs que les hommes du style ou de la couleur. On a pardonné aux Le Nain d’être gauches, en faveur de leur franchise et de leur bonhomie, aujourd’hui personne n’est gauche, malheureusement. Un tableau de bonhomie se présente un jour, intitulé les Demoiselles de village, n’ayant, du reste, pas d’autre mérite. Qui est-ce qui a compris cette bonhomie !
Qui est spirituel ? est-ce Decamps ? (Les Singes experts, chef-d’œuvre de raillerie, évidemment !!!) Naïf ? est-ce Delacroix, est-ce Meissonnier ? Penseur ? est-ce Ingres ? est-ce Préault ? Je les mêle à dessein. Non, Delacroix, des tons ; Ingres, des lignes ; Decamps, des empâtements ; Couture, de la décoration ; Delaroche, du vernissage et de l’ébénisterie, un élève du musée du Sommerard ; Meissonierz, un peintre de tabatières ; Préault, un Pétrus Borel en sculpture ; Vernet, un employé de la fabrique de soldats de plomb de Nuremberg. L’École des Beaux-Arts, boutique spéciale pour les costumes romains, anciens et modernes, confections de martyrs et de Vénus ; les paysagistes, des faiseurs d’effets ; quatre à peine osent aborder la franche lumière du midi. Corot, un éventailliste ; Troyon, un Couture en paysages ; Rosa Bonheur est encore la plus franche ; Courbet, une main puissante, mais qui proteste contre les erreurs en les suivant. Ce n’est pas moi qui mets ces étiquettes, et les sont toutes faites déjà.
Quoi de plus humiliant ! un peintre expose un matin vingt grands dessins avec cette enseigne : « Ici l’on pense ! » et le public a failli prendre au sérieux Chenavard. On était tellement habitué à penser que les peintres ne pensaient pas et à ne pas s’en préoccuper, qu’on a examiné ce nouveau venu faisant seul profession de penser et on l’a jugé sérieusement comme penseur. Le verdict l’a seulement déclaré mauvais plaisant ; mais jamais, il faut bien rendre cette justice aux autres, on n’a songé à les examiner sous le rapport de la pensée.
Et qui encore ? Les Diaz, fabricant de foulards ; les Gérôme, découpeur de silhouettes ; l’auteur du Pilori qui est obligé de coller une pancarte explicative à son œuvre. Cent autres estimés, loués et destinés à aller se perdre dans les greniers de la province.
Art trop matérialisé que la peinture ! soit par la faute des peintres, soit par la faute de la peinture même ; la seule intelligence qui en ressorte se réfugie dans le portrait, l’artiste y étant forcé de donner un peu de vrai. Par conséquent le portrait du frère Philippe, celui de Bertin, celui de Guizot, je ne sais quels autres, font au moment de leur apparition plus d’effet que les tableaux de batailles, de religion, de mythologie, etc., et personne ne se demande pourquoi ces trois figures ont plus ému que les dix mille personnages à costumes enrubannés ou fortement coloriés qui les entourent.
Mais telle est l’éducation française en telle matière, que viennent les Anglais, et les uns leur reprocheront de faire de la peinture de dessous, de la peinture qui ne tient pas ; les autres s’extasieront au contraire sur cette même sorte de peinture, ne comprenant jamais que le côté matériel, et enfin les plus fins, en face de cet art spirituel, s’écrieront : C’est original, mais terre à terre.
Ainsi le mot original aura été prononcé, éloge involontaire accordé à l’intelligence et condamnation également involontaire du style, et la question ne sera pas tranchée. Ceux-là même qui ont dit original, spontané, individuel, préféreront le non original, le non spontané, et cela librement, se convainquant eux-mêmes de bêtise et d’irréflexion.
C’est que, disent-ils, il faut faire du style original. Hélas ! Je style, convention matérielle, définie, exige un moule d’où ne peut sortir rien d’original et de spontané. Si Rubens, Van Dyck, Jordaens ont de l’originalité, c’est qu’on leur reproche de manquer de style, et les Italiens matérialistes inventeurs du style ne brillent ni par l’originalité ni par la pensée.
Corrègeaa, habile peintre à faire une Antiope à chair ferme et éblouissante ; Raphaël, roide, sec, élégant, mathématique, ennuyeux, homme dont la jeunesse brillante, la beauté et la mort rapide ont plus consacré la renommée que n’aurait pu faire son talent seul ; le Dominiquin et ses Romains de théâtre ; le Guerchin, les Carrache, Vinci, Giorgioneab, qui se sauvera d’entre eux comme homme de pensée ou de sentiment ? Pensez, symbolisez, frappez par la clarté, la netteté, l’étendue de l’idée représentée, ou bien prouvez par la naïveté que vous avez le sentiment profond de la vie où vous êtes et que vous comprenez un peu la création, humiliez-vous à ce point de vous borner à comprendre cette création vulgaire et de renoncer à créer, personnellement vous n’êtes pas de force à ce jeu. Véronèse dans son Tableau de famille, Titien dans quelques portraits, ont ce sentiment profond, et ils sont plus habiles faiseurs que les autres, plus libres, plus féconds, plus hardis. Les critiques d’art leur ont écrit sur le front : Décadence ! — Carrache aussi est de la décadence, parce qu’il avait un peu plus d’esprit que Raphaël, mais il était moins correct.
Les Espagnols aussi, quel est leur mérite principal ? Une peinture vigoureuse. Vraiment, c’est peu de chose que les peintres et on aurait dû non pas les appeler artistes, mais les déclarer artisans et rien de plus, sauf à reconnaître du mérite à une quinzaine sur mille qui sont célèbres.
J’aurais voulu maintenant parler de trois livres d’art récemment parus : le premier, d’un littérateur, M. Silvestreac ; le second, d’un artiste, M. Étex ; le troisième, d’un administrateur et amateur, M. de Laborde.
Je n’ai pu avoir le livre de M. Silvestre ; il n’est nulle part.
Quant à celui de M. de Laborde, espèce de monument romain d’une taille et d’une solidité formidables, j’avais d’abord cru qu’il porterait un peu le carnage parmi les idées officielles ; car l’écrivain dit fièrement : Je suis un innovateur et je déteste la routine.
Mais M. de Laborde ne voit que Ingres, et partout des écoles, un grand régiment de
dessinateurs. Le mot de Goethead : « Nous devrions moins parler et dessiner davantage »
,
est le grain qui a porté pour épi le gros rapport du directeur des Archives. Il est
cependant digne de quartier, parce qu’il est enthousiaste, comme ces hommes dont parle
Diderot, qui, fanatiques d’une idée singulière, « vont dans les maisons et dans
les rues, non la lance, mais le syllogisme en arrêt, sommant et ceux qui passent et
ceux qui sont arrêtés de convenir de leur absurdité ou de la supériorité des charmes
de Dulcinée sur toutes les créatures du monde »
.
Il devient donc très sérieusement comique par moments : « Le dessin sera-t-il
repoussé par le diplomate ? Ne lui conviendra-t-il pas mieux, au lieu de décrire
longuement une fête, au lieu de s’épuiser en efforts de style pour donner une idée de
la beauté d’une nouvelle reine ou pour représenter l’importance et le caractère de
récents travaux de fortification, d’envoyer un croquis de l’une, un portrait de
l’autre, un plan cavalier de ceux-ci ? Le dessin sera-t-il dédaigné par l’avocat, le
notaire, l’armée ? M. Chaix d’Est-Ange plaiderait sa cause en prouvant que, dans bien
des circonstances, les tribunaux sont appelés à décider dans des questions
d’expertises, dans des appréciations du domaine des arts… »
Je n’ai pas le temps de suivre ce livre pas à pas. Industrialiser l’art, élever le goût de la nation, n’entourer les générations à venir que de meubles, d’ustensiles, d’édifices, de vêtements dessinés, peints, sculptés avec style et harmonie. Dans ce but apprendre à tout le monde à dessiner comme on écrit, aux hommes et aux femmes ; mettre tout ce peuple pendant son enfance dessinatrice dans les langes d’un enseignement scolaire réglementé, avec un regret du temps des corporations. L’invitation aux artistes modernes de chercher à exercer l’empire que Raphaël et Le Brunae ont pris à leurs époques respectives, non seulement dans la peinture, mais dans tout ce qui tenait industriellement aux arts du dessin, donnant des modèles pour des meubles, des étoffes, des dentelles, des décorations de boutiques, etc. Qu’on voie, dit. M. de Laborde, le Café Ingres, la Salle de concert Delaroche, le Théâtre Delacroix, travaillez pour les pendules, les paravents, les tapis, et ne craignez rien, votre talent n’y perdra pas !
À côté de cela, une partie historique et de théorie, la haine de David, l’amour de Gros, l’adoration exaltée de Ingres, le respect pour Delaroche, l’estime pour Vernet, Decamps accepté, Delacroix subi. La soumission à la notoriété publique, une urbanité qui, toujours courtoise envers les individus, même envers Courbet, tombe devant les écoles, et après avoir fait l’éloge de Gérôme par exemple, déclare son genre absurde et déplorable. L’éternelle glorification du style et de l’idéal, mais qui devient ici une affaire de bonne compagnie ; M. de Laborde transportant dans l’appréciation des tableaux son mépris et ses répugnances d’homme du monde envers les petites gens, les gens communs. Les habitués des cabarets de Teniers ne peuvent être de sa société, tandis qu’il se trouve dans un milieu comme il faut et approprié à son rang social lorsqu’il fraye avec les personnages historiques, mythologiques, religieux et quelques belles femmes déshabillées. De tels esprits n’ont pas un amour assez profond de l’humanité, ils détestent trop les vivants décidément et préfèrent les morts. Condamner l’art flamand, l’art anglais et l’art allemand du commencement au profit de l’art italien, l’art de ce peuple qui a eu la littérature la moins humaine de tous et dont la peinture a marché, de même que sa littérature, hors de la vie, est une idée que je ne puis comprendre. Et voyez comme cette classe d’appréciateurs se compose d’esprits essentiellement historiques, n’ayant de goût qu’à compulser, compiler, copier, statistiquer, agencer des matériaux antérieurs, s’appuyer sur le passé comme sur une béquille au lieu de marcher hardiment vers l’avenir… De profundis ! Domine, salvos fac Lebrunum, Raphaelum et Ingrum !
Oui, cet aventureux M. de Laborde met toute son audace à désirer, à demander que les objets industriels soient désormais faits avec goût ! Voilà le fondement de son œuvre, son idée ; et à la manière des savants consciencieux, il s’appuie sur l’histoire, puis il donne des moyens pratiques d’arriver au but et enfin ceux de conserver la conquête ainsi faite. Quant à l’art, pour lui, c’est M. Ingres — (idée !) — Moi aussi, je voudrais que tout le monde sût dessiner, et alors grand naufrage du style, imprudent innovateur que vous êtes ! Un 1789 artistique, une démocratisation que vous pleureriez et qui vous ferait mourir de chagrin !
Comme un tel livre cependant est plus remarquable et plus amusant que les machines des Théophile Gautier, Maxime Du Campaf, etc. !
M. Étex écrit par rancune, pour se plaindre un peu de tout le monde et de l’art ! Son livre est bien moins raisonnable que le précédent et ne laisse pas d’idées nettes dans l’esprit du lecteur.
C’est la même manière de juger du modelé, de la couleur ; et un mélange de bien et de mal contre divers artistes. La France est mise au-dessus de tout. Les expositions sont repoussées à outrance ainsi que les écoles. Tout le monde doit également savoir dessiner, mais sans qu’il y ait pour cela un enseignement réglementaire. Beaucoup de lamentations sur le génie absent, des attaques vigoureuses et sensées contre les architectes.
Je fais une revue synthétique, dit-il, donc je dois parler de tout ; et en effet le pont des Arts, le Père-Lachaise, l’Amérique, se trouvent ensemble.
Si je n’étais si fatigué, j’en parlerais davantage ; mais en vérité, M. Étex ne discute pas, il distribue la renommée, le talent, on les refuse en vertu de secrets particuliers. Son livre a une amertume personnelle, une colère philosophique à la Rousseau qui s’exhale contre la mode, les femmes, les amateurs. Le culte de M. de Laborde pour Ingres, il l’a pour Géricault, et en définitive je ne puis voir clair là-dedans.
Notes
Idéal. — Sur quel droit a pu se baser l’étrange jury des gens qui ont déclaré que telles peintures étaient supérieures à la nature.
Athéisme pur, comme le dit M. Wegsters, ou bien folie pure ?
Qu’un homme prétende trouver en lui-même des conceptions préférables à la nature en se conformant à la nature, ceci est le comble du grotesque. Je comprends les gros livres sur cette matière. À des idées maigres, je conçois qu’on fasse des draperies flottantes et épaisses.
Contemporains. — Je ne confonds pas David d’Angers avec les autres, il a été peut-être le seul artiste intelligent de cette époque.
Du roman.
Le style
Le style c’est l’homme, répète-t-on sans cesse ; à en juger par celui de nos contemporains, les hommes sont bien prétentieux ; nos auteurs, pour la plupart, écrivent, non pour dire quelque chose, mais pour aligner des mots ronflants. On n’écrit cependant que pour convaincre, que pour transmettre des idées, le style est le véhicule de la pensée. Plus le verre qui renferme un liquide est clair et mince, mieux on voit le liquide ; plus le style est clair et simple, mieux on comprend la pensée : pourquoi l’obscurcir, le charger à plaisir ? à quoi bon employer dix mots quand trois suffisent, rechercher les termes bizarres, inusités, et négliger le mot propre ?
Notre époque est d’une pruderie de langage inconcevable, et cette pruderie est devenue le bon ton ; n’est-elle pas risible quand on coudoie, chaque jour et partout, tant d’indécences ?… Chacun sait les turpitudes du voisin, le voisin sait les vôtres, tout le monde est au courant des habitudes ordurières de tout le monde, mais il faut avoir la bouche en cœur et débiter des mots à la rose. Qu’on y songe bien, cette fausse modestie est mille fois plus indécente que la simplicité : lorsqu’on ne dit pas le mot propre, on le remplace par une périphrase, cette périphrase veut plus de temps pour la compréhension, on est obligé de se représenter longuement ce dont on parle, il y a quelquefois des équivoques qu’il faut redresser, tandis qu’un mot aurait tout dit subitement, et aurait été vite oublié. Où peut conduire cette sotte pudeur ?… À remplacer tous les mots par des périphrases ; quel langage alors ! On débite, autant que jamais, des gaillardises, des gravelures même, est-il plus honnête de les dire en dix mots qu’en un ? L’Angleterre déteint sur nous ; malgré ses dénégations le Français est un imitateur, un singe ; il copie les gestes, les habits, le langage, les habitudes de tous ses voisins. C’est cette sotte fashion, cette agglomération de niais, qui importe ces billevesées. Ces raffinés du sport n’ont-ils pas introduit une espèce de patois anglais, un langage de jockey, de domestique ?… A-t-on besoin de s’inquiéter de ces imbéciles et d’adopter ce qu’ils adoptent ? Laissons-les dans leurs écuries avec leurs grooms, avec leurs bêtes, et conservons notre langage, notre joyeuseté, notre esprit français. Songe-t-on à faire un crime à nos vieux auteurs de leur rire franc et de leurs vertes farces ? Ne partage-t-on pas, sans arrière-pensée, leur bonne grosse joie en les lisant ?… Le rire d’aujourd’hui est triste, maniéré, appris, on dirait que notre esprit est enfermé dans un corset ou dans une ceinture de virginité ; ce n’est pas un épanouissement, c’est une grimace ; on est toujours roide, parfumé, les sous-pieds gênent, on rougit de ses instincts, on a honte de sa propre joie, on vit tremblant, anxieux, comme la femme qui trompe son mari.
Cette hypocrisie conduit à beaucoup d’erreurs : bien des stylistes se sont fait un jeu de ces difficultés, se sont étudiés à écrire des gaudrioles, et plus que des gaudrioles, avec des mots pudibonds ; ces livres ont été lus, admirés souvent, tant il est vrai que la gaillardise nous plaira toujours. Mais est-ce le mot ou l’idée qui est déshonnête ?… Le schoching nous gagne, nous envahit ; chaque jour le bon ton, la pudibonderie élimine des mots, bientôt on ne pourra plus dire culotte.
Le style est la grande préoccupation de la plupart de nos écrivains ; il y a différentes écoles qui toutes se déchirent et se méprisent ; ce sont : les harmonistes, les coloristes, les cabrioleurs, les académiques, et des subdivisions à l’infini.
L’harmonie, crient les uns, est la première loi du style, sacrifions tout à l’harmonie ! Se trompent-ils eux-mêmes, ou veulent-ils tromper les autres ?… Qu’on lise les œuvres de ces auteurs qui cherchent à introduire la musique dans la littérature, qu’on étudie leur style, et l’on ne verra qu’une prétention d’agencement, que des accouplements bizarres de mots, faits plutôt pour étonner que pour plaire ; et, chose singulière, ces harmonieux, d’ordinaire, ne comprennent rien à la musique, ne la sentent même pas ; et pourtant l’harmonie musicale n’est-elle pas la quintessence de l’harmonie parlée ?… Ces gens qui veulent à toute force chanter des idées me font l’effet des fous qui mettent en vers l’arithmétique ou la trigonométrie. Tous ces beaux oripeaux, tous ces grands mots cachent des défauts, des plaies incurables ; les malheureux sentent leur mal, leur infirmité, méprisent ce qu’ils n’ont pas et prônent des subtilités. La musique en littérature est impossible, il est une multitude de mots durs, inharmonieux qu’on ne peut remplacer par des équivalents, et que des périphrases rendent mal ou à peine. Le mot propre enfin, le mot exact vient sans cesse déranger toutes les combinaisons harmonieuses ; ceux qui sacrifient ce mot à la soi-disant harmonie sont coupables, écrivent mal. Écrit-on pour faire des sons ou pour dire quelque chose ?… De deux choses l’une : ou l’on doit sacrifier la forme à l’idée ou l’idée à la forme ; pour ma part je n’hésiterai jamais. Il n’y a pas au reste deux manières d’exprimer une même pensée, il y a des mots exacts qu’on ne peut éviter, mais que tous ne savent pas trouver ; ceux qui les trouvent sont les meilleurs écrivains.
Si les uns ont demandé la musique, d’autres ont prôné la couleur : si les uns ne comprennent rien à la musique, les autres n’entendent rien à la peinture. Qu’on lise les opinions de ces prétendus écrivains coloristes sur les peintres et leurs tableaux, il n’y a pas de gâchis plus ridicule ; ils voient des couleurs sans jamais voir de peinture ; le rouge, le bleu, le jaune leur passent devant les yeux comme dans un kaléidoscope : aussi toutes les excentricités, toutes les charlataneries leur paraissent-elles étonnantes et le suprême de l’art ; tout ce qui est naturel leur paraît abject, affreux. Ils voudraient employer en littérature le même procédé que certains coloristes en peinture : produire des effets par des tons criards et opposés. Et comment l’emploient-ils ?… Il n’y a pas dans le langage des tons clairs ou sombres, il n’y a que des mots. Comment donner une teinte générale à une page, à une phrase même, est-ce en employant des termes techniques ?… mais il n’y a pas une gamme de mots comme une gamme de couleurs, et dans l’échelle des tons il y a des gradations insensibles, des nuances différentes depuis la demi-teinte jusqu’au millième de teinte ; il faudrait donc que chaque nuance eût un nom ; il est des teintes que le peintre obtient avec deux, trois couleurs, nommera-t-on toutes les couleurs ?… et dans quelles proportions ?… alors quel gâchis !… L’écrivain ne peut rendre que l’impression reçue, il sera plus coloriste en exprimant ce qu’il a ressenti qu’en détaillant des couleurs. On n’écrit pas comme on peint, on ne peint pas comme on écrit, ou peintre et littérateur sauraient à la fois écrire et peindre.
Il est une classe d’auteurs qui veut avoir de l’esprit toujours et quand même ; rien ne les arrête, ils sacrifient un sentiment, un personnage, une vérité pour un mot. Leurs phrases cabriolent sans cesse, ils se démanchent pour produire des effets ; je crois toujours voir les malheureux qui passent leur vie à lever des poids, à se disloquer, à s’écarteler pour gagner du pain ; veulent-ils nous amuser ou nous faire peur ?… La littérature a aussi ses saltimbanques ; que de phrases ridicules, que d’idées baroques, que d’efforts risibles pour un mot heureux ! Les beaux parleurs de l’hôtel Rambouillet n’étaient rien à côté de ces précieux modernes. Et pourtant ces gens d’esprit ont lu Molière !… C’est l’école des cabrioleurs.
Enfin vient l’école académique, l’école de la période : ceux-là font la mécanique du style ; ils apprennent à combiner la phrase comme on apprend un théorème, tout est à effets prévus, on fait géométriquement des paraboles et des triangles. Tout le monde peut devenir styliste en étudiant quelque temps la rhétorique. On s’est longtemps moqué de cette école qui, après tout, n’est plus ridicule que les autres que parce qu’elle est plus ancienne.
C’est la prétention et le pédantisme qui ont enfanté ces différentes écoles. Dans chacune il y a des hérésies à l’infini, qui, en étant aussi prétentieuses, ne sont pas plus rationnelles que les écoles dont elles sortent.
Le style le plus beau est le style le plus clair, celui qui rend nettement, complètement la pensée de l’auteur. Pour que le style soit clair et net, il faut qu’il soit simple ; si la phrase est augmentée de mots inutiles, si le mot propre est remplacé par un mot sonore moins exact, il y a trouble, l’idée ne se détache pas. Donc le style le plus beau est celui qui est le plus simple.
Dernier petit discours
Si nous disons « bonsoir la compagnie », ce n’est cependant pas pour aller dormir.
Nous quittons le journal, mais non la partie, et certes on nous a plus encouragés à nous taire qu’à parler. Ce que nous avons fait est surtout une œuvre de bravoure et nous ne nous en repentons pas.
Les uns y ont vu une spéculation, un tour d’adresse ; les autres une niaiserie, une légèreté compromettante. Personne n’a voulu y voir ce qui crève les yeux, un sentiment bien enraciné de l’honnêteté littéraire.
Du reste, nous n’avons pas accompli la centième partie de ce que nous comptions entreprendre. Il existe dans nos papiers un programme que j’ai envie de publier ; une note qui indiquera le but à d’autres écrivains d’une position plus indépendante et qui, s’ils ne veulent pas arborer le Réalisme, dont on a fait une espèce de drapeau noir, peuvent très bien parler au nom du sens commun.
Je leur conseillerais, d’ailleurs, d’être acerbes et hautains. Pendant un an on demandera autour d’eux avec colère ou raillerie ce que c’est que ces jeunes gens qui n’ont rien fait et qui veulent régenter tout le monde. Après dix-huit mois, ils seront devenus hommes de lettres. La valeur d’un écrivain n’est jamais constatée dès son début. On commence par essayer de le rayer avec les ongles, avec le bec, avec le fer, le cuivre, le diamant, toutes les matières dures et aiguës usitées dans la critique, et quand on s’est aperçu après de longs essais qu’il n’est pas friable et qu’il résiste, chacun lui ôte son chapeau et le prie de s’asseoir.
Si nous n’avions d’autres travaux déjà sur le métier, nous pourrions regretter d’être ainsi arrêtés avant d’avoir pu donner la preuve manifeste de notre solidité, de notre densité.
Mais à quoi bon regarder derrière soi ? Nous devions donc examiner jusqu’à quel point les conditions du vrai avaient été remplies par des hommes comme Bernardin de Saint-Pierre, Marivaux, Mercier, Crébillon le fils, Restif de La Bretonneag, Laclos, Mirabeau, l’abbé Prévost, Diderot, Voltaire, Lesage, Richardson, Sterne, Fielding, Swift, Goldsmith, Congreveah, Farquharai, Sheridan, Lope de Vega, Calderon, etc.
Nous eussions confronté les théories critiques de Goethe, Lessing, Schiller, de Johnson, de Steele, d’Addison avec celles de Balzac, de Stendhal, Nodier, Villemain, Planche, Sainte-Beuve, et d’autres plus récents.
Les livres d’art anglais d’Hogarth, de Reynolds, de Constable, de Leslie, les idées de Lavater, de Füssliaj, de Beaumont, celles de Winckelmann, eussent été comparés avec celles de l’école Michelet, des Delécluzeak, des Silvestre et des feuilletonistes d’expositions.
Toutes les préfaces littéraires depuis 1800 environ auraient été discutées, moisson énorme de mauvaises herbes à brûler.
Le côté littéraire de la vie des grands écrivains aurait été recherché à titre de renseignements sur l’esprit de littérature, la façon de travailler et les tempéraments.
Une série d’études patientes sur la filiation de l’esprit français dans son afféterie, depuis l’hôtel de Rambouillet jusqu’à présent, aurait fourni d’étranges généalogies et de singuliers titres de parenté entre les gens de 1856 et les plus décriés des précieux.
Quelques grandes figures célèbres par-dessus toutes, dans les romans faits depuis deux siècles, auraient été anatomisées pour démontrer aux jeunes écrivains comment s’opère la circulation du sang chez les enfants nés de parents intelligents.
Une petite histoire des Variations littéraires devait servir à établir la valeur comparative des idées et à dégager, comme on extrait le sucre de l’amidon, ce qui est vraiment idée de ce qui ne l’est pas, afin de faire voir ce que c’est qu’un homme intelligent et qu’il y en a peu parmi les hommes célèbres.
Quelques points d’esthétique philosophique sous le titre d’Humilité devant la nature devaient être dégrossis afin de couler à fond la sotte, mais importante question de l’Idéal ; ces travaux eussent constitué les œuvres du génie de notre armée d’opérations. Ou bien, si l’on veut, dans ce solide gâteau esthétique on eût taillé la tranche qui revenait à la Fantaisie, celle du Symbolisme, celle de l’Histoire. — Ou encore, s’il faut une autre image, cette étude terminée, nous nous serions considérés comme chaussés de bottes de sept lieues pour traverser rapidement et sûrement les terrains de la discussion.
En intitulant une série d’articles : Maîtres Peintres, nous aurions ouvert deux ou trois sentiers pour les gens qui n’aiment pas à se tromper de chemin ou à marcher vers le soleil couchant, et nous les aurions menés devant quelques Allemands, quelques Flamands, quelques Espagnols, quelques Français, quelques Anglais et fort peu d’Italiens, en leur conseillant de ne regarder le reste qu’avec le dos, contrairement à l’opinion moutonnière.
Nous eussions composé une galerie de tableaux pleins d’idées, destinés à faire fermer le musée du Luxembourg.
La caricature, dernier asile de la philosophie entre les mains de deux ou trois hommes qui ont eu le bon esprit de n’être pas peintres, eût inspiré un livre entier de commentaires et d’explications, sorte de grenier du dix-neuvième siècle, rempli de trésors que les siècles suivants n’eussent pas épuisés.
Les livres des naturalistes, des voyageurs et des philosophes le plus philosophant, s’offraient comme une urne pleine de cris de vérité, que nous aurions placés sur des écriteaux, le long des routes, à l’usage des passants.
Les Mémoires (authentiques) auraient pu nous servir à définir, par exemple, ce que nous entendons par littérature personnelle, esprit individuel.
Il était possible d’entrevoir un travail sur le comique, le tragique, le fantastique et l’honnête, genre littéraire actuellement en pleine vigueur ; travail consistant surtout à rechercher les procédés ou les sentiments des auteurs et à en tirer quelques théorèmes sur la manière de comprendre de l’esprit humain.
On aurait maltraité les divers genres de charlatanisme en les soumettant à ces analyses chimiques dont nous commencions à nous faire une habitude et qui est très bonne pour distiller la sottise ou la mauvaise foi des gens : magnétiseurs, feuilletonistes des journaux trop catholiques, faiseurs de journaux d’utilité et de charité, francs-maçons, escamoteurs, voilà les bataillons qui auraient défilé.
La guerre contre la poésie avait nécessité la préparation d’arsenaux et des approvisionnements de projectiles. C’est la dernière belle croisade.
Le roman étendait devant nous un superbe champ à labourer et relabourer, quelques-uns se sentant la patience et la force nécessaires aux travaux pénibles de l’agriculture.
Le théâtre aurait été traité à la manière des Montfaucon, des Grotius. Les nécessités physiques d’optique, d’acoustique ; les sièges des spectateurs, la durée des pièces. Les moyens matériels d’action, décors, costumes pantomime, musique. La division des pièces par espèces : vaudeville, drame, comédie, féerie, revue. — Recherche des bonnes pièces, presque aussi pénible que la recherche de Franklinal dans les glaces. — Pièces montées à la mécanique. — Pièces faites à la main. — Des sources de succès pour en tirer le moyen de faire d’excellentes pièces, enfin capables de réussir.
La science et ses journaux. — L’architecture, la musique, la sculpture, la gravure sur bois et l’important sujet des illustrations, et le commerce, auraient reçu l’estampille de la douane réaliste.
Enfin, nous eussions mis le nez dans les conditions où s’exerce la vie artistique ou littéraire — c’est-à-dire l’éducation, les professeurs et les cours publics. — Le placement des œuvres, journaux et revues. — La librairie, les éditions et les collections. — Les écoles et les récompenses du gouvernement. — Les bibliothèques. — Les concours de toute espèce. — La Société des gens de lettres et une petite histoire des discours académiques.
N’est-ce pas là une espèce de programme impertinent ? Un seul homme l’accomplirait cependant en dix ans (s’il n’était pas paresseux), et comme cela composerait un ensemble d’investigations curieuses et terriblement synthétiques pour le coup, étant toutes dirigées dans le même esprit vers une même fin !
Voilà la coupe ; nous la renversons, qui veut essayer d’y boire, s’il se sent le gosier large ?
Le gérant : E. Duranty.