Chapitre XVIII. Formule générale et tableau d’une époque
§ I. — Supposons que nous soyons arrivés au terme d’une longue et multiple enquête à laquelle nous aurions soumis, sinon toutes les œuvres littéraires d’une époque, du moins la grande majorité d’entre elles ; que nous ayons relevé leurs principaux caractères et les rapports de tout genre qui existent entre ces expressions de l’esprit national et ce qui de loin ou de près entre en contact avec elles ; que nous ayons enfin réuni, en un tableau soigneusement dressé, les résultats obtenus. J’ose dire qu’au premier coup d’œil se présenteront à nous certains caractères communs à plusieurs de ces œuvres ; nous en remarquerons qui sont universels, d’autres généraux seulement, d’autres particuliers à quelques personnes, d’autres purement individuels. Une classification s’opérera, pour ainsi dire, d’elle-même. Elle aboutira à la distinction de divers groupes formés d’après la ressemblance de leurs éléments composants.
Pour opérer ce triage, il suffit de reprendre une à une les questions que nous nous sommes posées pour faire l’analyse d’une œuvre isolée179. Quelles furent les idées des auteurs et leurs théories d’art ? Quelle part faisaient-ils à la raison et à l’imagination, à l’idéal et à la réalité ? Étaient-ils optimistes ou pessimistes ? En quelle mesure se montraient-ils partisans de l’autorité ou de la liberté ? Quels étaient leur langue, leur style, leur situation sociale, leur pays d’origine, leur conception du monde, leur tempérament, etc., etc. ? La réponse à chacun de ces points d’interrogation est comme un fil qui rattaché une quantité d’œuvres, ayant toutes entre elles quelque affinité, mais pouvant être d’ailleurs fort disparates, et qui les assemble en chapelets plus ou moins considérables.
Quand on a devant soi un bon nombre de ces chapelets, on peut essayer de déterminer la formule générale de l’époque qu’on étudie.
Pour être complète, elle sera complexe180 ; elle devra, en effet indiquer deux choses qu’il importe également à l’historien de savoir ; elle devra d’abord classer par ordre d’importance les divers groupes entre lesquels se divisait la littérature d’alors, discerner celui qui était dominant et ceux qui restaient en sous-ordre ; elle devra ensuite marquer le sens du mouvement qui emportait, non seulement le premier, mais les autres.
D’une part, à côté des hommes qui représentent le goût moyen du moment, on est sûr de rencontrer des attardés et des précurseurs. Les uns gardent fidèlement les traditions et les habitudes de l’époque précédente ; les autres préparent les idées et les formes de l’époque suivante ; et comme l’art d’une nation oscille toujours entre deux pôles, idéalisme et réalisme, analyse et synthèse, pessimisme et optimisme, etc., comme sa pensée se développe par actions et réactions, il arrive souvent que les attardés sont en même temps des précurseurs partiels, qu’en demeurant attachés aux conceptions d’hier ou d’avant-hier ils annoncent déjà celles de demain ou d’après-demain.
D’autre part, de même que dans la marche d’un fleuve, à côté du grand courant qui entraîne la masse clés eaux vers la mer, il se produit sur les bords ou dans les profondeurs des remous et des contre-courants, de même dans l’évolution d’une société, à côté de la tendance maîtresse qui est suivie par le gros des esprits, il existe aussi des tendances secondaires qui la contrarient et la limitent sans pouvoir l’arrêter. Mais la puissance relative de ces forces ne demeure pas la même ; celles-ci croissent, celles-là, décroissent et un jour vient où celle qui régnait est détrônée et remplacée par une de celles qui la combattaient.
Pour saisir le jeu de ces mouvements qui se mêlent et s’entrecroisent, on est souvent obligé de sortir de l’époque qu’on étudie, de regarder ce qui l’a précédée et ce qui l’a suivie. La courbe d’un mouvement est plus facile à calculer, quand le regard peut l’embrasser sur une plus longue étendue. On est donc amené à replacer l’époque dont on s’occupe dans l’ensemble de l’évolution littéraire de la nation ; à comprendre qu’elle est elle-même, à certains points de vue, partie intégrante de périodes plus vastes ; qu’elle est seulement une phase dans la transformation incessante des êtres.
Je ne me dissimule pas que l’opération réclamée ici de l’historien est difficile et délicate ; que la théorie peut en paraître vague et obscure.. Un essai d’application est sans doute le meilleur moyen de donner un corps à ces abstractions.
Essayons donc de trouver la formule de l’époque qui va de 1661 à 1685 environ, c’est-à-dire de relever dans les œuvres du temps les caractères qui s’y retrouvent soit toujours, soit le plus souvent, et de marquer, chemin faisant, lesquels sont en voie de se renforcer, lesquels sont en train de s’affaiblir. Il est entendu que nous supposons accompli le long travail préliminaire dont nous ne donnons que les conclusions.
La littérature d’alors nous apparaît d’abord comme une conciliation du génie antique et du génie français. Un équilibre s’établit entre la libre imitation des Grecs et des Latins et l’observation du monde environnant. L’élément ancien et l’élément moderne se fondent en un tout harmonieux.
La tragédie emprunte aux anciens les sujets qu’elle traite, les personnages qu’elle met en scène, la structure même qu’elle affecte ; mais elle coule dans le moule d’autrefois des idées, des sentiments, des façons d’agir et de parler qui appartiennent au xviie siècle. Phèdre a des remords de chrétienne, Andromaque des délicatesses et des coquetteries de princesse habituée à la vie de cour ; Junie se fait vestale, comme une fille noble, ayant perdu son fiancé, entre en religion ; Mithridate expire aussi majestueusement que mourra Louis XIV. La comédie, bien que par nature elle soit le miroir grossissant de la société ambiante, reproduit volontiers des types et des travers dessinés par Plaute, par Térence, par Aristophane. La Fontaine, si original dans sa manière, met ses fables sous la protection d’Esope et de Phèdre ; on dirait, à l’entendre, qu’il se borne à les traduire, à les interpréter. Lorsqu’il dit de lui-même :
Je suis chose légère et vole à tous les vents,
il se souvient de Platon qu’il adore. Un aveu qu’il laisse échapper donne l’idée de son
respect pour les maîtres de jadis. Il répète181, après Quintilien, qu’on ne saurait trop égayer les narrations,
et il n’admet pas même qu’on discute ce précepte. « C’est assez que Quintilien
l’ait dit. »
Il écrit encore182 :
Térence est dans mes mains, je m’instruis dans Horace ;Homère et son rival sont mes dieux du Parnasse.
Mais il dit également :
Mon imitation n’est pas un esclavage.
Comme ses contemporains, il se soumet sans peine aux règles venues de l’antiquité ; seulement sa soumission est spontanée et il n’oublie pas plus que Molière ou Racine que « la grande règle de toutes les règles est de plaire183 ».
Boileau, qui pour siffler Chapelain et Cotin ne prend conseil que de lui-même, invoque et traduit sans cesse Aristote et Horace quand il compose son Art poétique. Il a beau fulminer contre Ronsard ; il conserve la moitié de l’idéal de la Renaissance ; il érige en principe l’imitation des auteurs de la Grèce et de Rome ; il maintient les genres littéraires créés par eux ; il prescrit l’emploi de la mythologie ; il en fait une condition vitale du poème épique ; il invite les faiseurs d’odes à prendre Pindare pour modèle et il abritera sous l’autorité du poète thébain les hardiesses prudentes (oh combien prudentes !) qu’il se permettra, quand il voudra célébrer les hauts faits de « Louis » assistant à la prise de Namur. Bossuet sème ses discours chrétiens de latinismes, et quand il résume à l’usage de son royal élève l’histoire de l’humanité, c’est le peuple romain qu’il comprend le mieux et admire le plus. En ce temps-là, tel écrivain entre à l’Académie pour une traduction médiocre d’un médiocre auteur classique et tel autre est loué d’avoir su enchâsser dans son œuvre une belle sentence de Sénèque ou quelque délicate expression de Virgile.
C’est un caractère à peu près universel pour la littérature du temps d’être nourrie du suc de la littérature antique, sans en être étouffée ni alourdie. Dans le même ordre d’idées, voici un autre caractère qui n’est que général.
Les écrivains qui admirent si vivement les anciens dédaignent les modernes, crient arrière à l’Espagne et à l’Italie, ignorent l’Angleterre et l’Allemagne, effacent d’un trait de plume le moyen âge et même le xvie siècle. A peine si Boileau accorde à Villon et à Marot quelques maigres éloges qui encore portent à faux ; il traite Ronsard et son école avec une insultante pitié ; et l’historien qu’il essaie d’être pousse un soupir de soulagement, comme un homme perdu dans la nuit qui voit poindre l’aurore, quand, dans sa course rapide à travers le passé littéraire de la France, il arrive à Malherbe, son précurseur.
Enfin Malherbe vint…
On croirait vraiment que Malherbe a créé de toutes pièces la littérature française.
La plupart des Français de ce temps-là, avec un orgueil que justifie en partie la docile admiration des autres peuples, sont convaincus qu’avec eux commence une ère de grandeur et de perfection. Ils proclament hardiment la supériorité de leur goût comme Louis XIV la suprématie de la France. Les anciens mis à part, ils n’entendent relever que d’eux-mêmes. Loin d’imiter les étrangers, ils se flattent de leur servir de modèles. Bref, l’époque est française, très française ; ses grands hommes sont pour la plupart du cœur de la France, de Paris, de la Champagne, du bassin de la Seine et de la Marne ; on imprime même alors un caractère national aux choses qui paraissent le comporter le moins. L’église catholique, bien qu’elle soit universelle par définition et tienne par conséquent à honneur de s’élever au-dessus des différences de race et de climat, est en France, avec Bossuet, gallicane ; l’histoire l’est aussi, si je puis parler ainsi ; car, en dépit de toute vraisemblance, elle affirme que les Francs n’étaient pas des envahisseurs germains, mais qu’ils étaient nés sur le sol de la Gaule184.
Il y a sans doute quelques exceptions à ce dédain des écrivains du temps, soit pour la littérature des pays voisins, soit pour celle de la vieille France. Il suffit de citer Molière, La Fontaine, Corneille. C’est qu’ils appartiennent à la génération antérieure et forment un groupe à part. Mais les vrais contemporains du roi Louis XIV sont si exclusivement partagés entre l’admiration d’eux-mêmes et celle des Grecs et des Romains que la grande controverse littéraire du temps sera la querelle des anciens et des modernes. Rien de plus logique ; rien qui montre mieux le caractère double et en quelque sorte hybride de l’époque.
Or en quel sens se fait ici le mouvement ? Il est visible que la France, qui chasse les protestants, qui combat l’Europe coalisée, resserre ainsi son unité et cherche à se soustraire de plus en plus à l’influence du dehors, mais qu’elle va la ressentir par l’intermédiaire même de ces Français qu’elle a violemment déracinés. Il est visible d’autre part que les grands écrivains du xviie siècle, au nom desquels les modernes disputent la préséance aux anciens, tendent à devenir une seconde antiquité, rivale de la première.
L’époque se rattache ainsi à la grande période classique qui commence à la Renaissance et va jusqu’au romantisme, période où l’imitation des Grecs et des Romains est un des traits essentiels de la littérature française, comme l’étude du grec et du latin est le fond de l’enseignement donné aux enfants de la noblesse et de la bourgeoisie riche. Dans cette période elle représente le moment où la France, qui a mis un siècle entier à digérer toute la nourriture intellectuelle qu’elle avait dévorée avec avidité depuis la Renaissance, achève ce travail d’assimilation, et, ayant éliminé l’excès de substance venu de l’étranger et du passé, garde incorporée à la mœlle de ses os et au sang de ses veines la quintessence de la pensée antique.
Un second caractère saillant de la littérature du temps est son respect pour le principe d’autorité, et cela en tout domaine.
En politique, elle est soumise aux puissances établies ; elle est profondément monarchique ; je ne vois aucun écrivain qui se dérobe au prestige du roi-soleil, qui ne lui paie un jour ou l’autre son tribut d’adulation et d’idolâtrie. Il est oiseux, je pense, d’en accumuler les preuves. C’est le triomphe de la monarchie absolue, le terme de la poussée plus que séculaire qui a détruit peu à peu les privilèges des nobles et les libertés des bourgeois au profit de la royauté.
En matière religieuse, la littérature est soumise à l’Eglise catholique. Soumission moins parfaite. Il y a des groupes dissidents : protestants, jansénistes, israélites, quelques esprits forts. Mais on les exile, on les écrase, on les fait taire. Il y a bien aussi des débats sur les pouvoirs respectifs du pape et du roi, et c’est le roi qui l’emporte. Mais, ces réserves faites, tout s’incline devant l’Eglise. La philosophie se plie aux exigences du dogme, ce qui ne l’empêche pas d’être traitée en suspecte ; la doctrine de Descartes est proscrite de l’Université, les écrits de Spinoza sont interdits en France. Bossuet est chargé d’élever le futur souverain de la France et il s’érige en exécuteur des hautes œuvres ecclésiastiques sur la mémoire de l’auteur de Tartufe. Racine est sur le point de se faire chartreux, de même que La Vallière est devenue sœur Louise de la Miséricorde. La Fontaine, après s’être tant moqué des nonnes et des ermites, s’apprête à expier ses Contes et ses autres pochés en faisant une paraphrase des psaumes. La Rochefoucauld, qui n’a pas été un modèle d’orthodoxie, finit décemment entre les bras de l’évêque de Meaux. Molière, le moins religieux des écrivains d’alors, a soin, quand il attaque les faux dévots, de mettre dans la bouche d’un de ses personnages l’éloge de la piété sincère. Saint-Evremond, l’épicurien, végète exilé en Angleterre. L’époque se termine par la révocation de l’édit de Nantes, victoire éclatante de la grande Restauration catholique commencée dans le dernier tiers du xvie siècle en haine de la Réforme.
En fait de langue et de littérature, l’Académie et Boileau légifèrent. L’une et l’autre promulguent des édits qu’on accepte. L’Art poétique est un code et presque un code pénal. Il formule des dogmes aussi impératifs que ceux du catéchisme ; il dit avec la même assurance : Hors de là, point de salut ! Huet, évêque d’Avranches, écrit sur le roman une lettre-préface, et c’est pour imposer des règles au roman.
Les hommes de ce temps-là essaient de donner aux formes du moment une éternelle fixité. Ils croient être arrivés à quelque chose de parfait et partant d’immuable. La monarchie absolue, incarnée dans le grand roi, leur paraît le but grandiose vers lequel la France n’a cessé de s’acheminer depuis Clovis ; et maintenant qu’elle y est arrivée, elle n’a plus qu’à s’y arrêter pour toujours. Le triomphe du catholicisme est pour Bossuet le couronnement de l’histoire universelle, et tous les événements depuis le commencement du monde n’ont eu d’autre raison d’être que de le préparer ; il admet implicitement que tout ce qui change est par là même inférieur, et de là son grand argument contre les Églises protestantes. Leur doctrine a varié, donc elle est fausse. De là aussi le manque de sens historique chez les très médiocres historiens qui travaillent à conter élégamment des faits qu’ils ne comprennent pas. De là cette naïve persévérance que l’Académie apporte dans cette tâche impossible : fixer la langue. Bref un effort pour conserver tel quel ce qui existe, une halte de la société et de la pensée dans une immobilité sereine qui permet aux écrivains de songer presque uniquement à plaire et de soigner leur style avec amour, voilà le bilan de ces trente-cinq années185.
Cependant sous cette immobilité voulue, sous ce règne paisible de l’ordre et de la discipline, contre lesquels Molière et La Fontaine sont à peu près les seuls à regimber parfois, le mouvement de la vie continue quand même ; la monarchie de droit divin est à son apogée ; mais l’apogée est toujours voisin du déclin ; l’Eglise catholique, son alliée, a infligé une cruelle défaite à ses adversaires ; mais toutes deux, par l’excès même de leur tyrannie, provoquent le réveil de l’esprit de liberté ; en matière littéraire aussi, quoique le joug y soit moins lourd à porter, l’époque suivante verra déjà des essais, tout au moins des velléités d’émancipation.
Ce qui s’observe ensuite dans la littérature du temps, c’est un caractère aristocratique et mondain. Il s’y présente sous mille apparences diverses qu’il faut rappeler.
Il est sensible dans la conception de l’univers que se font les contemporains de Louis XIV ou, ce qui revient au même, dans la philosophie qui domine parmi eux et qui est celle de Descartes. Le philosophe mort est à la fois suspect et triomphant, ce qui n’est point contradictoire. Bossuet ne le nomme pas, mais il le commente et reproduit celles de ses opinions qui ne sont pas opposées au dogme.
Or, la conception de Descartes est dualiste et mécaniste. D’une part, très chrétiennement, il distingue de façon radicale la substance pensante et la substance étendue, l’esprit et la matière. Mais à l’une appartient toute la dignité, la réalité vraie et certaine ; c’est la première. Descartes n’est, pas sûr que la nature existe ; il se défie là-dessus du témoignage de ses sens ; il a besoin de se prouver à lui-même que le monde — tel qu’il le voit, tel qu’il le touche — n’est pas une illusion, et c’est par un long raisonnement qu’il arrive à établir que la terre, les arbres, les autres hommes sont bien des êtres réels. Ainsi ce douteur, qui se défie de ses sens, a une foi inébranlable dans sa raison, dans sa logique, dans les déductions de son intelligence. Il est sur ce point profondément idéaliste.
Conformément à cette tournure d’esprit, il définit l’homme un être qui pense — c’est-à-dire qu’il sacrifie en lui le corps à l’âme, et, disons plus, à une âme incomplète, mutilée. Il n’attache en effet d’importance qu’à la pensée ; il laisse presque tout à fait à l’écart la sensibilité et il la traite assez mal : les sens nous trompent ; l’imagination est, comme dit Pascal, une maîtresse d’erreur et de fausseté ; les passions sont des guides déplorables qui nous détournent de la vertu et de la vérité, etc. Descartes, à force d’abstraction, n’est pas loin de réduire l’homme à n’être plus qu’une intelligence servie par des organes, une âme qui a rencontré un corps par hasard, qui se trouve accouplée avec lui on ne sait comment et qui, en attendant d’en être délivrée, peut et doit raisonner comme si elle était seule.
De la sorte Descartes creuse un abîme entre l’homme, être pensant, et
le reste de l’univers, être étendu. Et comme les animaux, placés entre
les deux extrêmes, l’embarrassent fort, il leur ôte l’intelligence et même la
sensibilité ; il ne veut pas qu’ils aient une âme, fût-ce un embryon d’âme ; il les
assimile à des horloges ; il en fait de purs automates qui n’ont que l’apparence de la
vie. Le Père Malebranche, disciple logique de Descartes, recevait à coups de pied sa
chienne qui venait le caresser et, comme on le lui reprochait : « Et quoi !
s’écriait-il, vous croyez que cela sent, que cela souffre ! »
D’autre part, le monde est pour Descartes une machine admirable, un assemblage merveilleux de rouages et de ressorts, une combinaison savante de mouvements aussi compliqués que réguliers. Dieu est surtout pour lui un mécanicien, un horloger, qui a calculé et réglé pour toujours la rotation des astres dans leur orbite, qui a organisé suivant les lois de la géométrie la transmission de la lumière et du son à travers l’espace, qui veille à ce que cette harmonie, cet ordre ne soient pas dérangés. Conception de l’univers qui est au moins aussi incomplète que sa conception de l’homme ! Descartes ne considère pas la nature comme un ensemble vivant, dont toutes les parties fermentent et agissent incessamment les unes sur les autres ; la nature est à ses yeux quelque chose d’inerte et d’inanimé. Et en même temps il ne considère pas dans tout ce qui nous environne ce qui s’y trouve d’éternellement changeant ; il se plaît au contraire à y rechercher ce qu’il y a d’immuable dans les lois qui régissent les rapports des différents êtres entre eux.
Ces principes ne comprennent pas toute la philosophie de Descartes ; mais ils résument ce qui en est le plus apparent, ce qui frappe le plus la génération de Louis XIV. Tous les écrivains s’en inspirent, sauf trois ou quatre exceptions. Mme de Sévigné, La Fontaine s’obstinent à défendre les bêtes ; ils sont incapables de goûter cette superbe doctrine qui, de façon si tranchante, sépare l’homme de ses frères inférieurs. Molière, lui aussi, lui surtout, combat le spiritualisme étroit et dédaigneux de Descartes. La première scène des Femmes savantes n’est pas seulement une attaque contre les survivantes de la société précieuse ; elle est encore une charge à fond contre les théories du philosophe qui fut leur contemporain et leur inspirateur. Ainsi protestent quelques indépendants (toujours les mêmes) ; mais le reste des écrivains du temps acceptent et reflètent la philosophie régnante. Il est aisé de trouver dans leurs théories et leurs œuvres186 le pendant de ce spiritualisme aristocratique, de ce rationalisme exclusif, de cet idéalisme abstrait.
Pour le moment, suivons-y la veine aristocratique. Les mots de la langue et les genres littéraires sont divisés en nobles et en roturiers, de même que l’homme est coupé en deux parties, l’une toute animale et l’autre presque divine, de même que la France est séparée en ordres et en castes. La tragédie est une grande dame, qui n’admet chez elle que des personnes de choix, un ton et des manières raffinés. La comédie, qui est simple bourgeoise et même un peu peuple, se permet un certain laisser-aller ; mais elle est blâmée, quand elle s’abaisse à la farce, et invitée à se hausser à des sujets plus relevés. Elle-même vante à chaque instant le bon goût de la cour. Quand vient à mourir un prince, une princesse, un homme de haut parage, on tapisse une église de tentures superbes ; on dresse au milieu de la nef un catafalque qui cache l’autel ; on expose des tableaux qui racontent les hauts faits du personnage et de sa famille ; on construit des estrades où s’entassent marquises, duchesses et grands seigneurs ; on fait en un mot de la cérémonie funéraire une pompe théâtrale capable d’effacer les plus belles décorations des ballets royaux. Puis un évêque monte en chaire, et dans un discours d’apparat célèbre les vertus du mort, qui fut souvent un piètre sire, exalte l’esprit de la princesse défunte, qui fut peut-être un modèle d’insignifiance, et ne manque pas de placer l’un et l’autre à la droite du Tout-puissant, attendu qu’un grand de la terre ne saurait être confondu, même dans la tombe, avec le troupeau de la vile multitude. Une éloquence grandiose et solennelle, qui est une vanité de plus, dit la vanité des choses humaines. C’est ce qu’on appelle une oraison funèbre.
La littérature est mondaine aussi, ce qui est une autre façon d’être
aristocratique187. Le style, qui s’est dégagé à la fois de l’affectation et de la
trivialité, a l’élégance aisée, la tournure noble et naturelle qui plaisent dans les
salons. Les moralistes connaissent et peignent à merveille les gens des hautes classes ;
tous les genres tenant à la vie du monde se développent ; la poésie s’unit à la musique
et à la danse dans l’Opéra et les ballets de cour ; mais cette floraison est compensée
par de graves lacunes. La majorité des écrivains a beau appartenir à la bourgeoisie ;
elle dépend économiquement du roi et de la noblesse ; aussi est-ce à peine si les mœurs
bourgeoises apparaissent ça et là par de brèves échappées chez Molière, chez La
Fontaine, chez Furetière, chez Boileau ; quant à la foule inconnue qui travaille et
végète dans les bas-fonds de la société, si l’on se fût avisé de la peindre, Louis XIV
eût dit sans doute comme devant les scènes populaires de Téniers : « Tirez-moi
ces magots ! »
Molière esquisse en passant quelques pauvres paysans qui
jargonnent leur patois en se laissant battre et berner par don Juan. La Fontaine, à peu
près seul, dans quelques-unes de ses fables188, croque d’un crayon
rapide leur grosse gaîté, leur humeur narquoise, leur appétit d’argent et de ripaille ou
burine en traits énergiques une sombre eau-forte où revit leur misère. C’est tout et
c’est peu. La vie intérieure est également laissée dans l’ombre, et j’entends par là
aussi bien la vie du cœur que la vie domestique, l’expression des sentiments en chaque
individu aussi bien que dans l’intimité du. foyer. D’une part, la réserve que chacun
s’impose empêche le poète d’épancher ses joies et ses douleurs en effusions sincères. Il
est convenu que « le moi est haïssable »
. D’autre part, la tendresse des
parents pour les enfants ne peut se montrer en public, surtout s’ils sont
de condition noble, et il est bien remarquable que, dans l’Andromaque de Racine, le petit Astyanax, autour duquel pivote toute l’action,
n’apparaît pas un seul instant. Autre lacune, si visible, qu’il suffit de la mentionner.
On n’ignore pas seulement la nature, on la redoute. Un courtisan ne rêve pas de
châtiment plus pénible que d’être relégué dans ses terres en tête à tête avec des
arbres, des vaches et des villageois. Molière, faisant jouer une pastorale, indique
ainsi l’endroit où se passe la scène : « Un lieu champêtre, mais
agréable. » Ce mais en dit plus qu’il n’est gros. Mme Deshoulières nous parle des bords fleuris qu’arrose la Seine et des moutons
qu’on y mène. Seulement c’est une allégorie pour demander au roi une pension en faveur
de ses enfants. Nous voilà bien loin des bergeries ; nous sommes ramenés à la cour au
moment où nous y pensions le moins. Bossuet ne daigne pas jeter un coup d’œil sur le
parterre de son évêché, au désespoir de son jardinier qui voudrait qu’on y plantât, en
place de fleurs, des livres de théologie ; ils auraient au moins chance d’attirer
l’attention du maître. La campagne représente aux yeux des hommes de ce temps quelque
chose d’inélégant, qui sent le fumier, qui est semé de bêtes malpropres et d’êtres
humains assez semblables à ces bêtes. Il n’y a guère que ce rêveur de La Fontaine, cet
ancien maître des eaux et forêts, qui sache apprécier et ose nommer veau, vache, cochon,
couvée, qui plaigne d’un cœur fraternel l’arbre dépouillé de ses rameaux par
l’ingratitude de l’homme, qui aime jusqu’à la solitude et lui trouve une douceur
secrète. Mais on sait que le bonhomme passait pour être un peu bizarre et que la fable
n’eut pas l’honneur de figurer dans l’Art poétique.
A cet égard, l’époque fait partie, mais n’est pas encore le point culminant, d’une période où la société polie est le centre lumineux que reflète avec prédilection la littérature ; la politesse se raffinera et surtout s’étendra dans les époques suivantes. En revanche, la bourgeoisie monte (Saint-Simon n’accusera-t-il pas Louis XIV de n’avoir choisi que des ministres bourgeois ?) et, en même temps que grandissent la fortune et le savoir du Tiers-Etat, la littérature tend aussi à s’embourgeoiser. Ce n’est pas tout : à mesure que la hiérarchie des castes perd de sa rigueur, la philosophie commence, elle aussi, à rapprocher dans l’homme les deux moitiés inégales entre lesquelles Descartes opérait un divorce si complet. Le mouvement va dans le sens égalitaire.
Un quatrième caractère se découvre bientôt. La littérature de l’époque est psychologique, abstraite, jalouse de satisfaire la raison.
Faut-il rappeler que la philosophie du temps s’occupe surtout de l’âme, abstrait de la complexe réalité la pensée pure, se fie en aveugle à la puissance du raisonnement, use de la méthode mathématique ? La prédominance de la raison ne se montre pas moins dans les œuvres purement littéraires. L’imagination, à laquelle l’époque précédente avait laissé libre carrière, est tenue sévèrement en bride. Dans la poésie même on estime peu la verve inventive et la fantaisie capricieuse. Boileau adresse aux poètes ce conseil :
Aimez donc la raison ; que toujours vos écritsEmpruntent d’elle seule et leur lustre et leur prix.
Lui-même n’applique que trop rigoureusement ce précepte. Il roule sur la pente qui mène
A proser de la rime et rimer de la prose189.
Le bon sens est sa Muse, et s’il lui inspire des ouvrages bien ordonnés, des vers solides et pleins qui deviennent facilement proverbiaux, il ne peut, hélas ! sec et terre à terre comme il est, lui donner les images brillantes, le vol audacieux, la fougue emportée. L’ode se transforme en un effort de lyrisme factice, où l’émotion vraie est remplacée par « un beau désordre » qui n’est le plus souvent qu’« un effet de l’art ». L’épopée se construit d’après une recette qui dose savamment les descriptions et le merveilleux, et le législateur du Parnasse réduit Vénus et Neptune à l’état de froides abstractions. Les critiques, ses émules, dressent la liste des « machines poétiques », dont l’emploi est dûment autorisé. S’il existe encore des poètes plus hardis, plus aventureux, ils ne sont appréciés qu’à demi. La touche large, le style métaphorique, l’allure franche de Molière lui valent le dédain des raffinés. La Fontaine, avec sa grâce nonchalante, sa naïveté malicieuse, son talent de composer de vivants tableaux, a besoin que Molière se porte garant de son mérite.
Pendant que la poésie s’amincit et se décolore à force de s’adresser à l’intelligence
pure, la prose a toutes les qualités de beauté calme et méthodique que préfère le goût
régnant. Chaque auteur fait effort pour suivre un plan savamment ordonné, pour
construire un tout bien proportionné, pour conduire la pensée par une série de
propositions qui s’enchaînent et s’opposent l’une à l’autre. Boileau déclare que les
transitions sont ce qu’il y a de plus difficile dans l’art d’écrire. Quantité de vérités
générales sont exprimées avec bonheur ; le style prend volontiers un air sentencieux,
et, à mesure qu’on avance dans le siècle, il se débarrasse des plis de la grande période
oratoire, s’applique à condenser plus de choses en moins de mots, vise aux formules
courtes et brillantes où la raison aiguisée reluit comme un diamant taillé à facettes.
Cette tendance est déjà visible en La Rochefoucauld. Elle ira croissant. La prose
deviendra peu à peu tendue et subtile, et, dès le début de l’époque suivante, La Bruyère
pourra écrire : « On a mis dans le discours tout l’ordre et toute la netteté dont
il est capable ; cela conduit insensiblement à y mettre de l’esprit. »
Cette même tendance de la littérature à devenir de plus en plus raisonnable et raisonneuse se montre sous une autre forme au théâtre. On peut la reconnaître dans tous ces personnages qui débrouillent et expliquent leurs sentiments avec une logique et une clarté parfaites, comme s’ils étaient des psychologues de profession. Molière y cède, lorsque dans la plupart de ses pièces il introduit un représentant du bon sens, un raisonneur, qui porte des noms variés, mais qui toujours est chargé de rappeler au sentiment de la juste mesure ceux qui s’en écartent dans un sens ou dans l’autre. Molière y obéit encore, quand il s’efforce de tracer, non plus des portraits, mais des caractères, des types, quand il prétend peindre « l’avare » ou « le misanthrope ». Les écrivains dramatiques du temps semblent convaincus que l’homme est le même dans tous les siècles et sous toutes les latitudes ; frappés par cette moitié de vérité, que le fond des sentiments ne change guère au cours des siècles, ils négligent de parti pris l’autre moitié, à savoir, que la forme, la combinaison et l’intensité de ces mêmes sentiments sont dans une mue incessante. Ils s’attachent au général plus qu’au particulier ; ils cherchent dans l’individuel ce qui est universel ; ils conçoivent une sorte d’homme abstrait et éternel, qui est, pour ainsi dire, hors du temps et de l’espace et qui ne se modifie jamais qu’en apparence.
Cette conception est plus visible encore, si l’on quitte Molière pour Racine. Son système théâtral est une abstraction hardie qui supprime résolument une moitié de l’homme et de la vie. Rien qui fasse songer que les choses ont une double face, triste et gaie, tragique et comique. Rien qui fasse supposer que nous dépendons tous plus ou moins du milieu qui nous enveloppe. A quoi bon parler aux sens ? L’action semble se passer n’importe où, n’importe quand, entre des âmes qui n’ont des corps que par une vieille habitude ; le décor est réduit au minimum ; la mise en scène est simplifiée à l’extrême ; l’extérieur des personnages n’est pas ce qui doit intéresser, leur vie interne a seule droit à l’attention ; et encore dans la peinture de leurs pensées et de leurs sentiments ne veut-on exprimer par des formules définitives que l’essence de la nature humaine.
Des philosophes ont pu, de nos jours, écrire des volumes sur la psychologie dans l’œuvre de Racine. Et son cas n’est point exceptionnel. Les écrivains psychologues abondent autour de lui. A côté des auteurs dramatiques qui font jouer devant le public le mécanisme secret des passions, il est des analystes qui préfèrent le démonter. Parmi eux, ceux-ci sont des moralistes moralisants, comme Nicole ; ceux-là se contentent de représenter les mœurs comme ils les voient, sans prétention à les corriger, tel La Rochefoucauld, qui concentre dans son petit livre des Maximes l’amertume et le désenchantement de son âme. Mais tous, en s’inspirant du monde environnant, s’efforcent de s’élever au-dessus ; ils ne se bornent pas à constater des faits particuliers ; ils veulent arriver à « des vérités qui soient vraies demain comme elles l’étaient hier. La Rochefoucauld tourne et retourne de mille façons cette idée que l’égoïsme est le mobile presque unique des actions humaines ; et c’est ainsi que cette psychologie, quoique partie de l’observation directe de la réalité, aboutit, elle aussi, à l’abstraction.
Une dernière preuve de ce dédain pour ce qui est purement individuel, c’est la façon dont on conçoit alors l’histoire. Que rencontrons-nous en ce genre ? Ou bien de vastes généralisations comme celle qu’a essayée Bossuet, une vue à vol d’oiseau, à vol d’aigle, si l’on veut, des grandes révolutions qui se sont succédé dans le monde, rapide coup. d’œil sur la série des siècles dans lequel les hommes et les faits particuliers s’effacent et disparaissent. Ou bien, chez les historiens secondaires, une impuissance remarquable à noter les différences qui ont pu exister entre les époques lointaines et celle où ils vivent. Clovis, roi des Francs, leur apparaît comme un petit Louis XIV ; ils lui prêtent une cour, des palais splendides, un pouvoir presque absolu ; ils suppriment si bien l’élément pittoresque, ils se donnent si peu la peine de se figurer le costume et les usages des hommes d’autrefois, et surtout ils imaginent si naïvement la persistance à travers les âges d’un « cœur humain » identique à lui-même, que le tissu de l’histoire devient quelque chose de terne et de grisâtre où rien ne se détache en relief.
Cette prédominance de la raison, ce goût de l’abstraction ne sont pas alors près de disparaître. Ils dureront jusqu’au moment où le xviiie siècle (dans sa seconde moitié principalement) viendra rendre à la sensibilité, au Moi, au monde extérieur la part d’attention qu’ils méritent…
Certes, je ne prétends pas que les quatre caractères, dont je viens de montrer la coexistence, suffisent à exprimer dans sa complexité la littérature de l’époque choisie comme champ d’études. Il est trop évident que la synthèse, dans laquelle nous avons condensé les résultats de notre analyse est incomplète. Mais, telle qu’elle est, elle nous fournit déjà un ensemble de traits qui distinguent nettement l’époque littéraire dont il s’agit de celles qui l’avoisinent. Les exceptions que nous avons constatées, chemin faisant, les rapports que nous avons établis avec ce qui précède ou ce qui suit, nous font aussi discerner différents groupes d’esprits. D’une part, des écrivains, qui sont les contemporains proprement dits de Louis XIV, qui représentent le goût dominant de sa génération et de sa cour ; Boileau, Racine, Bossuet sont les chefs de cette petite troupe. D’autre part, des auteurs qui se rattachent à l’époque antérieure, qui gardent quelque chose du temps de la Fronde : tels Corneille, Molière, La Fontaine, Retz, La Rochefoucauld, Saint-Evremond, même Mme de Sévigné ; tout soumis et pacifiés qu’ils sont avec la France entière, ils ont par moments une indépendance de pensée, une liberté de ton et d’allure, une verdeur de langage, voire une veine de gaillardise qui rappellent que leur jeunesse s’est écoulée dans une société moins régulière. De plus, ils se ressentent pour la plupart de l’engouement dont l’Espagne et l’Italie furent l’objet et ils ont des ressouvenirs de l’ancienne France.
Le passé de la veille se survit encore dans les débris de l’école précieuse, dans les réputations éclipsées qui peuplent l’Académie et jalousent les gloires les plus éclatantes ; et, frappant exemple de la façon dont l’avenir se relie au passé par-dessus le présent, ces groupes secondaires, comme des chaînons vivants, rattachent la fin du siècle à son commencement. Parmi ceux qui sont jeunes, vers 1685, beaucoup rejoignent par la sympathie ceux qui l’étaient vers 1650. Fontenelle continue, en le transformant, le genre précieux et galant prolongé par Benserade. Les sceptiques et les épicuriens de la société du Temple recueillent la tradition de Saint-Evremond et de Ninon de Lenclos, qui s’obstinent à vivre assez longtemps pour se voir refleurir en eux. Ainsi des tendances, qui sont en sous-ordre dans cette première moitié du règne de Louis XIV, s’apprêtent à reconquérir, après cette trentaine d’années, l’importance qu’elles ont eue auparavant. La couleur dominante s’atténue peu à peu et, par une série d’insensibles transitions, il se trouve, au bout de quelque temps, que telle nuance effacée a pris la place et l’éclat de celle qui éblouissait les regards.
§ 2. ― Je ne pousse pas plus loin cet aperçu, destiné simplement à donner une idée de ce que peut et doit contenir la formule générale d’une époque. Mais une formule est, de sa nature, sèche et rigide comme la science ; et l’histoire, surtout l’histoire d’une littérature, ne peut pas être seulement scientifique ; elle doit être en sus. quelque chose de souple, de vivant, de littéraire. C’est pourquoi l’on ne saurait s’en tenir aux lignes dures de la formule trouvée. Elle ne saurait dispenser d’un tableau artistique où l’époque étudiée retrouve le mouvement et la vie.
Seulement autre chose est la méthode qui convient à la recherche des faits, autre chose la méthode qui doit présider à leur exposition. On ne saurait ici codifier des prescriptions précises, indiquer un ordre qui s’impose. C’est à l’art de l’historien (et l’art comme le style est éminemment personnel) de savoir faire jaillir des documents entassés la lumière et la flamme ou, si l’on veut, de transmuer la vérité en beauté.
A peine oserai-je proposer quelques conseils à quiconque veut ressusciter une époque littéraire. On peut commencer par passer rapidement en revue tout ce qui environne la littérature, les milieux divers où elle se développe, les influences qui agissent sur elle du fond des pays étrangers ou des siècles passés, la condition faite alors aux écrivains. L’exposé des principaux caractères qui distinguent l’époque peut trouver sa place après ce travail préliminaire : théories régnantes, usages ou règles acceptés, conceptions du monde couramment admises, transformations subies par la langue, qui est l’instrument commun à tous ceux qui parlent ou écrivent, peuvent terminer cette partie générale.
Pour le reste, faut-il classer les auteurs par groupes ou les œuvres par genres ? Cela dépend. Il y a des époques qui ont respecté avec un scrupule superstitieux ces cadres qu’on appelle des genres littéraires. Au temps de Boileau, par exemple, il est admis que l’élégie, l’ode, la comédie, la tragédie ont chacune leur existence individuelle et leurs règles spéciales. Reproduire cette division traditionnelle peut être en pareille occurrence une façon de mieux faire saisir l’esprit du moment. Mais, en ce cas même, il semble que l’historien doive dans chaque époque, jeter en avant les genres qui ont alors le mieux réussi. C’est encore un moyen de rendre plus visibles les goûts dominants. Ainsi, dans l’époque que nous avons résumée plus haut, la poésie dramatique et la littérature religieuse me paraissent avoir droit aux deux premiers rangs, et ce rapprochement seul de deux genres qui se ressemblent si peu, qui sont même, à certains égards, en pleine opposition, fait comprendre à merveille cette société catholique et mondaine qui voltige avec aisance du théâtre au sermon et se partage entre l’Église et les plaisirs du siècle. De 1715 à 1760, la prose méritera de passer avant la poésie et la littérature à visées philosophiques sera sans doute celle qu’il faudra mettre au premier plan. Pendant la Révolution, la littérature politique aura son tour de primauté. Chaque époque a de la sorte son genre ou ses genres de prédilection qui révèlent sa nature.
Mais il y a aussi des moments où la distinction des genres est presque entièrement abolie. Notre siècle a mêlé le tragique et le comique ; il en est arrivé à des œuvres théâtrales qui, né sachant, comment se définir, se sont vaguement intitulées pièces. Les poètes ont sauté par-dessus les barrières qu’avaient élevées les critiques d’autrefois. On sait l’effarement de l’éditeur auquel Lamartine apportait ses Méditations. Etaient-ce des élégies ? des odes ? des dithyrambes ? Impossible de les classer dans l’un ou l’autre des compartiments ordinaires ! Le pauvre homme en était tout désorienté. S’il avait vécu jusqu’à nos jours, il aurait eu bien d’autres sujets de surprise. Qu’aurait-il dit devant certaines œuvres dont on ne saurait dire si elles sont en vers ou en prose, lyriques ou épiques ou dramatiques ? Dans ces époques de confusion voulue, il peut être avantageux de classer les auteurs par écoles, de grouper les ouvrages que rapprochent des affinités profondes et non point seulement des ressemblances superficielles.
Quel que soit d’ailleurs l’ordre qu’on préfère, il faut réserver une place d’honneur aux grands hommes et aux chefs-d’œuvre qui représentent sans doute leur époque, mais la dépassent et l’entraînent à leur suite, qui sont la brillante expression de l’esprit de leur temps, mais en même temps de puissants agents d’innovation. Il faut, à côté d’eux, placer les hommes et les ouvrages secondaires, qui a défaut d’autre mérite servent du moins à montrer, soit réduites au niveau moyen les qualités, soit portés à outrance les défauts des maîtres et de leurs productions géniales. Il faut enfin renoncer à tout dire, se résigner à faire un choix. N’a-t-on pas comparé l’historien à un Rembrandt qui dirige les jets de lumière sur les choses essentielles et laisse dans l’ombre celles qui méritent d’y rester ? Une histoire n’est pas un catalogue, un dictionnaire. Elle fausserait la vérité, si elle ne savait établir dans sa reproduction du passé une hiérarchie de talents et d’œuvres correspondant à ce que fut la réalité vivante.
Mais encore une fois, le tableau d’une époque peut être présenté de mille façons diverses et je me reprocherais la seule apparence de vouloir enfermer en un plan uniforme la libre inspiration de l’artiste que doit être l’historien digne de ce nom. Je reviens donc à ce qui est encore matière à science dans le vaste domaine que je suis bien près d’avoir achevé de parcourir.