(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. » p. 232
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(1870) Nouveaux lundis. Tome XII « Madame Desbordes-Valmore. » p. 232

Madame Desbordes-Valmore.

Sa vie et sa correspondance (suite)

Il me reste à indiquer des portions de correspondance qui offrent des tons un peu plus variés, à montrer pourtant jusqu’à la fin la note fondamentale, et aussi à recueillir les principaux hommages qui n’ont pas manqué de son vivant à ce tendre et sympathique génie.

À son retour d’Italie et dans les premiers temps de sa réinstallation à Paris, Mme Valmore revit ses chères Flandres ; elle traversa Douai, où elle embrassa tristement son frère, où le passé et le présent ravivèrent ses douleurs, et elle alla à Bruxelles, où M. Valmore avait dû contracter un nouvel engagement. Le court séjour qu’elle y fit, et pendant lequel elle écrivait de charmantes lettres collectives à ses trois enfants à Paris, réveilla en elle des traces de jeunesse, et lui apporta, malgré tout, quelque diversion heureuse, un loisir relatif et comme une allégresse d’imagination. On sent à quelques éclairs lumineux combien il n’a manqué à cette exquise intelligence qu’un peu de recueillement et d’étude pour tout entendre des arts, de la littérature proprement dite, de tout ce qui constitue une culture accomplie. Ainsi, à son fils qui s’occupait alors de peinture, elle écrivait :

« Mercredi 21. — Hier mardi, 20 octobre, ton père a reçu ta lettre et le dessin qu’elle contenait, mon cher fils. Il t’en remercie et partage ainsi que moi tes adorations pour Michel-Ange. Que ce monde renferme de bonheur quand on possède en soi le sens le plus humble et le plus grand tout ensemble, l’admiration ! Il console de toutes les misères et donne des ailes à la pauvreté, qui s’élève ainsi au-dessus du riche dédaigneux. »

« (Le 26 octobre, à midi. — 1840, Bruxelles)… Je comptais travailler ici dans la solitude ; mais elle ressemble à celle où je voudrais m’enfermer à Paris. Les lutins entrent par la serrure.

« … Je Suis bien contente d’avoir ici ton volume sur l’Allemagne. Chaque ligne de Mme de Staël est une lumière qui pénètre mon ignorance d’admiration et toujours d’attendrissement. Quel génie ! mais quelle âme ! Quel bonheur de croire à notre immortalité pour la voir aussi, comme je l’ai rêvée une fois98 ! — D’un autre côté, plus je lis, plus je pénètre sous les voiles qui me cachaient nos grandes gloires, et moins ] j’ose écrire ; je suis frappée de crainte, comme un ver luisant mis au soleil. »

Et cette autre lettre encore, qui semble résonner et bruire de tous les carillons de ces jolies villes flamandes à toutes les grandes et moyennes fêtes de l’année :

« Le 1er novembre 1840. — Bruxelles. — 10 heures du soir. — Je vous écris, mes chères âmes, au milieu de toutes les cloches battantes de Bruxelles qui se répondent pour les Saints et pour les Morts. Rien ne peut à Paris donner l’idée de ces solennités qui émeuvent ici la terre et les airs. Les églises que nous avons parcourues étaient pleines de femmes à longues failles sur la tête, et qui tombent jusqu’à leurs pieds. Ces églises ont tellement le caractère de l’Italie, que je donnerais tout au monde pour que vous les vissiez. Hippolyte serait ravi. Nous y avons vu aujourd’hui la Vierge noire et le petit enfant Jésus noir comme sa mère. Ces madones me serrent le cœur de mille souvenirs. L’art n’y est pour rien, mais les premières et douces croyances font que j’adore leurs voiles raides doublés de rose et leurs immobiles couronnes de fleurs d’une batiste si ferme que tous les orages du monde n’en feraient pas bouger une feuille. — J’ai à vous faire le récit d’un cabinet de peinture où nous avons pénétré hier, chez le duc d’Aremberg. Quelle richesse tranquille ! quelle solitude glorieuse ! les Rubens y pleuvent, et ses deux femmes, presque vivantes de son pinceau, et lui-même, peint de sa main : on croit voir ses lèvres bouger. Vraiment c’est ici le refuge de la peinture ; on sent qu’elle y est adorée par une religion profonde, sans paroles. Mais que direz-vous quand vous apprendrez que nous venons de voir la tête véritable du Laocoon, possédée par ce duc d’Aremberg, au prix de 460,000 francs ? Je vivrais mille ans que je ne pourrais oublier cette merveille qui me poursuit, cette tête noyée de douleur et de reproches amers. Des Vénitiens l’ont trouvée dans leurs fouilles longtemps après la découverte du magnifique groupe dont la tête véritable n’avait jamais été retrouvée. Sa vue déchire et l’on croit être près d’entendre des cris sortir de cette bouche ouverte par une convulsion de souffrance morale. La vue de toutes les dents découvertes sans grimace ajoute beaucoup à l’expression de cette torture. Ce n’est pas un vieillard comme dans le groupe, mais un homme dans la force et la beauté de l’âge, quarante à quarante-cinq ans : il pleure comme jamais je n’ai vu pleurer du marbre et comme on sent que doit pleurer le père des enfants qu’il ne peut délivrer. — Hippolyte avait observé qu’ils avaient l’air bien jeunes pour les enfants de ce vieillard. Il aurait vu avec transport l’harmonie de leur âge avec le sien. Ils doivent avoir quinze ans. Mais de quoi vais-je vous entretenir99 ? Tout ce que j’en dis est si pâle qu’il vaut mieux en venir à nos réalités connues. — La dernière lettre en trio chantait tout ce que je demande à Dieu : l’espoir et l’harmonie ! Le bien-être que je goûte ici depuis trois semaines, et où pourtant vous me manquez bien, en est tout consolé. Je n’ai pas besoin de dire à Line (Ondine) qu’en allant aux madones, j’ai bien pensé à son anniversaire de naissance100. Je sais que tu as du courage, mon cher enfant (c’est à Ondine qu’elle s’adresse maintenant plus en particulier), et je l’ai déjà vu plusieurs fois. Celui qui vient d’en haut guide toujours bien les femmes, qui n’ont pas besoin de la valeur permanente des hommes. Je suis heureuse du bonheur pur que tu ressens. Notre Inès et toi, vous aurez cette vertu qui répare toutes les fautes et qui est la balance des forces de l’autre sexe. Il est bien sûr que les travaux du ménage ont mille récompenses qui les rendent chers. C’est ici l’unique joie de la femme. Elles sont généralement très-gaies. Dans les moments de calamité de fortune, vous voyez que c’est un secours immense, et je vous embrasse de toute ma tendresse pour la manière dont vous venez de vous le prouver à vous-mêmes… »

Les lettres à Mme Pauline Duchambge ont un caractère particulier. Entre ses amitiés de femmes Mme Valmore en avait eu une toute première, tout angélique, Albertine (Gantier), qu’elle a célébrée dans ses vers et qui fut ravie dans la fleur de la jeunesse. Son autre amitié également tendre, et celle-ci de toute la vie, c’était Mme Pauline Duchambge, auteur de douces mélodies que nos mères savaient par cœur et soupiraient du temps de l’impératrice Joséphine et depuis aux belles années de la Restauration. Paroles de Mme Desbordes-Valmore, musique de Mme Pauline Duchambge, cela se voyait à son heure sur tous les pianos. Mais ce n’était point seulement à cause de cette collaboration aimable, c’était en raison d’une union, d’une unisson plus intime que Mme Valmore pouvait dire avec vérité à Mme Duchambge : « Ne sommes-nous pas les deux tomes d’un même ouvrage ? » Les deux tomes s’appareillaient, mais, à bien des égards, ne se ressemblaient pas. Mme Duchambge, habituée dès sa jeunesse au luxe, à toutes les élégances et les délicatesses de la vie, eut le retour d’autant plus amer, le déclin rude et pénible. Elle était devenue pauvre, et elle ne savait pas vieillir. Elle ne mourut qu’en 1858, un an avant son amie. Bien des passages, et qui ne seraient pas les moins piquants pour la curiosité, dans les lettres de Mme Valmore à elle, ne sont pas à donner de quelque temps, à cause des noms propres et de l’entière confidence sur les personnes ; mais on en détacherait, dans les parties de sentiment, des notes ravissantes dont je mettrai quelques-unes ici, un peu pêle-mêle, et sans trop avoir égard à l’ordre des dates. Par exemple, Mme Duchambge se reportait toujours en idée à ses jeunes rêves, et ne pouvait s’empêcher de se revoir telle qu’elle avait été autrefois ; à quoi Mme Valmore répondait :

« (Le 9 janvier au soir, 1857)… Pourquoi t’étonnes-tu de retourner si jeune dans le passé ? ne sommes-nous pas toujours jeunes ? d’où vient que tu t’affliges presque de cette preuve incontestable de l’immortalité de notre vie ? Elle peut donc être fatiguée, mais non finir. Nous ne finissons pas du tout, sois-en sûre. Il n’y a pas de nuit où je ne retrouve mes petits enfants dans mes bras, sur mes genoux. C’est bien eux, va ! Sois persuadée comme moi qu’ils vivent tout à fait ! tandis que nous, c’est avec gêne et tristesse et peur ! Je soutiens donc que cet amour que tu retrouves si souvent dans les heures les plus tristes et les plus inattendues fait partie de toi-même, et que tu n’en revois alors que le miroir… Celui-là a été ardent. Ne te plains pas. C’est le sens de ce que tu ne pouvais t’expliquer alors. C’est ton âme qui continue et qui suit sa pente d’aimer immortellement. »

« (Le 27 décembre. 1855)… Je t’aime d’avoir souffert tout ce que je souffre, et d’être restée si tendre.

« L’Indien se couche au fond de son canot quand il tourbillonne sur l’abîme. Moi je ne peux pas même me coucher, il faut chercher… souvent pour le jour même, afin que moi seule je sache que c’est l’abîme »,

En lui rappelant les premiers mots d’une ancienne romance :

« (Le 19 avril 1856)… Tu sais la suite dont les mots m’échappent, mais qui devaient dire : Nous pleurerons toujours, nous pardonnerons, et nous tremblerons toujours. — Nous sommes nées peupliers… »

« (Mercredi 27 novembre 1850)… Je reste à coudre près de lui (mon mari), car je maintiens tout ce que je peux d’un sort si délabré qui ne touche personne… Dieu et toi exceptés, je le sais bien, va ! et cela me suffit pour coudre de tout mon cœur… Mais écrire m’est impossible. Ma pensée est trop grave, trop appesantie, et je n’ai pu faire le conte demandé. J’écris vraiment avec mon cœur : il saigne trop pour des petits tableaux d’enfants. »

Il y avait encore d’autres raisons pour ne pas écrire ; n’écrit pas dans les journaux et dans les revues qui veut ; il faut prendre le ton et l’esprit du patron ; les plus honorables recueils ont leurs exigences ; ainsi pour le Musée des Familles, qui semblait s’entrouvrir pour Mme Valmore, mais à la condition d’en passer par la censure et le lit de Procuste du directeur :

« (Le 22 février 1851)… M. Pitre-Chevalier tourne sa roue avec fureur dans ce moment, car enfin elle fait du pain et tout pour sa famille. Et puis c’est lui qui se juge avant de s’imprimer lui-même ; pour les autres, il veut connaître, apprécier, commander, étendre ou raccourcir ; il veut aussi inspirer l’esprit. C’est bien effrayant pour des oiseaux comme nous qui avons toujours chanté sans serinette. Cette basse continue du maître éteindrait mon goût de chanter. Je remets donc toujours à transcrire mon petit drame indépendant, et je dévore mes jours à des soins tout aussi graves. »

(15 janvier au soir, 1856)… Tu dis, chère âme fidèle, que la poésie me console. Elle me tourmente au contraire comme une amère ironie ; c’est l’Indien qui chante tandis qu’on le brûle. »

« (Lundi 11 mai 1857)… L’orage est partout. Il y a des temps où l’on ne peut plus soulever un brin d’herbe sans en faire sortir un serpent…

« Restons nous-mêmes à travers tout. C’est bien de la part du Christ que je te le demande, car il est impossible qu’il ne trouve pas tout ceci digne de lui, tant c’est triste ! Le plus beau vers de M. de Lamartine, le sais-tu ?

Rien ne reste de nous, sinon d’avoir aimé. »

Elle se plaisait aussi à rappeler ces deux vers qui, s’ils ne sont pas d’elle, sont du moins tout son emblème :

En gémissant d’être colombe,
Je rends grâces aux dieux de n’être pas vautour.

Le nom de Mme Dorval revient plus d’une fois entre elles deux. Cette grande actrice, qui dans la seconde partie de sa carrière, et quand il était déjà tard, avait trouvé tout son talent et le cri vrai de la passion, ne ressemblait guère d’ailleurs aux deux tendres amies qui, jusque dans leur sensibilité la plus épanchée, étaient toute crainte, toute alarme et tout scrupule, toute discrétion et pudeur. Un jour que Mme Duchambge indiquait à Mme Valmore un livre qui venait de paraître, et qui disait crûment de certaines choses meilleures à cacher, Mme Valmore répondait :

« (22 avril 1857)… Tu craignais de m’avoir fait mal en me racontant Mme Dorval. Est-ce que je ne la connaissais pas toute pour la plaindre et pour l’aimer, en y comprenant même les choses que, par ma nature, je détestais en elle ? Mais des choses que l’on déteste dans quelqu’un empêchent-elles de l’aimer ? Hélas ! non, pas toujours. Elles y entraînent quelquefois fatalement. Je te dirai pourtant que si j’avais là ce volume dont tu me parles, je ne le lirais pas… Je t’ai toujours trouvé ce tort funeste de te jeter au-devant des couteaux. Seigneur ! ils ne viennent que trop nous chercher le cœur à travers les portes et les murailles. »

Mme Valmore usa de son influence sur Balzac, et surtout de l’influence qu’avait alors sur Balzac une autre personne qu’elle désigne sous le nom de Thisbè , pour obtenir du grand romancier devenu dramaturge, qu’il donnât une de ses pièces à l’Odéon et promît l’un des rôles à Mme Dorval. C’est sans doute des Ressources de Quinola qu’il s’agit dans la lettre suivante : on assiste à l’immense confiance du grand optimiste et à son rire tempétueux, retentissant. Tout cet espoir de succès et de bon office s’en alla en fumée.

« (À Mme Duchambge, 7 décembre 1844)… Tu sais, mon autre moi, que les fourmis rendent des services : c’est de moi que sort, non la pièce de M. de Balzac, mais le goût qu’il a pris de la faire, et de la leur donner, et puis de penser à Mme Dorval que j’aime pour son talent, mais surtout pour son malheur et à cause de ton amitié pour elle. J’ai tant hurlé ma tristesse, qu’elle a été comprise et partagée… tu devines par qui ? par l’humble Thisbé, qui use sa vie au service de ce littérateur. Elle en a parlé, murmuré, reparlé, — et il est venu me dire : « Je veux bien, tout est conclu. Mme Dorval a un rôle immense. » Je l’ai entendu rire ! — Elle y sera belle ; et toi, bien contente, j’en suis sûre. Cela vaut bien l’horrible fièvre gagnée à la campagne pour aller entendre cette lecture et porter l’acte qui lie l’Odéon à l’avenir de cet ouvrage… Garde cela dans un pli de ton cœur… Garde inviolable mon secret et celui de la pauvre Thisbé… Surtout que toi seule saches l’influence de notre tendresse pour Mme Dorval. J’aurais un bonheur infini de la revoir triomphante… Je veux tous les biens du monde à Mme Dorval, mais non pas de sa reconnaissance. Vois celle qu’elle a pour ton amitié ! »

Emportée elle-même par son sort, par les nécessités de chaque heure, par la violence de son talent ou de ses passions, qui ne faisaient qu’un, Mme Dorval en son naufrage avait-elle le temps de montrer aux deux discrètes et silencieuses amies les nuances de sentiment qu’il aurait fallu et les grâces du cœur ? Vers la fin, elle y mettait sans doute aussi de la réserve et se privait de les voir, sentant qu’elle vivait d’une tout autre vie.

Mme Duchambge, que je n’ai connue que déjà passée, qui avait dû être des plus agréables, et qui, toute ridée qu’elle était, rappelait, par les mille petits plis de son fin et mignon visage, certaine jolie vieille de l’Anthologie :

De ses rides les petits plis
De nids d’amours sont tout remplis ;

Mme Duchambge avait eu pour dieu de sa jeunesse l’aimable enchanteur Auber, dont elle adorait toujours l’étoile de plus en plus brillante, inconstante et légère. Elle avait eu aussi, bien tard, un goût très-vif et peut-être assez tendre pour notre ami le poète breton Brizeux, fugitif et toujours prêt à se dérober. Ces noms se rencontrent plus d’une fois, et à des degrés différents, dans la correspondance. L’illustre maître Auber, averti par Mme Duchambge, avait déposé un jour un témoignage d’intérêt chez Mme Valmore, à l’occasion d’un de ses derniers deuils :

« (À Mme Duchambge, 29 novembre 1854)… Ta lettre m’a émue d’autant plus que tu m’amenais presque de force un consolateur dont le nom est puissant sur moi. Dis à M. Auber que ce grand nom, toujours plus cher, m’a fait pleurer comme l’hymne du Sommeil dans la Muette… Je garderai donc cette carte, qui me touche et qui m’honore. Elle est doublée de toute la grâce de ton âme, et je l’ai approchée de mon cœur brisé. — Je ne verrai pas de quelque temps M. Auber lui-même. Il ne faut pas éclater en sanglots devant ces âmes harmonieuses qui chantent pour consoler le monde. J’ai horreur d’interrompre ces grands missionnaires de Dieu. »

Quant à Brizeux, sa personne, son profil reparaît et disparaît sans cesse dans la correspondance. Mme Duchambge aimait la lecture ; elle aimait à être au courant des choses de l’esprit, et même à s’instruire dans le passé. Mme Valmore était bien peu à même de satisfaire à ses curiosités et à ses demandes de livres :

« (Sans date)… Je t’envoie aussi Turcaret. Pour Virgile, nous ne l’avons pas. Si je pouvais le découvrir, je me le ferais prêter pour toi. Tout ce que je sais d’un Virgile compréhensible pour moi, c’est que le nôtre ou celui de la Bretagne voyage dans le Midi, sous le nom de Brizeux, dont la santé et le silence commencent à m’inquiéter, à moins que tu n’en aies reçu quelque lettre. »

Ce diminutif de Virgile, Brizeux, qui n’avait rencontré à temps ni Auguste ni Mécène, ni leur diminutif, ne touchait guère Paris qu’en passant ; il se sauvait bien vite, pendant des mois et des saisons, tantôt dans sa Bretagne, tantôt à Florence ; il craignait d’écrire et poussait l’horreur de la prose jusqu’à ne se servir le plus souvent que d’un crayon pour tracer des caractères aussi peu marqués que possible. C’était une nature particulière ; une sensibilité poétique, une volonté poétique, plus forte que sa puissance d’exécution et que son talent. Par ses éclipses et par ses absences muettes, il donnait du souci aux deux amies, et Mme Valmore y prenait doublement part à cause de sa sympathie pour la tendre Pauline Duchambge. Un jour le bruit se répandit, on ne sait comment, que Brizeux, qui s’était oublié en Italie entrait au cloître et se faisait moine :

« (Le 22 février 1851)… Le parti pris, dit-on, par notre Brizeux n’est pas dans la nature fiévreuse de M. Lacaussade ; mais il est si malheureux qu’il comprend le sauve qui peut des âmes qui ne se jettent pas dans la lutte, et qui vont s’enfermer, croyant tout fuir… Ce serait là pour nous l’erreur la plus funeste ; et c’est en cela que j’ai peur pour l’autre s’il l’a osé ; je dis si, ma Pauline, car personne encore ne croit tout à fait à ce bruit que rien ne confirme, et que l’on fait toujours courir sur ceux que l’Italie attarde et rend affreusement paresseux d’écrire. Si malheureux que nous soyons ici, nous sortons de nous-mêmes, ne fût-ce que pour appeler au secours le souvenir de l’ami préféré. Là-bas, le soleil se charge de tout, de vous écraser et de vous apporter tous les souvenirs sans bruit, auxquels on n’aurait pas la force de répondre. — Hélas ! ici pour nous la pauvreté pesante fait le métier du soleil d’Italie : elle nous rend immobiles et moines, quelque part que nous soyons renfermés… »

Les années pour Brizeux se succédaient de plus en plus âpres et sévères, et quoiqu’une pension accordée ou augmentée sous M. Fortoul lui fut venue en aide, rien dorénavant n’améliorait le sort ni le moral du poète :

« (Le 3 février 1857)… Je partage ta préoccupation sur Brizeux. Pourquoi ne t’écrit-il pas ? Le sentir là-bas, loin de sa mère, malade peut-être, et presque certainement sans argent, est un chagrin de plus dans tous nos chagrins qui s’accumulent à ne plus savoir comment les porter. Lui si farouche et si irritable quand il ne cueille pas tranquillement ses fleurs et ses blés ! Ah ! Pauline, n’être que poëte, n’être qu’artiste au milieu de toutes les faims dévorantes des ours et des loups qui courent les rues… J’ai l’âme triste comme la tienne, et je crois que c’est tout dire… »

Dans les trois ou quatre dernières années de sa vie, Brizeux avait notablement changé ; après chaque disparition, il revenait autre et presque pas reconnaissable, plus saccadé, plus brusque, plus négligé : ces longues solitudes ne lui étaient pas bonnes. Le temps n’était plus où Mme Valmore écrivait de lui à son fils : « Je suis toute vibrante des larmes rimées de Brizeux, et toi ? — On dirait de ses vers qu’ils résonnent quelque chose de la mansarde divine. N’est-ce donc en effet que de la vraie misère que sortent ces accents inoubliables ? » Cette rigueur trop prolongée du sort n’est pas moins funeste aux âmes que le trop de mollesse : elle finit par mordre sur elles et les altérer. C’est ce qui ressort avec énergie de ce passage, qui rend l’amère et dernière réalité dans ses traits les plus cuisants :

« (À Mme Duchambge, le 27 décembre 1855)… J’ai revu ton Breton ferré qui est venu s’asseoir cordialement avec nous, il ne sentait plus la lavande. Mais quoi ? ses vers sentent toujours le ciel. Quel poète ! Combien la vie est dure et marâtre puisqu’elle amène des hommes d’un tel mérite à devenir ce que celui-ci devient… et deviendra ! Gustave Planche est bien mille fois pire. — Vois-tu, ces hommes divins ont froid dans leurs affreuses chambres d’auberge ruineuses, et leur soleil les brûle en dedans. Je t’assure qu’ils vivent comme des somnambules. Regarde leurs yeux101 »

Alfred de Musset fait lacune dans les relations de Mme Valmore. Je crois qu’excepté lui, aucun des noms célèbres du temps ne manque à sa couronne poétique. Lamartine, Béranger, Hugo, Vigny, on le verra, l’avaient tous prévenue et saluée à leur heure. Elle était dans une vraie intimité avec Alexandre Dumas, qui mit, en 1838, une préface entraînante au recueil de Pleurs et Pauvres Fleurs, et de qui elle disait, en 1833, à son jeune fils Hippolyte, visité par lui au passage : « M. Dumas t’a trouvé bien. Il est bon et obligeant, mais, comme tous les hommes d’un grand talent littéraire, impossible à cultiver : il appartient à trop de monde, à tous les mondes. » Avec le seul Musset, il n’y avait jamais eu d’occasion, de rencontre, et partant de sympathie établie, pas le moindre petit fil tendu à travers l’air, et elle le supposait de loin plus avantageux certainement, plus plein de lui-même qu’il ne l’était, lui, l’indifférent passionné, éperdument livré au torrent de la vie ; elle avait à son sujet de la prévention, faute de l’avoir connu à une heure propice. Et puis, à partir d’Alfred de Musset, se tranchait plus nettement la ligne de démarcation profonde qui allait séparer les générations nouvelles de leurs aînées ; les sources et le courant de l’inspiration changeaient, et des anciens aux jeunes on ne s’entendait plus à demi-mot.

« (À Mme Duchambge, 20 janvier 1857)… Connais-tu de ton côté un moyen honnête et simple d’arriver à M. Alfred de Musset, que l’on dit malheureusement très-malade ? C’est qu’un jeune Anglais, musicien, auquel s’intéresse beaucoup M. Jars, veut offrir au poëte une mélodie qu’il a faite sur ses paroles. Je ne sais pas une âme en rapport avec ce talent dédaigneux et charmant, et il faudrait que ce fût un homme, — C… par exemple, s’il était resté simplement poli avec moi, — car si c’est une femme, lui, M. de Lamartine et d’autres ne manquent pas de dire : « Encore une amoureuse ! » Je t’assure que cela m’a été raconté. Ah ! que mes instincts sauvages m’ont toujours bien servie ! Le pauvre banni (Hugo) n’a jamais dit cela, j’espère. Il n’a du moins jamais passé pour fat, et franchement il est trop grand pour cela. Il y a un grain de stupidité dans la préoccupation que tout un sexe brûle pour votre gloire. C’est ce qui m’a toujours rendue muette comme un poisson… »

Avec Béranger, sans qu’il y ait jamais eu intimité, il y avait liaison et affection sérieuse. Elle le visita dans les tout derniers temps, après la perte qu’il avait faite de la compagne de sa vie, Judith :

« (À Mme Duchambge, avril 1857.) Les affligés entre eux doivent se comprendre, plus encore le dimanche que les autres jours, mon Dieu !…

« Hier je voulais te voir en sortant d’une visite fort triste à Béranger. Je m’y étais forcée, malgré l’étrange état où je suis toujours. Il faut pourtant essayer de vivre. J’ai trouvé M. Béranger si malade, et le sachant lui-même si profondément, que cette visite m’a fait beaucoup de mal. Il m’a dit assez clairement, et d’un sérieux résigné, qu’il ne supporterait pas la perte de sa pauvre amie. Véritablement, c’est visible dans toute sa personne affaissée ; ce n’est plus lui. J’en suis sortie moins courageuse que je n’y étais entrée. Son embrassement m’a fait mal. »

Si bonne, si affectueuse qu’elle fût et sujette aisément aux illusions, Mme Valmore n’était pas dupe. Elle jugeait mieux des personnes et des caractères que sa tendre amie, et elle lui disait quelquefois, à propos de l’inintelligence de cœur de certaines gens les plus polis de surface et les plus avenants en apparence : « Ah ! là ! que de blessures sous les sourires et les bons jours convenants du monde ! » Mme Duchambge avait eu l’idée de demander un service réel à l’un de leurs visiteurs les plus agréables et les plus gentils de façons ; Mme Valmore lui répondait :

« (10 février 1843)… Ton idée sur M. X… est un rêve décevant. C’est l’homme du monde à qui je voudrais le moins dire tout. Sa glace polie me gèle à la seule pensée d’un service d’argent. Il a écrit pour M. B…, content de s’agiter sans tirer à conséquence. Mais, Pauline, il n’y a rien dans ces cœurs-là pour nous : les riches de cette époque viennent vous raconter leurs misères avec une candeur si profonde et des plaintes si amères, que vous êtes forcé d’en avoir bien plus de pitié que de vous-même. Il m’a déroulé l’autre fois ses affreux empêchements à cause d’une maison qu’il fait bâtir. Elle devait lui coûter cent mille francs, je crois, et le devis s’élève présentement au double, ce qui, avec l’éducation de son fils, lui fait perdre la tête. Elle m’a paru, en effet, très-malade, à la lettre. Que dire à ces fortunés ? Que vous avez deux chemises et pas de draps ? Ils vous diront : « Ah ! que vous êtes heureux ! Vous ne faites pas bâtir ! » Ainsi n’y pensons pas, car c’est un accès de fièvre pour nous qu’un accès d’espérance. »

Et un autre jour, après une visite de deux grandes dames :

« Hier, ces deux princesses sont venues pour m’enlever de force à dîner. Tu sais que j’ai horreur de dîner en ville. Elles m’ont trouvée dans mon lit pour toute réponse. Quelle dérision avec nos deux sorts ! J’avais un franc dans mon tiroir pour commencer mon mois avec Victoire (la domestique) furieuse… Et ces bonnes dames disent : « Mme Valmore sait si bien s’arranger ! » — La femme de son fils a cinq cent mille livres de rente102. »

Il faut finir. — Après la mort de sa sœur Eugénie à Rouen en 1850, de son frère Félix à Douai en 1851, il ne restait plus à Mme Valmore qu’une dernière sœur, l’aînée, Cécile, qui habitait aussi Rouen. C’est cette sœur aînée qui avait appris à lire à la jeune Marceline tout enfant, et l’on trouve en maint passage des poésies un souvenir esquissé de sa douce figure. Elle était bien la sœur du poëte en effet par la sensibilité et par le cœur, et aussi par une certaine simplicité primitive d’imagination. C’est elle qui écrivait un jour à Mme Valmore cette lettre émue, où l’on croirait lire un bout de légende d’un autre âge :

« J’ai été dimanche faire une course pour une dame qui m’est quelquefois utile dans des moments où je ne sais plus à qui avoir recours ; elle me tend la main pour me ranimer un peu. J’allais, à Bon-Secours prier la bonne Notre-Dame pour elle. Je l’ai priée aussi pour nous tous, je me suis jetée à sa miséricorde ; je lui ai demandé qu’elle te récompense de tout le bien que tu fais, qui est d’autant plus méritoire que ta position est bien difficile. En revenant, ma bonne sœur, je me suis vue entourée, presque ensevelie dans des fils de la ] Vierge. Je ne puis te peindre l’effet que cela m’a fait ; je me suis retracé dans un instant la rue Notre-Dame, le cimetière, qui était nos galeries ; toute notre enfance s’est déroulée devant moi comme si c’était hier. Je suis rentrée dans ma petite chambre en pleurant de l’isolement où je me trouve, et de tout ce que souffre notre malheureuse famille. Pourquoi ne suis-je pas morte dans cette chapelle, où je priais pour nous tous la Mère des affligés !… Espérons… »

Sur quoi Mme Valmore, se mettant à son unisson, s’efforçait de relever son courage, d’évertuer sa vieillesse, de l’attendrir par l’aveu des misères communes, de l’égayer par des images simples, qui rappellent les beaux jours et les joies de l’enfance :

« (9 novembre 1854)… La dame qui m’aide souvent à trouver l’argent d’emprunt pour passer mon mois, à la condition de le rendre à la fin de ce mois même, n’a pu venir encore à mon secours, à travers la pluie et toutes les difficultés de sa propre vie. Mais tu dois savoir depuis longtemps qu’il n’y a guère que les malheureux qui se secourent entre eux. Va ! c’est bien vrai. Sans être plus méchants que nous, les riches ne peuvent absolument pas comprendre que l’on n’ait pas toujours assez pour les besoins les plus humbles de la vie. Ne parlons donc pas des riches, sinon pour être contents de ne pas les sentir souffrir comme nous.

«  Avant-hier, dans la nuit, j’ai eu le bonheur de rêver à toi et de t’embrasser avec une effusion d’amitié et de joie si vive, que je m’en suis réveillée. — Nous allions au-devant l’une de l’autre les bras ouverts. Tu portais un beau châle de laine à palmes, et je portais le pareil en vraie sœur. — Hélas ! nous étions bien contentes de nous regarder et de nous serrer les mains. Ce bon rêve résume ce que j’ai senti bien des fois dans ma vie, qu’il n’y a rien de pareil ni de comparable à une amitié de sœur…

« Je n’entends pas parler de tes fils plus que toi, et je te plains dans tes tristesses de mère. Le siècle est de fer. Le malheur, le luxe, la misère, rendent les hommes effarés. Pour nos cœurs de feu, c’est froid.

« … Veux-tu des mouchoirs de poche ou des bas ? Ne ris pas de mes offres dans nos misères. Le cœur est inventif. Aimes-tu les rubans ? Ah ! ma bonne sœur, que je voudrais aller te demander tout cela moi-même et causer tout un jour avec toi ! Rien ne se guérit dans mon triste cœur ; mais aussi rien n’y sèche, et tout est vivant de mes larmes. »

Cette dernière sœur elle-même mourait ; la mesure des deuils était comblée, et il y eut des moments où, dans sa plénitude d’amertume, l’humble cœur jusque-là sans murmure ne put toutefois s’empêcher d’élever des questions sur la Providence, comme Job, et de se demander le pourquoi de tant de douleurs et d’afflictions réunies en une seule destinée :

« (A sa nièce, 30 janvier 1855)… J’ai depuis bien longtemps la stricte mesure de mon impuissance ; mais tu comprends qu’elle se fait sentir par secousses terribles quand je sonde l’abîme de tout ce qui m’est allié par le cœur et par la détresse. Oui, Camille, c’est très soignant. Me voilà donc sans frère ni sœurs, toute seule des chères âmes que j’ai tant aimées, sans la consolation de survivre pour accomplir leur vœu qui était toujours, et toujours, de faire du bien… Que dire devant ces arrêts de la Providence ? Si nous les avons mérités, c’est encore plus triste. — Cette réflexion ne regarde que moi, ma bonne amie. Je cherche souvent en moi-même ce qui peut m’avoir fait frapper si durement par notre cher Créateur ; car il est impossible que sa justice punisse ainsi sans cause, et cette pensée achève bien souvent de m’accabler. »

Chaque cœur croyant a, ainsi, un jour ou l’autre, son heure de tentation et de doute, son délaissement et sa sueur froide, son jardin des Olives. L’aspect nu de la réalité, tout ce qu’elle a d’inexorable et de fatal, revient assaillir, bon gré mal gré, ces âmes aimantes qui veulent espérer, et les envahit, les remplit de douleurs profondes. C’est dans une de ces heures abattues que Mme Valmore écrivait encore ceci :

« (À Mme Derains, 11 mai 1856)… Travaillez-vous ? appuyez-vous quelque part ce cœur… pareil au mien, mais plus convaincu encore, plus sûr ?… Pourtant je vois à une immense distance le Christ qui revient. — Son souffle arrive au-dessus des foules. Il tend les bras tout grands ouverts, et ils ne sont plus cloués ! plus jamais cloués ! — Mais si je me remets à regarder la terre, les transes me reprennent et, à la lettre, je crois tomber, et je glisse à genoux contre une porte ou contre la fenêtre. C’est violent et silencieux. Ma bonne amie, quelle épreuve ! Et je ne sens pas toujours les anges qui me soutiennent. Ah ! vous méritez bien que le vôtre ne vous quitte pas !

«  Tout ce que je vous dis de presque égaré vous prouve du moins une affection profonde, et que je vis d’aimer.

«  Encore la pluie et les lourds nuages ! »

Nous avons atteint au suprême aveu, au plus désolé de tous, à celui de la désespérance.

Quand on écrit la biographie de certains poètes, on peut dire que l’on montre l’envers de leur poésie ; il y a disparate de ton : ici, dans cette longue odyssée domestique, on a simplement vu le fond même et l’étoffe dont la poésie de Mme Valmore est faite, et à quel degré, dans cette vie d’oiseau perpétuellement sur la branche, — sur une branche sèche et dépouillée, — près de son nid en deuil, toute pareille à la Philomèle de Virgile, elle a été un chantre sincère. En extrayant cette douloureuse correspondance, je me suis souvent rappelé celle d’une autre femme-poète, et dont il a été donné au public des volumes exquis, celle de Mlle Eugénie de Guérin. Mais quelle différence, me disais-je, entre les douleurs de l’une et celles de l’autre ! L’une, la noble châtelaine du Cayla, sous son beau ciel du Midi, dans des lieux aimés, dans une médiocrité ou une pauvreté rurale qui est encore de l’abondance, avec tous les choix et toutes les élégances d’un intérieur de vierge ; l’autre dans la poussière et la boue des cités, sur les grands chemins, toujours en quête du gîte, montant des cinq étages, se heurtant à tous les angles, le cœur en lambeaux, et s’écriant par comparaison : « Où sont les paisibles tristesses de la province ? » Et qui a connu Mme Valmore en ces longues années d’épreuves, qui l’a visitée dans ces humbles et étroits logements où elle avait tant de peine à rassembler ses débris, qui l’y a vue polie, aisée, accueillante, hospitalière même, donnant à tout un air de propreté et d’art, cachant ses pleurs sous une grâce naturelle et y mêlant des éclairs de gaieté, brave et vaillante nature entre les plus délicates et les plus sensitives, qui l’a vue ainsi et qui lira ce qui précède se prendra encore plus à l’admirer et à l’aimer.

On serait trop tenté vraiment, à voir le détail d’une telle vie, et quel mal infini eut de tout temps à se soutenir et à subsister cette famille d’élite et d’honneur, ce groupe rare d’êtres distingués et charmants, comptant des amitiés et, ce semble, des protections sans nombre, chéris et estimés de tous, on serait tenté de s’en prendre à notre civilisation si vantée, à notre société même, à rougir pour elle ; et surtout si l’on y joint par la pensée le cortège naturel de Mme Valmore, cette quantité prodigieuse de femmes dans la même situation et « ne sachant où poser leur existence », courageuses, intelligentes et sans pain, « toutes ces chères infortunées » qui, par instinct et comme par un avertissement secret, accouraient à elle, qu’elle ne savait comment secourir, et avec qui elle était toujours prête à partager le peu qui ne lui suffisait pas à elle-même ! Évidemment il y a là un remède à chercher, il y a (ne fût-ce que dans l’éducation des femmes) quelque chose à faire. J’avais songé, par une sorte de compensation bien due, à réunir d’autre part autour d’elle quelques-uns des noms dont elle eut le plus à se louer, bon nombre des êtres bienfaisants et secourables qu’elle avait rencontrés sur sa route, et qui lui avaient été une consolation, une douceur et un réconfort au milieu de ses maux ; — et M. Jars, qu’elle connaissait depuis l’opéra-comique du Pot de fleurs, à qui elle ne s’était ouverte avec confiance que bien tard, et de qui elle disait en le perdant (avril 1857) : « Cette affection douce et innocente de M. Jars me manque bien ! Dans les orages de ma vie, c’était comme une chapelle silencieuse où ma pensée allait s’abattre, et j’avais le bonheur de le sentir heureux, exempt des luttes avec le besoin qui brûle l’honneur » ; — et M. Dubois, l’économe de l’hôpital général de Douai, qui avait entouré de soins et d’égards la vieillesse ombrageuse et chagrine du pauvre Félix Desbordes, qui l’avait remplacée elle-même au lit de mort de ce cher et malheureux frère, et qui était entré pour les derniers devoirs dans toutes ses sollicitudes et ses piétés de sœur ; — et M. Davenne, directeur alors de l’Assistance publique, un administrateur comme il y en a peu, qui ne se retranchait pas sans cesse derrière les règlements pour éviter de faire le bien, et qui a mérité qu’elle écrivît de lui dans un transport de reconnaissance :

« (À Mme Derains, le 29 septembre 1856.) Je vous ai promis, ma bonne amie, et je me suis promis à moi-même de vous annoncer le premier rayon d’allégement qui luirait ici. Quand votre lettre n’appellerait pas la mienne, vous sauriez donc, presque en même temps que moi, l’admission positive de mon pauvre beau-frère au meilleur asile de retraite de Paris. — La Providence s’est laissé toucher pour lui et pour nous ; et le meilleur des hommes vivants 103 vient de m’accorder un si grand bienfait sans le moindre droit pour l’obtenir, avec quatre motifs d’exclusion !

« Ce directeur comme divin a été jusqu’à me dire : « La chose est impossible, madame, et pourtant je vois qu’il le faut, et puisqu’il y va de votre tranquillité, nous passerons par-dessus ce que je ne peux vous détailler ; et pour que vous soyez heureuse, nous en ferons un homme heureux ! »

Mais je ne puis nommer tous ceux que je voudrais, et je ne fais qu’indiquer ici un développement qui sera mieux placé ailleurs, et dans le livre que je sollicite.