Proudhon et Couture1
Chez le peuple qui se pique d’être le plus spirituel et le plus lettré de l’Europe, le mouvement de l’esprit est depuis quelque temps peu de chose. Non seulement on est étonné, si on y regarde, de la rareté des grandes publications dans lesquelles le talent et l’ordre des travaux éclatent, mais on est presque stupéfait de voir combien reste au-dessous du compte fait à l’avance par l’imagination le nombre des livres quelconques qui s’impriment. Cette espèce de stérilité relative dont on ne se doute pas à distance tient-elle à une cause générale ou particulière, momentanée ou plus profonde ?… La tête de la vieille France se dessécherait-elle ? Attiré, entraîné par le besoin chaque jour plus vif des améliorations matérielles, l’esprit public, perdu de sensations, se détacherait-il des travaux purement intellectuels pour appliquer son effort aux choses de la science utile et de l’industrie ? D’ailleurs, il faut bien en convenir, les circonstances politiques par lesquelles nous sommes passés, et qui ont tenu si longtemps le pistolet sur la gorge de cette pauvre société, n’étaient-elles pas une préoccupation antilittéraire ou une distraction suffisante pour expliquer que le livre fût une marchandise qui ne donnât plus ?
Après la révolution de Février, l’esprit français s’effeuilla en journaux. De fécondité réelle et saine, il n’y en eut pas. La statistique, qui ne sait que compter sur ses doigts, est impitoyable. De 1848 à 1852, si vous exceptez, dans l’erreur inouïe, les œuvres de Proudhon, et, dans la beauté pure de la vérité chrétienne, le grand livre de Blanc-Saint-Bonnet (De la Restauration française), deux sortes de productions contraires, mais qui, erreur et vérité à part, sont de ces têtes de saumon qui valent mille grenouilles, comme disait le duc d’Albe, vous n’avez plus rien, pas même les grenouilles, quoique à cette terre généreuse les hommes médiocres n’aient jamais manqué. Maintenant que les circonstances politiques ont changé et que les journaux s’éclaircissent, le livre, c’est-à-dire l’œuvre recueillie et pensée, va-t-il se relever ? C’est ce que nous étudierons à l’avenir sans humeur et sans parti pris. Nous verrons si le mal est aux sources mêmes d’une littérature qui tarit, ou s’il tient seulement à un simple détournement de ses eaux.
Nous avons nommé Proudhon. C’est par lui et par le dernier livre qu’il a publié que nous commencerons. Ce livre, la Révolution sociale démontrée (si étrangement !) par le coup d’État 2, a déjà plusieurs mois d’existence ; mais il tire du talent, et plus encore de la famosité de son auteur, une importance telle qu’on pourrait y revenir même de plus loin que nous ne sommes aujourd’hui. Il faut en prévenir le lecteur : avec cette rareté de livres que nous signalions tout à l’heure, et malgré notre dessein de marquer ici dorénavant le mouvement intellectuel, nous ne nous astreindrons pas à l’ordre chronologique des publications. Il est des livres qui tiennent plus de place que d’autres par le bruit qu’ils font, et dont il est par conséquent plus longtemps l’heure de parler. Il en est, au contraire, qui tombent d’un trait si rapide dans le silence et dans l’oubli — étoiles filantes, moins l’éclat, — qu’il faut noter vite leur passage pour qu’on n’ignore pas qu’ils ont passé.
Rien n’est ennuyeux, dit Shakespeare, comme un conte répété deux fois. Ce dernier livre de Proudhon n’ajoute rien aux doctrines (si cela peut s’appeler des doctrines) qu’il a développées dans ses précédentes publications. C’est toujours la Révolution qui vient sur nous de toute la force de sa nécessité, et qui, quoi qu’on ose et qu’on fasse, emportera tous les gouvernements les uns après les autres pour ne les remplacer par aucune espèce de gouvernement. Il est vrai qu’à cette immense rêverie mystico-germanique, éclose du frai philosophique de Hegel dans le cerveau spongieux de la jeune Allemagne, Proudhon donne l’accent net et mordant d’une bouche gauloise ; mais cet accent, qui vibrait avec plus d’éclat et de force dans les Confessions d’un Révolutionnaire, et qui ne s’est ni rajeuni ni creusé, on le connaît comme les idées du livre, que naguère il exprimait mieux. Ce qui est nouveau, ce qui communique à l’œuvre une originalité inattendue, c’est le conseil assez traîtreusement donné au prince Louis-Napoléon de se faire le serviteur couronné de la révolution sociale. Caricature du diable sur la montagne quand il voulut tenter Dieu, Proudhon fait le flatteur et il n’est que perfide. Le prince Louis-Napoléon, l’homme du 2 décembre, démentant son coup d’État pour introduire en Europe la révolution qu’il a vaincue, est une de ces conceptions ineffables digne d’être mise à côté de l’espoir de ces légitimistes qui croyaient bonnement qu’un Bonaparte s’oublierait jusqu’à singer Monk. Malgré la puissance de niaiserie dont l’esprit de parti investit certains hommes, il est permis de douter qu’il y ait un assez robuste dadais pour penser cela.
Peut-être, cependant.
Peut-être ! On ignore trop avec quelles chétives et misérables choses se compose l’erreur ou l’illusion dans les plus fiers et les plus vigoureux esprits. Certainement, c’est un esprit très fort que Proudhon, quand on regarde ses facultés en dehors de leur emploi, et pourtant sait-on bien de quoi se compose le système de preuves de cet esprit très fort ?… D’une confusion de termes, qu’on nous passe le mot ! d’une calembredaine. Il confond perpétuellement le mot révolutionné et le mot révolutionnaire. Pour nous prouver que la société est essentiellement révolutionnaire, il nous la montre révolutionnée, comme si c’était là une raison, comme si ce n’était pas précisément parce qu’elle a été révolutionnée qu’elle ne doit plus être révolutionnaire ! Et quand il a fait cela il a tout fait.
Il a tout fait, et il a fait une chose dangereuse, car le sophisme dont il est ou n’est pas la dupe, cet imbécile petit sophisme, il le grandit avec les prestiges de la forme, et, avec cette forme qui est tout dans ce monde des apparences, il étonne et trouble les esprits et les associe plus ou moins aux perversités du sien. Nous qui ne sommes ici que le watchman du livre qui passe et de l’heure qui sonne, nous n’avons point mission de critiquer. Nous n’avons qu’à caractériser rapidement un homme ou une œuvre. Notre index désigne, il n’appuie pas. Il pose▶ l’ongle là où la Critique doit enfoncer son scalpel… Eh bien, la Critique sera tout étonnée un jour de ne trouver dans le Caliban du socialisme, dans cette espèce de mastodonte dont les énormités n’épouvantent déjà plus, qu’un talent incontestable, mais facile à apprécier et qui n’étonnera et ne désespérera personne ! Le scandale a été de moitié dans la gloire de Proudhon.
Comme il disait des choses monstrueuses, on lui donnait un talent prodigieux. Erreur accoutumée aux hommes ! Étonnement, admiration et lâcheté devant toute audace ! Il n’en était rien cependant. Proudhon n’est ni un prodige ni même un monstre. C’est simplement un esprit faux dans un tempérament philosophique. Sans un don supérieur, sans l’ironie qu’il manie en maître, il faudrait le classer, comme penseur et comme écrivain, bien au-dessous de Diderot, l’homme du feu sacré et des grosses belles larmes, de Diderot dont il rappelle parfois le style érudit, la déclamation, l’hyperbole, et, j’en suis bien fâché pour un socialiste comme lui ! les allures bourgeoises et patriarcales de la phrase. Heureusement pour Proudhon, il a l’ironie, et il l’a élevée à une puissance nouvelle. Nous connaissons bien des sourires ; aucun comme le sien. L’ironie de Voltaire est spirituelle et claire, charmante et cruelle. Elle s’attache à tous les sujets, qu’il traite comme une flamme légère. Elle est encyclopédique. C’est l’ubiquité de l’ironie. Joseph de Maistre, cet autre grand ironique, a la majesté de l’ironie. Chez celui-là, elle est passionnée, éloquente, imprécataire, terrible, presque sacerdotale. Chez Proudhon, elle est lyrique. C’est un dithyrambe. Sous son doigt inspiré, la corde d’airain devient une corde d’or. Voilà la vraie gloire de style qui lui restera, et dont se souviendra la Critique quand le mépris aura chassé de l’attention des hommes les chimères qu’il nous donne comme les réalités de l’avenir.
Il n’y a pas d’écrivain qu’on puisse opposer mieux à Proudhon que Louis Couture, l’auteur d’un livre qui s’achève en ce moment, et dont la première partie est publiée : Du Bonapartisme dans l’histoire de France 3. De ces deux esprits, en effet, l’un est la négation absolue de l’autre. Proudhon, nous l’avons dit, croit ou feint de croire à la ruine de ce que l’histoire du monde appelle la politique, et à laquelle il substitue un ordre économique, impossible, il est vrai, à concevoir avec l’état actuel de la tête humaine. Louis Couture, qui s’en tient, lui, aux faits observables, croit que la politique est aussi durable que les peuples, et que, quand elle est forte et déterminée, les hommes comme Proudhon, par exemple, n’ont pas beaucoup de chances pour troubler les esprits et bouleverser les États. D’un autre côté, — on l’a vu aussi, — Proudhon pense que la Révolution continue toujours, et Couture, qu’elle est finie, et justement pour la raison que la France a repris la tradition politique de son histoire en revenant à la monarchie et aux Bonaparte. Et que les partis ne réclament pas devant ce grand nom ! Pour l’auteur du Bonapartisme dans l’histoire de France, l’avènement des Bonaparte n’est point un accident, mais la racine d’une dynastie. On sait que les dynasties ne jaillissent pas d’un événement à fleur d’histoire, mais qu’elles ont des préparations lointaines et profondes, causes mystérieuses, mais non impénétrables, de l’établissement d’une race dans le gouvernement d’un pays. Aux yeux du penseur qui nous donne aujourd’hui, dans un écrit fortement condensé, le droit public d’une quatrième race, la révolution française a deux côtés que l’on a toujours trop confondus. Comme la révolution sociale, dont Proudhon s’est fait le prophète, elle est, par un de ses côtés, humanitaire, métaphysique et inutile ; mais, par l’autre, elle est politique, nationale, nécessaire. La gloire éternelle du premier des Bonaparte, c’est d’avoir étouffé toute la métaphysique révolutionnaire dans sa main pratique et sensée. Fille de la société romaine, la plus grande unité politique que le monde ait vue, la France aspire à l’unité comme sa mère, et le mouvement qui la porte depuis Charlemagne est un mouvement ascensionnel vers la centralisation. La féodalité elle-même n’avait été à son heure qu’un progrès relatif vers cette centralisation supérieure où le génie de la France tendait, à travers l’action de ses plus grands hommes. Mais, devenue égoïste parce qu’elle n’avait plus de fonctions utiles à remplir, la féodalité épuisée, ayant refusé de faire un pas de plus dans le sens qui emportait tout, des hommes inspirés du génie civilisateur de la France, Louis XI, Richelieu, la jetèrent sous leurs haches impatientes, et la révolution française acheva ces terribles nécessités par lesquelles devait passer une société qui résistait, dans les débris de son ancienne organisation politique en ruines, à la centralisation définitive que Couture assied largement sur l’égalité politique de tous.
Héritier de la révolution française, mais avec le bénéfice d’inventaire qui lui fit rejeter et ses erreurs et ses horreurs, Bonaparte reprit le problème où l’avaient laissé les Valois, et nous ajoutons Richelieu, sous les Bourbons, parce que Couture l’oublie. Son livre est surtout à la charge des Bourbons. Ils ont le sentiment chevaleresque de l’honneur de la France à l’étranger, mais, à l’intérieur, ils ne voient rien. Ils sont coupables de cécité. « Ils ont cru qu’ils n’avaient qu’à jouir de la centralisation qui s’était formée sous leurs prédécesseurs, et non à en généraliser l’action, afin de la rendre de plus en plus juste et féconde. » Dès que le Premier Consul paraît, au contraire, la centralisation sort tout organisée de son gouvernement. En cela, il reprend la tradition interrompue, et c’est ainsi qu’il fonde plus que sa gloire, mais sa légitimité.
Tel est, en quelques mots, le système de Couture. Ce n’est point une thèse de parti qu’il a soutenue, son esprit vise plus haut que cela ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il a mis une grande force aux mains de son parti en établissant un pareil système. On le discutera, on le soutiendra, nous n’en doutons pas. Esprit fortement généralisateur, il ◀pose plus pour les idées qu’il ne les développe. D’autres les développeront pour lui. Dans un temps donné, il sera peut-être, à sa manière, un chef d’école, quelque chose comme le Royer-Collard du bonapartisme. En effet, il a l’originalité du point de vue, la profondeur pénétrante, le mot aiguisé, et la contexture du style travaillée, serrée et ferme, quoique moins brillante, du grand publiciste de la Restauration. Seulement il est moins abstrait et plus historique… deux bonnes raisons pour être dans la vérité plus que lui, quoiqu’une critique moins large que la nôtre puisse peut-être reprocher à ce puissant raisonneur historique de meurtrir quelquefois l’histoire dans l’étreinte de ses raisonnements.