(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Montesquieu. — I. » pp. 41-62
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Montesquieu. — I. » pp. 41-62

I.

« Le grand tort qu’ont les journalistes, c’est qu’ils ne parlent que des livres nouveaux, comme si la vérité était jamais nouvelle. Il me semble que jusqu’à ce qu’un homme ait lu tous les livres anciens, il n’a aucune raison de leur préférer les nouveaux. » C’est Usbek ou plutôt c’est Montesquieu qui dit cela dans les Lettres persanes, et il est juste de le lui appliquer. En parcourant en bien des sens le champ du xviiie  siècle, j’ai mainte fois rencontré le grand nom et l’imposante figure de Montesquieu, et je ne m’y suis pas arrêté. Pourquoi ? pour bien des raisons. La première est qu’il est un de ces hommes qu’on n’aborde qu’avec crainte, à cause du respect réel qu’ils inspirent et de l’espèce de religion qui s’est faite autour d’eux. La seconde raison, c’est qu’il en a été excellemment parlé par des maîtres, et qu’il est inutile de venir répéter faiblement ce qui a été bien dit une fois. Une autre raison enfin, et qui est particulière à cet ordre d’esquisses, c’est qu’en écrivant dans les journaux, on est toujours quelque peu journaliste par un endroit ; on cherche l’à-propos, on attend l’occasion, et, sans s’attacher précisément à ne parler que des ouvrages encore tout chauds de la forge (autre expression de Montesquieu), on désire du moins que quelque circonstance naturelle nous ramène aux ouvrages anciens et y dirige l’attention.

J’avais toujours espéré quelque chose de tel pour Montesquieu. On a sur lui de bons et d’éloquents éloges : une histoire complète de sa vie et de ses ouvrages n’existe pas. On sait sur son compte bien des détails, mais pas autant qu’on en aurait pu recueillir et qu’on en désirerait. Il avait laissé un grand nombre de manuscrits : on avait dit d’abord « que M. de Secondat, son fils, vers la fin de 1793, lorsque le sang commençait à couler à Bordeaux, avait jeté au feu les papiers et manuscrits de son père, dans la crainte qu’on ne vînt à y découvrir des prétextes pour inquiéter sa famille ». C’était un cas de mort, en ce temps-là, que d’être le fils de Montesquieu ou de Buffon, et le plus sûr était de le faire oublier. Un des premiers actes des écervelés des clubs, à Paris, avait eu pour objet de déclarer Montesquieu aristocrate et imbécile. Mais cette nouvelle de la destruction des manuscrits se trouva fausse, et M. Walckenaer, le grand investigateur biographe, eut le plaisir d’en faire part, dans le temps, au public lettré. Vers 1804, la principale portion de ces manuscrits fut même apportée à Paris, et M. Walckenaer, pour prix de son zèle, put alors les examiner pendant quelques heures ; il écrivit à ce sujet une lettre insérée dans un recueil périodique et accompagnée de quelques extraits10. Depuis lors, M. Lainé, l’ancien ministre, avait obtenu de la famille Secondat de faire des recherches dans ces précieuses archives ; il méditait un travail sur Montesquieu qui ne fut jamais qu’un projet. Espérons que cet héritage de famille subsiste toujours, et qu’il en sera finalement tiré parti dans l’intérêt de tous, dans celui de la gloire de l’illustre ancêtre. Montesquieu n’est pas de ces hommes qui aient à craindre la familiarité : il est un grand esprit de près comme de loin. Il n’a point de repli du cœur à cacher ; tous ceux qui l’ont approché ont loué sa bonté, sa bonhomie autant que son génie même. Le peu de notes qu’on a publiées de lui, et où il fait son portrait, ont donné à sa physionomie une vie et un naturel qui est mieux que de la majesté : « Plutarque me charme toujours, disait-il ; il y a des circonstances attachées aux personnes qui font grand plaisir. »

Né le 18 janvier 1689, au château de La Brède, près de Bordeaux, il sortait d’une famille de robe et d’épée, de bonne noblesse de Guyenne : « Quoique mon nom ne soit ni bon ni mauvais, disait-il, n’ayant guère que deux cent cinquante ans de noblesse prouvée, cependant j’y suis attaché. » Son père, qui avait servi, après s’être retiré de bonne heure, soigna fort son éducation ; le jeune Montesquieu fut destiné à la magistrature. Le goût de l’étude fut de tout temps sa grande passion. On parle d’ouvrages précoces et assez hardis qu’il composa et qu’il eut la prudence de retenir. Il lisait plume en main et en réfléchissant : « Au sortir du collège, on me mit dans les mains des livres de droit ; j’en cherchai l’esprit. » Cet esprit des choses du droit et de l’histoire fut la recherche de toute sa vie : il ne se reposa que quand il crut l’avoir trouvé. Il avait le génie essentiellement tourné à ce genre de considérations. Il y joignait un tour d’imagination prompte qui revêtait aisément la pensée et la maxime d’une forme poétique, comme faisait son compatriote Montaigne ; mars il était moins aisé que Montaigne, et n’avait pas la fleur comme lui. Les anciens lui étaient un culte. Il ne connut jamais beaucoup cette première Antiquité simple, naturelle, naïve, de laquelle Fénelon était parmi nous comme un contemporain dépaysé : l’Antiquité de Montesquieu était plutôt cette seconde époque plus réfléchie, plus travaillée, déjà latine ; ou, pour mieux dire, il les confondait ensemble, et dans toutes les époques, à tous les âges des anciens, depuis Homère jusqu’à Sénèque et Marc Aurèle, il allait demander des traits ou des allusions faites pour rehausser la pensée moderne. C’étaient comme des vases de Corinthe ou des bustes d’airain qu’on place aux endroits manifestes et qui sont un glorieux témoignage. Un trait d’Homère, un vers de Virgile, fondus rapidement dans sa pensée, lui paraissaient la mieux achever et la consacrer sous forme divine. L’œuvre de Montesquieu est tout incrustée de ces fragments d’autels : « J’avoue mon goût pour les anciens, s’écrie-t-il ; cette antiquité m’enchante, et je suis toujours prêt à dire avec Pline : “C’est à Athènes que vous allez, respectez les dieux11 !” »

Et lui-même, en sentant ainsi, il a mérité d’être traité comme un ancien : citer Montesquieu, en détacher un mot qu’on place dans un écrit, cela honore.

Conseiller au parlement de Bordeaux depuis 1714, la mort d’un oncle lui laissa la charge de président à mortier en 1716 : il avait vingt-sept ans. Parlant de son ami le maréchal de Berwick et le montrant, dès l’adolescence, à la tête d’un régiment et gouverneur d’une province, Montesquieu disait : « Ainsi, à l’âge de dix-sept ans, il se trouva dans cette situation si flatteuse pour un homme qui a l’âme élevée, de voir le chemin de la gloire tout ouvert, et la possibilité de faire de grandes choses. » Sans prétendre rien dire de pareil de cette charge de président à mortier obtenue de bonne heure, Montesquieu du moins fut dès lors sur le pied de tout voir, de juger les hommes à leur niveau, et de n’avoir pas à faire d’effort pour arriver et s’insinuer jusqu’à eux ; il n’eut qu’à choisir entre les relations qui s’offraient. C’est alors qu’il connut intimement le maréchal de Berwick lui-même, nommé gouverneur de la Guyenne. Né sans ambition de fortune, il se trouva placé à un rang qui pouvait sembler médiocre entre les rangs élevés, mais qui n’en était que plus propre à son rôle d’observateur politique. Il put appliquer, sans en rien perdre, toute sa jeunesse.

Montesquieu fit en conscience pendant dix années son métier de magistrat ; mais, s’y trouvant plus resserré à mesure que ses études s’étendaient davantage, il vendit sa charge en 1726. Il reconnaît lui-même qu’il était peu propre aux emplois et à ce qu’on appelle une profession ou un état :

Ce qui m’a toujours donné une assez mauvaise opinion de moi, disait-il, c’est qu’il y a fort peu d’états dans la république auxquels j’eusse été véritablement propre. Quant à mon métier de président, j’ai le cœur très droit ; je comprenais assez les questions en elles-mêmes ; mais, quant à la procédure, je n’y entendais rien. Je m’y suis pourtant appliqué ; mais ce qui m’en dégoûtait le plus, c’est que je voyais à des bêtes le même talent qui me fuyait, pour ainsi dire.

Montesquieu, on le voit, était peu praticien, et on peut, sans se hasarder, ajouter qu’en général il était peu pratique. Eût-il été plus à sa place dans la charge de chancelier de France que dans celle de président à mortier ? Honnête homme comme d’Aguesseau, et homme de lettres philosophe comme Bacon, eût-il été plus capable d’affaires que tous deux ? Une lettre écrite au début de ses voyages montre qu’il eut un instant l’idée de devenir ambassadeur et d’être employé dans les cours étrangères ; mais le plus sûr est qu’il soit resté ce que nous le savons et ce que nous l’admirons, le grand, l’immortel investigateur, souvent hasardeux mais toujours fécond, de l’esprit de l’histoire.

Les premiers écrits qu’on a de lui sont des discours qu’il composa pour l’Académie de Bordeaux, dont il fut membre dès 1716 : le talent s’y montre ; on y surprend même à son origine la forme qu’affectionnera Montesquieu, l’image ou l’allusion antique appliquée à des objets et à des idées modernes. Mais ici on y voit trop d’apprêt ; il y a luxe de mythologie. À propos d’un rapport sur la cause physique de l’écho ou sur un travail d’anatomie, Montesquieu fait trop intervenir les nymphes et les déesses. À ce début, il imite visiblement Fontenelle, dont les rapports ingénieux à l’Académie des sciences étaient faits pour séduire. Est-ce de Fontenelle, est-ce de Montesquieu que sont les phrases suivantes ?

(Il s’agit des découvertes de physique, qui, après s’être fait attendre durant des siècles, ont éclaté coup sur coup depuis Galilée jusqu’à Newton) : « On dirait que la nature a fait comme ces vierges qui conservent longtemps ce qu’elles ont de plus précieux, et se laissent ravir en un moment ce même trésor qu’elles ont conservé avec tant de soin et défendu avec tant de constance. »

Et cette autre pensée encore, qui vient singulièrement dans un rapport de Montesquieu Sur l’usage des glandes rénales : « La vérité semble quelquefois courir au-devant de celui qui la cherche ; souvent il n’y a point d’intervalle entre le désir, l’espoir et la jouissance. » Montesquieu, comme académicien des sciences de Bordeaux, paya donc un léger tribut à la mode et à son admiration pour Fontenelle.

Ce qu’on aime mieux remarquer dans ces premiers essais de Montesquieu, c’est l’amour de la science, et de l’étude appliquée à tous les objets. On a de lui non pas seulement des rapports sur les travaux des autres, mais des observations directes d’histoire naturelle, lues en novembre 1721. Il avait observé au microscope un petit insecte rouge, la plante du gui, des mousses de chêne ; il avait disséqué une grenouille ; il avait fait des recherches sur la qualité nutritive de divers végétaux. L’auteur annonçait qu’il n’attachait point à ces observations et à ces expériences une importance plus grande qu’elles n’en méritaient : « C’est le fruit de l’oisiveté de la campagne. Ceci devait mourir dans le même lieu qui l’a fait naître ; mais ceux qui vivent dans une société ont des devoirs à remplir ; nous devons compte à la nôtre de nos moindres amusements. » Il semble même qu’en terminant ce mémoire, Montesquieu s’attache trop à diminuer le mérite de l’observateur, lequel a souvent besoin de toute sa subtilité d’esprit et de son invention ingénieuse pour amener le fait sous son regard :

Il ne faut pas avoir beaucoup d’esprit, disait Montesquieu, pour avoir vu le Panthéon, le Colisée, des Pyramides ; il n’en faut pas davantage pour voir un ciron dans le microscope ou une étoile par le moyen des grandes lunettes ; et c’est en cela que la physique est si admirable : grands génies, esprits étroits, gens médiocres, tout y joue son personnage. Celui qui ne saura pas faire un système comme Newton fera une observation avec laquelle il mettra à la torture ce grand philosophe. Cependant Newton sera toujours Newton, c’est-à-dire le successeur de Descartes, et l’autre un homme commun, un vil artiste qui a vu une fois et n’a peut-être jamais pensé.

Il faut voir dans ces paroles, non pas le mépris du fait, mais la subordination du fait à l’idée, ce qui est un caractère chez Montesquieu. Il rendra ailleurs plus de justice aux observations quand il en dira « qu’elles sont l’histoire de la physique, et que les systèmes en sont la fable ». — Ainsi Montesquieu, à ses débuts, s’occupait de sciences comme le fera Buffon, comme Goethe le fera plus tard ; il fournissait les fonds d’un prix d’anatomie, et semblait ne viser qu’à des succès tout sérieux, d’accord avec la gravité de son état.

Mais, dans le même temps où il travaillait à ce petit mémoire sur des objets d’histoire naturelle, il laissait échapper un autre ouvrage pour lequel il n’avait pas eu besoin de microscope, et où son coup d’œil propre l’avait naturellement servi. Les Lettres persanes parurent sans nom d’auteur en 1721, et elles eurent à l’instant un succès qui marquait une date et qui en fit le livre de l’époque.

Les Lettres persanes sont un livre capital dans la vie de Montesquieu : il n’a fait véritablement que trois ouvrages, — ces Lettres (1721), l’admirable livre sur La Grandeur et la Décadence des Romains (1734), qui n’est que comme un épisode détaché à l’avance de son Esprit des lois, et cet Esprit même (1748). La manière de ces trois ouvrages diffère, pas autant toutefois qu’on le croirait. Le fond des idées diffère encore moins. Le livre sur les Romains est celui où l’auteur se contient le plus ; il est maître de lui d’un bout à l’autre ; il a le ton ferme, élevé, simple, et tout à la hauteur de la majesté du peuple-roi. Dans L’Esprit des lois, il a souvent mêlé, on ne sait comment, l’épigramme à la grandeur. Dans les Lettres persanes, Montesquieu, jeune, s’ébat et se joue ; mais le sérieux se retrouve dans son jeu ; la plupart de ses idées s’y voient en germe, ou mieux qu’en germe et déjà développées : il est plus indiscret que plus tard, voilà tout ; et c’est en ce sens principalement qu’il est moins mûr. Car il gardera la plupart de ses idées ; seulement, dans ses futurs ouvrages, il ne les rendra pas de même, il les réfléchira autrement et ne parlera qu’avec sérieux, sentant de plus en plus la grandeur de l’invention sociale et désirant l’ennoblissement de la nature humaine.

Quand on veut apprécier la nature et la forme d’esprit de Montesquieu, il faut se souvenir de ce qu’il écrivait lui-même, vers la fin de sa vie, à d’Alembert qui lui demandait pour l’Encyclopédie certains articles qu’il avait déjà traités dans L’Esprit des lois : « J’ai, disait-il, tiré, sur ces articles, de mon cerveau tout ce qui y était. L’esprit que j’ai est un moule ; on n’en tire jamais que les mêmes portraits : ainsi je ne vous dirais que ce que j’ai dit, et peut-être plus mal que je ne l’ai dit. » Cette unité fondamentale du moule, chez Montesquieu, se sent même dans sa plus grande variété de productions, et de son premier à son dernier ouvrage.

Ce qui donne bien aux Lettres persanes leur date et le cachet de la Régence, c’est la pointe d’irrévérence et de libertinage qui vient là pour relever le fond et l’assaisonner selon le goût du jour. D’où Montesquieu a-t-il pris l’idée de faire ainsi parler des Persans, et de mettre sous ce léger déguisement ses propres pensées ? On a dit qu’il devait cette idée à Dufresny qui, dans un livre intitulé les Amusements sérieux et comiques, suppose, pour plus de variété, un Siamois à Paris, tombé des nues en pleine rue Saint-Honoré, et faisant ses réflexions à sa manière. Des personnes qui ont étudié la littérature anglaise aiment mieux que Montesquieu se soit souvenu d’une lettre censée écrite de Londres par un Indien de l’île de Java, et qui se lit dans Le Spectateur d’Addison12. Quoi qu’il en soit du Siamois ou de l’homme de Java, l’idée est devenue originale chez Montesquieu par le développement qu’il y a donné, et la hardiesse avec laquelle il l’a naturalisée à Paris. Les Lettres persanes, avec tous leurs défauts, sont un des livres de génie qu’a produits notre littérature.

Usbek et Rica, deux amis, deux Persans de qualité, quittent leur pays et font le voyage d’Europe. Usbek, le personnage principal, a un sérail à Ispahan, et il le laisse en partant à la garde du grand eunuque noir, auquel il rappelle de temps en temps ses recommandations sévères. Dans ce sérail sont des femmes qu’il distingue et qu’il aime particulièrement, et l’auteur ne serait pas fâché de nous intéresser à cette partie romanesque, d’un goût asiatique très recherché et très étudié. Il y parvint sans doute à la date de 1721 : la partie libertine et, pour ainsi dire, libidineuse des Lettres persanes, ces détails continuels d’eunuques, de passions, de pratiques et presque d’ustensiles de sérail, sur lesquels on arrêtait avec complaisance l’imagination des lecteurs, purent prendre une société qui allait s’engouer pour les romans de Crébillon fils. Aujourd’hui, cette partie nous paraît morte, artificielle ; et, pour peu qu’elle se prolongeât davantage, elle ennuierait. Ce qui nous plaît et ce que nous cherchons dans ces lettres, c’est Montesquieu lui-même se partageant légèrement entre ses divers personnages, et jugeant sous un masque transparent les mœurs, les idées et toute la société de sa jeunesse. Rica est l’homme moqueur, Parisien dès le premier jour et peignant avec badinage les travers et les ridicules des originaux qui passent sous ses yeux et desquels il s’accommode : Usbek, plus sérieux, résiste et raisonne ; il aborde les questions, il les pose et les discute dans les lettres qu’il adresse aux théologiens de son pays. L’art de l’ouvrage et ce qui, dans le mélange apparent, décèle le talent de composition, c’est qu’à côté d’une lettre du sérail, il y en aura une autre sur le libre arbitre. Un ambassadeur de Perse en Moscovie écrira à Usbek sur les Tartares une demi-page, qui serait aussi bien un chapitre de L’Esprit des lois (lettre lxxxi) ; Rica, tout à côté, fera la critique la plus fine du babillage des Français et des diseurs de riens en société : puis Usbek dissertera sur Dieu et sur la justice dans une lettre fort belle et qui porte loin. L’idée de justice, indépendante en elle-même, y est exposée d’après les vrais principes de l’institution sociale. Montesquieu (car c’est lui ici qui parle, ainsi qu’il parlera en son nom jusqu’à la fin de sa vie), tâche d’y établir en quoi cette idée de justice ne dépend point des conventions humaines : « Et quand elle en dépendrait, ajoute-t-il, ce serait une vérité terrible qu’il faudrait se dérober à soi-même. »

Montesquieu va plus loin : il tâche même de rendre cette idée et ce culte de justice indépendants de toute existence supérieure à l’homme ; il va jusqu’à dire, par la bouche d’Usbek :

Quand il n’y aurait pas de Dieu, nous devrions toujours aimer la justice, c’est-à-dire faire nos efforts pour ressembler à cet Être dont nous avons une si belle idée, et qui, s’il existait, serait nécessairement juste. Libres que nous serions du joug de la religion, nous ne devrions pas l’être de celui de l’équité.

Nous touchons ici au fond de la pensée de Montesquieu et à tout son procédé habituel intérieur ; ne soyons pas faible ni indécis, et n’hésitons pas à l’exposer avec nudité. C’est lui encore qui a dit :

Quand l’immortalité de l’âme serait une erreur, je serais fâché de ne pas la croire : j’avoue que je ne suis pas si humble que les athées. Je ne sais comment ils pensent ; mais, pour moi, je ne veux pas troquer l’idée de mon immortalité contre celle de la béatitude d’un jour. Je suis charmé de me croire immortel comme Dieu même. Indépendamment des idées révélées, les idées métaphysiques me donnent une très forte espérance de mon bonheur éternel, à laquelle je ne voudrais pas renoncer.

On a dans ces paroles la mesure de la croyance de Montesquieu et de son noble désir : jusque dans l’expression de ce désir, il se glisse toujours cette supposition que, même quand la chose n’existerait pas, il serait mieux d’y croire. Je ne blâme point cet hommage rendu, en tout cas, à l’élévation et à l’idéalisation de la nature humaine ; mais je ne puis m’empêcher de remarquer que c’est prendre et accepter les idées de justice et de religion plutôt par le côté politique et social que virtuellement et en elles-mêmes13. Montesquieu, à mesure qu’il se dégagera de l’ironie des Lettres persanes, entrera de plus en plus dans cette voie respectueuse pour les objets de la conscience et de la vénération humaine : je ne crois pas qu’il y soit entré pour cela plus intimement. Qu’en résulte-t-il ? C’est qu’au milieu de ses parties majestueuses, une sorte de sécheresse percera. Il a des idées, mais il n’a pas, on l’a remarqué, de sentiments politiques. Une sorte de vie manque, un lien, et l’on sent un puissant cerveau plus qu’un cœur. — Je liens à noter, sinon ce côté faible en un grand homme, du moins ce côté froid.

Une de ses pensées m’a toujours frappé :

« Fontenelle, a-t-il dit, autant au-dessus des autres hommes par son cœur qu’au-dessus des hommes de lettres par son esprit. » Je lis et relis cette pensée, et, me rappelant ce qu’a été Fontenelle, je crois d’abord qu’il faut lire : « Fontenelle autant au-dessous des autres hommes par son cœur que…, etc. » Mais non : il paraît bien que c’est un éloge que Montesquieu a voulu faire de Fontenelle ; il lui reconnaît ailleurs une qualité excellente pour un homme tel que lui : « Il loue les autres sans peine. » Montesquieu admirait réellement en Fontenelle l’égalité, l’absence d’envie, l’étendue et la prudence, l’indifférence même peut-être. La seule conclusion que j’en veuille tirer, c’est que, très supérieur à Fontenelle en talent et en manière d’écrivain, il était un peu de la même religion morale que lui.

On a souvent cité ces aveux mémorables de Montesquieu :

L’étude a été pour moi le souverain remède contre les dégoûts de la vie, n’ayant jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé.

Je m’éveille le matin avec une joie secrète de voir la lumière ; je vois la lumière avec une espèce de ravissement, et tout le reste du jour je suis content. Je passe la nuit sans m’éveiller, et le soir, quand je vais au lit, une espèce d’engourdissement m’empêche de faire des réflexions.

Je suis presque aussi content avec des sots qu’avec des gens d’esprit… etc.

Homme d’étude et de pensée, détaché d’assez bonne heure des passions et n’ayant du moins jamais été entraîné par elles, il habita et vécut dans la fermeté de l’intelligence. Très bon dans le particulier, naturel et simple, il mérita d’être aimé de tout ce qui l’entourait autant qu’un génie peut l’être ; mais, même dans ses parties les plus humaines, on retrouverait ce côté ferme, indifférent, une équité bienveillante et supérieure plutôt que la tendresse de l’âme.

Qui ne sait le beau trait de sa vie, lorsqu’à Marseille où il allait souvent visiter sa sœur, il voulut un jour se promener hors du port dans une barque ? Il rencontre un jeune homme appelé Robert, qui n’a rien du ton ni des manières d’un marinier : ce jeune homme, tout en se promenant et en ramant, lui apprend qu’il ne fait ce métier que les fêtes et dimanches, et qu’il le fait pour tâcher d’amasser de quoi racheter son père emmené prisonnier par un corsaire et pour lors esclave à Tétouan. Montesquieu s’informe de tout avec précision, quitte le jeune homme en rentrant au port, et, quelques mois après, le père, délivré, est de retour dans sa famille, sans savoir d’où le secours inespéré lui est venu. Vous versez des larmes ; prenez garde ! admirez, mais ne pleurez pas. Un ou deux ans après, le jeune homme qui sent bien que c’est à l’inconnu qu’il doit la délivrance de son père, le rencontre sur le port, se jette à ses pieds avec effusion, en le bénissant, en le suppliant de se laisser reconnaître et de venir voir les heureux qu’il a faits. Montesquieu se dérobe brusquement ; il nie tout, il se refuse et s’arrache sans pitié à une si légitime reconnaissance. Ce ne fut qu’à sa mort que le bienfait fut révélé. Ici, il me semble voir dans Montesquieu un de ces dieux bienfaiteurs de l’humanité, mais qui n’en partagent point la tendresse. C’est ainsi que dans l’Hippolyte d’Euripide, Diane, au moment où le jeune héros va mourir, s’éloigne, quoiqu’il semble qu’elle l’ait aimé : mais, si amie que soit des mortels une divinité ancienne, les larmes sont interdites à ses yeux. — L’Homme-Dieu n’était point venu.

Dans cette vue que je me suis permise sur la nature morale de Montesquieu, et à laquelle a donné jour sa définition de la justice dans les Lettres persanes, loin de moi l’idée de diminuer la beauté sévère et humaine du caractère ! Je me borne à la définir, et à considérer cette humanité stoïque, en tant qu’elle se distingue de la charité selon Pascal et Bossuet.

Toutes les questions à l’ordre du jour sous la Régence sont abordées dans les Lettres persanes, la dispute des anciens et des modernes, la révocation de l’édit de Nantes et ses effets, la querelle de la bulle Unigenitus, etc. ; l’auteur y sert l’esprit du jour, en y mêlant et y enfonçant ses vues ; le règne de Louis XIV y est vivement attaqué à revers. Dans le fameux épisode des Troglodytes, Montesquieu y donne à sa manière son rêve de Salente. Dans les portraits du Fermier, du Directeur, du Casuiste, de l’Homme à bonnes fortunes, de la Femme joueuse, Montesquieu égale La Bruyère en s’en ressouvenant. Il lui ressemble par la langue, mais sans y viser. La sienne, tout en étant aussi neuve, est peut-être moins compliquée ; elle est d’une netteté et d’une propriété pittoresque singulière. Le Casuiste veut montrer qu’un homme de son état est nécessaire à certaines gens, qui, sans viser à la perfection, tiennent à faire leur salut : « Comme ils n’ont point d’ambition, dit-il, ils ne se soucient pas des premières places ; aussi entrent-ils en paradis le plus juste qu’ils peuvent. Pourvu qu’ils y soient, cela leur suffit. » Ailleurs, parlant de ces gens dont la conversation n’est qu’un miroir où ils montrent sans cesse leur impertinente figure : « Oh ! que la louange est fade, s’écrie-t-il, lorsqu’elle réfléchit vers le lieu d’où elle part ! » Tout ce style est net, piquant, plein de traits, un peu mince ou aigu. Il y a des incorrections, par exemple : « La plus grande peine n’est pas de se divertir, c’est de le paraître. » Mais Montesquieu, sur le style, a des idées fort dégagées : « Un homme qui écrit bien, pense-t-il, n’écrit pas comme on écrit, mais comme il écrit ; et c’est souvent en parlant mal qu’il parle bien. » Il écrit donc à sa manière, et cette manière, toujours fine et vive, devient forte et fière et grandit avec les sujets. J’ai dit qu’il aime et affectionne un genre d’images ou de comparaisons pittoresques pour éclairer sa pensée ; par exemple, voulant faire dire à Rica que le mari d’une jolie femme en France, s’il est battu chez lui, prend sa revanche sur les femmes des autres : « Ce titre de mari d’une jolie femme, qui se cache en Asie avec tant de soin, écrit-il, se porte ici sans inquiétude. On se sent en état de faire diversion partout. Un prince se console de la perte d’une place par la prise d’une autre : dans le temps que le Turc nous prenait Bagdad, n’enlevions-nous pas au Mogol la forteresse de Candahar ? »

C’est exactement de la même manière que, dans L’Esprit des lois, montrant un utopiste anglais qui a sous les yeux l’image de la vraie liberté, et qui va en imaginer une autre dans son livre, il dira « qu’il a bâti Chalcédoine, ayant le rivage de Byzance devant les yeux ».

Dans la pensée de Montesquieu, au moment où l’on s’y attend le moins, tout d’un coup la cime se dore.

Au milieu des hardiesses et des irrévérences des Lettres persanes, un esprit de prudence se laisse entrevoir par la plume d’Usbek ; en agitant si bien les questions et en les perçant quelquefois à jour, Usbek (et c’est une contradiction peut-être à laquelle n’a pas échappé Montesquieu) veut continuer de rester fidèle aux lois de son pays, de sa religion : « Il est vrai, dit-il, que, par une bizarrerie qui vient plutôt de la nature que de l’esprit des hommes, il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois : mais le cas est rare ; et, lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante. » Rica lui-même, l’homme badin et léger, remarquant que dans les tribunaux de justice, pour rendre la sentence, on prend les voix à la majeure (à la majorité), ajoute par manière d’épigramme : « Mais on dit qu’on a reconnu par expérience qu’il vaudrait mieux les recueillir à la mineure : et cela est assez naturel, car il y a très peu d’esprits justes, et tout le monde convient qu’il y en a une infinité de faux. » C’est assez pour montrer que cet esprit qui a dicté les Lettres persanes ne poussera jamais les choses à l’extrémité du côté des réformes et des révolutions populaires.

Après avoir touché les questions qui sont proprement de la philosophie de l’histoire, après s’être étonné que les Français aient abandonné des lois anciennes faites par les premiers rois dans les assemblées de la nation, et être ainsi arrivé presque au seuil du grand ouvrage que sans doute il entrevoyait déjà dans l’avenir, Montesquieu continue de s’égayer sur maint sujet, et, quand il en a assez, il coupe court. Les Lettres persanes, ayant épuisé le tableau et la satire des mœurs présentes, tournent au romanesque : Usbek reçoit la nouvelle que son sérail, profitant de son absence, a fait sa révolution ; on s’y révolte, on s’y égorge, on s’y tue. C’est une fin voluptueuse et délirante, une fin à feu et à sang, qui n’a rien de touchant pour nous. Toute cette partie sensuelle est sèche, et marque que Montesquieu n’avait toute son imagination que dans l’ordre de l’observation historique et morale.

Encore une fois, il y a dans les Lettres persanes, au commencement et à la fin, et dans tout l’ensemble, une pointe de roman de Crébillon fils.

Le Temple de Gnide (1725) est une erreur de goût et une méprise de talent. Montesquieu crut imiter les Grecs en faisant ce petit poème en prose par complaisance pour une princesse du sang de Condé, Mlle de Clermont. Il avait trente-cinq ans à cette date, et il a écrit : « À l’âge de trente-cinq ans, j’aimais encore14. » Mais les amours de Montesquieu ne paraissent pas l’avoir jamais beaucoup troublé ni attendri. Il a beau peindre sa Thémire, il reste pour nous plus sensuel en amour que sentimental : « J’ai été dans ma jeunesse assez heureux, disait-il, pour m’attacher à des femmes que j’ai cru qui m’aimaient ; dès que j’ai cessé de le croire, je m’en suis détaché soudain. » Et il ajoute : « J’ai assez aimé à dire aux femmes des fadeurs, et à leur rendre des services qui coûtent si peu. » Le Temple de Gnide est une de ces fadeurs, mais qui a dû lui coûter du travail. M. Lainé racontait que, lorsqu’il avait obtenu de la famille Secondat de faire des recherches dans les papiers de Montesquieu, il avait trouvé dans le secrétaire, que personne n’avait ouvert depuis la mort du grand écrivain, une masse de brouillons de tous ses billets doux. L’auteur du Temple de Gnide travaillait et raturait même ses billets doux ; on le sent aisément eu lisant ce poème. Chez Montesquieu, ce qui est de la vigueur et du nerf dans les grandes choses est de la raideur dans les petites. Il n’a pas la grâce.

Vers le même temps, Montesquieu était bien mieux dans sa voie lorsqu’il faisait, à l’Académie de Bordeaux (novembre 1725), un petit discours à la louange de l’étude et des sciences. Il y venge les sciences, dont il avait mis l’utilité en question dans un endroit des Lettres persanes ; il y avance d’une manière spirituelle et originale qu’une connaissance acquise, un résultat d’un ordre intellectuel est souvent la cause indirecte et lointaine du salut de la société. Si les Mexicains, par exemple, avaient eu un Descartes avant le débarquement des Espagnols, Fernand Cortez ne les aurait point conquis ; car l’effroi qu’ils eurent des Espagnols, et cette idée que ces étrangers étaient des dieux, n’était « qu’un simple effet de l’ignorance d’un principe de philosophie ». Le courage ne manqua jamais aux Mexicains ni aux Péruviens, « mais seulement l’espérance du succès. Ainsi un mauvais principe de philosophie, l’ignorance d’une cause physique, engourdit dans un moment toutes les forces de deux grands empires ». Montesquieu, dans ce petit discours, parle magnifiquement de l’étude et des motifs qui doivent nous y porter : « Le premier, c’est la satisfaction intérieure que l’on ressent lorsque l’on voit augmenter l’excellence de son être, et que l’on rend plus intelligent un être intelligent. » Un autre motif encore, et qu’il n’allait pas chercher loin de lui, « c’est, disait-il, notre propre bonheur. L’amour de l’étude est presque en nous la seule passion éternelle ; toutes les autres nous quittent à mesure que cette misérable machine qui nous les donne s’approche de sa ruine… Il faut se faire un bonheur qui nous suive dans tous les âges : la vie est si courte, que l’on doit compter pour rien une félicité qui ne dure pas autant que nous ». Enfin il y donne un autre mobile encore et qu’il ressentait également, l’utilité du public et du monde : « N’est-ce pas un beau dessein que de travailler à laisser après nous les hommes plus heureux que nous ne l’avons été ? » Montesquieu, par droiture de cœur et par direction d’intelligence, était naturellement citoyen, de cette race des Vauban, des Catinat, des Turenne, des L’Hôpital, de ceux qui veulent sincèrement le bien et l’honneur de la patrie et du genre humain : « J’ai toujours senti une joie secrète, lorsqu’on a fait quelque règlement qui allait au bien commun. »

Les Lettres persanes l’avaient rangé, bon gré mal gré, parmi les littérateursb ; il en ressentait les avantages pour sa réputation, et les inconvénients pour sa carrière. Une impulsion puissante l’appelait désormais à remplir toute sa destinée d’écrivain. Il se dégagea de ses liens, vendit sa charge, fut reçu en 1727 à l’Académie française, bien qu’il s’en fût beaucoup moqué comme tout le monde, avant d’en être, et il entreprit, au printemps de 1728, ses voyages en commençant par l’Allemagne, la Hongrie : à Vienne, il vit assidûment le prince Eugène ; en arrivant à Venise, il eut le plaisir d’y rencontrer Bonneval qui n’était pas encore passé chez les Turcs ; il visita Turin, Rome, l’Italie, revint par la Suisse, les bords du Rhin et la Hollande, et acheva son cours d’observations par l’Angleterre (octobre 1729). Il eut pour introducteur dans ce dernier pays lord Chesterfield, le guide le plus éclairé ; il vit tout et il vit bien. Avant d’y arriver, voyageant sur le continent avec un Anglais, lord Waldegrave, il disait déjà « qu’il n’y avait gens de vrai bon sens que ceux qui étaient nés en Angleterre ». On a publié quelques Notes de son journal de voyage, qui se rapportent à son séjour de Londres. Il remarque que, de son temps, les ambassadeurs ou ministres étrangers ne connaissaient pas plus l’Angleterre qu’un enfant de six mois ; la liberté de la presse les abusait : « Comme on voit le diable dans les papiers périodiques, on croit que le peuple va se révolter demain ; mais il faut seulement se mettre dans l’esprit qu’en Angleterre comme ailleurs le peuple est mécontent des ministres, et que le peuple y écrit ce que l’on pense ailleurs. » Montesquieu apprécie cette liberté dont chacun veut là-bas et sait jouir : « Un couvreur se faisait apporter la gazette sur les toits pour la lire. » Il ne se fait point d’ailleurs d’illusion en beau sur l’état du pays et des institutions ; il juge au vrai la corruption des mœurs politiques, la vénalité des consciences et des votes, le côté positif et calculateur, cette peur d’être dupe, qui mène à la dureté. Il paraît n’être pas éloigné lui-même de croire à une révolution prochaine ; mais on sait comment les mœurs politiques, très abaissées au temps de Robert Walpole, se relevèrent patriotiquement et se retrempèrent avec Chatham. S’il voit le mal, Montesquieu apprécie très bien les avantages qui le compensent ; ce qu’il exprime ainsi :

L’Angleterre est à présent le pays le plus libre qui soit au monde, je n’en excepte aucune république… Quand un homme, en Angleterre, aurait autant d’ennemis qu’il a de cheveux sur la tête, il ne lui en arriverait rien : c’est beaucoup, car la santé de l’âme est aussi nécessaire que celle du corps.

Un coup d’œil de divination perce comme un éclair dans cette phrase jetée en passant, et qui prédit l’émancipation de l’Amérique anglaise : « Je ne sais pas ce qui arrivera de tant d’habitants que l’on envoie d’Europe et d’Afrique dans les Indes occidentales ; mais je crois que, si quelque nation est abandonnée de ses colonies, cela commencera par la nation anglaise. »

Je l’avouerai en toute humilité, dussé-je faire tort à mon sentiment de l’idéal, si l’on pouvait avoir dans toute sa suite ce journal de voyage de Montesquieu, ces notes toutes simples, toutes naturelles, dans leur jet sincère et primitif, je les aimerais mieux lire que L’Esprit des lois lui-même, et je les croirais plus utiles.

Dans le grand ouvrage de Montesquieu, l’artiste en effet est pour beaucoup : il y est dit bien des choses qui sont sujettes au doute. Cet auteur artiste est là en présence de son sujet, de sa vaste lecture ; il veut une loi et il la cherche, il la crée quelquefois. Au milieu des textes et des notes nombreuses qu’il accumule devant lui et qui le pressent jusqu’à l’accabler, il se relève et prend son parti ; il fait jaillir son œuvre ; il ouvre hardiment, péniblement parfois, sa considération et sa perspective, il la façonne à son gré. Et n’est-ce pas lui qui, dans le secret du cabinet, a dit : « Les histoires sont des faits faux composés sur des faits vrais, ou bien à l’occasion des vrais. »

Et n’est-ce pas lui qui a dit encore : « On trouve dans les histoires les hommes peints en beau, et on ne les trouve pas tels qu’on les voit. » Qu’est-ce donc quand on ne s’attache qu’au génie de l’histoire ? Les hommes n’y sont vus que de loin ; l’étoffe humaine, dont la politique est faite, disparaît trop chez Montesquieu.

J’ai parlé tout à l’heure de l’utile : Montesquieu y joignait une idée du beau. Il avait un divin exemplaire en lui : il a élevé un temple, la foule y a couru. Mais n’y a-t-il pas introduit quelques idoles ?

Laissons les regrets, et acceptons avec respect cette forme unique et souveraine de considérations qui est proprement la sienne, cette forme née d’un esprit si haut et si ferme, et portant l’empreinte d’un moule qui, avec les beaux accidents qui le caractérisent, ne s’est rencontré qu’une fois. — De retour en France, Montesquieu se retira à son château de La Brède, loin des soupers de Paris, pour y recueillir et y ordonner ses pensées ; il y resta deux ans, ne voyant que ses livres et ses arbres. Il était plein de l’Angleterre en arrivant, et il dut repousser et ajourner l’idée de publier d’abord un livre sur ce gouvernement original et si peu semblable au nôtre, qui le tentait : il donna de préférence ses Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence (1734), qui sont restées le plus classique et le plus parfait de ses ouvrages, le seul même qui nous paraisse aujourd’hui sorti tout d’un jet comme une statue.