(1863) Causeries parisiennes. Première série pp. -419
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(1863) Causeries parisiennes. Première série pp. -419

Avant-propos

Ce petit livre ne comporte pas une préface, mais il a droit à un extrait de naissance qui explique ses lacunes et ses redites. Il se compose d’articles publiés dans la Revue Nationale sous le titre de Revue du mois. J’ai voulu indiquer leurs très modestes prétentions en leur donnant le nom de Causeries. Je me suis borné, en effet, à dire mon avis sur les choses dont chacun parlait autour de moi. Si je suis revenu à plusieurs reprises sur de certains sujets, si je n’en ai traité aucun d’une façon complète, c’est que le public parisien en use volontiers de même.

Aucun travail de révision n’aurait réussi à transformer cette collection d’observations et de critiques, faites au jour le jour, en un livre symétrique et coordonné, et il lui aurait, sans contredit, fait perdre sa physionomie et son seul mérite. Je me suis donc contenté de réunir mes articles en donnant à chaque chapitre sa date pour titre et, un peu aussi, pour excuse.

H. L.

Juin 1861

Rôle de la Chronique. — Exposition des Beaux-Arts. — Les prix à l’Académie française : M. Thiers. — Le Grain de sable de H. J. Noriac. — Souvenirs d’une demoiselle d’honneur de madame la duchesse de Bourgogne. — Michel-Ange, Léonard de Vinci et Raphaël, par M. Charles Clément. — Le duc d’Aumale au dîner du Literary Fund.

I

On a dit très justement que nous arrivons à tous les âges, même à la vieillesse, sans expérience, parce que chaque âge exige une sagesse particulière que nous n’acquérons qu’en le traversant ; à plus forte raison peut-on affirmer que tout nouveau métier nous trouve inexpérimentés. Supposez un écrivain ayant quelque chose à dire à ses lecteurs, — cela est moins commun qu’on ne pense, — admettez qu’il ait du talent, ou, ce qui revient au même pour sa tranquillité, qu’il ait l’habitude de s’en passer, il n’en sera pas moins embarrassé devant une forme littéraire nouvelle pour lui. Même le métier de chroniqueur, si humble qu’il soit, si libre qu’il paraisse, n’est pas dépourvu de terreurs pour un débutant. Je n’y avais jamais songé jusqu’à ces jours-ci, et aujourd’hui, me dira-t-on, il est bien tard pour y penser. J’ai beau me répéter les encouragements perfides qu’on a prodigués aux chroniqueurs, je ne parviens pas à me rassurer. « La chronique, a-t-on dit, est le seul genre où l’on puisse se passer de littérature, de style et d’idées. » Manquer de littérature, de style et d’idées, rien n’est plus facile ; mais si j’allais manquer de toutes ces choses-là d’une autre façon que celle à laquelle le public est accoutumé ! C’est un personnage si complexe qu’un chroniqueur ! Moitié moraliste et moitié courtisan, il ne lui est permis d’aborder que les sujets que le public a entamés le-premier ; mais, une fois le sujet choisi, il doit à ses lecteurs la vérité. Comme le confident de la tragédie française, il ne raconte à son auguste interlocuteur que ce que celui-ci sait mieux que personne ; mais, en revanche, comme le chœur grec, il a son franc-parler sur toutes choses. C’est un homme qui, après avoir écouté à la porte, entre au salon pour redire à la compagnie ce qu’il a entendu, en y ajoutant ses observations. Tout cela ne constitue pas un sacerdoce, ni même une mission, comme on disait autrefois pour la poésie et pour le journal, mais cela peut faire un emploi très honnête pour un homme de bonne foi. Chose étrange ! ce rôle d’invention toute moderne n’a pris son complet développement que depuis que les faits et gestes de ce qu’on appelle la société parisienne ne valent plus guère la peine d’être notés. Nous écrivons de savantes revues sur de médiocres ouvrages, de grands feuilletons sur de bien petites pièces, nous nous racontons à nous-mêmes jour par jour notre mesquine vie, semblables en cela aux femmes qui se regardent d’autant plus assidûment au miroir qu’il leur renvoie une image moins rassurante. Est-ce à dire pour cela que le chroniqueur soit un personnage inutile ? Tant s’en faut. Il est utile comme une garde-malade dont il devrait avoir toute la vigilance, et dont il n’a trop souvent que l’obséquieux despotisme. Je ne parle pas de la loquacité, puisqu’elle doit lui être comptée comme une vertu. Il y a des moments où il est bon d’observer tous les symptômes, de noter les assoupissements et les demi-réveils, et même de tenir compte des incohérences qui trahissent un vague ressouvenir de temps meilleurs.

Si la chronique, assise partout aujourd’hui au chevet de la France somnolente, venait à interrompre le petit récit à voix basse qu’elle lui fait chaque jour, la belle endormie s’en trouverait toute dérangée et lui crierait bien vite : « Continuez ! je ne dors pas, je vous entends à merveille, allez toujours ! mais pas trop fort, je vous prie. » Et il faudrait recommencer sans trop savoir si c’est pour endormir ou bien pour réveiller. Tant de zèle ne demeurera pas sans récompense. La chronique, fidèle pendant les longues heures de torpeur et de défaillance, aura la joie d’être la première à signaler et à saluer la convalescence. Il viendra un moment, après sa longue veille, où elle sentira courir sur elle le premier frisson du matin ; la dormeuse se soulèvera et lui dira : « Pourquoi suis-je seule avec vous ? ai-je donc été bien malade ? J’ai eu le délire, n’est-ce pas ? suis-je bien changée ? — Hélas ! oui, chère belle, vous êtes bien changée ; vous avez dit bien des sottises, vous les avez même écrites. Si vous saviez ce que vous avez fait de brochures, surtout, … et vous croyiez que c’était de la littérature ! Que de discours académiques que vous appeliez de l’éloquence ! que de peintures d’un monde dont vous deviez à peine reconnaître l’existence, que vous nommiez tour à tour art dramatique, roman ou poésie ! Mais vous n’avez pas beaucoup souffert ; vous avez toujours continué à vous dire le peuple le plus spirituel de la terre, le flambeau des nations ! — C’est vous qui disiez cela, ma pauvre Chronique ; moi, je n’en croyais pas un mot. Mais, encore une fois, pourquoi suis-je seule avec vous ? Où sont mes enfants, dont j’étais si fière ? Pourquoi les a-t-on éloignés ? Pourquoi n’entends-je plus leur voix ? Ai-je dit, ingrate, que leur bruit me fatiguait ? Qu’ils viennent, qu’ils m’entourent ; je-veux me relever et marcher, soutenue par eux ! Je veux qu’ils se battent encore à qui m’embrassera le plus fort, chacun à sa manière ; qu’ils grimpent sur mes genoux et qu’ils s’y disputent la première place ! Je veux vivre ! » Alors le rôle de la chronique sera bien diminué ; elle empaquettera ses petites histoires et ses petits scandales, ses allusions, ses réticences et ses initiales, et bien des chroniqueurs s’en iront, mais pas tous. Ceux qui, comme dit l’Évangile, « auront été fidèles en peu de chose, on les établira sur beaucoup d’autres », et ils resteront pour être romanciers, moralistes, historiens, qui sait ? orateurs peut-être. Amen.

II

Je prends l’univers comme je le trouve, c’est-à-dire au mois de juin 1861. Il est pourtant impossible que je me dispense de dire que l’exposition des Beaux-Arts a été ouverte le 1er mai. Ce serait manquer à tous les devoirs qu’impose le rôle de confident, qui, comme je l’ai dit, est une des faces de celui de chroniqueur. Ce serait comme si Arcas négligeait d’apprendre à Agamemnon que celui-ci est roi d’Argos, qu’il est fils d’Atrée, qu’il commande l’expédition contre Troie, et qu’il est contrarié par un vent défavorable. Je n’ajouterai à cette annonce officielle que quelques réflexions générales que tout profane peut se permettre. Constatons d’abord que jamais le concert de critiques et de réclamations que soulève à toutes les expositions le système qui les régit, n’a été plus unanime. Personne ne se déclare satisfait ; et pourtant, si le but des expositions est d’encourager la production des œuvres d’art, on devrait être bien content. Le livret contient 4 102 numéros ; encore n’est-ce pas là la moitié des œuvres soumises au jury. Il semble vraiment qu’il n’y ait que faire d’encourager des gens qui déploient une si grande fécondité. Cette fécondité effraye un peu tout le monde : public, critiques, artistes même. Le critique le plus consciencieux prévoit que, parmi tous ces tableaux, il lui faudra en passer, sinon des meilleurs, du moins de ceux qui méritent mieux que le silence ; et l’artiste, s’il ne s’est pas encore fait un nom aimé du public, doit se dire que si dans le nombre son œuvre est remarquée, le hasard y sera pour beaucoup. Il n’est pas jusqu’au bourgeois qui ne commence son inspection, son épais livret à la main, avec un air de lassitude anticipée, que la certitude qu’il vient d’acquérir au vestibule de pouvoir garder à la main son parapluie ne parvient pas même à dissiper. À cet état de choses il y a deux remèdes : on peut rendre les expositions plus fréquentes ; on peut rendre l’admission plus difficile. Ce ne serait peut-être pas trop que de les appliquer tous les deux.

Sous le régime actuel l’étranger, le provincial même, qui est Français après tout, quoi qu’en dise le Parisien, peut, malgré de fréquents séjours à Paris, n’avoir jamais occasion de juger l’art contemporain ; avec une exposition permanente, ou à peu près, il n’en pourrait plus être ainsi, et la France, plus heureuse encore que Cornélie, serait assurée, en recevant ses visiteurs, d’avoir toujours ses plus beaux bijoux sur elle. Aujourd’hui, beaucoup d’œuvres de mérite sont achetées et expédiées à l’étranger pendant l’intervalle des expositions, et se dérobent ainsi à l’admiration et à la critique ; d’autres, ce qui est pis encore, sont terminées d’une façon hâtive et incomplète, afin de profiter d’une occasion de publicité qui, une fois perdue, ne se retrouverait plus. Ce sont là de graves inconvénients que bien des gens reconnaissent, et auxquels le remède semble facile. Ce qu’on admet moins généralement, c’est la nécessité de restreindre le nombre des ouvrages exposés. Elle me paraît cependant urgente. Il faut bien le dire, à chaque exposition on étale devant le public des œuvres qui sont affligeantes non seulement pour l’homme de goût, mais encore pour le philanthrope. Lorsqu’on songe que chacun de ces tristes tableaux est l’espoir de son auteur, le chef-d’œuvre de l’atelier d’où il sort, et que les œuvres refusées sont, à de rares exceptions près, quoi qu’on en dise, inférieures encore, le cœur se serre à la pensée des amertumes, des longues déceptions et, disons-le, de la misère qui se cachent derrière ces pauvres toiles. Qui de nous ne se souvient d’avoir été obligé, à son corps défendant, de visiter un de ces ateliers où, en entrant, après le premier coup d’œil jeté autour de soi, on laisse toute espérance à la porte ? Les murailles sont couvertes de ternes bariolages qui témoignent, non de l’ignorance et de l’inexpérience de la jeunesse, mais d’une persévérante imitation et d’une impuissance grotesque combattue pendant de longues années, Dieu sait à travers quelles privations. L’artiste qui, souvent, n’a plus d’illusions, mais qui est trop vieux et trop fier pour prendre un autre métier, pourvoit d’une façon précaire à sa subsistance, et peut-être à celle d’une famille, grâce à quelques commandes de copies et à de mauvais portraits que la photographie rend tous les jours plus rares. Remontez à la cause de cette persistance inexplicable à suivre une vocation trompeuse, et vous trouverez toujours quelques tableaux reçus de loin en loin, et comme par hasard, à l’exposition. Si j’étais membre du jury, le souvenir de ces ateliers peuplés de difformités me poursuivrait comme un remords. Qu’on ne prenne pas ma compassion pour du mépris. Le dernier et le moins heureux des adorateurs de l’éternelle beauté me semble plus digne d’estime que le soupirant le plus favorisé de la fortune ; mais je voudrais, si son culte est sans espoir, que la société ne l’encourageât pas dans son martyre. Soyons miséricordieusement sévères, et là où, par la force des choses, il doit y avoir peu d’élus, n’augmentons pas inconsidérément le nombre des appelés. La peinture est chez nous, au point de vue matériel, dans un état de prospérité exceptionnelle, prospérité qu’il faut attribuer en partie à l’abstention momentanée de puissantes rivales. Le goût des tableaux, qui chez beaucoup d’amateurs-acheteurs pourrait s’appeler plus justement l’agiotage sur les tableaux, a pris toute la fureur d’une mode, et nos artistes en font leur profit, car la spéculation ne s’adresse aujourd’hui qu’à l’art moderne. Mais il n’est pas besoin d’être un grand prophète pour prédire dans un temps plus ou moins rapproché une crise artistique, qu’on me passe le mot. Dans la réaction qui suivra la ferveur actuelle, tous auront à souffrir, même les maîtres, même les immortels ; et les petits, que deviendront-ils ? Ils se feront photographes, dit-on ; mais je commence à douter que le vaste sein de la photographie elle-même puisse les abriter tous.

III

Des beaux-arts aux belles-lettres la transition est facile. L’Académie française, cette doublure de la tribune, a beaucoup occupé l’attention publique dans ces derniers temps, ainsi que cela arrive à tous les gens qui ont de l’argent à distribuer. Dix mille francs par-ci, vingt mille francs par-là ; décidément, aujourd’hui le Pactole prend sa source au Parnasse. Le prix Gobert de dix mille francs a été partagé entre M. Dargaud, pour son Histoire de la liberté religieuse, et M. Géruzez, pour son Histoire de la littérature française. Il s’agissait de couronner le morceau le plus éloquent sur l’histoire de France, et quelques esprits très scrupuleux ont prétendu qu’une histoire littéraire n’est pas, à proprement parler, de l’histoire. C’est là, je crois, une chicane : l’histoire de la littérature fait tout aussi bien partie de l’histoire d’un peuple que l’histoire de la religion, et l’Académie a du moins fait preuve d’impartialité en réunissant deux ouvrages également estimables, quoique de tendances fort diverses.

Quant au prix de vingt mille francs donné par l’Empereur, et dont on a fait la surprise à M. Thiers, les tempêtes qu’il a soulevées ne sauraient être mesurées à sa valeur pécuniaire. On peut affirmer, en effet, qu’il a excité pour beaucoup plus de vingt mille francs d’émulation et de controverses. C’est que l’Académie devait cette fois récompenser l’écrivain dont les œuvres honorent le plus l’esprit humain , et que ce serait là une bien importante décision, s’il n’y avait pas une grande portion du public qui récuse les juges. Bien des gens se demandent aussi si les nations, comme les individus, n’ont pas tort de donner ainsi leur mesure, et si parmi les candidats dont les droits ont été en balance il en est un seul que la France eût pu présenter fièrement aux autres peuples comme l’écrivain dont les œuvres l’honorent d’une façon prééminente sous tous les rapports. Il eût été bon, ce semble, avant de permettre aux candidatures de se poser, de bien définir le genre de mérite qu’on voulait couronner. Le génie, la moralité, l’utilité sont des qualités fort différentes, entre lesquelles on ne saurait établir de proportion, et avec lesquelles on ne doit pas faire de cote mal taillée. Cela est si vrai, que dans les innombrables discussions auxquelles ce prix a donné lieu, la plupart des disputants, tout en excluant les autres candidats, ne réclamaient pour le leur qu’un suffrage accompagné de restrictions. Il y avait toujours un point sur lequel ils faisaient bon marché de ses mérites, et il semblait que le vainqueur, quel qu’il fût, dût passer sous bien des fourches caudines. Il n’en a rien été : tous ceux qui avaient été discutés, attaqués, vantés avec tant de véhémence, ceux qui avaient subi toutes les amertumes de la candidature, ont été écartés au moment décisif, et M. Thiers, que sa qualité d’académicien semblait exclure, a vaincu sans péril, sur la proposition de M. de Falloux. Le succès est venu chercher celui qui, dans ses œuvres, lui a toujours rendu hommage ; et tel candidat qui, la veille, semblait en passe d’être proclamé le plus grand écrivain de France s’est vu réduit à une seule voix au dernier tour de scrutin. Mais toute médaille a son revers. Après avoir vaincu sans péril au milieu de ses collègues, l’historien du Consulat et de l’Empire s’est vu condamné à triompher sans gloire à la séance générale de l’Institut où sa nomination devait être ratifiée. À cette occasion, plus d’un tiers des votants a protesté contre le choix de l’Académie.

Alors que l’Académie était encore sous l’empire des scrupules qui lui interdisaient un choix de famille, et que l’accord au sujet d’un lauréat extra-muros semblait impossible, certains immortels ont proposé, assure-t-on, de ne pas décerner de prix. C’était là une bonne idée qui, bien entendu, n’a pas eu de succès. Dans cette voie d’abstention je serais disposé à aller aussi loin que personne, plus loin que nul académicien n’ira jamais, je le parierais ! Après avoir supprimé le jugement, je supprimerais volontiers les juges, et, comme le pacha des Orientales, je suis prêt à

Donner tous les trésors avec les trésoriers.

Sérieusement, quel avantage espère-t-on retirer pour le progrès de la littérature de récompenses officielles décernées de la façon que nous voyons ? Les prix sont, en général, excellents pour former des chevaux de course ; mais leur efficacité est moins démontrée lorsqu’il s’agit de former des hommes. On conçoit à la rigueur que l’appât d’un prix puisse stimuler la patiente industrie, encourager le labeur honnête ; mais les œuvres qui honorent d’une manière éclatante l’esprit humain n’éclosent pas parce qu’on les appelle ou parce qu’on les récompense. Quels mauvais effets, au contraire, ne doit-on pas craindre pour la dignité des lettres de ces gros lots dont disposent absolument des juges qu’on peut solliciter et influencer directement et indirectement ! On a dit que pour le prix dont il s’agit aucun des concurrents n’a posé sa candidature et n’a fait la moindre démarche ; je veux bien le croire, mais en sera-t-il toujours ainsi ? Nous aurions mauvaise grâce à reprocher au dix-septième et au dix-huitième siècles leurs dédicaces louangeuses, leurs patrons littéraires et leurs pensions princières, si au dix-neuvième siècle l’écrivain dont l’œuvre honore le plus l’esprit humain se voyait obligé de solliciter le suffrage de quarante académiciens.

Il y a tout lieu de croire que la nomination de M. Thiers deviendra un précédent, et que désormais l’Académie choisira ses lauréats dans son sein. En cela, on ne peut que l’approuver. Voyez un peu dans quelle position elle se plaçait en nommant M. Jules Simon ou M. Henri Martin ! Comment ! aurait-on pu lui dire, cet écrivain que vous déclarez illustre entre tous ne siège pas déjà parmi vous ! Pourquoi ne l’avoir pas élu l’autre jour, de préférence au P. Lacordaire ? L’illustre dominicain aurait-il produit mieux encore que l’œuvre qui honore le plus l’esprit humain ? Ou bien ne prétendez-vous couronner que le premier après vous tous ? Voilà un prix dont la valeur se trouverait singulièrement réduite, et qui ne serait plus que le quarantième accessit de littérature française. L’Académie, pour ne pas s’infliger à elle-même un blâme, ou un affront à son lauréat, se serait condamnée logiquement à ne jamais choisir que des femmes. Voyez d’ici l’embarras ! Dans tout ce siècle, je n’en vois pas une seule qui eût rempli toutes les conditions qu’on semble imposer aujourd’hui, car madame de Staël elle-même a écrit Delphine, qui est loin d’être un livre moral. La docte compagnie en serait peut-être arrivée, par voie d’élimination, à couronner madame la vicomtesse de Renneville pour un bel article en faveur des robes montantes. Ce malheur est à jamais écarté, grâce à l’heureuse tactique de M. de Falloux ; il faut en remercier les dieux, mais je n’en reviens pas moins à ma première idée, relativement à l’Académie, le trésor et les trésoriers.

IV

La récompense naturelle et légitime des beaux et bons livres, c’est d’être beaucoup lus, d’avoir beaucoup d’éditions, et par conséquent de rapporter beaucoup d’honneur et beaucoup d’argent aussi à leurs auteurs. C’est ainsi que les choses se passent en Angleterre où les prix académiques sont inconnus. Dans aucun autre pays l’écrivain ne retire un aussi grand profit de son travail, et pourtant dans aucun autre pays le livre, ou pour mieux dire la lecture, n’est à la portée de plus de bourses, grâce à un système général et fort ingénieux de bibliothèques circulantes et de book clubs. Mais ce que j’envie à nos voisins, ce n’est ni le manuscrit qui se vend cher ni le livre qui se lit à bon marché, choses qui au premier abord semblent incompatibles ; ce que je leur envie, c’est le droit de pouvoir dire avec vérité que chez eux les livres les plus lus sont les meilleurs livres. En Angleterre, un grand nombre d’éditions est une gloire pour l’écrivain ; chez nous, ce n’est trop souvent qu’une honte pour le lecteur. Il y a là un fait qu’on peut expliquer de façons très diverses, mais que tout observateur de bonne foi sera forcé de reconnaître. Pour ma part, je serai tenté de lui assigner, après d’autres causes qu’il me serait difficile d’aborder, la cause que voici : on ne lit pas assez en France. J’entends parler ici des lecteurs qui font surtout le succès des mauvais livres : les hommes du monde, le peuple, les femmes de toutes les classes, en un mot, les juges incompétents ; cela se comprend de reste. Tout ce monde-là s’empoisonne bravement à petites gorgées. Il se passe un livre de main en main, et le porte en triomphe d’édition en édition avec ces seuls mots : « Il y a beaucoup d’esprit là-dedans », sans même savoir si cet esprit, tel quel, est celui de l’auteur. Or, ce qu’on nomme vulgairement esprit, et surtout esprit parisien, a ses lieux communs tout comme la science, tout comme la morale, et pour les reconnaître et leur bâiller au visage, il ne faudrait qu’un peu d’expérience. C’est en fait de lectures surtout qu’on peut dire avec vérité que le salut gît dans le nombre. Celui qui lit beaucoup devient forcément difficile, et la critique la plus éclairée n’est, après tout, que le résultat de la comparaison chez un esprit juste. On ne saurait trop compter sur la puissance de contrepoison qui réside dans un beau livre ; on ne saurait non plus exagérer l’effet salutaire du dégoût qu’on éprouve en retrouvant pour la centième fois le même ouvrage sous un titre différent. L’essentiel, je le répète, est de lire beaucoup ; le choix dans les lectures s’ensuivra naturellement. Qu’on lise beaucoup, et les livres se classeront d’eux-mêmes. Il n’est pas jusqu’aux jeunes filles et aux enfants auxquels on ne ferait bien, selon moi, d’appliquer cette règle avec de certaines réserves. Que si l’on me demande comment il se fait que tant de gens lisent si peu dans un pays où tant d’autres écrivent si bien, je dirai que pour répondre il me faudrait enfourcher un certain dada que j’ai, qui m’emporte si loin parfois, que je n’ose lui mettre la bride sur le cou quand je ne puis lui donner que quelques pages de carrière.

Voici un livre qui peut servir d’exemple du genre de vogue dont je viens de parler : c’est le Grain de sable de M. Jules Noriac. Bien que les livres de cette espèce ne soient pas rares, je ne prends pas celui-ci au hasard. Je le choisis d’abord parce que l’auteur n’en est pas à son premier succès en ce genre ; ensuite, à cause des mains entre lesquelles je l’aperçus pour la première fois. C’étaient celles d’une gracieuse et aimable mère de famille, encore belle et déjà bonne, et qui, comme presque toutes nos parisiennes, cause fort bien et lit fort mal. Sa fille, assise auprès d’elle, lisait, Dieu soit loué ! une traduction de Dickens ; quant à elle, voici avec quoi elle nourrissait son esprit et son cœur :

« La baronne Berthe avait trente-sept ans, et depuis cinq années il ne lui était pas arrivé de se réveiller heureuse et gaie un seul matin. » Je fais grâce au lecteur de la description de cette reine parisienne de trente-sept ans, de ses « tempes sillonnées de rides », de « son visage jaune et luisant », de sa décrépitude qui fait songer à Jézabel. « Tout cela était imperceptible pour les indifférents, tant les cosmétiques étaient employés avec art ; mais pour cette pauvre femme qui pleurait sa jeunesse morte comme la mère de la Bible pleurait ses enfants, et qui, au contraire de Sara (sic), eût tant voulu être consolée, rides et plissures apparaissaient comme des gouffres béants ou des montagnes escarpées. Un matin, elle avait éprouvé une terreur profonde en apercevant sur la batiste de son oreiller des taches faites par des gouttes de salive que sa bouche, contournée par l’absence de quelques dents, avait laissées suinter pendant le sommeil. Ce jour-là, elle avait pris la résolution de renvoyer la jeune fille, parce que sa jeunesse lui semblait une raillerie rivée à son déclin. »

On cherche en vain dans une description pareille (et tout le livre est écrit dans le même style) la trace d’une seule des trois qualités sans lesquelles il n’est pas d’œuvre littéraire. Qu’y a-t-il là, je le demande, de bon, de beau ou de vrai ? Quant au nom de Sara qui a été mis sans doute pour celui de Rachel, je dirai à l’auteur, au risque de le flatter, car une critique minutieuse est toujours une flatterie, que Sara et Rachel sont deux personnages fort différents qu’il ne faut pas confondre, surtout quand il s’agit d’enfants. Rachel pleurait ses enfants et ne voulait pas être consolée parce qu’ils n’étaient plus ; Sara, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, n’en avait pas encore et, loin d’en pleurer, riait fort irrévérencieusement à l’idée du fils dont la venue lui avait été promise. Bien qu’il n’y ait pas beaucoup d’esprit dans la Bible, c’est un livre fort répandu, qui a eu encore plus d’éditions que Fanny, Madame Bovary ou même le 101e régiment, et puisqu’il est devenu de mode de le citer à tout propos, il serait bon de prendre l’habitude de le citer exactement.

En tournant quelques feuillets, la charmante et irréprochable mère de famille dont je vous parlais tout à l’heure a pu suivre avec intérêt les enchères fabuleuses qui se font pour les bonnes grâces de cette jeune femme de chambre que nous avons vu renvoyer pour crime de jeunesse. Ce m’est toujours un sujet de consolation de voir que les romanciers de la jeune France mettent invariablement les prodigalités les plus incroyables de ce genre sur le compte de nobles étrangers. Cela me confirme dans une idée que j’ai toujours eue, à savoir, que nous sommes, au fond, une nation très rangée et très positive. Nos amoureux modernes se complaisent, en attendant l’heure d’un rendez-vous, dans l’inventaire de leur splendide mobilier, et nos prodigues comptent leur argent en le jetant par la fenêtre. Avec des dissipateurs comme ceux-là, il y a toujours de la ressource ; et soyez convaincu que lorsqu’ils n’auront plus d’écus à jeter par la fenêtre, ils descendront en ramasser dans le ruisseau. On serait tenté de sourire des épithètes louangeuses qu’un certain grand seigneur du Grain de sable accole à tous ses présents, si l’on ne se rappelait que l’héroïne est une femme de chambre, et que bien des femmes de chambre liront son histoire.

Mais tremblez, jeunes caméristes ! Voici la morale. Madeleine, ennuyée du vice, veut reprendre une vie de vertu et d’honneur, et rôde en vain autour de cette île escarpée et sans bords que vous savez, sans parvenir à y rentrer. Désespérée, elle revêt ses habits de paysanne et retourne au village. Son vieux chien, seul, lui fait bon accueil ; mais, après quelques caresses, ce vertueux quadrupède, s’étant aperçu que, malgré ses grossiers habits, la pauvre fille sent la poudre d’iris, renifle de dégoût et s’éloigne d’elle ! Quel châtiment !

Dans un dernier chapitre, l’auteur juge ainsi la catastrophe finale : — « Chap. xlviii. L’histoire du chien est un peu usée. »

 

Voilà où en sont encore les excentriques ! à mettre une ligne en guise de chapitre, du papier blanc au lieu de texte ; procédé qui a été inventé il y a plus de trente-cinq ans et qui n’a jamais prouvé de l’esprit que chez les éditeurs. Comprenez donc enfin que ce n’est pas seulement l’histoire du chien qui est usée pour tout lecteur dont le suffrage a quelque prix, c’est aussi l’histoire de la fille, de la fausse femme du monde, du banquier millionnaire, du boursier escroc, de toutes ces vieilles marionnettes, en un mot, que vous vous obstinez à faire danser devant nous ; ce qui est usé ou ce qui devrait l’être, c’est, quand on a de la jeunesse et de l’esprit, quand on pourrait mieux faire, d’écrire sans se préoccuper, comme je le disais tout à l’heure, ni du bon, ni du beau, ni du vrai.

Si l’on exigeait inexorablement une de ces trois choses-là, au moins, combien peu de livres seraient sauvés ! En voici un qui ne serait certes pas condamné, mais dont la place pourrait bien être aux limbes. C’est un joli petit volume qui a fait un certain bruit dans un certain monde, un tout jeune livre qui n’a reçu au baptême aucun nom d’auteur. Je ne serai pas pour cela embarrassé de vous dire sa filiation : les Souvenirs d’une demoiselle d’honneur de madame la duchesse de Bourgogne ont un père qui se nommait, il y a cent cinquante ans, le duc de Saint-Simon ; la mère doit être une femme d’esprit de nos jours.

Malheureusement, celle-ci n’y a guère mis du sien. Son livre est un petit pastiche élégant du dix-septième siècle où l’on ne trouve, pour ainsi dire, pas un seul mot qui ne soit dans les mémoires du temps. Cela ressemble à Saint-Simon comme une copie au pastel pourrait ressembler à un Titien. Quand on écrit ainsi, on doit être un lecteur accompli. Comment ne se contente-t-on pas d’un si charmant métier quand on le comprend si bien ? La chose s’explique si, comme on le dit, les Souvenirs d’une demoiselle d’honneur sont de la même plume qu’une histoire touchante de Robert Emmet que j’ai lue il y a quelques années. Ce livre-là autorisait fort bien son auteur à continuer d’écrire ; il lui en faisait même un devoir.

Sous le titre de Michel-Ange, Léonard de Vinci, Raphaël, M. Charles Clémeni a publié trois études fort remarquables. Il est si rare de rencontrer un écrivain qui, à la fois, sache tant de choses et les dise si bien, que j’ai été tout étonné de trouver dans un même livre des critiques et des catalogues raisonnés qui témoignent d’une grande érudition en fait d’art, et des appréciations de caractère vraiment éloquentes. Je m’étais senti tout d’abord attiré, je l’avoue, vers ce charmant volume par son élégance typographique, chose assez rare de nos jours pour qu’on en sache gré à un éditeur lorsqu’elle se présente. Je ne rougis pas d’avouer ma faiblesse pour les beaux livres, dans le sens le plus matériel de ces mots. Lire de belles choses imprimées en beaux caractères sur de bon papier est une jouissance très complète, s’adressant à la fois aux sens et à l’esprit. Pourquoi est-elle si rare ? Il existe, à ce sujet, un débat entre l’éditeur et le lecteur, le vendeur et l’acheteur, l’arbre et l’écorce, où je ne veux pas mettre ma plume ; j’en reviens donc au texte du livre de M. Clément.

Des trois biographies dont il se compose, je préfère la première, celle de Michel-Ange, peut-être en raison de la difficulté vaincue. Il n’est pas donné à beaucoup d’écrivains de rendre justice à la grandeur morale, et de peindre dignement les nobles caractères ; car il ne suffit pas pour y réussir d’avoir une intelligence souple et un style facile, il faut, avant tout, pour cela comme pour autre chose, comprendre ce que l’on veut expliquer. Tel historien que je pourrais nommer qui a su raconter vingt années de batailles et de négociations, en autant de volumes, serait incapable d’écrire les deux cents pages que je viens de lire sur Michel-Ange. On sent que M. Clément a bien compris cet homme qui fut l’expression la plus glorieuse de la Renaissance, un géant parmi les grands hommes d’une prodigieuse époque, un artiste dont l’œuvre colossale confond notre esprit, même en tenant compte d’une vie presque séculaire ; qui fut peintre, sculpteur, architecte, poète, ingénieur, homme de bien surtout, de qui on a pu dire, éloge suprême ! que son caractère égalait son génie. Lisez donc Michel-Ange, Léonard de Vinci, Raphaël, mais ne lisez pas, comme moi, au sortir de l’Exposition ; vous seriez pris de cette tristesse que j’appellerais volontiers le découragement du beau, et vous en voudriez à celui qui aurait évoqué devant vous de pareils hommes et réveillé le souvenir de leur splendide époque.

Vous seriez peut-être tenté de lui dire ce que Michel-Ange écrivait lui-même au sujet de sa statue de la Nuit :

Grato mi è il sonno, e più l’esser di sasso.
Mentre che il danno e la vergogna dura,
Non veder, non sentir m’è gran yentura.
Però non mi destar ; deh ! parla basso !

Ces vers prouvent que, sous de certains rapports, ce temps-là avait ses misères comme le nôtre, mais du moins produisait-il des Michel-Ange pour les déplorer.

V

De ce rude architecte qui construisit la coupole de Saint-Pierre de Rome retomber à nos francs-maçons d’aujourd’hui la chute est grande ! Aussi n’ai-je point cherché la transition ; elle m’est imposée par la raison qu’il faut bien dire quelques mots de gens qui ont fait beaucoup parler d’eux ces jours derniers. Oui, grâce au temps d’anachronismes dans lequel nous vivons, où toutes les choses surannées reparaissent encore une fois en scène, comme de vieux acteurs avant de prendre leur retraite définitive, les francs-maçons de France ont trouvé moyen de donner de l’ombrage, et de faire ajourner, par ordre, l’élection de leur grand maître. Cela a fourni l’occasion à quelques pédants de faire de l’érudition dans les salons, et aux femmes de décocher leurs épigrammes habituelles contre ces pauvres francs-maçons. Qui pourra m’expliquer pourquoi elles se moquent de la franc-maçonnerie aujourd’hui ? Elles en avaient peur autrefois, je le parierais, au beau temps où les rois la persécutaient, où les papes l’excommuniaient. Quelle qu’en soit la raison, la chose est certaine ; elles rient, les profanes ! des successeurs d’Hiram, de leurs tabliers et de leurs truelles, de leurs épreuves et de leurs secrets, et, dernier affront, ne sont même plus curieuses à leur endroit.

Et je sais même, sur ce fait,
Bon nombre d’hommes qui sont femmes.

Il n’y a pourtant pas de quoi rire. Savez-vous bien que le Grand Orient de France est menacé de se trouver assis entre deux princes ? Il en avait un, et des plus considérables, le prince Murat, qui, pour se faire la main, disent les uns, et pour s’essayer à un plus grand rôle, ou simplement, disent les autres, parce qu’il avait pris floréal pour brumaire et sa truelle pour un sceptre, s’était permis des actes qui ont paru à ses frères trop francs, et pas assez maçonniques. À ces maux l’on trouva le remède que voici : le prince fut déposé et remplacé par un autre prince. Les franchises de l’ordre ayant été menacées par un grand maître du nom de Murat, pour calmer les susceptibilités libérales on en prit un qui s’appelle Bonaparte ; enfin, au lieu d’un royal surnuméraire, on choisit un César déclassé , pour me servir de l’expression pittoresque de M. About. Eh bien ! ces mesures si sages et si évidemment conservatrices de la liberté maçonnique ont été contrecarrées par l’ordonnance qui ajourne l’élection du grand maître au mois d’octobre. Pour mon compte, je ne suis pas inquiet : quand une association, quelle qu’elle soit, a résolu de mettre un prince à sa tête, elle en trouve toujours un. « Remettez-vous, de grâce, monsieur, les hommes comme vous ne manquent jamais de maîtres », disait Malherbe à un courtisan qui déplorait avec affectation la mort de deux princes au berceau. Je ne crois pas trop m’avancer en offrant la même consolation au Grand Orient de France : nos francs-maçons ne manqueront jamais de grands maîtres.

Pourtant, cette règle, que semblent s’être imposée à plaisir tant d’associations pour lesquelles l’indépendance est une condition essentielle, de mettre à leur tête des présidents princiers, trouve parfois une application heureuse. Ainsi, je ne saurais blâmer la société du Literary Fund, qui donnait son dîner annuel à Londres le mois dernier, d’avoir offert à M. le duc d’Aumale l’hospitalité du fauteuil ; bien qu’à parler strictement (le but de l’association étant de fournir des secours aux littérateurs nécessiteux avec l’aide de leurs confrères plus heureux) la dignité des lettres exigeait peut-être que les choses se passassent en famille, ou tout au moins en république. Mais on ne peut regretter une circonstance qui a permis à tant de symptômes de bonne entente internationale de se produire. Le prince a très heureusement passé en revue les gloires littéraires de l’Angleterre dans un discours suffisamment anglais dans la forme, très français dans le fond, et où l’accent étranger se faisait sentir tout juste assez pour conserver à l’orateur le prestige de l’exil. Le succès a été complet, et les imitateurs n’ont pas manqué. L’Angleterre, on peut en être convaincu, n’en a pas fini avec les discours exotiques.

Tant que ce libre-échange intellectuel ne se pratique que dans des discours semi-officiels par des princes ou des ex-ministres, la critique n’a rien à y voir ; mais lorsqu’il menace d’envahir le domaine de l’art, comme cela se voit aujourd’hui, il est temps de protester. Que Fechter joue Hamlet en anglais, que madame Ristori déclame des vers en français, nous nous en félicitons, car ces artistes rachètent sans doute par bien des mérites quelques syllabes défectueuses ; mais voici venir le troupeau servile, et déjà j’entends parler d’une lady Macbeth française qui est allée échouer en Angleterre. Après le duc d’Aumale, M. Fould. Dans l’ordre moral rien de plus juste que de tenir compte du péché originel ; un mauvais penchant réprimé, un vice combattu sont des titres à l’admiration, et le repentir vaut l’innocence ; mais dans l’art on ne peut pas, on ne doit pas tenir compte de la difficulté vaincue. Le temps ne fait rien à l’affaire, ni la patrie, ni le sexe, ni l’âge. Quand une œuvre d’art a quelque chose à se faire pardonner, ce qui n’est que trop fréquent, elle ne doit pas invoquer des circonstances atténuantes que le public a le droit d’ignorer impitoyablement, il faut qu’elle se fasse absoudre, comme Phryné, par sa seule beauté. C’est un grave symptôme de décadence que d’attacher tant de prix à la curiosité, à la rareté. Tenons-nous en garde. Après les ténors manchots et les tragédiennes étrangères, nous pourrions bien en venir aux peintres borgnes, aux danseuses à jambes de bois, aux poètes sourds-muets. Mais si le succès seul a droit à l’admiration publique, les efforts individuels, même lorsqu’ils n’y atteignent pas complètement, ont droit à notre estime, et il n’est pas jusqu’à l’Éléphant du roi de Siam pour lequel je ne me sente de la sympathie. Cette bête intelligente et ambitieuse, dont le nom trouve naturellement sa place dans cette digression sur l’art dramatique moderne, croit s’ennoblir en faisant à peu près tout ce que fait le commun des hommes, les hommes, qui sont bêtes. Pour ma part, j’aimerais mieux lui voir déraciner un arbre avec sa trompe. Mais bien qu’il y ait, à mon avis, chez cet acteur une notion erronée du progrès, cette erreur prend sa source dans une noble aspiration. La tendance à la perfection est trop rare de nos jours pour qu’on ne l’encourage pas partout où elle se manifeste. Qui peut dire l’influence d’un seul bon exemple ? Si les bêtes pouvaient devenir semblables aux hommes, ceux-ci se souviendraient peut-être qu’on leur a laissé entrevoir la possibilité de devenir semblables aux dieux. Allons ! un peu d’émulation ! ne nous laissons pas rattraper par les éléphants.

Juillet 1861

Transitions. — Mademoiselle Auguste Royer et les femmes poètes et philosophes de l’antiquité. — Les femmes d’aujourd’hui. — L’adolescent. — Réformes dans l’éducation. — Suicides militaires. — L’empereur à Alise-Sainte-Reine. — Les chiffons. — La Marseillaise. — Les mémoires politiques.

I

J’ai connu autrefois un vieux chroniqueur ou pour mieux dire un chroniqueur qui était vieux, car il ne s’agit ici ni d’un Monstrelet ni d’un Froissart — j’ai connu, dis-je, un vieux faiseur de chroniques qui se targuait surtout de ce qu’il se plaisait à appeler ses transitions. Le fait est que dans l’espace de trois pages il traitait cinquante sujets en ayant l’air de toujours parler de la même chose. C’était superbe ! De la dernière traduction de Platon il passait au vaudeville nouveau, sans que le lecteur vigilant pût saisir le moment précis où il commençait à préparer sa transition. Lorsqu’il avait réussi dans quelque difficile entreprise de ce genre, il constatait son triomphe par ces mots : « Me voici naturellement amené à vous parler de… » C’était là son modeste Te Deum. Le pauvre homme est mort à la peine. Si je songe aujourd’hui à lui, c’est que je voudrais parler des femmes, sans pourtant commencer par là, et que je me suis demandé ce qu’il ferait à ma place. J’ai interrogé son ombre comme les Castillans demandaient des conseils au cercueil où dormait Albuquerque, comme M. de Lamartine consultait l’autre jour l’esprit de M. de Talleyrand sur l’opportunité d’une alliance franco-autrichienne, et voici ce qu’elle m’a répondu : « Vous commencerez par parler de la mort de M. de Cavour. — Impossible ! m’écriai-je ; parler de cette mort qui est un deuil personnel pour tous les cœurs généreux et m’en servir comme d’un moyen littéraire, je ne le ferai jamais ! — Vous en parlerez, répéta l’ombre avec l’inflexibilité d’une ombre qui a un système, et vous ferez remarquer que le même mois qui a commencé par ce grand deuil s’est terminé sous l’impression de la mort du sultan. — Mais tout le monde a dit cela, ai-je objecté. — Et auriez-vous par hasard la prétention, reprit l’ombre avec quelque aigreur., d’avoir plus d’esprit que tout le monde ? Vous mettrez en parallèle ces deux hommes, dont l’ambition fut jusqu’à un certain point la même, qui voulurent l’un et l’autre ressusciter un peuple, faire renaître une nation. Vous montrerez le résultat si différent de leurs efforts ; vous direz que celui qui a accompli les choses merveilleuses auxquelles l’avenir croira à peine, ce n’est pas l’homme du fabuleux Orient, le héros éternel des Mille et une nuits, celui qui d’un geste pouvait faire tomber des têtes, le sultan, en un mot, mais l’homme en habit noir, qui portait des lunettes, le journaliste d’il y a quinze ans à peine, qui donnait des poignées de main à ses amis, et qu’on appelait monsieur, comme vous et moi. Il y a là matière à réflexions sages. Vous pourrez intercaler toute une description des mœurs de l’Orient. Du reste, je pense vous en avoir assez dit pour vous tirer d’embarras : qui dit sultan dit sérail, et vous voyez d’ici comment vous serez amené naturellement à parler des femmes. »

II

Quelqu’un que je ne veux pas nommer, parce qu’il est mon voisin de Revue, et qu’il ne faut jamais chercher noise à ses voisins, a dit avec plus d’esprit que de vérité que, de nos jours, quand on ne savait, ou qu’on ne voulait, ou qu’on n’osait rien dire de sérieux sur aucun sujet, on parlait de la Femme. Je croirais plutôt que si l’on en parle, c’est tout bonnement parce qu’on y pense. Quant à moi, non seulement je m’occupe volontiers de son sort, mais — tolérance bien plus rare — j’admets qu’elle s’en occupe elle-même. Si je ne suis pas, dans un certain sens, touché du sort des femmes (je parle de celles qui ne sont pas condamnées à vivre de leur travail), j’en suis du moins assez inquiet. Oui, je voudrais que dans la direction des choses humaines on fît la part de la femme, comme on fait la part du feu, et un peu par les mêmes raisons ; car, en voyant sa nullité officielle chercher des compensations dans une influence sans limites définies, je suis effrayé de cette puissance occulte qui équivaudra bientôt, si l’on n’y prend garde, au gouvernement irresponsable du monde. Je serais curieux, je l’avoue, de voir si une honnête femme, agissant pour son propre compte, se permettrait la moitié de ce que les femmes les plus loyales, selon le code spécial de leur sexe, ne craignent pas de demander aux hommes qu’elles estiment le plus. C’est donc avec plaisir que je vois agiter la grande question féminine ; je regrette seulement que la cause ne soit pas défendue avec plus d’adresse, et que les plaignantes et leurs avocats ne l’abordent pas toujours par le bon côté.

Je faisais ces réflexions en sortant d’une leçon, — mon Dieu, oui, d’une leçon — faite par mademoiselle Auguste Royer, il y a bientôt un mois, dans la salle des séances littéraires de la rue de la Paix. Mademoiselle Royer a parlé devant un public fort nombreux, qui l’a écoutée avec une grande bienveillance. Il n’entre pas dans mes projets d’examiner si elle possède toutes les qualités voulues pour le rôle de novateur ; je ne veux pas même me demander si, pour réussir dans ce rôle, il ne faudrait pas à une femme quelque chose de plus que de parler aussi bien qu’un homme, — s’il ne faudrait pas, par exemple, parler autrement. Mademoiselle Royer a insisté à plusieurs reprises sur les lignes parallèles suivies à travers les siècles par le génie féminin et le génie masculin, et elle est trop savante pour ignorer que des lignes parallèles ne peuvent jamais se rencontrer, même dans une chaire de professeur. Elle a parlé avec autant de facilité, d’érudition et parfois même de crudité, qu’un lettré du vilain sexe ; mais, le dirai-je ? la perspective de pouvoir facilement doubler le nombre de nos professeurs en admettant les réclamations des partageuses me laisse froid ; il me faudrait mieux que cela pour me gagner à la cause de l’égalité. Montrer que les femmes peuvent entreprendre avec succès tout ce que font la plupart des hommes, me paraît chose trop facile pour être méritoire, — la plupart des hommes font si peu et si mal ! — Mais si les femmes parvenaient à persuader au monde qu’il est des choses essentielles qui restent à faire, que les hommes n’accompliront jamais, et que les femmes pourraient tenter, je crois qu’on leur ferait place, — leur place, bien entendu. Je ne tiens pas l’entreprise pour impossible, et il n’est pas dit que, si j’étais femme, je ne m’y embarquerais pas ; mais les hommes n’y peuvent rien. Il faut, quand on veut la liberté, ne la demander qu’à soi-même : lorsqu’elle sera digne d’émancipation, la donna farà da sè .

Je voudrais seulement émettre ici une théorie générale sur la défense des opprimés, dont les femmes pourront faire l’application à leur cas particulier, puisqu’il est convenu qu’elles sont opprimées. Quand on veut prouver qu’une institution est vicieuse, il faut s’attachera montrer ses mauvais effets sur ceux qui la subissent. L’esclavage lui-même est surtout odieux parce qu’il dégrade l’esclave qui, à son tour, corrompt le maître : s’il n’entraînait à sa suite que la perte de la liberté, un travail excessif, ou des tortures physiques, on pourrait objecter que la conscription, la misère et la maladie en font autant. Madame Beecher-Stowe, dans l’excès de son zèle, a méconnu cette vérité quand elle nous a peint ses anges d’ébène. En nous attendrissant sur les vertus de son admirable oncle Tom, que nul blanc n’égalera jamais, elle nous donnait des envies insensées de badigeonner nos enfants en noir, et de les vouer immédiatement à la nègrerie et à la perfection. Pour nous faire détester le despotisme, qu’on nous peigne les Grecs tels qu’ils sont, tels que les Turcs les ont faits. Par exemple, si un touriste m’apprend qu’on lui a volé son mouchoir et-sa tabatière sur le champ de bataille de Marathon, je m’écrie : « Voilà donc ce que l’oppression a fait de la patrie de Miltiade », etc., etc. Enfin, je me débite à moi-même une tirade qui me fait comprendre Byron mourant à Missolonghi. La même règle s’applique à toutes les questions de réforme. Quand on veut plaider la cause des femmes, choisir pour thème les femmes poètes et philosophes de l’antiquité, comme l’a fait mademoiselle Royer, est une maladresse véritable. Et qu’on me permette ici une petite observation incidente : il serait sage, je pense, de laisser de côté, une fois pour toutes, les femmes philosophes. L’énumération n’est utile comme moyen oratoire que lorsqu’elle est longue ; or, si l’on voulait compter toutes les conquêtes que la philosophie a faites chez les femmes dans le monde entier, on ne trouverait pas une liste aussi nombreuse que celle de don Juan, en Espagne seulement. Ne nous en plaignons pas : l’écheveau philosophique est bien assez embrouillé comme cela ! Ceci dit, je reviens à mon argument principal.

Que nous parle-t-on de Sapho, de Corinne, d’Aspasie, d’Hypatie ? ces femmes-là, en tant que femmes, n’ont pas eu, que je sache, à se plaindre d’injustice. Le nom de Sapho a traversé vingt-cinq siècles ; qu’aurait pu faire de plus la renommée pour un homme ? Corinne l’emporta cinq fois sur Pindare dans les jeux de la Grèce : je le crois sans peine, puisqu’elle était fort belle ; je suis même convaincu qu’elle l’aurait emporté sur M. Thiers, tant cette brave antiquité était au-dessus des préjugés de sexe. Mais enfin, dans ce cas-là, c’était peut-être à Pindare de se plaindre. Quant à Hypatie, il est certainement affreux de penser qu’une jeune fille belle et éloquente ait été mise en pièces par une foule furieuse à l’instigation d’un persécuteur dont on a fait depuis un saint ; mais qu’est-ce que cela prouve, sinon que saint Cyrille avait sur la tolérance les mêmes opinions que saint Dominique et saint Pie V ? Hypatie eût été un païen au lieu d’être une païenne, que son sort eût été le même. En somme, il me paraît prouvé que dans tous les temps les femmes hors ligne, comme leurs parallèles masculins, ont su se faire leur place, et qu’il est inutile de s’occuper de splendides exceptions. Ce qui me touche, ce qu’il faut montrer, c’est, de nos jours, dans notre pays, en plein Paris, cette foule d’êtres admirablement doués par la nature chez lesquels une éducation étroite, une mauvaise hygiène morale et la préoccupation constante de minuties ont si bien atrophié l’intelligence que la beauté et la jeunesse, ou, pis encore, la toilette qui à leurs yeux y supplée, leur sont devenues des conditions absolues de bonheur. Ce qui est triste, c’est de voir dans tous nos lieux de réunion les hommes et les femmes divisés en groupes distincts, qui ne s’entendent que lorsque la passion, la vanité ou l’intérêt les rapproche ; c’est de voir au sein d’une même patrie deux nations de sexes différents n’ayant ni les mêmes croyances religieuses, ni le même niveau de culture intellectuelle, ni le même code moral. Ce qui est plus triste encore, c’est de penser que si l’un des mobiles dont j’ai parlé réunit pour un temps deux êtres appartenant à ces deux mondes si différents, ce sera le plus variable, le plus ignorant des deux, celui qui ne s’est jamais rendu compte d’une seule de ses croyances, d’une seule de ses opinions, celui dont, le sexe étant changé, pas un homme intelligent ne voudrait faire son ami, ce sera la femme, en un mot, qui aura une influence prédominante. Comment s’étonner que de ces unions naissent les défaillances et les honteuses palinodies dont nous sommes témoins ?

Voilà ce qu’il faut dire pour démontrer la nécessité d’une réforme, non dans la position, mais dans l’éducation des femmes. Ce point obtenu, leur situation se modifiera d’elle-même. Il y a du vrai, croyez-le bien, dans ces deux aphorismes, qui semblent, au premier abord, dictés par une philosophie sans entrailles : tout pays a le gouvernement qu’il mérite ; chacun se fait son sort. On a trop flatté les femmes, les Françaises, les Parisiennes surtout. Parce qu’elles se sont transmis de génération en génération une élégance et une grâce incomparables, on les a tenues quittes de toutes les vaillantes vertus que notre temps demande. On s’est moqué des femmes savantes, on a ri des femmes fortes — flatterie indirecte pour l’ignorance et la faiblesse qu’il était bien plus urgent de combattre. Pourtant, que nos femmes y prennent garde. Elles représentent à merveille notre société d’aujourd’hui ; elles sont à l’unisson, je l’admets, de cette société positive, avec sa religion de convention, son chauvinisme étroit, sa détermination à ne se rendre compte de rien, sa crainte de toutes les grandes questions ; mais hier encore elles étaient un anachronisme parmi nous, elles le redeviendront peut-être demain. Ayons le courage de nous l’avouer, les Françaises, même les plus bourgeoises, sont toutes plus ou moins de l’ancien régime.

Peut-être pourrait-on, jusqu’à un certain point, étendre cette remarque aux femmes de tous les pays, Conservatrices et timides par instinct, gardiennes naturelles de la famille et de l’héritage, elles se méfient de l’inconnu et se cramponnent involontairement à la tradition. Elle représentait bien son sexe tout entier, cette femme de Lot qui, échappée au désastre de Sodome, se retournait, malgré la défense divine, pour revoir encore une fois son passé qui brûlait derrière elle. Mais dans aucun pays cette tendance de l’esprit féminin n’a eu d’aussi fâcheux résultats que chez nous. Les hommes de la France nouvelle ont beaucoup marché, ils sont même revenus souvent sur leurs pas, et alors ils ont retrouvé leurs femmes ; mais celles-ci ne les ont jamais suivis. Elles sont restées aux mains de l’ennemi, otages précieux à l’aide desquels on reconquiert les pères, les maris et les fils, un à un, tôt ou tard, aux heures de faiblesse, quand vient la maladie ou la vieillesse. Regardez autour de vous, vous retrouverez encore la bourgeoise du tiers, détestant et ambitionnant à la fois le privilège, forçant son mari à s’affubler illégalement d’un nom patricien, et usant ainsi pour son compte personnel, en plein dix-neuvième siècle, de la savonnette à vilain. Voici ces dames de la magistrature : ce sont encore les conseillères et les présidentes du parlement, et vous trouverez chez elles l’esprit de corps que leurs maris n’ont plus ; voici des dévotes se repaissant, comme il y a cent quatre-vingts ans, des visions grossières de Marie Alacoque ; voici, chose plus étrange, les sceptiques et les libres penseuses dont l’ambition se borne à renouveler les petits soupers, les influences équivoques, les amitiés de tête et les correspondances prétentieuses-du dernier siècle. Lisez impartialement et sans fatuité un de ces petits billets parisiens si renommés, et dites si les plus spirituels ne vous rappellent pas madame de Sévigné… comme sens moral ?

Cette répugnance ou cette impuissance des femmes à s’occuper de l’avenir est d’autant plus regrettable qu’il dépend d’elles, selon moi, que cet avenir soit meilleur que le présent. J’ai dit tout à l’heure qu’il était une chose que les femmes seules pouvaient accomplir ; cette chose, c’est l’éducation physique et morale de l’enfance. La place que les femmes doivent occuper parmi nous est encore vide, et elle est assez belle pour que celles-ci doivent chercher à s’en rendre dignes. Les prêtres ne s’y sont pas trompés, et pour assurer leur empire ils n’ont jamais demandé que le monopole de l’éducation. Le temps n’est-il pas venu pour les femmes de réclamer leurs droits légitimes, et ne pensent-elles pas que le moment soit favorable pour se poser en rivales des frères de la Doctrine chrétienne ?

Mais ce n’est pas aux femmes telles que nous les voyons aujourd’hui qu’on pourrait confier l’avenir, et il faut qu’elles commencent par élever leurs filles avant que celles-ci puissent à leur tour former des hommes. Pour cela, croyez-moi, mesdames, ne faites pas ce qu’on vous a fait : laissez un peu de liberté à ce génie féminin si souple, si intuitif, si primesautier. Ne renfermez pas vos filles par une prudence erronée dans le cercle des lectures insipides et des arts amoindris. Quand vous rencontrez une intelligence robuste, fournissez-lui quelque aliment, et ne la condamnez pas à mâcher à vide, si j’ose m’exprimer ainsi.

Il est une nourriture substantielle dont on accable tous les garçons, quelque débiles qu’ils soient ; accordez-en un peu à votre fille, si elle peut la digérer. Ne craignez pas le ridicule. Quand on lit Molière aujourd’hui, ce n’est plus des femmes savantes qu’on rit, c’est du bonhomme Chrysale. On n’embrassera pas votre fille pour l’amour du grec, mais son petit garçon l’aimera bien un jour pour l’amour du latin qu’il apprendra si doucement sur ses genoux. La jeune fille, sédentaire par nature, aime souvent la lecture avec fureur ; n’essayez pas de tromper cette passion avec ces livres mal écrits qu’on ose réserver à la jeunesse ; donnez-lui ce que les enfants nomment dans leur langage si juste « de vrais livres ». Vous vous estimeriez heureuse de pouvoir procurer à vos enfants la société d’hommes intelligents et vertueux : eh bien ! les livres sont la conversation des hommes les plus sages et les meilleurs de tous les temps et de tous les pays, de ces hommes à leurs meilleurs moments, alors qu’ils parlaient de ce qu’ils savaient le mieux, de ce qui occupait le plus leur esprit ou leur cœur. Quand les mères de famille le demanderont, la librairie fournira des éditions pour les jeunes filles ; il est seulement à craindre qu’on ne pousse le soin de l’expurgation trop loin. Je voudrais qu’on y mît une grande modération. L’innocence se fournit des interprétations qui sont toujours pures comme elle, et il est des expressions avec lesquelles il est bon qu’elle se familiarise avant de chercher à les comprendre. Quand on a beaucoup lu depuis son enfance, on lit bien des choses impunément. Je ne veux citer pour preuve de ce que j’avance que le Credo que l’on fait répéter aux enfants, dès le plus bas âge, dans toute la chrétienté.

Des femmes élevées comme je viens de le dire pourront se présenter fièrement devant une assemblée d’hommes, si lettrés qu’ils soient, et leur parler avec autorité — non des femmes poètes ou philosophes de l’antiquité, — mais des droits et des devoirs de la femme de notre temps. Elles pourront leur dire : « Depuis quatre mille ans (pour ne parler que de l’Europe) nous vous avons déchargés de tous les soins minutieux et serviles du ménage, nous avons été, sans nous plaindre, des serves attachées au rouet, au métier, à l’aiguille ; mais aujourd’hui que le cheval de vapeur et la machine nous ont un peu émancipées à notre tour, laissez-nous employer notre loisir à rendre le monde meilleur. Laissez venir à nous les petits enfants. »

III

Laissons aller à elles les enfants, ou bientôt il n’y en aura plus. L’enfance du garçon en France ne dure que sept ou huit ans tout au plus ; après cela vous avez le « petit jeune homme ». La désuétude des mots est toujours un symptôme significatif ; or, le mot d’adolescent avec tout son cortège d’adjectifs naïfs, candides et ingénus, a disparu de notre vocabulaire. Le premier dictionnaire venu vous dira qu’il ne s’emploie plus que dans le style badin ou poétique : au fait, à qui l’appliquerait-on ? Où voyez-vous parmi nous cet être à la fois brave et timide qui porte sur le front la fierté et l’innocence de l’enfant-homme ? Cela se rencontre pourtant en Angleterre et en Italie. Je cite à dessein ces deux pays si opposés pour qu’on ne m’objecte pas la différence de race et de climat.

Chez nous la séparation des filles et des garçons se fait dès l’âge le plus tendre ; entre les enfants des deux sexes nulle communauté, même de vertus. Les vertus ! les hommes et les femmes se les partagent au berceau, sans doute pour s’en rendre la pratique plus facile en les dédoublant. Je ne verrais point de mal cependant à inculquer un peu de courage à la petite fille, un peu d’honnête pudeur et de patience au petit garçon. Avec notre beau système de séparation nous avons fait des butors et des poupées. Le moyen âge même, avec toute sa brutalité, — le moyen âge qui avait divisé les hommes en bêtes de somme et en bêtes de proie, — n’a pas été si loin que nous dans cette voie, car il avait ses pages. Et soyez sûr que si le chevalier gardait au fond du cœur une fibre de tendresse, s’il épargnait le faible et s’il défendait parfois l’opprimé, c’est qu’il se souvenait des leçons apprises aux pieds de quelque douce châtelaine dans le beau temps où il était page.

Je ne regrette pas le temps des chevaliers, des châtelaines et des pages, mais je voudrais que nous ne fussions pas plus rudes pour l’enfance qu’on ne l’était alors. Je voudrais que la femme eût toujours sa part dans la vie de l’homme, et qu’une méfiance injurieuse n’enlevât pas son fils à son influence pendant les dix années où le caractère se forme. Je voudrais que l’éducation première des garçons aussi bien que des filles pût être confiée aux femmes, afin qu’au lieu des vertus spéciales de leur sexe on enseignât aux uns comme aux autres les vertus qui doivent leur être communes, celles qui distinguent l’homme de la brute. Je voudrais ne plus voir l’enfance, que nous nous plaisons à appeler l’innocence et à traiter comme le crime, je voudrais ne plus la voir, dis-je, en état de suspicion permanente ; je voudrais qu’un collège ne ressemblât plus à un pénitencier ; je voudrais qu’il ne fût plus nécessaire de surveiller nuit et jour une bande d’écoliers comme une chiourme de forçats ; je voudrais pour cela, et avant tout, une première éducation morale que les femmes seules pourront donner.

IV

Je n’entends pas dire par là que nous ne nous occupions pas d’éducation. Sous ce rapport, nous sommes bien loin, sans doute, des Américains, ces adorateurs du dieu dollar, comme on les appelle en France ; nous sommes bien loin même des Prussiens, que nous croyons occupés perpétuellement à faire l’exercice ; mais enfin, nous faisons quelque chose. Le traitement des professeurs du Collège de France et de la Sorbonne, des savants auxquels l’État accorde les plus hautes distinctions dont il dispose, vient d’être porté à sept mille cinq cents francs. Il s’est trouvé même quelques voix pour déclarer, dans une des dernières séances du Corps législatif, que le salaire de nos instituteurs primaires est insuffisant. Ce salaire pourtant s’élève toujours, pour le moins, à la somme de un franc soixante centimes par jour, c’est-à-dire à peu près à la moitié de ce que peut gagner le dernier de nos ouvriers de campagne en conduisant des veaux au marché. Cette dernière réclamation n’a pas eu de suites ; il faut de la mesure en tout. Si l’on écoutait les partisans de l’éducation populaire, nous en arriverions bientôt à faire comme le petit État du Massachusetts, qui, sur une population de moins d’un million d’âmes, prélève plus de cinq millions de francs pour l’instruction publique. Que nous resterait-il alors, je vous le demande, pour les canons rayés, pour les frégates blindées, pour les batteries flottantes, pour tout ce qui fait la véritable et durable grandeur d’un pays ? Et s’il nous fallait restreindre nos armements, qu’est-ce qui forcerait le reste de l’Europe à continuer les siens ? Non, non, que le maître d’école patiente ; nous apprendrons à lire plus tard. « Lequel céderiez-vous le plus volontiers », s’écrie quelque part l’Anglais Carlyle, dans son langage saisissant, « lequel céderiez-vous le plus volontiers, vous autres Anglais, votre Shakespeare ou votre empire des Indes ? » Je ne serais pas fort étonné, si un pareil choix pouvait être imposé à nos voisins, que le suffrage universel se prononçât en faveur du poète ; mais je crois qu’une pareille folie ne serait pas à craindre chez nous. S’il était possible de mettre en balance la conservation de nos gloires littéraires les plus éclatantes, et, je ne dirai pas une portion quelconque de notre territoire, mais seulement une de ces vagues espérances d’agrandissement qui se cachent au fond de tant de cœurs, le choix ne serait pas un seul instant douteux. Voici, d’un côté, toute notre littérature du dix-septième siècle ; voici, de l’autre, la frontière du Rhin : mettez ces choses-là aux voix, et demandez-vous quel sera le plébiscite ?

Ce n’est pas seulement par l’augmentation du traitement de quelques professeurs que se traduit la sollicitude, maternelle de la France ; on parle d’une nouvelle mesure qui montrerait mieux encore comment elle entend cette question de l’éducation, si importante surtout dans un État démocratique. « À partir de l’âge de dix ans, dit un journal, les enfants de troupe recevraient des fusils proportionnés à leur taille, et seraient instruits comme de véritables soldats au maniement des armes, à la charge en douze temps et à l’escrime de la baïonnette. Exercés ainsi jusqu’à l’âge de dix-sept ans, époque de leur entrée au service, ces jeunes gens apporteraient dans les rangs une première éducation militaire toute faite. » À la bonne heure ! me voilà rassuré ! Il y aura dans nos armées futures quelques soldats, du moins, qui ne seront pas des maladroits comme leurs pères du premier Empire, qui ne consacraient guère que six mois à l’étude de la charge en douze temps avant d’aller faire la guerre. La réforme était urgente. On est heureux qu’il se trouve des gens de tant d’esprit pour la proclamer.

Cette réforme salutaire apportera-t-elle quelque remède à un état de choses que nous signale un ordre du jour de M. le maréchal Magnan adressé au Ier corps d’armée ? je n’ose l’espérer. Beaucoup de suicides ont lieu depuis quelque temps parmi les troupes du Ier corps ; « des actes trop nombreux de suicides », dit M. le maréchal. Pour mon compte, je les trouverais toujours trop nombreux, quelque rares qu’ils fussent. Jusqu’à la lecture de cet ordre du jour j’avais toujours cru que nos soldats étaient les fils les plus heureux, comme ils sont les fils les plus honorés de la grande famille française. Tous les jours je vois apporter quelque amélioration à leur vêtement, à leur nourriture ; les plus beaux édifices de Paris sont leurs casernes, et la vieillesse et la maladie ont été dépouillées pour eux des terreurs qui leur font cortège quand elles apparaissent aux autres hommes. Nos musées regorgent de tableaux qui célèbrent leurs triomphes ; on ne prononce jamais leur nom sans l’accompagner d’épithètes, parmi lesquelles celles d’héroïque et d’admirable sont les moins flatteuses ; ils voyagent, ils s’amusent partout à moitié prix, et avec tout cela ils se tuent ! Que faut-il donc pour leur bonheur ? Le maréchal commandant parle de « contrariétés, de peines de cœur » ; mais qui de nous n’a les siennes ? Il est vrai de dire que parmi nous autres l’on se tue aussi quelquefois, — peut-être aussi souvent que dans le Ier corps, — mais on s’en préoccupe moins. Il n’y a pas, dans un suicide bourgeois, ce changement illégal de destination, ce détournement de valeurs, si j’ose m’exprimer ainsi, qui rend le suicide militaire particulièrement coupable. Il est évident, en effet, que le soldat n’a pas été recruté, instruit et équipé pour être tué par lui-même. En terminant, M. le maréchal Magnan propose aux troupes qui sont sous ses ordres de le prendre pour confident dans leurs peines. La charité, dans son zèle ardent, a toujours été disposée à tenter l’impossible ; nous en avons ici une nouvelle preuve. Se faire le dépositaire des peines de cœur et des contrariétés des soldats du Ier corps d’armée est une entreprise qui semble dépasser les bornes de la patience humaine. L’esprit confondu se trouble devant une telle pensée.

Je ne veux pas quitter le domaine militaire sans donner une bonne nouvelle au lecteur. Le site exact d’Alésia, l’Alésia de César, est définitivement reconnu, de façon à imposer silence aux antiquaires, sinon à les convaincre tous. J’ai lu dans le Moniteur que l’Empereur s’est rendu à Alise-Sainte-Reine (Côte-d’Or) pour visiter les fouilles qu’on y a faites par son ordre ; que Sa Majesté a gravi le mont Auxois, d’où l’on embrasse tout l’aspect du pays, et que « là, l’Empereur a relu le passage des Commentaires de César où est relaté le siège d’Alise. Il a reconnu que les détails qui y sont rapportés s’adaptent parfaitement à l’état des lieux et a achevé de résoudre une question qui préoccupe vivement depuis plusieurs années le monde savant ». Puisque voilà la question résolue, j’ose espérer qu’on m’excusera de ne pas m’y étendre davantage. Ce n’est pas, croyez-le bien, que j’aie pris mon parti de la défaite de Vercingétorix : loin de là ! personne n’y est moins résigné que moi, car je sens peser tous les jours sur nous le joug de la domination latine ; mais je crois que s’il est bon d’avoir le courage de ses opinions, il est bon aussi d’avoir le courage de ne point avoir d’opinion sur les sujets qu’on n’a pas étudiés. Je ne suis point un archéologue et je ne reconnaîtrais pas l’emplacement d’un oppidum gaulois si je le voyais ; je suis encore moins un César et je n’oserais me permettre un Veni, vidi, dixi , même après avoir gravi le mont Auxois. Si j’étais un archéologue., je m’occuperais, je crois, de questions plus importantes que de fixer le lieu d’une bataille à jamais perdue, hélas ! Si j’étais un César, j’établirais immédiatement un bureau de censure qui exercerait le contrôle le plus sévère sur tous les articles de journaux qui se permettraient mon éloge, et qui s’aviseraient de me faire résoudre, en quelques heures, des questions « qui préoccupent depuis plusieurs années le monde savant ».

V

Maintenant parlons un peu chiffons. Ne craignez rien, il ne s’agit pas de ces chiffons féminins, légers, élégants, qui relèvent directement de Satan et de ses œuvres, mais de ces chiffons nobles et virils, quoique sales et usés, dont on fait le papier qui sert à faire les livres avec lesquels on fait tout. La question de ces chiffons-là a soulevé au Corps législatif des discussions qui ont dû faire tressaillir d’aise l’ombre de Gutenberg. Et d’abord, saviez-vous ce que c’est qu’une drille ? J’avoue, pour mon compte, que je l’ignorais et que si, il y a un mois, un membre du Jockey-Club m’eût parlé de bonnes drilles, j’aurais cru à un néologisme inconvenant. J’ai été aussi étonné d’apprendre que cela signifie chiffons, qu’un certain roi de Sardaigne d’apprendre qu’ornithologie voulait dire petits oiseaux. Quelques-uns de nos législateurs se sont récriés sur ce que le gouvernement avait abaissé les droits d’exportation pour la Belgique jusqu’à douze francs ; tandis qu’au parlement anglais on s’indignait de ce que rien n’eût été stipulé à cet égard dans le dernier traité de commerce avec la France. Le pauvre M. Cobden, qui avait négligé de demander, en sa qualité de négociateur, des concessions à ce sujet, a été traité, par certains journaux de son pays, comme aurait pu l’être, à Carthage, un ambassadeur qui se serait laissé corrompre par Rome. Le libre-échange, dans ce cas, eût été d’autant plus favorable à l’Angleterre que nos chiffons contiennent 66 % de toile et le reste de coton, tandis que les siens n’offrent qu’une misérable proportion de 35 % de toile. C’est là un nouveau sujet d’orgueil que je livre au chauvinisme national. Il y a longtemps déjà, un écrivain anglais fort sérieux appelait l’attention des ménagères de la Grande-Bretagne sur la cherté toujours croissante du chiffon, et leur démontrait la nécessité de n’en point laisser perdre. Avec la minutie qui distingue les réformateurs de ce pays essentiellement pratique, il allait jusqu’à imposer à ces dames un sac bleu pour les chiffons de toile, un sac rose pour les chiffons de coton. L’affaire de tout le monde est si bien, chez nos voisins, l’affaire de chacun, il y a un consensus si général pour mettre en pratique toute réforme reconnue d’utilité publique, que je ne serais pas étonné d’apprendre qu’à la suite des récentes discussions les deux sacs se trouvent installés dans chaque ménage anglais. Chez nous on créera peut-être une Direction générale des Drilles impériales. Ce qu’il y a de certain, c’est que, dans les pays civilisés, le chiffon renchérit tous les jours, et que ce sera une maigre ressource que d’aller en demander aux sauvages qui vont tout nus. À l’heure qu’il est, l’éditeur qui publie un ouvrage dépense souvent bien plus pour le papier que pour l’achat du manuscrit ; pour peu que cet état de choses empire, on exigera peut-être de tout écrivain qui voudra se faire imprimer une redevance d’un certain nombre de vieilles chemises, avant au moins les devants en toile, — en lui laissant néanmoins entrevoir la possibilité d’en obtenir de neuves si son livre a plusieurs éditions.

Cette question des chiffons pourrait fournir matière à des réflexions aussi philosophiques et d’une moralité aussi satisfaisante que celles d’Hamlet au bord de la fosse du pauvre Yorick. Rechercher l’origine d’une feuille de papier ! quel sujet pour un humoriste ! M. de Lamartine, qui est mieux qu’un humoriste, a dit dans un de ses Entretiens, en parlant de Lucien Bonaparte, je crois, que c’était un jeune homme « qui écrivait des pages de Roméo et de Clélie, quoique vêtu en apparence d’une page de Plutarque ». Je me souviens qu’au premier abord ce costume me parut singulier, même sous le Directoire, — pour un homme ; mais en y réfléchissant, je vois bien aujourd’hui que ce que je prenais pour une image hardie, et même un peu inquiétante pour les simples, aurait pu être la stricte vérité, une description tout à fait réaliste, — si, au lieu du Plutarque que tout le monde connaît, M. de Lamartine avait voulu faire allusion à quelque Plutarque futur. Il est tel homme d’État qui, à l’heure qu’il est, fait blanchir-le linge sur lequel on écrira un jour l’histoire qui le blanchira à son tour aux yeux de la postérité. Que vous disais-je d’Hamlet ? N’est-ce pas là la contrepartie du mendiant qui a dîné d’un poisson qui a dîné d’un ver qui a dîné d’un roi ? La déclaration des droits de l’homme a peut-être-été rédigée sur un vieux jabot de Louis XIV, et si Néron vivait de nos jours, la chemise impériale pourrait, ô divine justice ! fournir du papier à quelque Tacite vengeur !

Mais si c’était l’inverse qui avait lieu ? Si ces vêtements qui nous ont enveloppés-de toutes parts demeuraient imprégnés de je ne sais quel fluide subtil, résistant et survivant à toutes les métamorphoses ? ce serait bien effrayant. Il ne serait pas indifférent alors d’employer telle feuille de papier au lieu de telle autre, et bien des plagiais involontaires se trouveraient expliqués. Quant à moi, je suis sûr, positivement sûr, d’avoir reconnu, dans une page de passion demi-grossière, demi-pédante, échappée à la plume de notre plus grand romancier d’aujourd’hui, le mouchoir de coton à carreaux de ce pauvre Jean-Jacques.

La question des chiffons a fourni à la presse quotidienne l’occasion de nous donner des détails fort minutieux sur les gains et le nombre des chiffonniers. C’est là une petite statistique qui se réimprime à peu près tous les deux ans, presque aussi régulièrement que la notice sur la déesse Strenia à l’époque des étrennes. Ne chicanons pas trop les journaux sur cette utile ressource, car leur tâche est rude ; seulement si, à mon tour, le mois de janvier venu, je succombais à la tentation, je demande, comme l’archevêque de Grenade, qu’on m’avertisse.

Mais ne parlons pas d’avertissements… Brrr !

VI

Ne parlons pas même avec trop de dédain des chiffonniers ; car enfin n’avons-nous pas chacun notre hotte, — nous autres gens de plume surtout ? Lequel de nous, tout en cheminant, ne ramasse au bout de son crochet quelque chose qu’il jette avec indifférence derrière lui, quitte plus tard à vider sa hotte sur le papier ? Pour le chroniqueur c’est un devoir. Depuis trente jours, je me promène la lanterne à la main, et si ce que j’ai ramassé ne vaut pas grand-chose, ce n’est pas ma faute.

Voici d’abord une pétition. C’est celle de madame Libri, dénonçant au Sénat comme une erreur de justice la condamnation prononcée contre son mari en 1850. Les sénateurs ont passé à l’ordre du jour ; faisons comme eux ; une fois n’est pas coutume.

Puis voici deux brevets, l’un d’imprimeur, l’autre de libraire, ayant appartenu à MM. Beau et Dumineray. Il y a un mois cela ne valait rien, si ce n’est pour les collectionneurs, braves gens qui gardent tout, même les assignats comme souvenirs d’un temps de confiscation et d’arbitraire. Aujourd’hui on a permis, par indulgence, aux condamnés de présenter des successeurs. J’avoue que la succession ne me tenterait guère.

J’ai lu des discussions sans nombre sur l’origine de l’air de la Marseillaise. D’aucuns prétendent qu’on l’a retrouvé tout entier dans le Credo d’une messe composée en 1775 par un certain Holltzmann de Meersburg, maître de chapelle du comte palatin. Je n’ai pas besoin de vous dire mon opinion : je suis Français avant tout, et je tiens à croire que Rouget de Lisle a composé l’air et les paroles en quelques heures, après un bon souper. Je ne citerai pas comme preuve la pension qu’on lui a accordée pour cela ; ce serait imiter l’argumentation d’un de mes amis, qui me soutient qu’il faut bien qu’Homère ait existé puisqu’il en a le portrait dans son salon. Ce qu’il y a de certain, c’est que désormais je ne veux me permettre une légende qu’à bon escient ; avec cette déplorable facilité qu’on montre aujourd’hui à accueillir toutes les réclamations, j’ai perdu bien des croyances auxquelles je tenais beaucoup.

Les livres nouveaux n’ont pas manqué ce mois-ci ; mais, chose singulière, à l’exception de deux romans, ils traitent tous de politique. Il ne serait pas difficile de trouver des raisons à cette préoccupation qui se trahit dans la littérature actuelle. Entre parler politique et parler de la politique, il existe à peu près la même différence qu’entre parler d’amour et parler de l’amour ; or, le siècle se fait vieux et se contente volontiers de théories. On vous a dit quelques mots, il y a quinze jours, des livres nouveaux qui traitent des hommes et des principes de la révolution française ; quant à ceux qui racontent l’histoire contemporaine, leurs titres et les noms de leurs auteurs peuvent tenir lieu de compte rendu. Voici le dernier volume des Mémoires de M. Dupin, qui a toujours plié ; voici le IVe volume de ceux de M. Guizot, qui a toujours été cassant ; — de M. Dupin, qui a tout oublié, — de M. Guizot, qui a si peu appris ! Voici l’Histoire de la Révolution de 1848, par Garnier-Pagès. Est-il besoin d’être un clairvoyant pour lire ces livres-là à travers leurs pages fermées ? L’homme n’est-il pas toujours un animal apologétique ? comme l’a si bien dit un grand moraliste.

Août 1861

Vanité nationale. — Mémoires de madame Elliott sur la Révolution française. — Mémoires sur Carnot, par son fils. — Sylvie, par M. Feydeau. — Une Idylle, par Nadaud.

I

En prenant la plume, je jette un coup d’œil rétrospectif sur le mois qui vient de s’écouler, et je me sens le cœur tout serré. Ce n’est pas que nous ayons eu de grands malheurs publics à déplorer, tant s’en faut : l’emprunt est souscrit et la moisson est bonne. Ce n’est pas même que nous soyons menacés de quelque danger prochain ; les plus perspicaces ne voient pas encore la main du Destin s’approcher de ce baril de poudre qui a sa place, dit-on, sous toutes les prospérités. Ce serait plutôt l’inverse qui serait vrai, et si je me sens malheureux, c’est surtout parce que je me soupçonne d’être ingrat. Si tout ce que l’on me dit chaque jour est vrai, je devrais être plus fier, plus content. Ma satisfaction intérieure, je le sens, n’est pas proportionnée aux compliments et aux félicitations qu’en ma qualité de Français je reçois chaque jour des fonctionnaires et des journalistes de mon pays. Il n’est pas un incident de la politique étrangère, pas un crime domestique, pas une opération financière, pas une critique littéraire qui ne fournisse à l’autorité et à la presse une occasion, toujours saisie avec empressement, de m’adresser, sous une forme collective, les choses les plus flatteuses. Dès le matin, une odeur d’encens se répand par toute la France ; ce sont les journaux qu’on déplie. Qu’ils contiennent une circulaire de ministre, un discours public, ou la lettre d’un correspondant à l’étranger, je suis sûr d’y récolter le trente-huit millionième de flatterie quotidienne qui me revient. De certains caractères peuvent se trouver encouragés et reconnaissants, mon esprit chagrin se révolte et s’irrite. Il faut un appétit bien robuste pour se nourrir à cette gamelle de gloire et pour savoir gré à ceux qui vous y font place. On peut croire que nos chefs sont de grands chefs, que notre peuple est un grand peuple, et que nos ennemis sont des chiens, sans aimer à se l’entendre dire toute la journée comme si nous étions des Peaux-Rouges !

La première fois que mon mauvais caractère me fut clairement révélé, ce fut à l’occasion d’une circulaire du président de la commission impériale pour l’Exposition universelle de Londres en 1862. J’y lus que le « bon goût imprimait à tous nos produits un cachet inimitable », et au lieu de m’en réjouir, je me dis que, puisqu’il s’agissait d’une exposition internationale, le bon goût eût consisté à laisser aux autres nations te soin de qualifier nos produits après qu’ils auraient été exposés Plus tard, lors de la distribution des prix à l’exposition des beaux-arts, M. le ministre d’État alla jusqu’à me dire, en face de toute l’Europe, « qu’après avoir succédé à la Grèce par la gloire de son théâtre, à l’ancienne Rome par celle de ses victoires, par la splendeur de ses monuments, par l’autorité de sa langue si généralement répandue, il avait été donné à la France de succéder à la renaissance italienne par l’éclat de ses écoles de peinture et de sculpture ». Il ajouta même que « la France est aujourd’hui la nation qui enseigne et qui donne aux autres la théorie avec l’exemple ». Le croiriez-vous ? J’ai pris la chose en mauvaise part, et à toutes ces louanges j’aurais préféré une leçon de modestie donnée à nos artistes — la théorie avec l’exemple, comme dit M. le ministre. Mais il paraît que la France n’enseigne pas cela. Quoi ! cette médiocrité honnête, cette foule de talents agréables, parmi lesquels on ne distingue pas un seul grand génie, c’est là l’héritage de la Renaissance ! Et les « miracles de notre édilité » sont ce qui rappelle les monuments de l’ancienne Rome ! Espérons vraiment que la langue française n’est pas si répandue qu’on le dit, et qu’il est encore des étrangers qui n’auront pas pu rire à nos dépens. Enfin, l’autre jour, après la clôture, de la souscription aux obligations trentenaires, je reçus un nouveau tribut d’éloges, et cette fois encore je le reçus fort mal. Il me fut dit dans un journal officieux qu’en faisant ce placement avantageux j’avais donné une marque éclatante de confiance et de dévouement à l’Empereur. De même que j’avais apporté « mes libres suffrages à l’urne », j’avais apporté « mon argent libre au trésor ». De mon suffrage je n’ai rien à dire ; j’en ai fait ce que j’ai voulu, et je ne pense pas avoir donné par là de marque de confiance au gouvernement ; mais quant à mon argent, je nie qu’il soit libre. Il l’était dans ce sens seulement qu’il n’était pas engagé ailleurs, et à ce compte-là je serais libre moi aussi, par le fait seul que je ne suis pas en prison ; mais si ce pauvre argent, au lieu de se faire obligation trentenaire, avait voulu se faire imprimeur, marchand de tabac, débitant de liqueurs, agent de change, que sais-je ? il aurait bien vite vu le mur qui borne sa liberté. Évidemment le Pays n’est pas difficile en fait de liberté.

Sérieusement, ne serait-il pas bon de renoncer à cette louange continuelle de nous-mêmes, qui, par cela seul qu’elle est une habitude et qu’elle s’adresse à tout, doit forcément tomber souvent à faux ? Dieu me garde de contester la place que mon pays occupe parmi les nations ! C’est une place qu’il a conquise, il y a longtemps, par sa grandeur morale et intellectuelle autant que par sa force, et qu’il conservera, quand même cette grandeur disparaîtrait, tant qu’il aura à la main ce revolver à six cent mille coups qui se nomme l’armée française.

Mais l’estime et l’admiration des peuples ; l’influence d’un pays sur les autres, sont choses plus délicates et plus variables qu’une simple prépondérance politique ou militaire. Les générations ne se les transmettent pas, et une nation ne les acquiert pas une fois pour toutes. En outre, c’est un hommage qui se constate par la voix de celui qui le rend, non par l’affirmation vaniteuse de celui qui l’exige. Donc, à quoi bon proclamer si haut notre propre prééminence, et qu’importe à cela notre prospérité ? Est-ce qu’au siècle dernier, alors que l’esprit français avait toute l’Europe pour vassale, notre littérature ne répandait pas dans le monde entier les colères de la France et ses plaintes de l’abjection morale où elle se trouvait ? C’est que l’abaissement contre lequel l’âme d’un peuple se révolte l’honore souvent plus aux yeux des autres nations que les prospérités dont il se contente. Aujourd’hui je ne vois guère de pays où l’on nous prenne pour modèles, à moins qu’on ne considère comme un hommage à nos institutions la nomination du petit prince impérial de Turquie au grade de caporal dans la 1re compagnie du 1er bataillon de la garde impériale, ou qu’on ne voie dans la publication d’un roman-feuilleton dans un journal arabe de Beyrouth un symptôme de notre influence littéraire. Encore, en ce qui touche le journal, l’Angleterre pourrait-elle réclamer part à deux ; car un des derniers numéros annonce, pour paraître incessamment et par livraisons, l’histoire merveilleuse de Rubinsun Kruzi, traduit de l’anglais. Il y a là de quoi faire envie à nos pauvres directeurs de journaux. Quelle bonne fortune, à la veille d’un renouvellement d’abonnements, que de pouvoir donner un feuilleton qui se terminerait ainsi : « J’aperçus sur le sable l’empreinte d’un pied humain ! »

Je voudrais maintenant vous parler de ce qui a occupé Paris ce mois-ci ; mais, hélas ! je me trouve comme le mois d’avant, et toujours de plus en plus, en face de la redoutable concurrence de la Gazette des Tribunaux. Ma rivale a même reçu un terrible renfort d’outre-Manche, et elle peut m’opposer non seulement des délits, mais des crimes. Comment lutter ? Avec des livres, il y a toujours de la ressource, et j’en connais qui parlent d’histoires à côté desquelles les récits de la cour d’assises paraissent fades. Justement j’en ai deux comme cela.

II

Avez-vous vu quelquefois un jardin s’étendre et étaler au soleil ses plates-bandes, ses espaliers, dans le voisinage de quelque arbre immense ? Celui qui le cultive, quand il remue le sol, ne fùt-ce que pour y semer des fleurs, voit bien souvent son outil se heurter contre un obstacle caché et reconnaît avec surprise quelque racine du géant dont il croyait avoir dépassé le domaine, par cela seul qu’il s’était placé au-delà de son ombrage. Tout homme qui dans notre pays s’occupe de littérature ressemble plus ou moins à ce cultivateur, et l’arbre immense dont les racines parcourent en tous sens le sol sur lequel nous récoltons nos fleurs éphémères et nos moissons de chaque année, c’est la Révolution française. Il n’est pas de plume si frivole qu’elle ne rencontre une fois ou l’autre ce sujet, et, quand cela arrive, il n’est permis à personne de se récuser. Si un jour, un seul jour, un écrivain a pensé sérieusement, il a dû penser à cette chose-là.

Étrange fascination de cet inépuisable sujet ! J’ai devant moi des contes, des romans, des poésies, tout un parterre d’œuvres nouvelles, — sans grande couleur peut-être, ni parfum bien vif, mais enfin « fleuronnant en leur plus verte nouveauté », — et pourtant je me sens entraîné invinciblement à examiner tout d’abord deux volumes qui sont l’un et l’autre des rejetons, — des repousses, dirait un paysan, — de l’arbre révolutionnaire. C’est là, du reste, le seul point de ressemblance entre les Mémoires de madame Elliott sur la Révolution française et les Mémoires sur Carnot publiés par son fils. Commençons par les souvenirs de la femme galante et frivole : il est juste que l’ancien régime passe le premier.

Les Mémoires de madame Elliott viennent d’être traduits de l’anglais par M. le comte de Baillon, et n’ont été publiés en Angleterre qu’il y a quelques années. J’ai besoin de me le redire pour le croire, tant il me semblerait naturel de supposer que ce petit livre a paru en pleine Restauration. N’est-ce pas ainsi, en effet, qu’à cette époque toutes les personnes bien pensantes, graves ou légères, saintes ou pécheresses, venaient déposer contre cette grande accusée qu’on appelle la Révolution ?

Madame Elliott (Grace-Dalrymple) est née en 1765 d’une famille écossaise qui tenait d’assez près à la noblesse. Admirablement belle et mariée à l’âge de quinze ans à un vieillard, elle se sépara bientôt de son mari et devint la maîtresse du prince de Galles. Ce fut chez lui qu’elle fit la connaissance du duc d’Orléans, Philippe-Égalité, qui en devint fort épris et l’engagea à passer en France vers l’année 1786. Quand la Révolution éclata, la place qu’elle avait occupée un instant dans ce triste cœur appartenait à madame de Buffon, et madame Elliott avait accepté de bonne grâce le rôle d’amie qu’elle remplit avec constance jusqu’au bout. Échappée par miracle aux prisons de la Terreur, elle ne retourna pourtant en Angleterre qu’à la paix d’Amiens. Elle y retrouva le prince de Galles et renoua avec lui ses anciennes relations. Ce fut alors qu’elle écrivit ses Mémoires, à la demande expresse de Georges III, le roi le plus avide de commérages qui ait jamais siégé sur un trône. Quand les Bourbons rentrèrent en France, madame Elliott y revint aussi et mourut tranquillement à Ville-d’Avray, sans avoir eu la douleur de voir repartir pour l’exil une famille qu’elle aima toujours fidèlement en mémoire du plus indigne de ses membres.

De cette femme livrée au sortir de l’enfance à une vie de dissipation et de plaisir, et qui fut la maîtresse des deux princes les plus dissolus de son temps, il ne faut attendre ni impartialité, ni point de vue élevé, ni même une intelligence bien nette des scènes qui l’entourent ; elle n’a qu’un mérite, c’est la sincérité complète, et tel est l’attrait de cette prestigieuse époque, que cela suffit. Il est vrai qu’elle a aussi le courage, qualité presque vulgaire en ce temps-là. Elle tend bravement au couteau sa tête ravissante, et si elle n’a pas su être sainte, elle est toute prête à devenir martyre. À voir tant de vies brillantes et frivoles qui se laissent faucher sans résistance comme de folles fleurs mêlées aux gerbes de la terrible moissonneuse, on se demande parfois si cette société, si insouciante en apparence, ne cachait pas au fond du cœur quelque secret dégoût de vivre, quelque soif instinctive et inavouée d’expiation, qui lui faisaient accepter le supplice comme une rédemption suprême. Il semble que le sang soit devenu pour tous, bourreaux et victimes, l’hysope purificateur, et que chacun lui dise : Lavabis me et mundabor. Pourtant, à la date du 2 septembre 1792, peu de femmes, qui se seraient trouvées par miracle à l’abri du danger, seraient rentrées volontairement et seules dans Paris, comme le fit madame Elliott, pour y chercher et sauver un proscrit dont elle ignorait même le nom. Toute cette aventure est racontée avec une simplicité parfaite qui en fait un petit drame très émouvant.

Madame Elliott ne voit la Révolution que par un côté très étroit, celui du Palais-Royal, et tout l’intérêt historique de son livre consiste dans l’impression très juste qu’elle donne du caractère du duc d’Orléans, — la seule chose qu’elle ait bien comprise dans la Révolution. Quoique restée son amie, elle ne sait faire valoir pour l’excuser que sa facilité à se laisser mener par son entourage, son amour du plaisir et sa rancune contre la cour. Triste plaidoyer en faveur d’un prince et d’un chef de parti ! Dans cet entourage, même, elle ne sait distinguer aucune nuance : Talleyrand, Mirabeau, Biron, Noailles, le comte de la Marck, Laclos et Merlin de Douai sont confondus dans une même réprobation. Elle est aveuglée par son royalisme et sa passion féminine ; mais elle n’en corrobore pas moins le témoignage des écrivains les plus impartiaux, et notamment de ce même comte de la Marck qu’elle mentionne avec tant d’horreur. « Le prince était un homme de plaisir, dit-elle, qui ne pouvait supporter ni embarras, ni affaires d’aucun genre ; il ne lisait jamais et ne s’occupait que de son amusement. À cette époque, il était amoureux fou de madame de Buffon, la menait tous les jours promener en cabriolet et le soir à tous les spectacles. Le vrai malheur du prince fut d’être entouré d’ambitieux qui l’amenaient peu à peu à leurs desseins, lui montrant tout sous un jour favorable, et le tenant tellement en leur pouvoir, qu’il ne pouvait plus reculer. » À la veille de la prise de la Bastille, madame Elliott nous le peint comme « très indécis », et plus tard, lorsqu’il est complètement compromis, elle dit : « Je suis sûre que, si le duc d’Orléans avait supposé que la Révolution pût durer plus de six mois, il ne l’aurait jamais désirée. »

Les Mémoires, qui s’arrêtent brusquement à la veille du 9 thermidor, contiennent le récit de la captivité de l’auteur pendant la Terreur, dans la prison de Versailles, et ensuite aux Carmes, où, elle est en bonne et nombreuse compagnie, — avec madame de Beauharnais, la future impératrice, entre autres.

Parmi les prisonniers se trouve le général Hoche, qui est bien accueilli par tout le monde, parce qu’il est « un très beau jeune homme, d’un air très militaire, très gai et très galant ». Santerre y est aussi, et, grâce au lien du malheur commun, finit par être admis dans l’intimité de ces dames, qui vont jusqu’à le trouver « bon et inoffensif ». En somme, l’on voit que, même en face de la mort et au milieu d’affreuses privations, ni la coquetterie ni la jalousie ne perdaient leurs droits, et l’on retrouve dans ces Mémoires comme dans tous les souvenirs de cette société intrépide et frivole, quelques-unes de ces anecdotes qui ont servi de prétexte à certains historiens de la Révolution, — à M. Louis Blanc, par-exemple, — pour représenter les prisons de la Terreur comme l’asile des plaisirs, et pour reprocher à la jeunesse et à la beauté d’avoir su conserver leur grâce enjouée et leur insouciance aimable jusque sur les marches de la guillotine. Ne semblerait-il pas, à entendre ces apologistes de Robespierre, que l’indifférence vis-à-vis de la mort ne soit une vertu que quand il s’agit de tuer, et qu’elle devienne un crime quand elle apprend à mourir !

III

Les Mémoires sur Carnot sont écrits par son fils, et dédiés à ses petits-fils ; en d’autres mots, ils sont ce qu’on nomme dans le langage banal des revues un monument de pitié filiale. Les monuments littéraires de piété filiale ont le grave inconvénient de faire ressembler ce champ des morts qu’on appelle l’histoire à un cimetière réel, de l’encombrer d’inscriptions louangeuses, de nous donner, en un mot, des épitaphes au lieu de Mémoires, sans qu’on ose faire un reproche aux biographes de leur partialité. Quand un homme écrit sa propre vie, si peu sincère que soit sa plume, la vérité trouve, jusqu’à un certain point, son compte. S’il ne nous dit pas ce qu’il a été, il nous laisse voir ce qu’il eût voulu être, ou, tout du moins, ce qu’il eût voulu paraître. Ses mensonges mêmes trahissent ses ambitions secrètes, parfois ses remords. Sa confession, qui est toujours un plaidoyer, même quand il s’avoue coupable, si elle ne fait pas connaître l’individu, peint l’époque. En la lisant, nous devinons quelles étaient les qualités auxquelles ses contemporains attachaient le plus de prix, quelles étaient les fautes qu’ils regardaient comme vénielles. Si peu ressemblant que soit le portrait, le costume du moins est exact, et les autobiographies les plus médiocres peuvent se feuilleter avec un certain intérêt curieux, comme le journal des modes du cœur humain. Ou bien encore, quand les passions et les intérêts qui ont animé une époque sont apaisés, quand les amis et les adversaires d’un mort illustre dorment, comme lui, dans le tombeau, si un écrivain plus patient ou moins personnel que ses confrères se dévoue à la tâche de mettre en lumière une mémoire dont ni l’éclat ni la honte ne rejailliront sur lui, si pour cela il compulse tous les documents, s’il pèse tous les témoignages, nous devons lui en être reconnaissants. Il nous donnera un résumé impartial sur lequel la postérité pourra baser sa sentence définitive. Mais d’un fils qui écrit la biographie de son père, et qui l’écrit pour ses enfants, il ne faut attendre ni révélations involontaires, ni débat impartial. Aujourd’hui moins que jamais faut-il l’espérer s’il s’agit d’un homme politique ; car tous les partis semblent si bien avoir adopté le principe d’hérédité, — quelque illogique que cela paraisse pour certains d’entre eux, — que tout homme qui a reçu en naissant un nom cher à un parti quelconque est, pour ainsi dire, un prétendant. Aussi peut-on affirmer qu’aucune éventualité politique ne prendrait la France au dépourvu ; elle a des doublures pour tous les rôles, et, à défaut d’hommes, les noms ne lui manqueront pas. Mais revenons au livre de M. Carnot. La première partie du volume est seule publiée, et sur les deux cent cinquante pages dont elle se compose, plus d’un quart est consacré à des conseils paternels ou à des détails généalogiques qui ne concernent que la famille Carnot ; il serait donc prématuré de juger à présent le système adopté par le biographe. Cependant, dans l’introduction, on lit cette phrase significative : « Quelquefois je n’ai point hésité à émettre, en les expliquant, sur certains personnages ou sur certains faits, des appréciations qui ne furent pas celles de Carnot. Nul n’est exempt de préventions à l’égard des hommes ou des événements qui ont traversé ou secondé ses projets ; et puis les aspects se modifient par l’éloignement, et l’histoire, en marchant, sème chaque jour ses révélations et ses rectifications. » Il résulte de ces rectifications et de cette confusion d’opinions, que cet ouvrage nous offre le curieux spectacle d’un conventionnel ajusté à la mode de 1848, et d’un biographe de nos jours qui adopte jusqu’à un certain point le style emphatique et attendri particulier aux hommes vertueux et sensibles en l’an 1793. Pour conserver aux expressions leur véritable valeur, il faut les laisser à leur place et à leur date surtout : c’est rendre un homme politique presque ridicule de nos jours que de citer gravement comme preuve de la bonté de son cœur un droit de bienveillance inscrit par lui dans un projet de déclaration des droits, ou de définir ses opinions religieuses en transcrivant une pseudo-fatras sur l’Être suprême, tandis que ces mêmes choses, dites à la Convention par le collègue de Robespierre, semblent naturelles ou du moins ne font pas rire.

Nulle mémoire, du reste, ne devait moins gagner à une apologie que celle de Carnot, car aucune n’a été plus favorablement traitée par les partis.

Les services très réels qu’il a rendus dans le département spécial dont il était chargé ont fait écarter pour lui seul cette loi de solidarité que doit subir tout homme qui fait partie d’un gouvernement, et que dans une occasion mémorable il a lui-même publiquement acceptée : « l’organisateur de la victoire » a fait absoudre le membre du Comité de salut public. Plus qu’aucun de ses collègues il a bénéficié de ce courant de l’opinion publique, grâce auquel, depuis près de soixante-dix ans, le souvenir de la sanglante tyrannie exercée à l’intérieur a été en s’effaçant, tandis que chaque jour la nation a accepté avec plus de complaisance cette théorie qui représente la Terreur comme ayant été nécessaire pour repousser l’invasion. On a exproprié la conscience humaine pour cause d’utilité publique ; que peuvent demander de plus les héritiers des montagnards ? Il ne faut pas tenter la postérité, et il serait sage, je pense, de se contenter de l’amnistie que, sans trop examiner, elle a étendue à ces terribles mémoires.

En lui demandant davantage, ne craint-on pas de l’engager à revoir les pièces de ce grand procès ? Ne craint-on pas qu’elle ne se dise enfin que depuis ce gouvernement énergique, qui décapita la France pour l’empêcher d’être démembrée, bien d’autres se sont succédé, tous débonnaires auprès de celui-là, et que les plus faibles ont su maintenir l’intégrité du sol national ? La France est restée entière, même après l’invasion, au milieu de toutes les tempêtes, avec tous les pilotes ; mais le chargement précieux, mais les trésors de liberté qu’on a jetés par-dessus le bord sous prétexte de salut public, les avons-nous tous retrouvés ? Combien n’en est-il pas qui sont restés au fond de l’abîme ! En réclamant avec tant de hauteur, pour les Montagnards, la gloire d’avoir sauvé la Révolution et avec elle la patrie, ne craint-on pas qu’il ne s’élève des voix pour protester contre cette monstrueuse synonymie de la nationalité et de la Terreur, et pour rappeler que les mesures les plus vigoureuses pour la défense des frontières ont été prises par ceux-là même que la Montagne a fait périr ? Croit-on, en un mot, que les Girondins n’ont pas laissé des fils ?

On le dirait vraiment à voir la singulière persistance avec laquelle on se plaît à représenter les deux grands partis qui se sont combattus sur le terrain de la Révolution comme deux détachements d’une même armée, dont l’un, après avoir fourni quelques étapes, se serait laissé tomber sur la route de lassitude et de découragement, tandis que l’autre, plus vaillant, aurait continué à marcher au combat et à la victoire. Il semble pourtant évident que, lorsque des hommes se rencontrent, s’entrechoquent et se combattent jusqu’à la mort, c’est qu’il y a eu un moment où ils se sont fait face, et qu’il y avait entre eux autre chose qu’une inégalité de dévouement à la même cause. Puisqu’on exalte, au nom de la liberté, ceux qui ont marché, il faut avoir le courage de dire jusqu’où ils ont été ; puisqu’on qualifie du nom d’aveugle résistance l’héroïsme de ceux qui se sont arrêtés, qu’on dise, du moins, où ils ont fait halte pour mourir.

Je ne saurais blâmer M. Carnot d’avoir adopté le point de vue qui suppose une direction unique chez tous les partis de la Révolution ; car il me semble y voir une pensée de conciliation, et j’aime à croire que chez lui la confusion n’est peut-être, après tout, que le désir de la fusion. On sent que, bien qu’il ait reçu en naissant un nom de conventionnel, en même temps que les « trois merlettes nageant » de son blason, il a reçu de la nature le don plus précieux d’une grande modération, et l’on se dit que, tout en proclamant bien haut que la mémoire de son père n’a pas besoin d’apologie et qu’il en accepte l’héritage sans restriction, il doit y avoir au fond de sa conscience quelque bénéfice d’inventaire que sa piété filiale ne s’avoue même pas. Cependant il est impossible de ne pas protester quand il dit que « l’esprit populaire ne voit la Révolution que dans les faits généraux, et sous tous ces faits généraux une seule chose : la liberté », et qu’il ajoute : « Alors les architectes successifs de ce grand édifice, ces hommes que les circonstances ont faits ennemis, forment à nos yeux un cortège unique ; ils nous apparaissent comme ces personnages des bas-reliefs antiques, marchant à la suite les uns des autres, la face tournée du même côté. Je me suis dit bien des fois qu’une histoire de la Révolution française écrite dans ce sentiment serait un bon livre. »

Je pense que ce serait là un livre dont l’esprit populaire auquel on en appelle, parce qu’il reste « étranger à la lutte des partis », pourrait seul se contenter, parce qu’il reste étranger aussi à la philosophie de l’histoire. J’admets, pour adopter la comparaison de M. Carnot, que la brillante théorie partie dès l’aurore de 89 a marché quelque temps avec un élan unanime vers un seul autel ; mais je n’oublie point que c’est après qu’elle l’eut embrassé, après qu’elle se fut déployée sous les divins portiques, que les sacrifices humains ont déshonoré le temple de la liberté. Heureux, trois fois heureux ceux qu’on a frappés aux pieds de leur déesse ! Ils n’ont pas continué à marcher en s’éloignant de plus en plus de la divinité qu’ils avaient souillée, ils ont échappé aux échafauds inglorieux de thermidor, aux mascarades du Directoire, au dénouement si logique de brumaire et aux honneurs dérisoires du tribunat. On écrit trop l’histoire avec des images sans songer que l’image n’est utile que pour incarner une vérité. Lorsqu’on a dit des martyrs de la liberté que la Révolution les a écrasés sous son char, il semble qu’on ait tout dit, et que la fatalité soit seule coupable : le char devait avancer. Je n’accepte point cette doctrine de nécessité, mais ceux qui la proclament ne devraient pas oublier quelle fatalité aussi a poursuivi ceux qui ont fait passer le char sur des monceaux de cadavres ; ils devraient nous les montrer arrivés au fond du précipice, haletants, épuisés, ne traînant après eux que des débris informes. Est-ce la fatalité ou la logique de leurs doctrines qui plus tard les a attelés, les uns après les autres, à un nouveau char pour gravir d’autres pentes, et lorsqu’il a fallu désembourber à son tour le char de l’Empire, est-ce la fatalité qui a fait que le renfort auquel on a demandé un dernier coup de collier s’appelait le comte Carnot ?

Cette première portion des Mémoires sur Carnot dépasse de quelques jours seulement le 2 septembre 1792. À cette date funèbre la Révolution semble, pour ainsi dire, se bifurquer ; aussi suis-je toujours disposé à juger les écrivains qui traitent son histoire d’après leur manière d’envisager ces fatales journées de septembre. Si après avoir médit des images, j’osais m’en permettre une, je l’emprunterais à la langue de notre sport moderne, et je dirais que dans la grande course au clocher que fournissent les historiens révolutionnaires, c’est là l’obstacle où je les attends. Qu’ils rassemblent leur monture et le franchissent d’un bond, ou qu’ils s’y dérobent, l’épreuve est toujours significative. M. Carnot, et cela devait être, est de ceux qui croient que les massacres pourraient bien n’avoir été que l’œuvre de quelques scélérats seulement. « Si cette version était admise, il ne resterait plus à choisir qu’entre deux hypothèses : ou l’œuvre appartient à ceux qui ont voulu faire triompher la Révolution par la terreur, ou elle appartient aux adversaires de la Révolution qui ont voulu la compromettre par des excès. » Pourquoi, à tant faire, ne pas admettre cette troisième hypothèse que l’œuvre fut le résultat d’une conspiration des prisonniers eux-mêmes, cherchant à déshonorer leurs bourreaux ?

« Les principes de la Révolution, ajoute M. Carnot, ne sont pas plus responsables des meurtres de septembre que ceux de l’Évangile ne le sont de la Saint-Barthélemy. » Sans doute ; mais il n’en est pas moins vrai que les grands crimes politiques se rattachent toujours à des principes, et qu’il faut être un moraliste bien superficiel pour n’y voir que les passions des partis. Les passions commettent les crimes, les principes qui les ont engendrés les adoptent et les exploitent, et par là même se rendent justement solidaires aux yeux de la postérité. Le principe qui est responsable de la Saint-Barthélemy, c’est le principe de l’unité religieuse, celui qui est responsable des massacres de septembre a parlé par la bouche de Carnot quand il a dit : « Il ne s’agit pas de savoir si ce qu’on a fait vous semble bien ou mal, mais si le peuple le voulait. »

Carnot, au moment du massacre des prisons, était absent, en mission à l’armée du Rhin, et il en a toujours parlé, dit son fils, avec horreur : « Il ne croyait pas que ces scènes eussent été délibérées et combinées, il ne croyait pas surtout, comme le disait Napoléon à Sainte-Hélène, qu’elles eussent augmenté l’énergie des volontaires et sauvé la Révolution. »

À la bonne heure ! mais on aurait aimé à trouver dans ces souvenirs intimes quelques traces de cette horreur au moment même de l’attentat, un mot pour le flétrir publiquement, — moins que cela, une lettre confidentielle où il eût été déploré. On aura beau parler de la souveraineté du but, du devoir envers le pays, invoquer le souvenir du danger national, toujours en face d’une grande iniquité, la conscience demandera une grande protestation. Plutôt que de ne la pas faire, il s’est trouvé parfois des hommes qui ont préféré mourir. On a rappelé la Saint-Barthélemy : il ne faut pas oublier que la France garde la mémoire des plus éminents services avec moins de vénération et d’orgueil que le souvenir de la réponse d’un simple gouverneur de province qui refusa alors de s’associer au crime d’un gouvernement dont il approuvait cependant le principe. Si un jour la postérité pardonne à Chateaubriand ses vanités, son égoïsme et ses défections, ce sera moins à cause de son génie qu’en mémoire de sa démission indignée, écrite au lendemain de la mort du duc d’Enghien.

En résumé, malgré l’honnêteté et les travaux si utiles de Carnot, malgré de réels services rendus au pays, je doute que l’histoire trouve dans sa vie politique les éléments d’une véritable grandeur. Elle dira peut-être de lui ce que son fils dit avec bien moins de raison de Rouget de Lisle : « Dans les grandes circonstances, un homme médiocre peut devenir la voix d’un peuple, parce que c’est du peuple même qu’il reçoit l’inspiration. » Si l’on réclame pour la nation l’honneur d’une collaboration dans une œuvre tout individuelle comme la composition de la Marseillaise, quelle part ne faut-il pas lui faire quand il s’agit de l’organisation de ses armées ?

Mais il faut terminer cette analyse, qui n’est déjà que trop longue, et quitter les grands morts, car il y a là des vivants, de tout petits vivants qui m’attendent. Les livres, comme les générations, se suivent et ne se ressemblent pas. Mais, avant de passer outre, reposons-nous un instant, et laissons à notre horizon le temps de se contracter jusqu’à n’embrasser que notre pauvre présent. Il serait trop difficile de passer immédiatement de la Révolution à Sylvie.

IV

C’est, je crois, une des trop fameuses nièces de Mazarin qui s’est écriée la première : « Je veux jouir de ma mauvaise réputation. » Je ne sais si M. Feydeau s’en sera dit autant, mais il est certain qu’il a eu toutes les satisfactions que pouvait espérer l’écrivain le plus compromis. Grâce à un premier scandale, ses productions subséquentes ont trouvé de nombreux lecteurs, et ceux-ci ont à leur tour contrant la critique de s’occuper d’ouvrages que, sans cette pression du dehors, elle eût probablement passé sous silence. Parler d’un livre, même pour en dire du mal, c’est, par le temps qui court, contribuer à son succès, si par succès on entend vente. Or je ne crois pas me tromper en disant que ces deux mots sont synonymes quand il s’agit de romans comme ceux de M. Feydeau. Ce ne sont pas ces livres-là qu’on écrit pour une idée. Aussi sens-je une grande répugnance à parler de Sylvie. Je me dis que tout en lapidant chacun jette une pierre qui élève d’autant le piédestal sur lequel se hissera un médiocre ouvrage. Mais que faire ? La critique, qui, d’après une théorie surannée, est censée diriger le goût public, est le plus souvent réduite à constater ses aberrations, et à ceux qui l’accusent d’occuper ses lecteurs d’œuvres indignes d’une attention sérieuse, elle pourrait souvent répondre comme ce démagogue auquel on reprochait je ne sais quelle folle équipée, et qui s’écriait, en désignant la foule turbulente et indisciplinée de ses partisans : « Que voulez-vous ? je suis leur chef, il faut bien que je les suive. » Pour le critique, cette condescendance n’est pas seulement, comme pour le chef de parti, une condition de popularité, elle est aussi un devoir. S’il semble inutile de discuter tout ce qui s’écrit, il est fort utile de discuter tout ce qui se lit. Dans le domaine de la fiction surtout, le nombre des lecteurs constitue presque toute l’importance d’un livre. Une idée nouvelle ou une théorie fausse, consignées dans une œuvre scientifique, peuvent exercer une grande influence, bien qu’un public très restreint en ait connaissance ; mais un roman en appelle toujours plus ou moins au suffrage universel. Jusqu’à présent, M. Feydeau n’a pas eu à se plaindre de ce mode d’élection où les votes se comptent et ne se pèsent pas ; examinons sa nouvelle candidature.

On peut dire que dans Sylvie il y a moins de talent et plus de moralité que dans Fanny, à la condition toutefois de ne donner à ces deux mots qu’une valeur relative. Mais, après avoir lu, on se demande quel but l’auteur s’est proposé. Il ne s’agit pas ici d’un but élevé ou moral, de réformer les mœurs, de corriger les abus ou de châtier les vices, toutes choses auxquelles le romancier peut pourtant légitimement aspirer, je parle au point de vue strictement littéraire. A-t-il voulu peindre des mœurs, des caractères ou des passions ? A-t-il cherché à faire rire, rêver ou pleurer ? Voici en quelques mots le roman, le lecteur en jugera :

M. Anselme Schanfara, le héros, qui a vingt-deux ans et vingt mille livres de rente, a le bonheur d’être « grand, bien fait, basané et net comme une pièce de vingt francs récemment frappée ». Il abhorre « le bourgeois, le commun, le poncif, le convenu » ; et la preuve, c’est qu’il habite, rue de l’Ouest, une seule pièce qui a cent pieds de long sur soixante de large et trente de hauteur. Cette chambre de garçon est décorée comme un palais chinois, et la description du mobilier occupe plusieurs pages. Ce qui m’a le plus frappé dans ce long inventaire, ce que j’aimerais le mieux voir, c’est, à un bout de la chambre, « sur un trône à gradins que gardaient deux lions de porcelaine, un Bouddha colossal et doré, avec une tiare pointue et des oreilles aplaties, qui se tenait sous un dais de velours rouge ». La postérité, si Sylvie arrive jusqu’à elle, se demandera si la cherté des loyers, dont nous nous plaignons tant, pouvait être bien réelle à une époque où les jeunes gens logeaient dans leurs chambres des Bouddhas gigantesques, des trônes à gradins, des « chimères à queue en volute aux yeux exorbitants », d’énormes volières, des singes, et des lits « où six personnes auraient pu dormir côte à côte ».

Dans cet appartement, Anselme passe sa vie « vêtu d’une belle robe de satin jaune brodée qui lui cache les talons, et de pantalons bouffants en taffetas rose ». Après s’être « parfumé de la tête aux pieds », il y déjeune de « cédrats, de confitures et de sucre candi, et passe tout son temps à fumer du tabac levantin dans une pipe droite à bouquin d’ambre ». Les rares loisirs que lui laissent ces occupations sont consacrés à faire des vers, — loisirs bien employés, car un recueil de sonnets lui procure l’amour et la visite de Sylvie. Il devait être bien doux pour un excentrique d’être aimé de Sylvie, car elle a « de grands yeux verts bridés par un étrange sourire, des lèvres charmantes exactement unies qui se plissent en remontant aux commissures, un menton petit, rond et poli comme une bille, un cou qu’Homère eût comparé à une tour, et une poitrine qui s’arrondit magistralement (sic) ». Pour mettre le comble à ces perfections, elle a le bras et le visage épilés, et elle joue parfaitement de la cithra. Sylvie est un être mystérieux qui ne veut ni se faire connaître ni se laisser deviner ; les initiales même de son nom sont un mystère pour son amant, car celui-ci, avant ramassé un de ses mouchoirs, trouve à l’un des angles, « délicatement brodé en soie bleue, un nez avec deux mains devant, dans l’attitude consacrée par les gamins pour se moquer des personnes ». Mais l’excentricité de Sylvie n’est que jouée ; c’est au fond une femme très raisonnable, — à ce que dit M. Feydeau ; elle est veuve d’un médecin, elle a quarante mille livres de rente, et elle amène tout doucement M. Anselme Schanfara par l’amour, au mariage et à la vie bourgeoise.

Ajoutons, pour en finir, que cette fantaisie est revêtue d’un style mou, diffus et incorrect, qu’on excuserait à peine chez un auteur consciencieux, mais malhabile, qui aurait d’utiles vérités à exposer. M. Feydeau a eu soin de nous dire que son héros, malgré toute son excentricité, ne s’affranchissait jamais des règles de la grammaire : qu’aurait-il donc pensé de cette phrase, entre autres, où l’on dépeint sa joie en retrouvant Sylvie : « Il la prit par les épaules, et cacha sa face dans son chignon ! » De deux choses l’une : ou Sylvie avait, comme Janus, une face qu’elle pouvait cacher dans son chignon, ou bien il y a là une promiscuité d’adjectifs possessifs vraiment déplorable.

Tout bien considéré, je crois que M. Feydeau a voulu faire rire. Si c’était là son ambition, on n’oserait dire qu’il a complètement échoué. On rit, mais d’une façon que l’auteur n’a certes pas prévue, de ce rire qui ne désarme pas. Aujourd’hui nous ne rions plus guère que de ce rire armé — armé, jusqu’aux dents, c’est le cas de le dire.

Voici pourtant un livre qui me donne un démenti que j’accepte avec plaisir. C’est Une Idylle de M. Nadaud. Dans ce petit volume de prose et de vers entremêlés, on ne trouve ni grandes passions, ni grandes théories, ni même une intrigue un peu embrouillée : mais il y a une donnée réellement plaisante, des mois très drôles qui ne sont point soulignés, et des aperçus comiques qui ont le grand mérite d’être plutôt indiqués que détaillés. C’est un petit tableau modeste où il y a de l’air, de la lumière et de la vérité : a-t-on le droit d’en demander davantage ?

On suit en souriant les perplexités de deux jeunes époux parisiens pendant six mois, depuis le jour où ils arrivent dans leur petit domaine en pays perdu, résolus à y passer le reste de leur vie, jusqu’au fameux matin où, après avoir manqué quatre fois la patience de la Grande-Chartreuse, ils se décident à rentrer à Paris pour l’hiver. Leur vendange, leur grand dîner, leur première lessive, leurs démêlés avec les curés, l’ennuyeux et malveillant percepteur dont les premières visites leur sont odieuses, mais que dans leur isolement ils finissent par attendre avec impatience, la résolution du mari d’entreprendre une traduction d’Horace — cette dernière ressource du campagnard lettré — tout cela est décrit avec beaucoup de finesse. Les Parisiens, et il n’en manque pas qui se désolent de n’être pas propriétaires ruraux, pourront lire ce petit livre, et ils pourront même le lire en famille, car il est aussi honnête que gai. Honnête et gai ! ce sont là deux qualités précieuses : la dernière surtout devient si rare, que je me demande quelquefois si le sens comique ne s’est pas entièrement retiré de nous. Non seulement nous ne nous divertissons guère, mais nous semblons un peu fiers de notre tristesse. Vilain et sot ornement ! a dit Montaigne. Je n’en suis pas moins convaincu que le moment serait très favorable pour un écrivain réellement comique, et qu’un grand succès attend celui qui parviendra le premier à nous dérider. Dérider ! c’est-à-dire ôter les rides — les rides de l’esprit — rajeunir, en un mot ! Comment ne pas faire bon accueil à celui qui réussirait à cela ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il n’est pas encore venu.

Quand je lis les quelques livres qui ont la prétention d’être plaisants, et les critiques amies qui se prêtent à cette illusion, je songe involontairement à ces augures de M. Gérôme, qui ouvrent de si larges bouches en se regardant, et que le public examine si gravement. Plus d’une fois je suis allé chercher le comique dans les petits théâtres où, dit-on, il s’est réfugié, — faute de sel attique, je me serais arrangé de sel gaulois ; — mais, sauf de bien rares exceptions, je n’y ai pas trouvé la franche gaieté. J’y ai vu des acteurs, plus ou moins disgraciés, tirer habilement parti de leurs défauts physiques ; je les ai vus se parodier les uns les autres — l’imitation d’une imitation, — et je me suis dit : Si ces hommes avaient eu le nez mieux fait, si leur voix avait été moins défectueuse, si l’on n’avait pas donné de mauvaises pièces à d’autres théâtres, le peuple le plus spirituel de la terre n’aurait point ri ! Que de fois j’ai envié nos pères qui s’amusaient si fort des tours de Scapin et des coups de bâton de Polichinelle ! Polichinelle lui-même (et je ne suis pas le seul à lui en faire un reproche), depuis quelques années, depuis que les Champs-Élysées sont devenus si beaux, ne bat plus le commissaire de si bon cœur. Et tenez ! puisque nous sommes sur ce sujet, disons toute notre pensée. Ce qui nous manque, ce qu’il nous faudrait pour nous désennuyer et nous rendre la gaieté d’autrefois, cette gaieté frondeuse qu’on appelait française par excellence, ne serait-ce pas peut-être, — je dis peut-être et je le dis tout bas, — ne serait-ce pas de voir Polichinelle battre un peu M. le commissaire ?

Septembre 1861

Les Collégiens. — La Croix d’Honneur. — Les Loyers à Paris. — Mme Émile de Girardin : œuvres complètes. — Sonnets et Poèmes, par M. Edmond Arnould.

I

Qui ne connaît cet état singulier de l’âme qui précède parfois le réveil et qui pourtant n’est déjà plus le sommeil, cet instant fugitif pendant lequel la vie des rêves, où l’on se sent toujours spectateur même au milieu des actions les plus violentes, s’oblitère peu à peu devant nos yeux fermés, tandis que la vie réelle n’a pas encore revêtu des formes précises ? Il semble alors que sur les tablettes merveilleuses du cerveau la fantaisie et la mémoire tracent en même temps, et en deux langues diverses, des caractères qui se mêlent confusément, et l’on sent le texte vivant de la réalité se débattre sous la vaine surcharge des songes. On dirait un de ces vieux manuscrits que nous a légués l’ignorance du moyen âge, où une œuvre précieuse de l’antiquité reparaît à demi effacée sous le récit légendaire et confus de quelque moine rêveur. Chose curieuse ! dans ce moment qui est la confusion même pour la raison, l’instinct de l’âme humaine établit avec une exactitude infaillible la balance entre la peine et le bonheur qui l’attendent au réveil. Dans nos moments les plus lucides, nous serions souvent embarrassés pour dire laquelle l’emporte dans notre existence, de la somme de biens ou de la somme de maux : dans le demi-sommeil, il n’y a jamais d’hésitation. Une impression dominante se dégage toujours nettement. Ni la joie ni la douleur ne nous sont encore apparues, mais nous devinons leur approche ; et entre l’ombre que projette l’une et le rayonnement que projette l’autre, nulle erreur n’est possible. Selon que nous pressentons l’une ou l’autre, nous cherchons à écarter le sommeil comme un obstacle, ou à le retenir comme une protection ; car il semble qu’il dépende de nous de hâter ou de retarder le moment où nous devons nous trouver face à face avec ces compagnes du jour qui commence. Mais l’effort est toujours superflu : pour la joie comme pour la douleur, pour souffrir comme pour triompher, quand l’heure est venue, il faut se réveiller.

À moins d’être un affreux égoïste, chacun de nous doit être heureux de se dire que, depuis un mois, il y a en France des milliers d’êtres qui éprouvent tous les matins ce pressentiment délicieux du bonheur, et que ce doux avant-coureur du réveil ne les trompe, pour ainsi dire, jamais. Allons regarder ensemble un de ces bienheureux dormeurs. Sa chambre est facile à trouver : elle est là-haut, — la moins bonne de la maison paternelle, la plus chaude en été, la plus froide en hiver. Cela doit être ; il y est si rarement, et sa famille a si peu tenu compte de lui dans son installation ! Nous y voilà ; je la reconnais aux objets qui décorent la cheminée : un couteau, des cailloux de formes excentriques, plusieurs bouts de ficelle, cinq toupies, un vieux nid d’oiseau vide depuis le printemps, et, sous un verre renversé, une chenille ou une araignée, martyre destinée à être apprivoisée. Voici le lit ; à ce lit, point de rideaux et peu de matelas ; mais qu’il y dort bien, ce jeune condamné ! Car c’est un condamné que cet enfant, — condamné à dix années de détention qui, vers la fin de la peine, se compliqueront des travaux forcés. Regardez-le, il rêve…, il rêve qu’il est dans la cour et qu’on lui a chipé…, non, c’est pis que cela…, il rêve qu’il est en classe, et, par une habitude criminelle, il parle, le malheureux ! tout en dormant. Aussi, quelle perspective interminable de pensums, quelle éternité de retenues se déroule devant lui… Mais soudain, voyez ce jeune visage s’illumine, la conscience que tout cela n’est qu’un rêve a pénétré jusque dans son profond sommeil de collégien… ; il se dresse avec anxiété sur son séant pour ressaisir la bienheureuse réalité, l’embrasse d’un seul regard, et se replonge avec félicité dans le sommeil. Il est à la maison, il peut se rendormir ! Carnot, dont je vous parlais le mois dernier, a fait, si je ne me trompe, une romance dont le refrain est : Que ne peut-on rêver toujours ! Si Carnot eût été un collégien au lieu d’être un conventionnel, il aurait su que le bonheur suprême ne consisterait pas à rêver toujours, mais bien à toujours se réveiller pour s’apercevoir toujours qu’on peut se rendormir impunément. Celui qui n’a pas rêvé pendant les vacances qu’il est au collège ne sait pas ce que le réveil peut apporter de joies.

Ajoutons que le moment est bon pour parler du collégien : il est à l’apogée de son bonheur, et désormais sa félicité ne pourra que décroître. Il est à peu près quitte des examens supplémentaires et intempestifs que lui ont fait subir, pendant les premiers temps de sa liberté, les vieux amis de la famille, désireux de prouver à la fois leur intérêt et leur savoir ; les déboires du concours, — il y en a toujours, — sont oubliés ; sa famille, si elle ne lui fait plus fête, n’en est pas non plus tout à fait lasse ; sa mère et ses sœurs tolèrent encore, si elles ne les écoutent plus, ses longues et diffuses histoires qui commencent invariablement ainsi : Il y a un élève…, ou bien : Nous avons un professeur… ; les domestiques ne lui demandent pas encore., dix fois par jour, d’un ton significatif, quand il retourne au collège ; enfin, on ne parle pas encore devant lui des plaisirs qu’on se donnera quand il n’y sera plus. Du reste, le collégien, il faut lui rendre cette justice, n’est guère susceptible, et l’on peut, en général, lui laisser voir sans inconvénient qu’il est importun. Ce jeune paria de la famille moderne est peu vulnérable du côté de la tendresse. Toute notre éducation publique semble combinée dans le but d’émousser en lui la sensibilité naturelle et les délicatesses du cœur, et il faut convenir que le plus souvent elle y réussit parfaitement.

À en juger d’après le discours prononcé au concours général par M. le ministre de l’instruction publique, il semble peu probable que ces tendances de l’enseignement soient modifiées dans un avenir prochain. « Il importe surtout, a-t-il dit, d’habituer la jeunesse à la modération des sentiments et à la rectitude du jugement. Les choses purement littéraires exigent le goût, qui n’est, après tout, que la vraie mesure des perceptions de l’âme. » Je ne suis pas bien sûr de comprendre parfaitement cette définition du goût ; mais, en tout cas, je crois pouvoir affirmer que c’est là un programme d’éducation bien difficile à exécuter. La modération dans les sentiments, la rectitude du jugement, le bon goût littéraire, la mesure, sont des qualités qu’on acquiert rarement sur les bancs du collège. Ceux qui sont destinés à les posséder un jour ne les acquièrent le plus souvent qu’à force de vivre, et les achètent, en général, fort cher au prix de tous les biens qui rendent la jeunesse si riche. Un pays dont les jeunes gens pourraient être doués de cette étrange maturité offrirait un curieux spectacle. Pour se compléter, on le verrait peut-être chercher dans quelque monstrueux renversement de l’ordre naturel les éléments de vie sans lesquels une nation devrait s’éteindre. Après avoir substitué dans la jeunesse la modération des sentiments à l’ardeur, et la rectitude du jugement à l’enthousiasme, il serait logique de voir la France condamnée à faire tirer ses vieillards à la conscription, à demander ses poètes à Sainte-Périne, et ses amoureux aux Invalides.

« On ne crée pas des hommes, a dit fort justement M. le ministre, en s’adressant seulement à la sensibilité et à l’imagination des enfants. » Rien de plus vrai, assurément ; on se demande seulement si l’écueil qu’on signale est bien celui contre lequel il était le plus urgent de mettre l’Université en garde. En voyant la jeunesse qui sort de ses mains, en voyant surtout la dernière génération d’hommes qu’elle a livrée toute faite à la France, il est permis de douter qu’il y ait le moindre danger à la laisser libre de passionner, si elle le peut, les enfants encore assis sur les bancs de ses collèges. Craint-on sérieusement qu’elle n’abuse de son influence pour les enflammer d’un zèle indiscret et d’un enthousiasme dangereux pour les choses que la jeunesse aime, ou aimait, d’instinct ?

En attendant, les collégiens sont heureux, et c’est là ce que je trouve de plus consolant à constater dans le mois qui vient de s’écouler. Quand celui où nous sommes tirera à sa fin, dans la petite chambre que nous avons visitée, et dans des milliers d’autres, il y aura un calendrier sur lequel tous les soirs on effacera en soupirant un jour — un jour de vacances passé, — ou bien, pour établir un système de calcul encore plus navrant, il y aura un petit tas de cailloux dont on retirera un chaque soir. Un jour viendra où il n’en restera plus que trois, puis deux, puis un… et enfin, quand je reprendrai la plume pour ma prochaine revue, il n’y en aura plus, et ce sera la rentrée… Mon Dieu ! Mon Dieu !

II

Ce n’est pas seulement aux écoliers qu’on a distribué des prix, comme chacun sait. Depuis tantôt trois semaines, nous sommes en plein mois de fructidor d’après le calendrier républicain, et à voir ce qui se passe, l’on serait vraiment tenté de croire que nos pères, en lui donnant ce nom, avaient prévu l’emploi que nous en ferions. N’est-ce pas la saison, en effet, où les dévouements de tout genre recueillent le fruit de leurs peines ? Tout rapporte aujourd’hui, jusqu’aux choses qui, par leur nature, semblent le plus devoir être gratuites. C’est le moment où l’on couronne la modestie, où l’on paye le désintéressement, où l’on s’acquitte envers l’héroïsme, où l’on accorde des gratifications à la charité. Parfois même on se demande si, par le fait de cette reconnaissance trop publique, certaines vertus, qui ne restent vertus qu’à la condition de s’ignorer elles-mêmes, ne courent pas risque de succomber, étouffées comme Tarpéia, sous le poids des récompenses. Ceci ne s’adresse qu’aux prix que décerne l’Académie française. Les mérites que récompense la croix de la Légion d’honneur sont, en général, moins modestes, et, par conséquent, la générosité extrême qu’on a montrée cette année à leur égard n’offre pas les mêmes dangers. La libéralité du gouvernement, que certains esprits mal faits ont été jusqu’à qualifier d’indulgence, ne saurait avoir pour effet de diminuer le nombre de ceux qui la mériteront à l’avenir. On est heureux aussi de pouvoir rassurer ceux qui semblent craindre que la nomination de neuf cents nouveaux chevaliers ne rende le ruban rouge trop banal : la statistique a cru devoir tranquilliser à cet égard le public, — le public non décoré bien entendu, — en démontrant que tous les ans il meurt un grand nombre de légionnaires. Ce n’est pas, certes, qu’il y ait le moindre danger à recevoir la croix, fût-ce même celle de grand officier ; mais, comme on ne la donne guère qu’à des gens qui ont passé la moyenne de la vie humaine, ceux-ci ne la portent pas en général très longtemps. Ainsi donc, en fait de décorations, on peut retourner le proverbe, et se dire que, quand il y en a encore, il n’y en a déjà plus. Quoi qu’il en soit, les prix de vertu, morale ou politique, de plume ou d’épée, sont épuisés aujourd’hui, et si, à partir du mois de septembre, on peut encore semer dans le champ des récompenses, on n’y récoltera plus rien jusqu’en 1862. Les vertueux de toute sorte peuvent se donner un peu de bon temps.

Paris, — l’ingrat Paris, — se complaît depuis quelque temps dans une idée qui lui cause une satisfaction singulière. Il se flatte qu’on ne l’embellira plus. On le lui a pour ainsi dire promis, à ce qu’il prétend. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il a reçu son dernier boulevard avec cette joie tempérée qui accueille, en général, les nouveau-nés dans une famille déjà nombreuse, et que tous ceux qui ont voulu le persuader de son bonheur à force d’histoire romaine y ont perdu leur latin. Même quand on lui a fait valoir comme argument irrésistible que tout ce dont il se plaignait n’était que la réalisation d’un projet de Napoléon Ier, il a répondu irrévérencieusement que, si nous nous croyions obligés de mener à bonne fin tous les projets enfantés par ce fécond cerveau, cela pourrait nous mener très loin, — bien au-delà de la plaine de Monceaux. On a été jusqu’à prétendre que si le chemin de fer de la rue Saint-Lazare eût existé de son temps, l’empereur Napoléon Ier eût attaché beaucoup moins de prix à un projet qui avait surtout pour but de relier la grande route du Havre avec le centre de Paris. Quoi qu’il en soit, tout cela prouve, une fois de plus, qu’il faut savoir mettre de la modération jusque dans ses bienfaits.

Se ingrati non ci vuoi,
Modera, Augusto, i benefizi tuoi,

a dit quelque part le poète Métastase. Aujourd’hui, c’est de l’eau — de la belle eau claire — qu’on promet au Parisien ; mais il est en défiance, et il se dit qu’il en sera de la belle eau comme des trop belles maisons, qu’on la fera passer dans des tuyaux d’or, et qu’il lui faudra la payer vingt sous le litre. À vrai dire, l’équilibre de son budget est devenu son idée fixe, et joindre les deux bouts son éternel problème. Quant aux deux bouts du boulevard Malesherbes, quant aux tronçons des malheureuses rues que celui-ci a si étrangement coupées en deux, ils se joindront quand ils pourront, cela lui est bien égal désormais. La question des loyers le préoccupe surtout. Malheureusement il semble impossible que cette question soit résolue dans le sens des locataires, à moins de perturbations que ceux-ci ne peuvent désirer dans leur intérêt même.

La moindre réflexion fait justice des arguments de ces optimistes qui assurent que les loyers baisseront, tout en affirmant que la ville a retiré de ses travaux un boni de vingt millions. Ces deux propositions se contredisent. Si la ville a bénéficié, c’est probablement sur la revente des terrains ; or le prix des terrains règle le prix de revient des maisons qu’on y bâtit, et ce prix de revient, à son tour, sert de base à celui des loyers. Les constructeurs des belles maisons que nous voyons s’élever tous les jours ne gagnent pas plus que leurs pareils ne gagnaient il y a vingt ans ; seulement il faut qu’ils retrouvent, sous forme de loyers, les vingt millions que l’administration municipale est si fière d’avoir réalisés. On est presque honteux d’avoir à redire des vérités si évidentes ; mais il est important d’ôter au Parisien ses espérances qui ne sont que des illusions nuisibles à son bienêtre. Voilà six ans que tout Paris est campé, pour ainsi dire, dans le vain espoir de se loger à meilleur marché l’année prochaine. Sans doute, comme on le redit à satiété, le prix de toute chose se règle par l’offre et la demande, et il pourrait se faire, en ce qui touche les loyers, qu’un jour le manque de demandeurs, c’est-à-dire de locataires, imposât des concessions ruineuses aux offrants, c’est-à-dire aux propriétaires ; mais, ce jour-là, la prospérité publique serait profondément troublée, et le bonheur du Parisien ressemblerait un peu à celui de cet Anglais qui se réjouissait d’échapper à l’income tax, grâce à l’absence de tout revenu.

III

Il y a bien des livres nouveaux, mais je n’en vois aucun dont le mérite doive m’empêcher de m’occuper aujourd’hui d’une publication qui, tout en portant le millésime de 1861, ne renferme rien qui ne soit déjà connu du public. Je veux parler des Œuvres complètes de madame Émile de Girardin, d’un écrivain qui a abordé tour à tour la poésie, le roman, le théâtre, et qui, dans la conversation écrite, — car c’est là le nom qu’il faut donner à ses Lettres parisiennes, — atteint une supériorité qui fait encore aujourd’hui le désespoir de ceux qui ont tenté de lui succéder.

Ce titre même d’Œuvres complètes m’attire irrésistiblement. Il dit si bien : Occupez-vous de moi une dernière fois ; je ne vous importunerai ni ne vous charmerai plus désormais ; jugez-moi sans crainte : aucune œuvre future ne viendra vous forcer à rougir de vos éloges, ou vous faire repentir de vos critiques. Et puis, le dirai-je ? ces six gros volumes, écrits par une femme belle, spirituelle, entourée, me semblent un véritable monument de vaillance. Ils représentent, comme résolution et comme privations, vingt-cinq volumes, au moins, de littérature masculine. Un homme de lettres écrit comme un laboureur bêche, comme un maçon bâtit, aux heures de travail ; mais une femme, quand elle écrit, sauf de bien rares exceptions, écrit dans ses heures de loisir, et sa littérature se fait, comme les leçons d’agrément au collège, pendant la récréation. Toute femme vient au monde avec son temps pris, sinon occupé. Elle doit, avant tout, rendre à César ce qui appartient à César : or César pour elle est un être multiple qui se compose de famille, de toilette, de ménage, de visites, de correspondances banales, d’importuns, surtout, dont elle est bien plus la proie que l’homme. Saints devoirs, obligations futiles, dévouements légitimes, concessions hypocrites, le monde lui réclame tout avec une égale rigueur, et elle ne court guère moins de risque à s’affranchir des frivolités que des vertus de son sexe. Si elle fait des chefs-d’œuvre, ce sera dans ses moments perdus.

Je me sens donc un grand attrait, je ne le cache pas, pour la mémoire de madame Émile de Girardin. Je lui sais gré, non seulement de ce qu’elle a été, mais aussi de ce qu’elle n’a pas voulu être. Il s’agit, en ceci, moins de l’écrivain que de la femme, que je n’ai jamais connue, mais que je juge d’après sa vie et ses écrits. Quelle femme sembla jamais plus fatalement prédestinée à être une intrigante prétentieuse et ridicule ? Et pourtant, que voyons-nous du jour où elle put librement choisir une ligne ? Une vie simple et laborieuse, un talent ferme, précis, où l’esprit domine mais où le bon sens marche presque de pair avec l’esprit, des amitiés restées fidèles par-delà le tombeau, enfin, près de mille pages brillantes et satiriques de peinture contemporaine, où l’on ne trouve pas une seule noirceur, et qui n’ont pas fait à l’écrivain un seul ennemi. On peut affirmer sans crainte qu’une force réelle se cache toujours sous une réaction si complète contre le destin.

Quand madame de Girardin, qui était alors Delphine Gay, parut dans le monde de la Restauration, — c’était vers 1821, et elle avait dix-sept ans, — sa mère la conduisait par la main. Madame Gay avait été une femme de plaisir d’abord, et elle avait brillé sous le Directoire, en seconde ligne après mesdames Tallien, de Beauharnais et Récamier ; c’était une femme de lettres aussi, dont les romans médiocres sont à peu près oubliés aujourd’hui ; c’était une femme d’esprit, enfin, et surtout une femme d’ambition. Ambitieuse pour sa fille qu’elle vantait partout bruyamment, sans être retenue par cette pudeur du cœur qui empêche les délicats de louer ce qui leur tient de trop près, elle passait sa vie à lui préparer des triomphes de salon et des ovations théâtrales. Chez les duchesses du faubourg Saint-Germain, à l’Abbaye-aux-Bois, partout où était la mode, la jeune Delphine disait ses vers, et madame Gay quêtait des éloges avec une effronterie toute maternelle. À Rome, l’ambassadeur de France lui-même organisait pour cette « Muse de la patrie » une ovation aux flambeaux dans les ruines du Colisée. Delphine y récitait un poème au milieu de l’enthousiasme de ses compatriotes et au grand ébahissement des Italiens, dont très naïvement on croyait avoir emprunté les usages. Que ne devait-on pas augurer de pareils débuts ? Ni la naissance, ni la fortune de madame Gay ne la plaçaient dans le monde brillant qui l’avait acceptée avec sa fille, et, pour se maintenir sur ce terrain glissant, il fallut sans doute bien des exercices d’équilibre, dont la mère, on doit lui rendre cette justice, garda pour elle seule le secret. Delphine Gay devint madame Émile de Girardin, et resta aux prises avec la même insécurité. Grâce à son talent, elle était sur un piédestal, mais ce piédestal reposait sur un sol mouvant et douteux. Le nom, la nationalité même de son mari, tout était contesté ; la fortune, qui arrange tout, n’était pas encore venue : là encore, il restait à conquérir ce qu’en langage moderne on appelle une position. Et la guerre qui, le plus souvent, assure cette conquête-là dans notre société actuelle, ne consiste pas seulement, on le sait, en combats qui fortifient et ennoblissent ceux qui les soutiennent, elle se compose encore, hélas ! de la stratégie, avec ses diversions, ses contremarches et ses embuscades. Cette guerre-là, madame de Girardin ne la fit jamais.

J’ai rendu justice au caractère, je voudrais maintenant analyser les œuvres. La tâche me semble facile, tant il y a d’unité dans ce talent, que sa souplesse a pu autoriser à tenter des genres très variés, mais qui ne trouva sa véritable forme que dans les Lettres parisiennes du vicomte de Launay. Dans le drame, dans le roman et jusque dans la poésie, c’est toujours ce même esprit essentiellement français, net, brillant et un peu positif, chez lequel l’observation l’emporte sur l’imagination, et l’ironie sur l’enthousiasme. C’est assez dire que je fais peu de cas des vers et des tragédies de madame Émile de Girardin. Elle n’avait ni la simplicité de pensée qu’il faut au poète, ni le souffle puissant et soutenu que demandent les œuvres tragiques. Elle débuta par les vers, comme cela est naturel quand on débute à seize ans. C’est déjà beaucoup à cet âge que de trouver une forme correcte et aimable ; que serait-ce s’il fallait, en outre, chercher ce fond solide que demande la prose ? Heureux les jeunes écrivains qui font ainsi leurs premiers pas sur les terrains nuageux de la poésie, où ils laissent de si vagues empreintes ! Quand vient le temps de la maturité, ils ne sont pas exposés, comme les imprudents qui se sont aventurés tout inexpérimentés sur le sol plus tenace de la prose, à les voir rechercher avec une avidité impitoyable par des critiques jaloux de prouver l’apostasie de l’homme en le confrontant avec les professions hasardées de l’enfant. Delphine Gay commença, comme tous les jeunes poètes, par l’admiration, — l’admiration, hélas ! de Soumet, son maître ; plus tard, elle admira Lamartine et Musset ; il y eut progrès, et très grand progrès, comme on le voit ; mais ce progrès-là, si grand qu’il soit, ne saurait aboutir à l’originalité. À vrai dire, un poète n’eût pu se développer dans l’air que respirait la jeune muse des salons. Il y avait, du reste, en elle un sentiment toujours vigilant de raillerie qui devait l’empêcher, dans toutes les situations, de s’élever à une grande hauteur poétique. Il est difficile de comprendre la véritable poésie sans une certaine sublimité, et l’on n’atteint pas au sublime quand on se préoccupe trop de ce fameux pas qui le sépare du ridicule. C’est une chance à courir. Les inspirés la tentent toujours, et ils échappent au danger sans l’avoir même aperçu. Si j’osais me permettre une définition qui, au premier abord, peut paraître irrévérencieuse, je dirais que le Pégase du poète n’est point, à mon avis, un coursier ailé, comme on l’a trop dit, mais plutôt une de ces montures au pied sûr et hardi qui gravissent les sommets les plus élevés, et atteignent aux cimes les plus éclatantes, parce qu’elles savent côtoyer sans crainte et sans vertige les précipices et les abîmes.

Cléopâtre et Judith sont des tragédies, et, qui pis est, des tragédies qui se ressentent encore des leçons, déjà bien lointaines pourtant, de Soumet. Malgré quelques passages lyriques d’une réelle beauté dans Cléopâtre, elles prouvent que l’auteur, même avec le secours si puissant de mademoiselle Rachel, n’avait pas ce qu’il faut pour conjurer la défaveur qui s’attache aujourd’hui à ce genre formidable. Quand donc nos écrivains s’affranchiront-ils de cette redevance de bois mort que chacun à son tour croit devoir payer, dans le vain espoir de faire bouillir la chaudière où doit se rajeunir le vieil Éson tragique ?

Parmi les autres pièces du répertoire de madame Émile de Girardin, les plus importantes sont : l’École des journalistes et Lady Tartufe. La première, comédie assez médiocre en cinq actes et en vers, reçue à l’unanimité par le comité du Théâtre-Français, ne fut jamais représentée, la censure ayant refusé son autorisation. On voudrait pouvoir attribuer ce refus au désir de protéger la considération du journalisme que l’auteur attaquait avec violence, mais cela est difficile à croire, bien que la chose se passât en 1839, c’est-à-dire à une époque qui nous semble aujourd’hui l’âge d’or de la presse. Le but de l’ouvrage était de montrer, dit la préface, « comment le journalisme renverse la société en détruisant toutes ses religions ». L’entreprise était au moins singulière pour la femme du rédacteur en chef d’un journal important. Il est toujours pénible de voir un écrivain attaquer la liberté de la presse, même dans ses abus : assez d’autres se chargent de ce soin, et elle n’a déjà que trop à faire pour se défendre contre ceux qui ne savent pas écrire. Quelques années plus tard, on verra ce même écrivain sous le nom de vicomte de Launay, expliquer son silence-volontaire par l’impossibilité d’écrire « du jour où la liberté, qui est un droit, n’a plus été qu’une tolérance ». Mais on était alors en 1855, et les journalistes se trouvaient à une bien rude école !

Lady Tartufe est une comédie en cinq actes, et en prose, dont le succès a été très contesté. Le public l’a fort applaudie, mais la critique y a trouvé beaucoup à redire. Je serais disposé à me ranger de l’avis du parterre. Il y a là une habileté, une verve, une force très grandes qui devaient faire espérer des œuvres futures plus remarquables encore. Le talent de madame Émile de Girardin était très perfectible, et il me semble prouvé qu’elle faisait encore des progrès quand la mort est venue mettre fin à tout.

La comédie de mœurs surtout devait être parfaitement dans ses aptitudes, et il y a tout lieu de croire qu’avec un peu plus d’expérience elle y eût excellé. Le grand défaut de la pièce de Lady Tartufe me paraît le titre, que M. Théophile Gautier, dans son introduction, trouve pourtant heureux et hardi. Hardi, oui ; mais heureux, non. Outre qu’il n’est pas sage de provoquer la comparaison avec un chef-d’œuvre, on sent que ce titre imprudent a entraîné l’auteur dans toutes les fautes qui déparent sa pièce. Je ne vois qu’une maladresse qui serait plus grande que de faire de Tartufe une femme, ce serait de transformer Célimène en homme ! On ne transpose pas impunément les défauts d’un sexe dans l’autre. Par le titre qu’elle avait choisi, madame de Girardin s’était condamnée à un dénouement qui fit pendant avec celui de Molière, et elle n’a pas reculé devant cette difficulté. Mais Elmire, démasquant le fourbe aux yeux de son mari, intéresse, tandis que le jeune Hector de Renneville, attirait dans un rendez-vous qui est un piège une femme qui l’aime, — il n’importe de quel amour, — pour l’exposer ensuite au mépris public, est tout bonnement odieux. Un homme qui aurait eu la moitié de l’esprit de madame de Girardin n’aurait pas commis une bévue semblable. Il n’y a que les femmes pour faire faire de pareils métiers à leurs héros. Il en résulte que tout l’intérêt se reporte sur la coupable, et quand la toile tombe, le spectateur fait chorus avec la dupe et se surprend à dire : La pauvre femme !

Quant à la Joie fait peur, c’est un petit acte qui est encore au répertoire et dont le titre dit le sujet. Il s’agit d’apprendre avec précaution à une mère que son fils qu’elle croit mort est vivant. C’est un point d’orgue entre la douleur et la joie, pendant lequel l’auteur exécute ses plus délicates fioritures. Jamais si charmante comédie ne fut taillée dans si peu d’étoffe. Enfin, le Chapeau d’un horloger, une des dernières œuvres de cette plume souple et brillante, est une bouffonnerie qui fait rire. Je ne crois pas commettre de pléonasme en m’exprimant ainsi. Le rire ne répond pas toujours à la provocation directe, tant s’en faut, et les, femmes surtout sont fort inhabiles à le faire naître de cette façon. Du reste, elles l’essayent rarement ; elles se contentent, en général, et en cela elles ont raison, du sourire qui leur sied mieux. Madame de Girardin, par un don spécial, savait rire à belles dents sans compromettre ni la grâce ni l’élégance. C’est le seul côté viril de son talent. Elle en avait la conscience, et défiait parfois le lecteur avec une audace charmante. Je vais vous conter une histoire qui vous fera rire, disait-elle ; et, malgré cet exorde, au bout d’un quart de siècle, on rit encore en la lisant.

En examinant les œuvres de madame Émile de Girardin, on ne sent pas la nécessité de séparer ses romans des feuilletons hebdomadaires qu’elle écrivait dans la Presse sous le pseudonyme de vicomte de Launay. Romans et nouvelles ne sont, en effet, que des chroniques parisiennes sur une plus grande échelle. Dans ses fictions si étincelantes, si parées et parfumées de toutes les fleurs de l’esprit, on étouffe au bout d’une demi-heure de lecture, comme dans une salle de bal ; on voudrait à tout prix y faire entrer de l’air et regarder au dehors, dans la campagne, où sont les œuvres de Dieu, ou même dans la rue sombre et triste où passe le vulgaire des hommes. Ce n’est pas qu’elle ait trop d’esprit, comme on s’est plu à le dire, — on n’a jamais trop d’esprit, et ceux à qui on fait ce reproche ont seulement un esprit disproportionné ; ils manquent d’autre chose. Je reprocherais plutôt à son esprit de n’être pas assez compréhensif. Le roman comme la poésie a de grandes exigences ; si l’une doit exprimer des pensées éternelles, l’autre doit peindre des sentiments universels. Il ne suffit pas de reproduire des mœurs et des usages, ou même de photographier les éclairs d’une conversation éblouissante. On a souvent reproché aux auteurs de profession de peindre les salons du fond de leur cabinet, et l’on a eu raison — il leur était si facile de ne pas les décrire ; mais, comme résultat littéraire, cela est moins fâcheux que de peindre le monde, comme l’a fait madame de Girardin, du fond d’un salon. Les belles dames et les beaux messieurs ont tous un cœur humain, sans doute, mais ils le montrent peu à nu. Une naïve enfant, qui devait être un jour madame de Staël, regardait une gravure représentant nos premiers parents, et demandait qu’on lui indiquât lequel des deux était Adam ; et comme on s’étonnait de sa question : « Comment voulez-vous que je les distingue ? dit-elle, ils ne sont pas habillés ! » Je soupçonne madame de Girardin d’avoir été un peu de cette force-là à l’égard du cœur humain, et-de n’avoir su le reconnaître qu’en toilette.

Tout homme a vu le mur qui borne son esprit,

a dit Alfred de Vigny. Le mur qui bornait l’esprit si brillant de madame de Girardin, c’est le mur des fortifications. Elle ne le franchit presque jamais. Dans Marguerite, dans le Marquis de Pontanges, dans le Lorgnon, dans Il ne faut pas jouer avec la douleur, ses héroïnes sont toutes des veuves — des veuves, c’est-à-dire des Parisiennes à l’état de perfection. Aussi, comme elles pratiquent bien le cumul du cœur, la polyandrie morale — passez-moi le mot — si chère aux Parisiennes ! les Deux Amours, sous-titre du roman de Marguerite, pourrait servir à presque toute la collection. Et les héros ! comme ils sont bien mis, séduisants et surtout séducteurs ! Et comme ils sont ridicules aujourd’hui qu’ils ont vieilli, et que leurs habits ne sont plus de mode ! Les lois morales qui gouvernent ces personnages sont assez mal définies ; c’est la coutume de Paris qui régit le pays si élégamment réaliste qu’ils habitent ; aussi le lecteur est-il souvent tenté de se féliciter de ce que la bonne société est si peu nombreuse.

Mais ce domaine trop étroit pour le romancier suffit amplement au chroniqueur. Son champ est d’autant mieux cultivé qu’il est plus restreint : théâtres, modes, inventions nouvelles, mœurs, politique de salon, rien n’échappe au vicomte de Launay. Pourvu qu’il s’agisse d’articles de Paris, il est toujours compétent. Quel style facile, incisif, plein de recherches, et pourtant toujours clair ! Il semble qu’on ait inventé pour lui ce bizarre assemblage de mots : vérités ingénieuses. Mais ne l’interrogez pas sur les grandes questions : il vous dirait peut-être que madame Roland était « un mauvais bas-bleu éclaboussé de sang ! » Ne lui parlez même pas d’un autre peuple que le sien, il vous répondrait volontiers en ôtant son masque viril : « Je suis femme et Parisienne, et rien de ce qui est étranger ne me paraît tout à fait humain. »

Les Lettres parisiennes seront le vrai titre de madame de Girardin aux yeux de la postérité ; — car elles iront à la postérité, ces causeries charmantes, n’en déplaise à messieurs les faiseurs de gros livres. Quoi qu’on dise, le temps épargne souvent ce qu’on a fait sans lui, et de même que nous lisons à un siècle de distance, avec un charme toujours nouveau, les comptes rendus de Salons de l’improvisateur Diderot, nos petits-neveux chercheront dans les feuilletons du vicomte de Launay la peinture gracieuse et fidèle de la société parisienne sous la monarchie de Juillet.

IV

J’ai commencé par le collège, et, avant de finir, je voudrais y retourner un instant, — ne crains rien, lecteur, je ne t’y laisserai pas, — pour parler d’un livre composé, pour ainsi dire, à l’ombre de ses murs, et malgré son influence. Il s’agit d’un volume de Sonnets et Poèmes, par M. Edmond Arnould. M. Arnould est mort, il y a huit mois à peine, professeur de littérature étrangère à la Faculté des lettres de Paris, et c’est après sa mort seulement que son talent de poète a été connu, même des amis qui le voyaient le plus souvent et qui appréciaient le plus son savoir. Dans une préface placée en tête de ce recueil, M. Saint-Marc-Girardin a retracé en quelques pages la vie de ce poète qui se cachait derrière le professeur. Cette vie me paraît singulièrement belle par sa simplicité même. Être obligé à dix-sept ans de se faire maître d’études dans un collège de petite ville, gravir, un à un, tous les degrés du professorat, sans se reposer un seul jour, sacrifier sans murmurer son goût pour les lettres aux devoirs ingrats de l’enseignement, ne jamais se laisser détourner de sa voie par les séductions de l’ambition ou de l’amour-propre, parce qu’il faut, avant tout, assurer le pain de chaque jour à une mère d’abord,, puis plus tard à une femme et à un enfant, et à travers cette vie de travail et de dévouement conserver jusqu’au bout, jusqu’à l’âge où les hommes les mieux doués sentent tarir en eux l’enthousiasme, conserver, dis-je, intacte et pur au fond du cœur l’amour de la sainte poésie, n’est-ce pas un miracle ? L’esprit poétique souffle où il veut ; mais il faut que son souffle soit bien puissant, ce me semble, pour enlever un homme aux réalités d’une pareille existence. J’ai parlé de la vie de M. Arnould parce qu’une abnégation modeste et persévérante de trente années me paraît chose plus admirable et même plus rare qu’un recueil de bons vers : mais je dois ajouter que ses poésies n’ont pas besoin comme repoussoir de ce cadre biographique si austère. Elles sont franches, viriles, et respirent cette éternelle jeunesse qui est le privilège des âmes honnêtes. En voici un exemple :

En vain nous vieillissons, la terre est toujours belle,
En hiver sous la neige, au printemps sous les fleurs,
Sous sa robe d’automne aux changeantes couleurs,
Sous sa couronne d’or que l’été renouvelle.

Fière des sucs puissants qui gonflent sa mamelle,
Elle semble nous dire, insensible à nos pleurs,
Que rien ne dure en nous, excepté nos douleurs,
Que nous allons mourir et qu’elle est immortelle.

Dans le nombre des jours, un jour pourtant viendra,
Jour fatal où la vie en ses flancs s’éteindra,
Où rien ne sera plus de ses œuvres fécondes,

Si ce n’est cet essaim par la mort dispersé,
Ces atomes chétifs, ces riens, plutôt ces mondes,
Qui ne pouvaient périr puisqu’ils avaient pensé !

Ces vers sont à la fois un bon sonnet et une belle profession de foi spiritualiste. Mais je ne sais pourquoi je me laisse aller à la mode, trop générale aujourd’hui, de chercher un dogme dans toute poésie. Quelles que soient les tendances de l’homme — et celles de M. Arnould ne sont pas douteuses — toujours on verra le poète se montrer tour à tour panthéiste et spiritualiste, car panthéisme et spiritualisme seront pour lui deux faces de l’inspiration poétique : l’amour de la nature et la soif de l’inconnu. Panthéiste aux heures d’enivrement et d’exaltation, on le retrouvera spiritualiste dans ces instants d’abattement et de mélancolie où, révolté de l’indifférence superbe de l’immortelle nature, l’homme, — roseau pensant, — a besoin de croire qu’il survivra au marécage où il a végété et où il a murmuré sa plainte d’un jour.

Octobre 1861

La cordialité parisienne. — La justice en France et en Angleterre. —Valvèdre de G. Sand.

I

Voici le moment de la migration annuelle des peuples. Ils viennent du Nord, ils viennent du Midi, ils traversent tous Paris. Les Parisiens, plus nombreux qu’on ne veut bien le dire, qui se trouvent chez eux, regardent passer le flot, sans s’y mêler, avec une sorte de curiosité hostile. Cette foule inconnue leur semble occuper la place de leur société dispersée, de leurs amis plus heureux qui sont allés se parer ailleurs, eux aussi, de ce beau titre d’étranger dont notre civilisation moderne a si singulièrement altéré la signification. Jadis, un étranger, c’était un infortuné qu’on plaignait et qu’on recueillait ; aujourd’hui, c’est, un heureux qu’on envie et qu’on exploite. C’est un homme plus riche et plus libre que les serfs indigènes parmi lesquels il promène sa curiosité. L’étranger n’a ni bureau, ni travail, ni service. Il s’endort le soir, en se demandant ce qu’il fera le lendemain pour se rendre agréable à lui-même ; il s’étudie à se plaire. Ses vieillards, ses malades, ses dettes, tous les impedimenta de la vie, il les a laissés là-bas dans sa patrie, avec le travail, la prudence et l’économie. Ils le ressaisiront un jour, mais pour le moment ils sont oubliés. En sa qualité d’étranger, il n’a qu’un devoir : employer son temps et jeter son argent. Cela n’est pas difficile à Paris.

Ce qui me désole, c’est de voir le Parisien ne tirer aucun parti de ces relations passagères qui pourraient lui être si utiles. Dans un mois le flot se sera écoulé, ne laissant après lui qu’un peu d’or. En retour de tout ce qu’il aura appris, l’étranger n’aura rien enseigné, car on ne lui aura rien demandé. Le Parisien voit passer la foule bigarrée sans l’interroger : que peuvent-ils lui apprendre, ces barbares, qu’il ne croie déjà savoir ? Il se dit que c’est bien assez, si ce n’est trop, que de répondre à leurs questions. Il se bornera donc à enregistrer officiellement dans ses journaux que Paris est la cité hospitalière par excellence, la seule ville du monde où les étrangers reçoivent un accueil vraiment cordial.

Quelques chroniqueurs plus ambitieux iront même jusqu’à reproduire la phrase sacramentelle sur la « capitale de l’intelligence, où les hommes distingués de tous les pays retrouvent une commune patrie », quitte à se dire entre eux que Paris est infesté d’étrangers, et que les boulevards en sont empoisonnés. Ce serait peut-être le cas d’analyser ce lieu commun, et de se demander en quoi consiste la cordialité de notre accueil. Sans doute les étrangers en France ne sont soumis à aucune vexation dont les nationaux soient exempts, et il est assez rare que la police use de son droit de les expulser sommairement. Le gouvernement exerce à leur égard une sollicitude un peu plus vigilante peut-être, voilà tout ! Mais cette absence de persécution constitue-t-elle un titre à leur reconnaissance ? L’hospitalité qui se borne à ouvrir l’accès de nos monuments publics, de nos hôtels garnis et de nos théâtres, doit-elle nous rendre si fiers, et ne ressemble-t-elle pas un peu à celle qui écrit sur la porte de certaines boutiques : Entrée libre ?

L’étranger, lui, ne se fait pas faute d’interroger. Aussi que d’embarras il cause à tous les malheureux auxquels il fait l’honneur de les croire bien informés ! J’assistais l’autre jour à la conversation que voici, entre un de ces questionneurs et un journaliste : « Que je suis donc aise de vous rencontrer ! disait l’étranger, vous allez me mettre au courant de l’état de l’esprit public. — D’abord, nous n’avons plus d’esprit, ou du moins bien peu, et le peu que nous en avons n’est pas public. — Mais, enfin, que dit-on à Paris ? Que pense-t-on de la question américaine, par exemple ? — On n’y pense pas. La question américaine n’existe pas en France ; M. de Gasparin lui-même a été bien forcé de l’avouer dans son livre. — Mais cependant il s’agit là d’une démocratie qui s’écroule, cela vous regarde ; il s’agit subsidiairement de l’esclavage, cela intéresse tout le monde. Que sont devenus tous vos négrophiles, tous les lecteurs des cinq traductions de l’Oncle Tom ? — Que sais je ? ils lisent autre chose, ou ils ne lisent rien. Et puis, à vous dire franchement, on n’aime guère les Américains chez nous. Le Parisien prétend, à tort ou à raison, qu’un Américain ressemble toujours plus ou moins à un Anglais. — Mais enfin, qu’est-ce qui préoccupe les Parisiens dans ce moment-ci ? » Je crois que, s’il eût répondu franchement, le journaliste eût dit : Le terme d’octobre à payer ; mais une sorte de pudeur patriotique le retint, et il dit, un peu au hasard : « On parle beaucoup des affaires de Naples. — Ah oui ! les Napolitains sont bien à plaindre ! — Mon Dieu ! ce n’est pas qu’on s’intéresse beaucoup aux Napolitains ; on fait assez peu de cas d’eux à Paris, et l’on se figure volontiers qu’il n’y a à Naples que des lazzaroni et des sbires. C’est plutôt qu’on en veut aux Piémontais… Il y a tout un parti qui ne les appelle plus que les Prussiens de l’Italie. — Vraiment ! c’est donc bien terrible d’être un Prussien ? — Dame ! aux yeux d’un Français, vous concevez… un Prussien, au bout du compte, c’est un Allemand. » Là-dessus, l’interlocuteur, qui était Russe, jugea prudent de laisser tomber la conversation ; elle touchait aux frontières de son pays, et il ne voulait pas perdre ses dernières illusions au sujet de la cordialité parisienne.

II

Puisque nous parlons des rapports internationaux, félicitons-nous en passant de la modification qu’ont subie, depuis le 1er octobre, nos relations avec l’Angleterre. Le traité de commerce est enfin mis en pratique, et nous allons voir arriver ces flanelles, ces belles faïences, ces cotonnades que nos ménagères désirent depuis si longtemps. Cela est vraiment heureux, car depuis quelques mois nous semblions n’échanger avec nos voisins que des scandales et des crimes. En retour de nos escroqueries et de nos faux, ils nous expédiaient des assassinats et des infanticides. Nous faisions commerce de procès. C’était lugubre et un peu monotone, mais cela ne laissait pas que d’avoir son côté instructif. Il ne sera peut-être pas sans intérêt de le rechercher aujourd’hui que les vacances des tribunaux ont créé une trêve dans ces émotions de cour d’assises et de police correctionnelle. Je ne fais pas allusion à l’avantage qu’il peut y avoir pour le public à étudier dans tous leurs détails ces drames sanglants ou ignobles, car il me paraît fort douteux. Encore moins veux-je suivre les faiseurs de dissertations qui ont cherché à faire remonter la responsabilité de certains crimes à des formes particulières de gouvernement. Les crimes sont le produit naturel des passions humaines, et ne relèvent que fort indirectement de la politique. Qui ne sait que le premier meurtre, — un fratricide, — fut commis sous un régime de théocratie pure, au sortir du Paradis terrestre ?

Je veux seulement dire que les discussions qui ont eu lieu en même temps dans les deux pays, sur les mêmes sujets, ont fourni aux observateurs attentifs une occasion d’étudier la façon assez différente dont deux grandes nations, également civilisées, entendent cette importante question de la répression du crime. Dans ces débats, le caractère national s’est révélé souvent, de part et d’autre, d’une façon assez piquante. Le Français, justement fier de son Code Napoléon, et toujours disposé à croire que tout ce qui lui appartient est parfait, jusqu’au moment où il le déclare détestable, s’est égayé aux dépens de la méticuleuse justice britannique, qui paraît redouter surtout que l’accusé ne lui révèle ce qu’il a intérêt à cacher et qui ne veut s’éclairer que dans les limites qu’elle s’est tracées à elle-même. On a trouvé plaisant, dans un procès récent, de voir la victime condamnée à la prison parce qu’elle refusait de se plaindre, et l’on s’est émerveillé de l’hésitation qu’éprouve la société anglaise à poursuivre en son propre nom la punition du crime. Mais aucun journal français, que je sache, n’a fait ressortir la véritable grandeur que les mœurs judiciaires, chez nos voisins, impriment à une législation imparfaite à bien des égards, et n’a paru comprendre qu’il y avait là des habitudes, — à défaut d’institutions, — dignes d’éloge et d’imitation. Ce n’est pas que la loi elle-même, en Angleterre, n’ait de fort beaux côtés, quand ce ne serait que le soin qu’elle prend d’abréger le plus possible pour un accusé, qui peut être innocent, la peine inique de la prison préventive. Mais, sans entrer dans des détails de législation comparée, on peut rendre hommage à l’impartialité, — sereine comme la justice qu’ils représentent, — que déploient en général les juges anglais. Leurs résumés sont presque toujours des chefs-d’œuvre de modération. Ils sont ce que la loi, ce que l’humanité veulent qu’ils soient, un simple aide-mémoire pour le jury, l’analyse lucide des débats présentée par un esprit exercé à peser la valeur des témoignages. On ne les voit jamais dégénérer, comme chez nous, en une accablante réitération du réquisitoire, et fausser ainsi l’esprit de la loi, qui n’a point entendu que l’accusation pût jamais avoir le dernier mot.

Tout cela eût pu être utile à signaler ; mais le Français, le mieux partagé, selon lui, de tous les peuples sous le rapport de l’organisation judiciaire, n’admet pas qu’il puisse trouver profit à étudier la jurisprudence des autres nations. Son Code est un monument tout neuf : comment pourrait-il être défectueux ? L’Anglais, au contraire, réparateur vigilant et infatigable du vieil édifice qui l’abrite depuis tant de siècles, ne néglige aucune occasion de l’étayer par d’utiles réformes. L’ancienne institution du Grand Jury est battue en brèche de tous côtés, et l’on semble disposé à lui substituer dans la machine judiciaire un rouage nouveau qui rappellerait l’action plus éclairée de nos juges d’instruction. L’idée, mise en avant par certains publicistes, de l’établissement en Angleterre d’un ministère public dans le genre du nôtre, soulève plus d’opposition. Tout en reconnaissant la force de répression que cette institution confère à la société chez nous, tout en admettant l’impuissance de la loi anglaise vis-à-vis de certains délits, le génie national répugne à la naturalisation en Angleterre de l’accusation publique sous la forme qu’elle revêt en France. On peut être assuré que si jamais un ministère public est introduit dans la législation anglaise, ses privilèges seront strictement définis, et son zèle contenu dans d’étroites limites.

C’est que, il faut bien le dire, si la justice dans tous les pays civilisés a pour double mission de protéger l’innocent et de châtier le coupable, selon le génie des peuples, l’un ou l’autre de ces devoirs s’empare du premier rang. Nous proclamons volontiers que l’impunité dans le crime est presque impossible en France ; l’Anglais affirme avec orgueil que la culpabilité de celui que sa loi condamne ne peut être douteuse pour personne. L’avouerai-je ? l’idéal anglais de la justice me paraît préférable au nôtre, et surtout plus facile à réaliser. Une justice à laquelle aucun coupable ne pourrait se dérober est une utopie. Tous les jours nous découvrons les traces de crimes qui n’ont été ni punis, ni même soupçonnés au moment où ils furent commis, et dont les auteurs ne seront jamais retrouvés. En dépit de toutes les polices, chaque année fournit son contingent de cadavres inconnus, de meurtres qui resteront sans expiation. Quelque vigilante que puisse être la répression, elle n’empêchera pas les crimes ; car, si rare que soit l’impunité, les scélérats la rêveront toujours ; mais cent coupables qui se dérobent au châtiment ébranlent moins le respect de la justice dans l’âme de la multitude, qu’une seule condamnation, si légère qu’elle soit, que la conscience publique ne sanctionne pas.

Il est effrayant de penser que cette crainte excessive de voir le crime échapper au châtiment pourrait bien fournir l’explication de certains verdicts bizarres que rend parfois le jury français. Ces circonstances atténuantes, dont on accorde le bénéfice à des hommes condamnés pour des crimes atroces, ne sont-elles pas inventées pour apaiser un doute horrible dans l’esprit des jurés ? Ne doit-on pas y lire la crainte de commettre une injustice irréparable ? C’est sans doute une déplorable faiblesse que de chercher à mettre sa conscience en repos en rendant un verdict qui a pour résultat de condamner un peu un innocent ou de protéger un peu un coupable ; mais les jurés sont souvent des hommes faibles, et de pareils faits se reproduiraient plus rarement si nos présidents de cours d’assises empruntaient une habitude à la jurisprudence de nos voisins. Quand le juge anglais adresse ses dernières recommandations au jury, avant que celui-ci se retire pour délibérer, il est bien rare qu’il ne lui rappelle pas que le plus léger doute sur la culpabilité de l’accusé doit le faire acquitter.

Mais sur aucun point peut-être les deux peuples ne diffèrent autant que dans la manière dont ils-accueillent les décisions de la justice. En Angleterre, on les discute toujours. Avant, pendant et après un procès, les journaux ont leur franc-parler. Cela a de mauvais côtés sans doute, mais aussi de réels avantages. Le juge arrogant ou passionné, l’avocat intempérant ou vindicatif, le témoin pusillanime, sentent qu’ils sont justiciables, comme l’accusé, de l’opinion publique, et que ce tribunal-là ne reconnaît de privilèges à personne. Chez nous, on s’abstient avant les débats, pour ne pas entraver la marche de la justice, et l’on a raison ; et plus tard on s’abstient encore, par respect pour la chose jugée. Le jugement individuel en France abdique volontiers devant toute décision collective, et, en ce qui touche la justice, cette abdication se formule dans un axiome d’autant plus inattaquable aux yeux du vulgaire, que c’est un axiome latin : Res judicata pro veritate habetur.

Laissons là la justice et l’Angleterre, mais quittons-les comme de bonnes amies, en nous faisant raccompagner par elles jusqu’au seuil d’un tout autre sujet. Justement, j’ai à raconter une histoire à propos d’un jurisconsulte éminent, lord Campbell, dont les journaux anglais ont annoncé la mort il y a cinq mois à peine. Il est mort chargé d’ans et d’honneurs, après une carrière d’une prospérité si constante qu’on a pu la dire exempte de revers, et qui le conduisit, d’échelon en échelon, vers l’âge de quatre-vingts ans, au poste de chancelier de la Grande-Bretagne. Cet homme si heureux trouva même moyen de satisfaire une ambition extra-professionnelle qui le tourmentait singulièrement : il obtint des succès littéraires. Il entreprit d’écrire la biographie de tous ceux qui l’avaient précédé sur le sac de laine traditionnel, et malgré la légèreté déplorable de ses jugements, malgré ses plagiats et ses inexactitudes, son livre eut de nombreux lecteurs, grâce à un talent de commérage et d’anecdote qui n’est pas incompatible avec de graves fonctions. Les mauvais plaisants dirent, il est vrai, que si la longévité semblait le privilège de tous les ex-chanceliers d’Angleterre, cela s’expliquait par la ténacité avec laquelle se cramponnaient à la vie tous ceux qui craignaient de laisser leur mémoire à la merci de la plume de lord Campbell. Enfin la mort vint intervertir les rôles, et d’autres écrivirent à leur tour la vie du terrible biographe. C’est dans une de ces notices nécrologiques que j’ai lu une anecdote, — controuvée peut-être, invraisemblable à coup sûr, — qui m’a fait rêver toute une utopie de critique littéraire, et amène sous ma plume le nom d’un chancelier anglais au moment où je voulais parler du nouveau roman de George Sand, Valvèdre.

III

Voici l’histoire en peu de mots. Il y a soixante ans environ, le jeune Campbell, alors âgé de vingt ans, arrivait à Londres sans fortune, sans grandes connaissances littéraires, et trouvait pourtant moyen de se faire attacher à un journal en qualité de critique des théâtres. On raconte qu’étant allé un soir voir jouer un drame de Shakespeare, — espérons que c’était un des moins connus, — il crut avoir assisté à une première représentation, et qu’il rendit compte le lendemain dans son journal de la pièce nouvelle. Il reconnut beaucoup de talent à l’auteur, prédit qu’il irait loin, et le loua surtout d’avoir si bien retrouvé le beau style du grand siècle d’Elisabeth. C’était certes montrer son ignorance, mais c’était en même temps, on l’avouera, faire preuve de perspicacité. Eh bien ! depuis que j’ai lu cette histoire, je rêve pour tous les écrivains célèbres des critiques de la force de ce jeune et naïf Écossais. Il semble que l’éclat qui les environne empêche de les bien voir, et que, lorsqu’ils comparaissent au tribunal de la critique, escortés de leurs œuvres passées, ils se trouvent toujours en présence de juges prévenus. Soit qu’on leur en veuille d’une gloire imméritée, dont on a peut-être été le complice à une autre époque, soit qu’on leur reconnaisse une grandeur qui les met au-dessus des lois qui régissent le vulgaire, ils trouvent des panégyristes ou des détracteurs ; ils rencontrent bien rarement une véritable justice. Il en résulte que ceux-là, précisément, qui ont le plus de puissance, et dont les écarts ont les conséquences les plus graves, échappent au contrôle direct de l’opinion. Ce sont des souverains qui ne voient dans leurs critiques que des sujets fidèles ou des sujets révoltés.

Il est bien difficile d’isoler une œuvre nouvelle des productions précédentes du même auteur. Comment, par exemple, prononcer le nom de George Sand sans se rappeler à l’instant ces pages éloquentes, ces doctrines pernicieuses, ces récits admirables, ces déclamations pédantes qui nous ont charmés et révoltés tour à tour, et dont le souvenir arrête à la fois la louange et détourne le blâme ? Comment, surtout, prendre au sérieux les doctrines d’un écrivain dont on a pu suivre les incroyables métamorphoses, et qui semble avoir toujours érigé en principes ses engouements passagers ? Aujourd’hui, c’est l’étude de la nature, c’est la science qui sert de thème ; mais on se souvient que la même plume a chanté avec un égal enthousiasme les vertus toutes-puissantes de la passion triomphante, de l’art exclusif et jaloux, du travail manuel et quotidien. Au moment de saisir le marteau du géologue ou la loupe du botaniste comme un talisman contre tous les malheurs de la vie, le lecteur se dit que, s’il eût suivi toutes les inspirations de cette voix éloquente, il eût dû se faire tour à tour comédien, maçon, avocat, musicien, laboureur, poète, meunier, numismate, et il se demande si, après avoir fait aujourd’hui du dévouement au bien général l’absolue condition du bonheur, le romancier n’entonnera pas demain l’hymne de la vie contemplative et ne prendra pas pour héros un brahmane. Il ne faudrait peut-être pour cela qu’un Indou de plus à Paris.

Ce que je voudrais trouver, je le répète, c’est un homme intelligent qui n’aurait jamais entendu parler de l’auteur de Lélia, afin de lui faire lire Valvèdre et avoir son opinion. À force de penser à ce critique imaginaire, il me semble parfois que je l’ai créé ; je l’interroge, et voici à peu près ce qu’il me répond :

« Valvèdre est une œuvre remarquable dont la donnée première est très morale, mais dont l’exécution est déshonnête. L’auteur, il est vrai, définit la passion comme un égoïsme qui devient son propre châtiment, mais il en étudie les côtés les plus matériels avec un cynisme minutieux. Ce doit être un vieux garçon, mauvais sujet et méthodique, libertin et sermonneur, comme tant de vieux garçons. J’ai reconnu cela tout de suite à sa complète ignorance des délicatesses de la vie de famille, et je ne me suis pas laissé prendre un instant à sa préface adressée à son fils. Un père ne dédie pas à son fils un ouvrage consacré à l’analyse de la passion, même lorsqu’elle y est condamnée en dernier ressort ; car il conserve vis-à-vis de cet homme, qui sera toujours son enfant, une sorte de pudeur féminine. Cette préface est une première faute contre le bon goût, qui m’a choqué tout d’abord ; mais il y en a bien d’autres dans ce volume ! L’auteur de Valvèdre est un conteur incomparable et parfois un moraliste éloquent, quand il évite la déclamation ; mais il n’est pas, à mon avis, un romancier dans le véritable sens de ce mot. Ne vous récriez pas ; souvenez-vous que je suis un ignorant et que je ne le juge que d’après Valvèdre. Je sais bien qu’un romancier se compose précisément d’un conteur doublé d’un moraliste, et qu’en reconnaissant ces deux qualités à George Sand je parais me contredire en lui refusant le titre de romancier. Je m’explique : un romancier doit être à la fois un moraliste et un conteur ; George Sand est l’un et l’autre, mais tour à tour. Ce sont deux rôles qu’il prend et qu’il quitte successivement sans faire la moindre illusion au lecteur. Après un récit écrit en style si simple et si limpide, que pour trouver quelque chose qui en approche il faut remonter au langage si admirable des légendes populaires, résultat de la collaboration involontaire de générations successives ; après un récit, dis-je, simple et beau comme un conte de fées, il endosse tout à coup la robe de docteur, et dans la bouche de n’importe qui, à propos de n’importe quoi, dans la situation la moins naturelle, il met une longue théorie sur la nature, l’art ou la science. Dans ces dissertations intempestives, le cœur humain est quelquefois analysé de main de maître, mais l’art du romancier est absent. Le cœur humain, puisque c’est là le terme consacré pour désigner ce je ne sais quoi qui est le mobile de toutes les actions des hommes., bat dans toutes les poitrines, sous les haillons, sous la cuirasse, sous les dentelles, et le vrai romancier l’y laisse toujours. Il n’en constate les mouvements que par l’influence qu’ils exercent. Il ne le peint qu’en le mettant en action. Ce sont les battements de ce cœur qui colorent les joues de l’enfant, qui font rougir la jeune fille, qui pâlissent le front de l’amante délaissée, qui arment le bras du héros, du meurtrier, du suicide, qui se trahissent par le silence, par les paroles, par la lutte, par la résignation ; le romancier ne doit pas le prendre à deux mains et le disséquer tout palpitant pour contenter la curiosité morbide du lecteur. C’est affaire d’anatomiste, et quand on en vient là, il faut se décider à parler en professeur, en son propre nom, et renoncer à incarner ses théories dans des conversations impossibles. C’est le parti que devrait prendre l’auteur de Valvèdre. On ne serait pas exposé alors à voir un jeune homme de vingt-trois ans dire à un camarade du même âge, à propos d’un juif que celui-ci a rencontré par hasard dans une auberge : « L’israélite le plus insignifiant a toujours en lui quelque chose de profondément mystérieux. Sommité ou abîme, ce représentant des vieux âges obéit à une logique qui n’est pas la nôtre. Il a retenu quelque chose de la doctrine ésotérique des hypogées à laquelle Moïse avait été initié. » Et ainsi de suite pendant deux pages !

« L’esprit est un don que bien des gens affectent de dédaigner aujourd’hui, croyant peut-être par là faire preuve de modestie ; et pourtant la moindre parcelle de cette qualité, si dépréciée et si rare à la fois, aurait préservé l’auteur de Valvèdre de fautes de ce genre. Tout le volume en fourmille, et l’on pourrait facilement en trouver des exemples bien plus frappants encore que celui que je viens de citer. Ainsi, dans une des situations les plus poignantes du livre, au moment où le poète, l’amoureux, l’homme passionné par excellence, vient d’entendre le mari de la femme qu’il aime tracer de celle-ci un portrait outrageant et dédaigneux, voici comment s’exhalent son indignation et son amour : « Que n’étais-je en face de lui, et seul avec lui, tout à l’heure ! Sais-tu ce que je lui aurais dit ? — Vous ne savez rien de la femme, vous qui voulez lui tracer un rôle conforme à vos systèmes, à vos goûts et à vos habitudes. Vous ne vous faites aucune idée de la mission d’une créature exquise et, en cela, vous êtes un pitoyable naturaliste. Vous êtes leibnitzien, je le vois de reste, et vous prétendez que la vertu consiste à concourir au perfectionnement des choses humaines par la connaissance des choses divines. Soit ! vous prenez Dieu pour type absolu, et de même qu’il produit et règle l’éternelle activité, vous voulez que l’homme crée et ordonne sans cesse la prospérité de son milieu par un travail sans relâche ! » Vous êtes leibnitzien me paraît superbe ! et je suis convaincu que M. de Valvèdre, qui est un savant, aurait compris et ressenti vivement l’outrage ; mais que penser de cette apostrophe pédante dans la bouche de l’homme auquel l’auteur reproche surtout son dédain pour la science ? Tranchons le mot, ce poète amoureux, qui sait parfois être très éloquent, parle ce jour-là comme un petit cuistre ; mais il fallait que l’auteur plaçât sa tirade ; c’est le poète qui a eu le malheur d’être pris pour porte-voix ; tant pis pour lui !

« J’ai dit que ce roman était déshonnête dans la forme, et je ne me rétracte pas. Il ne contient ni peintures licencieuses, ni doctrines immorales, et pourtant il me semble qu’il est telle œuvre d’un écrivain franchement grossier qui choquerait moins un lecteur délicat. Prendre des mots honnêtes en eux-mêmes pour défendre une bonne cause, et les accoupler habilement sous sa plume de façon à présenter des images offensantes, me paraît le dernier terme de la dépravation littéraire. Si George Sand veut se faire l’avocat de la vertu, il faut qu’il s’étudie à plaider dans la langue de sa cliente. La morale, telle qu’il la prodigue, la morale sans honnêteté, court risque d’être ennuyeuse sans être salutaire ; c’est quelque chose qui ressemble à un sermon irréligieux ou à une médecine malsaine. Même lorsque la forme en est attrayante, on n’y sent qu’un hommage rendu par le talent à la vertu, un stérile honneur qui n’étend point son domaine. Si l’auteur de Valvèdre était encore dans l’âge où l’on reçoit ses inspirations du dehors, je le soupçonnerais d’avoir trop lu les ouvrages de M. Michelet, qui me semblent avoir déteint sur lui. Tenez ! reprenez toutes ces analyses savantes, ces livres pleins de passion parlée où la vie n’est pas, et qui semblent écrits par des vieillards attardés pour des adolescents impatients, et rendez-moi les vieilles histoires d’amour d’autrefois, les femmes qui ne savaient ce qu’elles faisaient, et les fautes involontaires ! Qu’elles me paraissent saines et morales auprès de ces protocoles, de ces théories de la passion et de ces formules pédantes des casuistes de l’amour ! »

Il fallait bien être un critique candide et naïf comme celui que j’ai évoqué pour se permettre des vérités comme celles-là. Pour mon compte, je n’aurais osé les dire à l’auteur de la Mare au diable et de François le Champi.

Je n’ai point l’intention de rendre compte en détail du roman de Valvèdre. Ceux qui me lisent l’auront sans doute lu, et pour ceux qui ne le connaissent pas, peu de mots suffiront. Un tout jeune homme, Francis Valigny, atteint de ce qu’on a nommé la maladie du siècle, l’ennui, le doute, l’orgueil, croyant à la fatalité, pressentant et appelant la passion, rencontre une femme belle, romanesque, ennuyée, avide d’émotions, qui, d’un seul regard, fait de lui son esclave. Cette femme, c’est madame Valvèdre. Mariée depuis dix ans à un mari qu’elle a aimé éperdument, et pour qui elle conservera jusqu’à la fin, et presque à son insu, un amour mêlé de dépit, elle se croit dégagée envers lui, parce qu’il a compris le mariage autrement qu’elle. Après la première ivresse de la passion, il n’a pas voulu s’associer « à son rêve d’un bonheur puéril et d’impossible durée, tout d’extase et de partage, de caresses et d’exclamations, sans rien pour la vie de l’esprit et l’intimité véritable du cœur ». Ce rêve, elle espérera le réaliser avec le jeune Francis, qui a la même ambition d’éterniser la passion. Elle trouve en lui son pareil. « Nous sommes, lui dit-il, deux êtres emportés, passionnés, impossibles pour les autres, mais nécessaires l’un à l’autre comme l’éclair à la foudre. Nous nous dévorerons sur le même brasier ; c’est notre vie !… Va ! nous sommes de la race des poètes, c’est-à-dire nés pour souffrir et pour nous consumer dans la soif d’un idéal qui n’est pas de ce monde. Nous ne le saisirons donc pas à toute heure, mais nous ne cesserons pas d’y aspirer ; nous le rêverons sans cesse, et nous l’étreindrons quelquefois. » Elle abandonne tout pour le suivre : mari, enfants, fortune, patrie ; mais, plus romanesque que passionnée, cette femme, qui n’a su être ni épouse, ni mère, ni même amante, — car elle trace à cet amour, auquel elle a tant sacrifié, des limites invraisemblables, — s’éteint minée par l’ennui et la tristesse… Elle meurt entre l’amant qu’elle a cru adorer et le mari qu’elle a cru haïr. Celui-ci arrive juste à temps pour pardonner, et pour déposséder son malheureux rival du dernier regard de celle qu’il a si follement aimée.

Le caractère de cette femme, dont la conduite n’a d’autres mobiles que l’ennui et le besoin d’émotion, est admirablement décrit. Je dis décrit, car il ressort surtout de la description qu’en fait Valvèdre à un ami. Ce portrait est un véritable chef d’œuvre en vingt-trois pages ; mais qu’il est peu motivé ! qu’il est invraisemblable dans la bouche de ce mari qui sait que l’amant l’écoute caché derrière un mur mitoyen ! Est-ce par compassion pour lui, et pour lui éviter un malheur semblable, qu’il se décide à ces révélations du désenchantement conjugal ? On le croirait vraiment, à voir l’intérêt qu’il porte à ce jeune rival. « Aujourd’hui, dit-il avec une impartialité qui étonnera bien des lecteurs, elle a rencontré un homme intelligent et honnête, mais très exalté, sans expérience, et, je le crains, sans principes suffisants pour faire triompher les bons instincts. » Je sais que le lien mystérieux qui unit parfois ceux qui ont aimé ensemble, comme l’écrivait ce bon Kestner à son ami Goethe, est moins rare qu’on ne pourrait le croire ; mais Valvèdre pousse, en conscience, cette sympathie trop loin. En quittant le lit de mort de sa femme, sa première pensée est pour celui qui la lui a enlevée et dont le fol amour l’a tuée. Il écrit à un ami : « Aie l’œil sur ce jeune homme ; sache ce qu’il devient, et méfie-toi du premier désespoir… Ton jeune ami n’est pas un être lâche et pervers, tant s’en faut, et je n’ai pas à rougir pour elle du dernier choix qu’elle a fait… S’il demandait un jour à voir les enfants, ne t’y oppose pas. » Ici la magnanimité est juste à un pas du sublime. Qui pourra dire pourquoi les héros vertueux de George Sand ne sont jamais que des êtres chimériques et ridicules ? Plus tard, lorsque quelques années se seront écoulées, ces deux hommes se retrouveront, et Valvèdre dira à Francis, qui, dans l’intervalle, s’est converti à la métallurgie : « Le mystère de notre action sur la destinée, nul ne peut le sonder. Soumettons-nous au fait accompli, et ne parlons pas du reste. Vous voilà. On vous aime, et vous pouvez encore être heureux ; il est de votre devoir de chercher à l’être. Mariez-vous. » Et en effet il se mariera, et Valvèdre et lui deviendront beaux-frères et les meilleurs amis du monde.

Et ne croyez pas que Valvèdre soit le personnage le plus invraisemblable du livre. Il y a un juif nommé Moserwald qu’on nous dépeint dès les premières pages comme « mou et gras, curieux et commère, nonchalant comme un mangeur, repu, jaune et luisant comme l’or qui avait été le but de sa vie », croyant que l’amour de toute femme peut s’acheter, qui dans la suite fait des miracles de dévouement et met sa fortune ainsi que sa vie au service de son rival. Il se console en se disant que de cette façon son argent et son savoir-faire ne seront pas perdus. Cet abominable complaisant deviendra aussi un jour l’ami intime de la famille Valvèdre ! On n’est vraiment pas si débonnaire que cela entre honnêtes gens !

Si, comme je le pense, la perfection de l’art chez le romancier consiste à faire connaître les caractères par les discours et les actes de ses personnages, sans avoir recours au moyen si lourd et si terne de la description, Valvèdre est loin d’être un roman bien fait. Madame de Valvèdre surtout ne joue guère le rôle que l’auteur lui assigne-et qu’il développe pour elle sous forme de commentaire. On nous la dépeint comme une femme « chaste et fière ». Je renvoie le lecteur à ses premières conversations avec le jeune Francis. Quelle femme — je ne dis pas chaste et fière, laissons de côté les adjectifs insolites — quelle femme tant soit peu honnête a jamais discouru de la sorte avec un inconnu sur les « vouloirs aveugles » de l’autre sexe ?

Cependant, comme je l’ai dit, l’idée première de Valvèdre est excellente. Apprendre aux âmes malades qu’il faut, avant tout, pour guérir, sortir de soi, leur inspirer l’amour de l’étude des choses vraies, leur faire comprendre que rêver n’est pas penser, et que l’homme ne doit pas se faire le héros du poème de sa propre existence, était une belle tâche pour un romancier. C’était l’œuvre d’un habile médecin du cœur, mais l’auteur a oublié que c’est le fait d’un charlatan que de proposer une panacée universelle. Il a trop circonscrit l’idée du travail et de l’étude. L’étude des choses vraies signifie seulement pour lui l’étude de la nature. Or il n’est pas donné à tout le monde de s’y réfugier. La géologie et la botanique ne sont pas des baumes pour toutes les blessures, et tous les cœurs brisés ne peuvent se consoler en cassant des pierres. Si l’homme, ainsi qu’il le dit fort bien, n’est pas le centre et le but de l’univers, comme on l’a trop longtemps cru, il reste toujours le centre et le but légitime des études humaines. Telle âme troublée s’apaise en étudiant les bouleversements des empires ; telle autre oublie les orages qui l’ont assaillie en créant de merveilleuses fictions : qui peut mieux le savoir que l’auteur de Valvèdre ? En amoindrissant une grande et utile vérité jusqu’à n’en faire que la glorification de goûts particuliers, il nous a prouvé une fois de plus, et d’une façon qu’il ne prévoyait pas, combien il est difficile de sortir de soi, — même en écrivant un roman.

Novembre 1861

Visites princières. — Couronnement du roi de Prusse. — L’Inferno de Dante, illustré par Gustave Doré. — Lesurques.

I

Si vague que soit un titre, si peu qu’on le respecte, il oblige toujours jusqu’à un certain point, et ce n’est pas impunément qu’on écrit en tête d’une page blanche : Revue du mois. Il faut, bon gré mal gré, faire un examen rétrospectif qui ne donne souvent qu’un résultat bien peu satisfaisant. Pendant l’espace d’un mois, à Paris, il se produit bien des incidents, auxquels on pourrait même, à un moment donné, accorder le nom d’événements ; dans le présent cela a une certaine importance, et le lendemain on ne comprend plus qu’on ait pu s’y intéresser. À l’inverse des bâtons flottants, de près c’est quelque chose, et de loin ce n’est rien. Que dire, par exemple, de toutes ces visites de princes dont le public s’est tant préoccupé ? Pour mon compte, je n’en saurais tirer aucune conclusion. Ils sont venus, ils-sont repartis ; les rois viennent, les rois s’en vont ; c’est tout ce que j’y vois. On a reçu les uns au bas, les autres au haut du grand escalier, selon leur rang. Quelque Dangeau du jour a dû inscrire cela dans son journal ; quant à moi, je l’ai oublié. J’avouerai même que je ne suis pas aussi convaincu que bien des gens de l’utilité, au point de vue de la bonne entente internationale, de ces échanges de politesses princières. On me dit qu’ils resserrent les liens entre les peuples, et pourtant je m’aperçois que toutes ces visites donnent lieu, dans les journaux étrangers, à des commentaires où la méfiance et la crainte jouent un grand rôle. Il est fort possible que deux souverains qui ont chassé de compagnie, qui ont passé ensemble des revues et assisté à la représentation de plusieurs vaudevilles, soient plus près de s’entendre que lorsqu’ils ne se connaissaient pas ; mais il n’en est pas moins vrai que, pendant qu’ils se livrent à ces innocents divertissements, tout le reste de l’Europe se croit menacé. Je me demande si, en somme, l’harmonie générale gagne beaucoup à cette mode nouvelle — ou pour mieux dire renouvelée du temps où les rois traitaient directement leurs affaires sans l’intervention gênante de ministres et de parlements. Pendant un certain temps, avant chacune de ces visites, on se livre aux conjectures et aux soupçons de toute sorte ; après qu’elle a eu lieu, on attend avec inquiétude un résultat qui ne se produit pas, puis on l’oublie, jusqu’au jour où quelque complication imprévue fait dire aux malins : Vous voyez, je vous le disais bien ; tout cela s’est arrangé lors de cette fameuse visite…

Le couronnement du roi de Prusse a été un des grands événements du mois. Je ne sais s’il a beaucoup occupé les esprits, mais j’affirme qu’il a rempli les journaux. Ce devait être un bien beau spectacle, et j’eusse été bien curieux d’y assister ; j’aurais surtout voulu être présent à un certain moment de la cérémonie, quand le roi a traversé la galerie, en grand costume royal, tenant le globe d’une main et le sceptre de l’autre, — tout comme Charlemagne, empereur d’Occident, ou cet autre Charles, encore plus connu, qu’on appelle le roi de cœur. Voir un roi vivant, un roi de notre temps, en plein jour, marcher au milieu de la foule, avec le globe dans une main et le sceptre dans l’autre ! Je n’avais rien imaginé d’aussi familièrement improbable, depuis le temps où je croyais fermement que le petit Poucet avait pu reconnaître à tâtons les filles de l’ogre, parce que ces jeunes princesses couchaient avec leurs couronnes en guise de bonnets de nuit. J’aurais bien désiré encore d’assister à la remisé des drapeaux à l’armée prussienne. La chose s’est passée d’une façon tout à fait naïve et allemande. Le roi s’est avancé vers les porte-étendards, et les a salués en leur disant à haute voix : « Guten Morgen, — Bonjour » ; ce à quoi les porte-étendards et les soldats qui les accompagnaient ont répondu en disant à leur tour au roi : « Guten Morgen. » Ce roi et cette armée qui échangent des bonjours me charment infiniment, je l’avoue, et je me dis que si cette mode était adoptée chez nous, elle ferait le plus bel effet au Champ de Mars. Ce n’est pas, du reste, la seule chose qui m’ait paru bonne à imiter chez les Prussiens. Je trouve, par exemple, que c’est une idée nouvelle et digne d’être encouragée que celle qu’a eue le roi de payer lui-même les frais d’une cérémonie qui a été surtout faite pour son plaisir. La liberté qu’on a laissée à la population de s’organiser en cortège comme elle l’entendait, au lieu de lui distribuer des rôles comme cela se serait fait chez nous, me plaît beaucoup aussi. Cela a permis au goût individuel de se produire d’une façon souvent piquante. Les manifestations n’en ont pas été toutes heureuses au point de vue artistique ; mais l’originalité, du moins, y a trouvé son compte. Pour n’en citer qu’un exemple : dans la procession des corps de métiers, notre affreuse coiffure, — le chapeau tant décrié dans le reste du monde, — a été porté en triomphe ! Il est vrai que c’était par la corporation des chapeliers. Un chapeau colossal figurait dans le cortège, placé, dit la correspondance à laquelle j’emprunte ce renseignement, sur un petit navire d’argent : Un chapeau colossal placé sur un petit navire ! Vous représentez-vous bien cela ?

Je suis convaincu qu’on n’a rien vu de semblable à l’Exposition de Florence. Ce ne sont pas des Italiens qui auraient eu une pareille idée. Cette exposition, dont on a fort peu parlé, mérite pourtant de prendre sa place parmi les événements du mois. Bien que fort extraordinaire, si l’on tient compte de toutes les difficultés de l’entreprise, elle n’a point réussi, sous de certains rapports, comme on l’espérait. Les visiteurs étrangers n’ont pas répondu à l’appel, et les exposants ont été peu nombreux. L’effet n’en a pas moins été excellent. Le roi d’Italie a visité Florence, et y a été accueilli de manière à donner un nouveau démenti à ceux qui prétendent que la cause de l’unité nationale n’est point populaire en Toscane. Si le succès de cette tentative n’a pas été plus complet, c’est sans doute qu’elle a été un peu prématurée. C’était peut-être trop tôt demander à l’Italie unie un triomphe industriel. L’opportunité, en toute chose, est la grande condition de réussite. Un couronnement comme celui du roi de Prusse eût excité, il y a trois siècles, une admiration universelle ; l’Exposition de Florence, dans trois ans d’ici, eût pu être complète. Ce n’est pas que je veuille établir de comparaison entre un peuple qui cherche à devancer l’avenir, et un peuple qui se complaît dans une vaine résurrection du passé : l’un montre l’impatience de sa jeunesse éternelle, l’autre trahit la puérilité d’une vieillesse précoce. Et maintenant laissez-moi vous parler de choses qui sont de tous les temps.

II

J’ai quelquefois rêvé un jugement dernier où les œuvres de l’esprit seraient seules en cause. Les grands génies de tous les temps comparaîtraient pour rendre compte, non de leurs actions, mais de leur pensée, qui est devenue celle de milliers d’êtres nés après que le cerveau qui l’avait enfantée n’était plus que poussière. Ils se présenteraient devant le juge, comme les patriarches bibliques, escortés de la longue postérité de leurs idées. Ils verraient se dresser devant eux, pour les accuser, des mots, de simples mots, échappés à leur plume, qui, depuis des siècles, font naître la même mauvaise pensée chez celui qui les lit pour la première fois et qui sèment la corruption de génération en génération ; ils verraient aussi apparaître pour les défendre les lignes immortelles où des peuples entiers ont puisé la patience, le courage ou l’espoir. L’imagination est impuissante à embrasser l’étendue d’une telle responsabilité. Pour ne parler que des poètes : évoquez devant ce tribunal fictif Homère, Shakespeare ou Dante. L’immensité semble se peupler de ceux qui, un jour ou l’autre, ont pensé ou agi sous leur empire. Le passé, le présent en sont pleins, et jusque dans le lointain nébuleux de l’avenir on croit voir se presser des générations innombrables, des générations qui ne sauront pas le nom de leurs ancêtres d’aujourd’hui, mais qui se passeront de main en main les pages divines. Ces puissants magiciens de la pensée n’ont jamais rien imaginé d’aussi grand que leur propre influence.

Même en restreignant le tableau, et en ne tenant aucun compte de l’action indirecte de la pensée qu’il est impossible d’apprécier, si l’on ne songe qu’à ceux dont ces grands génies ont absorbé la vie, ou du moins ces loisirs, voyez quelle foule ! et comme elle s’accroit chaque jour ! Au moment où j’écris, au milieu des bruits de la ville, au fond des campagnes les plus reculées, dans les froides mansardes, dans les bibliothèques élégantes de l’amateur lettré, on compare des éditions, on rétablit des textes, on commente, pour la centième fois, des vers douteux. Ah ! si les ombres ne sont pas impitoyables, il faut bien que la communication avec le monde des esprits soit plus difficile que ne le prétend le charlatanisme moderne, car toutes ces tables studieuses restent muettes et laissent dans l’embarras ceux qui s’y accoudent.

En ce qui touche Dante, la France, depuis quelques années surtout, a fourni amplement son contingent de fidèles. Les traductions se sont succédé sans interruption, et voici, enfin, un dernier monument, le plus splendide de tous, qu’elle vient de lui élever. Je veux parler de l’Inferno, publié avec les illustrations de Gustave Doré. Sous le rapport de la correction du texte, du papier, de la typographie et de l’exécution de la plupart des gravures, ce magnifique ouvrage ne laisse rien à désirer. C’est une jouissance bien rare dans ce temps-ci, où-le bon marché semble être la seule qualité qu’on recherche, de feuilleter un pareil, volume, et il faut faire des vœux pour que les éditeurs qui nous la procurent y trouvent leur récompense. Si tous les dantomanes de la France et de l’étranger prenaient un exemplaire, il me semble que le succès serait assuré ; mais, hélas ! tous les dantomanes ne peuvent pas se permettre de pareilles fantaisies ; je crois donc que c’est, en somme, sur les amateurs de beaux dessins qu’il faudra surtout compter, mais ceux-là ne pourront faire défaut à l’œuvre très remarquable de M. Doré.

Les neuf dixièmes de ce que certaines gens appellent dédaigneusement le gros public ne connaissent de Dante que la Divine Comédie, de la Divine Comédie que le livre de l’Enfer, et de l’Enfer que les deux épisodes de Françoise de Rimini et d’Ugolin. Dans bien des salons élégants ; et même dans des salons qui se disent lettrés, Géryon, les Centaures, Antée et Nemrod seront de nouvelles connaissances ; mais qu’importe ? on ne les en admirera pas moins. Peut-être même admirera-t-on d’autant plus ces beaux dessins qu’on ne les rattachera pas trop complètement à l’œuvre sévère et mystique du poète florentin. L’abîme de cinq siècles qui les sépare du texte qu’ils accompagnent sera moins visible pour les illettrés que pour les érudits. Ce ne sera pas la première fois que ceux-là seront les plus heureux.

C’est, à mon avis, une entreprise toujours hasardeuse que de transporter un chef-d’œuvre littéraire dans le domaine des arts plastiques, et quand on le tente, on ne peut espérer de satisfaire pleinement que ceux qui connaissent imparfaitement l’œuvre première. Il me semble, à vrai dire, que les livres de voyages devraient seuls être illustrés, — qu’on me pardonne, une fois pour toutes, ce mot que mon sujet m’impose. Là, il s’agit, avant tout, de faire connaître au lecteur la vérité, qu’elle se trouve au-dessus ou au-dessous de ce qu’il a pu rêver, et il peut être aussi utile de détruire une illusion que de provoquer une admiration. Les livres d’histoire, aussi, ne me paraissent tout à fait complets qu’accompagnés de portraits authentiques des acteurs dans les grands drames qui y sont racontés. Mais quand l’artiste cherche à donner une forme précise et visible à une œuvre littéraire, il se met, de gaieté de cœur, en concurrence avec les tableaux, bien autrement merveilleux et variés, que fournit l’imagination de chaque lecteur. Un autre inconvénient, attaché à ce genre de tentative, c’est de placer celui qui la fait sous le coup d’une double critique ; il est justiciable de deux tribunaux : il relève à la fois de l’art auquel il emprunte son inspiration et de l’art auquel il emprunte ses moyens. Il y a peu d’œuvres qui puissent résister à une pareille épreuve. Celle de M. Doré, si belle qu’elle soit, n’échappe pas complètement à ce danger, et il est plusieurs de ses dessins qu’un artiste louerait peut-être sans restriction, auxquels le critique littéraire a le droit de trouver à redire.

Quand à ces difficultés vient s’ajouter celle qui résulte de la différence des temps, et par conséquent de l’esprit des deux œuvres qu’il s’agit d’allier, on comprend qu’un succès complet soit, pour ainsi dire, impossible. Peut-être faut-il être contemporains pour comprendre de même une idée sous deux faces diverses, et, pour la manifester sans l’altérer dans deux arts différents. C’est une perte à jamais regrettable que celle des dessins que Michel-Ange avait faits sur la Divine Comédie, et le naufrage dans lequel ils périrent nous a, sans contredit, ravi un chef-d’œuvre ; mais, le dirai-je ? il est douteux pour moi que Michel-Ange eût incarné la pensée de Dante. Du reste, chacun peut apprécier la distance qui sépare ces deux grands génies : nous avons l’Inferno de l’un, et le Jugement dernier de l’autre. Ce sont deux chefs-d’œuvre, voilà toute la ressemblance, malgré la similitude du sujet. Michel-Ange, on peut le supposer, nous eût donné des damnés robustes, musculeux, sublimes à coup sûr, mais ne rappelant en rien les âmes énigmatiques et symboliques de Dante. Disons-le en passant, en voyant les athlètes dont M. Doré a peuplé l’enfer, il est difficile de se défendre de l’idée qu’il a été presque aussi préoccupé du souvenir de l’œuvre perdue de Michel-Ange que du poème qu’il illustrait.

À toutes les époques nous voyons l’art se développer parallèlement, quoique souvent inégalement, dans toutes ses branches ; aussi l’homme qui, dans le domaine de l’art plastique, représente Dante, ce n’est pas Michel-Ange, c’est Giotto, son compatriote et son contemporain ; et cela devait être. Lui seul aurait pu l’illustrer complètement. Dans les longs épanchements de l’amitié qui les unissait, ces deux grands artistes ont dû souvent s’inspirer l’un de l’autre. C’est ainsi, selon moi, que les arts doivent se prêter un mutuel appui, et non en se faisant des emprunts directs.

Mais si, laissant de côté une théorie générale, qui est loin, je le sais, d’être celle du jour, nous admettons qu’il soit bon, à cinq siècles de distance, de chercher à revêtir de formes précises une des œuvres les plus énigmatiques de l’esprit humain, on ne saurait blâmer M. Doré d’avoir consacré à cette tâche toutes les ressources de l’art moderne. Il a bien fait de rester de son temps et de prendre son parti de l’anachronisme.

Toute recherche d’archaïsme eût été une afféterie en pure perte. À propos de cette publication, on a rappelé les dessins que fit sur le même sujet, à la fin du siècle dernier, le sculpteur anglais Flaxman. Flaxman avait du talent, et ses dessins ont joui et jouissent encore d’une certaine réputation, même en Italie ; mais, au premier coup d’œil, ce semble vraiment une plaisanterie que de les comparer à l’œuvre si complète de Doré. Ce sont de simples figures au trait, — cinq ou six au plus pour chaque tableau, — sans paysage, et dessinées dans le goût de cette école qui, bien des années plus tard, devait prendre, chez les compatriotes de l’artiste, le nom de pré-raphaélite. On voit que Flaxman a cherché à se faire le contemporain de Dante. Malgré une grande vérité d’expression et une remarquable justesse de mouvements, le résultat est presque toujours grotesque. Peut-être y avait-il entre l’art positif et un peu compliqué de nos jours, et le maigre travestissement de Flaxman, un juste milieu qui eût été la perfection : — mais il ne faut pas demander la perfection.

Si on pouvait y atteindre, je dirais que M. Doré y a touché dans le paysage qui encadre la plupart de ses sujets, quand il n’est pas le sujet même de son dessin. Ce sont bien là ces lieux « muets de toute lumière », où l’espérance ne pénètre pas. La science du clair-obscur y est poussée aussi loin que possible. Le premier dessin, qui représente la forêt sombre, la selva oscura , et le dernier de tous, qui a pour épigraphe le vers qui termine le poème, sont surtout remarquables.

Partout où le paysage joue le principal rôle, on peut louer sans restriction ; mais quand le dessin représente une action, l’artiste se trouve, comme je l’ai dit tout à l’heure, sous la juridiction de la critique littéraire, et celle-ci a bien quelques petits reproches à lui faire. Ainsi, ces femmes aux formes exubérantes, ces hommes musculeux et athlétiques, fussent-ils irréprochables sous le rapport du dessin, ne sauraient donner l’idée de la perduta gente . M. Doré semble si convaincu du développement que la damnation imprime aux muscles, que dans deux gravures successives, sur le sujet de Françoise de Rimini, nous voyons Paolo représenté dans l’une, sur terre, sous la forme d’un jouvenceau élégant et élancé, et dans l’autre, par la seule raison qu’il est en enfer, avec le corps d’un boxeur. On ne se figure pas généralement que ce soit là le genre de métamorphose que subissent les humains en passant dans le pays des ombres. Voici une femme assise à l’écart près d’une source sombre ; elle est belle et désolée, mais forte et robuste au-delà du point où ces qualités sont compatibles avec l’élégance. Demandez avec Dante qui elle est, et Virgile vous répondra :

………… Quell’ è l’anima antica
Di Mirra scelerata………………

Auriez-vous reconnu, sous cette enveloppe charnue et vigoureuse, l’âme de cette Myrrha qui se consuma dans les longues douleurs d’une passion incestueuse, la proie de Vénus l’implacable ? Pour ne citer qu’un autre exemple : dans le dessin qui représente le supplice des avares, à voir ces hommes musculeux qui roulent d’énormes sacs d’or, on pourrait croire que du temps de Dante l’avarice était un vice particulier aux portefaix, tandis qu’il dit, au contraire, que ce groupe de damnés se compose surtout de :

…………… Papi e Cardinali,
In cui usa avarizia il suo superchio.

À ce propos, on se demande pourquoi M. Doré, qui, en général, suit fort littéralement le texte, a mis d’épaisses et abondantes chevelures là où le Dante a vu des tonsures. « Furent-ils tous clercs, ces tonsurés que je vois à notre gauche ? » dit-il à son guide :

Dissi : Maestro mio, or mi dimostra
Che gente è questa, e se tutti fur cherci
Questi chercuti alia sinistra nostra.

Faut-il voir dans cette inexactitude une réserve en faveur de la question romaine, et M. Doré serait-il un ultramontain, ou mieux encore, un protestant, disciple trop convaincu de M. Guizot ? Après ce que je viens de dire, ce serait descendre à une chicane trop minutieuse que de lui reprocher d’avoir mis des sacs d’or là où le poète n’a parlé que de fardeaux, pesi.

L’ouvrage est orné en tout de soixante-seize gravures, qui ne sont pas, comme on le pense bien, réparties d’une façon égale entre les chants dont se compose le poème. Il serait impossible de parler de toutes, je me bornerai donc à dire quelques mots des cinq qui se rapportent à l’épisode de Françoise de Rimini, non seulement parce que j’y retrouve toutes les qualités et tous les défauts qu’il me semble voir dans l’œuvre de M. Doré, mais aussi parce que je sais que chacun s’y arrêtera volontiers avec moi.

Il y a dans cette lamentable histoire, qu’une centaine de vers a rendue immortelle, un attrait dont nul ne se défend. Ô Françoise ? quel cœur bien épris n’a envié ta bienheureuse damnation ? Il semble que pour inventer ton ineffable supplice le poète ait épuisé toute la tendresse et la pitié de son cœur. Voler dans les airs ! n’est-ce pas là le désir toujours inassouvi de l’homme, le songe impossible que le sommeil ramène obstinément ? Et l’éternel baiser ! ce rêve plus impossible encore de l’amour ! Tu ne crains plus rien, Françoise ni l’infidélité, ni l’absence ! et ce vent terrible des tourmentes de la vie, — plus cruel cent fois que celui qui t’entraîne avec ton bien-aimé, — ne te séparera pas de lui. Il ne t’oubliera pas auprès d’une autre ; il ne te quittera plus, celui qui t’emporte pour l’éternité, enlacée avec lui dans le tourbillon infernal ! Et, comme si ce n’était pas assez, tu trouveras encore — suprême et douloureuse joie, dernière ambition de ceux qui ont aimé, — un poète pour lui conter ton amour, afin qu’il le redise à la terre et qu’il en rende la mémoire impérissable parmi les hommes.

Le premier des cinq dessins que M. Doré a consacrés à l’épisode de Françoise me paraît infiniment le meilleur. L’idée de l’immensité y est admirablement rendue. On croit sentir le souffle froid de l’infernale trombe qui ne s’arrête jamais ; et ces longues lignes d’âmes errantes que le vent noir châtie semblent, en effet, comme dit le poète, traîner leurs plaintes comme des grues qui passent en l’air en chantant leur lai. L’absence de tout détail ajoute à la grandeur de cette désolation. Ce beau dessin suffirait seul pour faire la réputation d’un artiste. Dans le dessin suivant les deux amants forment le groupe principal, comme dans le tableau si connu d’Ary Scheffer, et sous le rapport de la composition, l’œuvre de M. Doré supporte fort bien la comparaison ; mais, disons-le, le spectateur ne se sent pas ému de la même pitié qu’en présence de celle de Scheffer. Les corps de M. Doré sont bien suspendus en l’air ; ils volent, on n’en saurait douter ; le dessin est correct, la pose est élégante, mais ce n’est pas là la Françoise du poète. Ce corps si beau, aux formes arrondies et voluptueuses, que fouette le vent noir d’enfer, pourrait tout aussi bien être celui d’une Danaé recevant complaisamment une pluie d’or. La Françoise de Scheffer est bien plus chastement douloureuse. Chez M. Doré, il y a encore là, et toujours, trop de force. J’ai l’air de répéter souvent la même critique ; mais comme le Pierrot de Molière, je pourrais alléguer comme excuse : « Je dis toujours la même chose, parce que c’est toujours la même chose. » On se demande aussi ce que fait cette abondance de draperie qui alourdit sans rien cacher, si ce n’est les deux mains de Paolo, qui, sans cet empêchement, pourrait soutenir son amie. Ce n’est vraiment pas la peine, pour être tout nu, d’emporter tant de manteau dans son vol. Dans les deux derniers dessins, le défaut que je reproche à M. Doré s’accuse encore plus fortement. Françoise est devenue une robuste Flamande qui entraîne malgré lui, dans je ne sais quelle ivresse, un Paolo aux formes herculéennes, et la longue file des âmes plaintives n’est plus qu’une kermesse infernale. Les groupes grossiers dont l’artiste a entouré les deux amants offensent notre pitié, qui les a toujours isolés des pécheurs vulgaires avec lesquels ils n’ont de commun que le châtiment. C’est ainsi, du reste, que Dante l’a entendu, et c’est méconnaître sa pensée que de donner une forme sensuelle et grossière à la faute qu’il a racontée dans le langage le plus chaste et le plus voilé que la pitié d’un poète ait jamais rencontré.

L’espace que j’ai consacré à l’œuvre de M. Doré prouve assez, malgré les quelques critiques que je me suis permises, toute l’importance que j’y attache. Cette publication de l’Inferno est, sans contredit, une des plus belles, — si ce n’est la plus belle, — qu’ait vue l’année 1861. Je lui souhaite, de tout mon cœur, le succès qu’elle mérite à tant d’égards.

III

Lorsque, le mois dernier, je terminais un réquisitoire contre la justice, en exprimant le regret de voir le public trop disposé, en général, à entourer la chose jugée d’un respect aveugle et superstitieux, j’avais été sur le point de parler d’un petit mémoire que je venais de lire. Il s’agissait d’une consultation de M. Jules Favre pour l’infortunée famille Lesurques, qui se propose de demander de nouveau, et cette fois, par voie de pétition au sénat, la réhabilitation de son chef, exécuté à mort le 9 brumaire an V. Dans cette consultation, qui a été distribuée à tous les membres du barreau de Paris, l’illustre avocat démontre encore une fois, d’une façon évidente, l’innocence-de Lesurques. C’est un terrible argument à invoquer, je ne dirai pas contre l’infaillibilité de la justice, — personne, que je sache, n’affecte d’y croire, — mais contre ceux qui pensent qu’elle pourrait perdre dans l’estime publique, si la réparation des erreurs auxquelles elle est sujette devenait plus facile. Il y a plus de soixante ans que l’innocence de Lesurques est universellement reconnue ; il y a plus de soixante ans que la foule accole au nom de cet homme l’épithète terrible de condamné innocent ; qui y penserait aujourd’hui, si ce n’est les siens, si l’erreur dont il a été la victime avait été réparée aussitôt que reconnue, — réparée en tant qu’elle était réparable ? Depuis que cette tête est tombée, la justice elle-même est en accusation ; une famille justement implacable la traduit à la barre de chaque gouvernement que la France se donne : qui ne l’eût absoute, ou du moins graciée, s’il lui eût été possible d’avouer et de réparer ses torts, — si la loi, en un mot, permettait de rendre à l’honneur et au respect des vivants la mémoire d’un citoyen que la loi a injustement frappé ? Si je n’ai rien dit le mois dernier de cette nouvelle réclamation de la famille Lesurques, qui s’encadrait cependant si bien dans mon sujet, c’est que, tout en connaissant de longue date la véritable histoire de ses malheurs, j’ignorais sous quelle forme la légende les avait représentés. Pour tout dire, j’avais vu sur l’affiche du théâtre de la Gaîté la reprise d’une pièce fondée sur cette lamentable affaire, et j’étais curieux de voir, avant d’en parler, s’il était possible à l’art, — même à l’art du boulevard, — d’ajouter quelque chose à l’horreur de ce drame judiciaire. J’ai vu le Courrier de Lyon, et j’ai compris qu’un procès pouvait être cent fois plus intéressant qu’un mélodrame ; j’ai relu l’Historique du procès Lesurques, par M. Bertin, et l’ouvrage de M. Armand Fouquier sur le même sujet, et il m’a fallu reconnaître que le compte rendu calme et impartial d’une erreur judiciaire, fait par un avocat, pouvait être plus émouvant que tous les romans. Qu’on ne me dise pas que c’est là une vieille histoire qui n’a point sa place dans une revue du mois : c’est une histoire que chacun connaît ou croit connaître, je le veux bien, — aussi ne la vais-je point raconter en détail, — mais ce n’est pas une vieille histoire. Elle ne sera vieille qu’au lendemain de la réparation. Aujourd’hui elle est si peu vieille, qu’elle est inachevée. Elle serait moins intéressante, moins importante dans ses conséquences générales, que j’en parlerais encore, car elle nous est personnelle, à vous qui me lisez et à moi qui écris. Savez-vous que les petits-enfants de ce condamné innocent sont dans une gêne voisine de la misère, et que le trésor, c’est-à-dire la fortune publique, la vôtre, la mienne, retient encore la somme confisquée illégalement à cette malheureuse famille pour indemniser le domaine du vol commis à son préjudice lors de l’assassinat du courrier de Lyon ?

Savez-vous que nous détenons le bien de l’innocent, l’héritage de sang ? N’éprouvez-vous pas le besoin de protester ? Pour mon compte, je m’estimerais bien indigne de tenir une plume, si modeste qu’elle soit, si je ne l’employais à me dégager, en tant qu’il dépend de moi, de la solidarité de cette iniquité que notre législation impose à la conscience publique. Car il ne s’agit pas seulement, il faut qu’on le sache, d’établir l’innocence de Lesurques, il s’agit de modifier notre Code de procédure criminelle, de manière à permettre que la question de son innocence puisse être légalement examinée. Dans l’état actuel de la loi, la révision du procès de cet homme, dont le monde entier reconnaît l’innocence, est impossible. N’y a-t-il pas là quelque chose qui choque les principes éternels de la vérité et de la justice ? La législation de 1808, qui nous régit encore, n’a reconnu en matière criminelle que trois cas de révision. Elle admet la révision : d’abord, quand plusieurs témoins entendus à charge ont été condamnés pour faux témoignage ; en second lieu, dans le cas de condamnation pour homicide, quand la personne que l’on avait crue homicidée se présente ou que son existence est prouvée ; enfin, quand il y a contradiction entre deux arrêts, c’est-à-dire quand deux accusés ont été condamnés pour un crime qu’un seul a pu commettre, et que les deux arrêts sont la preuve de l’innocence de l’un ou de l’autre condamné. C’était bien là le cas de Lesurques, car le véritable coupable du crime pour lequel il fut condamné a péri sur l’échafaud, et la funeste ressemblance qui a trompé les témoins et les premiers juges a été reconnue ; mais, chose étrange ! la loi n’admet point ce cas de révision après la mort de l’un des condamnés. Le législateur de 1808 a pensé qu’il fallait « s’arrêter devant les barrières que la nature a posées elle-même, et que, lorsque l’erreur possible ou présumée n’était plus réellement réparable, il ne fallait pas ouvrir d’indiscrètes issues aux réclamations ». On sent au fond de cette législation un matérialisme désolant qui offense tous les meilleurs sentiments de l’âme humaine. Ainsi le nom, la mémoire, l’honneur d’un homme ne sont rien après sa mort ? La solidarité qui lie les fils au père, on ne la reconnaît, pas ! Parce que l’erreur des juges n’est plus réparable, en ce sens qu’on ne peut rendre à l’innocent la vie dont on l’a injustement privé, on ne pourra délivrer sa famille de la honte et de l’opprobre dont on l’a chargée. Vivant, on eût rendu à cet homme son honneur et ses biens, mais parce qu’au tort de l’avoir injustement condamné ses juges ont ajouté le tort de l’avoir injustement fait périr, sa famille devra rester dépouillée et déshonorée ! Il y a là une anomalie monstrueuse que les réclamations courageusement persistantes de la famille Lesurques mettent en lumière depuis soixante ans. Au premier abord, il semble inexplicable que cette lacune dans la loi n’ait pas été comblée aussitôt qu’elle a été signalée ; mais en fait de réformes, et surtout en fait de réformes judiciaires, rien n’est aussi facile que le pensent les esprits droits et simples, et il est bien peu de questions qui n’aient deux faces. De toutes les objections qui ont été faites, voici celle qui s’est reproduite avec le plus d’autorité. On a dit qu’une révision qui avait pour résultat de transformer deux condamnés, — dont l’un devait être innocent, — en accusés seulement, et de les renvoyer devant un nouveau tribunal pour qu’on les juge une seconde fois, n’était pas possible quand l’un d’eux était mort, car on ne peut mettre un mort en accusation. On a ajouté que, même en admettant un pareil procès, l’accusé mort ne pouvant comparaître devant le jury, sa défense serait incomplète, et que le nouveau débat ne pourrait produire ni une condamnation sérieuse, ni une véritable réhabilitation. Singulière logique, dit avec raison M. Jules Favre, que celle qui, parce que la défense est plus difficile, veut la rendre tout à fait impossible et maintenir la condamnation ; qui parce que le nouveau verdict ne sera pas infaillible, oblige à respecter deux décisions dont l’une prouve l’injustice de l’autre, qui préfère ainsi la certitude de l’erreur à la simple possibilité !

Ce serait dépasser de beaucoup les bornes de mon emploi que de prétendre discuter cette question sous ses faces légales, et je n’ai point à chercher les meilleurs moyens de corriger la loi. Ce qui me paraît évident, c’est qu’il faut la trouver. J’admets qu’on ferme l’oreille aux rumeurs vagues, au bruit de l’opinion même, pour conserver la fiction légale de la vérité de la chose jugée ; mais lorsque c’est une décision judiciaire qu’on peut opposer à une autre décision judiciaire, lorsque la justice s’est donné un démenti à elle-même, elle n’a qu’un moyen de se réhabiliter, c’est de montrer que, si elle est faillible comme tout ce qui est humain, elle est prête à réparer toute erreur qui sera reconnue. Quand un innocent a été condamné, quelles que soient les difficultés que présente la révision, il faut qu’elle ait lieu : la morale publique l’exige. Il n’y a pas de droit contre le droit.

Disons-le pourtant, ce fait de deux arrêts inconciliables que la mort force à maintenir est extrêmement rare ; les annales judiciaires n’en signalent, je crois, qu’un autre exemple depuis celui de Lesurques. En 1854, Raffet et Louarn furent condamnés aux travaux forcés ; en 1860, leur innocence fut démontrée par la condamnation des vrais coupables ; mais ils étaient tous deux morts au bagne, et leur mémoire ne put être réhabilitée. Mais le nombre des victimes importe peu ; ce qui importe, c’est que le respect de la loi ne soit pas altéré, comme lorsqu’on la voit maintenir-ce qu’elle a elle-même déclaré injuste. C’est le sentiment d’anxiété et d’insécurité produit dans l’esprit public par cet ébranlement des bases mêmes de la société, qui, bien plus que les circonstances dramatiques qui ont accompagné la condamnation de Lesurques et la courageuse persistance de sa famille, a ému l’opinion en faveur de cette mémoire, et a été cause que toutes nos assemblées législatives ont exprimé, chacune à son tour, le vœu de la voir réhabiliter.

Il est cependant un autre sentiment qui vient en seconde ligne et se rattache à des considérations moins élevées, un sentiment presque égoïste, si j’ose le dire, qui a fait que cette lugubre histoire s’est emparée de l’imagination populaire, quoiqu’elle se soit passée à une époque où le souvenir de bien d’autres tragédies était encore récent, et où les échafauds de la Révolution fumaient encore. En ce qui touche les œuvres littéraires, on l’a souvent dit, le lecteur est d’autant plus ému qu’il lui est plus facile de se mettre à la place du malheureux auquel on cherche à l’intéresser : il en est de même lorsque notre compassion est sollicitée pour des douleurs réelles. Si l’on considère sous ce jour l’histoire de Lesurques, on comprend tout l’intérêt qu’elle a excité. Il n’est personne à qui les mêmes malheurs n’eussent pu arriver. À ce point de vue, qu’on pourrait presque appeler littéraire, la lecture de ce procès est une étude curieuse. On y voit toute la distance qui sépare le vrai du vraisemblable, la réalité de ce qui nous eût paru la vérité dans l’art. Ainsi, dans le drame du Courrier de Lyon, les auteurs, pour expliquer la catastrophe, ont dû inventer des circonstances qui en diminuent l’étrangeté, et par là même l’horreur. En prêtant au héros de leur drame des allures mystérieuses, des aventures secrètes, ils ont, jusqu’à un certain point, motivé l’erreur de la justice ; mais qu’elle semble inexplicable quand on lit le simple compte rendu des débats ! Voyez plutôt : un homme, ayant servi avec honneur, jouissant d’une bonne réputation, marié, père de famille, possédant une ample fortune, arrive à Paris pour s’y fixer avec sa famille ; un affreux assassinat est commis à huit lieues de la capitale, et, bien que le jour du crime il ait passé tout son temps avec des amis, bien que dix personnes recommandables attestent qu’elles l’ont vu et lui ont parlé ce jour-là, bien qu’aucun motif ne dût le pousser au meurtre et au vol, des circonstances fatales se réuniront pour l’accabler, et il sera condamné ! Quel romancier, je vous le demande, eût osé inventer la circonstance improbable qui fit porter les soupçons sur lui ? Un ami lui propose de l’accompagner à la préfecture de police où il avait une affaire ; Lesurques objecte que, n’étant point muni d’une carte ou d’une assignation, on ne le laissera point pénétrer dans la préfecture ; mais l’ami insiste et lui dit qu’il pourra facilement s’introduire à sa suite dans le corridor, en profitant du moment où la sentinelle aura le dos tourné. Le malheureux cède, et c’est à la préfecture de police, à la porte même du juge d’instruction, que deux femmes de la campagne, appelées pour témoigner dans l’affaire du courrier, croient reconnaître en lui un des meurtriers et le désignent à la justice. Ce fut le premier anneau de la chaîne qui devait l’enlacer d’une façon inextricable. Connaissez-vous beaucoup de drames, anciens ou modernes, où la fatalité ait joué un plus grand rôle ? L’acte d’accusation, avec une présomption dont ce genre de documents ne fournit que trop d’exemples, y vit l’action directe de la Providence. « C’est la Providence qui, pour ne pas laisser un pareil crime impuni, a inspiré aux véritables coupables une confiance trompeuse, et a voulu qu’ils vinssent eux-mêmes se livrer aux mains de la justice. » Qui ne reconnaît cette phrase banale pour l’avoir lue cent fois ? La même fatalité poursuivra le malheureux jusqu’au bout. À peine condamné, des doutes s’élèvent sur sa culpabilité, et il adresse une requête au Directoire, dans laquelle il demande un sursis. Celui-ci, d’après la Constitution, n’avait pas le droit de grâce ou de commutation, et ne put qu’envoyer un message au conseil des Cinq-Cents, qui, à son tour, nomma une commission pour examiner l’affaire. Mais le jour où la commission fit son rapport, les Cinq-Cents discutaient une loi qui interdisait aux parents des émigrés les fonctions publiques ; ils écoutèrent d’une oreille distraite cette lecture qui n’entraînait que la mort d’un homme, et votèrent sans discussion l’ordre du jour. Ils eussent été bien étonnés, si on leur eût dit que le sort de ce condamné obscur occuperait les assemblées qui leur succéderaient, bien longtemps après que le résultat de cette bataille politique qu’ils livraient au Directoire serait oublié.

Lesurques monta sur l’échafaud, et alors commença pour sa famille une longue série de malheurs dont M. Jules Favre, son dernier défenseur, fait la triste énumération : « La mère de Lesurques est morte folle ; sa femme, après avoir perdu momentanément la raison, a succombé à ses fatigues et à ses chagrins ; son fils a trouvé la mort sur le champ de bataille, en cherchant à reconquérir avec son sang la réhabilitation de son père ; sa fille n’a pu supporter un mot de doute sur son innocence, et a préféré une mort volontaire à l’anéantissement de l’œuvre de toute sa vie. » Ajoutez à cela la misère pendant de longues années, suite de la confiscation totale et illégale des biens du condamné, dont une portion seulement fut restituée en 1825. Mais en même temps que se commettait cette grande injustice, il naissait, par une loi providentielle, au fond du cœur d’un petit nombre d’hommes de bien, le désir passionné de la voir réparer. Jamais cette malheureuse famille n’a manqué d’amis ni de défenseurs. Le premier de tous fut le juge d’instruction Daubenton, le même qui, trompé par les apparences, avait fait d’abord arrêter Lesurques. Dès qu’il connut son erreur, il s’occupa sans relâche de la réparation. Des étrangers même ont fait de cette réhabilitation leur affaire personnelle, et s’y sont dévoués avec toute l’ardeur que le vulgaire met à poursuivre ses propres intérêts. Aujourd’hui encore, c’est par les soins d’un ami qui, depuis quarante ans, s’est consacré à cette œuvre de justice, M. Louis Méquillet, que cette affaire est remise de nouveau sous les yeux du public. On se prend à estimer notre pauvre espèce humaine quand on découvre — et c’est là un fait incontestable — que toute cause juste, si obscure qu’elle soit, trouve des défenseurs persévérants. C’est un beau et consolant spectacle que de voir le désir inné et désintéressé de justice qui existe au fond du cœur de l’homme se faire jour et se proclamer hautement, même dans des temps où l’intérêt personnel et l’amour du repos semblent être la préoccupation principale de chacun.

Décembre 1861

Les budgets et les virements. — Les tourniquets de la Bourse. — Le docteur Véron et les chemins de fer. — Correspondance étrangère des journaux. — Procès de Sara Meyer. Procès Plassiart. Procès de M. de Flers.

I

On raconte qu’Hérodote ayant lu son histoire aux Grecs assemblés aux jeux Olympiens, les auditeurs en furent tellement charmés, qu’ils donnèrent le nom d’une Muse à chacun des neuf livres qui la composent. La postérité les connaît encore sous ces titres décernés par l’admiration publique. Je ne vois pas trop ce qui de nos jours peut rappeler les jeux Olympiques, — si ce n’est, peut-être, d’un certain côté, nos expositions universelles ; je vois encore moins un Hérodote parmi nos chroniqueurs parisiens, et, en existât-il un, je crois qu’il serait fort mal accueilli s’il s’avisait d’infliger à l’impatience d’une foule moderne la lecture publique de ses œuvres ; mais, si l’on pouvait admettre, au temps où nous sommes, la possibilité d’un triomphe comme celui de l’historien grec, il me semble qu’on ne serait pas embarrassé du choix de la divinité dont il faudrait donner le nom à l’histoire du mois qui vient de finir. Cela ne devrait-il pas s’appeler de droit Plutus ? à moins cependant que cela ne se nommât Mercure… ? Et, toutes réflexions faites, eu égard au grand événement historique de l’abolition des tourniquets de la Bourse, je penche décidément pour Mercure.

Toujours est-il que ce mois de novembre est tombé dans l’abîme du passé avec un bruit sourd et métallique comme le son que rendrait un sac de fausse monnaie. Jamais il ne fut plus question d’argent sous toutes ses formes, jamais tant de chiffres ne s’alignèrent sur le papier. L’honnête bourgeois, en lisant son journal à haute voix pour l’édification de sa famille, était forcé de s’interrompre pour compter les formidables groupes de zéros avant d’oser énoncer les millions qui se rangeaient devant lui. Il oubliait un instant ses embarras personnels de fin d’année pour contempler, avec une respectueuse terreur, qui n’était pas tout à fait exempte d’orgueil, les complications grandioses du Trésor. Mais ensuite, quel retour sur lui-même ! Qui saura jamais le nombre de confessions bourgeoises provoquées par le Confiteor du Moniteur ? On aura beau dire et chercher à séparer la loi politique de la loi morale, la vie privée, chez tous les peuples, reflétera toujours plus ou moins la vie publique, et l’observateur attentif retrouvera sans peine dans l’une et l’autre les mêmes grandeurs et les mêmes désordres. Aussi voyons-nous depuis quelque années l’habitude de dépasser son budget se répandre parmi ces ménages parisiens, jadis si rangés et si économes. Combien en est-il, à cette heure, qui cherchent leur M. Fould, et seraient prêts à tout avouer, à tout abdiquer, si cela pouvait réparer quelque chose ! Le chef de famille, si jaloux de son omnipotence paternelle, qui ne devait, disait-il, de compte à personne, comme le voilà disposé à renoncer aux crédits supplémentaires dont il a si largement usé ! Avec quelle persistance il cherche à établir l’équilibre entre ses dix mille francs de revenu et ses douze mille francs de dépenses ! Va, pauvre Parisien ! cherche quelle privation tu t’imposeras pour tes étrennes ! Quant à la Parisienne, elle est bien plus tranquille : elle ne se privera de rien. Elle tient en réserve une ressource qui lui permet d’envisager avec satisfaction l’avenir : elle a les virements. On ne sait pas assez que cette invention financière, dont les hommes politiques ont revendiqué l’honneur dans ces derniers temps, est mise en pratique avec succès, depuis un temps immémorial, par les femmes de toutes les conditions. Que lui importe, après tout, qu’on rogne le chapitre de la modiste ou du tapissier, si elle a à sa disposition l’allocation du marchand de bois et de l’épicier ? Surtout elle est bien décidée à ne point désarmer. Sans doute, elle pourrait réaliser de notables économies en se mettant sur le pied de paix : mais songe-t-on sérieusement à ce qu’on lui demande là ? On lui demande de renoncer à toute pensée de conquête, de ne plus s’occuper que du bien-être intérieur, de l’éducation des enfants, enfin, de se contenter de l’estime et du respect des étrangers, au lieu de leur méfiance et de leur jalousie. Plutôt la ruine ! Que les autres — que les amies — commencent, et puis on verra. Ainsi, tenez pour certain qu’une fois ce mauvais moment passé, après quelques économies sur les étrennes des enfants, et quelques reproches à de pauvres domestiques qui n’en peuvent mais, les gens qui veulent paraître plus riches qu’ils ne sont reprendront leurs habitudes et feront des dettes comme par le passé, jusqu’à ce qu’on ne leur fasse plus crédit.

Le Parisien qui ne veut pas faire de dettes et qui ne veut pas faire d’économies, — deux choses qui ont chacune leurs désagréments, — a encore la ressource de faire fortune. La Bourse, d’où sont sortis tant de millionnaires de vaudeville et de roman, est enfin ouverte au public, et l’on n’a plus à payer ces malheureux vingt sous d’entrée qui, chose étrange ! ont suffi pour paralyser depuis cinq ans l’ardeur de la spéculation. Il ne faut pas grand-chose, comme on le voit, pour calmer la furia francese : le moindre tourniquet en a raison. C’est qu’un tourniquet, il faut bien le dire, n’est pas seulement ce qu’il semble être, une barrière physique qui s’abaisse devant une pièce de monnaie ou une carte d’abonnement ; c’est aussi, et surtout, une entrave morale, et les braves gens qui voudraient en mettre partout, en politique, en religion, en littérature même, devraient bien tirer un enseignement de ce qui s’est passé au sujet de la Bourse.

Il n’est pas possible d’admettre qu’un droit d’entrée d’un franc ait pu empêcher un homme raisonnable d’aller à la Bourse s’il y avait affaire ou même s’il était tenté d’y jouer, en supposant qu’un homme raisonnable pût être tenté de jouer à la Bourse. Il n’est pas d’affaire ou de spéculation si minime qu’elle soit, dans laquelle une pièce de vingt sous doive entrer en ligne de compte. Et pourtant, qu’avons-nous vu ? La Bourse, qui avant le décret de décembre 1856 pouvait à peine contenir la foule qui s’y pressait, est graduellement devenue déserte sous le régime des tourniquets. Il n’y a pas grand mal à cela, disent certaines gens. Un journaliste religieux a même été jusqu’à exprimer le vœu singulier — qui prouve chez lui plus de naïveté que de connaissances commerciales — que l’entrée de la Bourse fût interdite au public. C’est pousser un peu loin, en conscience, l’amour du huis clos, que de l’étendre à la vente et à l’achat de la rente, et l’on se demande ; en vertu de quel principe on couvrirait d’un même voile les actes d’officiers publics et ceux que relatent en général les procès cléricaux. Je ne sais s’il est désirable que la Bourse ne soit pas fréquentée, — la chose me paraît douteuse, — mais il est certain du moins que ce résultat n’avait pas été prévu par l’autorité qui a établi le droit d’entrée. Lorsqu’on décrète une nouvelle taxe, c’est apparemment pour se créer une nouvelle source de revenu, et c’est une hypocrisie qui ne trompe personne que de prétendre qu’on met un impôt sur un vice dans le but de le restreindre. On le fait parce qu’on compte que ce vice continuera à fleurir et à se développer. Si cette pensée ne préside pas à la création du nouvel impôt, on peut du moins affirmer qu’elle en sera la conséquence. Du jour qu’un vice devient contribuable, il est non seulement toléré, mais protégé : les preuves ne manquent pas à l’appui de cette assertion. Lorsqu’on a imposé un droit d’entrée à la Bourse en faveur de la ville de Paris, on espérait que la spéculation continuerait à y affluer. Si celle-ci s’est effarouchée, il ne faut en faire honneur ni aux homélies de certains journaux, ni aux tirades de vertueux vaudevillistes, mais bien à l’aversion innée de l’homme pour le numérotage, la surveillance et la constatation de ses actions. Plus d’un demi-siècle de centralisation et de sollicitude administrative n’a pu déraciner ce sentiment naturel chez le Français, le plus docile pourtant de tous les peuples à ce genre d’entraves. Il est à remarquer que c’est surtout sa fortune que le Français cherche à dérober au contrôle, et tel qui vous contera sa vie, ses maladies, ses défauts, ses crimes presque, vous cachera soigneusement le chiffre de son revenu. Pour les boursiers, le payement d’un franc d’entrée était une petite vexation journalière ; la carte d’abonnement était bien pire que cela. Aux yeux des uns, c’était un brevet de joueur délivré par M. le préfet de la Seine, une arme dont leurs ennemis pourraient faire usage un jour pour les accuser si des revers de fortune venaient à les atteindre ; aux yeux des autres, c’était l’inscription sur une liste de victimes prédestinées à la spoliation dans l’avènement d’une révolution sociale. Je n’exagère point, et plus d’une fois j’ai entendu exprimer cette appréhension. Le capital est timide, a-t-on souvent dit ; peut-être l’agiotage voulait-il se donner ce trait de ressemblance avec lui ; toujours est-il que bien des joueurs affectaient, ou peut-être éprouvaient réellement la crainte — la peur est si ingénieuse — d’être dépouillés un jour, grâce à cette liste fatale, de leurs rentes fictives !

Il y a eu plus d’un côté comique à cette histoire des tourniquets. Le moins amusant n’a pas été l’indignation des abonnés, qui ont vu ouvrir au public les portes du temple lorsqu’il leur restait encore un mois d’abonnement à courir. De mauvais plaisants ont proposé de conserver pour leur usage spécial un tourniquet où les abonnés seraient seuls tenus de passer. L’idée était bonne. Les véritables amateurs de privilèges, et il n’en manque pas, y eussent trouvé, j’en suis sûr, une grande satisfaction, et cela eût bien peu coûté à la ville de Paris ! Mais il était réservé à MM. les agents de change de nous donner un épilogue réellement divertissant. Je commence par dire que je ne me sens nullement animé vis-à-vis d’eux de ce sentiment de répulsion vertueuse dont l’hypocrisie publique fait étalage depuis quelques années. Ma nature m’inclinant à me mettre en général de ce qu’on a appelé le parti des guillotinés, je me rangerais plutôt de leur bord. Par une singulière contradiction entre nos lois et nos mœurs, que signalait l’autre jour encore M. l’avocat général Blanche, les agents de change, on le sait, ne peuvent poursuivre en justice le recouvrement des sommes qui leur sont dues par leurs clients, toute négociation de bourse, autre que celles qui se font au comptant, étant réputée par la loi dette de jeu. Il en résulte qu’ils payent fort régulièrement, à la fin de chaque liquidation, les spéculateurs heureux, et que les spéculateurs malheureux leur font souvent banqueroute en invoquant effrontément le bénéfice de la loi. Je ne saurais admettre que cette position, dont le public des joueurs de bourse se prévaut largement, depuis quelques années surtout, les autorise à traiter leurs dupes de voleurs.

Que dans l’état de torpeur où se trouve la spéculation les agents de change aient éprouvé de la reconnaissance pour toute mesure qui promettait une amélioration, on le conçoit bien ; mais que leur gratitude allât jusqu’à proposer l’érection d’une statue de bronze à l’Empereur pour commémorer l’abolition des tourniquets, voilà ce qu’on n’aurait pu prévoir. Cette résolution a été soumise à Sa Majesté dans une adresse où se retrouvent au suprême degré toutes les qualités particulières à ce genre de composition. Jamais le lyrisme financier ne s’éleva à une plus grande hauteur. Ajoutons que cette flagornerie a été froidement accueillie. L’Empereur, dans sa réponse, en acceptant l’hommage de la reconnaissance des agents de change, a ajouté : « Mais n’est-ce pas en exagérer le témoignage que de vouloir, à l’occasion d’une simple mesure, m’élever une statue dans l’enceinte même de la Bourse ? » Le témoignage semble plus exagéré encore quand on songe qu’il s’agissait simplement du retrait d’une taxe que ces mêmes courtisans ont déclarée illégale dès l’origine. Les peuples seraient en conscience trop aisés à gouverner s’ils avaient la reconnaissance si facile, et ne serait-ce pas faire une véritable épigramme en bronze que d’ériger une statue à un souverain pour commémorer que sous son règne un impôt illégal n’a été perçu que pendant cinq ans ?

II

Il y a tout lieu de croire que l’exemple de modération donné par le souverain ne serait pas suivi par M. le docteur Véron, dans le cas où le public voudrait lui donner un témoignage éclatant de sa gratitude. La façon dont il a déclaré récemment la guerre aux compagnies de chemins de fer dans le Constitutionnel, et la vigueur avec laquelle il conduit les hostilités, n’indiquent aucun désir de se dérober, le cas échéant, aux gloires du triomphe. Ce bienfaiteur de l’humanité ne verrait aucun inconvénient, j’en suis persuadé, à ce qu’on lui élevât dans toutes les gares de France des statues avec-les locomotives prises sur ses ennemis. Il montre toute l’ardeur d’un combattant qui pressent sa récompense.

M. le docteur Véron dit avec raison que le public a souvent à se plaindre des compagnies de chemins de fer ; que les accidents et les retards sont fréquents, et que les individus lésés préfèrent, en général, garder le silence que d’encourir les ennuis et les dépenses d’un procès. Il ouvre donc les colonnes du Constitutionnel à toutes les réclamations, et Dieu sait s’il lui en arrive ! Jusque-là, rien de mieux, et personne ne s’avisera de contester l’utilité du contrôle de la publicité. M. le docteur Véron n’est pas le premier écrivain, tant s’en faut, qui ait pensé que le devoir du journal était de se faire l’organe de toutes les réclamations justes et de signaler tous les abus d’autorité ; mais il n’appartenait qu’à lui d’offrir sa protection au public comme on offre celle des dieux, et d’oser lui dire : « Aide-toi, le Constitutionnel t’aidera ! » Par Hercule ! voilà qui est bien parlé, et l’on serait heureux de s’embourber, que dis-je ? de dérailler, pour être tiré d’affaire par le Constitutionnel.

Lorsqu’un Anglais se croit lésé, son premier mouvement est de déclarer qu’il écrira au Times, et cette menace suffit souvent pour faire réfléchir l’oppresseur. On conçoit que l’espoir d’exercer chez nous une pareille influence puisse tenter un journal ; mais ceux qui l’ambitionnent oublient trop qu’elle ne s’acquiert et ne se conserve qu’à la condition de s’attaquer à tous les abus de pouvoir indistinctement, à ceux que commettent les agents du gouvernement aussi bien qu’à ceux dont les particuliers se rendent coupables. Une telle impartialité n’est pas possible chez nous, où le rôle du journaliste comme redresseur de torts est, on le sait, fort limité. Il ne lui est pas permis de se constituer le chevalier du faible et de l’opprimé partout où les grands principes de justice sont engagés ; tout au plus peut-il se faire, comme le docteur Véron, capitaine d’aventures au service d’une cause restreinte. Il en résulte que le public croit volontiers, quand il le voit entrer en campagne, qu’il guerroie pour son compte personnel, pour ses intérêts ou ses inimitiés, avec l’espoir de conclure une paix avantageuse, ou, qui sait ? de recevoir les prisonniers à rançon. Faites-vous donc respecter ou écouter d’un public qui a ces idées-là ! À vrai dire, tant que la presse ne pourra pas traiter toutes les matières, elle n’aura d’autorité réelle en aucune. C’est bien triste à avouer, mais on est en général disposé à croire qu’elle ne s’attaque qu’à ceux qu’on lui a livrés. En ce qui touche la presse gouvernementale surtout, les meilleures intentions risquent d’être méconnues, et même quand elle fait la chasse à un abus, les lecteurs prévenus n’y voient qu’une curée. La moitié de ceux qui ont lu les articles du docteur Véron contre les compagnies de chemins de fer ont cru y découvrir l’arrière-pensée de les voir remplacer un jour par l’État, et se sont dit que, si pareille chose arrivait, les accidents et les retards pourraient bien encore se produire, mais que les réclamations ne seraient plus accueillies dans le Constitutionnel.

C’est pour cela que, si j’étais Hercule ou le docteur Véron, je voudrais aider le public à vaincre des monstres encore plus formidables que les compagnies de chemins de fer. Si je daignais m’occuper de réformer une administration, je voudrais me mesurer avec l’État. Il y a l’administration des postes, par exemple, que je signale à son attention. Presque toutes les découvertes remarquables qu’il a faites, au sujet des compagnies de chemins de fer pourraient lui servir dans cette nouvelle croisade. Là aussi « l’échelle des traitements est renversée, et les moins payés sont ceux qui ont les fonctions les plus pénibles » : là aussi ce sont « les agents subalternes qui viennent répondre de leurs actes devant les tribunaux » ; et si l’on n’a jamais vu « traduire en justice pour cause d’accidents » un administrateur de chemins de fer, on n’a jamais non plus, que je sache, rendu un directeur général des postes responsable des soustractions commises par ses employés. Enfin, comme dernier trait de ressemblance, si les aiguilleurs de chemins de fer n’ont qu’un traitement de cent francs par mois pour un des métiers les moins laborieux et les plus mécaniques dont un ouvrier puisse être chargé, il y a dans les postes des facteurs qui reçoivent bien moins encore pour un travail bien autrement fatigant. Aussi ne voit-on pas, à l’époque du nouvel an, les employés, même les plus infimes, des compagnies réduits, comme les facteurs, à colporter des calendriers de maison en maison, afin d’obtenir une aumône déguisée, supplément indispensable de leur misérable salaire.

Loin de moi l’idée de soutenir que les compagnies de chemins de fer sont irréprochables, ou de porter plainte contre l’administration des postes, que j’ai prise au hasard parmi toutes celles qui nous régissent ; je tenais seulement à faire ressortir la banalité des griefs articulés par le docteur Véron dans un article qui a fait plus de bruit qu’il ne méritait. Je voulais aussi dire ceci : pour se poser avec quelque éclat comme champion du public, il ne faut pas s’attaquer aux faibles. Cette épithète, appliquée à nos grandes compagnies de chemins de fer, pourra paraître singulière à bien des gens ; mais, hélas ! chez nous on est toujours faible, relativement faible, quand on ne relève pas directement de l’État.

III

On se presse toujours trop. Je m’aperçois un peu tard que je me suis trop hâté de placer l’histoire du mois sous la protection de Mercure, — à moins que ce ne soit en sa qualité de dieu de l’éloquence. C’était Thémis qu’il fallait invoquer. C’est elle qui a présidé à toutes nos conversations et qui a inspiré à peu près toute notre littérature. Oui ! il faut bien, au risque d’aller sur les brisées des journaux judiciaires, constater quelles ont été les tristes distractions de la société parisienne. On ne se demande plus : Lisez-vous tel roman ? telle histoire ? mais bien : Suivez-vous telle affaire ? C’est la phrase consacrée. Et que d’affaires ce mois-ci ! Il y a eu l’affaire Sarah Meyer, l’affaire Fiers, l’affaire Plassiart, sans compter les procès de presse, qui sont devenus le pain quotidien. Des procès de presse, on le sait, il est défendu de rendre compte. Il est permis seulement de publier l’accusation et la sentence. Mais cette mention, si sommaire qu’elle soit, a son utilité. Elle signale l’écueil aux autres navigateurs, au moment où la vague recouvre le naufragé. Malheureusement la carte de la presse commence à se couvrir d’une façon embarrassante de ces sortes d’indications, et pour qui voudrait tenir compte de toutes, la navigation deviendrait singulièrement difficile. Tout récemment encore, une question a été soulevée qu’on croyait résolue par cela même qu’elle n’avait jamais été agitée. Chacun de nous lit tous les jours dans son journal des articles où la signature est précédée des mots Pour extrait ou Pour copie conforme. Ces articles contiennent, en général, des correspondances ou des appréciations venues de l’étranger. On vient de découvrir que cela n’est pas régulier, et qu’il y a là une contravention à la loi sur la signature. C’est du moins ce qu’a décidé le tribunal civil de la Seine, dans le procès de l’Ami de la Religion. D’un autre côté, le tribunal correctionnel de Niort a rendu un jugement tout contraire. Espérons que ce sera la jurisprudence de Niort qui sera adoptée. Sinon, voyez la position. Il est malheureusement bien d’autres pays que la France où les correspondants à l’étranger ont d’excellentes raisons pour ne pas vouloir signer leurs lettres ; et même quand il s’agit de pays libres, comme leurs communications ne sont pas toujours publiées in extenso dans nos journaux, et qu’elles ont souvent besoin, même au point de vue littéraire, d’être remaniées, ils pourraient se refuser à laisser mettre leur signature au bas d’un article qui peut avoir subi des modifications importantes. Comment faire ? Les embarras toujours croissants de la presse quotidienne seraient vraiment grotesques, s’ils n’étaient déplorables. Pour obvier à la difficulté que nous venons de signaler, un journal, l’Union, a imaginé de faire précéder la signature de son rédacteur de cette phrase : « Tels sont les renseignements que nous extrayons de nos lettres et dont nous prenons la responsabilité. » Cette formule prudente, mais peu concise, ne semble offrir aucune nouvelle garantie. La loi s’en contentera-t-elle ?

L’histoire de Sarah Meyer a surtout ému le monde religieux. Il s’agissait d’une jeune fille juive, qu’on disait avoir été enlevée à sa famille et amenée à embrasser la foi catholique par des moyens qu’un zèle ardent pourrait expliquer sans les excuser. Les gens calmes se sont étonnés de voir tant d’efforts dépensés pour la conquête d’une enfant qui ne promettait pas de faire grand honneur à la communion dans laquelle elle entrerait. Que de ruses ! que d’aventures ! et tout cela ad majorem Dei gloriam ! Le tribunal a décidé qu’il n’y avait pas eu détournement de mineure, et le seul résultat de ce procès a été d’édifier le public sur la façon fort large dont certaines gens entendent les devoirs du prosélytisme. Tous ces tristes débats, où les passions religieuses sont en jeu, semblent reporter la France à trente-cinq années en arrière, sans nous offrir les belles compensations de cette époque-là. Cela rappelle la Restauration sous ses plus mauvais côtés. Il n’est pas jusqu’à certaines expressions vieillies et d’anciennes injures enfouies dans la polémique d’alors qu’on n’exhume aujourd’hui et qu’on ne remette à neuf. « Monsieur, me disait un zélé à propos de ce procès de juive, avez-vous remarqué la manière dont on a interrogé les témoins ecclésiastiques ? Voltaire, Voltaire en personne n’aurait pas parlé autrement. » Ajoutons qu’alléché par cette critique j’ai lu avec soin les débats, mais que je n’ai rien trouvé qui rappelât le moins du monde Voltaire.

Par contre, le procès Plassiart est tout de ce monde, et les intérêts matériels y sont seuls en jeu. Il ne semblait pas devoir prétendre, par son origine, au grand retentissement qu’il a obtenu. Un maire de village, — du village de Coulonges, dans le département des Deux-Sèvres, — M. Plassiart, membre de la Légion d’honneur et chamarré de médailles, est accusé de fraudes électorales. Pareille chose s’était déjà vue et se verra sans doute encore ; mais la suite du procès a révélé un si singulier état de choses dans ce petit coin de la France, le procureur impérial, M. Mouton, a employé, pour démasquer le tyran Plassiart, une rhétorique si grandiose, il a si bien représenté ce malheureux village de Coulonges comme un epitome de la France, que le public s’est ému.

On s’est demandé avec effroi s’il était possible qu’en 1864 un simple maire pût à ce point régner en despote sur ses administrés, et si le ministère public était réellement fondé à le désigner comme « celui qui a si longtemps tenu sous son joug de fer le canton de Coulonges, qui se faisait un jeu de l’honneur et de la liberté des citoyens, dont la colère faisait trembler, et dont le nom faisait pâlir ». Est-il possible, se disait-on, que dans le canton qu’il administrait « aucune lettre n’eût pour lui de secret ; que les habitants de Coulonges se plaignissent et que nul ne les entendît, et que la vie fût devenue insupportable dans ce malheureux bourg » ? Tous les habitants infortunés de Coulonges étaient-ils en effet condamnés « à être les amis du maire et à s’associer à ses méfaits, ou bien à être ses ennemis et alors à être brisés » ? Peut-on croire « qu’aucun cabaret n’était ouvert, qu’aucun enfant n’était admis à l’école gratuite, si la mère ou la sœur ne payait le bienfaiteur de son honneur » ? Enfin, faut-il voir tous les habitants de Coulonges comme « le peuple en larmes de la tragédie grecque, le rameau des suppliants à la main, conjurant les dieux de les délivrer des iléaux et des monstres qui les déciment » ?

En faisant une large part au lyrisme auquel M. Mouton s’est abandonné, il reste encore une situation déplorable pour ce malheureux petit coin de pays. La population, divisée en deux factions dont l’une tient pour le maire et l’autre le déteste, se combattant par tous les moyens ; des luttes électorales où l’on ne voit percer nul souci des intérêts du pays, ni même des intérêts de clocher ; rien que des haines et des ambitions personnelles : tout cela compose un triste tableau qu’on aimerait à croire exagéré. Espérons que les étrangers ne formeront pas, d’après ces révélations de la vie de province, leur jugement sur la manière dont fonctionnent chez nous le suffrage universel et nos institutions municipales. Espérons qu’ils tiendront compte de ce verre grossissant que le barreau applique volontiers à tout ce qu’il présente, soit à notre admiration, soit à notre blâme. Si les mots d’enflure étaient bannis du reste de la littérature française, on les retrouverait dans les plaidoyers de nos avocats. Je vois même un certain danger pour notre langue des salons, si nette, si vive, si concise, dans la fréquentation trop suivie de cette autre langue boursouflée et tendue des tribunaux. L’habitude de l’emphase et de l’exagération pourra bien être un des inconvénients résultant de l’étude trop continuelle des drames judiciaires et de l’attention que leur accorde même le monde des salons, au préjudice de tout autre sujet de conversation.

En comptant bien, je m’aperçois que j’ai parlé de deux procès seulement (seulement !), tandis qu’il y en a trois qui ont occupé tout Paris. Je suis consciencieux, mais je ne voudrais pas être trop ennuyeux. Je suis donc tenté, puisque j’ai écrit tout à l’heure le mot de conversation, de faire raconter ce dernier procès par d’autres, comme je l’ai entendu raconter moi-même. Ce sera, si vous voulez bien, une photographie.

(La scène se passe dans un salon de Paris. !

UN MONSIEUR (le journal du soir à la main).

Avez-vous suivi le procès de M. de Flers ?

UN CURIEUX.

Suivi !… c’est facile à dire. Je l’ai suivi comme on suit un domino au bal masqué. Vous savez que les journaux ne peuvent pas en rendre compte.

UN ÉTRANGER.

J’ai lu cela dans le Nord ; c’est très curieux.

LA MAÎTRESSE DE MAISON (qui n’a entendu que le dernier mot, mais qui cherche un Curtius pour le gouffre de la conversation).

Ah ! c’est curieux ! Contez-nous donc cela.

LE MONSIEUR (d’un ton sentencieux et en jetant de temps en temps un coup d’œil sur le journal).

Le marquis de Flers est un conseiller référendaire à la Cour des comptes, qui a été inculpé du délit d’entretien d’intelligence à l’étranger, dans le but de troubler la paix publique ou d’exciter à la haine et au mépris du gouvernement de l’empereur. Art. 2 de la loi du 27 février 1858, dite de sûreté générale.

UN VIEUX GÉNÉRAL DU PREMIER EMPIRE (un peu sourd)

Intelligence à l’étranger… Avec les Chinois, sans doute… Nous n’avons pas d’autre guerre.

UN MAUVAIS PLAISANT.

Il y a plusieurs manières d’entretenir l’intelligence, et il en est plus d’une qui n’est pas légale. M. de Flers était le correspondant de plusieurs journaux étrangers, le Journal de Genève, la Gazette d’Augsbourg et l’Indépendance belge, entre autres. Il paraît qu’il parlait du gouvernement…

LA MAÎTRESSE DE MAISON (interrompant vivement).

Enfin, à quoi est-il condamné, ce monsieur ?

LE MONSIEUR.

À deux mois d’emprisonnement et à deux mille francs d’amende.

LE VIEUX GÉNÉRAL (sourd).

De mon temps on l’eût fusillé… S’entendre avec l’ennemi !

UN BON ENFANT.

Deux mille francs d’amende, deux mois de prison : il n’y a rien à dire. Il en a été quitte à bon marché.

LE MONSIEUR (qui a repris son journal et qui lit).

Il convient d’ajouter que cette condamnation entraîne des conséquences graves prévues par l’article 5 de la loi de sûreté générale. « Tout individu condamné pour un des délits prévus par la présente loi peut être, par une mesure de sûreté générale, interné dans un des départements de l’empire. »

UNE JEUNE FEMME (qui vient de passer six mois en province).

Quelle horreur ! c’est indigne !

LE MONSIEUR (reprenant majestueusement).

… Ou en Algérie, ou expulsé du territoire français.

UN ADMINISTRATEUR DE CHEMIN DE FER (qui vient de lire les articles du docteur Véron).

C’est bien fait ! quelle démangeaison d’écrire ! quelle rage universelle de se faire imprimer ! À quoi bon ?

UN VIEUX PUBLICISTE LIBÉRAL DE LA RESTAURATION (vivement)

À nous empêcher de mourir étouffés comme dans une machine pneum… (Il se fait un grand silence. Le vieux publiciste rougit, balbutie, et se tait.)

L’ADMINISTRATEUR (s’animant).

Écrire sur tout ! à propos de tout ! Qu’a-t-on besoin de savoir tout ce qui se passe ! À quoi bon ?

H. L.

En effet… à quoi bon ?

Janvier 1862

Le jour de l’an. — Circulaires ministérielles. — L’abbé Juste et la révocation de M. de Laprade. — Embellissements de Paris. — Procès de presse. — La cinquantaine de M. Berryer. — Mort du prince Albert. — La reine Victoria. — Concerts populaires.

I

« Et les bonbons ? — Il n’y en a plus. — Comment ! il n’y en plus ! Pas possible ! moi qui comptais… — Mon Dieu, oui ! ils sont tous mangés. Voilà la boîte… prenez garde, elle est toute poisseuse. — Mais les autres… ceux que vous n’aimez pas… — Tout de même. Seulement nous les avons mangés les derniers, ceux-là. Nous les avons finis hier avec votre ami X., sans y faire attention. Nous riions tant ! il nous contait votre mésaventure de l’autre jour. — Ah ! il vous contait ma mésaventure… et vous avez tout fini. — Hélas ! oui, et je m’en repens bien, allez ! j’en ai l’estomac tout affadi. Je m’étais bien promis de n’en pas tant manger cette année. — Et moi qui n’en ai pas goûté ? Enfin ! c’est bon… une autre fois je m’y prendrai plus tôt. »

Eh bien, non ! vous ne vous y prendrez jamais à temps, sachez-le bien, vous qui dans la première semaine de l’année avez laissé manger votre part.

Toujours vous la verrez dévorer par ceux qui se donnent des indigestions ; car dans le partage inégal des douceurs de la vie il n’y a pas tant heur et malheur, comme on se plaît à le dire, que le résultat naturel des deux variétés de caractère dont notre pauvre espèce est affligée. Il y a ceux qui font ce qu’ils ne veulent pas, et ceux qui ne font pas ce qu’ils veulent, et l’irrésolution des uns pourrait bien être un peu cause de la témérité des autres. En regardant autour de moi, je me dis parfois que bien des destinées ressemblent à ces fusils chargés que des chasseurs distraits ou négligents déposent dans un coin en attendant l’occasion de s’en servir, et qui donnent la mort au maladroit désœuvré qui, en jouant, les fait partir par mégarde. La superstition populaire dit qu’on fait toute l’année ce qu’on a fait le jour de l’an : elle a raison ; mais son dicton serait aussi juste si on l’appliquait à tout autre jour qu’au 1er janvier. Chacun de nous fait toujours la même chose. Toi qui te plains d’avoir été frustré, cherche dans ta vie, malheureux ! N’y a-t-il que les bonbons pour lesquels tu es arrivé trop tard ? Et la petite cousine que tu aimais tant et que tu comptais épouser quand. C’est ton ami qui l’a prise et qui la rend bien malheureuse. Toi, tu aurais fait un si bon mari ! Et ton invention ? C’est un autre qui l’a exploitée et qui s’est ruiné : tu en aurais tiré un excellent parti. Et la maison que tu voulais acheter ? Et ton sujet de comédie, — cette comédie que tu n’as jamais commencée, — et tant d’autres choses qui devaient te rendre heureux, et qui ont mal tourné dans d’autres mains que le hasard seul dirigeait. De tous tes bonheurs ajournés, en as-tu recueilli un seul ? Et quand tu devrais vivre cent ans, la mort te surprendrait encore, vieillard, regardant avec regret cette boîte vide et souillée, que tu n’as jamais su ouvrir à temps et que tu appelleras pourtant la vie.

Ainsi 1862 nous a tous trouvés, chacun dans son rôle ; ainsi il nous roulera tous pêle-mêle, distribuant au hasard les accidents de la vie sans pouvoir changer les caractères qui font seuls les destinées ; ainsi, à son tour, il nous léguera, morts ou vifs, à son successeur, les uns avec leurs vouloirs avortés, les autres avec leurs actes involontaires, les intentions et les faits, Hamlet et don Quichotte, le regret et le remords, ceux qui se repentent perpétuellement d’avoir trop pris, et ceux qui ne se consoleront jamais de n’avoir rien eu.

Ce ne sont pas là, je le sais, les réflexions qu’inspire d’ordinaire le commencement d’une nouvelle année. En général, on se plaît à rappeler, à cette occasion, l’instabilité des choses de ce monde et les caprices étonnants du sort. Parce qu’un moraliste prend du ventre ou quelques cheveux blancs, il s’écrie volontiers que tout change ici-bas, et qu’il ne faut compter sur rien, sans songer qu’il ne fait que constater par là la monotonie désespérante de la destinée humaine ; car, de tout temps et dans tous les pays, les moralistes — et d’autres encore — ont été sujets à ces sortes d’accidents, et la vivacité avec laquelle chacun à son tour les déplore prouve seulement que le changement dont on se plaint n’est qu’apparent. Bonheur de posséder, regret d’avoir perdu, sont deux faces d’un même amour, et le vieillard, par ses plaintes, montre, à son insu, qu’il aime encore ce qu’il aimait à vingt ans. Ce qu’il faudrait nous faire voir, pour prouver l’incertitude et la diversité des fortunes, ce serait un homme qui ne vieillît pas ou qui ne regrettât pas de vieillir. Je sais bien que Cicéron et madame Swetchine, sans compter d’autres écrivains intermédiaires, ont cherché à nous raccommoder avec la vieillesse ; mais Cicéron se doutait peut-être bien qu’il serait immortel, ce qui ôterait beaucoup de la valeur de son témoignage, et quant à madame Swetchine, qui a vanté par la même occasion les avantages de la surdité et même de l’insomnie, il ne faut voir dans sa thèse que le refrain d’une âme tendre et un peu lasse qui se berce elle-même et veut s’endormir pour le grand sommeil dans les bras de l’amour divin. Comment, du reste, une femme qui a attiré à elle et conquis tant de cœurs, sans le secours de la beauté, n’aurait-elle pas cultivé un jour le paradoxe, ne fût-ce que par reconnaissance ?

Mais ceci est une digression — comme ma plume en faisait l’an dernier, comme elle en fera toujours, c’est dans son caractère ; — ce que je voulais dire, c’est que si l’homme — en prenant le mot dans son acception la plus large — est toujours le même, l’homme individuel ne change guère non plus. Les accidents de la vie des peuples et des individus ne sont pas eux-mêmes aussi imprévus, à y regarder de près, qu’on veut bien le prétendre : on voit peu de succès qui n’aient été préparés et annoncés par les fautes d’un adversaire, peu de chutes qui ne soient précédées de plus d’un avertissement. Si la politique était de mon ressort, je parlerais de la Pologne, de Rome, de tant d’autres questions qui n’ont guère marché depuis un an, ou qui n’ont marché que bien lentement ; mais pour rester dans mon domaine, que dirai-je aujourd’hui, je le demande, que je n’aurais aussi bien pu dire, sauf quelques détails insignifiants, il y a douze mois ? Parcourez les journaux du mois dernier, vous y trouverez à peu près les mêmes sujets qui remplissaient leurs colonnes à pareille époque l’an passé. Voici les mêmes scandales de prosélytisme religieux, provoquant, de la part de M. le ministre de l’instruction publique, une circulaire aux préfets pour appeler leur attention sur la facilité avec laquelle les communautés religieuses admettent dans leurs maisons des enfants mineurs sans le consentement de leurs parents. Cet excès de zèle, que des personnes ont qualifié assez spirituellement de « vol d’enfants pour le bon motif », et que la loi nomme brutalement « détournement de mineurs », n’est pas, on l’admettra, de fraîche date. Pour y voir une nouveauté, il faudrait remonter à ces temps antéhistoriques, où l’on n’avait pas encore inventé la maxime que la fin justifie les moyens. Ce qui est bien de notre temps, et de notre pays surtout, c’est l’idée d’ajouter, par une circulaire ministérielle, de la force à un texte de loi parfaitement explicite. Cette corroboration administrative, venant en aide aux principes les plus élémentaires du droit, étonnerait bien dans certains pays voisins, ce qui n’empêche pas qu’elle n’ait été d’un excellent effet chez nous. Un contreseing gouvernemental apposé aux lois de l’éternelle justice ne nous paraît jamais surérogatoire à nous autres Français, et nous sommes toujours ce peuple — soi-disant difficile à gouverner — qui se sentait plus à l’aise pour prier le bon Dieu après que la Convention eut reconnu l’Être suprême.

Une autre circulaire, émanée du même ministre, a dû pourtant, par des raisons d’un genre différent, être jugée superflue par bien des gens. Celle-là fait défense aux frères des écoles chrétiennes de recevoir, à titre gratuit, dans les écoles communales qui leur sont confiées, les enfants de parents aisés. On a peine à comprendre, après tant de scandales judiciaires, que des parents, ayant le moyen de donner une autre éducation à leurs enfants, s’obstinent à les envoyer dans des écoles où une instruction insuffisante est le moindre inconvénient. Quelque étrange que cela paraisse, il y a lieu de croire que l’abus que signale M. le ministre se pratiquait assez largement.

Puisque nous parlons de circulaires, ajoutons que si des ministres en ont publié à l’adresse du parti clérical, de certains abbés, de leur côté, en ont fait à l’appui des actes ministériels, ce qui, au premier abord, paraît assez généreux de la part des abbés. Le recteur de l’Académie de Poitiers, M. l’abbé Juste, à l’occasion de la révocation de M. de Laprade, a adressé à ses subordonnés une lettre par laquelle il appelle leur attention sur « cet avertissement sévère et en même temps salutaire ». Dans cette lettre, M. le recteur traite les membres du haut enseignement de « fonctionnaires publics », tranchant ainsi une question sur laquelle les avis sont partagés dans le public, et qu’un arrêt de la Cour de cassation a même résolue en sens inverse, en ce qui touche les professeurs de facultés. Dieu me garde de contester à M. l’abbé Juste le titre qu’il revendique, et auquel il prouve ses droits par l’ostentation qu’il met à approuver la destitution d’un collègue, je me bornerai à remarquer en passant qu’on n’est pas fonctionnaire public par cela seul qu’on est révocable et destituable. Un ministre peut fort bien retirer sa licence à un débitant de boissons, ou son privilège à un théâtre de funambules, et pourtant je ne sache pas que les cabaretiers et les saltimbanques aient jamais été qualifiés de fonctionnaires publics. Lequel d’entre nous ne serait pas un peu fonctionnaire public, si le désarmement vis-à-vis de l’autorité constituait la fonction, et qui peut se vanter d’exercer son état, quelque indépendant qu’il paraisse, malgré la volonté bien arrêtée de tel ou tel ministre ? Voilà donc les Juvénal de Poitiers avertis, doublement avertis : ils devront contenir leur verve satirique. Si, par hasard, la muse vengeresse les sollicite par trop vivement, ils pourront, je pense, lui donner carrière contre la crinoline ou le sport, comme cela se pratique dans d’autres académies. Ce sont là de ces choses pour lesquelles il sera toujours permis d’avoir des haines vigoureuses.

Enfin, pour les écrivains frondeurs par nature, qui tiennent néanmoins à ne pas jeter leurs pierres dans le jardin de l’autorité, il se fonde un nouveau journal politique, littéraire et satirique, qui s’annonce comme créé sous les auspices de M. le ministre de l’intérieur. Il s’appellera le Corsaire. Voilà un flibustier qui ne s’attaquera pas au vaisseau de l’État. Il aura ses lettres de marque bien en règle, et l’équipage ne courra pas de grands dangers. Je ne sais, mais cette idée d’une satire privilégiée, d’une raillerie brevetée, avec garantie du gouvernement, me semble profondément triste. Elle rappelle ces danses risquées, que peuvent excuser l’entraînement de la jeunesse et de la liberté, mais qui prennent un caractère ignoble lorsqu’elles sont exécutées sur un théâtre autorisé, par des acteurs gagés, en présence d’un commissaire de police. De quoi se moqueront les satiristes officiels, et combien faudra-t-il d’épigrammes d’un railleur gouvernemental pour équivaloir à un avertissement ? Comment ne comprend-on pas que, quand on peut faire taire ses adversaires, il ne faut pas avoir la prétention de les faire rire, et que la satire et la plaisanterie seront toujours, quoi qu’on fasse, de l’opposition ?

On était en droit d’espérer qu’à la suite du système d’économie inauguré par M. Fould, l’article embellissement de Paris aurait disparu momentanément des journaux, ou que les vues de la Commission municipale auraient subi du moins quelques modifications. On se serait trompé, et là encore il n’y a rien de changé. Dans un banquet offert aux membres de la Commission, M. le préfet de la Seine a prononcé un discours où il annonce « qu’il s’agit bien plus de pourvoir aux nécessités de l’avenir que de remédier aux conséquences, peu embarrassantes après tout, d’un passé glorieux ». M. le préfet a bien voulu reconnaître, il est vrai, tout ce que ce programme pouvait offrir de difficultés pour le ministre des finances. « Ce qui rend difficile sa mission, a-t-il ajouté, c’est qu’il faut alimenter et non tarir les sources de ces dépenses fécondes qui ont changé la face du pays. » Nous alimenterons donc, comme par le passé, et, ainsi que l’a dit en terminant M. le préfet de la Seine : « Nous poursuivrons l’accomplissement du programme qui nous a été donné, sans nous laisser troubler dans notre marche par de vaines et injustes critiques. »

Pour terminer cette longue revue des choses qui n’ont pas changé, et sans sortir du domaine de la municipalité, disons enfin qu’il n’est pas jusqu’à la question des eaux de Paris, qui, depuis l’année dernière, ne soit restée stagnante, — le sujet me fournit naturellement l’épithète. La sage lenteur que met l’administration à trancher cette question doit même donner de certaines inquiétudes à ceux qui croient que l’eau de la Seine est réellement insalubre. Fort heureusement le rapport du comité consultatif d’hygiène publique de la France et celui du conseil d’hygiène et de salubrité du département de la Seine sont venus rassurer un peu le public. Ils ont tous les deux été favorables à l’eau de la Seine, prise en amont de Paris bien entendu, et avant la réunion du fleure avec la Marne. Il semblait donc qu’il y eût lieu d’espérer que les Champenois garderaient leurs sources, et les Parisiens leur argent, — deux choses dont ils ont, les uns et les autres, grand besoin ; pourtant on assure qu’il n’en sera point ainsi, et qu’on fera venir l’eau de la Champagne. En attendant nous consommons bravement la même eau — avec l’adjonction, il est vrai, de quelques égouts — que buvaient, il y a dix-huit siècles, les habitants de Lutèce, au risque de nous empoisonner, nous dit-on, tous les jours. Que faire pourtant, si ce n’est s’incliner, en attendant la décision souveraine ? Ave ! monsieur le préfet ! ceux qui vont mourir boivent à votre santé !

II

Mais, s’il n’y a pas eu changement, il y a eu, du moins, un accroissement considérable de certains côtés ; par exemple, en ce qui touche les procès intentés à la presse. Jamais celle-ci n’a reçu de si rudes étrennes. On n’a pas même attendu le nouvel an pour les lui donner. Peut-être faut-il attribuer cet empressement à la disposition qu’a toujours montrée M. le ministre de l’intérieur à invoquer les précédents anglais en cette matière ; car nos voisins, on le sait, distribuent volontiers leurs cadeaux de nouvelle année à la Noël. Les journaux semblaient pressentir depuis quelque temps déjà les dispositions de l’autorité, et un sentiment analogue à celui qui arrête les enfants devant les vitrines des marchands de jouets ou de bonbons, pour interroger leurs propres désirs les poussait à débattre avec vivacité les avantages relatifs de la répression judiciaire et de la répression administrative. Qu’aimerait-on mieux ne pas recevoir : un avertissement ou une condamnation ? C’est ainsi que se posait la question. J’ai remarqué que les journaux avertis se prononçaient généralement en faveur de la répression judiciaire, tandis que les journaux qui défendaient le contrôle administratif étaient ceux qui ne devaient craindre ni avertissement, ni condamnation. Sans doute, chacun n’a pas eu ce qu’il préférait, mais presque tous ont eu quelque petite chose. Les imprimeurs pourtant, qui ne demandent rien moins, dit-on, que le rétablissement de la censure, pour mettre à l’abri leur responsabilité, ont été désappointés : on ne peut pas contenter tout le monde. Le Moniteur a adressé à la Patrie elle-même, pour un article conçu cependant « dans le meilleur esprit », une petite note pleine de ces conseils qu’aucun journal, si officieux qu’il soit, ne saurait dédaigner. Le Journal des Débats, pour une phrase incidente, mais « factieuse », de M. Saint-Marc Girardin, a reçu un avertissement ; enfin on n’en finirait pas si l’on voulait tout énumérer. L’Académie française, déjà éprouvée en la personne de M. de Laprade, a été atteinte une seconde fois, et d’une façon bien imprévue, en celle de M. Saint-Marc Girardin. Ce sont là de petits échecs qui font un bien léger contrepoids aux prospérités que la rumeur publique lui présage. Je raconterais bien ce qu’on dit à ce sujet, les projets de changer le chiffre modeste de quarante immortels, et le chiffre encore plus modeste des traitements ; je parlerais même des aides qu’on promettrait à la docte compagnie pour la guider dans ses futurs choix ; mais j’ai peur de donner de fausses nouvelles, chose toujours grave, même quand elle est faite de bonne foi. J’en atteste deux journaux, le Temps et l’Opinion nationale, à qui il en a coûté deux mille francs pour avoir conté une petite histoire plus fausse qu’amusante à propos d’un pensionnat du faubourg Saint-Germain. De tous les casse-cous, de tous les pots au noir dont le colin-maillard du journalisme est semé, ce petit délit de publication de fausses nouvelles me paraît le plus difficile à éviter en connaissance de cause. C’est, en tous cas, celui dont le chroniqueur risque le plus de se rendre coupable. À la rigueur, quand on ne parle pas de politique on peut éviter d’exciter à la haine et au mépris du gouvernement ; on peut espérer d’échapper à toute accusation d’outrage à la religion, si l’on se borne à discuter les choses de ce monde ; mais comment être sûr, quand on donne des nouvelles, de n’en pas donner de fausses ? Une nouvelle, après tout, n’est pas une déposition recueillie dans une cour de justice, c’est une chose dont on n’a point été témoin, dont on n’a souvent aucun moyen de contrôler la vérité, qui court dans l’air, et qu’il ne vaudra plus la peine de raconter quand elle sera patente, avérée, connue de tout le monde. Le temps seul confirme la vérité des nouvelles, mais il leur enlève aussi leur unique attrait. Restons donc prudemment dans le passé et n’oublions pas notre titre protecteur de Revue.

Presque tout l’espace qui n’est pas occupé dans les journaux par des procès ou des avertissements est consacré, hélas ! à des querelles de journalistes. Tristes échanges de personnalités où la dignité des lettres est singulièrement compromise ! Après une si rude tempête, au milieu de si pressants dangers, on s’afflige de voir les naufragés de la presse se combattre avec tant d’acharnement sur le malheureux radeau qui leur sert de refuge. Quel intérêt pensent-ils que les lecteurs prennent à ces débats ? Le public veut être instruit, ému ou amusé, et quand on ne fait aucune de ces trois choses-là on l’ennuie. Que lui importe qu’une dizaine de journalistes viennent donner à un confrère un certificat de bon camarade, tandis que d’une autre part un nombre égal témoigne de son caractère difficile ? N’est-il pas fâcheux de voir un écrivain connu, estimé, honorable à tous égards, comme M. Pelletan, consentir à recevoir ou plutôt à subir de pareilles attestations ? Il est plus pénible encore de voir toute une rédaction de journal signer une lettre collective pour attaquer un écrivain libéral qui vient d’encourir une condamnation rigoureuse. Il est vrai que les signataires de la lettre ont exprimé leur regret de cette coïncidence dans un post-scriptum ; mais ce n’était pas dans le post-scriptum qu’il fallait y songer.

Pourquoi les journalistes ne prennent-ils pas exemple sur les avocats ? Voilà des gens qui, Dieu merci ! ne se font pas faute de se combattre dans la vie publique, et qui pourtant n’ont garde de donner leurs querelles personnelles en spectacle au public. Les reparties acrimonieuses, les insinuations blessantes, les démentis insolents, tout cela s’oublie à la porte du Palais, et dans la vie privée il n’y a plus que des confrères. Je sais bien qu’on peut m’objecter que l’avocat ne combat que sur le terrain des intérêts d’autrui, où la défaite laisse peu de rancunes, tandis que l’écrivain défend généralement une cause où il a un intérêt collectif, si même elle n’est pas sa cause propre. Je reconnais que l’avocat a un peu de l’acteur, tandis que l’écrivain tient du soldat ; aussi je ne demande pas aux journalistes de s’entraimer, ni même de ne pas s’en vouloir, mais seulement de ne pas trahir les petitesses et les misères du métier devant un public dédaigneux. Ce serait trop exiger, je l’admets, que de vouloir qu’après une polémique ardente ils échangeassent de petits souvenirs, comme cela s’est pratiqué, dit-on, l’autre jour entre un procureur impérial et un avocat à la suite d’un procès. Même au barreau, si cette habitude s’établissait, elle prouverait plus de courtoisie que de sincérité chez les antagonistes, et les convenances s’en trouveraient peut-être blessées. Il pourrait arriver, par exemple, que la chose se passât ainsi : « Acceptez, cher confrère, ce modeste porte-plume en souvenir du talent avec lequel vous avez défendu le faussaire que je dénonçais à la justice. » — Ou bien encore : « Souffrez cher confrère, que comme témoignage d’admiration pour l’habileté avec laquelle vous avez conduit à l’échafaud l’homme dont je proclamais l’innocence, je vous offre ce petit couteau à papier. » Ce serait trop de fraternité. Mais on peut applaudir sans restriction à la pensée d’union qui a présidé au banquet offert à M. Berryer pour fêter sa cinquantaine d’avocat. Le stagiaire de 1811 a reçu les félicitations et les compliments de ses confrères de toute opinion, de M. Dupin et de M. Crémieux, de M. Jules Favre et de M. Baroche. Des bâtonniers accourus de tous les points de la France étaient là, et, malgré leur titre peu pacifique, la bonne harmonie n’a pas cessé de régner. Tous sentaient que leur profession était honorée par le talent et le caractère de celui qu’ils fêtaient. Chose singulière ! le grand orateur a été trop ému pour répondre au discours qu’on lui a adressé, et ce prince de la parole est resté court. MM. les avocats qui assistaient à cette fête de famille et qui en ont rendu compte ont appuyé un peu maladroitement, à mon avis, sur cet incident. On comprend que M. Berryer ait été ému en se voyant entouré d’amis et en jetant un regard rétrospectif sur sa longue et honorable carrière ; il est peu d’entre nous qui, à sa place, n’eussent été ainsi troublés ; mais, quand on se rappelle que pendant cinquante ans il a porté la parole dans des causes où la fortune, l’honneur ou la vie de ses clients étaient enjeu, sans que jamais l’image, l’accent ou le geste lui aient fait défaut, on est tenté de se demander ce qu’est au fond cette éloquence d’avocat qui disparaît devant une émotion vraie. Voilà de ces réflexions qu’il n’est donné qu’aux apologistes trop zélés de faire naître.

III

La mort du prince Albert, mari de la reine d’Angleterre, a été un des événements du mois dernier. Ce deuil de la maison royale a été pour nos voisins un deuil national. Chacun s’est associé à la douleur d’une souveraine justement aimée, et l’époux de la reine Victoria n’eût pas possédé toutes les qualités qui le distinguaient, que sa mort eût encore été un sujet de véritable chagrin pour le peuple anglais. Certaines, gens se sont étonnés de l’unanimité et de la vivacité des regrets qu’a excités la mort d’un prince, qui, dans le commencement, n’avait pas joui d’une grande popularité ; mais ceux qui ont étudié depuis quelques années la conduite du prince Albert ont bien compris l’étendue de la perte que l’Angleterre a faite.

Le prince Albert était de ceux qui laissent plus de vide qu’ils n’ont tenu de place, et l’on s’aperçoit aujourd’hui combien ce conseiller dévoué, sans caractère politique, qui pouvait tout dire, et à qui l’on pouvait tout dire, était utile à la royauté. Tous les ministères qui se succédaient trouvaient en lui un intermédiaire précieux. Bien qu’il usât largement de l’influence légitime qu’il exerçait sur une femme qui l’aimait et l’estimait, il ne chercha jamais à usurper des privilèges qui ne lui appartenaient pas ; en un mot, il se tira des difficultés de sa haute position par cette simple règle de conduite qui pourrait, si elle était suivie, détourner tant de catastrophes politiques : le respect du droit d’autrui. Peut-être s’était-on plu à exagérer les difficultés de sa situation. J’ai vu bien des hommes, qui étaient les esclaves de femmes très communes et très médiocres, parler de la position du mari de reine d’Angleterre comme d’une position ridicule. Le prince a prouvé une fois de plus la vérité de l’adage populaire, qu’il n’y a pas de sot métier, mais seulement de sottes gens. Il ne fut jamais ridicule parce qu’il ne réclama jamais que ce qui lui appartenait. Ce qui est à la fois odieux et ridicule, c’est un envahisseur qui recule ou un usurpateur qui échoue.

Le respect du droit d’autrui est, du reste, une des qualités que les Anglais prisent le plus, et ils ont raison. Elle se retrouve partout dans leur vie privée, et ils ne laissent guère échapper l’occasion de la rappeler à leurs souverains, envers qui ils la pratiquent à leur tour. C’est ainsi qu’ils ont réussi à faire coexister une autorité respectée avec la liberté. On se tromperait fort si l’on croyait voir dans les hommages qui entourent la royauté anglaise la moindre nuance de servilité. Le courtisan est un être à peu près inconnu en Angleterre.

L’amour que les Anglais portent aujourd’hui à leur souveraine n’a rien-de commun avec ce sentiment chevaleresque et enthousiaste qu’on a vu chez nous entourer une reine d’un peuple d’amoureux, et s’éteindre ensuite quand il aurait fallu la disputer au bourreau. C’est une affection réfléchie, fondée sur l’estime, et que les années n’ont fait qu’accroître. « Notre reine, me disait dernièrement un homme d’État anglais, possède au suprême degré une vertu rare chez les femmes, plus rare encore chez les princes : la véracité. C’est la sincérité même assise sur le trône. Non seulement on n’a jamais pu découvrir en elle la moindre trace de ruse féminine, ou de cette fourberie princière que la politique prétend excuser ; mais il est impossible à ceux qui l’approchent de mettre en doute l’entière franchise de ses moindres paroles. Jamais je n’ai surpris chez elle ni ambages, ni faux-fuyants, ni restrictions, ni arrière-pensées. Son témoignage est toujours irrécusable, son affirmation vaut le serment le plus solennel. Cette entière droiture, qui serait précieuse chez le citoyen le plus obscur, est une vertu inestimable chez un souverain. Vous ne comprendrez jamais, vous autres Français, combien elle a rendu notre tâche facile. »

L’éloge est grand. Ajoutez cette seule vertu à toutes celles que possédait Louis XVI, et que de choses eussent pu être changées !

Je lisais ces jours-ci dans les œuvres d’un des hommes les plus spirituels que l’Angleterre ait produits, le révérend Sydney Smith, une prière qui donne une assez bonne idée, et de l’humeur railleuse de l’écrivain, et du sentiment des Anglais en général à l’égard de leurs princes. Elle fut prononcée à l’occasion de la naissance du prince de Galles, dans la cathédrale de Saint-Paul, où Sydney Smith officiait.

« Seigneur ! nous vous prions en faveur de cet enfant royal que vous nous avez donné pour être notre futur roi. Nous vous supplions de diriger son cœur et de façonner son esprit, afin qu’il puisse être le bienfaiteur et non le fléau de sa patrie. Puisse-t-il trouver faveur devant les hommes en laissant à leur développement naturel la force et l’énergie d’une nation libre ! Puisse-t-il, au lieu de se prévaloir de sa haute position pour faire absoudre de mauvaises actions, chercher, par l’exemple d’une vie honnête et morale, à reconnaître les sacrifices qu’un peuple fidèle s’impose si volontiers en faveur d’un bon roi, même en retranchant sur son nécessaire ! »

Je me souviens que quelques années plus tard, dans un autre pays, à l’occasion de la naissance d’un enfant destiné aussi à l’empire, j’assistai à la composition d’une autre prière. Cette fois, ce ne fut pas l’œuvre d’un vieux chanoine, mais bien d’une enfant de huit ans tout au plus. C’était dans une classe de petites filles à qui leur professeur-avait donné pour thème la naissance du jeune prince, en leur disant d’exprimer en quelques lignes les vœux qu’elles formaient pour son bonheur. Voici ce que je lus sur le premier cahier qui me tomba sous la main : « Faites, mon Dieu, que le jeune prince apprenne à bien nous gouverner, et s’il ne peut pas, faites qu’il soit heureux dans son exil. » Certes, cette prière-là était railleuse aussi, mais bien involontairement : l’âge de l’écrivain excluait tout soupçon d’épigramme. Toujours est-il qu’une pareille idée ne serait jamais venue à un enfant anglais : il n’aurait jamais songé à être bien gouverné ; encore moins eût-il admis l’éventualité d’une révolution.

IV

Je m’aperçois un peu tard que ma revue est bien lugubre. J’ai parlé de vieillesse, de mort, de prison et d’amendes, et je n’ai pas dit un seul mot de nos plaisirs. Nous en avons pourtant et des meilleurs, et, de plus, ce sont des plaisirs nouveaux. Ils sont nouveaux, du moins, pour beaucoup d’entre ceux qui les partagent avec nous. On devine que je veux parler des concerts du Cirque-Napoléon. La foule continue à s’y presser, la foule à soixante-quinze centimes comme la foule à cinq francs. Quatre mille personnes s’y entassent chaque dimanche, et un nombre égal se désolent de ne pas avoir de billets. Sauf au Conservatoire, il est difficile d’entendre une exécution plus satisfaisante. Mais l’exécution, si excellente qu’elle soit, n’est pas ce qu’il y a de plus remarquable dans ces concerts. Ce qui en constitue le principal intérêt, c’est qu’on y fait de la musique de connaisseurs pour des oreilles accoutumées à des chansons et à des polkas, et qu’elles l’apprécient fort bien. Les troisièmes applaudissent avec enthousiasme les symphonies de Mozart, de Haydn et de Beethoven. C’est donc désormais un fait acquis que le peuple de Paris aime la bonne musique au moins autant que la mauvaise. Personne ne s’en réjouit plus que moi au point de vue de l’art, au point de vue aussi de l’adoucissement que des plaisirs honnêtes doivent introduire dans les mœurs populaires. Je suis persuadé que l’audition de la bonne musique révélera chez bien des gens des aptitudes qu’ils ne soupçonnaient pas eux-mêmes, et que des ouvriers qui se réuniront pour faire de la musique trouveront moins de plaisir à aller boire au cabaret. Mais j’ai peine, je l’avoue, à suivre dans leur enthousiasme ceux qui voient dans le développement des arts une régénération sociale. À les entendre, tout l’avenir de la démocratie serait là. Tant pis, dirai-je, pour la démocratie. On parle de « l’art libre dans une société libre », comme si ces deux choses avaient une connexité forcée. Où voit-on pourtant dans l’histoire que le progrès de l’art ait amené à sa suite la liberté ? Je n’entends point parler, il va sans dire, de l’art de l’orateur ou de l’écrivain, qui n’est rien s’il n’est le serviteur immédiat de la pensée, ou plutôt qui est la pensée elle-même revêtant une forme pour se faire reconnaître des hommes. Mais l’art plastique, et plus encore la musique, — qui veulent généralement un homme tout entier, — qu’espère-t-on de leur influence pour la grandeur virile des peuples ? Cet art-là demande la paix, le silence, les grands auditoires attentifs, les esprits recueillis, toutes choses que la liberté, essentiellement turbulente et militante par nature, lui dispute souvent. Il s’accommode même fort bien des longs loisirs des abdications nationales, qu’il embellit sans les faire absoudre. À bien regarder dans le passé, nous voyons, au contraire, que l’humanité, dans ses grands mouvements, s’est montrée volontiers iconoclaste, et que lorsqu’elle a voulu réellement confesser une croyance, elle a déserté momentanément les autels païens de la forme et du son. Mais qu’une verge de fer ou d’or s’étende sur le monde, que sous une domination universelle la paix s’établisse, que les peuples n’aient plus qu’à chanter et à obéir, et aussitôt le poète s’écriera :

Deus nobis hæc otia fecit.

Je ne serais pas étonné, pour ma part, de voir l’Italie nouvelle subir une éclipse momentanée, mais glorieuse, de l’art tel qu’on l’entend aujourd’hui. Les fervents dont j’ai parlé tout à l’heure invoquent volontiers le souvenir de la Renaissance, que devait suivre de si près la Réforme — deux sœurs qui ont tant fait pour la liberté moderne — et il semblerait, à les entendre, que la grandeur de la Renaissance fut tout entière dans les artistes sublimes qu’elle a produits. Parce qu’en interrogeant le génie de l’antiquité, elle lui déroba le secret du beau dans l’art en même temps qu’elle lui empruntait les traditions de la pensée libre, on cherche à nous persuader que si nous faisions de beaux opéras et de belles statues, tout le reste irait de soi. S’il n’y avait pas eu antre chose dans la Renaissance, son influence aurait disparu avec les beaux génies qu’elle enfanta, tandis que nous voyons encore de nos jours les traces profondes qu’elle a laissées dans des pays fort déshérités du côté de l’art — dans le sens restreint qu’on donne au mot — en Angleterre, par exemple, et même en Suisse. Si, dans d’autres climats et dans d’autres conditions, elle a produit des chefs-d’œuvre de peinture et de sculpture, c’est que sa fécondité débordante se répandait en tout et partout.

L’art n’est qu’une manifestation, et ne pourra jamais créer ce qui préexiste à lui et lui est supérieur. Il ne nous donnera ni la liberté ni la foi : autant vaudrait croire qu’en semant le parfum on ferait pousser la plante. Il pourra seulement s’en faire l’interprète. Les cathédrales du moyen âge furent l’œuvre du catholicisme, et elles attestent l’humble et patiente croyance des inconnus qui les élevèrent, mais vous donneriez aujourd’hui une cathédrale à bâtir à chaque architecte de France, que vous ne relèveriez pas par là une seule pierre de l’édifice sapé de sa foi religieuse.

Les joueurs de flûte ne sauveront pas la République. Comme dans les bas-reliefs antiques, ils précèdent le cortège, mais sans le diriger : ils marchent à reculons, les yeux fixés sur leur instrument. Ne comptons pas trop sur la musique, si populaire qu’elle soit. Il est des peuples qui de nos jours en ont fait leur pain quotidien — le peuple de Vienne, par exemple : où l’a-t-elle conduit ? Si des peuples on passe aux individus, voit-on que les plus grands musiciens aient été les meilleurs citoyens ? Que la patrie soit menacée, je suis convaincu que le bataillon du Conservatoire ferait son devoir ; mais je crois que je compterais au moins autant sur l’École polytechnique. La musique adoucit les mœurs, nous dit-on : nos mœurs sont-elles donc si rudes, si austères ? Elle enflamme les courages, nous dit-on encore. Sans doute, et des milliers d’hommes ont affronté la mort au son de la Marseillaise ; mais une distribution d’eau-de-vie ou un juron énergique lancé à propos — l’histoire l’a répété — ont produit le même effet. Elle endort les douleurs. Voilà ce que je lui reproche ; c’est précisément cette ivresse des sens, cette douce quiétude, cet oubli du monde réel que donne la musique qui la rendent impropre à ce rôle de régénératrice sociale qu’on veut lui assigner. Comprendrait-on un lutteur qui ferait un usage constant de l’opium ?

Dans cette religion nouvelle, quels seront les prêtres ? Seront-ce nos artistes d’aujourd’hui ? En général, nous les voyons se prévaloir de cette qualité pour se tenir à l’écart de nos luttes politiques. Ils sont coloristes ou dessinateurs, partisans de l’harmonie ou de la mélodie, réalistes ou fantaisistes : voilà tout. À moins d’avoir du génie, ou de vouloir mourir de faim — et bien peu de gens se résignent à cette dernière alternative, — ils ne peuvent pas se permettre de faire de l’opposition. Ils ont besoin de peindre des chapelles ou de se faire entendre à l’Opéra ; ils ont besoin d’exposer leurs tableaux ou de donner des concerts ; ils ont besoin de médailles d’or et d’argent ; ils ont besoin même quelquefois d’être décorés. Toutes ces faveurs-là découlent de l’État. Il leur en coûte fort cher d’être indépendants : ne vous fiez donc pas trop à eux. Quand vous aurez organisé, sur toute l’étendue du territoire, des concerts et des expositions populaires, quand vous aurez jeté, d’après vous, les fondements de la démocratie artistique, et que vous vous croirez sur le point de saluer l’avènement de la république des arts, une main princière fera un signe et attachera un bout de ruban à la boutonnière reconnaissante du pontife.

Le désir de réagir contre l’exagération m’a entraîné bien loin. Je voulais exprimer le très vif plaisir que m’avaient procuré les concerts du Cirque-Napoléon, et j’ai fini par faire le procès de la musique. Ingrat que je suis ! Et pourtant je ne m’en dédis pas. Ce qui est excellent pour l’individu peut être fort mauvais comme moyen de gouvernement. À chacun de mes lecteurs en particulier je dirai : Allez aux concerts de M. Pasdeloup, vous y entendrez la plus belle musique du monde, admirablement exécutée ; vous en sortirez charmé ; enivré, consolé. Mais pour les peuples c’est différent : les peuples ne doivent pas se consoler.

Février 1862

La conversion des rentes. — M. Sainte-Beuve et l’Académie. — Gaëtana et M. About. — Une Nichée de gentilshommes, par Ivan Tourguénef.

I

Il semble que Paris ait voulu ce mois-ci donner un démenti à tous ceux qui prétendent le connaître. Que disait-on, qu’il n’avait aujourd’hui que de l’indifférence pour les questions littéraires ; que les succès dramatiques s’enlevaient par la claque, et se confirmaient sans protestation dans des feuilletons complaisants ; enfin, que la jeunesse n’avait plus ces intempérances, ces indignations irréfléchies que l’on blâmait, mais que l’on aimait jadis en elle ; en un mot, qu’elle n’était plus jeune ? Nous venons de voir, au contraire, les préoccupations sérieuses auxquelles ont donné naissance la réunion du Corps législatif, la réforme financière et la fin du différend anglo-américain laisser place, dans l’attention publique, pour un simple article du Constitutionnel, où il ne s’agissait que de l’Académie, et se taire devant les sifflets d’un parterre d’étudiants, qui ne s’adressaient pas même à une mauvaise pièce, mais à son auteur. Il est vrai que l’article était de M. Sainte-Beuve, et la pièce de M. About, deux écrivains qui, à des titres différents, ont toujours eu le privilège de se faire remarquer. Seule, la conversion de la rente quatre et demi pour cent a toujours tenu son rang parmi les questions du jour. Rien n’en a pu distraire un seul instant l’attention des porteurs de ce fonds. L’Académie ! l’indépendance de l’écrivain ! la justice un peu barbare qu’exerce parfois l’opinion publique dans ses réveils inattendus ! il s’agit bien de cela, ma foi ! Quelle sera la soulte à donner ? Voilà la question. À tout moment on se trouve obligé de compatir à des malheurs fort enviables. « Plaignez-moi, dit l’un, j’ai soixante mille livres de rente en quatre et demi. » On s’incline avec une respectueuse sympathie et l’on ne se dérobe à la vue de cette opulente infortune que pour se heurter aux plaintes d’un autre malheureux qui a trois voitures et six chevaux, et qui se trouve, par conséquent, atteint par ce que les gens du monde appellent les lois somptuaires de M. Fould. On a beau leur expliquer que le coup qui les frappe se nomme, dans le vocabulaire des douleurs humaines, un impôt sur le luxe ; qu’il n’y a, qu’il ne peut y avoir aujourd’hui qu’une sorte de loi somptuaire, c’est celle que décrète la pauvreté jointe à la probité ; que celle-là, il est vrai, ne peut être éludée, qu’elle défend tous les genres de luxe et même la satisfaction de contribuer pour une part un peu importante aux charges de l’État. Rien n’y fait, et ils continuent à répéter, avec une satisfaction chagrine, cette qualification qui rappelle une tyrannie. Laissez-leur cette innocente consolation, mais n’espérez pas qu’elle leur suffise ; si vous ne partagez leur indignation, vous passerez à leurs yeux pour un envieux, et, ce qui est pis encore, pour un pauvre diable, — un homme sans entrailles et sans rentes.

Je disais donc que depuis quelque temps la littérature et tout ce qui s’y rattache paraît reconquérir une certaine importance aux yeux du public. Il y a là un bon symptôme qu’il faut noter. Ce n’est pas que nous ayons vu paraître de bien beaux livres, ou de bien belles œuvres dramatiques, — ce qu’il y a eu de plus éclatant dernièrement, chacun le sait, c’est une chute, — nous n’avons pas eu à saluer l’aurore d’un jeune talent, ni même une splendeur dernière de quelque astre à son déclin, mais on se dispose à bien recevoir ce que le ciel nous enverra ; on commence à s’apercevoir qu’il nous manque quelque chose ; en un mot, on s’occupe de mettre la maison en ordre pour le cas où les maîtres arriveraient. Ce qui doit venir est peut-être bien loin encore, et les précurseurs eux-mêmes ne nous sont pas encore apparus ; mais enfin, nous nous préparons à la préparation, comme disait je ne sais plus quel Allemand. C’est quelque chose, si l’on se reporte à l’état de l’esprit public il y a seulement trois ou quatre ans. Le mouvement a commencé par en bas, à propos de simples questions de librairie ; puis il s’est élevé jusqu’à discuter les prérogatives de la toute-puissante commission du colportage, et enfin il a atteint ces sommets où reposent dans les nuages les droits de la propriété littéraire. Et le public d’écouter, et de laisser là, pour un instant, le plat de lentilles contre lequel il avait cru qu’un grand peuple pouvait impunément tout échanger. Un fait assez significatif et qu’il faut aussi constater, c’est le grand nombre de journaux hebdomadaires ou bimensuels, tous non politiques, qui paraissent depuis quelque temps. Bien que la plupart de ces publications ne s’adressent qu’à des goûts spéciaux et ne possèdent qu’un nombre restreint de lecteurs, — bibliomanes, collectionneurs, amateurs de tout genre, — comme la tendance libérale en est généralement facile à discerner, on peut tirer de leur existence même un augure favorable, et se flatter que s’il leur était permis d’étendre la sphère de leurs discussions, elles mettraient leur influence au service de la liberté.

Mais parlons un peu de l’article de M. Sainte-Beuve, qui a été presque un événement. On était accoutumé à voir attaquer l’Académie française par bien des gens, mais non par des académiciens. Quand on en était, on la respectait toujours. M. de Sainte-Beuve a blasphémé dans le sanctuaire même. Felix culpa ! dirai-je, car cela nous a valu un morceau littéraire dans sa meilleure manière. Il a brisé quelques vitres, sans doute, mais quelle bouffée d’air il a fait entrer sous cette coupole de l’Institut, où l’on étouffe depuis si longtemps ! Les éclats ont dû blesser quelques collègues futurs et même quelques collègues actuels ; mais comment le public lui en voudrait-il ? Quelle verve ! quel mordant ! comme il sème à pleines mains l’épigramme et la zizanie ! Avec quel plaisir il rappelle à M. Thiers que M. Cuvillier-Fleury l’a appelé un jour un Marco Saint-Hilaire éloquent ! Pense-t-il que ces choses-là se puissent jamais pardonner ? Dans sa revue des candidats qui se sont présentés, ou qui auraient pu se présenter pour succéder à M. Scribe ou au P. Lacordaire, il les touche légèrement, chacun à son tour, de sa plume, et les écorche en les effleurant. Depuis M. Camille Doucet, qui a « des rôles d’une aimable gaieté », et M. Baudelaire, qui « s’est bâti un kiosque bizarre à l’extrémité d’une langue de terre réputée inhabitable à la pointe du Kamtchatka romantique », jusqu’à l’abbé Gratry, qu’il qualifie de Michelet de l’Église, personne n’y échappe. Mais le plus maltraité de tous a été, sans contredit, M. le prince de Broglie, « ce jeune homme né dans la pourpre ». M. Sainte-Beuve n’entend point qu’on admette des titres héréditaires quand il s’agit du fauteuil, et il trouve que c’est trop de deux membres d’une même famille à l’Académie. Je suis fort de son avis, sauf quelques exceptions éclatantes ; mais mon opinion ne se serait point traduite, si j’eusse été académicien, par l’acte discourtois de renvoyer à un candidat ses ouvrages. Les livres d’un auteur, c’est comme le coup de chapeau, cela ne se refuse guère que pour des motifs bien graves.

Quant à la réforme radicale que M. Sainte-Beuve propose dans l’organisation de l’Académie, je ne puis en voir l’utilité. À quoi bon la diviser en huit sections de cinq membres chacune, et s’imposer la loi de n’élire un membre qu’à la condition qu’il trouvera place dans la section même où la vacance s’est produite ? Voici, d’après M. Sainte-Beuve, quelles devraient être les huit sections : I. Langue et grammaire. II. Théâtre. III. Poésie lyrique. IV. Histoire. V. Éloquence publique, art de la parole. VI. Éloquence et art d’écrire. VII. Roman. VIII. Critique littéraire. L’argument principal qu’il fait valoir pour ce changement, c’est que les autres classes de l’Institut sont organisées de cette façon. Il faut pousser bien loin l’amour de l’uniformité qui distingue notre race latine pour admettre une pareille raison. Que certaines classes de l’Institut soient divisées en sections afin de pouvoir se partager plus facilement le travail, cela se conçoit ; mais l’Académie française, qui est essentiellement littéraire, — et disons-le aussi, fort peu laborieuse, — ne saurait se fractionner en spécialités sans s’amoindrir. Je n’y verrais qu’un avantage : c’est que le nombre des critiques s’en trouverait limité. Et encore cela n’est pas bien sûr. À bien regarder, il y a presque toujours un autre homme sous le critique, et il se retrouverait académicien à un titre différent. M. Sainte-Beuve lui-même n’a pas toujours été critique, et Dieu merci ! l’on sent parfois en lui, ce qu’il a si bien nommé, « un poète mort jeune à qui l’homme survit ». Cette source vivifiante de la poésie laisse toujours une certaine fertilité après soi, et longtemps après qu’elle semble tarie ; on reconnaît encore, à une verdure plus luxuriante, à une herbe plus belle et plus touffue, les lieux où elle a jadis coulé. C’est méconnaître, disais-je, la grandeur de l’art de l’écrivain, que de le renfermer dans des sections ou le parquer dans des spécialités : il n’est réellement supérieur à tous les autres que par son universalité, et l’Académie a eu raison de « penser, — pour me servir du langage un peu maniéré que M. Sainte-Beuve prête à ses adversaires, — que vouloir tracer des divisions et des compartiments, ce serait apporter, en cette matière délicate, une rigueur dont elle n’est point susceptible, et qui en froisserait et en fausserait la finesse ». C’est un peu précieusement dit, mais c’est vrai.

Mais l’académicien révolté me paraît avoir complètement raison quand il se plaint de ce que les candidatures se produisent presque au hasard, souvent au dernier moment, sous le patronage de la majorité, et que l’élection n’est précédée d’aucune discussion, d’aucun examen. Qu’elle soit politique ou académique, toute élection dans laquelle les votants ne se réunissent pas préalablement pour s’éclairer réciproquement et discuter le mérite des candidats est défectueuse. Le lecteur comprendra que cette dernière réflexion n’est pas de M. Sainte-Beuve, qui se contente de réclamer la liberté de réunion pour les académiciens seulement. Mais il est juste d’ajouter qu’il la réclame énergiquement et dans un langage qui a grande allure. Jugez plutôt : « Voir surgir sans cesse des candidats imprévus qui ne relèvent que de leur caprice et du bon plaisir, d’une majorité qui les adopte, sans jamais donner de raison ni d’explication ; subir des choix de confrères nouveaux, sans avoir eu soi-même voix au chapitre (car un vote muet n’est pas une voix), sans avoir été mis préalablement à même de parler et de répondre, de dire ce qu’on pense, et de faire dire aux autres ce qu’ils pensent aussi, sans avoir été bien et dûment vaincu, ou (qui sait ?) convaincu peut-être, et converti ; et cela dans une compagnie dont l’égalité est le principe et la parole est l’âme ; oui, — être menacé de ne plus sortir d’une même nuance et bientôt d’une même famille, être destiné, si l’on vit encore vingt ans, à voir se vérifier ce mot de M. Dupin : “Dans vingt ans, vous aurez encore à l’Académie un discours doctrinaire”, et cela quand tout change et marche autour de nous ; — je n’y tiens plus, et je ne suis pas le seul : plus d’un de mes confrères est comme moi ; c’est étouffant à la longue, c’est suffocant. »

Il y a plaisir, n’est-il pas vrai ? à voir mener ainsi à grandes guides notre belle langue française à travers cette longue période, sans verser ni accrocher, ni même en donner un instant la peur au lecteur ; et ne faut-il pas être un conducteur bien sûr de soi pour se permettre de donner ainsi carrière à sa plume ?

Un dernier mot : M. Sainte-Beuve n’aime point les doctrinaires, on le voit, et il va jusqu’à reprocher à M. Cuvillier-Fleury de tout « voir par la lucarne de l’orléanisme ». Il serait sans doute meilleur de ne pas toujours regarder par une même ouverture si restreinte ; mais, à tout prendre, n’en déplaise à M. Sainte-Beuve, cela vaut encore mieux que de changer souvent de point de vue sans parvenir à embrasser un plus vaste horizon. Si M. About, par exemple, n’eût jamais regardé que par une seule et même lucarne, — si étroite qu’elle pût être, — il ne se serait pas exposé à être sifflé par des étudiants.

Il

Je n’aime pas trop à parler de la querelle de M. About avec le public, car je suis disposé à donner tort à tout le monde ; mais il faut bien faire sa revue, et il y a bien longtemps que quelque chose n’a fait autant de bruit que les sifflets du parterre de l’Odéon. On s’est mis tout à coup, à ce propos, à accabler d’invectives un homme qu’on avait eu le tort d’encourager et de prôner outre mesure. Il semblerait vraiment qu’il a déçu des espérances, et qu’on avait compté trouver en lui une haute vertu politique. Où avait-on lu ces promesses ? Était-ce dans la Grèce contemporaine, ou dans la Question romaine ? Était-ce enfin dans la Nouvelle Carte d’Europe ? Pour mon compte, j’ai toujours retrouvé le même homme jusque dans ses moindres nouvelles, et je ne me suis pas étonné de le voir s’attacher publiquement à la fortune du docteur Véron. Je n’ai même pas été surpris que Gaétana fût une pièce détestable ; j’avais entendu parler de Guillery, et j’avais lu un Mariage de Paris.

Dès ses débuts on a porté M. About aux nues, parce qu’on lui trouvait beaucoup d’esprit : eh bien ! il en a toujours beaucoup, il en a même dans cette préface outrecuidante de Gaétana, qu’il dédie « aux honnêtes gens de tous les partis ». Il ne s’est pas trompé, comme on le voit, sur l’adresse qu’il fallait mettre sur sa réponse à ses adversaires. Si l’esprit suffit, pourquoi l’accabler aujourd’hui ? Si l’esprit ne suffit pas, comment avez-vous pu le placer si haut jadis ? Il n’est pas juste d’en vouloir tant à un écrivain amusant et facile de ce que vous l’avez trop comparé à Voltaire. Car, il n’y a pas à dire, on n’écrivait pas autrefois un article sur M. About sais que le nom de Voltaire s’y trouvât, parfois avec un qualificatif tempérant un peu l’éloge, — on disait Voltaire déclassé, ou bien Voltaire de l’École normale, — mais enfin on disait Voltaire. Ce qui me surprend, c’est qu’on n’ait pas songé à le comparera Pascal, car, après tout, il y a bien de l’esprit dans les Lettres provinciales !

Donc, je ne comprends guère la sévérité qu’on a montrée envers M. About, et je pense qu’on eût mieux fait d’écouter un peu Gaétana avant de commencer à siffler. On n’eût rien perdu pour attendre, et cela eût été plus régulier. Ce que je comprends encore moins, c’est qu’un homme d’esprit n’ait pas voulu bénéficier du doute qui pouvait encore exister dans certains esprits, et que, dans la préface publiée en tête de son drame, il ait cru devoir revendiquer impérieusement, pour l’homme politique, les sifflets d’un parterre de théâtre. Mieux valait se taire. Un avocat trop zélé est souvent maladroit, aussi est-il de certaines accusations dont il ne faut pas se défendre soi-même : on perd trop en perdant son procès. Quand on est réellement fier, on ne précise pas de certains soupçons, même pour les repousser. Je me suis laissé conter qu’à un banquet offert, il a quelques années, à un homme de lettres que je ne nommerai pas, un des convives, plus zélé que sage, proposa la santé suivante : « Je bois à notre ami D., qu’on a tort de traîner dans la boue. » M. About me semble s’être porté à lui-même un toast à peu près semblable dans sa préface, tout en vidant le calice que lui ont présenté les étudiants du quartier Latin.

Il est vrai qu’il attribue sa mésaventure à l’indépendance de son caractère, il prétend qu’on l’a sifflé parce qu’il n’appartient à aucun parti, et qu’il « préfère à tous les bénéfices de l’association le droit d’agir et de penser selon sa conscience ». Espère-il sérieusement faire croire cela ? L’indépendance de caractère n’est pas chose commune de nos jours, je l’admets ; mais enfin, elle se rencontre encore quelquefois, et je n’ai jamais vu qu’elle valût à ceux qui la pratiquent des ovations dans le genre de celle qu’on a décernée à M. About.

À ce propos, un étranger m’exprimait son étonnement de voir que, dans un pays ou le suffrage universel est la base même du pouvoir, toute adhésion individuelle accordée d’une façon un peu éclatante au gouvernement attirait des désagréments à celui qui la donnait. « Comment se fait-il, me disait-il, que, tout en proclamant politiquement que votre gouvernement est l’émanation directe de la volonté de la majorité, socialement vous paraissiez ne comprendre l’indépendance que dans l’opposition ? Il n’en est pas de même chez nous, où nous sommes pourtant gouvernés par la grâce de Dieu. » Je lui donnai de la chose une explication qui lui parut satisfaisante, mais que le lecteur me permettra de ne point répéter ici.

Et maintenant, ajouterai-je mes félicitations à toutes celles qu’ont reçues les vainqueurs ? Saluerai-je, à mon tour, ce qu’on a nommé si pompeusement le réveil de la jeunesse ? Je ne m’en sens pas le courage, et j’aime mieux attendre quelque symptôme plus certain. Plusieurs journaux ont publié, ces jours-ci, des lettres d’étudiants où la jeunesse s’affirme avec une arrogance que la circonstance ne justifie pas. Il y a quelque chose de comique à voir des gens, si jeunes qu’ils soient, parler eux-mêmes de leur généreuse ardeur et de leurs enthousiasmes irréfléchis. On doit être jeune, comme on doit être philosophe, sans le savoir. Mais s’écouter crier, se tâter, et se dire le lendemain : Dieu me pardonne ! je crois que j’ai fait du tapage ! j’ai vingt ans, je dois être jeune ! tout cela ne mérite pas tant d’exaltation. Loin de moi la pensée d’attaquer la jeunesse ! je sais qu’elle trouve toujours son temps tout fait, et qu’elle peut nous reprocher sa torpeur. Je sais que ceux qui ont vingt ans aujourd’hui n’en avaient que neuf en 1851. Autant que personne j’accueille avec plaisir les indices du [réveil, mais je n’accepte les sifflets de l’Odéon qu’à titre d’acompte. L’indignation donne sans doute jusqu’à un certain point la mesure du sens moral, mais l’admiration la donne aussi et d’une façon qui promet bien plus pour l’avenir, car elle suppose, dans un temps donné, l’imitation ; Dans ce fameux temps qu’on cite si souvent, où la jeunesse était jeune, on admirait beaucoup et fort bruyamment : mais peut-être est-ce notre faute si la jeunesse n’admira plus ? On imitait aussi : on imitait Hugo, Lamartine et Musset, et je ne serais pas fâché de les voir imiter encore aujourd’hui. Quelques volumes de vers, jeunes, chaleureux et incorrects, éclos au pays latin, me paraîtraient d’un meilleur augure que toute la prose que j’ai vue ces jours-ci dans les journaux. Je serais heureux, je l’avoue, de voir donner un démenti à ceux qui prétendent que la jeunesse d’aujourd’hui en est réduite à dire comme le perroquet de la fable :

Messieurs, je siffle bien, mais je ne chante pas.

III

Il arrive souvent dans un salon — et dans les salons de Paris plus que dans tous les autres, peut-être, — que la conversation s’emboîte, pour ainsi dire dans une ornière. Elle n’en marche pas moins, elle en marche même d’autant plus facilement, mais les interlocuteurs se voient forcés, sciemment et pourtant malgré eux, à redire les mêmes choses et à subir les mêmes réponses. Il semble que cela pourrait continuer ainsi toujours ; et en effet, il n’y aurait pas de raison que cela cessât, si tout d’un coup quelqu’un ne prenait une de ces résolutions hardies qui sauvent les empires et les conversations. Il saisit l’occasion d’un instant de silence, et par un effort désespéré, au risque de passer pour un original, il transporte d’un seul bond tout l’auditoire si loin, si loin de l’ornière, qu’il lui est impossible d’y retomber. Il fait un coup d’État ; mais, en pareille circonstance, il ne faut pas de demi-mesures. Eh bien ! il me semble que nous parlons depuis trop longtemps de nos petites querelles parisiennes, et je voudrais y échapper en vous emmenant avec moi, sans transition, aux antipodes de tout cela. Oublions les bons mots et les plaisanteries qui n’arrivent qu’à l’oreille ; voici des pages où le cœur humain se reflète tout entier ; oublions Paris, le journalisme, les petites déceptions des ambitions mesquines et indignations jouées : voici la Russie, la steppe solitaire, nue, et pourtant fertile, les buissons de chêne nain, les villages gris, les maigres bouleaux au feuillage d’un vert pâle et frais, la nature enfin ; et, dans ce cadre, au lieu d’artistes coureurs de dots et de colonels desséchés qui ressuscitent avec l’oreille cassée pour faire des anachronismes de flagornerie, de vrais hommes et de vraies femmes, la vie avec ses fugitives espérances, ses longues douleurs et ses oublis plus longs encore ; voici, au lieu du chauvinisme bruyant et agressif, l’amour profond et recueilli du sol natal ; oublions enfin le railleur de la Grèce et de Rome, le commis voyageur en épigrammes contre les nations mortes ou endormies, le conteur souple et brillant, le pamphlétaire audacieux sans péril ; voici un homme dont la compassion attendrie nous fait aimer les faibles, les pauvres, la bonté humble et gauche, l’ignorance même des grands cœurs, et qui réserve le ridicule pour la bassesse et les prétentions, — un homme, en un mot, qui est à la fois un charmant écrivain et un grand moraliste.

Je n’ai pas besoin, je le sais, de présenter M. Ivan Tourguénef au lecteur, sa nouvelle intitulée Rondine ayant été publiée dans la Revue nationale. Il m’est difficile de croire que ceux qui l’ont lue aient résisté au désir de faire connaissance avec ses ouvrages précédents, les Récits d’un chasseur et les Scènes de la vie russe, en supposant qu’ils ne les connussent pas déjà. Depuis lors, d’autres nouvelles, publiées dans divers recueils, ont étendu la réputation de M. Tourguénef en France ; mais l’ouvrage nouveau, dont je veux parler aujourd’hui, Une Nichée de gentilshommes, — titre, par parenthèse, que rien ne justifie et qui ne me semble pas heureux, — est le plus considérable qu’on ait traduit chez nous, et présente, plus que tous ses devanciers, les caractères d’un véritable roman. On y retrouve à un haut degré toutes les grandes qualités de l’écrivain, mais un certain côté un peu minutieux et digressif de son talent s’y fait sentir aussi d’une manière plus marquée.

M. Tourguénef jouit dans son pays d’une très grande réputation ; c’est l’écrivain russe, dit-on, qui écrit aujourd’hui avec le plus de pureté et d’élégance. Je le croirais volontiers, car un esprit aussi fin et aussi subtil que le sien a dû se façonner un instrument à son usage. En France, il a obtenu un véritable succès dans un public d’élite, et il a même des admirateurs enthousiastes ; mais je doute qu’il arrive jamais chez nous à ce qu’on pourrait nommer une grande popularité littéraire.

Ni ses qualités ni ses défauts ne sont de ceux qui s’harmonisent avec le génie français, le plus despotique et le plus intolérant en fait de composition littéraire. Nous nous vantons volontiers que si ion écrit dans tous les pays civilisés, on ne sait composer un livre qu’en France, et, jusqu’à un certain point, nous avons raison. Les œuvres étrangères — surtout celles des peuples du Nord — nous paraissent généralement manquer de proportion et de symétrie ; les incidents ne convergent pas régulièrement vers le dénouement, les personnages épisodiques ne sont pas toujours à leur place, le groupe principal ne forme pas le centre du tableau, et parfois la scène reste vide. Tout cela est vrai, mais il ne nous vient jamais à l’idée que notre supériorité dans la méthode pourrait bien provenir un peu de notre infériorité comme imagination. La qualité littéraire à laquelle nous donnons ce nom est bien plutôt l’art des combinaisons qu’un entraînement involontaire. Le lecteur français peut être dupe de toutes ces inventions, le romancier lui-même l’est bien rarement. Aussi ne dit-il que ce qu’il veut dire, et lui est-il facile d’éviter ce qu’il appelle, avec une horreur toute latine, les détails inutiles. J’ai connu un homme qui avait un parterre tout rempli de fleurs magnifiques, mais il avait encore plus d’ordre ; il ne souffrait pas un bouquet dans son salon, parce que, disait-il, il ne faut pas laisser traîner les fleurs : elles finissent toujours par s’effeuiller et salir partout. Cet homme, à mon avis, n’aimait pas les fleurs, malgré son beau jardin. En général, on n’aime pas non plus, en France, qu’on laisse traîner des fleurs dans les livres, et, sous ce rapport, M. Tourguénef est d’une négligence !… Il décrit avec un art merveilleux des personnages qui, après avoir posé pour cet admirable portrait, disparaissent sans retour ; il décrit même quelquefois des gens que le lecteur ne connaîtra jamais, et il raconte, avec un charme qui les grave pour toujours dans la mémoire, des circonstances qui ne se relient en aucune façon à l’action principale. Dans une de ses premières et plus remarquables nouvelles, intitulée Jacques Passinkof, je me souviens qu’il raconte ainsi qu’une jeune fille a donné un sou à un pauvre : « En disant ces mots, elle jeta par la fenêtre une petite pièce de monnaie tachée d’un reste d’allumette parfumée, referma le was ist das et sauta lourdement sur le parquet. » J’ai vu un lecteur consciencieux rester une demi-heure plongé dans des réflexions au sujet de cette pièce tachée, et se demander encore, après avoir achevé le récit le plus touchant qui se puisse imaginer, pourquoi l’auteur avait parlé de l’allumette parfumée. Moi, je serais disposé à croire qu’il aura vu un jour une pièce de monnaie ainsi tachée, qu’il s’en souvient et qu’il le dit consciencieusement, parce que, comme tous les grands magiciens, il est la dupe de ses propres enchantements.

Certains lecteurs de feuilletons trouveront peut-être que la Nichée de gentilshommes manque d’incidents dramatiques : il s’y trouve pourtant plus de douleurs et plus d’amour vrai que dans la plupart des vies d’homme. Fédor Ivanovitch Lavretzky a plus souffert et plus aimé que la généralité de ses semblables ; il a donc tous les droits possibles à être un héros de roman, bien qu’il ait le teint coloré et le visage plein, et qu’il devienne, en fin de compte, un agronome distingué. Ses souffrances commencent dès l’enfance. Il est d’abord abandonné aux soins d’une tante qui lui donne pour institutrice, « moyennant un pauvre salaire, une vieille fille, Suédoise d’origine, qui parlait tant bien que mal le français et l’allemand, jouait un peu du piano, et, par-dessus le marché, salait admirablement les concombres ». Plus tard son père se charge de son éducation et déclare qu’il veut en faire un homme, « et non seulement un homme, mais un Spartiate ».

« Et pour réaliser ce beau projet, Ivan Pétrovitch commença par habiller son fils à la mode écossaise. On vit ce petit bonhomme de douze ans se promener les jambes nues, une plume de coq à son béret ; la vieille fille suédoise fut remplacée par un jeune Suisse, passé maître dans la gymnastique ; la musique fut abandonnée à jamais, comme une occupation indigne d’un homme ; les sciences naturelles, le droit international, les mathématiques, la menuiserie, pour se conformer aux préceptes de Jean-Jacques Rousseau, et le blason, pour entretenir chez lui les sentiments chevaleresques : telles furent les études auxquelles devait se livrer le futur Spartiate… Tous les soirs il faisait le compte rendu de la journée et de ses impressions personnelles. Ivan Pétrovitch, de son côté, lui écrivait des instructions en français dans lesquelles il l’appelait mon fils, et lui disait vous. »

À vingt-trois ans, le jeune Lavretzky est enfin délivré de la tyrannie paternelle ; mais-le mal était fait : « il ne savait pas vivre avec les hommes, et, le cœur plein de trouble et d’une ardente soif d’aimer, il n’avait pas encore osé lever les yeux sur une femme ». Aussi est-il facilement la proie d’une jeune fille coquette et ambitieuse ; il l’épouse, et après quelques années d’un bonheur dont tout le secret est dans son imagination de mari amoureux, il découvre soudainement que sa femme le trompe. Presque fou de douleur, il se sépare pourtant d’elle sans scandale. Pendant quelque temps, retiré dans une petite ville d’Italie, il suit de loin les mouvements de celle qu’il a tant aimée ; mais madame Lavretzky devient une célébrité parisienne, et le dégoût le guérit enfin de l’amour. « Il cessa de s’occuper d’elle, mais il lui en coûta beaucoup. Il était quelquefois saisi d’un désir si ardent de la revoir, qu’il eût tout donné, qu’il lui eût pardonné peut-être, pour entendre encore sa voix caressante et sentir sa main dans les siennes. Cependant le temps réclamait ses droits. Il n’était pas né pour souffrir ; — sa nature vigoureuse prit le dessus. Il s’expliqua alors bien des choses ; le coup même qui l’avait frappé ne lui semblait plus aussi imprévu ; il comprit sa femme. On-ne connaît bien ceux avec lesquels on vit habituellement que lorsqu’on en est éloigné. »

Ce n’est qu’au bout de quatre années que Lavretzky se décide a rentrer dans sa patrie et que le véritable roman commence. Le cœur qu’il croyait mort se réveille ; il se reprend à aimer, à espérer, à chercher le bonheur. Une jeune fille, belle, douce et pieuse, lui apparaît comme la vision de ce qui aurait pu être ; c’est dire qu’il rencontre le malheur sous la forme la plus railleuse et la plus désespérante qu’il puisse revêtir. Mais lorsque tout semble le séparer de celle qu’il aime, un journal lui apprend tout à coup que sa femme est morte, qu’il est libre, qu’il peut épouser Lise. Quelques jours de joie succèdent à tant d’angoisses ; — un rêve de bonheur, puis un réveil terrible. Un soir, en rentrant chez lui, il voit des malles, des effets de voyage épars sur le plancher : la nouvelle était fausse, sa femme est vivante, sa femme est revenue, Lise est perdue pour lui. Lise, en effet, après avoir exigé qu’il pardonne à sa femme, se retire dans un couvent. Mais les deux époux n’en restent pas moins séparés, malgré la réconciliation apparente ; madame Lavretzky reprend bientôt à Paris sa vie habituelle, et son mari cultive ses terres en Russie. Huit ans après, il viendra visiter encore une fois la maison où il a connu Lise, et y savourer les douleurs du souvenir. « Mais cette douleur n’avait rien du calme qu’inspire la mort. Lise vivait encore ; mais loin, mais perdue dans l’oubli ; il pensait à elle comme à une personne vivante, et il ne reconnaissait point celle qu’il avait aimée autrefois dans cette triste et pâle apparition enveloppée de vêtements de religieuse et entourée de nuages d’encens. Lavretzky ne se serait pas reconnu lui-même, s’il avait pu se voir de la même manière dont il se représentait Lise. Dans ces huit années il avait traversé cette crise que tous ne connaissent point, mais sans l’épreuve de laquelle on ne peut se flatter de rester honnête homme jusqu’au bout. Il avait vraiment cessé de penser à son bonheur, à son intérêt. Le calme était descendu dans son âme, et, pourquoi le cacher ? il avait vieilli, non pas seulement de visage et de corps, mais son âme elle-même avait vieilli. Conserver jusqu’à la vieillesse un cœur jeune est, diton, chose difficile et presque ridicule. Heureux déjà celui qui n’a point perdu la croyance dans le bien, la persévérance dans la volonté, l’amour du travail. »

La donnée, on le voit, quoique simple, est suffisamment dramatique. Il m’a été facile d’esquisser le roman, il me serait impossible de donner une idée de la vérité et de la variété des personnages qui le peuplent, mais j’espère avoir réussi à inspirer le désir de le lire. M. Tourguénef nous a donné, dans une suite de tableaux vraiment merveilleux, la peinture du monde russe, que nous ignorions complètement avant lui. À vrai dire, nous ne connaissions en France qu’un type russe, — type tout de convention qui infectait nos romans : la grande dame courant le monde à la suite de ténors et d’artistes incompris. Il y avait aussi le fameux boyard, possesseur de richesses incalculables : c’était là tout ce que la Russie avait suggéré à nos romanciers, depuis madame Cottin et ses Exilés en Sibérie.

M. Tourguénef a surtout peint avec un soin particulier un type adorable de jeune fille, qui se retrouve dans plusieurs de ses compositions. C’est une Juliette du Nord, d’une hardiesse ingénue, vaillante et franche, donnant vite son amour et ne le reprenant jamais, puis, quand vient le malheur, ramenant, comme l’enfant de Sparte les plis de sa robe pour mieux cacher, en le serrant sur son cœur, le chagrin qui le ronge. Elle est douce et pourtant un peu farouche, et fait songer involontairement à ce miel parfumé, mais un peu amer, que les abeilles récoltent sur certaines fleurs sauvages. Les hommes sont chez lui presque toujours inférieurs aux femmes comme caractère, et cela d’une façon assez marquée pour que, de la part d’un observateur aussi habile, la chose ne puisse être attribuée au hasard. Serait-ce que l’absence de vie politique en Russie exerce sur le caractère des hommes une influence fâcheuse à laquelle les femmes échappent naturellement ? Je ne serais pas éloigné de le croire. Toujours est-il que le caractère mou et indécis de l’homme russe ressort à chaque ligne des écrits de M. Tourguénef. Il n’est pas jusqu’à la forme un peu vague de ses récits, dont plusieurs semblent inachevés, qui ne viennent confirmer habilement cette impression chez le lecteur. Devant l’obstacle le plus futile, « l’entreprise, comme dit Hamlet, se détourne de son cours et perd le nom d’action ». Les vies russes se perdent dans les sables du doute et de l’irrésolution, comme des fleuves aux eaux trop paresseuses. Dans un petit chef-d’œuvre de quelques pages, qu’il a intitulé Une Correspondance, l’auteur fait dire à son héros : « Admirez un peu mon sort. Dans ma jeunesse, je voulais escalader le ciel et y trouver Dieu, puis j’ai rêvé le bien du genre humain, celui de la patrie, puis je me suis résigné à m’arranger une vie d’intérieur, et voilà qu’une vile taupinière m’a jeté par terre ; que dis-je ? dans la tombe. Ah ! quel talent particulier nous avons pour finir ainsi, nous autres Russes ! » Le cœur se serre au récit de ces avortements continuels.

Pour l’observateur le moins clairvoyant, des symptômes nombreux annoncent, pour une époque qui peut être très rapprochée, un grand mouvement chez le peuple russe ; on se demande avec inquiétude si ce colosse débonnaire, sans traditions, sans croyances, sans espérances politiques définies, pourra jamais formuler une volonté nationale. « Quand aurons-nous des hommes ? Aurons-nous jamais des hommes ? » s’écrie quelque part un des personnages de M. Tourguénef. La réponse pourrait être douteuse, si on ne se rappelait les femmes dont j’ai parlé tout à l’heure : ces femmes-là finissent toujours par donner des hommes à la patrie.

Mars 1862

Un roi du Mexique. — Les Quarante. — Le cours de M. Renan au collège de France. — Réveil de la jeunesse. — Les crèches. L’extréme Orient. — Nos alliés les Anglais. — Le comte de Boursoufle.

J’ai lu quelque part une nouvelle espagnole intitulée : Plus d’honneurs que d’honneur ; voilà un titre tout trouvé pour ma revue. Que d’honneurs, bon Dieu ! que de gros lots tirés à la loterie des prospérités humaines ! combien d’heureux devait faire le mois qui vient de s’écouler ! Il avait à distribuer des fauteuils académiques, une chaire de professeur, un siège sénatorial, une dotation splendide, un trône peut-être, — trône un peu lointain, un peu hasardeux, sans doute, mais enfin un trône. Et, en résumé, que de déceptions ! La coupe du triomphe s’est trouvée pleine de fiel, et plus d’un vainqueur a dû passer sous les fourches caudines. Le trône, tout d’abord, pour parler de chaque chose à son rang, semble s’en aller en fumée, et nos politiques d’Europe ont à peu près abandonné l’idée de faire d’un archiduc d’Autriche un roi du Mexique. Les gens les plus disposés à considérer les peuples comme les pièces d’un échiquier qu’on peut manœuvrer à plaisir, commencent à comprendre qu’un pays quatre fois grand comme la France et peuplé d’un peu plus de sept millions d’hommes de races diverses, serait difficile à organiser administrativement sur un modèle européen. Ils s’avouent même que la similitude de religion pourrait bien être plus apparente que réelle entre nous et un peuple où les fidèles organisent des confréries en l’honneur de saint Judas Iscariote. Enfin, on se demande quel est le régime qu’il faudrait donner à la presse dans un pays où la classe la plus influente et la plus riche — celle des Américains de race espagnole — donne le nom de traperos (littéralement chiffonniers) aux artistes, aux littérateurs, aux instituteurs et aux commerçants. C’est M. Cortambert qui nous a appris tout cela dans la Patrie. Il ajoute que ces orgueilleux caballeros font quelquefois parade d’un reste de gentilhommerie en détroussant les voyageurs. Il est vrai qu’ils font généreusement l’aumône aux mendiants, et qu’ils se targuent d’une exquise galanterie auprès des señoras. On se dit que ces deux vertus, si grandes qu’elles soient, pourraient bien être des appuis insuffisants pour un trône constitutionnel, même breveté avec garantie de trois gouvernements alliés. En y regardant de plus près, on s’est aperçu aussi que le Mexique, malgré ses cinquante-huit présidents et ses vingt-sept constitutions dans l’espace de quarante ans, n’a pas laissé que de faire des progrès sous de certains rapports matériels, et l’on se demande si ces commotions continuelles qui nous semblent une effroyable anarchie ne doivent pas être pour les peuples nouveaux comme des maladies éruptives, qui sont plutôt un soulagement qu’un danger pour leur enfance. Toujours est-il qu’il y a lieu d’espérer qu’on laissera les Mexicains libres de choisir leur malheur à leur goût, et que la Vénétie pourra un jour secouer ses archiducs sans qu’ils retombent tout vivants sur le dos d’un autre peuple.

Pour ce qui est de l’Académie, chacun sait que des deux fauteuils qu’elle avait à remplir, il en est un, celui de M. Scribe, qui est resté vide, faute d’une majorité suffisante au jour de l’élection. Celui du P. Lacordaire a été occupé d’emblée, comme un trône héréditaire, par M. le prince de Broglie. Je m’en suis consolé en me disant qu’il est, après tout, le petit-fils de madame de Staël, et qu’en considération de ce titre, on peut pardonner, pour une fois, l’invasion du principe d’hérédité dans le domaine de l’élection. Mais voilà que des esprits scrupuleux dans le public ont soulevé une objection grave, — car on aurait tort de supposer qu’il n’y a que les académiciens qui prennent l’Académie au sérieux. Elle a des fanatiques extra-muros, et, comme toujours, ce ne sont pas les augures qui croient le plus fermement aux poulets sacrés. On a donc dit que les fauteuils ne pouvaient être accordés à de nouveaux titulaires que d’après leur ordre de vacance, et que, par conséquent, M. Scribe étant mort avant le P. Lacordaire, il devait être remplacé le premier. « Qu’à cela ne tienne ! se sont écriés les sceptiques, M. le prince de Broglie remplacera M. Scribe, voilà tout ! » — Y pensez-vous, malheureux ? et l’éloge ! Est-ce donc chose indifférente à vos yeux que de prononcer le panégyrique d’un vaudevilliste au lieu de celui d’un dominicain ? La mère d’Hamlet a bien pu faire servir les mets des funérailles de son premier époux au repas de ses secondes noces, mais je l’aurais défiée de tirer le moindre parti d’un discours sur le P. Lacordaire pour l’appréciation des œuvres de M. Scribe. Je ne vois guère que M. le marquis de Boissy qui serait capable de ce tour de force-là. Mais M. de Boissy ne sera jamais de l’Académie. Ni moi non plus, hélas ! ce qui fait que je ne saurai jamais au juste par quel procédé mental s’élaborent les discours de réception. D’après le temps qu’il leur faut pour se formuler, j’ai été souvent tenté de croire qu’ils étaient frappés lettre à lettre — par un pied de fauteuil, bien entendu, — comme les messages spiritistes. Je ne veux pas croire que les académiciens ont le travail plus lent que de simples mortels, mais il n’en est pas moins vrai que, si long que soit l’intervalle entre l’élection et la réception, le récipiendaire est toujours censé occupé, pendant tout ce temps-là, à composer son discours. Je me souviens que lors de l’élection du P. Lacordaire, dont la réception fut longtemps ajournée, les journaux inséraient tous les mois un paragraphe pour annoncer au public que l’illustre dominicain travaillait à son discours, que l’œuvre avançait, qu’elle serait bientôt terminée… et, le discours fait, l’on s’aperçut qu’il n’était guère plus long, et qu’il était certainement moins beau que bien des sermons.

L’élection de M. de Broglie ajoute une voix à la majorité imposante que possèdent au sein de l’Académie ses coreligionnaires politiques. Le temps et la mort aidant, nous pouvons espérer d’y voir régner un jour l’unanimité doctrinaire. Je faisais cette remarque, — que je ne donne point comme originale, mais plutôt comme une vérité évidente, — à un de ces croyants académiques dont je parlais tout à l’heure ; seulement j’ajoutais que le malheur pourrait être détourné si le nombre des immortels était augmenté par quelque moyen autre que l’élection ; en un mot, si l’État, comme on l’a dit, par une conversion, en sens inverse de celle de la rente, changeait les quarante en soixante. « On ne l’oserait ! » me dit-il d’un ton superbe, — du ton dont Danton, à la veille de sa chute, disait : « On ne me touche pas ; je suis l’arche sainte ! » — « On ne l’oserait, ajouta-t-il ; songez que le chiffre consacré est passé dans notre langue : on disait autrefois un quarante. — Eh bien ! eus-je l’imprudence de répondre, on dira, s’il le faut, un soixante ; on dit bien un quinze-vingts. »

Le croirait-on ? ma plaisanterie m’a valu un ennemi, car mon interlocuteur était un candidat futur. Je me suis rappelé trop tard ce mot profond d’un humoriste anglais : Il faut bien connaître son homme avant de plaisanter devant lui. C’est là la morale de mon histoire : puisse-t-elle servir à mes lecteurs !

II

On ne déroge pas en passant de l’Académie au Collège de France, surtout quand on doit y trouver le cours de M. Renan. Dieu sait si la leçon, l’unique leçon qu’il lui ait été donné de faire du haut de sa nouvelle chaire a fait du bruit ! On en a parlé encore plus que de la Gaétana de M. About, et presque autant que de la dotation de M. le comte de Palikao. Jusque dans les salons les plus frivoles, de belles danseuses qui ne se sont jamais inquiétées de savoir si elles appartenaient à la famille des peuples sémitiques ou à celle des peuples indo-européens, et qui seraient fort étonnées d’apprendre qu’elles sont monothéistes, demandaient dans les intervalles d’une valse : « Qui est donc ce M. Renan dont on parle tant ? » Les réponses, on le comprend, différaient selon le lieu où elles se faisaient. Dans les bals où la société de Saint-Vincent de Paul fournit la majorité des danseurs, et ce ne sont pas les moins brillants, on disait volontiers : C’est un impie, un transfuge du séminaire, qui brûle ce qu’il a adoré ; sa nomination a été un affront pour le parti catholique ; à son cours on a crié : « À bas les jésuites ! » Dans des réunions plus sérieuses où l’on juge d’un point de vue plus temporel, on disait autre chose, tout en employant les mêmes mots. C’est un transfuge, répondait-on encore, il vient de remplir une mission du gouvernement, il a accepté une chaire, il adore ce qu’il a brûlé ; sa suspension a été une concession au parti clérical. À son cours on a crié : « À bas le jésuite ! » Ainsi, comme dit Montaigne, aux Guelfes, il est Gibelin ; aux Gibelins, il est Guelfe. Bien peu de gens disent tout simplement que M. Renan est un homme que son talent, ses travaux et ses connaissances spéciales désignaient naturellement pour la chaire de langues hébraïque, syriaque et chaldaïque, — chaire qui n’est pas, il faut se le rappeler, consacrée à un enseignement théologique. Rien de plus naturel que de le voir présenter comme candidat par les professeurs du Collège de France et par la classe compétente de l’Institut ; rien de plus naturel aussi que de voir ratifier ce choix par le gouvernement. La confusion dans l’esprit du public date de plus loin.

Cette confusion se trahissait jusque dans la foule qui assiégeait les abords du Collège de France le jour de l’ouverture de ce cours. On devait siffler, on devait applaudir, on prévoyait du tumulte ; mais par qui le professeur serait-il défendu ? par qui serait-il attaqué ? Nul n’aurait pu le dire positivement à l’avance. Ce n’est pas une des particularités les moins tristes de notre temps que ce grand nombre d’impopularités douteuses, dont on ne saurait définir d’une manière précise l’origine, et dont M. About et M. Renan fournissent les exemples les plus récents. Il s’en est fallu de bien peu que M. Renan ne fût défendu que par la police, qui avait manifesté en sa faveur une sollicitude désastreuse. Il n’a échappé à ce danger que grâce à ses adversaires, ce qui lui prouvera, je l’espère, l’avantage qu’il y a à avoir des inimitiés et des sympathies tranchées. Les ennemis de nos ennemis sont nos amis, tel a été le cri de ralliement de ceux qui se sont groupés autour de M. Renan le jour du combat. Le bruit s’étant répandu que des conférences avaient été tenues dans le quartier Latin, dans le but d’organiser une manifestation contre le libre penseur, tous ceux qui croient qu’il doit exister pour la science des asiles inviolables, qu’il est indispensable de garantir l’indépendance du professeur, et que le but de l’enseignement est de chercher à résoudre les problèmes et non de les éluder par des formules banales, tous ceux-là, dis-je, ont compris qu’il fallait faire taire les petites méfiances, et ils ont fait à M. Renan un véritable triomphe. Ce triomphe, on le sait, n’a été obtenu qu’à la suite d’une lutte qui a motivé la suspension du cours. Pour me servir des termes mêmes de l’arrêté de M. le ministre de l’instruction publique, M. Renan aurait, dans son discours d’ouverture, « exposé des doctrines qui blessent les croyances chrétiennes et qui peuvent entraîner des agitations regrettables ». Chacun peut aujourd’hui juger par lui-même de la vérité de cette assertion, car le discours de M. Renan a été publié en brochure. Malgré tout ce qu’on en a dit, il me semble difficile de nier que M. le ministre ait raison et que les croyances, même des sectes chrétiennes les plus tolérantes, ont dû se trouver blessées de certaines expressions. La question est de savoir s’il est possible d’éviter que ces croyances soient blessées parfois par l’indépendance de la science, et s’il est nécessaire, dans leur intérêt même, de les soustraire à tout contact avec l’esprit de libre investigation. Aucune subtilité d’argument ne pourra faire accepter à un chrétien, à quelque communion qu’il appartienne, la négation de la divinité du Christ, et elle me semble clairement formulée dans la phrase que voici : « Un homme incomparable, si grand que, bien qu’ici tout doive être jugé au point de vue de la science positive, je ne voudrais pas contredire ceux qui, frappés du caractère exceptionnel de son œuvre, l’appellent Dieu, opéra une réforme du judaïsme, réforme si profonde, si individuelle, que ce fut, à vrai dire, une création de toutes pièces. » Ce passage, où le sens s’engloutit et disparaît à plusieurs reprises dans les fondrières de phrases incidentes par trop multipliées, accuse suffisamment les doctrines de M. Renan, mais donne une idée fort erronée de son style, qui est en général clair, rapide et nerveux. Plus loin, il ajoutera avec non moins de netteté quant au fond, et avec plus d’élégance quant à la forme. « Parvenu au plus haut degré religieux que jamais homme avant lui eût atteint, arrivé à s’envisager avec Dieu dans les rapports d’un fils avec son père, voué à son œuvre avec un total oubli de tout le reste, et une abnégation qui n’a jamais été si hautement pratiquée, victime enfin de son idée et divinisé par la mort, Jésus fonda la religion éternelle de l’humanité, la religion de l’esprit, dégagée de tout sacerdoce, de tout culte, de toute observance, accessible à toutes les races, supérieure à toutes les castes, absolue en un mot. »

Les travaux de M. Renan sur les questions d’histoire religieuse ont été si nombreux et ces questions se rattachent d’une manière si directe à l’histoire des peuples dont il devait étudier les langues, qu’il semble impossible que ce qui est arrivé n’ait pas été prévu. On se demande quel programme rigoureux il eût fallu imposer au professeur et quelles garanties il eût fallu exiger de sa docilité, pour obtenir qu’en parlant des peuples sémitiques il évitât de définir leur part dans la civilisation, part essentiellement religieuse, puisque nous leur devons les trois religions qui se partagent le monde civilisé : le judaïsme, le christianisme et l’islamisme. Une fois sur ce terrain, la position de M. Renan ne pouvait être douteuse ; ses antécédents l’obligeaient, et il lui eût fallu un bien grand courage, en le supposant enclin à faire des concessions, pour se les permettre devant l’auditoire qui l’entourait l’autre jour au Collège de France. Il faut bien le dire, la conscience publique montre aujourd’hui des exigences dont on aurait pu la croire désaccoutumée ; le temps des équivoques est passé, et il semble vraiment que ce grand système de bascule, dont petits et grands ont fait un si bel usage depuis quelques années, doive faire place à une autre loi politique. M. Renan n’a fait qu’une leçon : s’il eût paru renier ses opinions bien connues, on peut affirmer que même cette première leçon n’aurait pu s’achever. Son cours, il est vrai, a été suspendu, bien qu’on l’ait applaudi ; s’il eût été sifflé, aurait-il pu continuer à professer ? Il y a, du reste, tout lieu de croire que son éclipse ne sera que temporaire, et qu’il ne faut la considérer que comme une satisfaction accordée à des susceptibilités dont il faut bien tenir compte, et qui se trouvent froissées aujourd’hui de tous côtés.

Ajoutons, pour être juste, que M. Renan à tracé un programme fort net de l’enseignement qu’il se proposait de faire, et qu’il n’a fait aucune concession à ceux qui prétendent avoir le monopole de la vérité. « Il faut, a-t-il dit avec raison, que ceux-là renoncent à être les maîtres du monde. Galilée, de nos jours, ne se mettrait plus à genoux pour rétracter ce qu’il saurait être la vérité. » Plus tard, dans une lettre adressée au Constitutionnel, il a protesté contre une assertion de ce journal, qui prétendait qu’en acceptant la chaire d’hébreu au Collège de France, M. Renan avait pris sur l’honneur l’engagement de ne pas sortir du programme tracé par le ministre de l’instruction publique dans le rapport qui accompagnait la nomination. M. Renan aurait, d’après son propre dire, proposé une autre rédaction différant essentiellement de celle du ministre, et qui n’a point été adoptée. Il existe, ce me semble, une certaine contradiction entre cette assertion et cet autre passage de la même lettre : « M. le ministre de l’instruction publique connaissait trop bien les devoirs d’une administration libérale pour me poser des conditions ; il connaissait trop bien mon caractère pour croire que je pusse en accepter aucune. » Lorsque deux contractants proposent chacun leur rédaction du traité qui doit les lier, celle qui est adoptée est censée faire loi pour l’un et l’autre, à moins qu’il n’y ait protestation de la part de celui dont la formule a été rejetée. M. Renan a adhéré tacitement au programme du ministre en acceptant la nomination qui l’accompagnait. Mais peut-être suis-je injuste, car, après tout, le cours de M. Renan a été une protestation ; en tout cas, prenez-vous-en à ce mot de « mon caractère », qui m’offusque toujours un peu quand je le rencontre sous la plume d’un homme qui parle de soi. Le caractère pour les hommes, c’est comme la vertu pour les femmes, il faut toujours laisser aux autres le soin d’en parler.

III

Si la jeunesse des écoles ne tient pas dans les circonstances présentes une conduite admirable, ce ne sera pas faute de bons conseils. Tout le monde aujourd’hui lui en donne d’excellents, mais ils ne sont pas toujours faciles à suivre. On lui dit de cent façons diverses : Réveillez-vous, mais ne remuez pas ; soyez enthousiastes, mais prudents ; manifestez vos sympathies et vos désapprobations, mais ne faites point de rassemblements. Ce dernier conseil a été appuyé, par le Moniteur, d’une note menaçante qui a confirmé, aux yeux de bien des gens, l’existence d’une agitation à laquelle ils se refusaient de croire, tant l’habitude en semblait perdue parmi nous. Il y est dit que les élèves ou étudiants « qu’on verra dans un rassemblement quelconque seront immédiatement chassés de l’Académie de Paris et privés de leurs inscriptions ».

Quand on songe que la curiosité de la jeunesse ou même un simple hasard peut exposer un étudiant à une peine arbitraire qui entraverait matériellement, ou pourrait même lui fermer sa carrière, on aime à se persuader que l’autorité y regarderait à deux fois avant de donner effet à ses menaces. Ajoutons qu’il n’est jamais sage, si fort qu’on soit, de se faire des ennemis éternels, or la jeunesse ne meurt pas. Les générations se succèdent sans interrègne sur ce trône charmant : la jeunesse est morte, c’est-à-dire elle est vieille, c’est-à-dire elle est nous ; vive la jeunesse !

Remontons le cours des années, de la jeunesse à l’enfance ; voici les crèches. Jusqu’à présent elles avaient prospéré sous la direction de la charité individuelle ; l’administration vient de les entourer de ses longs bras protecteurs. Désormais elles se trouvent placées sous le patronage de l’impératrice et sous l’action de l’administration départementale. Aucune crèche ne pourra être ouverte si les personnes qui y sont préposées « ne présentent pas des garanties suffisantes », — expressions qui pourront devenir fort élastiques entre les mains des préfets, — et l’impératrice est investie du droit de pourvoir à la présidence et à la vice-présidence des conseils d’administration. Du berceau à la tombe, de la crèche aux pompes funèbres, toujours la même vigilance ! On se figurerait volontiers que tout dans notre pays se trouve déjà sous le contrôle de l’administration ; eh bien ! chaque jour un nouveau décret nous apprend que quelque chose y avait échappé jusqu’alors. L’initiative individuelle chez nous compte ses droits, comme l’homme compte ses années, en les perdant.

La presse a reçu de nombreux avertissements dont je ne me sens pas le courage d’entreprendre l’énumération. Je rappellerai seulement que le cours que faisait M. Pelletan dans la salle des lectures de la rue de la Paix a été interdit par M. le ministre de l’instruction publique. N’était-il pas facile de deviner ce que j’allais dire, rien qu’en lisant ce nom de Pelletan ?

IV

Comment ne pas parler de la Chine, quand à chaque instant quelque chose vient la rappeler à notre souvenir ? Le matin, ce sont les ventes des commissaires-priseurs ; le soir, ce sont les journaux qui rendent compte des séances des Chambres. Qui nous eût dit cela il y a quelques années nous aurait bien surpris. Il va sans dire qu’il est de certains sujets chinois que je ne veux pas aborder ; ils touchent à la politique, que dis-je ? ils sont la politique même du jour ; mais si, dans ce vaste champ du Céleste-Empire, je ne veux ni moissonner ni même glaner, je pense qu’il me sera permis d’y cueillir quelques bouquets avant que la chronique politique n’y mette sa faux. Bien des gens nous ont dit, et entre autres M. le comte de Palikao, qui doit bien le savoir, que nous étions allés en Chine surtout pour y rétablir le catholicisme, et que nous y avions réussi ; c’est bien possible, car notre brave armée est capable de tout. Elle est capable même d’avoir fait mieux que la plus belle fille du monde, et d’avoir donné de la religion aux Chinois. Cependant, je l’avoue, je suis moins sûr de ce qu’elle a porté en Chine que de ce qu’elle en a rapporté, car ceci, je l’ai vu. Si l’on a planté la croix, en revanche on a cueilli de bien superbes chapelets, — des chapelets faits avec des colliers, — ce qui établit un certain lien entre l’exportation et l’importation. Les beaux albums avec leurs admirables peintures sur soie ! Et le reliquaire des divinités protectrices du palais d’été, — qui l’ont si mal protégé ! Et les porcelaines et les étoffes, — cela va sans dire quand il s’agit de la Chine, — qui pourra décrire toutes ces magnificences ? Le bon état que celui de missionnaire, quand on l’exerce avec des fusils en guise de cierges ! Vivent les expéditions lointaines, si elles doivent nous rapporter de semblables merveilles ! J’ai bien peur cependant que la Cochinchine ne nous envoie rien de pareil. À ce propos, je voudrais hasarder une question que j’ai depuis longtemps au bout de ma plume. Pourquoi dit-on toujours « l’extrême Orient » en parlant de la Cochinchine ? Cet euphémisme est-il nécessaire ? Y a-t-il quelque chose de déshonnête dans ce mot de Cochinchine, qui échappe à mon ignorance, et qui oblige à une périphrase ? Ou bien MM. les membres du Sénat et du Corps législatif croient-ils réellement que ce soit là l’extrême Orient ? N’ont-ils jamais vu sur une carte que Pékin, et à plus forte raison Nankin, — sans parler du Japon, — sont situés bien à l’est de l’extrémité la plus orientale de la Cochinchine ? En France, on n’est pas géographe à demi, et ceux d’entre nous qui ne s’occupent pas de produire les plus belles cartes du monde se croient dispensés des notions les plus élémentaires de géographie. Si la question d’Amérique a été peu suivie chez nous dans ses détails, c’est surtout, croyez-le bien, parce que les noms des États de la ci-devant Union ne sont, pour la masse du public français, qu’une liste de mots bizarres qui n’offrent aucune idée bien nette à l’esprit. L’autre jour encore, un de nos romanciers, dans le feuilleton d’un grand journal, désignait le Mexique sous le nom de far West (extrême Occident). Décidément, c’est l’adjectif extrême qui tente, je le vois bien.

Avant de quitter la Chine, j’aurais envie de présenter une pétition au Sénat en faveur de nos alliés les Anglais. Il me semble que leurs amis ont été bien durs envers eux. Les sorties franchement anglophobes peuvent égayer l’Angleterre comme elles divertissent la France ; mais je suis un peu plus inquiet de l’effet qu’ont dû produire de l’autre côté de la Manche nos protestations d’amitié. Sérieusement, ne serait-il pas temps que nos assemblées abandonnassent cette habitude invétérée de vanter la France à tout propos aux dépens de toutes les autres nations ? À quoi bon ?

Ne sommes-nous pas tous intimement convaincus de notre supériorité ? Quant aux étrangers, nous ne les persuaderons jamais. Nos assemblées devraient se rappeler qu’elles représentent le pays, ce qui oblige à une certaine modestie, car on ne se loue pas soi-même, et le patriotisme même doit avoir sa pudeur. Il y a encore la question politique : quand on ne veut pas avoir d’égaux, il faut renoncer à avoir des amis. Que M. le comte de Palikao dise que « le catholicisme que représente la France est une influence morale, tandis que l’influence des Anglais ne se révèle que par des intérêts commerciaux », passe encore ! On conçoit qu’un soldat éprouve un grand dédain pour les questions d’argent ; mais on admettra qu’il est assez singulier de voir M. Billault prononcer un discours dans une intention expresse de conciliation et dire : « Toutes les nations n’ont pas les mêmes besoins ni les mêmes instincts. Aux uns il faut une plus grande masse de profits et d’avantages matériels ; d’autres vivent de plus de gloire et recherchent plus de grandeur. Mais pourquoi, a-t-il ajouté, flétrir les qualités particulières à chacune des deux puissances, qualités qui les poussent à rechercher, l’Angleterre des éléments pour son commerce, et la France pour sa gloire. »

Je dis, moi, qu’il faut que les Anglais — ces compatriotes de Bacon, de Shakespeare et de Newton — aient le caractère singulièrement bien fait, s’ils sont contents de la part qu’on leur assigne. Que penseriez-vous d’un de vos amis qui vous rencontrerait sur le boulevard et vous dirait d’un ton impartial et affectueux : Nous avons chacun nos goûts et nos aptitudes ; vous, vous aimez les choux au lard, et moi, j’aime la musique. Ou bien encore : Cher ami, nous avons l’un et l’autre nos particularités physiques : vous avez de très grands pieds, et moi j’ai de forts grands yeux. Croyez-vous, quand même la chose serait vraie, que votre amitié s’en trouvât fort resserrée ? Et ne seriez-vous pas tenté de dire que votre ami, malgré ses grands yeux et son goût pour la musique, est un fat insupportable ?

V

Puisque j’ai parlé de l’Angleterre, disons quelques mots d’une petite guerre littéraire qu’elle vient de nous faire et dans laquelle, il faut l’avouer, nous avons été vaincus. On devine que je veux parler du Comte de Boursoufle, cette prétendue comédie de Voltaire. Je n’apprendrai rien à personne aujourd’hui en disant qu’elle n’est que l’imitation, on pourrait presque dire la traduction, d’une pièce de l’Anglais Van Brugh, intitulée The Relapse (la Rechute), laquelle pièce fut jouée à Londres en 1697, alors que Voltaire avait trois ans. Si précoce que fut le petit Arouet, on ne peut avec vraisemblance réclamer pour lui la priorité d’invention. Ce qu’il y a de surprenant dans l’affaire, ce n’est pas le plagiat de Voltaire — il prenait volontiers son bien où il le trouvait, et puis, il ne faut pas oublier qu’il n’a jamais réclamé la paternité du Comte de Boursoufle, — c’est bien plutôt le temps qu’ont mis les critiques de Paris à découvrir la chose. Qu’on n’ait pas connu la pièce de Van Brugh, passe encore ! elle est enfouie dans ce répertoire cynique et grossier qu’on appelle le vieux théâtre anglais ; mais il en existe une imitation faite par Sheridan en 1777, sous le titre de The Trip to Scarborough (le Voyage à Scarborough), qui se jouait encore il y a une dizaine d’années à Londres, et dans laquelle tous les personnages du Comte de Boursoufle se retrouvent. On comprend difficilement qu’il ait fallu qu’un journal anglais, l’Athenæeum, vînt nous l’apprendre. Il était en droit de se moquer de nous : il ne l’a pas fait, et il a réclamé son bien fort modestement.

Je ne vais pas aujourd’hui, après tout le monde, faire l’histoire de la pièce anglaise, et je me garderai surtout de reproduire la liste des acteurs et actrices qui y ont brillé depuis un siècle et demi, liste dont la plupart des critiques, pour faire preuve d’une érudition tardive, ont gratifié leurs lecteurs. Je connais trop le placement excentrique de consonnes que se permettent les protes à l’égard des noms étrangers, et au besoin j’ai devant moi le feuilleton du Journal des Débats, qui pourrait me servir d’avertissement. Sur vingt noms, il y en a bien quinze d’estropiés. Je dirai seulement que la réclamation avait paru depuis plus de quinze jours avant de passer le détroit, et que pendant ce temps-là nos feuilletonistes se compromettaient à qui mieux mieux. Plus d’une fois j’aurais été tenté de prendre la plume, pour l’amour de la justice, si je n’avais compté sur certains critiques que je vois tirer leur subsistance principale des revues et des journaux anglais. Je me reposais surtout sur M. Philarète Chasles. Enfin il est venu ; mais il était bien tard, bien tard surtout pour son collaborateur du Journal des Débats, M. Jules Janin, qui avait déjà consacré un feuilleton à la glorification de Voltaire à propos du nouveau chef-d’œuvre. Aussi M. Janin a-t-il fort mal pris la chose, et s’est-il bien vengé de ces coquins d’Anglais qui se sont laissé piller. Il a commencé par traduire l’article du journal anglais, puis il s’est moqué des fautes de français qui se trouvent dans la traduction. Il est difficile d’imaginer un système de critique plus ingénieusement injuste. Mais, à ce compte-là, Horace lui-même ne serait pas en sûreté, car si je ne me trompe, M. Janin l’a traduit aussi. Enfin il a appelé les Anglais gens pessima ridens , et tout cela parce qu’il avait reconnu dans l’œuvre d’un de leurs dramatistes du second ordre tout l’entrain et la gaieté de Voltaire. Mieux eût valu leur rendre de bonne grâce ce qui leur appartient et se borner, pour toute vengeance, à rappeler que, si tous les comptes étaient réglés, l’Angleterre nous devrait bien du retour, car depuis plus d’un siècle et demi son théâtre ne vit guère que d’emprunts faits au nôtre. La plupart même des sujets de ses comédies si licencieuses de la fin du dix-septième siècle, — la honte de la littérature anglaise, — ont une origine française, mais le cynisme de la réaction antipuritaine en Angleterre les a défigurés pour les accorder au goût d’un parterre dépravé et grossier. On ne reconnaît ni Molière ni Corneille sous ces travestissements immondes. Pourtant ni l’esprit ni le gros sel ne manquent dans ce théâtre, qu’aucun public ne pourrait tolérer de nos jours, et, sous ce rapport, Voltaire n’a rien eu à ajouter, même à ce pauvre Van Brugh.

M. Jules Janin s’est montré anglophobe à tel point, que s’il pouvait se rencontrer de l’autre côté du détroit des critiques aussi peu au courant que lui de la littérature des autres pays, je ne serais point étonné qu’il leur vînt l’idée que c’est le marquis de Boissy qui écrit dans le Journal des Débats sous le pseudonyme de Jules Janin. Dans le récit ironique qu’il fait du voyage de Voltaire à Londres en 1726, il commence par nous apprendre que ce voyage a été entrepris parce que Voltaire avait ouï dire que l’Angleterre avait produit Pope et Milton, et parce qu’il savait le nom de Congreve et celui d’Isaac Newton. Singulier accouplement, on l’avouera, que celui de ces deux derniers noms ! Je crois, pour moi, que Voltaire en savait plus long, tout jeune qu’il était. Puis M. Janin admet que, dans le catalogue des hommes de génie de l’Angleterre, Voltaire n’a cité ni Van Brugh et sa Rechute, ni Sheridan et son Voyage à Scarborough. Personne, que je sache, ne lui avait reproché cet oubli. Van Brugh n’était point un homme de génie, et l’on pouvait se dispenser de le nommer. Quant à Sheridan, il ne devait naître que vingt-cinq ans plus tard, et ne devait écrire sa comédie qu’en 1777. Voilà donc Voltaire bien disculpé, — au sujet de Sheridan surtout. Enfin, il clôt cette croisade contre la lourde gaieté britannique par un mot — oserai-je le répéter ? — sur le bonomane Dumollard  ! Oh ! M. Janin ! ne défendez plus comme cela l’esprit français, s’il vous plaît ! Ne savez-vous pas que l’esprit se défend, comme Phryné, en se montrant ? La gent laide dans le rire , n’est-ce pas surtout celle qui fait des calembours sur les assassins ? Van Brugh lui-même, s’il revenait au monde, ne voudrait pas de votre lugubre plaisanterie.

Restituons à Van Brugh ce qui lui appartient ; Voltaire n’en sera guère appauvri. Si l’on prête si volontiers aux riches, n’est-ce pas un peu parce qu’on compte que les riches rendront facilement ?

10 avril 1862

Les vieilles questions. — Sinistres de presse. — Vente de la bibliothèque de M. Pelletin. — Ventes dans le demi-monde. — Le Parfum de Rome, de M. Veuillot.

I

Il est bien des manières, pour le chroniqueur, de se décourager et de prendre en pitié sa besogne, mais la plus simple et la plus efficace, sans contredit, serait, à mon avis, de se relire de temps à autre. Je ne compte pas sur l’effet que produirait sur lui le style ou la forme plus ou moins heureuse qu’il a pu rencontrer dans le passé, bien qu’il y trouverait probablement une cause d’abattement et qu’il se dirait qu’il ne ferait plus si bien aujourd’hui, par la raison qu’en fait de revues, comme pour toute autre chose, ce n’est jamais ce qui est fait qui paraît difficile, mais ce qui est à faire. C’est du fond même que je veux parler.

Il n’y a pas de règle de perspective pour tous ces petits événements parisiens qui ne relèvent directement ni de la politique, ni de la religion, ni de la littérature, mais qui tiennent un peu à tout cela, et lorsqu’on les revoit, dépouillés de l’attrait de l’actualité, les proportions qu’on leur a données, à l’exemple du public, paraissent parfois grotesques. Il y a des pages entières bâties sur des riens, des riens dont tout Paris s’est préoccupé un instant, qui ressemblent, — qu’on me pardonne cette comparaison ambitieuse, — à ces grandes pyramides élevées à tant de frais pour recouvrir une petite momie qui tombe en poussière dès qu’on la rend au jour. Mieux que cela : il est des choses qui accaparent toute l’attention publique à leur début ; on les suit avec avidité, on se demande si l’on pourra prendre patience jusqu’à la conclusion, tant l’intérêt est vif et pressant, et pourtant, pour peu que le destin ou la providence, — comme vous voudrez, — traîne l’affaire en longueur, on pourra se dispenser de parler du résultat, quand enfin il sera acquis ; personne ne s’en apercevra. Vous souvient-il du procès Mirès ? A-t-il fait assez de bruit ? Il se juge à nouveau aujourd’hui : qui donc y songe ? Il est vrai que ce n’est plus à Paris que l’affaire se plaide, ce qui change bien les choses pour le Parisien, toujours peu disposé à dépasser les fortifications, même en idée. Cependant, à Douai, les millions ne s’alignent pas avec moins de majesté, et la défense nous expose avec le même orgueil ces vues larges et grandioses, ce désir philanthropique de doter le pays de richesses nouvelles, qui ont rencontré jadis tant d’ingratitude dans le public et jusque chez la justice. Parlez de cela aujourd’hui au premier venu, à un de ces zéros dont se compose le chiffre imposant qui représente un public, et il vous répondra d’un ton dédaigneux : « Je vous avouerai que tout cela ne m’intéresse guère. » C’est cependant là le même ennuyeux qui vous assommait l’an dernier en vous parlant de Mirès quinze jours durant !

Et l’Académie ! La voilà enfin faite, cette élection si ardemment disputée, et M. Octave Feuillet est nommé ! — Eh bien ! oui, après… — Comment ! après ? mais c’est un homme de lettres. — C’est vrai ! mais une fois n’est pas coutume, comme on dit, et l’Académie a bien fait de le nommer tout de même. Il y a à parier qu’il écrira moins désormais. Et puis il faut bien qu’il y ait quelques gens de lettres à l’Académie pour rédiger les rapports sur les prix Monthyon et autres, et pour faire les terribles lectures que vous savez. Quand on songe qu’avant six mois d’ici il y aura une séance annuelle, cela fait frémir ! — Bah ! ne parlons pas de cela. Que l’Académie nomme qui elle voudra, cela m’est bien indifférent. — Et voilà encore une question d’hier qui est enterrée aujourd’hui.

Il en est de même de l’histoire du fameux Américain M. Peabody, qui, pour reconnaître le bon accueil qu’il a trouvé, comme étranger, à Londres, il y a vingt-cinq ans, et pour justifier en quelque sorte une prospérité inouïe, a donné trois millions sept cent cinquante mille francs aux pauvres de Londres. Il paraît que c’est une idée qui n’était encore venue à personne. On ne donne pas tant que cela, si riche qu’on soit, et l’impôt volontaire de la charité n’est point un impôt progressif. Vous possédez une pièce de vingt sous et un pain de quatre livres ? partagez avec le prochain : rien de plus naturel, et personne ne s’en étonnera ; mais quatre millions ou peu s’en faut, c’est trop d’un seul coup pour les pauvres. Mais, à ce compte-là, il n’y en aurait bientôt plus ! Ce qui a ajouté à la stupéfaction générale, c’est qu’il se soit trouvé un homme qui donne une pareille somme de son vivant sans mettre d’autre condition à ses libéralités que celle de les distribuer sans égard aux opinions politiques ou aux croyances religieuses. On laisse volontiers ce qu’on ne peut pas emporter, et l’on voit pas mal de gens faire en mourant un dernier placement à gros intérêts, en échangeant l’argent dont ils n’ont plus que faire contre une promesse d’action du paradis ; mais donner, là, simplement, bêtement, comme un enfant donne son gâteau à un gros chien qui le happe et qui n’en a pas moins faim après, cela ne s’était jamais vu. Et pourtant, malgré tout ce que cette histoire a d’extraordinaire, si M. Peabody veut qu’on parle encore de lui dans huit jours, il faut qu’il recommence.

J’aime à croire que le flot de l’oubli ne tardera pas à recouvrir aussi cette fameuse histoire du Merrimac, ce bateau endiablé de la confédération américaine du Sud, qui vient si lestement à bout des plus belles frégates. Ce n’est pas seulement parce que ce monstre, qui marche sous l’eau, qui tue sans risque pour lui et qui ne se réserve aucun moyen d’être miséricordieux envers les vaincus, a tout l’odieux d’un ennemi anonyme, que je n’aime pas à en entendre parler, — en fait de guerre, j’attache peu d’importance aux nuances, les plus terribles sont peut-être les meilleures, parce qu’elles sont les plus courtes, — ce dont je me plains surtout, ce sont les démonstrations auxquelles sa victoire donne lieu dans les salons. Que les puissances maritimes de l’Europe y puisent des leçons pour leurs armements futurs, rien de mieux ! mais que, sous prétexte d’illustrer une théorie, le premier ennuyeux venu se permette, de son autorité privée, de m’élever au rang de frégate, de se lancer sur moi à toute vapeur, de m’enfoncer dans les flancs un éperon imaginaire, de reculer pour fondre de nouveau sur moi, et de ne m’abandonner enfin que lorsqu’il m’a coulé à fond, c’est ce que je n’admettrai jamais ! Voilà pourtant à quoi l’on est exposé depuis dix jours quand on cause dans un salon de Paris.

L’apparition de deux volumes, formant la première partie du roman de Victor Hugo, les Misérables, a fait une diversion utile. Tout autre sujet de conversation a pâli devant cette œuvre, autour de laquelle s’élève un concert unanime d’éloges. Celui qui se permettrait aujourd’hui la moindre note discordante serait fort mal accueilli ; aussi n’entend-on guère la voix de la critique, même sous sa forme la plus respectueuse. À vrai dire, il se produit des admirations passionnées qui étonnent un peu l’observateur qui ne veut voir dans ce roman qu’une œuvre littéraire. Il comprend difficilement que des gens qui n’admiraient ni Notre-Dame de Paris, ni le Dernier jour d’un condamné, éprouvent tant d’enthousiasme pour un ouvrage qui les rappelle à tant d’égards, par ses beautés comme par ses défauts. Cela ne s’explique, ni par l’admiration pour le talent de l’écrivain, ni par la sympathie pour ses théories sociales, et il est évident qu’il faut tenir compte du piédestal de l’exil dont Victor Hugo n’est pas encore descendu. Cette unanimité est donc une générosité qui fait honneur au public, mais elle n’est pas que cela, et il y a autre chose encore. À ce propos, qu’on me permette ici une anecdote qui expliquera ma pensée. Ces jours-ci, un ouvrier, fort rangé du reste, me contait qu’en 1848 il suivait fort assidûment toutes les prédications icariennes de M. Cabet. — Vous étiez donc communiste en ce temps-là ? dis-je fort naturellement. — Non pas ! me répondit-il, cela m’ennuyait fort ; ce que j’en faisais, c’était pour faire enrager ma femme. — Eh bien ! aujourd’hui, pour une raison ou pour une autre, presque tous les journaux ont comme cela quelqu’un à faire enrager, et je crois que les Misérables en profitent un peu.

Quand les premières fanfares auront cessé de retentir, viendra le tour de la critique. Je ne pense pas qu’elle doive désarmer en face de ce grand succès, mais avec de certains livres destinés à une longue vie, rien ne presse. Pour mon compte, je ne me sens pas assez calme pour juger, et je demande à relire.

Je me suis toujours imposé le devoir douloureux de marquer d’une croix dans ma revue les malheurs les plus remarquables arrivés à la presse. Je constate donc avec plaisir que, pendant le mois dernier, elle n’a eu que peu à souffrir des rigueurs de l’autorité. Est-ce mansuétude de la part de celle-ci, ou surcroît de prudence chez les écrivains, je ne saurais le décider. Il est certain que l’art de dire sans parler et l’usage des sous-entendus ont fait de grands progrès chez nous, et ce n’est plus par la clarté que brille aujourd’hui l’esprit français. On pourrait citer tel article de journal qui est un véritable rébus, et que pourtant chaque lecteur comprend. Il ne s’agit que de s’entendre sur la valeur des signes. Reste à savoir si ce procédé littéraire, éminemment conservateur pour l’écrivain, l’est autant pour la langue, et si nous ne courons pas risque d’avoir d’ici à peu de temps un grand nombre d’ouvriers adroits qui ne sauront plus se servir que d’un outil faussé. Je sais des équilibristes à qui leur plume sert de balancier, et devant lesquels chacun s’extasie, qui se trouveront bien embarrassés le jour où ils pourront dire tout ce qu’ils pensent ou tout ce qu’ils ont l’air de penser aujourd’hui. Un homme se faisait voir à la foire : il écrivait, il brodait, il dessinait avec les pieds, le tout assez mal ; mais on s’émerveillait, parce que cela se faisait avec les pieds. Seulement, un beau jour, on s’aperçut qu’il avait complétement perdu l’usage de ses mains.

Toujours est-il qu’il n’y a eu, je crois, que deux sinistres de presse à déplorer à Paris ce mois-ci. Le Travail, journal rédigé par une réunion d’étudiants, qui était un des rares signes de vie que donnait la jeunesse, a dû cesser de paraître. Le gérant a été condamné à sept cents francs d’amende et à deux mois de prison, et l’imprimeur à cinq cents francs d’amende et à un mois de prison, pour avoir traité des questions de politique et d’économie sociale dans un journal non autorisé et non cautionné. Il est juste d’avouer que ces questions étaient toujours traitées avec une grande chaleur, et quelquefois avec talent. La Gazette de France, de son côté, a été condamnée, en la personne de son gérant, à un mois de prison et cinq cents francs d’amende, pour avoir dit à ses lecteurs qu’une souscription avait été ouverte parmi les étudiants, pour racheter la bibliothèque que M. Pelletan a mise en vente pour payer l’amende et les frais de justice de son procès. Ceci me rappelle que cette vente de la bibliothèque de M. Pelletan a eu lieu, en effet, à une époque qui se trouve, à strictement parler, dans le domaine de cette revue, dans les premiers âges du mois, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi. Je n’irai point, à l’exemple de cette imprudente Gazette, rechercher qui furent les acquéreurs du petit nombre de volumes dont la vente produisit la somme demandée par l’écrivain, mais j’ose dire que cette vente eût bien étonné un bibliophile étranger, égaré ce soir-là dans la salle Sylvestre. Il aurait eu de la peine à comprendre l’ardeur avec laquelle un public fort peu nombreux se disputait quatre ou cinq volumes de Rousseau, d’une édition fort commune. Peut-être aurait-il cru à quelque subite explosion de bibliomanie parmi le corps des sergents de ville, qui se trouvait largement représenté à cette vente.

Je me suis laissé dire qu’un volume des chansons de Béranger, surtout, avait été poussé fort loin. Si cela est vrai, je me demande si M. Pelletan n’a pas éprouvé quelques remords en l’apprenant. C’était peut-être en feuilletant ce volume qu’il a écrit jadis sa critique si acerbe du vieux chansonnier, dont la tombe était à peine fermée, critique à laquelle il donna cette épigraphe d’autant plus cruelle, qu’elle était empruntée à la victime : « Encore une étoile qui file… » Mais l’ombre de Béranger doit être bonne enfant et point rancunière, j’imagine, et elle aura été tout aise d’être pour quelque chose dans la libération d’un homme de lettres aux prises avec le pouvoir. Si l’on se souvient encore dans l’autre monde, elle doit se rappeler ses amendes et ses captivités. Elles lui ont tant rapporté ! Que ce souvenir console M. Pelletan. En France, pour entrer dans la popularité, il n’est rien de tel qu’une clef de prison.

II

Il s’est fait, ces temps-ci, une autre vente d’un genre tout différent, dont je crois devoir dire quelques mots, bien que la matière soit un peu délicate. C’est celle de madame ou mademoiselle Chose. Le nom ne fait rien à l’affaire. Elle se composait surtout de bijoux d’un grand prix et d’objets de curiosité, en un mot, de souvenirs, expression qui, en pareil cas, n’est qu’une antiphrase honnête pour désigner des cadeaux dont on a oublié le donateur et l’occasion. Depuis quelques années, ces ventes sont très fréquentes ; on s’y décide, soit lorsque les richesses deviennent encombrantes, pour faire maison nette et recommencer plus facilement une nouvelle collection, soit pour se ranger, et acheter avec le produit de ces trésors illégitimes un pot-au-feu en or contrôlé à la mairie. S’il ne s’agissait que des vendeuses, il va sans dire que je me préoccuperais peu de la chose, mais comment ne pas s’émouvoir à la vue du public féminin qui se presse, dès que l’occasion se présente, à ces enchères scandaleuses ?

À l’exposition qui a précédé la vente dont il est question, on a pu voir des femmes respectées, appartenant au meilleur monde, se coudoyer et se pousser dans la foule, conduites là par je ne sais quelle curiosité maladive. Il y avait des mères de famille accompagnées de leurs filles ; parmi celles-ci, les unes s’étonnaient de la fortune de l’heureuse femme qui avait su réunir tant de merveilles, et questionnaient ; d’autres, hélas ! ne questionnaient pas. Que faisiez-vous donc là, mesdames ? Veniez-vous surprendre les secrets d’un monde qui, permettez-moi de vous le dire, vous préoccupe d’une façon inexplicable, ou cherchiez-vous tout simplement l’occasion de faire quelque acquisition avantageuse ? Si peu chers qu’ils se puissent vendre, auriez-vous bien le courage de porter ces ornements infimes, et ne craignez-vous pas qu’on ne les reconnaisse à votre cou et à vos bras ? N’est-ce point assez de rencontrer ce monde-là au théâtre dans toutes les pièces que vous voyez, dans les romans que vous lisez, de vous en laisser raconter les anecdotes par tous les hommes de votre entourage, d’en connaître le personnel de nom et de vue ? faut-il encore introduire son souvenir jusque chez vous en vous parant de sa dépouille ? Vous lui prenez ses modes, son luxe équivoque, ses locutions parfois ; tout cela ne suffit-il pas, et jusqu’où l’ambition de rivaliser vous mènera-t-elle ? Il n’est pas jusqu’à son fard que vous ne lui ayez emprunté. Les cosmétiques comptent aujourd’hui dans le budget de la famille. La petite pensionnaire, au sortir du couvent, débute modestement par la poudre de riz sur ses jeunes épaules ; sa sœur aînée, jusque sous l’aile maternelle, rehausse l’éclat de son regard par une ombre presque imperceptible de noir oriental ; plus tard, elle ajoutera à tous ces avantages un peu de rouge et le coup de pinceau aux sourcils ; enfin, elle se donnera le corail des lèvres et les petites veines bleues. Ce sont des étapes qu’il faudra toutes remplir fatalement, car on ne s’arrête pas dans cette voie. Quand une fois une femme s’est décidée à se faire ce qu’elle aurait voulu être, elle poursuit résolument son idéal de beauté à travers tous les obstacles de la nature, et souvent par les chemins qui y conduisent le moins. Ce n’est pas la persévérance qui manque à ce sexe, on le sait.

Tout cela n’est pas bien grave, dira-t-on, et au siècle dernier on voyait de fort honnêtes personnes peintes enroues de carrosse, — c’était une expression du temps. J’aime à croire qu’il en est de même aujourd’hui ; mais il serait bon de ne pas oublier qu’au siècle dernier il existait des barrières sociales qui sont tombées aujourd’hui, et qu’en conséquence un peu plus de soin est peut-être nécessaire pour éviter toute confusion. La toilette des femmes est, du reste, le moindre symptôme du mal que je signale. L’ameublement intime d’une femme élégante, la décoration de sa chambre à coucher et de son boudoir, a quelque chose de presque déshonnête dans son luxe exagéré. Ce dernier trait, disons-le, est tout à fait de notre temps et ne s’était pas encore vu. Ajoutons que c’est dans les sphères les plus élevées, dans les positions qui devraient être le moins douteuses, qu’on découvre le plus cette ressemblance désastreuse avec le monde interlope et équivoque dont tout devrait les séparer. On pourrait presque dire qu’il y a aujourd’hui le demi-monde, le monde, et le monde et demi ; or, en fait de morale, les fractions ne valent rien. Il n’est pas jusqu’au goût si naturel et si instinctif des femmes pour la parure, qui n’ait pris dans ces derniers temps un caractère tout particulier. Ce ne sont plus les bijoux qu’elles aiment, ce sont les pierreries. Il y a parmi elles des connaisseurs qui en remontreraient à des lapidaires. Elles adorent les perles noires, qui sont fort laides ; les diamants bruts, et, depuis la guerre de Chine, les bâtons de jade, qui n’ont jamais orné personne. Que la vanité semble aimable et gracieuse à côté de tout cela ! On se demande quelquefois avec effroi où cette cupidité si savante puisera le dégoût et l’horreur que doit inspirer la vénalité.

III

Voici un livre fort curieux, le Parfum de Rome, de M. Louis Veuillot. Je l’avoue sans détour, je n’ai point été un lecteur assidu de l’Univers, et, en sa qualité de journaliste, j’ai toujours fort peu goûté M. Veuillot. Car, si j’estime que tout esprit vraiment libéral doit savoir accueillir avec calme les opinions de ses adversaires politiques et religieux, et que son devoir même l’oblige à les étudier, il ne m’est pas du tout démontré que l’impartialité le condamne à subir l’invective sous prétexte de polémique. Pour tout lecteur qui n’est pas de son avis, M. Veuillot est moins un adversaire qu’un ennemi personnel, un ennemi qui a parfois de fort mauvaises façons. Les éclaboussures de sa plume, qu’il trempe un peu partout, dans le ruisseau comme dans le bénitier, rejaillissent au visage, et tout en lisant, on sent peu à peu, et quoi qu’on fasse, que la passiveté débonnaire du lecteur fait place à cette rage impuissante de l’homme qui subit un affront dont il ne peut demander raison. Le fauteuil où l’on s’est étendu pour lire avec les intentions les plus impartiales se change en un pilori où l’on s’est exposé volontairement aux projectiles et aux injures de je ne sais quelle dévotion polissonne, et l’on sort de cette lecture fortifié dans tous ses préjugés, confirmé dans ses rancunes les plus aveugles. Que peut gagner l’esprit à un pareil exercice de patience, et, dans l’intérêt même de la tolérance, ne vaut-il pas mieux s’en abstenir ? Cependant il y a chez M. Veuillot des qualités d’écrivain fort réelles qu’il est impossible de méconnaître : un style direct, hardi, très français, saisissant et plein de verve, même lorsqu’il s’abstient de l’invective ; tout cela m’a fait ouvrir avec un certain espoir son nouveau livre. Un ouvrage en deux volumes, me disais-je, impose un certain respect du lecteur et de soi-même ; ce ne peut être l’œuvre d’un jour de colère ou de bile, comme un article de journal ; on en corrige les épreuves lorsque l’entraînement de la première composition est calmé depuis longtemps, et les sages lenteurs de la librairie laissent le temps à tous les repentirs. Hélas ! quel désappointement m’attendait ! Le format seul, et non la forme, est changé, et la diatribe improvisée du journaliste s’est répandue et s’est figée sur une étendue de six à sept cents pages, au lieu de se projeter en deux ou trois colonnes flamboyantes ; voilà tout !

Le parfum de Rome ! qui ne l’a senti, subtil et pénétrant, se répandre, un jour ou l’autre, dans le ciel bleu de ses rêves ? « Les orphelins du monde entier se tournent vers toi, mère délaissée de tant d’empires morts ! » a dit un poète. Étrange parfum qui varie selon le caractère et l’intelligence de celui qui le respire, mais qui enivre les plus froids et les plus sceptiques. J’ai eu de la peine à le reconnaître, je 1 avoue, tel que M. Veuillot l’a recueilli, malgré l’invocation pleine d’emphase qu’il lui adresse dans le premier chapitre de son livre. Son parfum de Rome n’est ni cet arome subtil de la mort qui s’échappe des urnes brisées que tient encore dans ses mains débiles la Niobé des nations, ni l’odeur de sang qui s’élève de ses amphithéâtres en ruine, sang que les barbares, nos pères, ont si bien vengé, ni même l’émanation pénétrante et suave de l’épouse mystique du Cantique des cantiques : Odor vestimentonim tuorum sicut odor thuris, sponsa… C’est un mélange à la fois irritant et fade de l’odeur de bouquins d’histoire ecclésiastique, de vieil encens laïque, de journaux sortant de la presse, de chair d’hérétiques brûlés, et enfin de cette boue du ruisseau de Paris dont M. Veuillot semble avoir emporté une provision jusque dans la ville éternelle afin de la lancer de là au visage de ses adversaires. Il a des pages auprès desquelles les tirades les plus ambitieuses de l’auteur des Martyrs paraissent simples et familières, pour retomber tout à coup dans des apostrophes au « bonhomme Havin avec son équipe de cacographes », à M. Chose, au « joli Renan », à M. About, — désigné tantôt comme « le petit garçon qui tire la langue au Vatican », tantôt comme « ce singe qui gambade présentement », — aux « bulosophes » et aux « véroniens », ou bien encore aux journalistes pris collectivement, qu’il appellera « brochuriers, bêtes d’encre, qui n’ont ni droiture, ni voyages, ni lecture, ni langue », comme si ce n’était pas grâce à sa qualité de journaliste que M. Veuillot est lui-même quelque chose.

Il est bien moins désintéressé quand il s’attaque à la science moderne, qu’il personnifie quelquefois sous le nom de la brute polytechnique, car il est évident qu’il n’a rien de commun avec cette bête-là. Il a non seulement le courage de ses opinions, mais encore celui de son ignorance, et il est franchement et orgueilleusement rétrograde. « Monsieur, disait le docteur Johnson à un adversaire qui lui demandait une légère concession dans la discussion, toutes mes opinions sont liées en fagot, et celui qui en retire la moindre brindille ébranle et relâche le tout. » M. Veuillot se rencontre en ceci avec le vieil anglican bourru, et il tient son fagot bien lié, je vous en réponds. La campagne de Rome, à son dire, est bien cultivée, et si le commerce et l’industrie ne prospèrent pas dans les États pontificaux, c’est qu’il vaut mieux qu’il en soit ainsi. « Pourquoi le gouvernement du pape condamnerait-il ses sujets au travail forcé de la mine et de la manufacture ? Pourquoi les obligerait-il à déterrer le charbon et à respirer le coton pulvérisé, puisqu’il y a des Anglais et des Français, des protestants et des libres penseurs qui font cela pour boire de l’eau-de-vie ? » M. Veuillot, du reste, ne pardonne pas davantage à la science moderne lorsqu’il la rencontre en France ; il a des plaintes amères contre le chemin de fer, qui ne lui accorde que vingt-cinq minutes d’arrêt à Lyon, ce qui l’empêche de visiter les hauteurs de Fourvières, et il voit la liberté pendue aux poteaux du télégraphe électrique. Que ne descendait-il à Lyon, quitte à reprendre son voyage par un autre train, après avoir fait son pèlerinage à Notre-Dame de Fourvières ?

Quand je devrais m’exposer à être pris pour un adorateur aveugle de la brute polytechnique, je persiste à croire qu’une « décision de saint Thomas d’Aquin, une page de Bossuet, un chapitre de Joseph de Maistre, un vers de Corneille et une lettre de madame de Sévigné », ou leur équivalent dans les temps actuels, ne sont point incompatibles avec l’existence des chemins de fer, et que si nous ne produisons rien de pareil, la faute n’en est pas à la locomotive. Saint Thomas d’Aquin allait à pied, Bossuet prenait le coche, de Maistre la malle-poste, M. Veuillot le train express, et j’admets qu’au premier abord il semble exister un rapport singulier entre la rapidité de la locomotion et l’appauvrissement de la pensée chez les théologiens ; mais il serait vraiment trop commode pour notre amour-propre d’ériger la chose en système. Et quand cela serait, qu’est-ce qui empêche M. Veuillot, je vous le demande, de voyager à pied et d’écrire des chefs-d’œuvre ?

On retrouve dans le Parfum de Rome toutes les particularités qui distinguent le style dévot. L’auteur redit volontiers en latin ce qu’il vient de dire en français ; il a des épithètes doucereuses, qu’il applique d’une façon insolite ; après une partie de campagne, il s’écriera : Quelle aimable journée ! et il bâtira sur des jeux de mots des systèmes théologiques. Il donnera comme preuve de la mansuétude de l’Église que du mot Roma, la force, elle a fait amor, sans songer que le nom du calife Omar, qui détruisit, dit-on, quarante mille temples chrétiens et bâtit quatorze cents mosquées, se prête à la même anagramme. Dans le récit qu’il fait de la vie d’une jeune sainte, Albina Gelosi, il adopte bravement le style niais et inconvenant des petits bons livres ; il parlera de « l’agneau qui paît parmi les lis », et sous sa plume, la jeune pensionnaire de huit ans sera « la fervente petite vierge ». On se demande s’il croit la distinguer, par cette qualification, des petites filles du même âge qu’on élève dans les maisons d’éducation laïques. Puis, à côté de ces fadeurs, on trouve tout à coup des pages énergiques. Le Parfum de Rome est un livre à la fois vigoureux et religieux, où ce qui est religieux n’est pas vigoureux, et où ce qui est vigoureux est bien loin d’être religieux.

M. Veuillot n’est pas toujours un croyant, et son scepticisme n’est pas moins remarquable que sa foi. La chose est toute naturelle. Dans les exagérations morales il arrive tout ce que nous voyons se produire dans les difformités physiques. Les unes et les autres ne sont que des déviations de la symétrie, où chaque bosse correspond forcément à une dépression. L’équilibre reprend ses droits en opposant à une épaule trop saillante une hanche trop déprimée ; et M. Veuillot, qui croit à la tradition et à la légende, doute de l’histoire. Il a vu au musée du Capitole trois bustes de Socrate et un d’Aristide, qui lui « suggèrent de grands doutes sur la légende de ces grands hommes ».

« Un de ces trois Socrate représente véritablement Silène, mais Silène fétiche et non pas dieu ; Silène ébauché et débauché, en pleine abjection, confinant au crétinisme. Le second buste présente une physionomie dégrossie, mais encore étrangement engagée dans la matière. Le troisième buste arrive à la beauté socratique ; en le comparant au premier, on est en plein idéal. Lequel de ces trois bustes est le vrai Socrate ? Je ne serais pas éloigné de parier pour le premier.

« En regardant bien, rien n’empêche de penser que ce prétendu sage était tout simplement un bourgeois d’Athènes, très sot et très vaniteux, à qui de plus fins que lui faisaient des mots pour appuyer les doctrines compromettantes qu’ils lui soufflaient et dont ils ne voulaient pas encourir la responsabilité. On a vu de tout temps, et l’on verra toujours de ces éditeurs responsables qui finissent par se persuader qu’ils publient leurs propres conceptions, et qui soutiennent la gageure jusqu’à la ciguë inclusivement. »

M. Veuillot n’y songe pas : si la ciguë ne prouve rien, que devient l’argument du martyre ?

Pardonnons-lui cependant sa malveillance envers ce pauvre Socrate qui était si laid, car il est évident que, malgré tout son spiritualisme, la beauté physique exerce sur M. Veuillot un empire dont il ne peut se défendre. Il est impitoyable pour ceux dont le visage lui semble disgracieux. J’ai déjà dit qu’il ne trouvait pas M. Renan « joli » ; quand il parle de Gibbon, il a soin de dire qu’il n’avait pas l’esprit moins difforme et moins manqué que le visage ; — il l’appelle ironiquement ce « beau Gibbon », ou bien encore « ce singe ». Quand il peint M. de Cavour sous le nom du Subalpin, c’est bien pis. Il s’écrie : « Quelle sorte de mérite voulez-vous qui (sic) se cache sous cette sorte de figure ? Il y a donc une justice ! Quelles jambes ! quel torse ! quelles lunettes ! quelles bajoues ! »

Si « l’infection du réalisme et de la photographie » s’est installée sur la terre, c’est selon lui, pour qu’il reste des portraits ressemblants de ces hommes. En voyant son intolérance à l’égard des imperfections physiques, je ne pardonne pas à M. Veuillot de n’avoir pas placé son portrait en tête de son livre, comme cela se pratique assez souvent aujourd’hui quand l’auteur est un peu bien tourné. Je ne l’ai jamais vu, mais d’après ce qu’il nous dit de la laideur des sceptiques et des libéraux, je tire la conclusion qu’un fidèle aussi fervent que lui doit être bien agréable à contempler. Je signale cette lacune du portrait aux éditeurs pour la seconde édition.

Je ne sais si j’ai réussi à donner quelque idée de ce livre plein de colère, où la piété s’exhale en apostrophes outrageantes et où l’amour de Dieu se révèle par des invectives. Il est évident que la haine est la corde qui vibre le mieux chez l’auteur ; l’imprécation est son véritable élément, et il n’est jamais plus éloquent que lorsqu’il maudit. Pour bien juger son style, il faut lire le chapitre qu’il consacre au P. Passaglia, « le vrai infâme près de qui les autres semblent innocents ; le monstre plus redoutable que le feu, pire que le païen et le renégat ».

« C’est le prêtre ennemi de l’Église, c’est le parricide, c’est Judas encore couvert de la robe des apôtres, la bouche encore pleine du mystère divin. »

Suivent deux pages de malédictions, qui se terminent par ces strophes comminatoires qu’on a peine à croire écrites à Paris au dix-neuvième siècle :

« Si tu ne te repens, que Dieu compte tes pas dans la vie du mal, et qu’il n’en oublie aucun ; qu’il accumule sur toi la charge et l’infection des péchés que tu fais commettre et de ceux que tu aurais remis !

« Que toutes les bénédictions que tu as reçues et que tu renies se retournent contre toi : qu’elles tombent sur toi et qu’elles t’écrasent comme un sacrement de Satan !

« Que les onctions sacrées te brûlent ; qu’elles brûlent tes mains tendues aux présents de l’impie ; qu’elles brûlent ton front où devait rayonner la lumière de l’Évangile et qui a conçu de scélérates pensées !

« Que ton aube souillée devienne un cilice de flammes, et que Dieu te refuse une larme pour en tempérer l’ardeur ! Que ton étole soit à ton cou comme la meule au cou de Babylone jetée dans l’étang de soufre ! »

Quand M. Veuillot se calme, ce qui est assez rare, il dit parfois très bien des choses fort justes.

Le passage où il démontre l’avantage qu’il y aurait pour les hommes d’État à savoir saisir, à l’exemple du gouvernement pontifical, l’opportunité de prononcer ces simples mots : Non possumus , nous ne pouvons, Non licet , il ne t’est pas permis, en est la preuve. Le saint-siège n’a guère employé ces formules que pour défendre des intérêts égoïstes et temporels, mais il n’en est pas moins vrai qu’il y a quelque chose de grand dans ces impossibilités morales opposées à l’oppression de la force physique. Si les gouvernements laïques de l’Europe avaient, eux aussi, des barrières morales infranchissables, je crois avec M. Veuillot qu’ils « auraient sauvé beaucoup de choses qui vont périr et que même ils en auraient créé quelques-unes qui eussent vécu ». Supposez, par exemple, qu’au premier partage de la Pologne les gouvernements de France et d’Angleterre eussent opposé aux spoliateurs un Non possumus et un Non licet, ils n’en seraient pas réduits aujourd’hui à exprimer, la rougeur au front, leur stérile sympathie. Et puisque j’ai parlé de la Pologne, le seul terrain, je crois, sur lequel je pouvais me rencontrer sans dissidence avec M. Veuillot, je profite de cette chance heureuse pour prendre congé de lui.

25 avril 1862

Les Misérables, par Victor Hugo.

IV

Un moraliste chagrin a dit, non sans raison, que l’opportunité surtout est difficile à saisir pour ceux qui font métier de consolateurs. Il est, en effet, un seul instant fugitif, et pourtant très précis, où ils peuvent espérer d’être bien accueillis. Trop empressés ou trop tardifs, ils semblent également barbares : dans le premier cas, ils ont l’air de prévoir un oubli dont les affligés ne veulent pas admettre la possibilité ; dans le second, ils raniment une douleur expirante. Hier, le malheureux était inconsolable, demain il sera consolé. Mais qu’ils glissent entre ces deux dates leurs textes confortants, si faibles qu’ils puissent être, et, la nature aidant, ils feront leur effet. Il en est, jusqu’à un certain point, de même pour la critique, lorsqu’elle s’adresse à des œuvres que le public, pour une raison quelconque, a accueillies avec une faveur plutôt instinctive que raisonnée. Si elle se hasarde à lutter prématurément contre ce courant de bienveillance générale, elle paraît facilement impertinente ; si elle tarde trop à se prononcer, elle court grand risque de n’être que la constatation banale de la réaction qui suit fatalement tous les engouements. À l’opposé de ce qui se voit dans les procès ordinaires, lorsqu’on juge un livre, c’est toujours la défense qui parle la première, et l’accusation n’a que la réplique.

Aussitôt l’ouvrage publié, et faisant suite, pour ainsi dire, aux réclames préliminaires des éditeurs, on voit paraître tout d’abord les articles des amis qui louent quand même et en bloc ; ensuite viennent les critiques réels, puis enfin les détracteurs, ennemis personnels ou adversaires intolérants. Je tiendrais beaucoup, en ce qui concerne les Misérables, à ne me trouver ni dans la première ni dans la dernière de ces catégories ; il me semble donc que le moment est venu de dire mon opinion. Je crois qu’elle est, au fond, celle de beaucoup de gens qui ne sont pas aussi bien placés que moi pour l’exprimer franchement.

Le nom de Victor Hugo est entouré d’une auréole qui impose naturellement, et justement, à la critique. Il y a l’éclat d’un grand talent — soyons ménagers du mot de génie, — le souvenir de vaillantes luttes littéraires que le succès a couronnées, le prestige de l’exil, et, mieux encore, la reconnaissance des gens de bien pour la défense chaleureuse et sincère, quoique parfois un peu fastueuse, de plus d’une noble cause.

Victor Hugo, en un mot, est un maître, pour emprunter une expression au vocabulaire du romantisme ; il a dans la presse de nombreux élèves, une clientèle immense : mauvaise condition pour trouver des juges impartiaux. Aussi, qu’avons-nous vu ? Dès le lendemain de la publication, au sortir d’une lecture hâtive, — ayons le courage de le dire, avant une lecture complète qui aurait pu rendre leur tâche gênante, — la plupart des critiques se sont empressés de payer leur dette en termes vaguement élogieux qui ont dû attirer le public sans l’éclairer. Deux ou trois vigoureux coups d’encensoir lancés un peu au hasard et de longs extraits, tel a été le rôle de presque tous les journaux. C’était une vaste conception, disait-on, qu’il ne fallait pas juger sur les deux premiers volumes seulement ; c’était l’abîme des misères sociales sondé par l’œil du génie et qui donnait le vertige au vulgaire ; c’était un drame colossal, — d’aucuns disaient une trilogie, mot qui fait toujours son effet, — dont la lecture affermissait, retrempait et élevait l’âme ; on y sentait le souffle d’une compassion auguste : autant de moyens de sortir d’une position embarrassante et de se récuser en s’agenouillant. Jusque-là, cette conspiration de l’éloge, dont le pire résultat sera de faire acheter à bien des gens deux volumes fort émouvants, n’a rien que d’excusaille : la critique n’est pas un sacerdoce. Elle n’est qu’une fonction, qu’il serait bon pourtant de remplir consciencieusement. Ce qui me paraît moins justifiable, ce sont les bruits industrieusement — on pourrait dire industriellement — répandus pour exciter à l’avance la curiosité du public. Des traductions de l’ouvrage devaient paraître simultanément dans toutes les langues des pays civilisés, — on avait donné à l’auteur deux, trois, quatre cent mille francs de son manuscrit ; l’éditeur lui-même n’en avait pas lu une seule ligne avant de l’accepter ! Cette dernière particularité, par parenthèse, ôte un peu de valeur à la conclusion qu’on aurait pu tirer de l’élévation du prix. La libéralité de l’éditeur, — en la supposant vraie, — n’est plus qu’une spéculation hardie, une marque de confiance, si l’on veut, mais non un suffrage fournissant une présomption favorable.

Qu’importent, après tout, ces détails ? Plus d’un livre que des éditeurs ont lu et refusé avec raison au point de vue commercial, en a appelé victorieusement de leur jugement et de celui des contemporains. Qui s’enquiert aujourd’hui du prix qu’on a payé le manuscrit de Paul et Virginie ou de Don Quichotte, de Simple Histoire ou de Manon Lescaut ? Donnez-nous vos deux volumes, et « nous verrons bien », comme dit Alceste.

On nous les a donnés, enfin, et nous avons vu. Écartons tout d’abord les exagérations. Rien n’empêche de juger séparément les deux volumes qui ont paru avec le sous-titre de Fantine : on pourrait presque les juger chapitre par chapitre, tant les tableaux qui les composent sont isolés ou faiblement rattachés les uns aux autres par le lien d’une théorie accusatrice de notre régime social. Des trois personnages principaux qui y figurent, deux meurent, le troisième est en fuite et pourrait, à la rigueur, disparaître, sans qu’on pût taxer l’auteur, s’il avait voulu en rester là, d’avoir fait une œuvre incomplète. Ajoutons que les Misérables sont, quoi qu’on dise, tout simplement un roman, ou, s’ils n’en remplissent pas toutes les conditions, en prenant le mot de roman dans son sens le plus élevé, ce n’est pas parce que la conception en est trop vaste ou l’exécution trop épique pour des limites si étroites, mais bien plutôt parce qu’on n’y retrouve pas cette unité d’action, cette convergence des incidents vers le dénouement, cet intérêt soutenu et régulièrement croissant, cette révélation inconsciente des caractères dans le dialogue, qui sont le triomphe de l’art du romancier. Que l’auteur ait annoncé, dans une courte préface, son intention de peindre « une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine », cela ne le place pas en dehors de la catégorie des romanciers, car, si je ne me trompe, tout roman de nos jours a la prétention de peindre, et par là même, de prouver quelque chose. Le procédé seul varie. Parmi les romanciers, les uns proclament tout d’abord une théorie qu’ils commentent ensuite en l’illustrant par des tableaux plus ou moins heureux, tandis que d’autres se bornent à raconter et laissent le public ému tirer la moralité du récit. Ceux-ci sont les habiles, les vrais convertisseurs dont le lecteur subit l’empire sans défiance, et qui réforment en charmant. Charles Dickens est le représentant par excellence de cette dernière école, tandis que Victor Hugo, dans les Misérables, s’est malheureusement relégué parmi les écrivains démonstrateurs. On ne perd pas de vue un seul instant le théoricien socialiste ; c’est lui qui raconte, c’est lui qui décrit, c’est lui qui parle par la bouche de son évêque, de son forçat, de sa fille perdue.

Plus de cent quarante pages du premier volume sont consacrées à la description, dans le sens le plus restreint du mot, de monseigneur Bienvenu, évêque de D…, de son logis et de son entourage. Cet évêque est l’incarnation de toutes les vertus évangéliques, la figure lumineuse qui se détache, selon le procédé ordinaire de Victor Hugo, sur le fond noir du tableau. La charité chrétienne, l’amour universel qui embrasse tous les êtres, est la base de son caractère. Nous le verrons recueillir à sa table un forçat libéré qui lui demande l’hospitalité, en lui montrant son passeport jaune on il est signalé comme « très dangereux », et le loger pour la nuit dans la chambre d’ami qui communique par une porte sans verrou avec la sienne propre. Un autre jour il s’était donné une entorse en se détournant pour ne pas écraser une fourmi. J’oserai dire que ce dernier trait est un peu minutieux pour être noté, et le premier, fût-il vrai, un peu énorme pour être accepté comme vraisemblable dans une œuvre d’art. Ce n’est pas voir juste que de n’observer jamais que ce qui est plus grand, ou ce qui est plus petit que nature. Il y a donc le portrait de l’évêque, celui de sa sœur, mademoiselle Baptistine, celui de sa servante, madame Magloire, celui de son mobilier même. On passe en revue les onze chaises propres au service actif, puis celle qui, étant désempaillée et n’ayant que trois pieds, est condamnée à rester toujours appuyée contre le mur de la chambre de monseigneur, et enfin, la grande bergère qui, vu sa taille, n’a pu entrer dans la chambre de mademoiselle Baptistine que par la fenêtre. On nous donne jusqu’au portrait de l’esprit de monseigneur Bienvenu, car ses bons mots, il ne les dit pas ; ils sont racontés sous la forme naïve qu’adoptent les faiseurs d’ana : « Un jour quelqu’un lui dit… et il répondit. » Cet évêque fait l’effet d’un saint embaumé, et si l’on croit volontiers à ses répliques, il est impossible de croire un seul instant à son existence. On se demande vraiment comment la rage du didactique a pu engager l’auteur de Notre-Dame de Paris et d’Hernani à se confiner ainsi dans ce triste rôle de l’homme qui montre la lanterne magique.

Le mot m’est échappé, et il peut sembler dur, mais je ne le retire pas : je demande seulement qu’on tienne largement compte de tout ce que l’épithète de magique peut présenter d’atténuant. Oui ! c’est bien là, transportée dans le roman, cette merveille grossière, ce sont bien là ces artifices naïfs devant lesquels s’ébahissaient nos pères et qui étonneront encore nos petits-enfants. N’avez-vous pas reconnu, à propos des Misérables, ces préliminaires émouvants qui dans votre enfance contribuaient tant au succès : — l’attente prolongée à dessein et savamment entretenue, et jusqu’aux ténèbres de la chambre mystérieuse qu’on retrouve dans l’obscurité qui a enveloppé, jusqu’au jour de la publication, l’œuvre littéraire ? Ne vous découragez pas ! Attendez ! Cela ne peut pas tarder ; regardez bien là-bas, sur ce drap blanc, — je veux dire chez Pagnerre, — cela va paraître, ce sera superbe ! De quoi s’agit-il ? Personne ne le sait, mais vous verrez ! Enfin, voilà ! Au premier abord, vous ne distinguez pas très bien ; vous ne voyez que du noir sur du blanc. Seul, vous ne comprendriez peut-être pas tout ce qu’on prétend vous faire voir ; mais soyez tranquille, le montreur est là qui explique à mesure, tout en glissant ses verres peints. — On va vous faire voir « la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la misère, l’atrophie de l’enfant par la nuit ». Ces silhouettes colossales, sans nuance aucune et qui se meuvent tout d’une pièce, représentent, démesurément agrandis, les vices et les misères qui obscurcissent l’éclat de notre civilisation. Point de groupes, mais une procession de personnages qui ne se mêlent qu’un instant en marchant en sens inverse. Voici d’abord monseigneur Bienvenu, évêque de D…, dont je vous ai parlé tout à l’heure. On va faire défiler devant vous ses vertus une à une. D’abord sa tolérance : voici monseigneur Bienvenu qui dîne avec un sénateur athée qui lui débite, après boire, de la façon la plus saugrenue, sa philosophie matérialiste. L’évêque l’écoute et lui répond, et clic, clac, c’est fini. Passons à un autre tableau : voici maintenant monseigneur qui se rend dans la montagne pour visiter une pauvre paroisse sans crainte des brigands qui infestent les routes, et voici que les brigands, au lieu de le dépouiller, lui font cadeau du trésor qu’ils ont enlevé quelques jours auparavant à la cathédrale d’Embrun, — clic, clac, tout est dit. À un autre : voici monseigneur qui apprend qu’un ex-conventionnel se meurt dans son voisinage, un quasi-régicide, un homme de 93 ; et voilà que malgré ses opinions royalistes il se met en route pour le visiter. Le conventionnel lui explique comme quoi la Révolution était un nuage qui s’amassait depuis quinze siècles, et comme quoi il ne faut pas faire le procès au coup de tonnerre lorsque enfin le nuage crève. L’évêque objecte, le conventionnel riposte, — et enfin voici monseigneur qui tombe à genoux pour demander la bénédiction du terroriste mourant. Cela fait, — clic, clac, le conventionnel disparaît dans la nuit du tombeau, vous ne le reverrez plus jamais.

Sérieusement, il est difficile de rien imaginer de plus puéril que cette conversation entre l’évêque royaliste et l’homme de 93, où l’auteur a voulu évidemment résumer-en quelques pages une apologie de la révolution française. Des noms propres sont opposés à d’autres noms propres : Montrevel à Carrier, Lamoignon-Bâville à Fouquier-Tinville, le Père Letellier au Père Duchêne, le marquis de Louvois à Jourdan Coupe-Têtes, comme si une parité de crimes, en l’admettant pour ces hommes, entraînait l’égalité dans la culpabilité ; comme si l’époque, et le principe que l’on déshonore tout en prétendant le défendre, ne devaient être comptés pour rien. Il n’est pas adroit de compulser l’histoire de deux siècles pour trouver dans la monarchie des pendants aux monstres que la Terreur a fournis en deux ans ; il n’est pas moral d’excuser le crime sous prétexte de représailles. À ce compte-là, où l’auteur trouve-t-il place pour ce progrès dont les brutalités, dit-il, s’appellent des révolutions ? Pourquoi donc cette réaction royaliste, qu’on a surnommée la Terreur blanche, a-t-elle été flétrie par tous les historiens ? Si on ne la considère qu’au point de vue des représailles, elle devient de la mansuétude.

On reste surtout émerveillé de la facilité avec laquelle ce bon évêque se laisse confondre. « Que pensez-vous de Marat battant des mains à la guillotine ? » dit-il à son adversaire. « Que pensez-vous de Bossuet chantant un Te Deum sur les dragonnades ? » lui répond celui-ci. Et l’évêque de tressaillir et de ne trouver aucune riposte. Je n’aime guère le caractère de Bossuet, et moins encore les dragonnades, mais pourtant je crois qu’à la place de monseigneur Bienvenu j’eusse trouvé quelque chose.

Je n’ai pas le projet de faire, en détail, l’analyse des deux drames qui se déroulent dans cette première partie des Misérables : l’histoire de Jean Valjean, le forçat converti, et celle de Fantine, la pauvre fille qui se perd par amour maternel. À quoi bon gâter le plaisir du lecteur, puisqu’il s’agit d’un livre que chacun voudra lire ? J’en aurais d’autant plus de remords, que ce sont précisément ceux qui ne cherchent dans un roman que l’intérêt du récit et l’imprévu des péripéties que les Misérables devront le mieux satisfaire ; les délicats, les critiques, seront froissés à chaque page, à chaque ligne. L’exagération et l’amour des contrastes violents ont toujours compté parmi les caractères les plus saillants du style de Victor Hugo. Cela peut se tolérer encore quant au fond : la grâce et la difformité, l’ange et le démon, Quasimodo et Esméralda peuvent produire par leur opposition des beautés violentes et brutales qui plairont aux appétits robustes ; mais, quand cette recherche de l’antithèse à tout prix s’étend aux mots et jusqu’aux syllabes, comme dans les Misérables, tout en souffre, le bon goût, la langue, et jusqu’au bon sens. L’originalité même n’y trouve pas son compte, car cette forme régulièrement antithétique, si bizarre qu’elle paraisse au premier abord, finit par être plus monotone que les lieux communs les plus rebattus. Du reste, lieux communs et antithèses font parfois bon ménage. Je n’en veux pour exemple qu’un certain passage sur le succès, dont j’extrais quelques phrases. Elles donnent une idée de la forme sentencieuse qui distingue la dernière manière de Victor Hugo, et qui n’est certes pas un progrès par rapport à la prose large et abondante de Notre-Dame de Paris.

« Nous vivons dans une société sombre. Réussir : voilà l’enseignement qui tombe goutte à goutte de la corruption en surplomb. Soit dit en passant, c’est une chose assez hideuse que le succès. Sa fausse ressemblance avec le mérite trompe les hommes. Pour la foule, la réussite a presque le même profil que la suprématie. Le succès, ce ménechme du talent, a une dupe : l’histoire. Juvénal et Tacite seuls en bougonnent. De nos jours, une philosophie à peu près officielle est entrée en domesticité chez lui, porte la livrée du succès, et fait le service de son antichambre. Réussissez : théorie. Prospérité suppose capacité. Gagnez à la loterie, vous voilà un habile homme. Qui triomphe est vénéré. Naissez coiffé ! tout est là. Ayez de la chance, vous aurez le reste ; soyez heureux, on vous croira grand. En dehors des cinq ou six exceptions immenses qui font l’éclat d’un siècle, l’admiration contemporaine n’est guère que myopie. Dorure est or. Être le premier venu, cela ne gâte rien, pourvu qu’on soit le parvenu. Le vulgaire est un vieux Narcisse qui s’adore lui-même et qui applaudit le vulgaire. »

Ne vous semble-t-il pas avoir lu cela quelque part, et même partout, et que pensez-vous de ce Tacite qui bougonne ? Ce mot trivial vous le fait-il mieux comprendre, et ce sacrifice de la dignité de la langue procure-t-il une clarté plus grande qui pourrait l’excuser ? Il est vraiment impatientant de voir un grand écrivain, ayant à sa disposition le plus beau style du monde, se complaire dans un cliquetis de sons, et ne pas comprendre que la lumière jaillit du choc des idées, et non du heurt de quelques syllabes baroques. Quant à moi, il m’est impossible de lire avec sang-froid un portrait comme celui-ci :

« Madame Victurnien avait cinquante-six ans, et doublait le masque de la laideur du masque de la vieillesse. Voix chevrotante, esprit capricant. Cette vieille femme avait été jeune, chose étonnante. Dans sa jeunesse, en plein 95, elle avait épousé un moine échappé du cloître en bonnet rouge, et passé des Bernardins aux Jacobins. Elle était sèche, rêche, revêche, pointue, épineuse, presque venimeuse, tout en se souvenant de son moine dont elle était veuve, et qui l’avait fort domptée et pliée. C’était une ortie où l’on voyait le froissement du froc. À la Restauration elle s’était fait bigote, et, si énergiquement, que les prêtres lui avaient pardonné son moine. »

Chevrotant et capricant, Bernardins et Jacobins, prêtres et moine, le froc et les orties, sèche, rêche et revêche, épineuse et venimeuse, — c’est trop, en conscience, dans une dizaine de lignes.

J’ai tenu à m’appuyer sur des citations ; si j’en voulais d’autres pour corroborer mon dire, je n’aurais qu’à ouvrir le livre au hasard. Les concetti les plus bizarres, les accouplements de mots les plus incongrus fourmillent.

Une sainte et digne femme n’a pas « un grain de poussière, pas une toile d’araignée à la vitre de sa conscience ». S’il s’agit de la guillotine, « toutes les questions sociales dressent autour de ce couperet leur point d’interrogation ». Enfin, pour indiquer les tentations auxquelles sont exposées les belles filles du peuple, et l’injustice qu’il y a à les accabler avec la splendeur de tout ce qui est immaculé, l’auteur s’écrie : « Hélas ! si la Jung-Frau avait faim ! » Eh bien ! si elle avait faim, qu’en adviendrait-il ? Je défie M. Victor Hugo lui-même de poursuivre cette image.

Si mes critiques ont porté bien plutôt sur la forme que sur le fond de l’ouvrage, c’est que, n’en déplaise à l’auteur, je la crois beaucoup plus susceptible que toutes ses théories sociales d’exercer de l’influence. Je ne sais si la suite des Misérables indiquera quelque remède aux maux qui y sont signalés, mais, jusqu’à présent, je n’y ai vu que la peinture de misères que personne ne nie, et que bien d’autres ont décrites, à commencer par l’auteur des Mystères de Paris. Les types qu’a choisis M. Victor Hugo sont trop exceptionnels pour qu’on puisse tirer quelque conclusion de leur existence. Les forçats qui, comme Jean Valjean, ont été condamnés aux galères parce qu’ils ont volé du pain pour nourrir des enfants, sont, Dieu merci, extrêmement rares. Bien peu de gens imiteront la confiance du bon évêque, et ils auront raison ; mais il est fort à craindre que plus d’un jeune écrivain copiera les fausses beautés et les excentricités attrayantes de l’auteur. Comment ne se laisserait-il pas séduire par l’exemple de celui qui, dans l’ouvrage même qui nous occupe, a écrit le touchant paradoxe sur le bonheur d’être aveugle, la scène admirable où Jean Valjean, le forçat à demi converti, vole, grâce à la force acquise, la pièce de quarante sous de Petit-Gervais, et cette belle étude psychologique intitulée : « une Tempête sous un crâne » ?

Mais il est un chapitre surtout où l’on retrouve toute l’inspiration et le souffle puissant du grand lyrique ; c’est celui qui a pour titre l’Onde et l’Ombre. Qu’il me soit permis, en terminant, d’en citer quelques fragments : ils excuseront ma sévérité, qui, je le crains, paraîtra excessive à bien des gens. L’écrivain qui a pu tracer ces lignes admirables n’a droit à aucune indulgence quand il se laisse aller à de colossales trivialités. — Jean Valjean vient d’être condamné au bagne, le navire social l’a rejeté par-dessus le bord ; il est perdu désormais :

« Un homme à la mer !

« Qu’importe ? le navire ne s’arrête pas. Le vent souffle, ce sombre navire-là a une route qu’il est forcé de continuer. Il passe.

« L’homme disparaît, puis reparaît, il plonge et remonte à la surface, il appelle, il tend les bras, on ne l’entend pas ; le navire, frissonnant sous l’ouragan, est tout à sa manœuvre, les matelots et les passagers ne voient même plus l’homme submergé ; sa misérable tête n’est qu’un point dans l’énormité des vagues.

« Il jette des cris désespérés dans les profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s’en va ! Il la regarde, il la regarde frénétiquement. Elle s’éloigne, elle blêmit, elle décroît. Il était là tout à l’heure, il était de l’équipage, il allait et venait sur le pont avec les autres, il avait sa part de respiration et de soleil, il était un vivant. Maintenant, que s’est-il donc passé ? Il a glissé, il est tombé, c’est fini. »

Pourtant il lutte encore, il essaye de se défendre le navire, cette chose lointaine où il y avait des hommes, s’est effacé. Il n’y a plus d’hommes, et il se demande où est Dieu. Rien à l’horizon, rien au ciel.

« Autour de lui l’obscurité, la brume, la solitude, le tumulte orageux et inconscient, le plissement indéfini des eaux farouches. En lui, l’horreur et la fatigue. Sous lui, la chute. Pas de point d’appui. Il songe aux aventures ténébreuses du cadavre dans l’ombre illimitée. Le froid sans fond le paralyse. Ses mains se crispent et se ferment et prennent du néant. Vents, nuées, tourbillons, souffles, étoiles inutiles ! Que faire ? Le désespéré s’abandonne ; qui est las prend le parti de mourir, il se, laisse faire, il se laisse aller, il lâche prise, et le voilà qui roule à jamais dans les profondeurs lugubres de l’engloutissement.

« Ô marche implacable des sociétés humaines ! Pertes d’hommes et d’âmes chemin faisant ! Océan où tombe tout ce que laisse tomber la loi ! Disparition sinistre du secours ! Ô mort morale !

« La mer, c’est l’inexorable nuit sociale où la pénalité jette ses damnés. La mer, c’est l’immense misère. »

Remarquez comme les vraies beautés s’obtiennent à peu de frais. Que de désespoir, par exemple, dans cette simple épithète, « inutiles » étoiles ! Comment celui qui l’a rencontrée si facilement sous sa plume a-t-il pu aller chercher au loin pour ce même tableau des expressions comme celles-ci : « Les haillons de l’eau s’agitent autour de sa tête, une populace de vagues crache sur lui » ?

Étoiles inutiles ! si pures, si belles, si distantes ! Étoiles tutélaires ! guides du marin, — du marin qui a un navire sous les pieds, des voiles, un gouvernail ! Mais pour lui, l’agonisant qui se débat dans les vagues, l’homme condamné et perdu inutiles étoiles ! Voilà un mot de poète, un de ces mots pour lesquels je suis toujours tenté de créer un néologisme en les nommant suggestifs, car ils suggèrent en effet des idées plutôt qu’ils n’en expriment. Ils font naître des pensées au lieu de se borner à les habiller, et ils transforment chaque lecteur en un collaborateur attendri.

Mai 1862

Jubilé de Toulouse. — Procès Mirès. — La détention préventive. Société du Prince Impérial. — Ambassade japonaise. — Exposition de Londres. — Crise cotonnière. — M. Ruffini : Lavinia, Lorenzo Benoni, le docteur Antonio.

I

Avouons-le tout de suite, la France ne joue qu’un rôle secondaire à l’heure qu’il est, et Paris n’est plus qu’une petite ville du continent où les Japonais et autres étrangers s’arrêtent un instant en route pour l’Angleterre. On va à Londres, on y est ou l’on en revient : il faut choisir entre ces trois positions. On a beau se débattre, et dire, comme les neuf dixièmes de ceux qui passent la Manche, qu’on ne tient pas du tout à voir l’Exposition, bon gré mal gré, on fait le voyage, ou tout au moins on dit qu’on le fera. Et d’abord, il faudrait n’avoir jamais connu un Anglais de sa vie pour ne pas recevoir une invitation pressante dans ce moment-ci. Les bateaux de Boulogne et de Calais apportent leurs quatre cents passagers par jour, mais rien ne contente ces insulaires, insatiables dans leur hospitalité. Encore, encore, et toujours, disent-ils ; à ce point qu’il me vient parfois la crainte que la Grande-Bretagne tout entière ne soit submergée et ne coule subitement, comme ces bateaux dans lesquels des passagers s’entassent en trop grand nombre et avec trop de précipitation. Qu’est-ce, en effet, après tout, que l’Angleterre, si ce n’est un grand navire toujours à l’ancre au milieu de l’Océan, en vue de nos côtes de France ? Qu’est-ce que ses flottes, sinon des embarcations plus petites qui se détachent du bord pour aller explorer et reconnaître le monde entier ? Je pourrais pousser la comparaison beaucoup plus loin, et parler de l’équipage si actif, si docile à la manœuvre, et si dévoué à l’heure du péril ; des timoniers qui se succèdent à la barre, et qui tous, qu’on les prenne à droite ou à gauche, à tribord ou à bâbord, tiennent les yeux fixés sur cette boussole de l’opinion publique qui leur trace la route ; mais, outre qu’il est toujours dangereux de poursuivre jusqu’au bout une image, je ne veux pas m’embarquer encore. Avant de quitter le continent, il faut bien dire quelques mots de ce que nous avons fait, nous autres, depuis un mois ce ne sera pas long.

Procédons chronologiquement : si humble que soit une besogne, un peu de méthode ne nuit pas. Le mois dernier s’est achevé au milieu de l’agitation produite par le trop fameux mandement de l’archevêque de Toulouse. On se rappelle la naïve surprise avec laquelle certaines gens ont appris que l’Église pouvait célébrer, au temps où nous sommes, l’anniversaire d’un massacre d’hérétiques, et la satisfaction plus naïve encore avec laquelle ils ont vu l’intervention du pouvoir laïque pour empêcher cette pieuse manifestation. Ils appelaient cela le triomphe de la liberté de conscience. D’autres, et celui qui écrit ces lignes est du nombre, n’ont éprouvé ni surprise ni satisfaction. Ils ont cru comprendre que monseigneur de Toulouse, le plus pacifique des hommes et le plus tolérant des archevêques, — ce qui, à la vérité, n’est pas beaucoup dire, — n’y avait pas entendu malice, et que tout bonnement il ne s’était pas cru le droit, vis-à-vis de la population toulousaine, de supprimer un jubilé, et, avec le jubilé, toutes sortes de faveurs et d’indulgences qui s’y trouvent attachées. Je n’entends parler, cela va sans dire, que des faveurs célestes : quant aux intérêts mondains qui auraient trouvé leur compte à l’affluence des étrangers, il serait facile de leur donner satisfaction par d’autres moyens. Des courses de chevaux ou une foire remplaceraient avantageusement le jubilé. Les aubergistes pourront se rattraper, mais les âmes du purgatoire, mais les pécheurs, quand retrouveront-ils cette belle occasion ? Règle générale, l’Église ne change rien, n’abandonne rien, et si l’on voulait bien chercher, on trouverait à Paris même des fêtes religieuses qui ont une origine tout à fait analogue à celle du jubilé toulousain, dont l’annonce a fait tant de scandale. Dans l’église des Petits-Pères, par exemple, que Louis XIII fit élever et dédier à Notre-Dame des Victoires pour commémorer la défaite des protestants, on célèbre encore tous les ans la prise de la Rochelle, que défendaient les huguenots. C’est là, si je ne me trompe, un souvenir de nos discordes civiles et de nos guerres religieuses qui vaut bien celui que voulait raviver 1 archevêque de Toulouse. Je ne sache pas pourtant que personne ait songé à invoquer ce précédent.

Cette affaire, bien vieille aujourd’hui, a été suivie presque immédiatement d’une autre dans laquelle les fidèles ont dû voir, pour le coup, les saturnales de la tolérance. L’acquittement d’un fils d’Israël a été accueilli par le public comme s’il se fût agi de la délivrance d’un martyr. Cela ne laisse pas que d’être scandaleux, car enfin M. Mirès a beau avoir fait les chemins de fer du Saint-Père, il n’en est pas moins un juif. Oui ! ces bons Parisiens que j’avais crus indifférents à son sort l’ont vu sortir, acquitté, de la prison de Douai avec presque autant de satisfaction qu’ils l’avaient vu entrer, innocent, à Mazas. Le bouc émissaire de l’an passé n’est plus aujourd’hui qu’un agneau qu’on a égorgé. M. Mirès est sorti de prison non seulement avec un acquittement, mais encore avec un crédit renouvelé. Il n’a qu’à étendre la main, et l’on y mettra tous les millions qu’il voudra. Je ne répéterai pas les raisons que les capitalistes donnent de leur confiance, ni les dictons populaires dont ils les appuient ; tout cela serait encore plus accablant pour notre public financier que désobligeant pour M. Mirès. C’est une terrible accusation qu’une société porte contre elle-même quand elle cherche les garanties d’une loyauté future dans le souvenir d’un déshonneur qu’on a esquivé, et quand elle croit les hommes plus assurés de ne pas tomber au fond de l’abîme de l’improbité parce qu’ils en ont sondé la profondeur et respiré le vertige. Évidemment le capital croit plus au repentir qu’à la vertu ; celle-ci ne serait-elle qu’un nom à la Bourse de Paris ?

Le véritable enseignement qui ressort de cette affaire, enseignement sur lequel on ne saurait trop insister, c’est de montrer l’abus qu’on peut faire, d’après notre législation, de la prison préventive. Voici un homme que ses juges ont acquitté honorablement, et pourtant il a passé quinze mois en prison, il a été enlevé à ses affaires, et on lui a infligé de force une liquidation désastreuse. Qu’importe que notre loi déclare que tout accusé sera réputé innocent tant qu’il n’aura pas été définitivement condamné, si ce réputé innocent est traité comme un coupable ? Votre belle maxime n’est plus qu’une de ces nombreuses idoles, impuissantes mais toujours vénérées, qui peuplent le temple de nos lois. Elles trompent la conscience publique par des théories, et cherchent à apaiser par des sentences vides sa soif innée de justice. Je prends M. Mirès comme exemple, exemple plus éclatant, mais certes pas plus digne d’intérêt que tant d’autres qui se produisent chaque jour. Sans compter les tortures morales infligées à l’homme à qui l’on retire subitement toute direction, et même toute connaissance de ses affaires, qu’on éloigne de sa famille, de sa maison, de ses amis, supputez la perte pécuniaire que lui fait subir cette impuissance légale, et voyez si elle n’équivaut pas à une amende, bien plus forte souvent que celle qu’une condamnation eût entraînée. N’est-ce pas assez pour un innocent que d’avoir eu à recevoir en plein visage le réquisitoire d’un procureur impérial, ce réquisitoire dont il reste toujours quelque chose ? Quinze mois de prison, une amende déguisée de quelques millions, toute votre vie passée présentée au public, jusque dans ses incidents les plus légers, sous le jour le plus défavorable, tout cela vous a été infligé à priori : Accusé ! vous êtes libre, car vous êtes innocent ! saluez la cour et surtout n’y revenez pas ; car, suprême et dernière injustice ! cet acquittement qui devrait être une réparation s’appellerait en ce cas-là un « mauvais antécédent ». La justice, sachez-le bien, a généralement mauvaise opinion des gens qui ont eu affaire à elle, même sans raison.

On a dit à ce sujet que M. Chaix d’Est-Ange était allé, il y a peu de temps, en Angleterre, pour y étudier de près le système de la mise en liberté sous caution, qui, dans ce pays-là, a circonscrit la prison préventive dans les limites les plus étroites qui soient compatibles avec les intérêts de la société. Il va sans dire que le sentiment égalitaire, qui domine chez nous, se révoltera à l’idée d’une législation où l’on croira voir des privilèges attachés à la fortune, et qu’il ne serait pas possible, ni même désirable d’adopter ici le système anglais dans son entier. Espérons toutefois que le voyage de M. le procureur général pourra produire quelques utiles modifications. Outre que la caution exigée de l’accusé se proportionne facilement aux moyens qu’il a de la fournir, il faut se rappeler que l’égalité même ne trouve pas toujours son compte à ce que chacun soit traité de la même façon. Ce niveau général sous lequel on fait passer tout le monde n’est souvent qu’une pompeuse injustice infligée par les théoriciens de l’égalité. Il est non seulement certain que la privation de liberté n’est pas un mal égal pour tous les hommes, mais encore que la détention de tel homme peut être un fort grand mal pour beaucoup d’autres gens qui ne sont ni coupables ni même accusés. Ajoutons que plus la position de l’accusé est élevée, plus grand est le nombre des intérêts qui se concentrent en lui, et qu’en conséquence cette liberté de fournir caution qui, au premier abord, paraît un privilège accordé au riche, pourrait, avec plus de raison, être considérée comme une concession que la justice abstraite fait à l’utilité publique. Le dernier des commis de M. Mirès eût peut-être autant souffert en prison que son patron, mais, en dehors du cercle très restreint de sa famille, personne n’eût été lésé ; tandis que des milliers de familles ont ressenti le contrecoup de la longue détention de celui auquel, à tort ou à raison, elles avaient confié leurs intérêts. En Angleterre, les juges jouissent d’une grande latitude en cette matière de caution, et, presque toujours, ils en usent sagement. On peut généralement se fier sans crainte à l’équité d’hommes qui sont à la fois très en évidence et très responsables, auxquels l’esprit de corps, à défaut de l’esprit de justice, impose l’indépendance vis-à-vis du pouvoir, et dont une presse libre contrôle et critique tous les actes. Il ne faut pas l’oublier, en Angleterre la justice elle-même est justiciable, comme tout le reste, de l’opinion publique exprimée dans les journaux. C’est cette dernière garantie surtout qui fait qu’on y peut, sans inconvénient, laisser tant de choses à l’appréciation individuelle.

En France, par contre, il se présente un phénomène singulier. Individuellement, chacun de nous est assez satisfait de son esprit ; comme nation aussi, nous nous plaçons volontiers au premier rang parmi les peuples intelligents, et pourtant nous parlons et nous agissons tous comme si chaque Français, pris isolément, était un imbécile. Nous ne nous respectons réciproquement que quand nous sommes groupés ; nous ne tenons pas compte des individualités, et les minorités même ne nous inspirent que du dédain. S’organiser voilà notre grand mot ! et par là nous entendons se régler hiérarchiquement sur le modèle de l’État, et se rattacher à lui surtout. En dehors de cette dernière sanction, nous ne voyons que désordre. Dans ce sens, nous organisons jusqu’à nos plaisirs, jusqu’à notre charité. La plume se lasserait à raconter les preuves quotidiennes de cet amour de la réglementation, de ce besoin de protection gouvernementale qui nous dévorent. L’autre jour il s’agissait des crèches, voici maintenant la Société des prêts au travail, dite Société du Prince Impérial. Ah ! qu’il est loin, le beau temps évangélique où la main gauche ignorait ce que faisait la main droite ! Aujourd’hui c’est le Briarée gouvernemental qui distribue l’aumône, et, quand une de ses mains donne, les quatre-vingt-dix-neuf autres inscrivent le bienfait sur les registres de l’assistance publique. Les plus soupçonneux n’accuseront pas la Société du Prince Impérial d’être entachée d’individualisme, encore moins d’être une société secrète, et ceux qui redoutaient la puissance occulte de la Société de Saint-Vincent de Paul doivent se sentir bien rassurés en face de l’œuvre nouvelle. Comment pourrait-on y voir une tendance politique ? L’administration est confiée à un conseil supérieur, à des comités locaux et à des dames patronnesses, et c’est l’Impératrice qui nomme le conseil supérieur, les comités locaux et les dames patronnesses. Point de conciliabules ou de mauvaises influences électorales à redouter avec une pareille organisation. C’est une succursale de la cassette particulière, à laquelle le public sera admis à porter son offrande. Je souhaite de tout mon cœur un plein succès à la nouvelle Société, mais je me demande comment on s’y prendra pour faire rentrer à l’échéance les « prêts faits au travail ». Je veux bien que la probité et les bons antécédents de l’emprunteur soient des garanties, je crains pourtant qu’arrivé à l’état de gêne qui l’a rendu apte à recevoir les secours de la Société, l’ouvrier nécessiteux n’ait d’autres créanciers plus pressants que celle-ci, et que le prêt ne se trouve bien souvent transformé en don forcé. Il est difficile de s’imaginer une œuvre charitable poursuivant le remboursement de ses avances par les voies légales ; or, si le débiteur ne rembourse pas, et si le créancier ne poursuit pas, il ne reste plus qu’une société aumônière comme tant d’autres, comme celle de Saint-Vincent de Paul, par exemple ; avec cette différence seulement, qu’elle aura un autre patronage et qu’elle propagera d’autres influences. Ne nous plaignons pas de ces enchères de la charité où les malheureux trouvent leur compte ; mais tâchons, malgré tout, de ne pas perdre l’habitude de faire le bien directement, individuellement ; c’est l’ancien système, mais, à tout prendre, c’est encore le plus fraternel et le meilleur.

II

Pour l’acquit de ma conscience, je veux bien annoncer que l’ambassade japonaise est venue, et qu’elle est repartie : mais, ceci dit, je ne vois pas trop ce que je puis ajouter. Cette mission, entreprise, à ce qu’on assure, dans un but tout commercial, ne semble pas avoir jeté les fondements d’une grande intimité future. C’était le cas pourtant de chercher à faire connaissance, dans la personne de ses représentants, avec cet « extrême Orient » dont nous aimons tant à parler. Mais que voulez-vous ? les moyens de communication ont manqué ; on apprend si peu le français au Japon ! Sous de certains rapports cependant, sous celui de l’éloquence officielle, par exemple, ces ambassadeurs ont dû trouver que nos mœurs se rapprochaient beaucoup de celles de l’Orient. Dans la harangue qui leur a été adressée à leur arrivée à Paris, on leur a surtout recommandé, dans des termes que la modestie occidentale semblait devoir nous interdire, d’étudier la grandeur de la France. Nous les avons félicités ouvertement de l’occasion qui leur était offerte de nous admirer. À en juger par les dehors, ils n’en ont guère profité, — un des traits distinctifs de la bonne compagnie au Japon, comme ailleurs du reste, consistant en une abstention complète de tout signe d’admiration ou d’étonnement. Nos Japonais poussent à ce point les belles manières que, lors de l’ouverture de l’Exposition de Londres, ils ont traversé la grande nef, armés jusqu’aux dents, sans jeter un seul regard ni à droite, ni à gauche, à la profonde mortification du public anglais. En France, la première terreur causée par le chemin de fer une fois vaincue, ils sont restés impassibles. On nous a bien raconté dans les journaux qu’ils avaient été à l’Imprimerie impériale, et qu’ils y avaient été émerveillés ; mais comme le paragraphe en question, au sujet de cet établissement, est stéréotypé et reproduit à l’occasion de chaque visite de prince, j’y attache, pour ma part, peu d’importance. On nous l’a servi de nouveau au sujet de la visite de la reine de Hollande, devant qui on a imprimé une petite adresse en hollandais. Je ne croirai jamais, quant à moi, que cette illustre princesse en ait été aussi étonnée qu’on veut bien le dire. Pour en revenir aux Japonais, j’ai cherché à recueillir quelques renseignements sur leurs habitudes auprès de ceux qui les avaient approchés pendant leur séjour, et il m’a toujours fallu me contenter de ce détail un peu frivole qui semble avoir surtout frappé les observateurs parisiens : ils mangent du poisson cru, avec une très bonne sauce, et cela n’est pas trop mauvais. Je livre cette remarque gastronomique à mes lecteurs pour ce qu’elle vaut ; qu’ils fassent leurs expériences. Un assez singulier bruit s’était répandu un moment dans le public des gobe-mouches : l’ambassade japonaise était une mystification comme l’ambassade siamoise sous Louis XIV. Qu’on traitât Louis XIV comme un bourgeois gentilhomme, et qu’on lui expédiât de faux Mamamouchis, passe encore, mais la France du second Empire, allons donc ! En remontant à la source de cette, absurde rumeur, j’ai trouvé ceci : ce sont de faux ambassadeurs, car ils n’ont pas apporté de cadeaux ! Voyez un peu comme la guerre de Chine nous a déjà gâtés ! Si on ne nous offre pas une main bien pleine, nous ne la prenons pas. Ô France ! toi qui te vantes de faire la guerre pour une idée, ne saurais-tu donc rester en paix au même prix ?

III

Les Anglais, toujours exacts à l’échéance, ont ouvert leur Exposition universelle le 1er mai, ainsi que cela avait été dit, bien qu’il n’y eût guère que le bâtiment qui fût prêt. Presque tous les exposants étrangers étaient en retard, et les Français plus que tous les autres. Il serait bon pourtant, puisque ces expositions internationales font partie désormais de nos mœurs, qu’on prît des habitudes de ponctualité. Il y a dans cette lenteur un manque d’égards pour l’hôte qui vous reçoit, et qui a compté sur vous pour sa mise en scène ; et aujourd’hui que les peuples sont rois, ils devraient comprendre que l’exactitude est devenue pour eux une politesse. Cette question a d’autant plus d’importance pour l’Exposition anglaise, qu’elle est, comme on le sait, une entreprise particulière. Le prix d’entrée pendant le premier mois est plus élevé qu’il ne le sera par la suite, et, si les premiers visiteurs ne doivent jouir que de la vue de murailles nues et de caisses à demi déballées, il va sans dire que le public ne se hâtera pas et qu’il en pourra résulter une diminution très grande dans les recettes. Les commissaires, du reste, auraient eu mauvaise grâce à se plaindre, car ils se sont trouvés, eux aussi, dans la plus grande confusion jusqu’au dernier moment. La veille même de l’ouverture, à la répétition générale de la cérémonie d’inauguration, on s’est aperçu tout à coup que sur l’estrade réservée aux grands personnages on n’entendait que fort mal, et que dans l’enceinte où devait se trouver le public on n’entendait ni ne voyait rien. Il a fallu tout changer pendant la nuit. Enfin, le grand jour s’est passé à merveille, malgré un God save the Queen intempestif qui a éclaté au milieu d’un discours de lord Granville ; mais avec les Anglais le God save the Queen n’est jamais tout à fait de trop. Je n’ai pas la prétention, il va sans dire, de parler des merveilles que contient l’Exposition. Disons seulement que le jugement du public n’a pas été favorable à l’édifice, qu’on trouve généralement lourd et disgracieux et d’un aspect moins grandiose que celui de 1851, bien que l’espace qu’il occupe soit un tiers plus grand. L’architecte fait valoir pour sa défense que son plan original n’a pas été suivi et qu’une grande salle de cinq cents pieds de long sur deux cent cinquante de large, et haute de deux cent dix pieds, a été supprimée à cause de la dépense qu’elle eût entraînée. C’est là, en effet, une suppression qui vaut la peine qu’on en tienne compte. Cette salle pourra s’ajouter plus tard, dit-on, si on le juge convenable. La manière dont les fonds ont été faits pour cette gigantesque entreprise est curieuse et surtout essentiellement anglaise. Un millier de personnes à peu près se sont réunies, pour garantir, sans le verser, un fonds se montant à un peu plus de onze millions de francs. Sur cette garantie, la Banque a fait les avances au fur et à mesure à raison de quatre pour cent. Les entrepreneurs eux-mêmes, MM. Kelk et Lucas, seront payés selon les résultats de l’entreprise. Une somme de cinq millions de francs leur est pourtant assurée comme minimum. Si les recettes atteignent dix millions de francs, ils toucheront sept millions et demi et s’engagent dans ce cas à livrer gratuitement à la Société des Arts les grandes galeries centrales de peinture. Le reste des bâtiments leur appartiendrait. Enfin, les commissaires se sont réservé le droit de racheter aux entrepreneurs le bâtiment tout entier moyennant dix millions sept cent cinquante mille francs, et l’on a tout lieu de supposer qu’ils auront cette somme, et au-delà, à leur disposition avant la clôture de l’Exposition. Dans tout cela l’État n’est pour rien ; c’est toujours avec un soin jaloux que l’Anglais écarte son intervention.

Ce désir, cet orgueil de se suffire à soi-même se manifeste chez lui tout aussi bien dans les calamités que dans les prospérités publiques, dans les misères comme dans les fêtes de l’industrie. Pendant que la métropole anglaise déploie toutes les magnificences de ses manufactures, le Lancashire se débat dans les angoisses de la crise cotonnière ; Eh bien ! là aussi l’opinion publique repousse énergiquement l’idée de l’intervention de l’État. C’est un remède qu’on ne veut appliquer que dans les cas extrêmes, comme celui de la grande famine d’Irlande, par exemple. Il s’agissait alors d’une nation de pauvres. Mais en Angleterre, où les malheureux se trouvent mêlés à une bourgeoisie aisée qui, dans les temps prospères, s’est enrichie de leur travail, le bon sens anglais estime qu’il ne doit pas en être de même. Manchester, elle l’a déclaré hautement, farà da sè. Le conseil municipal de Blackburn, une des villes où la misère se fait le plus fortement sentir, a réprimandé vertement un de ses membres pour avoir adressé au Times une lettre où il parlait de ses concitoyens comme ayant des droits à la charité gouvernementale. À Preston, ville de quatre-vingt mille âmes, où il y a près de trente mille ouvriers manufacturiers, sans travail aujourd’hui, la même chose s’est produite. « Nous nous imposerons nous-mêmes », tel est le cri général. L’ouvrier, de son côté, tient bon aussi, malgré la marée de misère qui monte et menace de le submerger. Il est peu de spectacles plus grands que celui de cette patiente fermeté de toute une population, et rien ne prouve mieux l’immense progrès moral fait par l’ouvrier anglais depuis quelques années, que son attitude dans la crise actuelle. Il comprend que sa misère provient de causes contre lesquelles l’État ne peut rien, et il attend courageusement des jours meilleurs avec l’aide de ses associations ouvrières et des dons volontaires de ses concitoyens plus heureux.

Il va partir bien des chroniqueurs pour Londres, et ils nous écriront bien des lettres, hélas ! avec leurs impressions de voyage reçues dans les hôtels borgnes du quartier français. Je voudrais en engager quelques-uns à visiter, sans parti pris, les districts manufacturiers de l’Angleterre, et à y étudier en action ce principe admirable du self help (s’aider soi-même), qui soutient et anime toute une population, au milieu de la plus effroyable détresse. Ils en pourraient rapporter d’utiles enseignements. En tout cas, ce qu’ils raconteraient vaudrait mieux que les vieilles histoires sur les ladies qui disent shocking à propos de tout, les hommes qui vendent leurs femmes au marché, et les jeunes miss qui mettent des pantalons aux jambes de leurs pianos, enfin toute la vieille légende britannique que je crains fort de voir renaître à propos de l’Exposition universelle de 1862.

IV

Puisqu’il me reste quelques pages, je suis heureux d’en profiter pour m’acquitter envers M. Ruffini, auquel j’ai été forcé, bien malgré moi, de faire banqueroute le mois dernier. Je dis m’acquitter, car, oserai-je l’avouer ? je suis assez naïf pour me considérer comme le débiteur de tout écrivain qui m’a charmé, et, pour l’esprit comme pour le cœur, j’ai de la peine à admettre que l’ingratitude soit de l’indépendance. Le critique doit payer les dettes du lecteur.

M. Ruffini, eût-il même beaucoup moins de talent qu’il n’en a, serait encore un écrivain remarquable à plus d’un titre. D’abord, il est à la fois Italien et romancier, deux qualités qui ne se cumulent guère. Il est facile de faire le compte des romans tant soit peu remarquables que l’Italie a produits. Si curieuses et si dignes d’examen qu’elles puissent être, je ne m’arrêterai pas à rechercher les causes de sa stérilité dans cette branche particulière de la littérature, — branche qui chez presque tous les autres peuples civilisés a produit, depuis le commencement de ce siècle, une floraison qu’on pourrait qualifier de surabondante. En Angleterre, en France, en Amérique, en Allemagne, en Russie même dans ces derniers temps, la sève semble se porter avec force du côté du roman, et le moraliste moderne n’est assuré d’un bon accueil que s’il se présente devant le public appuyé sur le conteur. Celui qui, il y a cent cinquante ans, eût tout bonnement écrit des Caractères ou des Maximes, se voit obligé aujourd’hui de mettre en action sa pensée dans un roman, ou tout au moins dans une nouvelle. En Italie, il n’en est pas de même, et si aux Promessi sposi, à la Monaca di Monza, à Marco Visconti, nous ajoutons une demi-douzaine d’autres romans moins connus, nous aurons dressé le catalogue de la fiction romanesque au-delà des Alpes. M. Ruffini se distingue donc de ses compatriotes par le genre même qu’il a adopté ; mais ce qui est plus singulier encore, c’est que tout en étant Italien et romancier, il n’est pas, à proprement parler, un romancier italien. Ses ouvrages ont tous été écrits en anglais, dans une langue très facile, très claire, où l’étranger ne se laisse que tout juste reconnaître. Tout au plus pourrait-on remarquer que dans cet anglais-là l’élément latin domine le saxon, ce qui produit des tournures de phrases parfois un peu exotiques, jamais barbares. Parmi les Italiens que les hasards des révolutions ont jetés en Angleterre, il en est beaucoup qui ont appris à parler l’anglais avec une grande perfection, et si je voulais citer des noms propres, j’en pourrais nommer plusieurs qui, dans différents départements du service public, et surtout dans ceux qui se rapportent à la littérature ou aux beaux-arts, payent par de précieux services l’hospitalité qu’ils ont reçue ; mais je ne connais pas d’autre exemple d’un Italien écrivant l’anglais d’une manière aussi idiomatique. Il est toujours rare de voir un écrivain s’assimiler complétement une langue étrangère, mais cela est surtout curieux quand il s’agit d’employer avec une égale facilité deux langues dont le génie diffère en tout. Il faut absolument, pour qu’un Italien écrive en anglais, qu’il pense en anglais ; à vrai dire, du reste, il faut en arriver là dans toutes les langues, avant de pouvoir dire qu’on les possède réellement. Si rapide, si inconsciente que soit, une traduction mentale, fût-elle même jumelle, si j’ose m’exprimer ainsi, de la pensée, elle restera toujours gauche et empruntée, et toujours il lui manquera ce je ne sais quoi de fier et d’indépendant que confère la primogéniture intellectuelle.

C’est en 1855, si je ne me trompe, que M. Ruffini a fait paraître son premier ouvrage, Lorenzo Benoni, qu’on a traduit en français avec le sous-titre de Mémoires d’un conspirateur. Plus tard, il a écrit le Docteur Antonio, et enfin Lavinia, dont la traduction française n’a été publiée que dans une Revue, — la Revue européenne, je crois. Ne mentionnons que pour mémoire un petit volume intitulé : Découverte de Paris par une famille anglaise, bluette comique écrite à l’occasion de l’Exposition de 1855, et qui a produit son rire d’un jour. Je serais même disposé à passer fort rapidement sur Lavinia, bien que sous le rapport de la dimension et de l’intrigue, ce soit la plus ambitieuse des œuvres de l’auteur. C’est un grand roman plein d’incidents émouvants qui s’enchevêtrent fort habilement et se mêlent au récit des amours d’un jeune artiste italien plein d’enthousiasme naïf, et d’une belle demoiselle anglaise, frivole, mondaine et un peu coquette. Celle-ci ne se transforme que sous l’influence du malheur et de la crainte d’avoir perdu, à tout jamais, et par sa faute, celui qu’elle aime.

Le contraste de ces deux caractères si différents, que l’amour met en présence, fournit à M. Ruffini des chapitres remplis d’observations fines et d’analyses délicates, et il y a de certaines échappées de vue sur la vie italienne, au début du roman, qui sont charmantes ; mais, malgré tout, Lavinia me plaît moins que ses devanciers. L’intérêt se soutient par trop de moyens et par de trop gros moyens surtout. C’est là un luxe qui, à mes yeux du moins, produit facilement l’encombrement. Le talent si simple et si vrai de M. Ruffini me semble plutôt gêné que rehaussé par cette mise en scène un peu compliquée. Ajoutons que son héroïne véritable, celle qu’il met en scène avec une respectueuse tendresse, et qu’il sait toujours faire aimer, joue dans Lavinia un rôle moins grand que dans ses deux autres romans. Cette héroïne, c’est l’Italie. Lorenzo Benoni et le docteur Antonio sont l’un et l’autre des patriotes italiens, — des conspirateurs, si vous voulez, amoureux comme Roméo de cette divine Juliette que l’on croyait morte, et que nous avons vue de nos jours se réveiller et sortir du tombeau où on l’avait couchée. L’amour qu’ils éprouvent pour des femmes de chair et d’os semble bien faible auprès de cette passion toute-puissante pour la patrie opprimée. Aussi n’est-ce pas l’intérêt romanesque proprement dit qu’il faut chercher dans les deux premiers ouvrages de M. Ruffini. Mais on y trouve mieux que cela : la peinture simple et vraie du sentiment national, une philosophie douce et pourtant railleuse, qui laisse deviner ses conclusions plutôt qu’elle ne les formule, et la représentation fidèle de certains aspects de la société italienne qui ont disparu aujourd’hui à tout jamais. Sous tous ces rapports, je connais peu de romans qui puissent leur être comparés. Lorenzo Benoni nous donne le fableau du Piémont avant l’introduction du Statuto. Les derniers chapitres du Docteur Antonio dépeignent l’état de Naples en 1848, à ce moment, si fugitif, où l’on put espérer une réconciliation cordiale entre le roi et ses sujets. Tout cela est heureusement bien loin de nous, et l’on peut à peine croire que ces rêves ardents, ces espérances du héros de roman qui semblaient si chimériques, soient réalisés aujourd’hui. Le docteur Antonio est un personnage complet, vivant, une création, — pour me servir d’un mot dont on a bien abusé, et qui devrait, si on ne l’employait qu’avec réserve, renfermer un grand éloge. Cet être courageux, naïf et fier à la fois, on croit l’avoir connu et aimé. C’est bien là un de ces pauvres forts dont personne n’a pitié, et à qui chacun inflige une part de sa peine ; qui soutiennent et consolent tout le monde, mais qui restent seuls quand le malheur les atteint à leur tour. Antonio, nature simple et droite, s’avise de donner place dans son cœur, à côté de son Italie bien-aimée, à une jeune Anglaise, être complexe et civilisé jusqu’au bout des ongles, qui, tout en l’aimant, le sacrifie par pure timidité et crainte de scandale à des préjugés de famille.

C’est un peu la même situation, on le voit, que dans Lavinia. Le romancier n’invente guère, quoi qu’on en dise ; il raconte ce qu’il a vu ou ce qu’il a éprouvé, et il se borne presque toujours à combiner dans une fiction des traits épars pris dans la vie réelle. Aussi ne doit-on pas s’étonner de retrouver chez un auteur les mêmes types. Les vrais romanciers, c’est-à-dire les observateurs, se répètent volontiers, tandis que les inventeurs de personnages impossibles, de caractères imaginaires, sont variés à l’infini dans leurs monstrueuses conceptions. Mais qu’importe tout un monde de fantômes qui n’ont jamais eu d’existence réelle et qui disparaissent pour toujours de la mémoire quand on ferme le volume où ils sont nés ? Le docteur Antonio restera à jamais l’ami de tous ceux qui ont lu le roman dont il est le héros.

Mais tout écrivain, et cela est vrai surtout du romancier, a un livre qui le représente plus particulièrement. Parfois c’est un certain côté discrètement autobiographique, comme dans le David Copperfield de Dickens, qui en fait le charme, ou bien encore, comme dans la Cabane de l’Oncle Tom, c’est l’explosion entraînante de quelque grand grief. Il y a un peu de tout cela dans Lorenzo Benoni, et c’est pourquoi je le préfère aux autres ouvrages de M. Ruffini. Ce n’est que l’histoire d’un jeune Génois, de 1816 à 1853, depuis le jour où il fait son entrée au collège jusqu’à celui où il quitte son pays en proscrit, sans espoir d’y jamais rentrer : mais comme on sent que l’auteur a passé par toutes ces misères de l’enfance qu’il dépeint si bien, et qu’il a enduré toutes les tyrannies de l’éducation jésuitique, la seule qu’on pût avoir en Piémont à cette époque !

Au début du livre, on trouve le malheureux Lorenzo, à l’âge de sept ans, établi chez un oncle chanoine, dans une petite ville entre Nice et Gênes. Il sert la messe du chanoine, meurt à peu près de faim, et reçoit pour toute instruction les leçons d’un maître qui enseigne le latin à raison de six sous l’heure, — encore ce latin-là est-il trop payé. Cet oncle chanoine ne pense qu’à ses olives, ne parle, ne rêve que d’olives, et passe une moitié de l’année à calculer les résultats d’une récolte fabuleuse, et l’autre moitié à déplorer la perte de ses espérances de fortune.

Enfin vient le collège royal de Gênes, alors placé sous la direction des révérends pères Somasques.

Il est difficile de raconter plus naturellement, et plus habilement en même temps, les petites vexations qui jettent l’écolier, timide et docile par nature, dans l’opposition enfantine, et qui plus tard, quand le collège aura fait place à l’Université, feront de l’étudiant un conspirateur. Tout cela suit un développement si logique, qu’il semble fatal. Au sortir du collège, Lorenzo, plein de foi, veut se faire moine, capucin même. Porter un cilice, se donner la discipline, convertir les infidèles au péril de sa vie : voilà son rêve. Tout cet enthousiasme religieux, mal dirigé, s’éteint à son tour, et ce jeune homme si fervent recourra sans scrupule à la ruse pour obtenir les certificats de piété qu’exigera de lui la tyrannie ecclésiastique. C’est la vieille histoire de l’intolérance engendrant l’hypocrisie, de l’oppression enfantant la révolte. L’espace me manque pour la suivre pas à pas ; mais je recommande à chacun de la lire dans Lorenzo Benoni. Elle fait comprendre à merveille la persévérante rancune des conspirateurs italiens. Quand enfin le jeune carbonaro, pour échapper à la prison et peut-être à la mort, s’embarque dans un petit bateau pour la France, et qu’au milieu de la nuit et de la tempête, en proie au délire, il prend ses sauveurs pour des ennemis et se précipite dans la mer, ses souffrances, sont racontées avec une vérité telle, qu’on se demande s’il ne faut pas attribuer l’intérêt poignant de ces derniers chapitres à la netteté des souvenirs de l’auteur plutôt qu’à la puissance vde son imagination. Que de Lorenzo Benoni, en effet, ont vécu proscrits pendant les plus belles années de leur vie ! Mais leur exil même n’a pas été sans fruit pour leur patrie, et ils l’ont peut-être mieux servie à l’étranger que s’ils fussent restés courbés et résignés dans la servitude sur le sol natal. Disons-le à l’honneur de l’émigration italienne, jamais proscrits n’ont mieux profité des dures leçons de l’adversité. On a pu dire de nos émigrés français qu’ils n’avaient rien appris et rien oublié ; les réfugiés italiens en ont agi autrement : comme les enfants d’Israël, en sortant de la terre d’exil et de la maison de servitude, ils ont « dépouillé les Égyptiens ». Grâce à ce don d’assimilation qu’ils possèdent à un suprême degré, ils rapportent à la patrie, au jour de sa résurrection, les qualités diverses de tous les peuples chez lesquels ils ont séjourné. « À mes malheurs, dit dans ses Mémoires le comte Arrivabene, un des martyrs de la cause italienne, je dois un avantage qu’on ne saurait trop apprécier quand on tient à sa dignité d’homme. Grâce à mon séjour dans des pays libres, je me suis trouvé dans une position politique franche et nette, en harmonie avec mes opinions, que j’ai pu manifester sans danger, et modifier ou changer d’après mes convictions intimes, sans crainte d’être taxé de lâcheté ou d’hypocrisie. » C’est, en effet, un avantage inappréciable que de pouvoir faire son éducation politique en pleine liberté de conscience, et plus d’un Italien en a profité. Les hommes que l’Italie retrouve aujourd’hui valent mieux que lorsqu’elle les a perdus. Tous les peuples leur ont fourni à l’envi des secours ou des enseignements. La France leur a montré le chemin de la victoire, l’Angleterre leur a enseigné l’amour raisonné de la liberté. C’est beaucoup, mais ce n’est pas assez, ce ne sera jamais trop. Le jour est bien loin encore où l’on pourra dire que la dette de l’Europe civilisée envers l’Italie est acquittée, et que nous ne lui devons plus rien.

Juin 1862

Saïd-Pacha. — Les Touâregs. — Les chroniqueurs français à Londres. — Bilan judiciaire. — Le maréchal Magnan et les Francs-Maçons. — Canonisation des martyrs japonais. — Les Misérables de Victor Hugo.

I

À tout seigneur tout honneur ; commençons par les princes et les ambassadeurs. Le prince Napoléon est allé à Naples ; le vice-roi d’Égypte a passé trois semaines en France ; les Japonais sont en Angleterre ; enfin les Touâregs sont arrivés à Paris. On ignore quel a été le but du voyage du prince Napoléon, et personne ne sait au juste ce qui a amené ici le vice-roi d’Égypte : voilà les informations les plus précises que j’ai pu obtenir des personnes les mieux informées. Aux gens curieux qui ne se tiendront pas pour satisfaits, je répondrai que la France est devenue, depuis une dizaine d’années, un pays à surprises, si j’ose m’exprimer ainsi ; ils sauront tout en temps et lieu, et la chose faite, s’il y a une chose, on la leur dira : il le faudra bien. Le prince français a été accueilli à Naples aux cris de vive Victor-Emmanuel ! Quant à Mohammed-Saïd-Pacha, on lui a généralement reconnu un esprit tout français. Comment les deux voyageurs ne seraient-ils pas satisfaits de ces compliments un peu indirects, un peu impersonnels sans doute, mais qui cependant impliquent une sorte d’adoption ? Du reste, avoir l’esprit français veut tout bonnement dire chez nous avoir de l’esprit, et personne à Paris, que je sache, n’aurait cru faire l’éloge du fils de Méhémet-Ali en déclarant qu’il avait l’esprit égyptien, chose qui pourtant me paraîtrait assez vraisemblable. C’est même cet esprit égyptien que je suis le plus disposé à louer en lui, et ceux qui ont récapitulé sommairement les services qu’il a rendus au pays qu’il gouverne depuis huit ans lui offrent un hommage plus digne de lui que les colporteurs de ses bons mots orientaux accommodés à la parisienne. L’œuvre de la civilisation poursuivie avec ardeur et constance à travers mille obstacles, dont le plus grand peut-être est la résistance : parfois inerte, quelquefois méprisante, de peuples habitués à l’oppression, et disposés par là même à prendre pour des faiblesses les concessions libérales de leurs gouvernants : voilà le vrai titre de Mohammed-Saïd à notre admiration. Sous son règne, la justice en Égypte a cessé d’être vénale, en tant, du moins, que la chose est possible en Orient ; les levées arbitraires d’hommes pour le service militaire, qui décimaient jadis des provinces entières, ont fait face à une sorte de conscription fort supportable ; enfin, les premiers fondements de la propriété ont été posés, et le fellah égyptien est sorti de servage. Aujourd’hui celui-ci n’est plus attaché à la glèbe, et les fruits de son travail lui appartiennent. L’impôt, au lieu d’être acquitté en nature, se paye en numéraire, et, conséquence naturelle, l’aisance et le crédit se sont répandus dans toutes les classes. En France, on voit surtout en Mohammed-Saïd le promoteur et le protecteur constant du projet de relier par un canal la mer Rouge à la Méditerranée. Bien que les conséquences de cette entreprise, si jamais elle est menée à bonne fin, soient plus importantes pour les nations européennes que toutes les réformes intérieures que je viens de signaler, il y a dans ce projet, tout grandiose qu’il est, une source si évidente de prospérité matérielle pour l’Égypte, qu’il doit plutôt être considéré comme la spéculation d’un administrateur habile que l’œuvre désintéressée d’un civilisateur. Nous sommes disposés à savoir gré aux princes des résultats plutôt que des motifs de leurs actes, et nous avons peut-être le droit de prendre vis-à-vis d’eux, comme princes, cette revanche d’égoïsme ; mais quand on juge l’homme, la moindre abdication de prérogative se résolvant en liberté et en bonheur pour le fellah d’Égypte fait plus d’honneur à Mohammed-Saïd que l’union de l’Occident et de l’Orient par une grande route maritime qui fera de l’Égypte l’hôtellerie du monde.

De l’Égypte au Sahara, il n’y a qu’un pas, — un pas d’Afrique, terre où tout est monstrueux et colossal. Disons donc un mot des Touâregs, qui ne s’appellent point ainsi, mais bien Imôchagh, à ce qu’il paraît. Nous leur avons imposé, nous autres Européens, ce nom de Touâregs, on ne sait pourquoi, ce qui fait que les érudits en donnent beaucoup de raisons diverses ; — la multiplicité des explications érudites étant toujours, on le sait, en raison directe de la difficulté d’en fournir une seule qui soit satisfaisante. Les Touâregs sont nos voisins du côté de l’Algérie, et ne sont, à proprement parler, ni pasteurs, ni agriculteurs, ni industriels ; ils sont surtout les convoyeurs du désert, et font métier de conduire et de protéger les caravanes qui traversent le Sahara pour se rendre dans le Soudan. Leur pays de déserts et de sable sépare seul notre colonie d’Algérie du Soudan, avec ses millions innombrables de nègres, qui sont peut-être destinés à être un jour les meilleurs travailleurs et consommateurs de la France d’Afrique. Jusqu’à ce jour l’influence anglaise a prédominé en Nigritie ; avec le secours de la propagande des Touâregs, il deviendra facile d’y étendre celle de la France. Donc, sans même tenir compte de l’honneur qu’il y aurait pour elle à ouvrir une nouvelle porte à la civilisation pour la laisser pénétrer par le côté du nord dans les profondeurs mystérieuses de l’Afrique centrale, la France a tout intérêt à bien accueillir ses nouveaux visiteurs. Se faire de voisins à demi hostiles des amis, et rivaliser avec l’Angleterre, chercher son bien premièrement, et puis le mal d’autrui, c’est plus qu’il n’en faut. Espérons donc qu’on fera voir aux Touâregs la vraie grandeur de notre pays, et que notre orgueil national ne se contentera pas de leur montrer Rothomago et le Château-des-Fleurs, ainsi que cela se pratique trop souvent à l’égard des étrangers. Si je dis cela, c’est que je suis un peu jaloux des frais que l’Angleterre fait pour les Japonais. Ce sont de vraies coquetteries renouvelées de la mère des Gracques. Cette Cornélie industrielle a montré fièrement ses plus beaux bijoux à ses visiteurs. Elle leur a fait voir ses fonderies, ses fabriques et ses mines ; et ces Japonais qu’on nous a dépeints comme si timides se sont plongés résolument dans les entrailles de la terre pour visiter jusque dans ses profondeurs la plus belle houillère de Newcastle. Nous avons de tout cela, nous aussi ; pourquoi donc les revues et le Cirque nous semblent-ils seuls dignes d’être montrés ? Si jamais on publie à Yédo des Lettres japonaises, j’ai peur que nous n’y figurions comme une nation bien frivole.

Ce qu’il y a de bien certain, c’est que ni Japonais ni Touâregs n’écriront jamais sur notre compte des choses plus surprenantes que celles que racontent nos chroniqueurs sur l’Angleterre. Je ne croyais pas si bien dire le mois dernier en annonçant la résurrection de la vieille légende d’outre-Manche. J’ai tout retrouvé, ou presque tout ; car si la fameuse histoire des pantalons pour les jambes de piano me manque encore, c’est sans doute parce que je n’ai pas tout lu… On comprend, à la rigueur, que des gens fatigués, dépaysés, rançonnés, des hommes d’esprit réduits en leur qualité d’étrangers au rôle d’imbéciles sourds-muets, voient les choses un peu en noir, et jugent défavorablement même le côté superficiel des mœurs, le seul qu’il leur soit possible d’apprécier ; mais il semble singulier qu’ils n’attendent pas, pour publier leurs impressions de voyage, d’être de retour en France. Cela ne prouve-t-il pas, clair comme le jour, que ces messieurs vivent exclusivement entre Français à Londres ? Leur position serait évidemment intolérable s’ils connaissaient des Anglais, et s’ils couraient le risque, en allant dîner chez les amis, de voir leur feuilleton sur la table du salon. Comment espérer, par exemple, d’obtenir un sourire d’une de ces blondes miss dont ils vantent si volontiers la beauté quand on les dépeint bravement comme buvant de l’eau-de-vie à petites gorgées en chemin de fer depuis Paris jusqu’à Calais ?

Nos voisins se sont émus plus que de raison de ces bavardages malveillants. Leur premier tort a été de les lire ; le second, de les réfuter sérieusement dans leurs journaux que les Français ne voient pas. Qu’importe après tout que le Courrier du Dimanche apprenne à ses lecteurs que les évêques anglicans sont grands chasseurs de renards et possèdent des meutes nombreuses, que l’Opinion Nationale dise aux siens que les Anglais mangent la salade avec leurs doigts, et que les cabaretiers de Londres chassent les Français de chez eux à coups de pied en refusant de leur vendre du genièvre ? Qu’importe même que le Constitutionnel affirme gravement que tous les plus beaux articles qu’exposent les fabricants anglais sont dus à des ouvriers français ? Et ce chroniqueur qui se plaint naïvement des complications de l’étiquette anglaise parce qu’elle impose des formules différentes selon qu’on s’adresse à un homme, à une femme mariée ou à une jeune fille, est-il bien urgent de lui rappeler qu’en France aussi on ne dit pas indifféremment monsieur, madame ou mademoiselle ? Tout cela ne mérite pas réfutation. Loin de se fâcher, les Anglais devraient s’estimer heureux de se voir attaquer si maladroitement, car chacune de ces billevesées occupe la place d’une vérité qu’il leur eût été plus utile mais peut-être aussi plus dur d’entendre. Le Times l’a fait comprendre à ses lecteurs d’une façon assez plaisante : « Ne vous enorgueillissez pas trop, leur dit-il, et parce que les accusations portées contre vous sont absurdes et faciles à repousser, ne vous croyez pas sans péché. À côté de ces étrangers qui jettent au hasard sur le papier leurs impressions du jour pour fournir à tout prix un feuilleton spirituel, il y en a d’autres qui vous observent avec impartialité, et dont les jugements réfléchis seront recueillis plus tard dans les livres. Ne vous croyez pas sauvés. »

Le vrai, c’est que les Anglais tiennent beaucoup à notre bonne opinion, et, malgré des déceptions réitérées, ils espèrent toujours que nous renoncerons, en leur faveur, à notre habitude de trouver ridicule tout ce qui n’est pas français. La moitié des frais que fait l’Angleterre en ce moment pour les étrangers sont faits à notre intention ; et ce désir de plaire, qui est un hommage, devrait désarmer jusqu’à ceux qui se croient obligés d’être toujours amusants. Je trouve même que les commissaires de l’Exposition internationale ont poussé un peu trop loin la crainte de nous causer de l’ombrage, quand ils ont renoncé à faire exécuter la belle cantate que Verdi a composée pour la cérémonie d’inauguration. Je me suis laissé dire que si le public a été privé de ce très beau morceau, ce n’est point, comme on l’a dit, parce que le temps était insuffisant pour les répétitions, mais parce que le compositeur, en même temps qu’il y intercalait le God save the Queen anglais et l’hymne national italien, chargeait la Marseillaise de représenter la France dans le chœur des nations. Je ne sais si MM. les commissaires ont pensé que certaines gens pourraient regretter l’air de romance dont on a voulu faire dans ces derniers temps notre chant national, mais en tout cas ils ont craint que la Marseillaise ne plût pas à tout le monde. Dans cette affaire ils ont fait preuve de bon goût politique, comme M. Verdi de bon goût musical.

À propos de cette Exposition, j’entends bien des gens parler avec espoir de la fusion des peuples, et se féliciter comme d’un progrès de tout ce qui semble devoir étendre le règne de cette uniformité que nous confondons volontiers avec la grandeur et la force. Il me semble, au contraire, que tout esprit vraiment libéral regretterait profondément de voir disparaître cette variété d’aptitudes et de mœurs qui répandent et dispersent providentiellement les races humaines sur des chemins si divers à la recherche de la vérité dont chacune d’elles rapporte quelque fragment au trésor commun. Je m’associe, quant à moi, de tout mon cœur aux belles paroles que M. Renan prononçait, il y a un mois à peine, à Dordrecht, à l’occasion de l’inauguration de la statue d’Ary Scheffer :

« Les deux conditions essentielles du salut du monde moderne, les deux conditions qui feront que la destinée de notre civilisation ne sera pas de disparaître, comme celles de l’antiquité, après un éclat passager, sont, d’une part, la division de l’Europe en plusieurs États, garantie de sa liberté, et, d’une autre part, cette profonde solidarité qui fait que les esprits des races les plus diverses se réunissent dans la grande unité de la science, de l’art, de la poésie, de la religion. C’est la Grèce, à la fois si une et si divisée, qui doit être notre modèle, et non cet empire romain qui fit périr la civilisation antique sous l’étreinte de son effrayante unité. »

II

Rentrons en France, et voyons ce qui s’y passe. Accordons la première place à la sombre revue du crime que nous a donnée M. le ministre de la justice. C’est notre bilan judiciaire décennal. Ce document est plein d’intérêt, malgré sa froide apparence statistique, et on en peut tirer plus d’un utile enseignement. Je n’ai point la prétention de l’analyser en détail, c’est affaire de jurisconsulte ; je dirai seulement qu’au milieu de chiffres consolateurs on découvre quelques fâcheux symptômes. Ainsi, si le nombre des attentats à la propriété et des crimes contre la vie et la sûreté des citoyens a sensiblement diminué, le nombre des accusés de crimes et de délits contre les mœurs a continué de suivre la progression ascendante déjà signalée dans le rapport de 1850. On en peut conclure que, si le bien-être, en se répandant, a donné satisfaction à un plus grand nombre d’intérêts, et si l’instruction a fait perdre en partie aux passions leur énergie féroce, les mœurs, en s’adoucissant, ne se sont pas épurées.

Il semble que la barbarie fasse graduellement place à la corruption. La catégorie spéciale de délits dont on a surtout à déplorer l’augmentation n’est pas de celles qu’une prospérité matérielle fait diminuer, ou que le sentiment religieux sache combattre efficacement : il s’agit là d’une oblitération graduelle de l’instinct moral, d’un poison s’infiltrant peu à peu dans les veines sociales, dont une meilleure hygiène, morale et physique, dans l’éducation populaire, aura seule raison. Le rapport de M. Delangle constate une autre triste particularité. Parmi les attentats contre les personnes, les infanticides seuls présentent un accroissement considérable. Il y a là de quoi faire réfléchir les partisans de la suppression des tours. De tous les crimes, l’infanticide est celui qui laisse davantage le juge hésitant entre l’horreur et la pitié. C’est celui qui est le plus contraire à l’instinct naturel, et c’est pourtant celui auquel les meilleures natures peuvent le plus facilement être poussées. Pour faire de la femme infanticide une tendre mère, il n’a souvent manqué que ceci : qu’elle aimât un honnête homme.

Le rapport de M. le ministre de la justice nous apprend encore que, de 1856 à 1860, le chiffre des individus détenus préventivement s’est élevé à soixante-cinq mille, dont un quart a été reconnu innocent. En d’autres termes, plus de seize mille personnes ont subi un châtiment immérité, qui s’est ajouté à l’humiliation d’une accusation injurieuse.

Cette petite statistique est venue corroborer les réclamations nombreuses qui s’élèvent depuis quelque temps contre l’abus du pouvoir dont la loi arme les juges d’instruction. Si le public ne s’émeut pas davantage de cet état de choses, c’est que ceux qui le signalent rebutent le plus souvent l’attention du lecteur par des termes techniques et des considérations par trop légales. Je crois donc rendre un véritable service en signalant les excellents articles que M. Charles Floquet a publiés sur la détention préventive dans le journal le Temps. Ils mettent à la portée de tout le monde un sujet qui concerne tout le monde, et dissipent sans pitié des illusions trop généralement répandues à l’égard de l’efficacité des garanties inscrites au Code pour la protection de la liberté individuelle. On y voit, par exemple, combien la différence qui existe entre un mandat d’arrêt et un mandat de dépôt peut, à un jour donné, intéresser vivement chacun de nous, — qui pourtant n’y pensons guère, jusqu’à ce que le mal nous atteigne personnellement.

Il est de certaines figures de rhétorique qui, grâce à un fréquent usage et à une application toujours la même, finissent par acquérir un sens très précis. Ainsi, depuis quelque temps, dans la langue politique, le couronnement d’un édifice signifie un accroissement de liberté accordé à une institution quelconque. Si jamais cette image architecturale devait tenir ses promesses, il semblait que ce dût être à propos de la franc-maçonnerie : un édifice, des maçons, un couronnement, tout cela allait de soi. Pourtant, le couronnement de l’édifice maçonnique octroyé par l’empereur en lui imposant un chef de son choix, ne semble pas avoir été considéré comme une concession libérale. Depuis la nomination du maréchal Magnan comme grand maître du Grand-Orient de France, la discorde est parmi les frères, et cela ne paraît pas près de finir. Il y a même des gens qui prétendent que la franc-maçonnerie, en France, pourrait bien finir avant la querelle. M. le maréchal Magnan a rendu un décret qui prononce la dissolution de tous les pouvoirs maçonniques des rites dissidents, et notamment du rite écossais. M. Viennet, grand maître du rite écossais, a protesté énergiquement contre les prétentions du maréchal Magnan, et a déclaré ne vouloir obéir qu’à un ordre émané de l’empereur lui-même. Je ne prétends pas, bien entendu, juger le décret au point de vue maçonnique, mais je dirai qu’il est impossible de ne pas être frappé du considérant principal qui dit textuellement : « Qu’il importe au plus haut degré que la maçonnerie française soit organisée et centralisée selon les volontés du chef de l’État. » Organiser, centraliser, voilà des mots auxquels il devient bien difficile d’échapper chez nous ! Cette position officielle imposée à la franc-maçonnerie semble devoir changer singulièrement le caractère de l’institution. Du reste, M. le maréchal Magnan accepte bravement la logique de sa nomination, et parle bien plus en fonctionnaire public qu’en grand maître. Il menace des rigueurs de la loi toute réunion maçonnique qui ne se soumettrait pas, et qui, par conséquent, ne pourrait pas invoquer sa protection personnelle. Heureusement, comme l’a fort bien donné à entendre M. Viennet, il reste aux mécontents le droit de ne plus être francs-maçons.

La Société du Prince-Impérial s’organise rapidement, et ses comités locaux sont déjà nommés. Elle a reçu un magnifique don de cinquante mille francs de M. Bischoffsheim, le banquier israélite. M. Bischoffsheim a cru pouvoir accompagner son offrande d’une lettre dans laquelle il a fait respectueusement remarquer à l’Impératrice que l’élément catholique était seul représenté dans le conseil supérieur de l’œuvre. L’Impératrice a daigné accepter les cinquante mille francs de M. Bischoffsheim, et a bien voulu lui rappeler que l’administration de la Société du Prince-Impérial est confiée à un conseil supérieur, animé, comme S. M. elle-même, « de l’esprit de tolérance et de liberté religieuse ». Je ne sais si les noms des prélats catholiques qui font partie du conseil auront suffi pour rassurer M. Bischoffsheim, mais je crois qu’à sa place j’aurais aimé à y faire entrer pour cinquante mille francs de rabbins. Les prêtres sont rares pour le moment en France, grâce à l’émigration cléricale qui se porte avec fureur vers Rome. La ville papale doit ressembler aujourd’hui à ces grandes lamaseries du Thibet, à ces villes d’hommes noirs dont le P. Hue nous a donné la description. Ils sont là plus de cinq mille, dit-on, dont trois cents évêques. Qu’ont-ils été dire à Rome ? Nous le saurons plus tard. En attendant, ils organisent des banquets et préparent des adresses à force ; bref, ils s’amusent comme des prêtres peuvent s’amuser. Le clergé français y brille beaucoup par son esprit et par sa vivacité ; et Mgr Dupanloup en première ligne. M. Veuillot respire le parfum de Rome en amateur laïque, et à l’heure qu’il est, les martyrs japonais sont canonisés, et bien canonisés. Pour faire compensation à cet accroissement du nombre des bienheureux, M. le curé de la Madeleine a cru devoir refuser, dit-on, de célébrer dans son église une messe pour l’anniversaire de la mort de M. de Cavour. Ce n’est pas impunément, à ce qu’il paraît, qu’on réclame, vivant, la séparation complète de l’Église et de l’État ; et le clergé qui se sent assez triomphant en ce moment-ci pour laisser voir ses rancunes, se dit peut-être que ceux qui ont été séparés pendant la vie peuvent l’être aussi dans la mort. Qui sait pourtant si, à l’heure qu’il est, les martyrs japonais et M. de Cavour ne considèrent pas avec une égale indifférence la glorification et l’anathème posthumes ?

Disons, en terminant, que le Sénat a passé à l’ordre du jour sur la pétition des héritiers Lesurques. Il a suivi, en cela, l’exemple des nombreux gouvernements que cette malheureuse famille a invoqués tour à tour, — se laissant aller à un nouvel espoir à chaque nouveau régime. C’est à recommencer : je fais des vœux sincères pour qu’elle réussisse mieux une autre fois.

III

La librairie Pagnerre a tenu parole, et au jour indiqué elle nous a donné quatre nouveaux volumes des Misérables. Ceux-ci contiennent la deuxième et la troisième partie de l’œuvre de Victor Hugo, intitulées Cosette et Marius. Le public les attendait avec presque autant de curiosité que leurs aînés, et les mêmes admirations les ont accueillis dans la presse. Leur apparition a été un de ces événements parisiens qu’il ne m’est pas permis de passer sous silence, et pourtant, au moment de l’aborder, il me prend de lâches tentations de me récuser. Des doutes sur ma compétence m’assaillent. Peut-on avoir raison contre tant de gens, contre tant de journalistes surtout, contre l’auteur lui-même ; et m’est-il permis de soumettre aux règles ordinaires du bon goût et du bon sens une œuvre que, du consentement général, on semble vouloir placer au-dessus de la loi commune ? Évidemment, mon diapason n’est pas le même que celui du monde des critiques, — j’entends parler de celui sur lequel ils se règlent en écrivant, car, Dieu me pardonne, quand le public n’est pas là et que les portes sont fermées, plus d’un baisse la note, et se met mieux à l’unisson qu’on ne pourrait le penser, avec « celui qui écrit ces lignes », pour me servir d’une périphrase favorite de l’auteur des Misérables. Oserai-je dire que j’ai bien de la peine à comprendre cette ardeur de la foule encombrant la rue de Seine le jour de la publication, ardeur que M. Claye a dépeinte avec enthousiasme dans une lettre à M. Victor Hugo, que tous les journaux ont reproduite ? M. Claye est, si je ne me trompe, l’imprimeur de l’ouvrage, — qui, par parenthèse, est fort bien imprimé, — et il compare le spectacle qu’offraient ce jour-là les abords de la librairie Pagnerre à « celui qui à une autre époque se passait à la porte des boulangers » ! Il en tire la conclusion que « les absents n’ont pas toujours tort ». Je suis fort de son avis, et je suis même persuadé que sa lettre a donné à l’auteur absent une idée bien plus flatteuse de l’empressement public que celle qu’il eût reçue de la vue même des commis de librairie entrant le 15 mai chez M. Pagnerre pour approvisionner leurs magasins respectifs.

Bien d’autres indices sont venus me prouver que je fais partie d’une minorité factieuse, minorité pourtant dans laquelle je me sens plus que jamais renfermé par la lecture des quatre nouveaux volumes. Ainsi je lisais, il y a quelques jours, dans un de nos journaux les plus répandus, un article consacré à l’examen de ce rapport de M. Delangle dont je vous parlais tout à l’heure ; cet article débutait ainsi : « Au moment où un roman qui se trouve dans toutes les mains attire l’attention du public sur les questions relatives à la répression des crimes et des délits, le rapport de M. le ministre de la justice aura un genre de succès qu’obtiennent rarement des documents de ce genre : l’actualité. » Pour le coup, je tombai de mon haut. Faut-il vraiment croire que, pour comprendre l’importance de la grande question de la répression du crime, le public ait attendu cette invention monstrueuse de Jean Valjean ; le forçat libéré, condamné à mort comme coupable d’un vol de grand chemin commis à main armée, parce que dans un lieu écarté, en l’absence de tout témoin, il a refusé de rendre à un enfant de dix ans une pièce de monnaie que celui-ci a laissée tomber à ses pieds ? Si c’est pour éviter le retour de condamnations pareilles qu’on demande la révision de notre Code pénal, ce n’est vraiment pas la peine. J’en appelle au plus zélé, au plus démocrate de nos réformateurs judiciaires, qu’il nous dise si pareille chose peut arriver ailleurs que dans un roman, et un roman sans vraisemblance encore ?

Mais c’est surtout la portée que l’auteur lui-même semble accorder à son œuvre, qui est faite pour intimider la critique. Une foi si robuste en sa propre puissance, confessée si hautement, donne à réfléchir aux plus sceptiques. Ils se demandent s’il n’y a pas là quelque philosophie voilée, quelque mythe dont le sens leur a échappé. Lors de la publication des premiers volumes des Misérables, M. Victor Hugo écrivait déjà au directeur d’un petit journal, le Théâtre : « Avec des auxiliaires tels que vous, l’œuvre que j’ai entreprise réussira : c’est la refonte du vieux monde dans le moule du monde nouveau ; c’est l’épuration du réel au creuset de l’idéal. » Comme programme, ce n’est déjà pas si mal ; comme mise en action, voici ce que j’ai trouvé en ouvrant au hasard les derniers volumes : « Ce livre est un drame dont le premier personnage est l’infini. L’homme est le second. » Comment n’ai-je pas compris tout cela ? Faut-il accepter l’explication que m’en donnait l’autre jour un fervent ? « Vous n’avez pas compris, me disait-il, parce que vous n’aimez pas cela. » J’aurais pu retourner la phrase, mais j’aime mieux admettre tout de suite qu’il m’a manqué un rayon de la grâce. Oui, les théoriciens modernes du merveilleux ont raison : il faut croire pour voir. Les bons vieux miracles d’autrefois se faisaient pour convertir les incrédules, et ils y réussissaient parfois ; aujourd’hui nous avons changé tout cela, et les prodiges ne se manifestent plus qu’à ceux qui les trouvent tout naturels. Demandez plutôt à M. Hume. C’est parce que je n’ai pas cru à l’avance que les tables de M. Hugo n’ont pas tourné pour moi, et que ni dans Fantine, ni dans Cosette, ni dans Marius, je n’ai su voir l’infini.

Après tout, ce livre des Misérables est un roman, à moins ne qu’on lui donne le nom d’épopée, ce qui est bien possible. Ce dernier mot s’emploie familièrement de nos jours, et l’on peut affirmer que tout romancier qui a beaucoup d’amis dans la presse est exposé à s’entendre dire qu’il a fait une épopée, sans le savoir. En général, il me semble voir que toute grande machine littéraire ayant beaucoup de personnages sans lien apparent entre eux, et embrassant beaucoup plus qu’elle n’étreint, est une épopée, dans le sens moderne du mot. Mais comme je ne suis pas bien sûr des règles qui peuvent régir ce genre de composition, j’aime mieux ne voir dans les Misérables qu’un roman. Or, à un roman on peut demander trois choses : une action à la fois intéressante et vraisemblable, une donnée morale ou philosophique, enfin la beauté du style. Ces trois choses réunies constituent un chef-d’œuvre, une seule, à un degré éminent, peut faire absoudre un livre, pourvu que les deux autres ne soient pas tout à fait absentes. Voyons jusqu’à quel point le roman de Victor Hugo possède ces trois qualités indispensables.

Je crois qu’on admettra que les invraisemblances dans les incidents et dans les caractères ne manquent pas. Sans parler de l’évêque improbable et du conventionnel impossible du premier volume, ni de la condamnation à mort du forçat récidiviste dont j’ai déjà parlé, que dire du personnage de Fantine, de cette fille qui confie son enfant adoré à une femme qu’elle aperçoit pour la première fois en passant sur la grande route, et sur laquelle elle ne prend aucun renseignement ; de Fantine qui se vend en détail d’abord, et puis tout entière, pour subvenir aux besoins de sa petite Cosette, et à qui l’idée ne vient pas d’employer le produit de ses cheveux ou de ses dents à l’aller voir lorsqu’elle la croit en danger de mort ? Et M. Madeleine, — l’ex-forçat Jean Valjean, — devenu chef de fabrique, qui par scrupule se fait la loi de ne jamais entrer dans l’atelier où travaillent les femmes, ne pousse-t-il pas bien loin la réaction contre les mœurs du bagne ?

Et cette fabrique d’où l’on chasse ignominieusement une ouvrière parce qu’elle est mère d’un enfant naturel, où est-elle située ? Pas en France, à coup sûr. On est moins sévère que cela dans nos manufactures, sans quoi il les faudrait fermer. Quant à Jean Valjean, c’est un gouffre de contradictions. Il est entré au bagne innocent et ignorant, il en sort corrompu et féroce, et pourtant il y a acquis toutes les connaissances nécessaires pour faire un excellent maire, — ce qui, par parenthèse, n’est pas flatteur pour nos officiers municipaux. Dans sa conduite, il n’est pas moins inconséquent. Cet homme qui a effectué une demi-douzaine d’évasions du bagne, qui se sait traqué par la police et qui ne marche pas, par précaution, sans avoir des perruques de toutes les couleurs dans ses poches, s’en va à Montfermeil, dans un endroit où il sait qu’on cherchera ses traces, et là, sous un costume d’ouvrier et dans un cabaret borgne, il donnera à une enfant une poupée de 50 francs, rôdera la nuit dans une maison inconnue, afin de glisser pour la Noël un louis d’or dans le sabot de Cosette, et tirera sans méfiance de son portefeuille des billets de banque. Les autres personnages ne sont guère plus réels ni plus conséquents.

L’analyse suivie du roman est impossible, et si l’on passe à l’examen des principes politiques et philosophiques, ou même des jugements historiques de l’auteur, la confusion n’est pas moins grande. Ce n’est pas que les opinions manquent de netteté ou que l’expression en soit faible, tant s’en faut ; c’est l’inverse qui a lieu. Les deux côtés de chaque question sont plaidés avec une égale exagération dans les faits, une égale intempérance dans le langage. La pensée va au-delà de la vérité, le mot cherche à dépasser la pensée. C’est Pélion sur Ossa. Chaque thème fournit matière à deux amplifications, c’est trop au moins de moitié. Est-ce impartialité olympienne chez l’auteur, ou le manège d’une colossale coquetterie vis-à-vis de son public, qui fait qu’il est ainsi tout à tous ?

Prenez, par exemple, ses chapitres sur la vie monastique. Tantôt, à propos de l’esprit claustral, il vous dira que « l’entêtement des institutions vieillies à se perpétuer ressemble à l’obstination du parfum ranci qui réclamerait notre chevelure, à la prétention du poisson gâté qui voudrait être mangé, à la persécution du vêtement d’enfant qui voudrait habiller l’homme, à la tendresse des cadavres qui voudraient embrasser les vivants ». Il ajoutera que le couvent espagnol était un sérail d’âmes réservées à Dieu, que l’archevêque « Kislaraga du ciel » espionnait et verrouillait. « La nonne était l’odalisque, le prêtre était l’eunuque. Les ferventes étaient choisies en songe et possédaient Christ. La nuit, le beau jeune homme nu descendait de la croix et devenait l’extase de la cellule. De hautes murailles gardaient de toute distraction vivante la sultane mystique qui avait le crucifié pour sultan. Un regard dehors était une infidélité. » Enfin la conclusion, — conclusion égayée chemin faisant par quelques petites anecdotes polissonnes sur les religieuses, — sera qu’il « faut ôter les superstitions de dessus la religion ; écheniller Dieu ».

Tournez quelques pages, et vous verrez que « les bras croisés travaillent et les mains jointes font. Le regard au ciel est une œuvre ».

« Pour nous, les cénobites ne sont pas des oisifs, et les solitaires ne sont pas des fainéants.

« Songer à l’Ombre est une chose sérieuse. »

Ou bien encore ces lignes assurément fort belles :

« Quant à nous, qui ne croyons pas ce que ces femmes croient, mais qui vivons comme elles par la foi, nous n’avons jamais pu considérer sans une sorte de terreur religieuse et tendre, sans une sorte de pitié pleine d’envie, ces créatures dévouées, tremblantes et confiantes, ces âmes humbles et augustes qui osent vivre au bord même du mystère, attendant, entre le monde qui est fermé et le ciel qui n’est pas encore ouvert, tournées vers la clarté qu’on ne voit pas, ayant seulement le bonheur de penser qu’elles savent où elle est, aspirant au gouffre et à l’inconnu, l’œil fixé sur l’obscurité immobile, agenouillées, éperdues, stupéfaites, frissonnantes, à demi soulevées à de certaines heures par les souffles profonds de l’éternité. »

Après cela, sauriez-vous dire ce que pense Victor Hugo de la vie du cloître ?

Les premiers chapitres de Cosette racontent la bataille de Waterloo. C’est un récit fort à la mode aujourd’hui, et que chacun refait volontiers à sa façon. Là, du moins, à propos d’une des plus grandes catastrophes des temps modernes, on pouvait espérer que l’auteur formulerait nettement sa philosophie de l’histoire. Vain espoir ! Vous trouverez seulement quelques descriptions vraiment belles qu’anime un souffle patriotique. Les charges de cavalerie résonnent sur le papier, le vent du drapeau agite la page, et en plus d’un endroit la plume du poète semble avoir été trempée dans le sang du soldat ; mais ne cherchez pas de moralité à cet hymne funéraire qui va du grandiose au burlesque sans transition. Tantôt vous y trouverez l’action directe de Jéhovah, le Dieu des batailles, châtiant le superbe et renversant l’ambitieux. « L’ombre d’une droite énorme se projette sur Waterloo. C’est la journée du destin. La force au-dessus de l’homme a donné ce jour-là. La disparition du grand homme était nécessaire à l’avènement du grand siècle. Quelqu’un à qui on ne réplique pas s’en est chargé. »

Ailleurs encore : « Était-il possible que Napoléon gagnât cette bataille ? Nous répondons, non. Pourquoi ? À cause de Wellington ? À cause de Blücher ? Non, à cause de Dieu. »

Ou bien enfin : « Napoléon avait été dénoncé dans l’infini, et sa chute était décidée. Il gênait Dieu. »

Tantôt, vous verrez la justice éternelle, et pour ainsi dire personnelle de Dieu, céder la place à je ne sais quel aveugle hasard que le moindre grain de sable fait trébucher et changer de route. « S’il n’avait pas plu dans la nuit du 17 au 18 juin 1815, l’avenir de l’Europe était changé. Quelques gouttes d’eau de plus ou de moins ont fait pencher Napoléon », dit Victor Hugo. Une dernière citation, et j’ai fini. « Si le petit pâtre qui servait de guide à Bülow, lieutenant de Blücher, lui eût conseillé de déboucher de la forêt au-dessus de Frischmont plutôt qu’au-dessous de Placenoit, la forme du dix-neuvième siècle eût pu être différente. » Il est difficile de croire que l’historien qui émet des idées si vagues et si contradictoires sur le choc qui a brisé le moule du vieux monde, soit destiné à refondre celui-ci dans le moule du monde nouveau.

À l’occasion des premiers volumes des Misérables, j’ai parlé du style singulier de M. Victor Hugo, style à la fois ambitieux et trivial, facétieux et emphatique. Ce sont de grandes phrases qui se terminent par des calembours, des jeux de mots qui s’enflent jusqu’au lyrisme. On croit entendre un orgue de cathédrale sur lequel on jouerait des polkas. Que dire, par exemple, des deux chapitres consacrés à Cambronne ? « Le lecteur français veut être respecté », dit l’auteur, mais il ne se souvient de cette maxime que pour la citer, et non pour l’observer. « Cambronne, ose-t-il écrire, trouve le mot de Waterloo, comme Rouget de l’Isle trouve la Marseillaise, par visitation du souffle d’en haut. » Et quel mot ! L’histoire en a gardé l’initiale. M. Victor Hugo devient éloquent pour le glorifier. « L’esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu à cette minute fatale. On reconnaît dans Cambronne la vieille âme des géants. Cela complète Léonidas par Rabelais. C’est l’insulte à la foudre ; cela atteint la grandeur eschylienne. » Si je cite ce chapitre incroyable, c’est que vraiment la rage de se singulariser dans ses enthousiasmes ne saurait aller plus loin. Franchement, si Cambronne à la sommation des Anglais de se rendre, eût répondu comme un simple héros de mélodrame : « Jamais ! » il n’eût pas été moins brave, il eût seulement été mieux embouché.

J’ai dit que l’enflure coudoyait la trivialité dans cette œuvre singulière, et il me serait facile de prouver mon assertion par mille citations. Je pourrais parler des « forêts qui sont des apocalypses », et de « leur opacité fuligineuse ». Je pourrais vous dire que Paris est un « total », que Paris est « le plafond du genre humain » ; que celui qui voit Paris « croit voir le dessous de toute l’histoire, avec du ciel et des constellations dans les intervalles ».

Mieux que cela : je vous apprendrais qu’un escroc qui a un système est un filousophe , et que Jean-Jacques enfantrouvait les fils que Thérèse lui enfantait. Mais l’espace et le courage me manquent. Quand on songe que ces insultes à la langue, que ces jeux de mots, — défroque de rapins du dernier ordre, — sont le fait d’un académicien, d’un poète, d’un grand écrivain après tout, on se sent attristé à la vue de cet orgueil qui conduit à une véritable démence littéraire. On est tenté de dire comme ce pauvre diable de filou qui, en voyant un escroc du grand monde pratiquer son industrie, s’écriait avec stupeur : Être si riche, et tricher !