(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — I » pp. 249-267
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIII (3e éd.) « Divers écrits de M. H. Taine — I » pp. 249-267

I

Essai sur les fables de La Fontaine. — Voyage aux eaux des Pyrénées. — Essai sur Tite-Live. —— Les Philosophes français du xixe  siècle 43.

 

M. Taine est un des jeunes critiques dont le début a le plus marqué dans ces derniers temps, ou, pour parler sans à-peu-près, son début a été le plus ferme et le moins tâtonné qui se soit vu depuis des années en littérature. Chez lui rien d’essayé, rien de livré au hasard de la jeunesse : il est entré tout armé ; il a pris place avec une netteté, une vigueur d’expression, une concentration et un absolu de pensée qu’il a appliqués tour à tour aux sujets les plus divers, et dans tous il s’est retrouvé un et lui-même. Il a voulu, et il a fait. Il a du talent, et il a un système. J’aimerai à rendre justice à tout le talent, et à discuter quelques-unes des idées. Les devanciers déjà vieux doivent ce premier témoignage d’estime aux hommes nouveaux qui comptent, de les regarder et de les bien connaître. Cela renouvelle d’ailleurs, de s’occuper de ceux qui arrivent, même quand ces jeunes gens n’ont de la jeunesse que la force et se produisent déjà très faits et très mûrs. On est obligé de se soigner deux fois et de resserrer sa ceinture en les approchant.

N’ayant pas encore le plaisir de connaître personnellement M. Taine, je le devinerai ou le conclurai d’une manière générale d’après ses écrits. Ce qu’on ne saurait oublier en le lisant, c’est qu’il a été élève de l’École normale, qu’il s’y est formé dans le recueillement et la méditation, que sa première jeunesse, dont il est à peine sorti, a été forte, laborieuse, austère. Il est de ceux (et ils sont rares) qui ont porté sans fléchir ces énormes programmes qu’on impose aujourd’hui, et, en définitive, il les a trouvés légers. Il sait à fond les langues, anciennes, les langues modernes, les philosophies et les littératures ; il a la clef de tous les styles. Les choses, difficiles le tentent, et les plus âpres méthodes, il les a dévorées. Il a écrit quelque part dans un de ses derniers articles, ces paroles qui, bien qu’ayant un sens plus général là où il les dit, expriment évidemment l’impression qu’ont dû lui laisser les années pénibles de l’apprentissage :

Aujourd’hui la lutte est partout, et aussi le sérieux triste. Chacun a sa position à faire… La vie n’est plus une fête dont on jouit, mais un concours où l’on rivalise. Joignez à cela que nous sommes obligés de nous faire nos opinions. En religion, en philosophie, en politique, dans l’art, dans la morale, chacun de nous doit s’inventer ou se choisir un système : invention laborieuse, choix douloureux… La vie n’est plus un salon où l’on cause, mais un laboratoire où l’on pense. Croyez-vous qu’un laboratoire ou un concours soient des endroits gais ? Les traits y sont contractés, les yeux fatigués, le front soucieux, les joues pâles.

Qu’on veuille bien se représenter ce que doivent produire de pensée intense et active, de pensée accumulée, trois ou quatre années de séminaire philosophique intellectuel chez de jeunes esprits ardents et fermes, lisant tout, jugeant tout. Je suppose encore une fois que ces esprits, ces cerveaux, ne sont pas de ceux que tant d’étude surcharge et accable, mais de ceux qu’elle excite et qu’elle nourrit. Dans ces heures de solitude et de silence, sous la lampe nocturne, quel effet leur font les œuvres, souvent si incomplètes et si légères, qui occupent le monde et passionnent pour un temps la curiosité de la foule ! Combien de fois, eux qui ont accès aux sources antiques, qui ont présents et familiers les différents termes de comparaison, et qui tiennent en main les mesures, doivent-ils se dire devant ces chefs-d’œuvre d’un jour : J’en ferais bien autant ! ou peut-être : Je n’en voudrais pas faire autant ! Combien de fois ont-ils dû prendre en dédain les discussions écourtées et superficielles, les bévues tranchantes des prétendus Aristarques en crédit ! Pourtant, on a beau être savant et d’une pénétrante intelligence, comme on est jeune, comme on a soi-même ses excès intérieurs de force et de désirs, comme on a ses convoitises et ses faiblesses cachées, il y a des illusions aussi que peuvent faire ces œuvres toutes modernes du dehors et qui s’adressent à la curiosité la plus récente ; on les voit comme les premières jeunes femmes brillantes qu’on rencontre et à qui l’on croit plus de beauté qu’elles n’en ont ; on leur suppose parfois un sens, une profondeur qu’elles n’ont pas, on leur applique des procédés de jugement disproportionnés, et on les agrandit en les transformant. On leur prête en un mot de ce sérieux qu’on a en soi, et on en fait autre chose que ce qu’elles sont en réalité. Quoi qu’il en soit de ces légères erreurs et de ces séductions dont les plus méfiants ne savent pas toujours se garantir, quiconque a la noble ambition de se distinguer et de percer à son tour trouve là, durant ces années recluses, tout le loisir de méditer sa propre force, ses éléments d’invention ou d’arrangement, ses formes de jugement et de compréhension, de combiner fortement son entrée en campagne et sa conquête. Que si l’on veut rompre avec l’École en en sortant, si l’on se sent épris des fantaisies, des descriptions mondaines, piqué du démon de raillerie et curieux du manège des passions, on s’y jouera dès l’abord avec un art d’expression plus savant, plus consommé, et une ivresse plus habile que celle de personne : il n’y a plus de noviciat à faire en public ; il s’est fait dès auparavant et à huis clos. Si l’on est critique, si l’on veut rester dans les voies de la science et de l’histoire littéraire, on paraîtra complet dès le début ; on ne sera pas de ceux qui se jettent dans la mêlée à l’improviste et ont dû achever de s’armer vaille que vaille tout en combattant ; on aura sa méthode, son ordre de bataille, son art de phalange macédonienne à travers les idées et les hommes. Si épaisse que soit la foule, c’est une manière sûre de faire sa trouée et que bientôt chacun dise en vous montrant du doigt : « En voilà un de vraiment nouveau. »

Le premier ouvrage de M. Taine, et où il condensait déjà les principales idées qu’il a développées depuis, a été son Essai sur les fables de La Fontaine (1853). Cet essai est, à première vue, la chose la plus étrange et la plus inattendue, eu égard au sujet. C’est, il est vrai, une thèse de doctorat en Sorbonne ; M. Taine a choisi le fabuliste pour sujet de sa thèse française ; mais, depuis quelques années, les brillants candidats au grade de docteur nous ont habitués, le lendemain matin de leur réception, à lire des livres plutôt que des thèses proprement dites : il a suffi pour cela que le brocheur enlevât la page finale où se lisait le visa de M. le doyen. Hier encore, M. Rigault nous donnait un ouvrage de littérature sur les anciens et les modernes, où l’origine du travail est entièrement dissimulée ; il est besoin de savoir qu’il y a eu là-dessus débat, conflit, soutenance en Sorbonne, comme disent les gens du métier ; à simple lecture on ne s’en douterait pas. M. Taine n’a pas voulu faire ainsi ; il n’a rien dissimulé ; il a voulu réellement faire une thèse, et il l’a faite le plus thèse qu’il est possible : ç’a été son art ce jour-là. « Le lecteur dira (c’est lui qui parle dans l’avertissement) : Ceci n’est pas un essai sur les fables de La Fontaine. En effet, c’est une étude sur le beau, et, bien pis, une thèse de Sorbonne. De là les raisonnements, les abstractions, le système ; la poésie est en fort mauvaise compagnie. Si parmi les syllogismes croissent quelques pauvres fleurs, c’est la faute ou le mérite de La Fontaine : où n’en ferait-il pas naître ? » M. Taine, qui pense que chaque chose peut être bonne en son lieu, que chaque organisation se justifie elle-même dans son cadre naturel, a estimé qu’une thèse proprement dite n’était nullement déplacée en Sorbonne, même au xixe  siècle ; il a trouvé piquant d’appliquer cette forme dans ce qu’elle a de rigoureux au plus libre et au plus irrégulier, au plus doucement enthousiaste des génies, à La Fontaine ; car si cette forme est, en quelque sorte, impertinente par rapport à La Fontaine, elle est très convenable, très bienséante et légitime en Sorbonne, dans ce vieil empire d’Aristote. De cette contradiction aussi bien que de cet accord il résulte un double effet singulièr et comme un double jeu, où tout est calculé, où la pensée se déjoue et se rajuste, où l’on est contrarié par la forme, satisfait par le raisonnement, impatienté et vaincu, et qui a bien de l’originalité dans son artifice.

Je viens de parler d’Aristote : M. Taine, dans sa théorie de la fable et dans la théorie du beau qu’il y adapte, montre combien il l’a lu et le possède, combien il applique et imite son procédé d’abstraction quand il le veut. Avoir lu Aristote et Kant, et le prouver à chaque ligne en parlant de La Fontaine, là est le tour singulier et comme la gageure. La méthode de M. Taine est tout le contraire de la manière discursive, de ces promenades dans le goût de Montaigne, où l’on a l’air d’aller tout droit devant soi à l’aventure et au petit bonheur de la rencontre. Ici tout prend la régularité d’une science positive, d’une analyse exacte et rigoureuse, dominée et couronnée par une logique inexorable ; si l’on observe et si l’on recueille les détails, ce n’est que pour y démêler des lois.

D’abord il donne le procédé et la recette de la fable qu’il appelle philosophique, de l’apologue dans toute sa simplicité. C’est un court récit, une vive morale en action, où figurent en général des animaux, des plantes, des êtres plus ou moins voisins de l’homme, et qui représentent ses vices ou ses vertus, ses défauts ou ses qualités. Dès que le récit est terminé, la moralité sort et on la déduit ; elle se grave dans l’esprit par l’exemple : car ce que l’homme aperçoit moins quand il s’agit d’hommes ses semblables, et ce qui glisse sur lui, le frappe davantage quand cela se transpose et se réfléchit par allégorie chez des êtres d’une espèce différente. Ainsi ont fait dans leurs fables Ésope, Lessing, et chez nous La Motte, que M. Taine ne nomme pas, et qui est un des plus ingénieux fabricateurs de fables faites exprès et purement en vue de la leçon.

La fable poétique, que M. Taine oppose à la fable philosophique, sera celle où le poète ne courra pas tout droit à son but moral, où il s’oubliera et se complaira à animer ses personnages, à les faire parler, à les rendre vraisemblables et vivants. La morale ne viendra pas au bout toute sèche et toute directe :

Une morale nue apporte de l’ennui.

Le poète aura l’air, par moments, de n’y plus songer ; elle lui échappera même quelquefois en mouvement touchant, en effusion de tendresse, comme dans une idylle, comme dans une élégie ; Les Deux Pigeons, critiqués par La Motte, sont le chef-d’œuvre de ce genre libre et de cette espèce d’épopée en petit : La Fontaine en est l’Homère.

Mais il y a autre chose que la fable poétique ainsi considérée dans sa richesse dernière, et que la fable philosophique ou didactique dans sa stricte justesse : il y a la fable enfantine, toute primitive, qui n’est pas exacte et sèche dans son ingénieux comme l’une, et qui n’est pas vivante et amusante comme l’autre : c’est la fable naïve, spirituelle encore, mais prolixe, mais languissante et souvent balbutiante, du Moyen Âge, le genre avant l’art et avant le goût. M. Taine a montré le même sujet de fable traité dans les trois manières, Le Renard et la panthère — par Ésope (genre didactique) —, puis par un des ysopets du Moyen Âge (genre enfantin), — et enfin Le Singe et le léopard de La Fontaine (genre de génie, et qui est la perfection) :

Ce même sujet, dit-il, trois fois raconté, distingue les trois sortes de fables. Les unes, lourdes, doctes, sentencieuses, vont, lentement et d’un pas régulier, se ranger au bout de la morale d’Aristote, pour y reposer sous la garde d’Ésope. — Les autres, enfantines, naïves et traînantes, bégayent et babillent d’un ton monotone dans les conteurs inconnus du Moyen Âge. — Les autres enfin, légères, ailées, poétiques, s’envolent, comme cet essaim d’abeilles qui s’arrêta sur la bouche de Platon endormi, et qu’un Grec aurait vu se poser sur les lèvres souriantes de La Fontaine.

M. Taine examine successivement, dans le grand fabuliste, les caractères, l’action et l’expression. Les caractères, suivant lui, les personnages des fables de La Fontaine, quels qu’ils soient, animaux, hommes ou dieux, ce sont toujours des hommes et des contemporains du poète ; et il s’applique à de démontrer, en parcourant les principales catégories sociales, roi, courtisans, noblesse, clergé, bourgeoisie, peuple, et en les retrouvant en mille traits dans sire lion, dans maître renard, maître Bertrand, ours, loups, chats et rats, mulets et baudets, etc., etc. M. Taine se garde bien de prétendre que le fabuliste, en faisant agir et parler son sire lion, ait songé expressément à Louis XIV.

Certes, dit-il, on ferait tort à La Fontaine si l’on trouvait dans son lion le Louis XIV des bêtes. Il est moraliste, et non pamphlétaire ; il a représenté les rois, et non le roi. Mais il avait des yeux et des oreilles, et faut-il croire qu’il ne s’en soit jamais servi ? On copie ses contemporains en dépit de soi-même, et les Romains ou les Grecs de Racine sont bien souvent des marquis beaux diseurs et d’agréables comtesses. Avec un peu de complaisance, on découvrirait dans La Fontaine des souvenirs qu’il avait et des intentions qu’il n’avait pas.

Ce sont ces souvenirs reconnus involontaires, ces reflets d’alentour que M. Taine prend plaisir à rassembler dans les analyses qui suivent, y passant en revue les différentes classes de la société du xviie  siècle telles qu’elles nous reviennent par le miroir du fabuliste. M. Taine excelle à situer les auteurs qu’il étudie, dans leur époque et dans leur moment social, à les y encadrer, à les y enfermer, à les en déduire : ce n’est pas seulement chez lui une inclination et une pente, c’est un résultat de méthode et une conséquence qui a force de loi. C’est ainsi qu’il cerne, en quelque sorte, La Fontaine dans les mille circonstances du monde d’alors, dans les anecdotes les plus caractéristiques que nous en savons, et qu’il essaye de montrer le contrecoup, la réverbération, — comment dirai-je ? — les ricochets de cet état de choses dans ses fables. Il le confronte sans cesse avec Saint-Simon, avec La Bruyère. C’est extrêmement ingénieux, d’une sagacité perçante, mais fatigant à suivre et d’une lecture peu courante. Le tout va au plus grand honneur de La Fontaine, et l’impression reçue est antipathique à celle que produit La Fontaine. Le bonhomme est opprimé. On a beau dire, il y a là un désaccord trop criant entre le procédé critique et l’idée aimable que suggère le poète. Qui serait le premier étonné de s’entendre expliquer et commenter de la sorte ? ce serait La Fontaine. — Un jour que, devant une toile de Raphaël, un de nos peintres modernes, grand esthéticien encore plus que peintre, homme à vastes idées et à plans grandioses, avait développé devant quelques élèves une de ces théories sur l’art chrétien et sur l’art de la Renaissance, où le nom de Raphaël sans cesse invoqué sert de prétexte, il se retourna tout d’un coup en s’éloignant, et, en homme d’esprit qu’il est, il s’écria : « Et dire que s’il nous avait entendus, il n’y aurait rien compris ! » Je ne voudrais jamais que telle chose se pût dire de l’auteur, de l’artiste que l’on explique, même après des siècles, et que l’on commente.

Je sais que les points de vue changent et se déplacent ; qu’en avançant dans la marche, et d’étape en étape, de nouvelles perspectives s’ouvrent vers le passé et y jettent des lumières parfois imprévues ; que si, dans les œuvres déjà anciennes, de certains aspects s’obscurcissent et disparaissent, d’autres se détachent mieux et s’éclairent ; que des rapports plus généraux s’établissent, et que, dans la série des monuments de l’art, il y a un juste lointain qui non seulement n’est pas défavorable, mais qui sert à mieux donner les proportions et la mesure. On peut donc, jusqu’à un certain point, voir dans une œuvre autre chose encore que ce qu’y a vu l’auteur, y démêler ce qu’il y a mis à son insu et ce à quoi il n’avait point songé expressément. De même qu’il aurait certainement beaucoup à nous apprendre s’il nous était donné de le revoir, et que nous serions ramenés au vrai sur bien des questions où nous allons au-delà, on pourrait, je le crois, lui apprendre sur lui, à lui-même, quelque chose de nouveau. Là (si on y réussissait) serait la gloire suprême du critique ; là, sa part légitime d’invention. Aussi aimerais-je que, lorsqu’on écrit sur un auteur (et j’entends surtout parler d’un poète ou d’un artiste, d’un auteur de sentiment ou d’imagination), on se le figurât présent et écoutant ce que nous en disons. Cette supposition, au premier abord, pourrait intimider ; mais un peu de timidité ne messied pas en abordant les maîtres qu’on admire. Cette première impression de pudeur serait bientôt dissipée, et l’on se mettrait à parler, à disserter du grand écrivain, avec liberté, avec hardiesse, en se figurant quelquefois qu’on le surprend bien un peu et qu’on l’étonne, mais en s’efforçant tout aussitôt de le convaincre et de le gagner à son sentiment. On serait animé par une idée bien flatteuse et par un puissant mobile, par la pensée qu’on l’instruit, lui aussi, qu’on lui fait faire un pas de plus dans la connaissance de lui-même et de la place qu’il tient dans la renommée ; on jouirait de sentir qu’on lui développe un côté de sa gloire, qu’on lui lève un voile qui lui en cachait quelque portion, qu’on lui explique mieux qu’il ne le savait son action sur les hommes, en quoi elle a été utile et salutaire, et croissante ; on oserait ajouter en quoi aussi elle a été moins heureuse et parfois funeste. Les soins qu’on mettrait à toucher ces endroits défectueux pour la morale ou pour l’art, et les précautions qu’on apporterait à l’en convaincre (lui toujours supposé invisible et présent), seraient un hommage de plus au génie et à la renommée, et ne feraient que communiquer à la critique je ne sais quelle émotion contenue et quelle réserve sentie, qui aurait sa délicatesse, et qui, venue de l’âme, irait à l’âme. On serait sympathique, en un mot. On ne parlerait pas de Racine, de La Fontaine, d’Horace (Horace, La Fontaine et Racine toujours censés présents), comme de Bossuet et de Corneille. On se mettrait d’abord, autant que faire se pourrait, à une sorte d’unisson : car il importerait surtout que le grand écrivain trouvât que nous entrons dans son sens assez directement pour consentir ensuite à entrer un peu dans le nôtre. On arriverait par degrés à l’endroit où l’accord cesse (s’il doit cesser), à la limite. On marquerait à l’un ce qu’il a dit sans le savoir, à l’autre ce qu’il a fait sans le vouloir. Le grand homme, jusque-là si bien mené par son guide, serait comme forcé d’avancer avec le lecteur : ce ne serait qu’un lecteur de plus, et le plus intéressé de tous. On amènerait Racine jusqu’à comprendre l’éloge de Shakespeare, et on expliquerait devant Bossuet la tolérance. Le ton propre à chaque sujet s’observerait jusque dans ces parties extrêmes, où, de l’admiration au point de départ, on serait allé graduellement jusqu’à une demi-contradiction. Et c’est de la sorte que, par le seul mouvement de la critique, on maintiendrait la tradition, qu’on la conserverait sensible et vivante, en même temps qu’on la continuerait avec progrès.

Voilà des rêves. Il faut avant tout respecter les formes de l’esprit chez les critiques comme chez les poètes. M. Taine a sa forme à lui, bien arrêtée, bien résolue. Loin de moi de lui demander de la changer ! et je n’ai été amené à dessiner ce jeu de contrepartie que par l’excès d’application qu’il a fait de sa méthode à La Fontaine. Il aurait droit de dire que je n’ai pas donné de cette méthode une idée suffisante, que je l’ai affaiblie et énervée. Il termine son ingénieux essai par une conclusion expresse : il a voulu prouver que l’ouvrage de La Fontaine n’était, dans le détail, que la pratique de certaines règles, de deux règles principales ; il énumère et résume ce qu’il a démontré successivement pour toutes les parties, et il conclut par donc, comme dans un syllogisme. Il avait dit ailleurs, en parlant de l’action dans les fables du poète, de cette action qui semble si éparse et qui se rattache toute à une idée, à un but : « Poésie et système sont des mots qui semblent s’exclure, et qui ont le même sens. » — Oui assurément, si l’on entend par système un tout vivant, animé, coloré ; oui, si ce mot de système a le même sens que cosmos et que monde ; mais chez nous (et cela tient peut-être à notre peu de goût pour la chose), le mot de système se prend dans une acception moins entière et moins belle ; il implique la dissection, l’abstraction. Aristote n’est pas le même qu’Homère ; une salle du Muséum d’histoire naturelle n’est pas une matinée de printemps.

J’ai hâte d’arriver au second ouvrage de M. Taine, dans lequel, tout en gardant ses qualités nerveuses, il montre avec plus d’étendue et avec largeur la portée de son talent. Son Voyage aux eaux des Pyrénées (1855), illustré de soixante-cinq vignettes sur bois par Doré, et qui s’accommode très bien de ce dangereux vis-à-vis, rappelle à quelques égards les charmants Voyages de Topffer, et l’on y trouve des pages descriptives qui peuvent se mettre à côté des paysages de montagne tracés par Ramond et par Senancour. L’auteur ici, pas plus qu’ailleurs, ne procède au hasard, et ne se laisse aller à son impression sans la juger et la commander. Il est naturiste au fond, naturiste par principes, et accorde tout à cette grande puissance universelle qui renferme en elle une infinie variété d’êtres et d’accidents. Il a sa théorie du climat, du sol, de la race. Il ne se borne pas à reconnaître des rapports et des harmonies, il voit des causes directes et des effets. Parlant d’un coin particulier du Béarn, il dira :

Ici les hommes sont maigres et pâles ; leurs os sont saillants et leurs grands traits tourmentés comme ceux de leurs montagnes. Une lutte éternelle contre le sol a rabougri les femmes comme les plantes ; elle leur a laissé dans le regard une vague expression de mélancolie et de réflexion. Ainsi les impressions incessantes du corps et de l’âme finissent par modeler le corps et l’âme ; la race façonne l’individu, le pays façonne la race. Un degré de chaleur dans l’air et d’inclinaison dans le sol est la cause première de nos facultés et de nos passions.

Et ailleurs : « Le climat façonne et produit les bêtes aussi bien que les plantes. Le sol, la lumière, la végétation, les animaux, l’homme, sont autant de livres où la nature écrit en caractères différents la même pensée. » De même, en étudiant l’histoire, il est porté à voir dans les individus, et sans excepter les plus éminents, une production directe, un résultat à peu près fatal du siècle particulier où ils sont venus. Il accorde peu à la force individuelle. Il le dira énergiquement dans son Essai sur Tite-Live.

Si inventeur que soit un esprit, il n’invente guère ; ses idées sont celles de son temps, et ce que son génie original y change ou ajoute est peu de chose. La réflexion solitaire, si forte qu’on la suppose, est faible contre cette multitude d’idées qui de tous côtés, à toute heure, par les lectures, les conversations, viennent l’assiéger… Tels que des flots dans un grand fleuve, nous avons chacun un petit mouvement, et nous faisons un peu de bruit dans le large courant qui nous emporte ; mais nous allons avec les autres, et nous n’avançons que poussés par eux.

Chacun des remarquables articles de M. Taine aux Débats est signé par une profession toujours nouvelle et une variante de cette théorie. Ce qu’il faut lui répondre quand il s’exprime avec une affirmation si absolue, c’est que, entre un fait si général et aussi commun à tous que le sol et le climatu, et un résultat aussi compliqué et aussi divers que la variété des espèces et des individus qui y vivent, il y a place pour quantité de causes et de forces plus particulières, plus immédiates, et tant qu’on ne les a pas saisies, on n’a rien expliqué. Il en est de même pour les hommes et pour les esprits qui vivent dans le même siècle, c’est-à-dire sous un même climat moral : on peut bien, lorsqu’on les étudie un à un, montrer tous les rapports qu’ils ont avec ce temps où ils sont nés et où ils ont vécu ; mais jamais, si l’on ne connaissait que l’époque seule, et même la connût-on à fond dans ses principaux caractères, on n’en pourrait conclure à l’avance qu’elle a dû donner naissance à telle ou telle nature d’individus, à telles ou telles formes de talents. Pourquoi Pascal plutôt que La Fontaine ? pourquoi Chaulieu plutôt que Saint-Simon ? On ignore donc le point essentiel de la difficulté ; le comment de la création ou de la formation, le mystère échappe. Ce qu’on peut faire de plus sage, c’est de bien voir et d’observer, et ce qu’il y a de plus beau quand on le peut, c’est de peindre. Les formules générales n’attestent qu’une vue et un vœu de certains esprits ; il est mieux d’en être sobre et de ne les faire intervenir qu’à la dernière extrémité, car, trop fréquentes et présentées à tout moment, elles offusquent et elles écrasent.

Dans ce Voyage aux Pyrénées, M. Taine y a mis d’ailleurs de l’habileté et de l’art. Par exemple, ses théories pour ou contre les points de vue de montagnes, il les a distribuées en dialogues ; il a un voisin de table, un raisonneur obstiné « qui met ses impressions en formules, et qui professe les mathématiques du paysage » ; il le fait causer, il lui donne la réplique et l’occasion de le contredire. Il y mêle de l’ironie ; il a l’air de le railler, et c’est son meilleur ami, c’est lui-même qui se dédouble. Toutes ces parties de son livre sont supérieures de vues, et, qui plus est, pittoresques à ravir. Le raisonneur prétend assigner des règles à la beauté du paysage : « pour qu’un paysage soit beau, il faut que toutes ses parties impriment une idée commune et concourent à produire une même sensation. » Il y a des paysages où, avec de grandes parties, l’impression totale est manquée ; il y en a où, avec les circonstances les plus vulgaires, les plus triviales, l’effet est produit. Les montagnes elles-mêmes peuvent avoir une autre beauté que le grandiose :

Voyez cette petite chaîne isolée, contre laquelle s’appuient les Thermes (aux environs des Eaux-Bonnes) : personne n’y monte ; elle n’a ni grands arbres, ni roches nues, ni points de vue. Eh bien, hier j’ai ressenti un vrai plaisir ; on suit l’âpre échine de la montagne sous la maigre couche de terre qu’elle bosselle de ses vertèbres ; le gazon pauvre et dru, battu du vent, brûlé du soleil, forme un tapis serré de fils tenaces ; les mousses demi séchées, les bruyères noueuses enfoncent leurs tiges résistantes entre les fentes du roc ; les sapins rabougris rampent en tordant leurs tiges horizontales. De toutes ces plantes montagnardes sort une odeur aromatique et pénétrante, concentrée et exprimée par la chaleur. On sent qu’elles luttent éternellement contre un sol stérile, contre un vent sec, contre une pluie de rayons de feu, ramassées sur elles-mêmes, endurcies aux intempéries, obstinées à vivre. Cette expression est l’âme du paysage ; or, autant d’expressions diverses, autant de beautés différentes, autant de passions remuées. Le plaisir consiste à voir cette âme. Si vous ne la démêlez pas ou qu’elle manque, une montagne vous fera justement l’effet d’un gros tas de cailloux.

Il excelle à rendre ces paysages compliqués et laborieux, à leur arracher leur secret, à traduire idéalement leur sens confus comme celui d’une âme obscure. Ainsi, dans une vallée sauvage après Gèdres :

À l’occident, un môle perpendiculaire, fendillé comme une vieille ruine, se dresse à pic vers le ciel. Une lèpre de mousses jaunâtres s’est incrustée dans ses pores et l’a vêtu tout entier d’une livrée sinistre. Cette robe livide sur cette pierre brûlée est d’un effet splendide. Rien n’est laid comme les cailloux crayeux qu’on tire d’une carrière ; ces déterrés semblent froids et humides dans leur linceul blanchâtre ; ils ne sont point habitués au soleil ; ils font contraste avec le reste. Mais le roc qui vit à l’air depuis dix mille ans, où la lumière a tous les jours déposé et fondu ses teintes métalliques, est l’ami du soleil ; il en porte le manteau sur les épaules ; il n’a pas besoin d’un vêtement de verdure ; s’il souffre des végétations parasites, il les colle à ses flancs et les empreint de ses couleurs. Les tons menaçants dont il s’habille conviennent au ciel libre, au paysage nu, à la chaleur puissante qui l’environne ; il est vivant comme une plante ; seulement il est d’un autre âge plus sévère et plus fort que celui où nous végétons.

Il ne réussit pas seulement à ces âpres lambeaux de paysage, il a toutes les fraîcheurs et les légèretés pour décrire la vapeur matinale qui revêt les montagnes, « cet air bleuâtre enfermé dans les gorges et qui redevient visible le soir » (pages 39 et 127). Il sait, pour l’avoir souvent éprouvé dans cette continuité d’émotions excessives, « que le grandiose lasse vite ; qu’il n’y a rien de plus beau que la beauté riante, qu’elle seule met l’âme dans son assiette naturelle. » Toutefois, il ne peut se dérober là à la condition de son sujet et aussi au tour naturel de son esprit ; et ce sont encore les aspects sévères, les sublimités gigantesques qui l’attirent le plus et l’inspirent le plus puissamment. Il est peu de pages plus belles que celles qu’il a consacrées à décrire ce qu’on voit du haut du Bergonz, montagne située derrière Luz, et qui est fort bien placée pour servir de belvédère sur l’ensemble des Pyrénées ; c’est le point central du livre et du tableau :

Quelle vue ! tout ce qui est humain disparaît ; villages, enclos, cultures, on dirait des ouvrages de fourmis. J’ai deux vallées sous les yeux, qui semblent deux petites bandes de terre perdues dans un entonnoir bleu. Les seuls êtres ici sont les montagnes. Nos routes et nos travaux y ont égratigné un point imperceptible ; nous sommes des mites, qui gîtons, entre deux réveils, sous un des poils d’un éléphant. Notre civilisation est un joli jouet en miniature, dont la nature un instant s’amuse, et que tout à l’heure elle va briser. On n’aperçoit qu’un peuple de montagnes assises sous la coupole embrasée du ciel : elles sont rangées en amphithéâtre, comme un conseil d’êtres immobiles et éternels. Toutes les réflexions tombent sous la sensation de l’immense, croupes monstrueuses qui s’étalent, gigantesques échines osseuses, flancs labourés qui descendent à pic jusqu’en des fonds qu’on ne voit pas. On est là comme dans une barque au milieu de la mer. Les chaînes se heurtent comme des vagues. Les arêtes sont tranchantes et dentelées comme les crêtes des flots soulevés ; ils arrivent de tous côtés, ils se croisent, ils s’entassent, hérissés, innombrables, et la houle de granit monte haut dans le ciel aux quatre coins de l’horizon. Au nord, les vallées de Luz et d’Argelès s’ouvrent dans la plaine par une percée bleuâtre, brillantes d’un éclat terne et semblables à deux aiguières d’étain bruni. À l’ouest, la chaîne de Barège s’allonge en scie jusqu’au pic du Midi, énorme hache ébréchée, tachée de plaques de neige ; à l’est, des files de sapins penchées montent à l’assaut des cimes. Au midi, une armée de pics crénelés, d’arêtes tranchées au vif, de tours carrées, d’aiguilles, d’escarpements perpendiculaires, se dresse sous un manteau de neige ; les glaciers étincellent entre les rocs sombres ; les noires saillies se détachent avec un relief extraordinaire sur l’azur profond. Ces formes rudes blessent l’œil ; on sent avec accablement la rigidité des masses de granit qui ont crevé la croûte de la planète, et l’invincible âpreté du roc soulevé au-dessus des nuages. Ce chaos de lignes violemment brisées annonce l’effort de puissances dont nous n’avons plus l’idée. Depuis, la nature s’est adoucie ; elle arrondit et amollit les formes qu’elle façonne ; elle brode dans les vallées sa robe végétale, et découpe, en artiste industrieux, les feuillages délicats de ses plantes. Ici, dans sa barbarie primitive, elle n’a su que fendre des blocs et entasser les masses brutes de ses constructions cyclopéennes. Mais son monument est sublime, digne du ciel qu’il a pour voûte, et du soleil qu’il a pour flambeau.

Je n’ai donné que la partie purement pittoresque : les pages qui suivent et où l’auteur s’emparant des notions géologiques, expose et ressuscite les révolutions de ces contrées durant les âges antérieurs à l’homme, sont d’une extrême élévation et d’une vraie beauté ; la conclusion est d’une humilité mélancolique, mêlée d’un sourire, pour la race humaine éphémère. Je signalerai encore dans ce volume les chapitres où sont décrites les trois régions de hauteurs par les végétaux qui y régnent, les hêtres, les pins, les mousses, et l’on a ensuite, en passant aux animaux et d’une manière plus ou moins correspondante, le gracieux, l’incomparable défilé des chèvres (objet d’une lutte restée indécise entre Doré et M. Taine), la compagnie grognonne des cochons, et les mille gentillesses des jolis lézards.

C’est assez montrer que si, dans l’Essai sur les fables de La Fontaine, l’auteur avait fait excès de raisonnement, et comme orgie d’austérité, c’est parce qu’il l’avait voulu, et qu’il n’avait qu’à vouloir dans un autre sens pour se détendre. S’il y avait de l’École au point de départ, il l’a usée en partie, il achèvera de l’user encore. Nous aurons à le suivre dans son Essai sur Tite-Live et dans son livre sur les philosophes modernes. Son étude de Tite-Live surtout nous montrera dans un beau jour ses qualités littéraires supérieures, mais encore adhérentes à un système. Novateur, M. Taine ne craint pas de forcer ses idées en les promulguant : « Selon la coutume des novateurs, a-t-il dit de l’historien philosophe Niebuhr, il pousse la vérité jusqu’à l’erreur : exagérer est la loi et le malheur de l’esprit de l’homme : il faut dépasser le but pour l’atteindre. » Pourquoi, comme innovation la plus rare, n’essayerait-on pas une fois de commencer, s’il se peut, par une entière justesse ? M. Taine a le bonheur d’être savant, et ce qui est mieux, d’avoir l’instrument, l’esprit scientifique joint au talent littéraire ; tout s’enchaîne dans son esprit, dans ses idées ; ses opinions se tiennent étroitement et se lient : on ne lui demande pas de supprimer la chaîne, mais de l’accuser moins, de n’en pas montrer trop à nu les anneaux, de ne pas trop les rapprocher, et, là où dans l’état actuel de l’étude il y a lacune, de ne pas les forger prématurément. Il procède trop par voie logique et non à la façon des sciences naturelles. Si l’on peut espérer d’en venir un jour à classer les talents par familles et sous de certains noms génériques qui répondent à des qualités principales, combien, pour cela, ne faut-il pas auparavant en observer avec patience et sans esprit de système, en reconnaître au complet, un à un, exemplaire par exemplaire, en recueillir d’analogues et en décrire !