I.
Pourquoi ne pas remonter un peu dans le passé, surtout quand des noms connus et engageants nous y appellent ? Rien n’est agréable et piquant comme un guide familier dans des époques lointaines. On y apprend d’une manière facile mille choses nouvelles ; les réflexions naissent à chaque pas d’elles-mêmes par une comparaison presque involontaire. Joinville nous rend cet office dans le siècle de saint Louis. Si je parle quelque jour de Villehardouin, qui l’a précédé, il sera sensible, en passant de l’un à l’autre, que Joinville n’a pas la gravité simple ni le ton uni de ce premier en date de nos historiens : mais il a plus de bonhomie jointe à un sens subtil, il a de la gentillesse, de la grâce enfantine si l’on peut dire, une imagination tendre et riante. Né vers 1224, Joinville ne mourut que vers 1317, à l’âge de quatre-vingt-quatorze ans environ, et il écrivit ou plutôt il dicta ses mémoires dans son extrême vieillesse, à cet âge où les impressions, quand elles ne deviennent pas décidément chagrines et moroses, font volontiers un retour aimable en arrière et se teignent encore une fois des couleurs de l’enfance. Grâce à lui, on peut suivre le roi saint Louis dans son intérieur, dans ses habitudes de conversation et de propos, aussi bien que dans ses exploits et dans ses guerres. Si la figure de ce saint roi est devenue aussi reconnaissable et presque aussi populaire que celle de Henri IV, c’est à Joinville qu’on le doit. Tout son livre se rapporte à celui dont il est librement le biographe, il y a de l’Amyot dans Joinville, sinon du Plutarque.
Ses mémoires ont été longtemps traités comme ceux de Sully, c’est-à-dire
qu’on les a rajeunis de style et gâtés. La première publication qui s’en fit
au xvie
siècle (1547) est toute fautive et
falsifiée. L’éditeur, Antoine-Pierre de Rieux, au lieu de suivre son
manuscrit et de le reproduire, se vante dans sa dédicace à François Ier de l’avoir remanié et corrigé. Trouvant cette Histoire assez mal ordonnée, dit-il, et mise en langage
assez rude, il s’est appliqué à la polir et à la dresser en meilleur ordre
qu’elle n’était auparavant. Un de ses amis, dans une préface ou avis au
lecteur, le loue emphatiquement de ce travail d’ordonnance et de prétendue
élégance, et estime qu’il n’a pas moins de mérite que le premier
compositeur, par la raison « que ce n’est moindre louange de bien
polir un diamant ou autre pierre fine, que de la trouver toute
brute »
. Montaigne n’a donc point connu le vrai Joinville,
duquel autrement il eût sans doute parlé davantage. Au xviie
siècle, Claude Ménard crut avoir trouvé un
bon manuscrit et s’appliqua à le publier plus fidèlement (1617) ; ce n’était
pourtant qu’un texte encore inexact et fort rajeuni, ou plutôt privé en
partie de sa jeunesse. C’est sur ce texte de Ménard que, faute de retrouver
les manuscrits originaux, Du Cange a travaillé, et qu’il a donné son édition
(1668), accompagnée de toutes les dissertations savantes. Le vrai Joinville
s’y montrait certainement déjà et s’y dessinait dans sa physionomie
principale, mais il y était encore déguisé en bien des traits.
Fénelon ne rut Joinville qu’un peu moins imparfaitement
que ne l’avait, fait Montaigne. On ne parvint à recouvrer des manuscrits
qu’au xviiie
siècle : le meilleur et le plus
ancien passe pour avoir été apporté à Paris par le maréchal de Saxe, qui
l’enleva à Bruxelles comme un des trophées de la campagne de 1746. Trois
savants s’y mirent successivement, et, deux étant morts à l’œuvre, le
troisième, Capperonnier, acheva de publier un vrai et pur Joinville (1761).
C’est ce texte qu’on retrouve dans le 20e volume du Recueil des historiens de France, publié par MM. Daunou et
Naudet en 1840. Mais l’esprit de routine est si difficile à vaincre, que
Petitot, dans sa collection, d’ailleurs estimable, des mémoires relatifs à
l’histoire de France, entreprise vers 1819, n’osa se décider à mettre le bon
texte de Joinville, qui était en lumière depuis 1761. Il craignait de
multiplier les difficultés pour les lecteurs peu familiers avec notre
vieille langue : « Il nous a paru, disait-il, que nous avions assez
fait pour les amateurs enthousiastes du vieux langage en leur donnant le
texte pur des mémoires de Villehardouin. »
Comme si, en pareille
matière, il s’agissait d’enthousiasme et non d’exactitude,
et comme si, parce qu’on a été exact une fois, on était dispensé de l’être
une seconde ! MM. Michaud et Poujoulat, dans la nouvelle collection, qu’ils
ont donnée depuis, des mémoires relatifs à notre histoire, n’ont pas commis
cette faute : ils ont imprimé le meilleur texte et le plus ancien, en y
joignant une traduction au bas des pages. Aimable sénéchal de Champagne, que
de peines et d’efforts il a fallu, que d’académiciens des Inscriptions
faisant la chaîne et mis les uns au bout des autres, pour arriver à sauver
de toute corruption et de toute injure, et pour nous rendre au naturel et
dans sa simplicité, ce que vous dictiez si gaiement en cheveux blancs dans
le joli langage ou ramage de votre jeunesse,
et en vous promenant d’un pied encore ferme dans la
grande salle du château de Joinville85 !
Cette Histoire de saint Louis est composée de deux parties.
La première raconte les propos familiers et retrace les habitudes
domestiques du bon roi, « comment il se gouverna tout son temps (toute sa vie) selon Dieu et selon l’Église, et au
profit de son royaume »
. La seconde partie nous le montre dans
son expédition « et ses grandes chevaleries »
, et nous fait
principalement assister à la croisade, où Joinville l’accompagna durant six
ans.
Dans le désordre apparent de sa narration,
Joinville commence par un trait principal et caractéristique : c’est qu’en
plusieurs occasions signalées, saint Louis mit son corps et sa personne en
péril de mort pour épargner dommage à son peuple. Il en cite quatre exemples
dont lui-même il fut témoin, mais la plus notable circonstance est celle-ci.
On revenait en France de cette croisade malheureuse ; on s’était embarqué à
Acre, on était en vue de l’île de Chypre (1er mai 1254),
et plus près qu’on ne pensait. Un brouillard dérobait la côte voisine ; le
vaisseau de saint Louis, en s’approchant le soir à force de rames, heurta
contre un banc et reçut un si grand choc, que chacun criait : Hélas ! On jeta la sonde ; on sentit la terre ; on se crut perdu ;
le roi, pieds nus, en simple cotte et tout échevelé, était déjà sur le pont,
les bras en croix devant le Saint-Sacrement86,
comme celui qui croyait bien périrk. La nef résista. Au matin, on fit descendre à
l’eau quatre plongeurs, qui rapportèrent chacun séparément ce qu’ils avaient
vu : la nef, au frotter du sablon, avait bien perdu quatre toises de sa
quille. Alors le roi appela les maîtres nautoniers devant les autres
passagers principaux, dont était Joinville, et leur demanda leur avis sur le
coup que le bâtiment avait reçu. Ils furent unanimes à dire que toutes les
planches de la nef étaient ébranlées, et que, lorsqu’elle viendrait à être
en haute mer, il était à craindre qu’elle ne pût supporter le choc des
vagues. Se tournant vers son chambellan, vers le connétable de France et
autres seigneurs présents, le roi leur demanda ce qui leur en semblait, et
chacun opinait pour faire selon le conseil des gens du métier et pour
quitter le bord. Alors le roi dit aux nautoniers : « Je vous demande
sur votre loyauté, supposé que la nef fût à vous
et qu’elle fût chargée de vos marchandises, si vous
en descendriez ? »
Et ils répondirent tous ensemble que non ;
car ils aimeraient mieux mettre leurs corps à l’aventure que d’acheter une
nef 4 000 livres et plus. — « Et pourquoi, reprit le roi, me
conseillez-vous donc que je descende ? »
— « Parce que,
firent-ils, ce n’est pas jeu égal : car or ni argent ne peut équivaloir
à votre personne, à celle de votre femme et de vos enfants qui sont à
bord. »
Alors le roi se tournant vers les principaux passagers,
dit :
Seigneurs, j’ai ouï votre avis et celui de mes gens. Or maintenant je vous dirai le mien qui est tel, que si je descends du vaisseau, il y a céans telles personnes au nombre de cinq cents et plus87, qui n’y voudront non plus rester et qui demeureront en l’île de Chypre par peur du péril ; car il n’y a homme qui autant n’aime sa vie comme je fais la mienne ; et ils courront risque de ne jamais rentrer en leur pays. C’est pourquoi j’aime mieux mettre ma personne et ma femme et mes enfants en la main de Dieu, que de faire tel dommage à tant de monde qu’il y a céans.
Saint Louis acheva donc le reste de la navigation, qui fut de
plus de deux mois encore, sur cette grande nef si endommagée, se risquant
humblement et sans effort pour le salut des siens. — « Ô le bon roi !
s’écrie Mézeray, n’est-ce pas plus aimer ses sujets que
soi-même ? »
Le grand cœur de saint Louis, son humanité toute chrétienne et toute
fraternelle, se montre ainsi tout d’abord dans le récit de Joinville d’une
manière bien touchante. On y voit confirmé le bel éloge que Voltaire a fait
du saint roi quand il a dit : « Prudent et ferme dans le conseil,
intrépide dans les combats sans être emporté, compatissant
comme s’il n’avait jamais été que malheureux. »
À
considérer cette réponse magnanime
et si simple
qu’on vient de lire, la pensée se reporte à d’autres monarques de renom, et
l’on se demande ce qu’en pareille circonstance ils auraient répondu, ce
qu’ils auraient fait à leur tour. Louis XIV, on peut le croire, ayant pris
avis des mariniers et les ayant entendus, aurait adopté la conclusion ; il
aurait changé de bord. Pour Henri IV, je crois que sinon par charité et
humanité chrétienne, du moins par noblesse de cœur et point d’honneur de
soldat, par bonne grâce de Béarnais, il aurait fait comme saint Louis. Quant
à Napoléon… Ceux qui aiment à retourner en idée les caractères par tous les
aspects, peuvent s’exercer et faire leur rêverie là-dessusl.
Comme tous les jolis récits et les anecdotes de Joinville, qui remplissent la première moitié de son Histoire, ne se rapportent qu’à un temps postérieur à la croisade et aux années qui suivirent le retour, je remettrai d’en parler jusque-là, et je le prendrai au moment où lui-même commença de connaître saint Louis, et de s’attacher à ce prince, c’est-à-dire au début de la croisade.
Saint Louis, né le 25 avril 1214 ou 121588, roi en 1226 à l’âge de douze ans sous la
tutelle de sa sage et prudente mère, arrivé à sa majorité vers 1236, avait
grandement commencé à ordonner son royaume d’après de bonnes lois, à y
réprimer les entreprises des seigneurs, à y faire prévaloir la justice, la
piété, à se faire respecter de ses voisins pour son amour de la paix et sa
fidélité à ses engagements, lorsque, ayant été pris d’une grande maladie
(décembre 1244), et étant tombé dans un tel état qu’on le crut mort, et
qu’une dame qui le gardait voulait déjà lui tirer le drap sur le visage, il
conçut au fond de son âme la pensée de se
croiser ; au premier moment où il se sentit mieux et où il recouvra l’usage
de ses sens, il appela à son lit l’évêque de Paris. Guillaume d’Auvergne, et
lui dit de lui mettre sur l’épaule la croix du voyage d’outre-mer, ce qui
signifiait l’engagement. L’évêque résistait ; la reine, mère du roi, et la
reine sa femme, se joignirent à lui pour conjurer à genoux le malade de n’en
rien faire ; mais saint Louis tint bon dans son désir et dans son vœu.
« Lorsque la reine sa mère, dit Joinville, apprit que la parole
lui était revenue, elle en fit si grande joie, qu’elle ne pouvait faire
plus. Et quand elle sut qu’il s’était croisé, ainsi que lui-même le
contait, elle mena aussi grand deuil que si elle l’eût vu
mort. »
Le propre du récit de Joinville est d’être ainsi
parfaitement naturel et de ne rien celer des sentiments vrais. Cette
mortelle douleur de la pieuse et vertueuse Blanche en apprenant le vœu
chrétien de son fils eût pu être dissimulée par un auteur plus soigneux des
convenances extérieures, par un écrivain de la classe de ceux qui font les
éloges ou les oraisons funèbres ; mais Joinville, comme Homère et comme les
narrateurs primitifs, dit tout, et il ne songe à rien de ce qui est pose et
attitude convenue. Toutes les fois que ses héros et chevaliers auront peur
ou qu’ils verseront des larmes, il le dira89.
Plus de trois ans se passèrent avant l’exécution du vœu, pendant lesquels
saint Louis fit ses préparatifs et pourvut à l’ordre du royaume durant son
absence. Il fit faire des enquêtes exactes par toutes les provinces, pour
que, si quelqu’un avait à réclamer contre quelque injustice ou exaction
commise en son nom, elle fût réparée.
C’était
l’usage avant de partir pour la Terre-Sainte que d’opérer ces sortes de
restitutions et de purger sa conscience. Joinville, de son côté, ne fit pas
autrement. Il était bien plus jeune que saint Louis, de dix ans environ, et
dans tout ce voyage il fut traité par lui comme un jeune homme bien né et
d’espérance, aux mœurs duquel le saint roi s’intéressait. Saint Louis lui
fut le plus tendre des mentors. Joinville n’était point d’abord attaché
directement à saint Louis, mais bien au roi de Navarre et comte de Champagne
Thibaud. L’office de sénéchal ou de grand maître de la maison des comtes de
Champagne était héréditaire dans sa famille, et il en fut pourvu à la mort
de son père. Dès qu’on sut que le roi de France avait pris la croix, ce fut
à qui, parmi les princes ses frères et parmi les seigneurs, la prendrait à
l’envi et à son exemple90. À Pâques de l’année 1248, Joinville, âgé d’environ
vingt-quatre ans, mande à son château ses vassaux et ses hommes. La veille
de leur arrivée, il lui était né un fils de sa première femme. Toute une
moitié de la semaine se passa en fêtes et en danses, et, le vendredi venu,
il leur dit : « Seigneurs, je m’en vais outre-mer, et je ne sais si
je reviendrai. Or, avisez : si je vous ai fait tort
en quelque chose, je vous le réparerai de point en
point. »
Joinville pratiquait ici dans ses terres ce que saint
Louis faisait également par tous les bailliages de son royaume. Pour laisser
la délibération plus libre, il se lève et sort du conseil, et il en passe
sans débat par tout ce qui est décidé.
Pour suffire à tout il met ses terres en gage ; il a avec lui neuf chevaliers
et sept cents soldats. Le roi mande ses barons à Paris, et leur fait faire
serment qu’ils porteront foi et loyauté à ses enfants si aucune chose
fâcheuse lui advient dans le voyage : « Il me le demanda, dit
Joinville ; mais je ne voulus point faire de serment, car je n’étais pas
son homme. »
L’amitié si tendre qui bientôt attachera Joinville
à saint Louis laissera toujours subsister cependant ce coin d’indépendance
féodale et personnelle, ou plutôt cet esprit de légalité
qui consistait à dépendre avant tout et à relever du seigneur immédiat. C’était dans la moralité du temps.
Revenu de Paris dans son pays de Champagne, Joinville s’entend avec un de ses
cousins, chef de compagnie également, pour fréter une grande nef à
Marseille, et prépare tout pour le départ. Au moment de quitter le château
de Joinville, il envoie quérir l’abbé de Cheminon qui passait pour le plus
prud’homme de l’ordre de Cîteaux (nous verrons bientôt le sens complet qu’il
attribue à ce mot prud’homme). Cet abbé de Cheminon lui
donne l’écharpe et le bourdon, et le voilà parti en pèlerin, pieds nus et en
chemise, faisant visite à tous les saints lieux d’alentour, sans plus devoir
rentrer à son château jusqu’à ce qu’il revienne de Palestine ; et en passant
d’un de ces lieux des environs à l’autre, « pendant que j’allais,
dit-il, à Blécourt et à Saint-Urbain, je ne voulus jamais retourner mes
yeux vers Joinville, pour que le cœur ne m’attendrît pas trop, du beau
château que je laissais et de mes deux enfants »
.
Ce sont là de ces mots qui touchant toujours,
parce qu’ils tiennent à la fibre humaine ; et plus l’expression du sentiment
est simple, plus on aime à la noter chez l’historien comme chez le poète.
« Circé, est-il dit d’Ulysse dans Homère, retient ce héros
malheureux et gémissant, et sans cesse par de douces et trompeuses
paroles elle le flatte, pour lui faire oublier Ithaque : mais Ulysse,
dont l’unique désir est au moins de voir la fumée
s’élever de sa terre natale, voudrait mourir. »
— Citant ce passage de Joinville, qui m’a rappelé celui d’Homère,
Chateaubriand, au début de son Itinéraire de Paris à
Jérusalem, où il a la prétention d’aller en pèlerin aussi et
presque comme le dernier des croisés, tandis qu’il n’y va que comme le
premier des touristes, a dit : « En quittant de nouveau ma patrie, le
13 juillet 1806, je ne craignis point de tourner la tête, comme le
sénéchal de Champagne : presque étranger dans mon pays, je n’abandonnais
après moi ni château, ni chaumière. »
Ici l’illustre auteur avec
son raisonnement me touche moins qu’il ne voudrait : il est bien vrai que,
de posséder ou château ou simple maison et chaumière, cela dispose, au
départ, à pleurer : mais, même en ne possédant rien sur la terre natale, il
est des lieux dont la vue touche et pénètre au moment où l’on s’en sépare et
dans le regard d’adieu. Que si l’on n’est pas du tout attendri, le mieux est
de passer outre sans nous en dire les raisons et sans prétendre qu’on le
remarque91.
On est parti : on s’embarque sur le Rhône, on arrive à Marseille ; on monte sur la grande nef. Joinville nous raconte ses impressions successives et ses émerveillements qui commencent dès le port, et qui nous instruisent d’ailleurs des détails de la navigation à ces époques :
Au mois d’août, dit-il, nous entrâmes en nos nefs à la Roche de Marseille, et le jour que nous y entrâmes, on fit ouvrir la porte de la nef et l’on mit dedans tous nos chevaux que nous devions mener outre-mer : et puis referma-t-on la porte, et on la boucha bien ainsi qu’on fait d’un tonneau, parce que quand la nef est en mer, toute la porte est sous l’eau. Quand les chevaux furent dedans, notre maître pilote cria à ses nautoniers qui étaient au bec (à la proue) de la nef et leur dit : « Tout est-il prêt ? » Et ils répondirent : « Oui, sire ; viennent avant les clercs et les prêtres ! » Dès qu’ils furent venus, il leur cria : « Chantez de par Dieu ! » Et ils chantèrent tout d’une voix : « Veni Creator Spiritus ! » Et il cria à ses nautoniers : « Faites voile de par Dieu ! » et ainsi firent. Et en bref temps le vent donna dans la voile et nous ôta la vue de la terre, si bien que nous ne vîmes plus que le ciel et l’eau ; et chaque jour nous éloignait le vent des pays où nous étions nés. Et ces choses vous montrai-je parce que celui-là est bien fol et hardi qui s’ose mettre en tel péril, avec le bien d’autrui sur la conscience ou en péché mortel ; car l’on s’endort le soir là où on ne sait si on ne se trouvera pas au fond de la mer.
Ce sentiment de Joinville, qui de nous ne l’a encore, malgré
tout l’orgueil de nos modernes progrès, au moment où il se sent lancé sur
l’abîme ? Joinville a traduit là, dans son moral de croyant, le « illi robur et aes triplex »
du poète : le
néant de l’homme à la merci des élémentsm.
On fait route non sans accidents merveilleux ; car, un soir, le vaisseau se trouve en vue d’une terre ou d’une île qui était, ce semble, aux Sarrasins, et, après avoir marché ou cru marcher toute la nuit, le lendemain on reconnaît qu’on n’a fait aucun chemin, et qu’on est encore en vue de la même terre ; cela se renouvelle par deux ou trois fois : on s’estime fort en danger d’être aperçu et pris. Mais un prud’homme de prêtre, qui était à bord, dit qu’il n’a jamais vu de maux ni de menaces d’accidents fâcheux en sa paroisse résister à trois processions faites par trois samedis de suite. On était justement un samedi. L’équipage fit la première procession autour des deux mâts de la nef. Joinville qui, pour lors, était assez gravement malade, s’y fit porter et soutenir par les bras. Depuis ce moment, le navire vogue et perd de vue la fatale montagne ; on arrive sans encombre en Chypre, où était le rendez-vous.
M. Villemain a très bien défini cette imagination de Joinville crédule, ignorante et fertile :
Tout est nouveau, tout est extraordinaire pour lui, dit-il ; Le Caire, c’est Babylone92, le Nil, c’est un fleuve qui prend sa source dans le paradis. Il a de ces notions particulières sur beaucoup de choses ; mais, quant aux faits véritables, on ne saurait trouver plus naïf témoin. On dirait que les objets sont nés dans le monde le jour ou il les a vus…
J’ai déjà remarqué ailleurs93 qu’à l’autre extrémité de la chaîne historique on a tout le contraire de cette impression, quand on lit nos graves professeurs d’histoire d’aujourd’hui, nos auteurs de considérations politiques d’après Montesquieu, mais plus tristes que lui, tous ceux qui cherchent et prétendent donner la raison de tous les faits, l’explication profonde de tout ce qui se passe, qui n’admettent sur cette scène mobile ni l’imprévu, ni le jeu des petites causes souvent aussi efficaces que les grandes ; esprits de mérite, mais ternes et laborieux, ployant sous le faix de la maturité autant que Joinville errait et voltigeait par trop de candeur et d’enfance94. Les écrivains issus de ces écoles ou de ces races compliquées et sombres, peuvent s’essayer dès l’âge de vingt ans, ils n’ont pas d’âge ni d’heure, on ne dira jamais d’eux, de leur pensée ni de leur style : « Le souffle matinal y a passé. »
On est en Chypre. Joinville, en y débarquant, trouve encore à s’émerveiller quand il voit les grandes provisions, tant de vins que d’orge et de froment que le roi y a amassées ; il a des images pittoresques pour nous les faire voir en passant. D’ailleurs il a été moins prudent pour sa part : à peine arrivé, son compte fait et sa nef payée, il se trouve déjà à court d’argent. Quelques-uns de ses chevaliers menaçaient de l’abandonner s’il ne se pourvoyait de deniers. Le roi en fut informé, l’envoya quérir, le retint et lui donna de son argent propre ; c’est ainsi que Joinville entra plus directement et d’une manière plus étroite au service de saint Louis, et c’est à la familiarité qui s’ensuivit que nous devons de si bien connaître le bon roi. On a remarqué que dans cette sorte de faveur et d’amitié de roi à sujet, qui rappelle celle de Henri IV et de Sully, c’est plutôt Joinville qui joue le rôle de Henri IV, c’est-à-dire qui a la repartie piquante et vive, et que c’est plutôt saint Louis qui fait le Sully, c’est-à-dire le sage et le mentor. Mais ces comparaisons ne sont qu’à la surface : Henri IV, sous ses airs de légèreté et de gaieté, était plus avisé et plus politique encore que Sully, et tous deux l’étaient bien plus que le pieux Énée et le fidèle Achate du xiiie siècle.
Après divers retards, saint Louis et son armée quittèrent Chypre et firent
voile de la pointe de Limesson (Limisso), le samedi 22 mai 1249 :
« qui fut très belle chose à voir, car il semblait que toute la
mer, tant que l’on pouvait voir à l’œil, fût couverte de toiles des
voiles des vaisseaux qui furent comptés au nombre de dix-huit cents tant
grands que petits »
. Mais le lendemain un grand vent en dispersa
une bonne partie : le reste cingla vers l’Égypte. Le roi commande de
débarquer à Damiette. Cette scène d’arrivée et de débarquement en vue de
l’ennemi est vive chez Joinville, et pleine de couleur :
Le jeudi après Pentecôte arriva le roi devant Damiette, et trouvâmes là toute l’armée du Soudan sur la rive de la mer, de très belles gens à regarder ; car le Soudan porte les armes (armoiries) d’or, sur lesquelles le soleil frappait, qui faisait les armes resplendir. Le bruit qu’ils menaient de leurs timbales et de leurs cors sarrasinois était épouvantable à écouter.
Voyant cela, le roi mande ses barons et conseillers ; on délibère, et le roi, contre l’avis d’un grand nombre, se décide pour fixer le débarquement au vendredi devant la Trinité. Est-il besoin de faire remarquer comme ces races ferventes comptaient tous les jours de l’année par rapport à Dieu, à ses fêtes et à ses saints ? Chaque point du temps répondait à une scène connue prise dans l’Évangile, à une figure secourable, penchée du ciel.
On a la proclamation ou l’ordre du jour de saint Louis à ses barons avant de débarquer. Qui ne se rappelle en ce moment cette autre entreprise conduite par un jeune général partout victorieux, cette flotte française, si française toujours, mais si différente dans l’inspiration et le but, portant avec elle la science, l’Institut d’Égypte, les instructions d’un Volney, la tête méditative de Monge, le génie de Bonaparte ? Ce jour-là, avant le débarquement sur la plage d’Alexandrie, l’ordre du jour disait :
Soldats…, vous portez à l’Angleterre le coup le plus sensible, en attendant que vous lui donniez le coup de mort… Vous réussirez dans toutes vos entreprises… Les destins vous sont favorables… Dans quelques jours les mamelouks qui ont outragé la France n’existeront plus… Les peuples au milieu desquels vous allez vivre tiennent pour premier article de foi qu’il n’y a pas d’autre dieu que Dieu, et que Mahomet est son prophète ! Ne les contredisez pas… Les légions romaines aimaient toutes les religions… Le pillage déshonore les armées et ne profite qu’à un petit nombre… La ville qui est devant tous et où vous serez demain a été bâtie par Alexandre !
Cinq siècles et demi auparavant, le discours ou l’ordre du jour de saint Louis, cité par le scrupuleux Tillemont95, était en ces termes :
Mes fidèles amis, nous serons insurmontables si nous demeurons unis dans la charité. Ce n’est pas sans une permission de Dieu que nous sommes arrivés ici si promptement. Ce n’est pas moi qui suis roi de France ni qui suis la sainte Église ; je ne suis qu’un seul homme dont la vie passera comme celle d’un autre homme quand il plaira à Dieu. Toute aventure nous est sûre : si nous sommes vaincus, nous monterons au ciel en qualité de martyrs ; si nous vainquons au contraire, on publiera la gloire du Seigneur ; et celle de toute la France, ou plutôt de toute la chrétienté, en sera plus grande. Dieu qui prévoit tout ne m’a pas suscité en vain ; il faut qu’il ait quelque grand dessein. Combattons pour Jésus-Christ, et il triomphera en nous : et ce sera à son nom et non à nous qu’il en donnera la gloire, l’honneur et la bénédiction.
L’un se souvenait de David, comme l’autre se souvient de César et d’Alexandre. Sachons comprendre en lui-même chaque héroïsme, et ne rendons pas moins d’hommage à celui de l’ordre invisible.
Et puis, quelles que soient, dans les deux cas, les inégalités de ressources, de talent, de prévision et de calcul, ce qui me frappe, c’est combien, malgré ces différences positives tout à l’avantage de l’entreprise moderne, la part de la fortune reste grande et souveraine, et combien, après avoir un peu plus ou un peu moins cédé au génie humain, elle ne recule que pour reprendre le dessus à quelque distance dans le résultat, et pour se ménager en quelque sorte la revanche de plus loin. Bonaparte, en définitive, a échoué autant que saint Louisn.
Lorsqu’on en vint à débarquer, il fallait des bateaux plus légers, ce qu’ils appelaient des galées ou galères. Joinville en demanda une à Jean de Beaumont, chambellan du roi, qui avait ordre de la donner, mais qui la refusa. Il s’arrangea alors comme il put, et fit si bien qu’il devança la chaloupe où était le roi lui-même. C’était à qui prendrait terre au plus vite. Mais celui qui y aborda le plus noblement fut le comte de Jaffa :
Car sa galère, dit Joinville, arriva toute peinte en dedans et en dehors aux écussons de ses armes, lesquelles sont d’or à une croix de gueules pâtée. Il avait bien trois cents rameurs en sa galère, et à l’endroit de chaque rameur il y avait un écu (ou targe) à ses armeso, et à chaque écu un pennoncel (petit drapeau, guidon) à ses armes en or appliquép. Pendant qu’ils venaient, il semblait que la galère volât sous les bras des rameurs qui l’enlevaient à force d’avirons ; et il semblait que la foudre tombât des cieux au bruit que menaient les pennons aussi bien que les timbalesq, tambours et cors sarrasinois qui étaient dedans.
Quand la galère fut lancée dans le sable aussi avant que possible, le comte et ses chevaliers sautèrent lestement dehors, tout armés et prêts à combattre, et ils vinrent prendre rang sur le rivage à côté de ceux qui y étaient déjà.
On avait conseillé au roi de rester en sa nef jusqu’à ce qu’il eût vu l’effet
de cette première opération ; mais il n’y voulut point entendre : il se mit
dans une barque avec le légat, qui portait devant lui une croix toute
découverte, et devant eux marchait une autre barque où flottait la bannière
de saint Denis appelée l’oriflamme. Et dès qu’on lui dit que l’enseigne de
saint Denis avait touché le rivage, il ne se put retenir, et sans attendre,
sans souci du légat qui était avec lui, « il saillit en la mer, dont
il fut dans l’eau jusqu’aux aisselles, l’écu au col, le heaume en tête,
le glaive (la lance) en main »
, et fut des premiers à terrer.
Il ne se peut de mouvement plus prompt et mieux rendu. C’est la vivacité mêmes. Froissart, l’historien littéraire de la chevalerie, s’amusera un jour à décrire ce choc des combats, ce luxe des couleurs, cet éclat éblouissant des casques et des hauberts au front des batailles : chez Joinville, ce n’est pas encore un jeu ni un art, ce n’est que l’éclair naturel et rapide du souvenir, le reflet retrouvé de cette heure d’allégresse et de soleil où l’on était jeune, brillant et victorieux.