(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Alfred de Vigny »
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(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Alfred de Vigny »

Alfred de Vigny1

I

On a quelquefois assez insolemment posé la question de savoir si les poètes étaient capables d’écrire en prose avec la supériorité que les prosateurs voudraient garder pour eux seuls ; mais, quant à moi, j’ai toujours écarté avec dédain cette question d’école. Il serait étrange, en effet, que les hommes les plus forts dans le maniement d’une langue, et qui ont acquis l’habitude de la faire obéir et de la ployer à tous les rhythmes de la plus capricieuse tyrannie, ne pussent pas s’en servir dans des conditions bien moins difficiles. Il serait étonnant que, pour la première fois, l’axiome de bon sens : Qui peut le plus peut le moins, fût déconcerté. Assurément, les grands prosateurs ne sont pas tenus d’être nécessairement de grands poètes. Un en a vu même qui, comme Malebranche, n’ont jamais pu faire de vers, ou n’en ont fait que de ridicules. Mais, outre que Malebranche n’est peut-être pas un si grand prosateur que les métaphysiciens l’ont dit, en fait, et contrairement à l’exception dont il est l’exemple, presque tous les grands prosateurs ont été un jour plus ou moins poètes.

Tous, ou presque tous, ont commencé à aiguiser sur cette pierre vive de la poésie l’instrument dont ils devaient se servir puissamment plus tard dans la prose. Tous, ou presque tous, une fois au moins, ont cherché, dans cette source pure le secret du langage qu’ils allaient parler, depuis Aristote, qui a écrit deux poésies qui le classent parmi les grands poètes, jusqu’à Schelling, qui a publié un recueil de vers fort curieux sous le nom de Bonaventure. Bans le siècle de la prose même, dans le siècle le plus didactique qui fut jamais, des prosateurs comme Montesquieu et Rousseau touchèrent à la poésie, — maladroitement, il est vrai, mais ils y touchèrent… Ils touchèrent à cette reine, bienfaisante et non pas dangereuse, qui ne fait pas mourir, comme la reine de l’ancienne étiquette espagnole, ceux qui l’ont touchée ; et à tous les deux, Montesquieu et Rousseau, il est resté quelque chose de ce contact éphémère : à l’un, dans le brillant diamanté de sa phrase, travaillée comme un vers, à l’autre, dans la passion malade de son accent et son harmonieuse mélancolie.

Mais c’est surtout au xixe  siècle que la preuve a eu lieu, éclatante et incontestable, de la faculté qu’ont les poètes d’entrer dans la prose avec la supériorité de leur génie, quand ils ont le bonheur d’en avoir… et d’y devenir tout à coup des maîtres. On peut dire, sans craindre de se tromper et d’être démenti par l’histoire du xixe  siècle en Europe, que tous les grands poètes contemporains ont été de grands prosateurs. Nous avons déjà parlé de Walter Scott dans la première partie2 de cette étude, de Walter Scott dont les romans ont effacé les poèmes sans effacer le poète. Mais les Mémoires de Byron valent ses poésies ! Mais ceux d’Alfieri valent mieux que son théâtre ! Mais l’Histoire de la Guerre de Trente ans de Schiller l’emporte sur Marie Stuart et Don Carlos ! Mais Gœthe, en prose, fait équation à Gœthe en Vers ! Et pour ne parler que de notre pays, Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset, Sainte-Beuve, Théophile Gautier, sont des prosateurs presque identiques en valeur à ce qu’ils sont comme poètes ; et Alfred de Vigny, qui est de cette constellation poétique éclose dans le ciel de feu de 1830, doit être nommé, non après eux, mais avec eux… Seulement, comme quelques-uns d’entre eux, Vigny n’a pas eu tout à coup le double génie et n’a pas trouvé dans son âme les deux aptitudes entrelacées comme deux sœurs dans le même berceau. Il en est qui disent qu’on naît poète, mais qu’on devient prosateur. Moi, je crois qu’on n’acquiert pas grand’chose dans l’ordre de l’intelligence et qu’on naît même ce qu’on doit devenir ; mais il n’en est pas moins vrai que Vigny, qui avait le génie poétique à fleur et à fond d’âme, n’avait qu’à fond d’âme le génie de la prose. Besoin était donc d’y descendre, d’aller l’y chercher, de l’amener à la lumière, ce génie caché, et c’est ce qu’a fait Vigny. Mais non pas au premier effort. Il lui en a fallu deux.

II

C’était en 1826. Éloa, cette sublimité dans le délicat et le pur, avait eu le succès qui convenait, — un succès chaste, comme elle, plus profond que sonore ; mais trois ans après, jour pour jour, Vigny, qui voulait mettre une fleur de prose à côté de cette fleur de poésie qui était sortie de sa pensée, calice de parfum et de blancheur, comme le nénuphar sort d’une eau limpide, Vigny publia Cinq-Mars, un roman historique bien plus inspiré, selon moi, par Walter Scott, alors régnant, qu’il n’est produit par une fantaisie vraiment libre ou une combinaison irréfléchie. Les femmes, et toutes les âmes charmantes quel que soit leur sexe, pour lesquelles Éloa avait été écrite, durent prendre secrètement le deuil en voyant cette infidélité du plus pur des poètes à la plus pure des Muses, qui ne lui avait rien refusé… Est-ce pour cela qu’il était infidèle ?

Malheureusement, dans la vie de la pensée, c’est aussi triste que dans celle du cœur : on ne retrouve pas ce qu’on a laissé, même quand on y revient. Vigny, ce grand coupable aux yeux qui l’aiment, ne devait plus jamais retrouver que quelques flocons tombés des ailes de l’Ange qui s’en était allé pendant que son poète regardait la terre, et vous le verrez tout à l’heure. Nous les ramasserons, dépaysées de leur azur, semées ça et là dans les livres qui ne sont pas des vers et qui ne sont pas Cinq-Mars, quoique Cinq-Mars soit de la prose. Le Cinq-Mars de Vigny fut un livre navrant pour ceux qui croyaient que le jeune poète portait, en sa tête blonde, tout une sainte famille de poèmes comme Éloa ; car le succès de Cinq-Mars, ce succès à quatorze éditions et qui n’est pas épuisé encore, devait entraîner son auteur vers la prose, du train terrible de ces quatorze éditions, — deux de plus que les douze chevaux de la voiture du roi !

Quant au livre en lui-même, c’est le premier effort dont nous parlions plus haut, et il n’a guères que le mérite d’un premier effort. C’est un livre pâle d’un Walter Scott du faubourg Saint-Germain, pays qui n’a ni originalité ni montagnes, mais beaucoup d’élégance et fort peu d’énergie ; c’est enfin de l’histoire de France en vignettes, gracieusement dessinées même quand le sujet de la vignette est terrible, très digne donc en tout de l’album des jeunes filles qui se mariaient, dans ce temps-là, à Saint-Thomas d’Aquin. L’auteur y avait diminué l’histoire et quelquefois il l’y avait contrefaite. Ni Richelieu, entre autres, ni le Père Joseph, le bras droit de Richelieu dans une manche de bure, n’étaient là ce qu’ils devaient être, ce qu’ils furent en réalité.

Puisqu’on imitait Walter Scott, il fallait, comme lui, être juste, et se rappeler le Cromwell de Woodstock et le prince Charles-Édouard de Redgauntlet. Il fallait se rappeler encore — et surtout — l’art profond de ce créateur du roman historique qu’il est de mode présentement d’abaisser, mais qui restera immortellement ce qu’il est : le premier des hommes après Shakespeare, et, comme lui, se bien garder de mettre sur le premier plan une histoire connue et sur laquelle la Rêverie, comme la Curiosité, s’est épuisée ; mais la donner pour fond, dans la vapeur féconde des distances et l’adoucissement des lointains, à une autre histoire inventée, celle-là, avec ses séries d’incidents et son cortège de personnages ! Malheureusement, Vigny oublia cela et se contenta de polir des phrases. Il commença dès lors de s’enfermer dans cette Tour d’ivoire dont on a tant parlé, et dont il sait si artistement ouvrager les murailles transparentes et dentelées. On n’ignore pas que ces petits objets-là, exécutés avec une adresse de tourneur, ravissent, en France, nos imaginations de poupée. Aussi Stello, qui vint après Cinq-Mars, Stello, qui est l’effort puissant et couronné du poète devenu enfin un grand artiste en prose, n’eut pas le succès colossal de Cinq-Mars, et vraiment ne pouvait pas l’avoir !

III

En effet, Stello est une de ces choses dont les foules ne voient pas tout de suite la valeur. C’est un chef-d’œuvre, et un chef-d’œuvre dans l’ordre le plus élevé, — qu’on me passe le mot ! — dans l’ordre le plus aristocratique de la pensée ; car il s’agit dans ce livre de poètes, d’artistes, d’êtres exceptionnels, dont la cause est plaidée dans un langage exquis contre la société que Vigny accuse. C’est par l’exécution, comme toujours, du reste, que le livre de Stello est un chef-d’œuvre. Philosophiquement, la donnée de l’ouvrage est, sinon radicalement fausse, au moins excessivement risquée. Le romancier qui soutient trop une thèse (voilà le défaut, malgré la grâce et les ressources de son talent), pose en fait que tous les gouvernements sont, (l’essence, les ennemis de la pensée, de l’art, de la poésie, ce qui n’est pas nécessairement, et il le prouve (on prouve tout ce qu’on veut quand on a de l’esprit et de l’invention dans l’esprit) par trois romans historiques qu’il a comme incrustés dans un premier roman, qui est la base même de sa thèse, discutée entre Stello, le poète spleenétique, et le docteur Noir, son médecin.

Ces trois romans ne sont rien moins que la mort de Gilbert, la mort de Chatterton et la mort d’André Chénier, répondant toutes les trois à la pensée du romancier, qui est l’hostilité éternelle de tout gouvernement contre les poètes, et représentant vis-à-vis de ces morts illustres, dont ils furent les bourreaux, l’action des trois formes de gouvernements qui dominent le monde et l’enserrent : le Gouvernement Absolu, le Gouvernement Représentatif, et le Gouvernement Républicain. Certes ! ce sont là des histoires cruellement intéressantes et tragiques, très dignes de l’observation des hommes et de leur pitié. Mais les prendre, ces pathétiques récits, pour en faire un argument contre tous les gouvernements possibles, là est le vice peut-être, et serait, chez un autre que Vigny, certainement le danger.

Les gouvernements ne sont pas faits d’une autre pâte que les hommes auxquels ils commandent. C’est de l’esprit humain agissant et organisé ; et l’esprit humain comprend ici et ne comprend pas là, protège ici et là sacrifie, a des entrailles un jour et n’en a pas le lendemain ! Dans tous les gouvernements, d’ailleurs, il y a à courir la bordée des grands hommes ou des imbécilles. Il y a enfin, comme partout, l’incapacité ou le génie, et la liberté qui choisit le bien ou le mal. Vigny, poète toujours et cachant les injustices de sa poésie sous les formes les mieux fourbies du raisonnement, va jusqu’à dire, dans le délire partagé de Rousseau : « L’individu n’a presque jamais tort, l’ordre social toujours », et cela étonne d’un homme de ce temps et d’autant de soleil dans la pensée ; car, s’il était nécessaire de dresser des maximes absolues dans la grande casuistique de l’Histoire, ce serait le contraire, à coup sûr, de l’axiome de Vigny qu’il faudrait prendre pour la vérité !

Mais, la réserve faite à ce qu’il y a de trop rigoureux et de chimérique dans sa donnée, le livre étincelle de beautés ! Il y a là une humour inspirée et un art savant et volontaire de l’effet le plus saisissant et le plus neuf. Il y a là un tragique froid d’autant plus tragique, un comique froid d’autant plus mordant… Il y a par-dessus tout (et que Vigny en soit glorifié !) un amour et une recherche de l’idéal, poursuivi jusque dans ces réalités pathétiques qui se vantent maintenant de pouvoir se passer d’idéal ! L’idéal est, en effet, toujours nécessaire à un poète tel que Vigny, même quand il condescend à la prose et qu’il a quitté le sommet de l’invention poétique pour le plain-pied de cette vie chétive et de l’histoire. C’est qu’il est vraiment un grand poète, un poète comme eux, palpitant, souffrant et chantant dans les trois poètes dont il nous dit la mort, et presque comme s’il l’eût chantée !

J’ai promis que je vous montrerais en cette belle prose les plumes tombées de l’aile d’Éloa, la muse évanouie, mais ressouvenue, mais ressentie toujours. En voici une. La reconnaissez-vous ?… C’est Kitty Bell. Kitty Bell, c’est l’ange de la pitié aussi, mais sur la terre, dans sa robe grise de puritaine, tombant aussi par pitié dans Chatterton ; car elle tombe, quoique sa chute soit voilée par sa pitié même et par celle du romancier, qui n’ose pas la raconter ! Et voici une autre de ces plumes encore ! C’est madame de Saint-Aignan dans André Chénier. Madame de Saint-Aignan, une Éloa qui va devenir mère et qui ne peut pas tomber, elle ! car l’être qu’elle le bonheur d’aimer, c’est son enfant. Enfin, rappelez-vous la Laurette de Grandeur et servitude militaires, et vous aurez, à coup sûr, la plus blanche de ces plumes divines que nous comptons ; car il y a plus que de la lumière, il y a le sang de l’innocent sur celle-là !

IV

Grandeur et servitude militaire ! J’arrive ainsi au livre le plus beau d’Alfred de Vigny prosateur, et peut-être au livre le plus beau du siècle, si la beauté suprême c’est la bonté, comme je le crois. Est-ce seulement un roman que ce livre ? Est-ce une thèse encore ? Est-ce un livre d’art ? Est-ce mieux ? Sont-ce des souvenirs qui saignent sous la plume qui les remue ? C’est peut-être tout cela en même temps. Mais c’est d’une puissance humaine qui en fait quelque chose d’à part, — puisque ce n’est pas religieux comme nous entendons qu’on doive l’être, — quelque chose d’inouï, qui pourrait s’appeler, pour donner une idée des trésors de fortitude et de consolation déposés en ces pages : Imitation de Jésus-Christ, pour ceux qui ne croient plus, hélas ! qu’à la religion de l’honneur ! Ici, qu’on me passe une observation qui caractérisera le genre de talent de Vigny plus heureusement que toutes les analyses de style auxquelles je pourrais me livrer. Vigny est un enfant du siècle. Il a bu dans cette coupe du scepticisme qui est vide de tout, excepté d’amertume. Dans son Stello, vous l’avez vu, comme Rousseau, jeter sa malédiction à la face de l’ordre social ; puis, comme Pascal, — mais un Pascal doux et calme, quoique sans crucifix, — ramasser cette malédiction et la replacer sur le cœur troublé dont elle est sortie. Et, cependant, ce qu’il a ébranlé par ses plaintes contre l’ordre social et par les douleurs homicides de ses poètes, il ne le raffermit pas. Eh bien, on n’en veut point à Vigny, coupable pourtant ou bien imprudent, s’il n’est coupable ! et, malgré le sophisme qui y rase de si près l’émotion, son livre, voyez-vous ! a un tel charme que jamais ce livre ne sera dangereux.

De même, dans Grandeur et servitude militaires, on sent bien qu’il y a là quelque part, sous l’œuvre magnifique et touchante et déchirante, et qui finit par être si divinement résignée, oui ! on sent qu’il y a je ne sais quel rêveur de philanthropie qu’on a vu bien ailleurs et qu’on connaît, et qu’on méprise ; mais si le rêveur est ici, le mépris n’y vient pas. Il est impossible de mépriser ! Ah ! bien évidemment, Vigny a un charme. Mais quel charme ?… Le charme suprême, le charme qui fait tout pardonner, et qui ferait fondre la terre et ses granits en larmes : c’est le charme de la pitié.

Probablement c’est sa vertu, mais c’est certainement son génie, le génie d’Éloa, retrouvé partout dans son poète. Cette création d’Éloa, qui, dans l’avenir, sera l’étoile centrale de la couronne poétique de Vigny, je l’ai dit déjà, c’est l’âme même qui l’a créée et qui se mire en cette image ! Dans ce livre de Grandeur et servitude militaires, Vigny n’aime le régiment que parce qu’on y souffre, — comme Éloa aimait l’Abîme où l’on souffrait. Mais, ici, les Satans, ce sont des héros ! Voilà pourquoi il a écrit ce livre, où la pitié déborde dans tous les types ; voilà pourquoi il a raconté ces histoires vraies de vieux soldats, dont l’un devient une véritable mère pour la femme folle de l’homme qu’il fut forcé, par devoir, de faire fusiller, et dont l’autre meurt en bénissant le gamin d’émeute qui l’assassine.

Lui, Vigny, qui a rejeté, avec le dédain du penseur et l’orgueil du contemplateur des civilisations impossibles, cette noble casaque du soldat portée longtemps dans sa jeunesse, a voulu montrer une bonne fois les sacrifices du métier de la guerre et de l’obéissance passive, pour consoler ceux qui en souffrent. Et il les a montrées ! Il les a montrées toutes ; il n’a fait omission d’aucune. Il a montré le soldat dans son obscurité, dans sa patience, dans son abnégation, dans son héroïsme d’humilité, plus beau et plus difficile que l’héroïsme de la vaillance. Et voyez ce qui est arrivé de l’homme et de l’œuvre, de ce talent ému, mais non pas ivre de pitié, et de ce livre où l’on boit la force dans de généreuses larmes ! C’est que, fait pour prouver le vice radical des armées permanentes, pour étaler le mal de cette institution arriérée, comme disent les progressifs, le livre de Vigny n’en a plus fait voir que la vertu, et cela avec une telle magie que tout ce qui a du cœur et de la pensée ne voudrait pas qu’on pût fermer un jour cette grande école de l’âme ; mais, au contraire, souhaitera qu’on la maintienne éternellement ouverte, pour l’honneur de l’humanité !

V

Grandeur et servitude militaires est, dans l’ordre du temps, la grande œuvre dernière de Vigny. Il y a bien, dans l’édition complète3, un volume de drames joués à diverses époques et même postérieurement à Grandeur et servitude militaires, et dont nous n’avons pas à nous occuper. Voici pourquoi. Le meilleur de ces drames est Chatterton, tiré tout entier de Stello ; mais il est dans Stello beaucoup plus beau et plus complet, puisque l’analyse, et l’imagination qui décrit, y ajoutent leur profondeur et leur éclat de la passion et des caractères.

Deux autres de ces drames : Othello et Shylock, sont des traductions de Shakespeare qui sont à peu près ce que serait le Jugement dernier de Michel-Ange copié par Raphaël, mais n’expriment du génie qui les traduit que la grande souplesse dans la grande pureté.

Or, malgré la beauté de ces traductions amoureuses, la muse virginale de Vigny n’est faite pour être la Léda de personne, même quand le cygne qui cache le maître des dieux serait Shakespeare.

Depuis Grandeur et servitude militaires, Vigny ne s’est donc pas élevé plus haut dans la prose. Il a bien écrit, à propos d’une question de propriété littéraire, une chose charmante (une pitié encore !) : Mademoiselle Sedaine, pour montrer que là où tombe un doigt comme le sien, il y reste toujours du parfum et de la lumière. Mais ç’a été tout.

Le Racine romantique, ce Racine de la pitié, plus tendre que l’autre Racine, — car la pitié est plus tendre que l’amour puisqu’elle est ou sa sœur, ou sa fille, ou sa mère, — vit toujours cependant. Aucun Louis XIV ne nous l’a tué du refus d’un sourire. Aucun Port-Royal n’a passé le crin du cilice à son génie. Mais l’insouciance de l’idéal, la grossièreté du procédé et l’abaissement de l’observation, ces trois caractères de la littérature contemporaine, ont fait monter de dégoût la muse de Vigny dans cette rêverie où elle ne plane plus qu’à l’œil seul du poète…

Ce cygne de la famille de celui de Mantoue qui nous est venu par l’Ile des Cygnes de Shakespeare, et qui s’y est attardé, ne nous a pas dit son dernier chant, heureusement ! Mais, nous qui l’aimons et qui écoutons impatiemment son silence depuis si longtemps, quand donc entendrons-nous sa voix ?

VI

Louis Ratisbonne, l’ami de cet Alfred de Vigny qui a laissé dans la mémoire des hommes l’impression d’un parfum et d’une harmonie, a publié en volume les pensées et les fragments de mémoires que lui a légués l’auteur d’Éloa ; Alfred de Vigny avait eu, un moment, l’idée d’écrire ses mémoires. On n’appartient pas pour rien à une époque personnelle et poseuse, où toutes les vanités se mettent à la fenêtre de cinq à six volumes pour, de là, se raconter à ceux qui passent ; et, cela, depuis le ministre d’État jusqu’à l’apothicaire, depuis Chateaubriand jusqu’à Véron. Mais cette idée d’écrire des Mémoires, le chaste et fier poète ne la réalisa pas. L’eider qu’il était, cette hermine des airs, ce fier oiseau, sauvage à force de pureté, s’enleva bientôt d’un coup d’aile par-dessus un projet vulgaire, si peu digne de lui. Le livre que nous donne Ratisbonne sous le titre de Journal d’un Poète 4 est bien autrement intime, sincère, pensé, vécu, et saigné aussi, — car l’homme y souffre, — que ne pourrait l’être jamais un récit de Mémoires, toujours plus ou moins attifé. C’est une autobiographie, — prise à la source même de de toute autobiographie, — qui est la pensée exprimée, la sensation notée, le cri jeté, à mesure qu’on vit ! Ce sont les miettes d’une vie exquise et malheureuse, dont l’exquisité a couvert le malheur jusqu’au point de faire croire aux plus pénétrants, tout le temps qu’elle dura, que cette vie était heureuse. Miettes touchantes que Ratisbonne, cette Chananéenne de l’Amitié, a bien fait de recueillir et d’offrir au monde, au monde actuel, quoi qu’il soit devenu ! Grossier de plus en plus, détourné des choses de l’âme, ce monde de nos jours, qui a inventé le mot d’utilitaire pour cacher l’égoïsme des cœurs matériels, comprendra-t-il un seul mot de cette autobiographie d’Alfred de Vigny, — peut-être, hélas ! aussi inutile qu’elle est belle ?… La littérature n’existe presque plus. Les grands talents ne peuvent pas être populaires. Or, il ne s’agit plus, même ici, de talent et de littérature. C’est dix fois plus élevé que cela ! Il s’agit d’âme, et de la peine la plus haute d’une âme. Logogriphe terrible pour un tas d’esprits bas ! A ce point de vue, pour les esprits, pour les rares esprits qui y comprendront quelque chose, rien de si beau et de si navrant que ce livre… depuis Pascal !

VII

Depuis Pascal ?… Quel rapport, direz-vous, existe-t-il entre Pascal, — le mâle Pascal, mâle jusqu’à la monstruosité, — janséniste, misanthrope, lycanthrope, génie effaré et terrible, et Vigny, femme par la pitié, grâce par le génie ; Vigny de la « Tour d’ivoire », sur lequel on exécute, quand on en parle, la symphonie en blanc majeur de Théophile Gautier ; Vigny, albâtre et albatros, qu’on pourrait très bien faire seigneur de Cinq-Cygnes, car il en entre certainement plus de cinq dans la composition de sa personne et de sa Muse… Quel rapport ?… Je vais vous le dire. L’un est géomètre, l’autre est poète : c’est la différence. Mais tous les deux ont sur le crâne le coup de pouce du Créateur qui fait les métaphysiciens.

Tous les deux, forme à part, spécialité de talent et de vocation à part, sont de la même race d’intelligences, idéales, religieuses, pensives… Il est des têtes glorieusement conformées pour aller se casser inutilement contre le ciel. Telle fut celle de Blaise Pascal. Telle fut celle d’Alfred de Vigny. Le problème de la destinée humaine pèse autant sur le front de l’un que sur le front de l’autre, et fut la grande douleur, la grande anxiété de tous les deux… Inquiets, sceptiques, désespérés, trouvant, à juste titre, que l’incompréhensible est au bout de toutes les questions qui font l’esprit humain et l’Univers, altérés de la soif furieuse de la certitude, et n’ayant pour l’étancher que les eaux troubles du doute, qui faisaient mal au cœur à leurs fiers esprits dégoûtés, tous les deux ressentirent également cette douleur, la plus élevée des douleurs de la vie : le mal de l’esprit, pire que toutes les souffrances de la sensibilité ! Seulement, Pascal, le croira-t-on ?… en cela moins intellectuel que Vigny et plus sensible, prit, avec son insupportable doute, le parti violent que Sapho prit avec son insupportable amour. Comme Sapho, du haut de son désespoir (le désespoir de Pascal, quel effrayant promontoire !), il fit son saut de Leucade, mais il le fit… dans l’eau bénite. Il s’y abêtit pour s’y noyer. Il appela cela s’y abêtir, avec le cynisme de l’homme qui méprise les sciences humaines, et qui les insulte encore en abaissant tout ce qui l’en venge, tout ce qui l’en a consolé ! Alfred de Vigny n’eut point cette lâcheté ou ce courage de se jeter dans les bras de la Foi, puisque la Certitude est comme la Vénus de Milo, et n’a pas de bras dans lesquels l’homme puisse trouver un asile… Alfred de Vigny, le poète, fut moins violent, moins exaspéré que le géomètre et le logicien ; mais, désespéré, il le fut davantage… Il fut Pascal, mais moins la foi. Il fut Pascal, sans Port-Royal, sans cilice, sans conclusion, sans consolation ; — Pascal sous une forme douce, sous cette forme de la résignation qui ne trompe ni Dieu ni personne, et qui est la forme la plus poignante que je sache du désespoir !

J’ai l’air d’inventer un Alfred de Vigny de fantaisie.. Mais voilà pourtant la vérité certaine dont, avant le livre de Ratisbonne, personne ne se doutait sur l’auteur d’Éloa, sur ce Calme qui cachait un Profond… Cependant, quand je dis personne, je dis trop. Les Destinées, quand elles parurent, frappèrent l’attention par un accent qui fit réfléchir les critiques de nature humaine. Il y avait en ces poésies autre chose que des vers, des rhythmes et des mascarades de forme à juger. On sentait que le poète, pour la première fois, y trahissait un secret d’âme longtemps gardé. La rose blanche entr’ouverte de son génie livrait sa cruelle cantharide. Le fatalisme perçait dans l’inspiration du poète d’Éloa et de Moïse. Et, malgré le stoïcisme qu’il opposait à la fatalité des choses, on sentait que le poète, en ces Destinées, saignait sous l’acier poli de ses armes, qu’il buvait son sang dans son casque fermé, comme Beaumanoir, au combat des Trente, et qu’il le trouvait amer.. Mais ce qui n’était alors que l’éclair d’un soupçon se change maintenant en certitude. L’attitude poétique cache quelquefois l’homme. L’homme, nous le trouvons et nous le tenons aujourd’hui. Après le livre de Ratisbonne, Alfred de Vigny, cette adorable créature, était réellement, et au plus positif du mot, un désespéré. Il ne le fut pas comme tant de poètes, — comme Byron, par exemple, ou comme Lamartine, qui a fait même une Méditation intitulée : Le Désespoir, pour les besoins de sa poésie. Lui, le malheureux, le fut toujours, et il l’est encore lorsque sa poésie exprime tout autre chose que le désespoir. Jamais, parmi les poètes dont nous savons la vie, et jamais en dehors des poètes, nous n’avons rencontré un homme si continûment désespéré. Seulement, c’est ici que le désespoir s’élève, et s’individualise en s’élevant.

Alfred de Vigny n’est point désespéré pour les raisons sentimentales et romanesques qui font les désespérés de la terre ; mais pour une raison d’une tout autre noblesse, pour une raison métaphysique, une raison qui est une idée, et du mutisme de laquelle, quand il l’a sans cesse interrogée, il ne prit son parti jamais… Pour vous en convaincre, lisez cette page si triste et si belle, triste comme tout ce que Pascal a écrit. C’est une conception de la vie humaine :

« Je me figure — dit Vigny — une foule d’hommes, de femmes et d’enfants, saisis dans un sommeil profond. Ils se réveillent emprisonnés. Ils s’accoutument à leur prison et s’y font de petits jardins. Peu à peu, ils s’aperçoivent qu’on les enlève les uns après les autres pour toujours. Ils ne savent ni pourquoi ils sont en prison, ni où on les conduit après, et ils savent qu’ils ne le sauront jamais.

« Cependant il y en a parmi eux qui ne cessent de se quereller pour savoir l’histoire de leur procès, et il y en a qui en inventent les pièces ; d’autres qui racontent ce qu’ils deviennent après la prison, sans le savoir.

« Ne sont-ils pas fous ?

« Il est certain que le maître de la prison, le gouverneur, nous eût fait savoir, s’il l’eût voulu, et notre procès et notre arrêt.

« Puisqu’il ne l’a pas voulu et ne le voudra jamais… nous ne sommes pas sûrs de tout savoir au sortir du cachot, mais sûrs de ne rien savoir dedans. »

VIII

Mais ce n’est là encore que la moitié de cette physionomie morale que le livre de Ratisbonne nous donne intégrale. Le désespoir d’esprit d’Alfred de Vigny ne glace pas dans son âme la sensibilité chrétienne, qui y subsiste, immortelle toujours, quoique le chrétien n’y soit plus ! Phénomène étrange à ce qu’il semble, et qui l’est peut-être moins qu’on ne croit ! L’esprit d’Alfred de Vigny, s’il n’est pas la négation de Dieu, est la négation absolue du Christianisme ; mais son âme, ce quelque chose en nous qui précède la réflexion et qui la défie, en protestant souvent contre elle, son âme est chrétienne de tendresse, de pitié, d’aspiration infinie. Son esprit ressemble à ce cavalier de marbre dont il a parlé, je crois, quelque part, qui, à mesure que son cheval s’agite, devient de plus en plus pesant et fixe sur la selle, le domptant, en le serrant de ses cuisses de marbre, de sa fixité et de son poids. L’esprit du poète des Destinées dompte, de sa raison et de son désespoir, ces deux pesanteurs froides et terribles, son âme qui résiste, mais qui, enfin, reste domptée ! Écoutez-le plutôt ! Vous jugerez de cette lutte acharnée entre l’esprit qui ne croit pas et l’âme qui veut croire :

« Bonaparte meurt en disant : Tête d’armée, et repassant ses premières batailles dans sa mémoire ; Canning, en parlant d’affaires ; Cuvier, en s’analysant lui-même et disant : La tête s’engage…

« Et Dieu ? — Tel est le siècle : ils n’y pensèrent pas !

« Oui, tel est le siècle. — C’est que la raison humaine est arrivée en ces hommes et doit arriver en tous à la résignation de notre faiblesse et de notre ignorance. Soyons tout ce que nous pouvons être, sachons le peu que nous pouvons savoir. C’est assez pour si peu de jours à vivre. La résignation qui nous est la plus difficile est celle de notre ignorance. Pourquoi nous résignons-nous à tout, excepté à ignorer les mystères de l’éternité ? A cause de l’espérance qui est la source de toutes nos lâchetés. Nous inventons une foi, nous nous la persuadons, nous voulons la persuader aux autres, nous les frappons pour les y contraindre… »

Sentez-vous le cavalier de marbre ? Sentez-vous sa fixité, sa pesanteur, son despotisme de marbre ? Mais l’âme se cabre et pousse son cri :

« Et pourquoi — reprend-il — ne pas dire : Je sens sur ma tête le poids d’une condamnation que je subis toujours, ô Seigneur ! mais, ignorant la faute et le procès, je subis ma prison. J’y tresse de la paille pour l’oublier quelquefois : là se réduisent tous les travaux humains. Je suis résigné à tous les maux et je vous bénis à la fin de chaque jour lorsqu’il s’est passé sans malheur. — Je n’espère rien de ce monde et je vous rends grâce de m’avoir donné la puissance du travail, qui fait que je puis oublier entièrement en lui mon ignorance éternelle. »

IX

Le cri est-il assez aigu d’abord, et finit-il par s’étouffer assez sous la pression d’étau de l’implacable cavalier de marbre ? Alfred de Vigny dit dans son journal que Shakespeare, le calme et puissant Shakespeare, étouffe dans le drame, et qu’on sent bien qu’il y étouffe ; eh bien, lui aussi, Alfred de Vigny, étouffait dans le drame de la vie, mais il le jouait si bien qu’on ne sent qu’aujourd’hui qu’il y étouffait ! A présent qu’on lit son journal, on se demande ce qu’a gagné à être du xixe  siècle ce noble esprit, qui, au Moyen Age, aurait été aussi heureux qu’il était sublime ! Et cela vaut-il vraiment la peine de se vanter d’en être, même toute vanité de religion mise à part ?…

Pauvre et cher Alfred de Vigny ! Fiez-vous maintenant aux Calmes et aux surfaces de la vie, aux sourires qu’on met par-dessus. Dans ce journal, il n’y a pas que le Vigny de l’incrédulité et du désespoir, le penseur à côté de la question de Dieu et de la destinée de l’âme. Le penseur sur toutes les autres questions de la vie y est aussi, intéressant, varié, délicat, suraigu de perception en toutes choses ; mais tout ce qui a une âme n’y verra que le désespéré ! « Si j’étais peintre, je voudrais — dit-il encore dans son journal — être un Raphaël noir : forme angélique, couleur sombre. » Mais en réalité il l’était, un Raphaël noir, ce lumineux ! Maintenant que le Beaumanoir s’est démasqué, après son rude combat contre la vie, on n’a retrouvé au fond du masque que la noirceur du désespoir, et c’est là ce qui fera la physionomie d’Alfred de Vigny supérieure à celle de tous les poètes de son temps, qui n’ont pas souffert d’une blessure si haute et si profonde que lui. Alfred de Vigny restera donc à présent, dans la pensée de tous, ce qu’il n’était que dans la sienne : un désespéré qui avait apprivoisé le désespoir, qui l’avait rendu doux et aimable, qui, comme Androclès, se faisait suivre par ce lion… Il apparaîtra plus grand que les poètes de ce temps, qui ne sont que des poètes ; car il fera l’effet d’une poésie, — la poésie de ce désespoir silencieux qui ne se mettait pas de cendres sur la tête, mais qui en avait dans le cœur !

Un jour Armand Carrel, ce généreux, devant qui on louait Alfred de Vigny avec l’enthousiasme qu’il savait inspirer à ceux qui le connaissaient, s’écria que cette âme était belle et qu’il en fallait parler, et Rolle fit dans Le National ces articles dont on se souvient encore. On n’avait pourtant, du temps de Carrel, qu’une partie de l’âme de Vigny, qu’on croyait heureuse et qui ne l’était pas… C’est nous qui l’avons tout entière, complétée et embellie par la douleur… qui embellit toujours les âmes !

Et voilà pourquoi nous avons voulu imiter Carrel.