Monsieur Étienne, ou une émeute littéraire sous l’Empire.
Ce n’est pas tout à fait un homme de la famille de Ducis, que M. Étienne. Il n’était pas du temps des Patriarches, mais bien de son temps, et il offre un type exact et distingué de l’homme de lettres et de l’homme de talent à la date précise où il vint. Dans ce qu’on a écrit jusqu’à présent sur lui, je remarque bien des choses convenues et commandées, qui masquent un peu la physionomie véritable ; je n’ai aucune raison pour n’en pas restituer quelque chose ici, d’autant plus qu’il doit s’y mêler bien des éloges. Seulement, on n’y trouvera aucun reste de superstition ni de culte : bien que M. Étienne ait été l’honneur de l’ancien Constitutionnel, nous parlerons de lui ici sans solidarité aucune et sans prétendre à aucun lien. Au théâtre, nous l’avons mainte fois applaudi, et nous avons joui avec tout le public de ses productions gracieuses : hors de là, dans la politique ou dans la critique littéraire, nous ne nous sommes jamais accoutumé à le considérer comme un de nos pères, et nous doutons fort qu’il daignât nous reconnaître lui-même pour être de la maison.
Né le 6 janvier 1778, à Chamouilley près de Saint-Didier, dans la Haute-Marne, M. Étienne vint à Paris vers 1796 ; il n’avait rien que son esprit. Il y joignait dans la jeunesse un extérieur agréable, une belle taille qu’il eut toujours, une physionomie heureuse et prévenante. Un caractère facile et souple ne démentait pas ces apparences. Simple teneur de livres d’abord chez un marchand de bois de la Rapée, il demanda des ressources à son talent ; il écrivit dans les journaux ; il fit des pièces pour les divers théâtres, quelquefois seul, le plus souvent en collaboration de quelques jeunes auteurs qui débutaient comme lui. On peut suivre aujourd’hui de point en point la série de ses essais et de ses progrès dans les quatre volumes d’Œuvres dramatiques publiées par la famille, et où M. Alphonse François a fait entrer des notices exactes et curieuses. Depuis la première pièce de M. Étienne, Le Rêve, donnée au Théâtre-Favart en janvier 1799, jusqu’aux Plaideurs sans procès, donnés au Théâtre-Français en octobre 1821, on a tout ce qu’il a produit pour la scène, vaudevilles, impromptus, arlequinades, les jolis opéras-féeries comme Cendrillon, les jolis opéras-comiques comme Joconde, qui firent courir tout Paris. Mais cet ensemble un peu disparate, même les petites comédies par lesquelles il préludait à un genre plus élevé, auraient peu mérité, ce semble, les honneurs du recueil, s’il n’y avait pour clef de voûte la comédie des Deux Gendres, la meilleure comédie en cinq actes et en vers qu’on ait donnée sous l’Empire.
Il est difficile d’asseoir un jugement littéraire complet sur les premiers essais
dramatiques de M. Étienne. L’ingénieux éditeur, M. Alphonse François, a dit à
propos de l’opéra-comique du Rêve : « Le Rêve est le premier ouvrage de M. Étienne. On y voit déjà
toutes ses qualités, une imagination naturelle et gaie, un style clair et
piquant, surtout l’art si difficile de conduire une action et d’enchaîner
les scènes. L’auteur avait à peine
vingt
ans. »
Il m’est impossible, à moi qui n’y suis pas obligé, de voir
tant de choses dans Le Rêve, et il serait aussi facile et plus
certain d’y relever dans le dialogue des choses communes et peu délicates, de
même que dans Le Pacha de Surêne ou dans Le Chaudronnier homme d’État. On y trouve de la gaieté, sans doute, de
la facilité, de l’esprit, mais du commun (ce mot est essentiel), et, avant de se
prononcer, il faut attendre. Dans La Petite École des pères,
comme dans Les Deux Mères (1802), deux pièces que M. Étienne
fit de société avec M. Gaugiran-Nanteuil, on distinguait une intention morale,
un effort vers un genre plus vrai, vers la peinture de mœurs réelles ; il y a
dans plus d’une scène comme un premier tracé de bonne comédie. « Le fond
est bon, disait Geoffroy de cette Petite École des pères ;
il était même susceptible d’être plus étendu ; la morale de la pièce est en
action et non pas en sentences ; on y trouve de l’instruction et point de
sermons. »
Une heure de mariage (1804) est une spirituelle et gaie folie,
un peu gâtée par les couplets ; mais il y a d’heureuses scènes, un jeu de partie
carrée qui est mené très habilement. La Jeune Femme colère
(1804), assez généralement louée, me plaît peu : la leçon morale qui consiste,
de la part du jeune mari, à vouloir corriger le défaut de sa femme en l’imitant
lui-même et en le lui présentant comme dans un miroir grossissant, me paraît
brusque, outrée et peu vraisemblable. Lu, ce n’est pas un moment admissible ;
bien joué, il suffit que cela amuse. J’aime bien mieux Brueys et
Palaprat (1807), acte très agréable en vers, vif, rapide, semé de vers
bien nés et qui se font retenir. C’est par où M. Étienne préludait véritablement
aux Deux Gendres, cette pièce qui est le point central où son
œuvre dramatique vient aboutir.
Cependant, depuis ses premiers essais, M. Étienne avait été heureux ; il avait
rencontré l’à-propos, et la
fortune lui avait souri.
Au camp de Boulogne, employé alors dans les fourrages de l’armée, il avait fait,
pour le divertissement des troupes, deux petites bluettes qui l’avaient mis en
vue, et M. Maret, depuis duc de Bassano, s’était chargé de son avenir. Il avait
accompagné dans plusieurs voyages ce laborieux et fidèle commis de l’Empereur.
Quand l’Empire fut établi au complet et que l’organisation administrative
s’étendit à tout, même à l’esprit public, M. Étienne fut choisi pour remplacer
M. Fiévée comme censeur ou, si vous aimez mieux, comme rédacteur en chef préposé
au Journal de l’Empire (toutes les biographies glissent le
plus qu’elles peuvent sur cet endroit), et, bientôt après, prospérant toujours,
il remplaça Esménard comme chef de la division des journaux et de la librairie
au ministère de la Police générale. C’est à ce moment que le succès éclatant de
la comédie des Deux Gendres vint le désigner, d’autre part,
comme un successeur presque direct de Molière. La pièce avait été représentée,
pour la première fois, à la Comédie-Française le 11 août 1810 ; l’année
suivante, la mort de Laujon laissant une place vacante à l’Académie, M. Étienne
y fut nommé de préférence à Alexandre Duval, et il prit séance, le
7 novembre 1811, par un discours de réception qui fut très remarqué, et où il
soutenait cette thèse piquante que, quand tout serait détruit des deux derniers
siècles, il suffirait que les comédies seules survécussent, pour qu’on pût
deviner par elles « toutes les révolutions politiques et
morales »
de ces deux siècles. Il faisait une assez spirituelle
démonstration de son paradoxe sur les principales comédies, depuis Le Misanthrope jusqu’à Figaro. Il y avait là une
apparence d’idée neuve, un aperçu poussé à l’effet. M. de Fontanes, qui
répondait à M. Étienne, ramena d’un mot les choses dans leurs justes bornes ; il
loua d’ailleurs le récipiendaire en des termes dignes et d’une
parfaite convenance : « Les applaudissements du
public, disait-il, ont déterminé nos suffrages plus que la bienveillance des
illustres amis dont votre jeunesse a droit de s’honorer. »
M. Étienne n’avait alors que trente-trois ans.
C’est ici que se place un des plus curieux épisodes littéraires d’alors, un de
ces accidents qui caractérisent le mieux et l’esprit de l’époque en particulier
et l’éternel esprit de cette race parisienne, qui survit à toutes les époques et
que les régimes les plus divers n’ont point changé. Paris, de tout temps, qu’on
vive sous l’Ancien Régime, ou sous une époque impériale, ou sous un gouvernement
constitutionnel, Paris a besoin d’un nouvel entretien tous les quinze jours ou
tous les mois : que ce soit un discours d’orateur, une question Pritchard,
l’arrivée d’une troupe de danseuses espagnoles ou hongroises, cela revient
presque au même pour la dose de l’intérêt. On en parle autant qu’on en peut
parler, à toute heure et en tout lieu ; on en parle à satiété et trop, on use le
sujet58, et puis tout d’un coup on n’en parle plus, et à
peine si l’on s’en souvient. Le président Hénault, l’un des hommes qui
connaissaient le mieux son ancienne France et son ancien Paris, disait en notant
cette brusque alternative d’intérêt et d’indifférence : « C’est une drôle
de chose que ce pays-ci : je crois que la fin du monde ne ferait pas une
nouvelle au bout de trois jours. »
Trois jours, c’est peu ; depuis
que nous sommes un peuple sérieux, nous allons aisément à la quinzaine : passé
cela, on rabâche, on tourne sur soi-même et on travaille dans le vide jusqu’à ce
qu’un
nouveau relais d’attention survienne et renvoie
à cent lieues le précédent. Mais l’exemple le plus frappant et le plus régulier,
le cas le plus classique que je connaisse de la maladie parisienne, de cette
fureur d’intérêt à propos de peu de chose, et de cette surexcitation passionnée
suivie d’oubli et de silence, est peut-être ce qui arriva à l’occasion des Deux Gendres de M. Étienne.
Le moment était des plus favorables ; à cette fin de 1811, la paix de l’Empire était ou semblait profonde ; les esprits, reposés depuis des années, n’attendaient qu’une occasion pour dépenser leur trop-plein de santé et de force. Le succès de M. Étienne au Théâtre-Français avait été la grande nouvelle littéraire depuis plus d’un an ; sa réception facile et précoce à l’Académie avait fort occupé tous les curieux et tous les amateurs littéraires, dont le nombre était grand à cette époque la plus oisive de l’Empire. Tout à coup un bruit sourd se répand ; dans les cafés, dans les athénées, dans les théâtres, on se dit à l’oreille : « Vous ne savez pas ? cette pièce en cinq actes et en vers, ce phénix de haute comédie, qui a valu tant d’applaudissements et de profits à son auteur, on dit qu’il n’en est pas l’auteur véritablement, qu’il l’a copiée ou imitée, qu’il l’a prise je ne sais où. » Les rivaux jaloux, les vaudevillistes dépassés par un ancien confrère, les auteurs critiqués dans le Journal de l’Empire, allaient s’informant, remontant à la source, et, en attendant, ils répétaient le fait dans tout son vague et l’amplifiaient. Les mieux informés surent bientôt qu’il existait à la Bibliothèque impériale un exemplaire d’une ancienne comédie en vers, provenant de la bibliothèque du duc de La Vallière, et ayant titre : Conaxa, ou Les Gendres dupés. C’était le catalogue de La Vallière, rédigé par M. de Bure, qui avait mis sur la voie. On s’assura que cette vieille pièce, attribuée à un jésuite, sur le nom duquel on n’était pas d’accord, avait un fond commun avec la pièce nouvelle, et qu’il se trouvait même quelques vers exactement semblables dans les deux ouvrages, de telle sorte que le simple hasard n’avait pu produire cette rencontre. Il arriva bientôt comme dans la fable : le nombre de ces vers qu’on disait les mêmes dans les deux pièces, variait et grossissait en passant de bouche en bouche ; quelques-uns disaient cent et même davantage ; mais n’importe le nombre. Quoi donc ? M. Étienne, qui avait déjà donné trois éditions de sa pièce sans préface et sans un mot d’avertissement, avait-il eu, pour la composer, quelque secours particulier dont il ne s’était pas vanté ? On juge que, le champ une fois ouvert aux conjectures, la malignité, l’envie, ou ce simple plaisir si naturel à tout homme de prendre son prochain en faute, se mirent de la partie et s’y jouèrent en tous sens.
M. Étienne, assez discret de sa nature et aimant assez à éluder les difficultés plutôt qu’à les affronter, garda le silence tant qu’il put. Il y eut un moment pourtant où il dut parler ; il écrivit dans les journaux, à la date du 5 décembre 1811, une lettre qui commence par ces mots :
Je viens d’apprendre qu’on a trouvé, il y a quelques jours, une comédie manuscrite d’un jésuite, ayant pour titre : Onaxa, ou Les Deux Gendres dupés. Je suis bien aise d’être le premier à publier cette nouvelle. Le sujet des Deux Gendres est pris dans une anecdote très ancienne ; c’est celui qu’a traité Piron (dans Les Fils ingrats), et je ne serais pas surpris qu’un jésuite s’en fût emparé…
M. Étienne, en écorchant ainsi le nom de Conaxa
dont il faisait Onaxa, marquait assez qu’il n’avait nulle
connaissance de cette ancienne pièce, ou du moins du manuscrit ainsi intitulé,
et il en provoquait hardiment la confrontation avec son propre ouvrage :
« Si quelque héritier ou quelque ami du jésuite voulait même le faire
imprimer, disait-il, je lui indique
l’adresse de
Le Normant et Barba, chez lesquels va paraître ma quatrième
édition. »
Dans une préface qu’il se décida à joindre à cette
quatrième édition mise en vente à quelques jours de là, il entrait dans quelques
explications, et racontait qu’un de ses amis, M. Lebrun-Tossa, lui avait proposé
de traiter ce sujet des Deux Gendres, il y avait six ans, et
lui avait remis « un projet de canevas de pièce en trois
actes »
. Il ajoutait d’ailleurs qu’il avait commencé sa
pièce seul, étant en Pologne, et plaisantait fort ses ennemis qui l’accusaient
de plagiat. La préface était spirituelle, d’un ton leste et dégagé.
Pourtant, au milieu de tout ce qu’il disait de vrai, il y avait un coin de dissimulation et un côté faible. Au moment où il écrivait cette préface, M. Étienne ne paraissait pas soupçonner que ce projet de canevas de pièce que lui avait donné M. Lebrun-Tossa, et dont il parlait aussi négligemment que possible, n’était autre, à très peu près, sauf changement du nom des personnages, que la pièce de Conaxa retrouvée à la Bibliothèque impériale ; il ne croyait pas qu’on pût prendre la mesure exacte du secours qu’il avait reçu, dont il n’avait point parlé jusque-là et dont il ne parlait même alors que le moins possible. Une nature franche aurait de bonne heure coupé court à tout par un libre et fier aveu : la discrétion intéressée, la réticence fine de M. Étienne amena la situation fausse d’où il n’est sorti (j’en demande pardon à tous ses défenseurs officiels) que moyennant quelque légère atteinte.
Ses ennemis, ou plutôt cette foule de malins et de désœuvrés qui s’acharnaient à cette affaire, se réjouirent de le voir donner à demi dans le piège : ils n’eurent plus qu’une occupation, exhumer cette comédie de Conaxa, dont l’auteur était inconnu et qui remontait par sa date à la fin du règne de Louis XIV, la faire imprimer, puis la faire représenter à l’Odéon, afin de mettre, sinon le larcin, du mois la dissimulation dans tout son jour. Cette pièce, en effet, fut représentée au second Théâtre-Français (alors Théâtre de l’Impératrice) le 3 janvier 1812. Pour que rien ne manquât aux agréments de la guerre, ce théâtre était dirigé alors par M. Alexandre Duval, le concurrent vaincu de M. Étienne à l’Institut, et assez jaloux, par position comme par nature, de ses succès. Rien n’était curieux comme la vue de la salle à cette première représentation : le plus vif du spectacle consistait dans les spectateurs :
Il était piquant, dit M. Sauvo dans un judicieux feuilleton du Moniteur (4 janvier), de voir cette attention soutenue, ce passage continuel des mêmes yeux sur deux imprimés différents, ces coups de crayon donnés à tous deux successivement, et surtout ces cris de joie, ces applaudissements immodérés qui se faisaient entendre lorsque certaines situations, certains passages ou même quelques vers paraissaient établir des ressemblances entre l’ancien et le nouvel ouvrage.
Ces vers qui s’étaient fort multipliés dans les récits qu’on faisait au premier moment de la découverte, s’étaient successivement réduits. Quelques jours avant l’impression du manuscrit, il n’y en avait plus que cent de copiés ; le jour de la publication, le chiffre tomba à cinquante ; enfin, vérification faite, il ne s’en trouva qu’une douzaine au plus. C’était assez, avec l’ensemble des circonstances, pour donner explosion à la malice.
Mais l’affaire ne faisait que s’engager, et l’on n’était pas au bout. M. Sauvo,
dans ce même feuilleton du Moniteur, avait dit un mot qui
rejaillissait sur M. Lebrun-Tossa, le même qui avait procuré le fonds de la
pièce, et qui avait dû être, dans le principe, le collaborateur de M. Étienne.
On semblait rejeter sur lui le tort de ces imitations : « M. Étienne,
disait-on dans Le Moniteur, paraît ne pas douter qu’il ne
doive à cette communauté
d’un moment les
imitations qui lui sont reprochées. »
Là-dessus, M. Lebrun-Tossa,
qui jusqu’alors avait été tout à M. Étienne, jusqu’au point de concerter avec
lui les lettres palliatives qu’il fallait écrire pour ramener le public, tourne
brusquement, et, obéissant à des sentiments fort équivoques, lance une brochure
intitulée : Mes révélations. Après avoir raconté comment, dans
un triage de vieux papiers qui se faisait aux Archives de la police, il avait
mis la main sur le manuscrit en question et l’avait sauvé des flammes, puis
l’avait confié à M. Étienne, il entrait dans le vif et divulguait les secrets du
ménage. En un style incorrect, tantôt emphatique et tantôt trivial, et encore à
demi révolutionnaire, point ennuyeux ni fade cependant, il donnait plus d’un
détail médiocrement honorable pour lui-même, mais nullement agréable pour
l’ancien ami devenu son adversaire. M. Étienne, qui venait de perdre en ce
moment sa mère, et qui avait décidément besoin d’une plume pour le défendre,
trouva celle d’Hoffman qui, dans une lettre datée de Passy et insérée dans les
journaux, le 30 janvier 1812, annonça un peu solennellement « qu’il était
temps de terminer le procès qui s’était élevé entre la comédie des Deux Gendres et celle de Conaxa »
, ajoutant qu’il avait en main toutes les pièces
décisives pour trancher le différend. Une quinzaine de jours après
(février 1812), il faisait paraître une brochure intitulée : Fin du
procès des Deux Gendres, ce qui parut une prétention exorbitante à la
foule des spectateurs non encore rassasiés. Les pamphlets lui arrivèrent de
toutes parts : Réponse à M. Hoffman… Vives escarmouches avec
M. Hoffman… Les Gouttes d’Hoffman… M. Lebrun-Tossa, à son tour, donna
le Supplément à mes révélations ; il n’y disait qu’une assez
bonne chose, noyée dans beaucoup d’autres faites pour soulever le dégoût. On n’a
pas oublié que M. Étienne, dans sa préface de la quatrième édition
des Deux Gendres, préface qu’il s’était
empressé depuis de retirer et de supprimer, avait dit de son ancien
collaborateur qu’il en avait reçu « un projet de canevas de
pièce en trois actes »
; M. Lebrun-Tossa insistait sur une
expression si singulière et si évasive, et, à la suite d’un apologue assez
plaisant, il arrivait à cette conclusion que je résume ainsi : « Quoi ? je vous
ai donné trois aunes de bon drap d’Elbeuf, et vous jurez
n’avoir jamais reçu que l’échantillon d’un échantillon de
drap ! »
Ce qu’il y eut, dans ces mois de janvier et de février 1812, de brochures, de pamphlets, de caricatures, de chansons pour et contre M. Étienne à ce sujet des Deux Gendres, ne saurait s’énumérer que dans un catalogue : Lettre d’Alexis Piron à M. Étienne. — Lettre de Nicolas Boileau à M. Étienne. — L’Étiennéide. — La Stéphanéide. — Le Martyre de Saint Étienne… etc. Les journaux que M. Étienne tenait plus directement sous sa dépendance se fermaient à ce bruit extérieur : la presse un peu plus libre de la Galerie-de-bois s’en dédommageait en feuilles légères. À part Hoffman, défenseur en titre, aucun écrivain de nom ne prit part à la querelle proprement dite, du moins ostensiblement. Mais dans les salons, dans les cafés, de Tortoni à l’Athénée, on ne parlait d’autre chose. Si au Palais-Royal on voyait un groupe un peu animé, on était sûr, en approchant, que c’était du grand sujet qu’il était question. La plupart des brochures, est-il besoin de le dire ? étaient contre. On harcelait l’homme heureux et en crédit, qu’on avait pris en demi-faute. C’était pour beaucoup une manière indirecte de fronder le gouvernement dont M. Étienne était l’agent et le favori. Il y avait une petite intention de mazarinades sous cet appareil d’émotion littéraire. Quelques-uns de ces écrits, pourtant, témoignent de l’impartialité et du bon sens. La conclusion finale est que, littérairement parlant, M. Étienne a eu tout droit d’imiter comme il l’a fait, mais que, moralement, il a eu tort de dissimuler son procédé avec tant de discrétion, et presque de le nier.
La pièce de Conaxa, prise d’un sujet venu du xvie siècle, et même plus ancien peut-être59, est dans la forme une pièce de collège : il n’y a point de rôle de femme, et la gaieté des valets qui y surabonde, les plaisanteries sur le bâton qui y reviennent sans cesse, étaient bien de nature en effet à réjouir des écoliers. Un vieux père, un marchand retiré, Conaxa, s’est dessaisi de tout son bien en faveur de ses gendres, et, malmené par eux, il est réduit au désespoir. Il doit loger tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, et chacun d’eux le rebute ; le voilà dans la rue avec son valet, ne sachant où donner de la tête, ne voulant plus d’une hospitalité qui est au prix de tant d’avanies, quand un ami sensé lui indique le bon moyen de se faire soigner et respecter : c’est de s’en venir chez lui, de s’y faire apporter, au su et vu de tous, un coffre-fort bien lourd, et d’y compter ses écus d’une façon bien sonnante. Les gendres croiront qu’il a encore du vaillant et reviendront lui faire la cour ; et, lui, il leur fera ses conditions. La pièce n’est que l’historiette mise en vers et en scènes très naturelles, d’un comique un peu bas, mais franc. Le style a de la naïveté, de la verve, parfois de la vigueur, et l’on est même étonné d’abord que M. Étienne n’y ait pas plus emprunté pour la diction. Mais son style, à lui, appartient à ce genre épuré et clarifié de l’Empire qui, à part quelques bons vers qui se détachent, n’a rien de coloré ni de saillant. Les bons vers de Conaxa sentent le Régnier et le ton de la vieille satire : si l’auteur moderne les avait introduits dans son courant limpide, ils y auraient fait tache. La véritable invention de M. Étienne est dans le caractère qu’il a donné aux deux gendres : de l’un, il a fait un vaniteux actif et brillant, un ambitieux politique qui vise au ministère ; de l’autre, un fade et faux philanthrope du moment et dont on peut dire :
Il s’est fait bienfaisant pour être quelque chose ;
grand auteur de brochures, grand orateur de comités, et franc égoïste sous ces beaux semblants de bienfaisance :
Il a poussé si loin l’ardeur philanthropique.Qu’il nourrit tous ses gens de soupe économique.
Et encore (car ce contraste entre la conduite et les écrits est perpétuel et d’un effet sûr) :
Vous y plaignez le sort des nègres de l’Afrique,Et vous ne pouvez pas garder un domestique.
Ces caractères, qui étaient bien dans la coupe du jour et qui sont soutenus jusqu’au bout ; le ressort de la crainte de l’opinion opposé à celui de l’avarice pure ; d’heureuses descriptions, jetées en passant, des dîners du grand ton :
Ceux qui dînent chez moi ne sont pas mes amis ;
une peinture légère des faillites à la mode, qui ne ruinent que les créanciers, et après lesquelles le banquier, s’élançant dans un brillant équipage, dit nonchalamment :
Je vais m’ensevelir au château de ma femme ;
l’intervention bien ménagée de deux femmes, l’une, fille du vieillard, et l’autre, sa petite-fille ; l’habile arrangement et le balancement des scènes ; d’excellents vers comiques, semés sur un fond de dialogue clair, facile et toujours coulant, voilà des mérites qui justifient pleinement le succès et qui mettent hors de doute le talent propre de l’auteur. Maintenant, ce talent était-il de nature à récidiver et à faire preuve d’invention véritable, autant que d’adresse, de facilité élégante, de combinaison et d’habileté ? Je me permets d’en douter, et la suite n’a pas répondu.
Ou plutôt chacun aujourd’hui peut faire la réponse à la question que je pose ainsi : La comédie des Deux Gendres était-elle une fin, le dernier mot d’un talent arrivé à son plus haut terme, ou n’était-ce qu’un point de départ et un premier pas dans la grande carrière ?
« J’attends M. Étienne à sa seconde comédie », disait alors plus d’un bon juge. Cette seconde grande comédie ne vint pas. Ce n’est que la complaisance ou l’esprit de parti qui ont pu vouloir la reconnaître dans L’Intrigante (1813), pièce faible et froide, qui se trouva bien de n’avoir que quelques représentations et d’avoir subi une interruption politique qui la sauva de sa mort naturelle. Deux ou trois bons vers qu’on en cite toujours, ne font pas une pièce. Après ce grand succès des Deux Gendres et l’éclat qui s’en était suivi, M. Étienne, intimidé plutôt que piqué d’honneur et enhardi, rentra insensiblement dans son train facile d’opéras-comiques agréables ou de petites comédies sans conséquence. Il continua d’être heureux dans le second ordre. Bientôt les événements politiques, en venant le frapper, le servirent encore ; ils lui ouvrirent une carrière toute nouvelle, aussi utile et plus sûre, celle de l’opposition dite des quinze ans.
M. Étienne, en 1812, s’était vu tout à coup impopulaire comme homme du pouvoir,
comme instrument du
gouvernement et organe de la
censure officielle : la Restauration le voua à un rôle tout différent. Par sa
radiation injuste de l’Institut après les Cent-Jours, on fit de lui l’homme de
l’opinion, et il profita avec art de ce revirement inattendu : « Il est
des injustices si criantes, disait-il, qu’il y a une certaine douceur à les
subir ; le public vous rend alors bien plus que l’autorité ne vous
ôte. »
Il est vraiment curieux de considérer ce fonds du vieux parti
libéral à sa naissance, de voir quels en furent les premiers fondateurs, et d’où
ils étaient sortis. M. Étienne qui, dans la plupart de ses articles, de ses
préfaces ou de ses notices, à tout propos, fait des appels à la liberté de la
presse, des allusions aux ciseaux des censeurs, avait tenu lui-même sans bruit
ces ciseaux au temps de sa belle jeunesse. C’est à lui que l’un de ces auteurs
de brochures disait en 1812, en parlant du silence imposé aux journaux sur la
dispute de Conaxa :
Rendez-nous, monsieur, la malignité des journaux… rendez-nous leur fiel… Laissez-nous rire d’un sot écrivain ou d’un insolent plagiaire… Je n’exige pas, monsieur, que vous trahissiez vos devoirs, mais n’exigez pas non plus qu’ils oublient les leurs… Rendez aux journaux, je vous le demande en grâce, leur indépendance ; brisez le charme que vous avez étendu sur eux60.
La contradiction du double rôle de M. Étienne est ici frappante. Je n’entrerai pas dans l’examen détaillé de son mérite comme publiciste et écrivain politique : ses lettres écrites dans La Minerve nous le montrent à son avantage, élégant, d’une élégance assez commune et monotone, fin, facile, adroit à trouver les prétextes d’opposition et les thèmes chers au public français ; il n’oubliait de caresser aucun lieu commun national, toutes les fois que cela servait à ses fins ; il savait le joint de chaque préjugé pour y entrer à la rencontre. Le journaliste en lui avait retenu de l’auteur comique bien moins la verve ou la gaieté que l’épigramme. Il avait gardé de son ancien passage au pouvoir une sorte de modération de plume et de discrétion polie jusque dans l’attaque et le dénigrement ; il avait de la tenue. En somme, il n’était pas difficile de sentir que ces hommes faisaient de l’opposition parce que c’était l’opposition qui était alors le pouvoir.
Il représente à merveille dans son groupe, et avec plus de distinction que tout autre, cette bourgeoisie contente d’elle-même, et ne voulant qu’elle ni plus ni moins, ayant du sens, l’instinct des intérêts et des courants d’opinion immédiats, mais sans idées élevées, sans horizon, sans but social hautement placé. Son buste (et je parle ici du marbre, tout en me souvenant de la personne vivante) m’a toujours frappé à la fois par une certaine bonhomie riante de physionomie, par ce qu’il y a de proéminent à la voûte du sourcil, et par la fuite du front. J’y vois observation, finesse, une certaine naïveté qui s’y combine et qui aurait besoin d’être expliquée, et aussi l’absence d’étendue.
Parmi les traits caractéristiques de M. Étienne, il en est un qui est trop remarquable pour n’être pas noté, c’est la distraction. Il était fabuleusement distrait ; j’ai entendu citer, à cet égard, des anecdotes qui sont singulières et pourtant de toute vérité. À un certain dîner où il avait commencé par déclarer qu’il ne mangeait pas de bouilli, on lui en fit manger trois et quatre fois de suite sans qu’il s’en aperçût. À sa campagne de Sorcy près de Void, aux environs de Commercy, on l’a vu quelquefois le matin, en robe de chambre dans son verger au pied d’un arbre, et le soir il y était encore. Ce serait là un beau champ pour entamer un parallèle de lui à La Fontaine ; mais, quoique le bonhomme et M. Étienne eussent encore de commun, vers la fin, beaucoup de négligence, même sur leur personne, je ne saurais me décider à établir ce parallèle. Il y avait dans La Fontaine un idéal de sensibilité, de poésie, de sincérité, de fierté et d’indépendance, je ne sais quelle chose légère et sacrée qui dépasse trop les qualités estimables, mais ordinaires, du metteur en scène de Joconde.
La distraction de M. Étienne ne l’empêcha jamais de saisir l’à-propos et
l’occasion quand elle le vint chercher soit dans les Chambres dont il faisait
partie, soit dans les solennités académiques. Il représentait assez bien ces
jours-là, et trouvait dans sa parole des élégances et des traits qui soutenaient
du moins son ancienne réputation. Il eut cela de piquant dans sa vie d’être reçu
deux fois à l’Académie française. Même avant la fin de la Restauration,
l’injustice dont il avait été frappé fut réparée par une réélection éclatante,
et M. Étienne fit sa rentrée dans la compagnie en prononçant un second discours
de réception le 24 décembre 1829. Il succédait cette fois à M. Auger, son ami,
qui s’était donné la mort dans un accès d’égarement funeste, et il terminait son
discours par ce mot heureux : « Ô triste infirmité de notre nature ! ô
fragilité des raisons les plus fermes comme des plus puissants génies ! Cet
abîme que Pascal voyait sans cesse à ses pieds, M. Auger y
tomba. »
Dans ce discours, prononcé au fort des querelles littéraires et à l’occasion d’un
académicien qui y avait pris part avec zèle et non sans acrimonie, M. Étienne ne
manquait pas de lancer son anathème contre les écrivains alors appelés
romantiques, dont l’un (M. le comte Alfred de Vigny) devait plus tard le
remplacer et le célébrer. Il s’attaquait, au nom de M. Auger, à ces
« novateurs rétrogrades qui, voulant écrire mieux que
Racine, n’écrivent pas autrement que Ronsard, et pour lesquels on dirait que
Malherbe n’est pas venu »
.
M. Étienne, avec tout son esprit, ne savait pas que lui-même était loin d’écrire en vers comme Racine. Une fois, dans une comédie en vers, Racine et Cavois, il s’est avisé d’introduire le grand poète en personne et de vouloir le faire parler, ce qui est plus scabreux que de faire parler Brueys ou Palaprat. Le langage qu’il lui prête, ainsi qu’au spirituel courtisan son interlocuteur, est incroyable de faiblesse et d’anachronisme. Racine, par exemple, y dit à Cavois :
On le voit aisément, vous vivez à la Cour,Où la grâce et l’esprit ont fixé leur séjour ;Vous nous en retracez l’exquise politesse,Et cet art de louer avec délicatesse.
Et en un autre endroit, parlant de Louis XIV, Racine encore dira :
Ah ! de ravissement, moi, je suis transporté !De tous mes déplaisirs ce moment me console :Le roi m’a plusieurs fois adressé la parole.
Et Cavois répond :
Je n’en suis pas surpris, il aime les beaux-arts ;Un homme tel que vous doit fixer ses regards :Sous ce rapport du moins il prouve qu’il est juste.
Allons ! allons ! si les uns en style remontaient plus haut que Malherbe, il est bien clair que les autres descendaient quelquefois plus bas que Campistron.
Généralement bon, facile de caractère et obligeant dans le cours habituel de la
vie, M. Étienne était passionné et impossible à ramener dans ses antipathies
littéraires : c’était sa religion. Une des grandes douleurs de la fin de sa vie,
après la perte du Constitutionnel qui échappa de ses mains, ce
fut de sentir l’arrivée à l’Académie d’une génération littéraire qui, pourtant,
l’avait toujours personnellement excepté et ménagé. « Quel malheur d’être
loué par un ennemi ! »
disait-il.
On s’était accoutumé, par une sorte de déférence et de bonne grâce bien naturelle en France, à rattacher M. Étienne, l’auteur comique applaudi, à tout ce qui concernait la renommée et la mémoire de Molière. Quand il s’agissait de faire une notice sur le Tartuffe, c’était à lui le premier qu’on s’adressait ; quand il s’agissait d’élever une statue en l’honneur de Molière, c’était lui que la Chambre des pairs (dont il faisait partie dans les dernières années) chargeait du rapport ; c’était lui encore que l’Académie française, dont Molière n’était pas, chargeait du discours de réparation et d’hommage pour la cérémonie d’inauguration. Les paroles qu’il prononça à cette occasion le 15 janvier 1844 devant le public, par une journée glaciale et en pleine rue Richelieu, furent son dernier succès. À le voir, la tête haute et si bien conservé, rien n’annonçait sa fin prochaine. Il mourut un an après (13 mars 1845).
Quand on vous parle du littérateur de l’Empire dans sa perfection et dans sa justesse, ne pensez ni à Fontanes qui date de plus loin, ni à Andrieux qui a également ses racines au-delà, ni à Lemercier déjà célèbre sous le Directoire, ni à Delille qui a débuté avec éclat sous Louis XV : pensez à M. Étienne, né aux lettres avec le Consulat, éclos à la faveur au temps du camp de Boulogne, arrivant à son plein triomphe, tout jeune encore, à l’heure de l’apogée extrême de l’Empire. Pensez à cette querelle soudaine des Deux Gendres et de Conaxa, à cette grande sédition littéraire qui s’en prend sous une forme futile au protégé des ducs de Bassano et de Rovigo, et qui marque par une guerre digne du Lutrin la dernière saison paisible et brillante de l’immortelle époque : l’hiver qui suivit, au lieu des bulletins de Conaxa, on avait ceux de la Grande Armée et de la retraite de Moscou. Songez aussi à cette seconde partie de la vie de M. Étienne, à ce libéralisme politique de la Restauration, dont il devint le champion le plus vulgairement distingué et l’un des plus populaires ; considérez la transformation habile et concertée, et ne vous en étonnez pas : mais, si quelqu’un rapprochait d’un peu trop près le nom de Molière et celui de M. Étienne, contentez-vous de demander ce qu’aurait dit Molière s’il avait vu ce changement de comédie, et les mêmes hommes dans les deux rôles, administrant l’esprit public sous l’Empire, refaisant et remuant l’opinion publique sous la Restauration, et y trouvant toujours leur compte. Dans tout ce qu’il a dit sur Molière, M. Étienne n’a jamais songé à ce point de vue, et ç’a été de sa part une distraction.