Histoire de la Restauration, par M. de Lamartine.
(Les
deux premiers volumes. — Pagnerre.)
« Nous sommes comme les rivières, qui
conservent leur nom, mais dont les eaux changent toujours. »
C’est
le grand Frédéric qui écrivait cela à d’Alembert, pour lui exprimer le
changement qu’opère le temps dans les sentiments et dans les pensées de chaque
individu. Si jamais l’âme de l’homme a pu être comparée à un courant d’eau
changeant et rapide, c’est assurément de nos jours : les grands poètes de notre
âge, en particulier, sont de grands fleuves, et M. de Lamartine est le plus
large et le plus beau de tous. Que de rivages il a déjà réfléchis !
« Je dépasse à peine le milieu de la vie, dit-il dans le préambule de son
Histoire, et j’ai vécu déjà sous dix dominations, ou
sous dix gouvernements différents en France. »
Et il énumère tous
les gouvernements qui se sont succédés depuis soixante ans, à commencer par
Louis XVI. Mais, dès cette première phrase de M. de Lamartine, j’ai vu des
personnes se demander ce que l’historien entendait par le milieu de
la vie, et si, en effet,
nous en étions
encore à mesurer l’espace de nos jours et le nombre des soleils qui nous sont
accordés, comme on le faisait au temps des patriarches. Il est impertinent de
parler d’âge et de date à une femme, mais il est permis d’exiger ce compte exact
de l’historien : la chronologie, avec la géographie, est un des yeux de
l’histoire. Or, ce n’est certainement qu’au moyen d’une licence poétique que
M. de Lamartine peut venir se représenter à nous, dès le début, sous ces traits
d’une chronologie complaisante et adoucie. Lui, historien de la Restauration, il
ne saurait dire, par exemple, de Louis XVIII en 1814, ou de M. de Talleyrand,
qu’il appelle à cette même date un vieux diplomate, qu’ils avaient à peine
dépassé le milieu de la vie. Eh bien ! M. de Lamartine aujourd’hui, si je ne me
trompe, a pour le moins l’âge qu’avaient en 1814 Louis XVIII et
M. de Talleyrand. Je n’insiste sur cette phrase de début, qui a frappé beaucoup
de personnes, que pour montrer qu’on ne saurait raisonnablement attendre de
l’historien-poète un grand scrupule d’exactitude sur ces points de détail et
d’humble réalité. Quand la réalité le gêne, il la plie légèrement au besoin de
la phrase et de l’harmonie. Pour moi, dans ces deux volumes que je viens de lire
avec plaisir et entraînement, je sais bien que je n’ai jamais trouvé une seule
date ni en marge ni dans le texte.
Qu’importe ? les deux volumes intéressent, et le sujet, à bien des égards, convient à M. de Lamartine. Il lui convient beaucoup mieux que celui de sa première Histoire des Girondins. Cette Histoire des Girondins, qui a si fatalement réussi, était un grand piège que le poète se tendait à lui-même avant de le tendre aux autres. En effet, M. de Lamartine, avec son talent idéal, avec son optimisme à la fois naturel et calculé, quand il serait propre à être historien, l’était-il à être l’historien de la Révolution française en particulier ? Tout cet azur, ces flots de lumière et de couleur, ces fonds d’or et bleu de ciel, qui étaient habituels à sa poésie, et qu’il transporte, en les voilant à peine, dans sa prose, pouvaient-ils se mêler impunément à des tableaux tels que ceux qu’il avait à offrir ? Je sais que M. de Lamartine a bien des cordes à sa lyre, qu’il n’a pas seulement la corde voluptueuse et amollie. Dans une belle pièce de ses secondes Méditations, qui a pour titre Les Préludes, il se montre à nous sous quatre ou cinq aspects différents, tour à tour nonchalant, rêveur, puis amoureux des tempêtes, puis emporté dans les combats, puis rentrant dans son Arcadie au son de la flûte du pasteur. M. de Lamartine, comme tous les grands poètes, a plusieurs âmes, il a dit même quelque part qu’il en avait sept (le nombre n’y fait rien) ; et certes il a prouvé, en des heures fameuses, que l’énergie, la force, une soudaine vigueur héroïque qui se confond dans un éclair d’éloquence, ne lui sont pas étrangères. Mais enfin il a beau faire et se vouloir métamorphoser, les tons dominants et primitifs chez lui sont encore des tons d’éclat, d’harmonie et de lumière. Or, la seule application d’un talent de cet ordre et de cette qualité à un tel sujet, à ces natures hideuses et à ces tableaux livides de la Révolution, était déjà une première cause d’illusion et de séduction insensible, un premier mensonge. Aussi, voyez ce qu’il a fait : il en a dissimulé l’horreur, il y a mis le prestige. Il y a glissé un coin de cette lune du cap Misène qu’il tient toujours en réserve au bord d’un nuage, et qui embellit tout ce qu’elle touche. À travers ce sang et cette boue, il a jeté des restes de voie lactée et d’arc-en-ciel. Sa couleur ment. Même en forçant et en gâtant sa manière, il n’a pas atteint à la réalité de ce qu’il voulait peindre, ou il l’a dépassée. Au lieu d’une horreur sérieuse et profonde, il n’a produit par ses descriptions, comme dans un roman, qu’un genre d’impression presque nerveuse. Je me demandais, en voyant cet effet de la lecture des Girondins surtout chez les femmes, si c’est là l’effet que doit produire l’histoire. Je ne dirai pas que cet ouvrage des Girondins émeut, mais il émotionne : mauvais mot, mauvaise chose.
Je laisse, on le voit, de côté le but politique, l’intention calculée peut-être, et je ne m’en prends qu’à ce qui est de la couleur littéraire presque inévitable et involontaire chez un talent du genre de celui de M. de Lamartine. On lui a reproché ses indulgences soudaines et ses complaisances de pinceau pour Robespierre et pour d’autres monstres. Quant à moi, au milieu de toutes les preuves de talent, de génie naturel, d’esprit même et de sagacité que donne M. de Lamartine dans les pages flottantes et dans les fresques inachevées de ses Histoires, je m’attendrai toujours à toutes les distractions et à tous les lapsus de pinceau de la part de quelqu’un qui, ayant à parler de Camille Desmoulins pour son Vieux Cordelier, a trouvé moyen de le comparer à Fénelon. Oui, M. de Lamartine a comparé un jour Camille Desmoulins à Fénelon ; étonnez-vous après cela chez lui d’une erreur de tact et d’un hasard de touche !
Heureusement, dans l’Histoire de la Restauration il a affaire, je ne dirai pas à des souvenirs plus présents, car il se souvient peu et il a la mémoire docile à son imagination, mais il a affaire à de plus honnêtes gens, à des personnages plus dignes en général de ses couleurs. Il les a vus, il les a pratiqués, il les juge aujourd’hui, après avoir été des leurs, et il lui en reste quelque chose. Sa finesse d’observation souvent s’y mêlera et corrigera les inadvertances de pinceau. Son Histoire des Girondins avait choqué bien des gens de l’ancienne connaissance de M. de Lamartine, comme une défection et comme une séduction encourageante et funeste. Dans son Histoire de la Restauration, M. de Lamartine revient aux premières scènes de sa jeunesse, et, bien qu’il y revienne avec un complet dégagement de vues, il saura en ressaisir suffisamment les émotions et le ton : il les embellira même peut-être ; mais, qu’il se montre plus ou moins indulgent ou sévère, il ne saurait ici être dangereux. Enfin, quoi qu’il fasse (pour parler comme au xviie siècle), il y aura en lui cette fois bien des restes de l’honnête homme.
Les deux volumes actuellement publiés le prouvent déjà. Ces volumes, je le répète, sont intéressants, bien que remplis de défauts, de négligences et de licences de composition. Je les parcourrai rapidement, moins en juge qu’en lecteur empressé, à la fois séduit et résistant, et qui, pour contrôler ces pages faciles, n’a guère eu recours qu’à ses propres souvenirs.
M. de Lamartine suit dans cette Histoire la division par livres, et les livres sont divisés eux-mêmes, non par chapitres (ce mot est trop vulgaire), mais par chiffres, par nombres, par ces espèces de couplets épiques qui sont si à la mode aujourd’hui. J’aime peu, je l’avoue, dans l’histoire grave ce mode de division et de coupe ; c’est ce que j’appelle de l’histoire par strophes, c’est une gageure perpétuelle d’être éloquent et de dramatiser le récit. L’histoire, dans sa gravité simple et dans le cours naturel de sa marche, doit moins se poser cette nécessité continue ; elle ne doit pas, presque à chaque page, recommencer à s’élancer avec le geste d’un Pindare ou d’un tribun.
L’Histoire de la Restauration commence par être une histoire de la fin de l’Empire. Le Napoléon des dernières années y est parfois avec des traits où M. de Lamartine a combiné son style nouveau et quelque chose de ses anciennes préventions ; il a retraduit dans sa manière moderne son ancienne poésie. Le Bonaparte des secondes Méditations y réapparaît le même sous une autre forme et commenté par l’histoire. Mais, dans ce portrait du Napoléon de 1812, M. de Lamartine s’est trop abandonné à son nouveau style de prose, dans lequel il entre plus de Balzac que de Tacite, je parle de Balzac le romancier :
L’Empire l’avait vieilli avant le temps, dit l’historien : l’ambition satisfaite, l’orgueil assouvi, les délices des palais, la table exquise, la couche molle, les épouses jeunes, les maîtresses complaisantes, les longues veilles, les insomnies partagées entre le travail et les fêtes, l’habitude du cheval qui épaissit le corps (tout ceci joue le Tacite), avaient alourdi ses membres et amolli ses sens. Une obésité précoce le chargeait de chair. Ses joues, autrefois veinées de muscles et creusées par la consomption du génie, étaient pleines, larges, débordaient comme celles d’Othon dans les médailles romaines de l’Empire. Une teinte de bile mêlée au sang jaunissait la peau, et donnait de loin comme un vernis d’or pâle au visage. Ses lèvres avaient toujours leur arc attique et leur grâce ferme, passant aisément du sourire à la menace. Son menton solide et osseux portait bien la base des traits. Son nez n’était qu’une ligne mince et transparente. La pâleur des joues donnait plus d’éclat au bleu des yeux. Son regard était profond, mobile comme une gamme sans repos, comme une inquiétude. Son front semblait s’être élargi sous la nudité de ses cheveux noirs effilés à demi tombés sous la moiteur d’une pensée continue. (Ici le Tacite a fait place au Balzac.) On eût dit que sa tête, naturellement petite, s’était agrandie pour laisser plus librement rouler entre ses tempes les rouages et les combinaisons d’une âme dont chaque pensée était un empire. La carte du Globe semblait s’être incrustée sur la mappemonde de cette tête. Mais elle commençait de s’affaisser.
Comment aurais-je confiance en un pareil portrait, quand je vois à ce point percer le rhéteur, l’écrivain amoureux de la métaphore et du redoublement ? Ce n’est pas là un portrait, c’est une charge du Napoléon de 1812.
Tout en regard, pour montrer à nu le procédé, je mettrai le portrait de
Louis XVIII, que M. de Lamartine nous donne au second volume. Après l’avoir
peint dans son costume ordinaire, avec ses bottes de velours, son habit de drap
bleu, et avoir décrit ainsi sa tête : « Sa chevelure, artistement relevée
et contournée par le fer des coiffeurs sur les tempes, se
renfermait derrière la nuque dans un ruban de soie noire flottant sur
son collet »
(ce qui, sans périphrase, veut dire qu’il
avait une queue) ; après avoir ajouté, en parlant toujours de
sa tête : « Elle était poudrée à blanc à la mode de nos pères, et cachait ainsi la blancheur de l’âge sous la neige artificielle
de la toilette »
, le peintre en vient au caractère de la
personne et au visage :
On eût dit que le temps, l’exil, les fatigues, les infirmités, l’obésité lourde de sa nature, ne s’étaient attachés aux pieds et au tronc que pour faire mieux ressortir l’éternelle et vigoureuse jeunesse du visage. On ne pouvait se lasser de l’admirer en l’étudiant. Le front élevé était un peu trop incliné en arrière comme une muraille qui s’affaisse, mais la lumière y jouait comme l’intelligence dans un espace large et bombé. Les yeux grands, bleu de ciel, d’une coupe d’orbite ovale aux angles et relevée au sommet, lumineux, étincelants, humides, avaient de la franchise… Le coloris sain et la fraîcheur vive de l’adolescence teignaient le visage.
Tout le portrait de Louis XVIIl est ainsi traité avec cette exagération et cette charge dans un autre sens, cette charge en beau. Pour que l’un et l’autre portraits fussent vrais et réellement ressemblants, on pourrait sans doute en garder bien des traits, et il suffirait presque toujours de réduire ; mais c’est cette réduction précisément dont M. de Lamartine s’est bien gardé, et qui est contraire à sa présente manière, dont le procédé est de tout amplifier, de tout pousser à l’excès et à l’effet.
En lisant ces pages de M. de Lamartine et en trouvant
à chaque instant des expressions heureuses, larges, élevées et même fines (car
il y a du fin et du spirituel proprement dit chez lui bien plus qu’on ne le
croirait, il y a même de la malice en quelques endroits), on éprouve un vif
regret : c’est que la rhétorique, l’habitude et le besoin d’étendre, de forcer
et de délayer, le conduisent à compromettre ces pensées et ces touches
excellentes : « Depuis deux ans, dit-il de Napoléon, son retour à Paris,
autrefois triomphal, était soudain, nocturne, triste. Il arrivait sans être
attendu, comme s’il eût voulu surprendre ou devancer une
révolution. »
Voilà de l’excellent style d’histoire. Tout à côté,
voulant peindre M. de Metternich dans une négociation :
« M. de Metternich était sincère, dit l’historien, car il était
intéressé. »
Voilà encore de l’excellent style d’observation et de
portrait. Il ne manque à toutes ces parties si fréquentes chez M. de Lamartine,
et qui sont la rencontre et la fortune perpétuelle de sa plume, il ne leur
manque, pour paraître vraiment belles, que d’être portées sur une trame solide
et bien construite, sur une trame étudiée, travaillée et sévère. Dans un style
ordinaire, réfléchi et raisonnable, que de pensées ainsi resteraient grandes ou
charmantes ! Mais ce qui est à côté les trahit, et ne les montre que comme
d’heureux hasards ou comme des jeux d’une rhétorique supérieure. Le manque de
soin se révèle à chaque instant. Parlant de Napoléon avec rigueur, et en ceci,
je crois, avec une souveraine injustice, il dira : « Il y avait un
arrière-souvenir de la Terreur de 1793 dans le gouvernement de cet homme,
qui avait vécu, grandi et pratiqué les hommes de ce
temps. »
M. de Lamartine a dû méditer cette pensée avant de
l’écrire, mais il n’a certainement pas relu sa phrase, car le style en est
grammaticalement impossible.
M. de Lamartine, dès son premier livre, a de beaux
portraits : il rencontre M. Lainé, le premier qui osa élever une parole de
résistance légale et de liberté au déclin de l’Empire. M. de Lamartine se
retrouve ici en plein dans cette compagnie d’honnêtes gens dont j’ai parlé : il
doit aimer particulièrement M. Lainé : c’était lui, sous la Restauration, qu’il
ambitionnait de suivre, au temps de cette politique noble encore, élevée,
royaliste et assez indépendante, d’une inspiration généreuse et sentimentale.
M. Lainé est en général très bien peint par M. de Lamartine, sauf un point qui
me semble accusé d’une manière bien absolue : « Il n’était point du parti
des Bourbons, nous dit M. de Lamartine de M. Lainé en 1814, il était
républicain de nature et d’inclination. La raison seule le fit
plus tard servir des rois. »
Je laisse à ceux qui ont connu
M. Lainé dans sa maturité le soin d’apprécier ce coin de son caractère ; mais je
crains qu’en faisant de lui un républicain in petto,
M. de Lamartine ne se souvienne trop qu’il avait pris au début M. Lainé pour
modèle, et qu’il ne veuille faire après coup de M. Lainé un Lamartine en germe
et auquel il n’a manqué que le temps pour se développer. Quand M. de Lamartine
rencontre ainsi de ces personnages politiques qu’il affectionne et qu’il aime,
qu’ils s’appellent Vergniaud, Mirabeau ou M. Lainé, il est sujet, sans s’en
apercevoir, à projeter un peu de sa propre figure dans la leur, à se profiler
légèrement en eux pour ainsi dire. Il y a bien de ces profils de Jocelyn dans
ses Histoires.
Raynouard, Cambacérès, Barbé-Marbois, Fontanes, sont peints en passant, et dans
tous ces portraits il y a des parties supérieurement traitées, même des détails
fins et charmants. Pourtant il s’y glisse de l’à-peu-près
comme dans tout ce que fait M. de Lamartine. Barbé-Marbois,
qu’on a appelé un roseau peint en fer, n’était pas un
vieillard
hardi
. Raynouard, assez inculte de
forme et d’écorce, n’était pas aussi
sauvage
que le fait M. de Lamartine. Le mot de
médiocre
appliqué à Fontanes poète est injuste, et il l’est doublement de la part de
M. de Lamartine, qui semble en ceci se venger des sévérités de Fontanes, son
précurseur. M. de Lamartine est un grand poète, Fontanes n’était qu’un poète distingué ; c’est le mot que M. de Lamartine aurait dû trouver
s’il cherchait tant soit peu ses mots, et si sa plume n’était pas à la merci du
premier qu’elle rencontre. Cambacérès est représenté finement et gaiement, d’une
façon tout à fait spirituelle et amusante : le seul nom d’Alcibiade, qui lui est appliqué, est de trop. Mais c’est à la peinture
des situations générales plutôt encore qu’à celle des individus qu’il faut
attendre M. de Lamartine. Ses livres d’histoire ne sont et ne seront jamais que
de vastes et spacieux à-peu-près où circule par endroits
l’esprit général des choses, où vont et viennent ces grands courants de
l’atmosphère que sentent à l’avance, en battant des ailes, les oiseaux
voyageurs, et que sentent également les poètes, ces oiseaux voyageurs aussi.
Avant d’en venir à nous rendre l’esprit des premières scènes de la Restauration, M. de Lamartine s’est engagé dans le récit de la campagne de 1814. Il y est long, il est peu lumineux par le manque de dates et de descriptions géographiques précises ; il est sévère plus qu’on ne le voudrait. On s’étonne de le voir refaire le plan de campagne de Napoléon, lui en dicter un autre, regretter qu’il ne l’ait pas suivi, et rabaisser, autant qu’il est en lui, les miracles de cette fin glorieuse. En paraissant marchander, chicaner avec cette obstination la louange et la sympathie au conquérant redevenu l’héroïque soldat de la patrie, il nous oblige à nous souvenir qu’il était de ceux qui avaient âge d’homme alors, qu’il avait près de vingt-quatre ans en 1814, et qu’il ne fut pas de ces soldats improvisés que le sentiment national souleva, et qu’enfanta la terre natale autour de ce drapeau dont il a depuis préservé les couleurs.
D’ailleurs, la nature supérieure et d’elle-même généreuse de M. de Lamartine se
fait jour dans l’impartialité de quelques appréciations : il rend à Marmont, duc
de Raguse, la justice qui lui est due pour sa défense de Paris, et il le lave du
reproche de trahison en déterminant la part d’erreur et de faiblesse, commune
alors à bien d’autres moins accusés. Quand arrive l’heure de la Restauration,
M. de Lamartine pourtant ne peut s’empêcher de redevenir l’homme de 1814, et de
saluer l’ère véritable de laquelle il date et où il a reçu, lui et nous tous, le
baptême de l’esprit : « Le règne des épées finissait, dit-il, celui des
idées allait commencer. »
Les hommes politiques encore existants qui ont vu de près ces grandes choses de 1814, l’arrivée des Alliés devant Paris, les négociations d’où sortit le rétablissement des Bourbons, et qui ont assisté ou qui ont été immiscés à quelque degré à ces conseils des souverains, en laisseront sans doute des récits dignes de foi et circonstanciés ; ces hommes trouveront immanquablement à redire en bien des points aux vastes exposés de M. de Lamartine. Mais, en ne s’attachant qu’à l’ensemble des faits et des tableaux, il semble qu’il les a présentés sous un jour assez fidèle. Pour les détails et pour le canevas de la narration, il a continuellement emprunté au récit de deux historiens qui l’ont précédé, et qui ont fait des recherches plus exactes et plus positives qu’il n’est accoutumé à en faire. M. de Vaulabelle dans le sens purement libéral, M. Lubis dans le sens royaliste, ont raconté avant M. de Lamartine ces grands événements ; et il est curieux de voir comme celui-ci, qui le reconnaît du reste hautement, profite de tous deux, les unit, les entrelace, les combine en les traduisant dans sa langue et en les recouvrant de sa couleur. Il jette à travers le tout un souffle d’éloquence et d’intelligence poétique qui est bien à lui.
Quant à ce qui est de l’Histoire de M. Lubis, j’ai toutefois sous les yeux une preuve trop précise de l’usage que M. de Lamartine en a fait pour ne pas en dire quelque chose, d’autant plus que cela éclaire tout le procédé historique de M. de Lamartine, et nous explique le secret de cette rapidité qui, dans un genre d’étude compliquée et sévère, est si faite pour étonner.
M. Lubis a publié, en 1837 et dans les années suivantes, une Histoire de la Restauration, préparée avec soin et qui n’est pas une compilation, mais une composition étudiée et faite d’après les sources. L’exemplaire du livre de M. Lubis, appartenant à la Bibliothèque nationale, a été prêté à M. de Lamartine, lequel a jugé à propos d’y marquer d’un trait de plume (pour plus de brièveté) les passages qu’il avait à y emprunter : j’ai entre les mains cet exemplaire avec ces passages indiqués, et le mot fin ou finir là écrit de la main du rapide historien. L’exemplaire va devenir précieux pour la Bibliothèque nationale, et à moi-même il m’a été très utile pour m’initier au secret de composition historique de M. de Lamartine. Voici ce qui en résulte :
Pour toute la partie positive et les textes des pièces politiques que d’ordinaire
les historiens vont chercher dans les sources mêmes, qu’ils empruntent au Moniteur ou aux diverses publications, et dont ils ne font des
extraits qu’après avoir lu le tout, M. de Lamartine s’est contenté de prendre
ces extraits purement et simplement, tels qu’ils ont déjà été faits par
M. Lubis, sans y
mettre un mot de plus ni de moins et
sans les contrôler. Quand il a eu à citer les proclamations du gouvernement
provisoire (t. I, p. 257), les observations de M. de Villèle aux députés de
Toulouse (t. II, p. 320), certain mémoire attribué à Fouché (t. II, p. 298), le
Mémoire de Carnot au roi (t. II, p. 438) ; quand il a
voulu analyser les premiers débats législatifs, citer le discours de l’abbé de
Montesquiou dans la loi sur la presse (t. II, p. 348), ceux de MM. Ferrand,
Bédoch, Lainé et du maréchal Macdonald, dans la discussion sur les biens
d’émigrés (t. II, p. 359-370), M. de Lamartine a purement mis à contribution
M. Lubis, commençant où il commence, s’interrompant où il s’interrompt,
s’arrêtant où il finit52. Seulement là où celui-ci dira simplement, à propos d’un noble
discours de M. Lainé, président de la Chambre, sur les biens d’émigrés :
« M. Lainé quitta le fauteuil, et, pour la première
fois depuis l’ouverture de la session, parut à la tribune »
;
M. de Lamartine dira plus magnifiquement : « M. Lainé, soulevé de son siège de président par l’émotion de l’honnête
homme, parut à la tribune… »
D’autres fois pourtant, l’éloquent
historien de seconde main est moins heureux, et, voulant citer d’après M. Lubis
un extrait du Mémoire de Carnot au roi (t. II, p. 438), il se
trompe, ou plutôt son copiste se trompe dans la transcription, et il nous donne
comme faisant partie du texte de Carnot deux ou trois phrases que M. Lubis
n’avait données qu’à titre d’analyse. Mais ce sont là des bagatelles : ce qui
reste important et clair, c’est le procédé général expéditif de composition.
Il est tel, que je pourrais à l’avance indiquer
certaines pages de M. Lubis qui se trouveront dans les volumes non encore
publiés de M. de Lamartine, car les mêmes indications à l’encre annoncent
qu’elles ont dû être transcrites comme les précédentes.
En lisant avec soin les premiers volumes de M. de Vaulabelle, on trouverait également l’usage qu’en a fait M. de Lamartine : et, par exemple, en peignant le départ de Louis XVIII de Hartwell pour la France et son entrée solennelle à Londres (t. II, p. 255), il a entremêlé les indications positives et moins favorables données par M. de Vaulabelle (telle que la réponse de Louis XVIII au prince-régent) avec les autres impressions toutes royalistes de M. Lubis. Mais sur tout cela il peut dire qu’il a jeté sa poudre d’or et versé son torrent de couleurs.
Quand il jetait sa poudre d’or et ses teintes azurées sur les documents de l’Histoire parlementaire de la Révolution de MM. Buchez et Roux, M. de Lamartine faisait un contresens et presque un crime historique. Ici, en épanchant les trésors de sa palette sur ces premières scènes de la Restauration, il est sans inconvénient et dans l’ordre des émotions permises.
Une simple indication, fournie par les historiens ses devanciers, devient sous sa plume prestigieuse la matière et le thème du plus magnifique tableau. M. Lubis, racontant la traversée de Louis XVIII de Douvres à Calais, avait dit en peu de lignes :
La traversée fut rapide. Louis XVIII revoyait la terre de France ; les acclamations de son peuple arrivaient jusqu’à lui. Bientôt il peut saluer ce peuple qui l’appelle. Placé sur le devant du navire, il lui tend les bras, et mille cris de joie ont répondu à ce signe de tendresse.
M. de Lamartine ne s’en tient pas là, et ne voit dans ce peu de lignes qu’un motif à une composition pittoresque qui occupe chez lui deux ou trois belles pages :
Debout sur la proue élevée du vaisseau, appuyé sur les fidèles compagnons de sa proscription, entouré de la France nouvelle qui s’était portée à sa rencontre, il tendait les bras au rivage et les refermait sur son cœur, en élevant ses regards au ciel comme pour embrasser sa patrie. Il montrait à ses côtés Mme la duchesse d’Angoulême, etc., etc.
On voit le groupe. C’est ainsi que les choses ont dû se passer, ou peu s’en faut, et que M. de Lamartine les recompose pour leur faire rendre tout leur effet aux yeux des générations nouvelles. Il mêle à ces tableaux des réflexions rapides, des vues morales ou politiques, souvent judicieuses et profondes. Ainsi, dans ce premier retour de Louis XVIII, dans ce voyage de Calais à Compiègne, il montre le pays oubliant volontiers ses droits au milieu de l’attendrissement, et se donnant tout entier, tandis que les politiques à Paris stipulent et marchandent encore :
Il (Louis XVIII) sentit, au tressaillement universel et spontané de sa patrie, qu’il était maître de ce peuple, et qu’on ne lui marchanderait pas sérieusement le règne à Paris. Il était évident pour lui et pour tous que si le pays confiant et versatile eût été seul en face de son roi, le roi aurait dicté arbitrairement et sans obstacle les conditions du nouveau pacte entre le trône et le pays ; l’empereur Alexandre stipulait pour la liberté plus que la liberté, à ce moment, ne stipulait pour elle-même.
Ce sont là de belles et justes pensées, admirablement exprimées. Et
lorsqu’il a dépeint la première entrée des troupes alliées dans Paris le
31 mars 1814, M. de Lamartine, montrant la curiosité succédant à la douleur à
mesure qu’on avançait dans les quartiers brillants et le long des boulevards,
avait dit : « Tout est spectacle pour une telle ville, même sa propre
humiliation. »
Quand on a écrit et pensé de telles paroles, on
devrait être guéri, ce semble, du rôle de tribun, d’orateur populaire et
ambitieux.
La seule partie supérieure des Histoires de M. de Lamartine, et qu’il serait injuste d’y méconnaître au milieu de tout ce qu’on y rencontre d’inexact et de défectueux, c’est le sentiment vif des situations générales, l’esprit en quelque sorte des grandes journées et des foules, cet esprit que le poète encore plus que l’historien embrasse et qu’il recueille en son âme, avec lequel il se mêle et se confond, et dont il excelle à tracer en paroles émues, et comme en ondes vibrantes et sonores, les courants électriques principaux. La double influence dès le principe, la double inspiration contraire de Louis XVIII et du comte d’Artois sont très bien dessinées par M. de Lamartine. Les premiers tâtonnements du gouvernement royal et les premiers balbutiements du régime de publicité et de discussion sont également saisis et rendus avec une justesse pleine de largeur. Il ne manque à ces pages, pour avoir tout leur prix, que d’être encadrées dans un texte d’histoire ferme, exact, soutenu.
Mais tout est disproportionné : le second volume contient des biographies sans fin de tous les membres de la famille royale, à commencer par Louis XVIII, et à finir par le duc d’Enghien. Tous ces portraits séduisent à première vue, et offrent des traits heureux, des couleurs neuves : mais, en général, ils sont outrés et passent la mesure. Il y a un moment sensible où l’écrivain les poétise et les romance, je ne sais pas un autre mot. Il détaille à l’excès la personne et le physique des gens ; il va jusqu’à poursuivre les moindres reflets aux angles des yeux et au front : on n’a jamais vu tant de choses dans un visage. Si j’avais affaire à un peintre hollandais en M. de Lamartine, je trouverais qu’il va trop loin, mais du moins j’aurais confiance. Ici, je sens trop que j’ai affaire à une pure luxuriance de pinceau, qui se joue et qui exagère, qui caresse toutes choses et qui les prolonge dans tous les sens. Le portrait de la duchesse d’Angoulême m’a surtout choqué par une fausse expression de charmes et par une prodigalité de coloris qui fait contresens avec le caractère élevé, sévère et presque austère d’une figure si propre à inspirer uniquement le respect. Mme la duchesse d’Angoulême est un de ces personnages consacrés par le malheur, et avec lesquels le pinceau ne doit point se jouer, même pour les flatter. Ce n’est point à un Lawrence de la peindre, c’est à un Holbein ou à un Rembrandt.
J’allais oublier un portrait de l’impératrice Marie-Louise, qui est toute une
réhabilitation et une révélation : elle y est peinte touchante, poétique, une
Tyrolienne sentimentale,
le regard plein de rêves,
d’horizons intérieurs
et mystérieux. C’est à n’y pas
croire. M. de Lamartine a connu Marie-Louise en Italie. J’aurais pourtant besoin
que quelqu’un d’un talent moindre m’assurât que la ressemblance est réelle.
Depuis que j’ai vu M. de Lamartine trouver de la beauté à toutes les femmes et
du talent à tous les hommes de sa connaissance et en comparer quelques-uns à
Horace ou à Phédon, j’ai besoin avec lui de garanties.
Par une irrégularité et un hors-d’œuvre de composition, M. de Lamartine a placé à
la fin de son second volume, c’est-à-dire sous la date de 1814 et avant les
Cent-Jours, un tableau de la littérature, de la poésie, de la philosophie et de
toutes les branches de la pensée, écloses et produites dans le cours de la
Restauration. Ce n’est pourtant que vers 1818 que ces diverses richesses
intellectuelles, qui devaient honorer la période des quinze ans, commencèrent à
se dessiner la plupart dans la personne
de leurs
jeunes représentants. Sous la plume de M. de Lamartine, un tableau des grandeurs
et des beautés littéraires de la Restauration doit être nécessairement
incomplet, puisque lui-même y manque, puisqu’il ne peut s’y assigner la place
qu’il mérite, c’est-à-dire l’une des premières, et proclamer qu’entre les
influences d’alors, il a exercé la plus pénétrante assurément, la plus vive et
la plus chère, la plus sympathique de toutes. Dans ce tableau rapide, où il fait
preuve de générosité et de bienveillance comme toujours, et où il a introduit
aussi plus d’une spirituelle finesse, M. de Lamartine a commis quelques petites
confusions et quelques mélanges qui montrent que l’esprit critique, chez lui, a
encore des progrès à faire, même sur les sujets qui, ce semble, lui devraient
être le plus connus. Mme de Staël et Chateaubriand y sont
largement appréciés, et ce dernier avec une fermeté inaccoutumée. Mais je
m’étonne d’y voir M. de Bonald célébré comme caractère, quand
cet honnête homme était, en général, très asservi aux circonstances domestiques,
qui en firent, en plus d’un cas, un instrument de pouvoir, sincère, mais non pas
désintéressé. Je suis plus surpris encore d’y voir le comte Joseph de Maistre,
que M. de Lamartine a pourtant connu, comparé à Montaigne.
Ailleurs, M. de Lamartine dit que La Minerve a été la
« Satire ménippée de la
Restauration »
; mais la Satire ménippée, que
l’historien a oubliée sans doute, était écrite en faveur d’Henri IV par
d’honnêtes royalistes, et La Minerve n’était pas écrite, s’il
m’en souvient, en vue de consolider le trône des Bourbons. M. de Lamartine
compare le salon aristocratique de la duchesse de Duras à un
salon de la Fronde
: c’est confondre toutes les nuances en
jugeant un monde où les nuances précisément étaient tout. À d’autres endroits,
je vois Marie-Joseph Chénier, mort en 1811, et Mme Cottin,
morte
en 1807, placés au rang des écrivains de la
Restauration. Ceux-ci, en général, sont jetés dans un pêle-mêle qui rappelle le
plat que les Espagnols appellent une escudilla, une véritable
macédoine. Parlant dans ce chapitre, à l’occasion du salon de Mme de Montcalm, de M. Pozzo di Borgo, ce Corse spirituel, général et
diplomate au service de la Russie, M. de Lamartine l’appelle un
« véritable Alcibiade athénien, exilé longtemps dans les domaines de
Prusias »
. On se demande ce qu’ont à faire ensemble Alcibiade et Prusias, et l’on s’aperçoit que
l’auteur, dans sa rapidité d’allusions, aura confondu sans doute Alcibiade et
Annibal. Peu importent, encore une fois, ces bagatelles : il y a longtemps qu’on
a dû en faire son deuil avec M. de Lamartine, ne plus même lui donner de
conseils, et se contenter de profiter, en le lisant, de tout ce qui échappe
encore d’heureux aux rapidités et aux négligences de son génie.
Note.
On lit dans L’Indépendance belge, vers la date du 15 août 1851 :
Une lettre de M. de Lamartine fait connaître, dit-on, à quel point il a été blessé de l’article publié par M. Sainte-Beuve sur son Histoire de la Restauration, M. de Lamartine raconte, dit-on, dans sa réponse, que, le 16 avril, « sa journée et non celle du général Changarnier », il fut rencontré par M. Sainte-Beuve, qui lui aurait dit, dans une des petites rues qui avoisinent l’Hôtel de Ville et devant M. Payer : « Vous avez été aujourd’hui plus grand que Napoléon ! »
Si M. de Lamartine raconte cela, il a une de ces illusions et de ces exagérations de souvenir qui lui sont familières : car il est impossible que je lui aie dit une telle chose, n’ayant jamais l’habitude de mêler ainsi le nom de Napoléon à tout et de le prendre pour mesure de mon admiration : ce serait la première fois que j’aurais usé de ce langage. Mais, quoi que j’aie pu dire à M. de Lamartine ce jour-là, et quand même, à l’exemple de tant d’autre il m’aurait échappé en parlant quelque sottise, qu’a de commun, je vous prie, un pareil propos avec un article de critique aussi motivé que celui qu’on vient de lire, et dans lequel il se trouve d’ailleurs, ce me semble, d’assez beaux restes d’admiration ? Le hasard, ou plutôt ma curiosité naturelle, veut que j’aie précisément écrit pour moi, le soir même, le récit de ma rencontre et de ma conversation avec M. de Lamartine ; je me garderai bien d’en faire part au public, qui est rebattu pour le moment de ces sortes de confidences. Je remarquerai seulement qu’il faut, en effet, que la blessure de M. de Lamartine soit bien vive pour le faire recourir à de telles armes si peu dignes de lui.