La vision d’où est sorti ce livre (1857)
Guernesey. — .
La Légende des siècles, tome premier, in Œuvres complètes de Victor Hugo. Poésie, tome V, Paris, Imprimerie nationale, Librairie Ollendorff, 1910, p. 11-18.
J’eus un rêve : le mur des siècles m’apparut.
C’était de la chair vive avec du granit brut,Une immobilité faite d’inquiétude,Un édifice ayant un bruit de multitude,Des trous noirs étoilés par de farouches yeux,Des évolutions de groupes monstrueux,De vastes bas-reliefs, des fresques colossales ;Parfois le mur s’ouvrait et laissait voir des salles,Des antres où siégeaient des heureux, des puissants,Des vainqueurs abrutis de crime, ivres d’encens,Des intérieurs d’or, de jaspe et de porphyre ;Et ce mur frissonnait comme un arbre au zéphire ;Tous les siècles, le front ceint de tours ou d’épis,Étaient là, mornes sphinx sur l’énigme accroupis ;Chaque assise avait l’air vaguement animée ;Cela montait dans l’ombre ; on eût dit une arméePétrifiée avec le chef qui la conduitAu moment qu’elle osait escalader la Nuit ;Ce bloc flottait ainsi qu’un nuage qui roule ;C’était une muraille et c’était une foule ;Le marbre avait le sceptre et le glaive au poignet,La poussière pleurait et l’argile saignait,Les pierres qui tombaient avaient la forme humaine.Tout l’homme, avec le souffle inconnu qui le mène,Ève ondoyante, Adam flottant, un et divers,Palpitaient sur ce mur, et l’être, et l’univers,Et le destin, fil noir que la tombe dévide.Parfois l’éclair faisait sur la paroi livideLuire des millions de faces tout à coup.Je voyais là ce Rien que nous appelons Tout ;Les rois, les dieux, la gloire et la loi, les passagesDes générations à vau-l’eau dans les âges ;Et devant mon regard se prolongeaient sans finLes fléaux, les douleurs, l’ignorance, la faim,La superstition, la science, l’histoire,Comme à perte de vue une façade noire.
Et ce mur, composé de tout ce qui croula,Se dressait, escarpé, triste, informe. Où cela ?Je ne sais. Dans un lieu quelconque des ténèbres.
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Il n’est pas de brouillards, comme il n’est point d’algèbres,Qui résistent, au fond des nombres ou des cieux,À la fixité calme et profonde des yeux ;Je regardais ce mur d’abord confus et vague,Où la forme semblait flotter comme une vague,Où tout semblait vapeur, vertige, illusion ;Et, sous mon œil pensif, l’étrange visionDevenait moins brumeuse et plus claire, à mesureQue ma prunelle était moins troublée et plus sûre.
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Chaos d’êtres, montant du gouffre au firmament !Tous les monstres, chacun dans son compartiment ;Le siècle ingrat, le siècle affreux, le siècle immonde ;Brume et réalité ! nuée et mappemonde !Ce rêve était l’histoire ouverte à deux battants ;Tous les peuples ayant pour gradins tous les temps ;Tous les temples ayant tous les songes pour marches ;Ici les paladins et là les patriarches ;Dodone chuchotant tout bas avec Membré ;Et Thèbe, et Raphidim, et son rocher sacréOù, sur les juifs luttant pour la terre promise,Aaron et Hur levaient les deux mains de Moïse ;Le char de feu d’Amos parmi les ouragans ;Tous ces hommes, moitié princes, moitié brigands,Transformés par la fable avec grâce ou colère,Noyés dans les rayons du récit populaire,Archanges, demi-dieux, chasseurs d’hommes, hérosDes Eddas, des Védas et des Romanceros ;Ceux dont la volonté se dresse fer de lance ;Ceux devant qui la terre et l’ombre font silence ;Saül, David ; et Delphe, et la cave d’EndorDont on mouche la lampe avec des ciseaux d’or ;Nemrod parmi les morts ; Booz parmi les gerbes ;Des Tibères divins, constellés, grands, superbes,Étalant à Caprée, au forum, dans les camps,Des colliers que Tacite arrangeait en carcans ;La chaîne d’or du trône aboutissant au bagne.Ce vaste mur avait des versants de montagne.Ô nuit ! Rien ne manquait à l’apparition.Tout s’y trouvait, matière, esprit, fange et rayon ;Toutes les villes, Thèbe, Athènes, des étagesDe Romes sur des tas de Tyrs et de Carthages ;Tous les fleuves, l’Escaut, le Rhin, le Nil, l’Aar,Le Rubicon disant à quiconque est césar :— Si vous êtes encor citoyens, vous ne l’êtesQue jusqu’ici. — Les monts se dressaient, noirs squelettes,Et sur ces monts erraient les nuages hideux,Ces fantômes traînant la lune au milieu d’eux.La muraille semblait par le vent remuée ;C’étaient des croisements de flamme et de nuée,Des jeux mystérieux de clartés, des renvoisD’ombre d’un siècle à l’autre et du sceptre aux pavois,Où l’Inde finissait par être l’Allemagne,Où Salomon avait pour reflet Charlemagne ;Tout le prodige humain, noir, vague, illimité ;La liberté brisant l’immuabilité ;L’Horeb aux flancs brûlés, le Pinde aux pentes vertes ;Hicétas précédant Newton, les découvertesSecouant leurs flambeaux jusqu’au fond de la mer,Jason sur le dromon, Fulton sur le steamer ;La Marseillaise, Eschyle, et l’ange après le spectre ;Capanée est debout sur la porte d’Électre,Bonaparte est debout sur le pont de Lodi ;Christ expire non loin de Néron applaudi.Voilà l’affreux chemin du trône, ce pavageDe meurtre, de fureur, de guerre, d’esclavage ;L’homme-troupeau ! cela hurle, cela commetDes crimes sur un morne et ténébreux sommet,Cela frappe, cela blasphème, cela souffre,Hélas ! et j’entendais sous mes pieds, dans le gouffre,Sangloter la misère aux gémissements sourds,Sombre bouche incurable et qui se plaint toujours.Et sur la vision lugubre, et sur moi-mêmeQue j’y voyais ainsi qu’au fond d’un miroir blême,La vie immense ouvrait ses difformes rameaux ;Je contemplais les fers, les voluptés, les maux,La mort, les avatars et les métempsycoses,Et dans l’obscur taillis des êtres et des chosesJe regardais rôder, noir, riant, l’œil en feu,Satan, ce braconnier de la forêt de Dieu.
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Quel titan avait peint cette chose inouïe ?Sur la paroi sans fond de l’ombre épanouieQui donc avait sculpté ce rêve où j’étouffais ?Quel bras avait construit avec tous les forfaits,Tous les deuils, tous les pleurs, toutes les épouvantes,Ce vaste enchaînement de ténèbres vivantes ?Ce rêve, et j’en tremblais, c’était une actionTénébreuse entre l’homme et la création ;Des clameurs jaillissaient de dessous les pilastres ;Des bras sortant du mur montraient le poing aux astres ;La chair était Gomorrhe et l’âme était Sion ;Songe énorme ! c’était la confrontationDe ce que nous étions avec ce que nous sommes ;Les bêtes s’y mêlaient, de droit divin, aux hommes,Comme dans un enfer ou dans un paradis ;Les crimes y rampaient, de leur ombre grandis ;Et même les laideurs n’étaient pas malséantesÀ la tragique horreur de ces fresques géantes.Et je revoyais là le vieux temps oublié.Je le sondais. Le mal au bien était liéAinsi que la vertèbre est jointe à la vertèbre.
Cette muraille, bloc d’obscurité funèbre,Montait dans l’infini vers un brumeux matin.Blanchissant par degrés sur l’horizon lointain,Cette vision sombre, abrégé noir du monde,Allait s’évanouir dans une aube profonde,Et, commencée en nuit, finissait en lueur.
Le jour triste y semblait une pâle sueur ;Et cette silhouette informe était voiléeD’un vague tournoiement de fumée étoilée.
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Tandis que je songeais, l’œil fixé sur ce murSemé d’âmes, couvert d’un mouvement obscurEt des gestes hagards d’un peuple de fantômes,Une rumeur se fit sous les ténébreux dômes,J’entendis deux fracas profonds, venant du cielEn sens contraire au fond du silence éternel ;Le firmament que nul ne peut ouvrir ni cloreEut l’air de s’écarter.
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Du côté de l’aurore,L’esprit de l’Orestie, avec un fauve bruit,Passait ; en même temps, du côté de la nuit,Noir génie effaré fuyant dans une éclipse,Formidable, venait l’immense Apocalypse ;Et leur double tonnerre à travers la vapeur,À ma droite, à ma gauche, approchait, et j’eus peurComme si j’étais pris entre deux chars de l’ombre.
Ils passèrent. Ce fut un ébranlement sombre.Et le premier esprit cria : Fatalité !Le second cria : Dieu ! L’obscure éternitéRépéta ces deux cris dans ses échos funèbres.
Ce passage effrayant remua les ténèbres ;Au bruit qu’ils firent, tout chancela ; la paroiPleine d’ombres, frémit ; tout s’y mêla ; le roiMit la main à son casque et l’idole à sa mitre ;Toute la vision trembla comme une vitre,Et se rompit, tombant dans la nuit en morceaux ;Et quand les deux esprits, comme deux grands oiseaux,Eurent fui, dans la brume étrange de l’idée,La pâle vision reparut lézardée,Comme un temple en ruine aux gigantesques fûts,Laissant voir de l’abîme entre ses pans confus.
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Lorsque je la revis, après que les deux angesL’eurent brisée au choc de leurs ailes étranges,Ce n’était plus ce mur prodigieux, complet,Où le destin avec l’infini s’accouplait,Où tous les temps groupés se rattachaient au nôtre,Où les siècles pouvaient s’interroger l’un l’autreSans que pas un fît faute et manquât à l’appel ;Au lieu d’un continent, c’était un archipel ;Au lieu d’un univers, c’était un cimetière ;Par places se dressait quelque lugubre pierre,Quelque pilier debout, ne soutenant plus rien ;Tous les siècles tronqués gisaient ; plus de lien ;Chaque époque pendait démantelée ; aucuneN’était sans déchirure et n’était sans lacune ;Et partout croupissaient sur le passé détruitDes stagnations d’ombre et des flaques de nuit.Ce n’était plus, parmi les brouillards où l’œil plonge,Que le débris difforme et chancelant d’un songe,Ayant le vague aspect d’un pont intermittentQui tombe arche par arche et que le gouffre attend,Et de toute une flotte en détresse qui sombre ;Ressemblant à la phrase interrompue et sombreQue l’ouragan, ce bègue errant sur les sommets,Recommence toujours sans l’achever jamais.
Seulement l’avenir continuait d’écloreSur ces vestiges noirs qu’un pâle orient dore,Et se levait avec un air d’astre, au milieuD’un nuage où, sans voir de foudre, on sentait Dieu.
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De l’empreinte profonde et grave qu’a laisséeCe chaos de la vie à ma sombre pensée,De cette vision du mouvant genre humain,Ce livre, où près d’hier on entrevoit demain,Est sorti, reflétant de poëme en poëmeToute cette clarté vertigineuse et blême ;Pendant que mon cerveau douloureux le couvait,La légende est parfois venue à mon chevet,Mystérieuse sœur de l’histoire sinistre ;Et toutes deux ont mis leur doigt sur ce registre.
Et qu’est-ce maintenant que ce livre, traduitDu passé, du tombeau, du gouffre et de la nuit ?C’est la tradition tombée à la secousseDes révolutions que Dieu déchaîne et pousse ;Ce qui demeure après que la terre a tremblé ;Décombre où l’avenir, vague aurore, est mêlé ;C’est la construction des hommes, la masureDes siècles, qu’emplit l’ombre et que l’idée azure,L’affreux charnier-palais en ruine, habitéPar la mort et bâti par la fatalité,Où se posent▶ pourtant parfois, quand elles l’osent,De la façon dont l’aile et le rayon se ◀posent,La liberté, lumière, et l’espérance, oiseau ;C’est l’incommensurable et tragique monceau,Où glissent, dans la brèche horrible, les vipèresEt les dragons, avant de rentrer aux repaires,Et la nuée avant de remonter au ciel ;Ce livre, c’est le reste effrayant de Babel ;C’est la lugubre Tour des Choses, l’édificeDu bien, du mal, des pleurs, du deuil, du sacrifice,Fier jadis, dominant les lointains horizons,Aujourd’hui n’ayant plus que de hideux tronçons,Épars, couchés, perdus dans l’obscure vallée ;C’est l’épopée humaine, âpre, immense, — écroulée.