(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « A. Dumas. La Question du Divorce » pp. 377-390
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(1887) Les œuvres et les hommes. Les philosophes et les écrivains religieux (deuxième série). IX « A. Dumas. La Question du Divorce » pp. 377-390

A. Dumas.
La Question du Divorce

I

Si on classait les livres par le bruit qu’ils ont fait, il en est deux qui seraient placés aussi haut dans l’admiration publique qu’ils méritent, selon moi, d’y être bas… C’est la Nana de M. Zola, et la Question du Divorce, par M. Alexandre Dumas fils. La Nana a retenti pour des raisons honteusement, ignominieusement inexprimables, et la Question du Divorce pour des raisons qu’on peut avouer, elles, mais qui ne sont pas plus le talent de M. Dumas que la raison du scandaleux tapage de Nana n’est le talent de M. Zola. Il y a bien eu aussi, en ces derniers temps, une minute d’attention et de fermentation pour les Conférences du Père Didon ; mais l’indissolubilité du mariage naturalisée par ce moine novateur, qui met le plus qu’il peut la théologie hors de la chaire chrétienne, — ce qui a ravi, tout d’abord, les ennemis du catholicisme, — ne pouvait pas avoir la sympathique popularité du divorce. Et si on s’est culbuté autour de la chaire de la Trinité, comme on s’était jeté à la lecture de Nana ou de la Question du Divorce de M. Dumas, c’est que, malgré l’approbation donnée par les supérieurs de son Ordre au livre, revu et corrigé, des Conférences du Père Didon, on espère mieux, pour l’avenir de ce dominicain, qui se dit le successeur de Lacordaire et qui fait sa méditation ordinaire devant le portrait de Savonarole.

Quant à M. Alexandre Dumas fils, il n’y a plus rien à en espérer, et il ne saurait faire un pas de plus dans la voie où il est entré. Il est au bout de son chemin. Il a été complètement et carrément révolutionnaire, non seulement de pensée, mais de style et même de ton, dans la Question du Divorce. Aussi est-ce lui qui fit le plus de bruit sur la place. Venu en même temps que le Père Didon et ayant sauté comme lui sur le dos de la circonstance, mais plus vieux de théâtre et ayant plus que lui l’habitude des parterres, il a effacé dans l’esprit du public l’impression qu’y avait laissée le Père Didon, en opposant à la médiocre argumentation philosophique du moine toutes les misérables petites raisons et toutes les grandes insolences de la Libre Pensée. Ce n’est pas la première fois, du reste, que M. Alexandre Dumas et le Père Didon se font vis-à-vis, et, sans être des astres, montent en même temps sur l’horizon. On se rappelle ce livre fou, on ne sait déjà plus quel bas-bleu russe, intitulé : L’appel au Christ, auquel, tous les deux, dans des lettres qu’ils ne s’attendaient pas à voir publier, ils donnaient également une approbation galante et charmante. Il paraît que le Père Didon fut tancé par l’autorité ecclésiastique pour cette approbation trop étourdiment bienveillante, — ce qui ne l’a pas empêché d’être repris à nouveau par cette même autorité, et coupé court dans ses Conférences. Après cette double mésaventure, on pouvait croire que les deux docteurs en théologie, M. Dumas et le Père Didon, ne se sépareraient plus. Mais dans la question du divorce, le Père Didon, qui finira bien, un jour, par se désencapuchonner tout à fait, n’osa pas, de cette fois, brûler encore son capuchon. Quand M. Alexandre Dumas a vu son compère en approbation le planter là sur la question du divorce, il a dû être bien surpris ! Mais on a eu tort de lui reprocher comme un manque de hardiesse d’avoir pris Vidieu pour Didon, dans sa polémique. M. Dumas n’a eu le choix ni de sa tête de Turc, ni de sa borne… Il a répondu au livre de M. Vidieu, qui était fait, et non aux Conférences du Père Didon, qui étaient à faire. Il n’a pas tremblé, comme on l’a dit, devant les épaules du Père Didon ; car il les connaissait, car il en avait mesuré la largeur, quand, tous les deux, ils s’étaient, embrassés à pleins bras dans la question de l’Appel au Christ, et, franchement ! il n’y avait pas là de quoi trembler.

II

La borne a répondu. Elle a répondu par le mot qui met les cerveaux agités et bavards au silence : « Je n’ai pas à discuter avec vous la question du divorce. Il est condamné par mon Église, et cela me suffit. » Nous autres catholiques, nous ne discutaillons pas ; nous obéissons. Nous laissons les singes passer par les cerceaux, les renards éblouir les dindons avec les mouvements de leurs queues, mais nous nous en tenons à l’ordre sacré du seul Pouvoir qui soit à nos yeux infaillible. Vidieu ou non, cette réponse est la nôtre ; et c’est mieux qu’une réponse : c’est la mise à l’écart d’une question impertinente posée contre l’Église, que tous ceux qui croient en elle n’ont pas le droit de discuter avec ceux-là qui n’y croient pas !

Il faut que la question reste dans son intégralité fière… Eh bien, jusqu’ici, c’est ce que personne n’a compris ! Nous sommes maintenant tellement sophistes, que même ceux qui croient à l’Église se sont amusés à byzantiner sur une question qui ne souffre pas de Byzance ! Le divorce, pour une nation catholique comme le fut la France, n’est pas une question. Ce n’est pas non plus une question pour une nation historique qui sait, comme la nôtre, par son histoire, que le mariage indissoluble est une affaire de race, de tempérament, de mœurs et de siècles. Ce n’est pas davantage une question pour une nation politique, car la vraie et grande politique ne se préoccupe que de ce qui est l’intérêt social, et non pas de l’intérêt individuel que les Épicuriens, les jouisseurs et les myopes, qui font de la justice à la mesure de leurs pauvres sensibilités, ont toujours envisagé, depuis que cette question du divorce s’agite sur le tambour de la révolte, battant la charge contre tout ce qui n’est pas la plus impossible des égalités ! En termes absolus, ce n’est d’aucune manière une question que la question du divorce, et qui la pose n’est plus qu’un outlaw du catholicisme, de l’histoire et de la politique, et discuter avec les outlaws, c’est se mettre hors de la loi comme eux. Poser la question du divorce, c’est admettre qu’elle peut avoir deux solutions. Seulement, pour nous qui ne voulons pas la discuter et qui savons l’histoire ; pour nous qui avons appris, en la lisant, où se trouve la politique pour les peuples, demandons-nous si la France, à cette heure, était assez chrétienne, assez historique, assez politique pour repousser cette question du divorce, qui, de ce qu’elle est posée comme elle l’est, devait incontestablement triompher !

III

Et si, par hypothèse improbable, elle n’avait pas triomphé telle que l’ont posée la proposition Naquet et le livre de M. Dumas, elle eut triomphé plus tard immanquablement, parce qu’elle est dans la logique de ce temps, et que les peuples sont gouvernés par la logique des principes qu’ils ont posés, — et s’ils lui échappent une fois, deux fois, ils sont toujours repris par elle ! Cette affreuse question du divorce, qui a pour solution de violer la famille par la démocratie et de laisser la démocratie dans le ventre qu’elle a violé ; cette question révolutionnaire, qui est toujours opiniâtrement revenue aux jours les plus néfastes, — les lendemains des jours où la démocratie avait gagné une bataille de plus ; — cette question révolutionnaire n’est peut-être pas le dernier mot de la démocratie, mais c’est, à coup sûr, l’avant-dernier ; car, après la famille, qu’y aura-t-il à démocratiser encore ?… Le divorce est une conséquence des plus rigoureuses et des mieux tirées du principe même de la Révolution. Et puisque c’est ce principe de la Révolution, — le principe du nombre, — le principe de la démocratie, — la même chose sous trois noms différents, — qui sont la trinité du vrai pour le monde moderne, — ces principes, qui ont retourné l’histoire bout pour bout et jeté toutes les traditions par les fenêtres, se devaient à eux-mêmes de supprimer le mariage indissoluble d’une législation où il traînait comme la queue d’un temps disparu. On ne pouvait ni rationnellement, ni décemment, maintenir, dans une loi qui depuis plus de soixante ans se vante d’être athée, l’indissolubilité du mariage que Bonald avait replacée dans une législation redevenue momentanément chrétienne. À cela je ne trouve rien à dire ni rien à opposer, si ce n’est pourtant la logique elle-même, au nom de laquelle on agit : « Il faut le divorce, — dit M. Dumas, — parce que la famille légale étouffe l’homme, tandis que la propriété matérielle l’éblouit et que la liberté illimitée l’enivre. » J’en… j’entends fort bien, comme dit Brid’oison : il ne faut pas que sous aucun prétexte l’homme soit étouffé, et il faut que, enivré, il puisse boire encore et toujours ! C’est la liberté, la fureur de liberté, qui est la fureur de ce siècle, qui fait le fond même de cette question du divorce : sur laquelle les gens s’égosillent ! mais ce serait encore plus dans la logique de ce principe de liberté qui règne si despotiquement sur le monde, que de demander l’union libre… Dans un temps qu’il n’est pas difficile de prévoir, ce qu’on dit actuellement contre l’indissolubilité du mariage, des Naquet ou des Alexandre Dumas, qui ne sont pas des phénomènes qu’on ne rencontrera jamais plus, le diront contre le divorce. La loi fait toujours une restriction. Le mot le dit, d’ailleurs : c’est une loi, c’est-à-dire une chose qui lie. Or, les civilisations supérieures sont comme la comtesse de Pimbêche : elles « ne veulent pas être liées ». Après le divorce, nous aurons, logiquement, l’union libre. Ce sera, pour le coup, le dernier mot de la Révolution française, et nous pourrons aller nous coucher dans les bois !

Alors, tout sera dit, et il n’y a que cela à dire. Quand les principes faux sont pris pour les vrais, il n’y a plus moyen de les tuer qu’avec leurs conséquences, leurs parricides conséquences !… Seulement, pris pour vrais, à cet instant du monde moderne qui pourrait bien être le monde mourant, ils sont les vainqueurs et les partisans de l’indissolubilité, qui veulent la défendre contre eux détachée du fond d’histoire sur lequel elle était puissante, n’ont rien à dire contre l’irréprochable et l’implacable logique révolutionnaire. Qu’ils se taisent donc et dévorent leur mépris, mais qu’ils comprennent enfin qu’où il n’y a plus de religion d’État, il n’y a plus d’indissolubilité religieuse possible ; et puisque nous n’avons su la défendre, cette religion d’État qui fit la force morale et la gloire de la France, ce n’est pas sans elle que nous sauverons le mariage chrétien. Coupe dure à avaler, je le sais bien, dans laquelle la France va boire ses fautes ! mais je ne vois pas ce qu’il faudrait faire pour l’écarter de nos lèvres. Je ne vois pas, sur le terrain où nous nous ruons dans tous les hennissements de nos libertés, ce qu’on pourrait répondre à la terrible argumentation révolutionnaire que M. Dumas n’a pas inventée, mais qu’il a répétée, remâchée, rabâchée en quatre cent dix-sept pages, sans rien ajouter à sa force, qui n’avait pas besoin de lui !

IV

Si ce qu’il a fait avait été du moins un beau livre, si la discussion à laquelle il s’était livré avait, à défaut de vérité sur le fond, montré les qualités d’un esprit fécond et vigoureux, je l’aurais signalé, malgré mon désespoir historique, parce que je parle ici littérature. Mais, littérairement, le livre nouveau de M. Alexandre Dumas n’est pas un livre de la supériorité qu’on accorde généralement à son auteur. Quel homme, en effet, est placé plus haut par l’opinion que ne l’est aujourd’hui M. Alexandre Dumas ?… Sans comparaison le premier dans l’art difficile et épuisé, du théâtre, tombé jusqu’à n’être plus qu’un spectacle, mais adoré toujours à une époque d’un histrionisme exaspéré, M. Dumas, qui n’a cependant, comme auteur dramatique, ni comique, ni verve, ni feu, ni abondance, ni aucune des qualités de tempérament de son père, a trouvé le moyen de se faire préférer à son père, si desséché dans la personne de son fils, mais cette sécheresse a suffi. On lui a fait crédit, avec une facilité généreuse, de toutes les facultés qu’il n’a pas, et il a été reconnu comme l’homme d’esprit d’une époque, qu’il vaut encore mieux être en France que d’être un homme de génie. À qui ne l’a-t-on pas comparé ? Comme moraliste, à La Rochefoucauld et à Chamfort ; comme conversation et mot lancé, à Rivarol, mais à Rivarol un peu constipé, il est vrai ; car le mot qu’il jette a été travaillé avant de jaillir. Le tireur de pistolet ne met dans le blanc qu’après l’avoir longuement ajusté. Sans charme et sans abandon intellectuel, M. Alexandre Dumas n’en a pas moins charmé ses contemporains, et surtout ses contemporaines ; et son inexplicable charme est allé même jusqu’à l’ensorcellement, Qu’on se rappelle la fête où, dernièrement, une troupe de Philamintes et de Bélises, prises au bataillon du bas-bleuisme de ce temps, le traitèrent comme un Trissotin colossal, portant sur les rubans de leurs robes tous les titres de ses ouvrages, et ayant à leur tête — ces singulières amazones fêtant Alexandre ! — une reine, qui avait moulé la tête de Dumas, aux cheveux divins, sur son casque ! L’homme d’esprit féroce aurait pu rire de cette ridicule idolâtrie, mais l’homme flatté s’arrêta au sourire… Assurément, les hommes sont moins expressifs, mais ils le sont terriblement encore ! Dans une société comme la nôtre, — dans une société familière, grossière, égalitaire et insolente, — M. Alexandre Dumas a su inspirer aux hommes le sentiment très rare d’un respect voisin de la peur, et c’est le meilleur respect, celui-là ! Cette fois, c’était un livre qu’il avait fait. Eh bien, le peu d’entre ceux qui l’ont lu jusqu’au bout, ce livre lourd et ennuyeux, — car, il faut bien le dire, il est ennuyeux, — n’ont à peine osé lui dire la vérité qu’en l’étouffant sous tous les entortillements de la flatterie, et avec des ramperies infatigables, à couvrir devant lui trente pieds du sol !

Dans ce volumineux factum en faveur des mauvais ménages, et dans lequel il quêtait pour eux le divorce à la porte du gouvernement, on reconnaît à peine le Dumas auquel nous étions accoutumés. C’est que, littérairement, quand on est un écrivain acéré, souple, vibrant, élégant, presque aristocratique, il ne fait pas bon de se jeter aux idées révolutionnaires ! Elles ne valent pas ce qu’elles nous prennent. Elles ont pris à M. Dumas une partie de son talent et de sa distinction native, et elles ne lui ont pas donné que leur logique, mais leurs passions ignorantes et basses et si dégradantes pour un esprit comme le sien ! Ce n’est plus là l’auteur dramatique, qui, dans l’intérêt de son art, était resté observateur : ce n’est plus, à présent, qu’un homme de parti, parlant le langage des partis dans toute leur grossièreté et aussi parfois dans toute leur bêtise. Lui, qui, il y a bien peu d’années, disait hautement que les catholiques n’avaient sur lui que l’avance de quelques jours, il insulte le catholicisme comme un de ces athées auprès desquels il s’est placé. Il est vrai que, depuis cette déclaration de catholicisme, il avait malproprement insulté la Vierge, justement dans cette lettre adressée à l’auteur de l’Appel au Christ, et ce souvenir nous a empêché de nous étonner beaucoup de ses insultes présentes. Seulement, nous lui faisions l’honneur de croire qu’en plein xixe  siècle il ne roulerait pas jusqu’aux plaisanteries de Voltaire contre la Bible, l’Église et nos dogmes, et il y a roulé !

C’est la pretintaille de ces vieilles plaisanteries voltairiennes qui déshonore, littérairement, au premier chef, le livre de M. Dumas. Nous pouvons, nous qui croyons à l’immortalité de l’Église, supporter un ennemi de plus à cette Église contre laquelle les portes de l’enfer et les portiers de ce temps ne prévaudront pas. Mais si cet ennemi veut être compté par nous, il faut qu’il ait à son service contre nous une injure nouvelle et un outrage que nous n’avions pas encore essuyé. Or, M. Dumas n’en a pas. C’est un innocent, On dirait que, jeune de lecture, il n’a lu Voltaire que d’hier matin. Et, comme La Fontaine, qui venait de lire Baruch et qui disait à tout le monde : « Avez-vous lu Baruch ? » il ne dit pas : « Avez-vous lu Voltaire ? », mais il l’imite sans en parler… Les dilettanti de l’impiété, qui ont des exigences, ont trouvé que ce n’était pas digne d’un des grands esprits du xixe  siècle, — du siècle immense des Darwin et des Renan ! — de se faire impie exactement à la manière de Voltaire. Eux, ils croient à ce flot qui monte, à la supériorité scientifique des Renan et des Darwin ; mais, pour nous, qui n’y croyons pas, Darwin et Renan ne sont pas plus que tous les philosophes du xviiie  siècle, pris en masse ou séparément, et une ou deux cabrioles différentes dans l’impiété ne la rendent pas plus redoutable. À toutes les raisons données par le xviiie  siècle en faveur du divorce, M. Alexandre Dumas n’a pas ajouté un seul aperçu qui lui appartienne en propre… Une femme, dans un de ses romans (Delphine), madame de Staël, a discuté le pour et le contre de la question du divorce plus éloquemment que M. Dumas, et du point de vue raccourci de sa sensibilité de femme. Et M. Dumas, l’épicurien sentimental, qui croit, comme madame de Staël, que le but légitime de la vie est le bonheur individuel et non pas le perfectionnement moral, n’a pas mis à côté des idées de madame de Staël une idée qui prouvât à cette glorieuse jupe que l’homme, en matière d’État, est, comme en tout, au-dessus de la femme…

Pour mon compte, j’accepte le tranchant de la hache qui a coupé une tête de plus dans nos institutions. J’accepte forcément la logique révolutionnaire. Mais je n’accepte point le livre de M. Dumas, qui n’est, que le plus ennuyeux des rabâchages : « Tue-moi, mais ne me fais pas souffrir ! » disait un jour un vieux bleu à un général vendéen qui lui tenait le sabre levé sur la tête en lui disant : « Meurs ! ou crie : Vive le Roi ! » Je dis à la Révolution qui met le divorce dans sa loi ; « Tue-moi, mais ne me fais pas souffrir en me forçant à lire le livre de M. Dumas comme un de tes prolégomènes ! »

Car, en matière de livre, s’ennuyer, c’est souffrir.