(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — III. (Suite et fin.) » pp. 454-472
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(1869) Causeries du lundi. Tome IX (3e éd.) « M. Daru. Histoire de la république de Venise. — III. (Suite et fin.) » pp. 454-472

III. (Suite et fin.)

Les malheurs qui fondirent sur la France, à partir de 1812, vinrent mettre à l’épreuve les hommes. On en vit, et des plus braves, des héros sur les champs de bataille, trahir leur fatigue et leur commencement de faiblesse en s’irritant, en s’aigrissant ; d’autres, en petit nombre, demeurèrent fermes et stables. M. Daru fut de ceux, qui, à la force de corps et à la force de tête, montrèrent qu’ils savaient unir celle de l’âme ; mais lui-même, si de son dernier séjour il y met encore sa pensée, il ne voudrait point qu’en passant devant ces grands désastres et ces luttes dernières, on n’y entrât que pour se donner occasion de le louer. C’est assez pour son honneur que, dans tout grand tableau de cette époque, dans toute éloquente histoire, telle qu’on a pu voir celle de M. de Ségur, il ait sa place et, si je puis dire, son coin marqué au centre, à côté des Duroc, des Caulaincourt, des meilleurs, des plus sensés et des plus sûrs. Dans mon dessein de montrer de tout temps en lui l’homme de travail et d’étude, je noterai, à cette date de 1812, une seule particularité qui me semble caractéristique. La récolte de 1811 avait été détestable. À cette époque, l’approvisionnement de Paris, comme celui des grandes villes, n’était pas abandonné à l’industrie commerciale, mais il se faisait moyennant des magasins préexistants et toujours entretenus avec le plus grand soin. Les marchés passés avec l’entrepreneur qui était chargé de l’entretien de ces magasins ayant été cassés par décret supérieur, des embarras étaient survenus. Sans qu’il soit besoin de plus de détails, il suffit de savoir que le ministre de la Police générale, le duc de Rovigo, transmit de Paris, pendant la campagne de Russie et vers le moment de la bataille de la Moskova, une note dressée par l’habile préfet de police de Paris100, exposant tout un nouveau système relatif aux subsistances des grandes villes, et contenant des aperçus sur ce qu’il conviendrait de faire en France pour arriver à une bonne administration des grains. La question sans doute était importante ; mais, proposée de si loin à M. Daru et lui survenant au lendemain de la bataille de la Moskova et à la veille de l’entrée à Moscou, quand il partageait avec le général Mathieu Dumas tous les soins de l’intendance générale de l’armée, elle pouvait assurément lui paraître une question de luxe, sujette à un ajournement ou du moins à une discussion très abrégée. Non pas : j’ai sous les yeux la lettre de réponse de M. Daru au duc de Rovigo, datée de Mojaïsk, 12 septembre, deux jours avant l’entrée à Moscou. La note du préfet de police de Paris y est l’objet d’une discussion claire, suivie, détaillée, même élégante, le genre admis :

Il y a, disait M. Daru en commençant, une considération importante : c’est qu’on peut éprouver la disette, même avec un approvisionnement suffisant, si on ne maintient pas l’activité de la circulation. Le papier-monnaie ne fait pas sortir le numéraire hors de l’Empire, mais il le fait rester oisif par petites parties dans la poche de chacun, et c’est comme s’il n’y en avait plus. Il en est de même des subsistances : il faut qu’elles circulent pour que les pays abondants secourent les provinces moins favorisées ; il faut que le même sac de blé, qui ne peut satisfaire qu’un appétit, tranquillise dix imaginations dans un marché, comme le petit écu qui satisfait dix créanciers dans une foire…

Je n’ai pas à entrer dans le fond : le curieux pour nous aujourd’hui, c’est que, dans un tel instant, M. Daru ait trouvé le temps et se soit donné le plaisir d’écrire cette réponse si régulière, si bien discutée, et qui n’était pas du tout indispensable. Il y a là une preuve de plus de cette tranquillité d’esprit et de cette faculté de travail uniforme, deux traits distinctifs de la forte nature que nous étudions.

Plus tard, dans ses loisirs occupés sous la Restauration, il fera de même : indépendamment de ses grands travaux d’histoire, de ses devoirs comme pair de France, de son assiduité aux commissions et aux sociétés dont il était membre, des rapports et discours académiques qu’on aimait à lui voir faire et dont il s’acquittait volontiers, il trouvait encore moyen de se donner des tâches surérogatoires : il écrivait en détail des remarques, des cahiers d’observations sur les ouvrages que des amis lui soumettaient ; il y a telle tragédie qu’il examinait plume en main, acte par acte, scène par scène, comme il eût fait aux premiers temps de sa jeunesse dans sa petite académie de Montpellier. Ce qui eût été besogne et corvée pour d’autres, n’en était pas une pour lui : il s’y mettait avec bienveillance, facilité et goût. Il était de ces forts tempéraments d’esprits qui ne sont contents et bien portants, qui ne respirent, pour ainsi dire, à l’aise, que quand ils ont toute leur charge et que leur capacité d’application est remplie. Dans la paix comme dans la guerre, il justifia ce mot de Napoléon sur lui : « C’est un lion pour le travail. »

Un sentiment élevé et délicat s’y mêlait, ce charme intérieur attaché à l’étude toute désintéressée des lettres et dont nul n’a joui plus que lui. Le moment allait venir où les fonctions publiques manqueraient à M. Daru et où il devait brusquement passer de la plénitude des emplois à une interruption soudaine. Après les événements d’avril 1814, il se retira à la campagne et vécut dans la retraite pendant la première Restauration. Un grand malheur domestique101 venait de se joindre, pour l’accabler, aux malheurs de la patrie. Après les Cent-Jours, durant lesquels il avait repris le ministère de l’administration de la guerre, il reçut l’ordre de se retirer à Bourges, et, dans les premiers moments de la réaction, le séquestre fut mis sur ses biens. C’est alors qu’il écrivait à l’un de ses amis : « On ne nous prendra peut-être pas tout, on nous laissera peut-être bien quelque chose. D’ailleurs, nous n’avons pas toujours été riches, nous finirons comme nous avons commencé, en vivant de notre travail… » Quelques années après, ayant à parler, lors de la réception de M. Mathieu de Montmorency à l’Académie, de l’homme estimable auquel celui-ci succédait, de M. Bigot de Préameneu, M. Daru n’avait qu’à se reporter à ses propres souvenirs, lorsqu’il disait :

Sage dans l’exercice du pouvoir, M. de Préameneu l’avait quitté sans regret…, et il n’avait vu que l’avantage de recouvrer un utile loisir dans ce retour à la vie privée, que les esprits moins calmes appellent trop souvent une disgrâce. Douce puissance de l’étude qui ne permet de connaître ni le poids du temps, ni le vide de l’âme, ni les regrets d’une ambition vulgaire, et qui montre à l’homme une source plus pure, où il ne tient qu’à lui de puiser tout ce qui lui appartient de bonheur et de dignité !

L’espèce d’étude pourtant à laquelle il demanda tout d’abord une consolation virile, et où il s’enfonça jour et nuit « pour ne point se dévorer le foie à voir tout ce qu’il voyait », ne fut point celle sans doute qu’il aurait choisie avant d’avoir passé par ces grands enseignements de la politique et par l’école pratique de l’homme d’État. En prenant pour sujet l’histoire de Venise, il se donnait une ample et neuve matière dans laquelle trouveraient place naturellement toutes les observations de sa vie publique et les fruits de son expérience sur les gouvernements et sur les hommes. C’est l’ouvrage où il se peint le mieux dans la force de sa maturité, avec ce bon goût qui naissait d’un bon jugement, avec sa sûreté d’appréciation et cet esprit net et ferme qui était le sien. Aussi rapidement que solidement exécutée, l’Histoire entière parut pour la première fois en 1819 ; l’auteur depuis ce temps n’a cessé de la revoir et de l’améliorer. Des savants italiens, notamment le comte Tiepolo, ont adressé à l’auteur et publié des « Observations critiques » dont plusieurs paraissent fondées sur une connaissance plus exacte des mœurs et sur l’autorité de documents particuliers, mais dont un grand nombre sont évidemment dictées par un esprit de nationalité plus louable que juste. Ces « Observations critiques », au reste, sont intégralement reproduites au tome IXme de la quatrième et dernière édition, avec les réponses de M. Daru à chaque article. On peut sur plus d’un point différer d’avis avec l’historien sans que l’ensemble de son œuvre en soit atteint ni ébranlé :

Et que lui importe après tout, dit à cette occasion l’auteur en parlant de lui-même, que le gouvernement de Venise ait été plus ou moins digne d’éloges ou de blâme ? Qu’y a-t-il de commun entre lui et ce gouvernement ? Comment pourrait-on soupçonner qu’en sa qualité de Français il pût être jaloux du gouvernement, de la prospérité, du bonheur ou de la gloire des Vénitiens ? Il avait remarqué dans l’histoire du monde un peuple célèbre, dont les institutions avaient quelque chose de singulier ; il a pensé que l’étude de l’histoire et des institutions de ce peuple pouvait faire naître quelques réflexions utiles ; mais, en rendant justice au savoir, au talent de plusieurs des historiens nationaux, il n’a point trouvé chez eux cette indépendance qui est la première qualité de l’historien.

L’ouvrage comblait donc une lacune. Lue de suite, cette Histoire est d’un grave et sérieux intérêt :

Il me semble, écrivait à l’auteur un critique un peu sec, mais judicieux et nullement méprisable (M. Auger), il me semble que cette Histoire de Venise vous offrait tous les avantages que peut souhaiter un écrivain. Elle est ancienne et nouvelle à la fois ; remontant aux premiers siècles du Moyen Âge, elle arrive jusqu’à nos jours ; nous en avons vu la fin. De plus, elle était peu connue, du moins en ce qui regarde l’administration intérieure, et c’est un grand bonheur de votre sujet que ces mystères de la police vénitienne que vous avez eus à pénétrer pour les mettre ensuite au grand jour. Enfin, ce qui est inappréciable selon moi, c’est que votre sujet est complet et fini comme s’il s’agissait de l’empire des Assyriens ; qu’il n’y a rien à ajouter à votre ouvrage, et que vous avez pu le terminer par la mort de la république comme on termine une tragédie par l’assassinat ou par l’empoisonnement du héros.

Cette république noble et marchande, dont l’origine se perd dans les plus anciens débris de l’Empire romain ; qui eut la première en Italie, en face et à côté de la nouvelle politique romaine, une politique à elle, profonde, suivie, consommée, indépendante ; qui eut ses épisodes de grandeur héroïque et de chevalerie maritime, bien qu’un intérêt de commerce fût toujours au fond ; qui, dans le cours de sa longue et séculaire décadence, sut trouver tant de degrés encore brillants et des temps d’arrêt si glorieux ; qui ne s’abaissa véritablement que depuis la fin du xviie  siècle ; ce gouvernement jaloux, mystérieux, si longtemps sage, de qui la continuelle terreur était tempérée par un carnaval non moins continuel, comme en France la monarchie absolue l’était par des chansons ; cette cité originale en tout, et qui le fut hier encore jusque dans l’insurrection dernière par laquelle, déjà si morte, elle essayait d’un réveil impossible ; cet ensemble d’institutions, d’intérêts, d’exploits et de prouesses, de conjurations, d’espionnages et de crimes ; tant de majesté, de splendeur et d’austère vigilance, se terminant en douceurs molles et en plaisirs, tout cela se suit et se comprend d’autant mieux dans le récit de M. Daru, que l’historien est plus simple, plus uni, et qu’il ne vise jamais à l’effet. Ce n’est point en trempant sa plume dans la couleur vénitienne, c’est avec la seule correction du dessin français et l’espèce de réflexion raisonnable qui s’y mêle, qu’il a exposé cette suite de tableaux. Mais n’est-ce donc rien que ce bon sens continu de l’expression, cette absence de tout ton faux, et une élégance ferme et précise qui est aussi une des formes excellentes de l’art d’écrire ?

Vasco de Gama, dit en un endroit M. Daru, ouvrit une nouvelle route vers les Indes orientales ; Christophe Colomb découvrit un nouveau continent : Gênes avait été écrasée par Venise, il était réservé à un de ses enfants de la venger. Dès lors la Méditerranée ne fut plus qu’un lac. Les navigateurs qui ne se lancèrent point sur l’Océan ne furent plus que des marins timides…

Les réflexions morales et politiques, les bonnes maximes d’expérience qui naissent du spectacle des événements, et que d’autres historiens affectent, ne sont point jetées par M. Daru avec emphase ; elles sont dites en passant et fondues dans le récit. Le dernier acte par où périt la république de Venise, la chute du gouvernement et l’abolition de l’État en 1797, offre un puissant intérêt. On a, dans les Mémoires de Napoléon, un récit de ce même accident, de cette catastrophe définitive ; elle est retracée avec une rapidité et avec une certitude péremptoire que lui seul, l’acteur principal et le conquérant, pouvait se permettre. M. Daru est entré dans plus de détails, et qui sont également authentiques et confirmés ; car, lorsque la première édition de l’Histoire de Venise eut paru, lord Holland offrit à l’auteur d’en faire parvenir un exemplaire au Captif de Sainte-Hélène, et les observations qui furent faites revinrent par le même canal à M. Daru, qui en tint compte dans sa seconde édition. Ces chapitres, qui retracent la destruction du gouvernement vénitien, ont ainsi reçu du témoin le plus essentiel le visa suprême.

Les opinions politiques de M. Daru s’y font jour dans une mesure qui l’honore. En ce dernier acte qui trancha la destinée de la république, Villetard, secrétaire de la légation française, joua un rôle102 ; dans l’absence de son supérieur, le ministre de France Lallement, homme modéré, et tandis que les commissaires du grand conseil s’étaient rendus pour traiter auprès du général en chef avec un dernier espoir, cet agent secondaire prit sur lui de révolutionner Venise, et, en excitant les hommes exaltés, il renversa le fantôme de gouvernement aristocratique qui restait encore debout :

Dans ce temps d’effervescence, dit à ce sujet M. Daru, tout se mêlait de politique en Italie. Malgré l’immense supériorité du général en chef, tout ce qui se croyait quelque influence ou seulement quelque capacité, se jetait, même sans son aveu, dans les plus importantes affaires. On abusait de son nom, on feignait un crédit qu’on n’avait pas. Il y avait des gouvernements à détruire, des peuples à soulever, des républiques à organiser ; tous ces agitateurs, qui se croyaient des hommes d’État, allaient offrant partout ce qu’ils appelaient leur expérience. Les uns semaient le désordre par cupidité, d’autres par un enthousiasme irréfléchi ; la plupart auraient bouleversé le monde par légèreté.

Et il cite à quelques pages de la lettre du général Bonaparte à Villetard, dans laquelle il est dit des bavards et des fous, à qui il n’en coûte rien de rêver la république universelle : « Je voudrais que ces messieurs vinssent faire une campagne d’hiver. »

Traversant avec Bonpland les forêts de l’Amérique centrale et rencontrant dans une mission écartée un curé théologien qui se mit à les entretenir avec enthousiasme du libre arbitre, de la prédestination, et de ces questions abstruses chères à certains philosophes, Alexandre de Humboldt, en sa relation, ajoute : « Lorsqu’on a traversé les forêts dans la saison des pluies, on se sent peu de goût pour ce genre de spéculations. » Faire une campagne d’hiver, ou traverser les forêts vierges dans la saison des pluies, double recette pour se guérir ou de la fausse politique ou de la vaine métaphysique ; c’est la même pensée de bon sens rendue sous une image différente, et je me suis plu souvent à rapprocher les deux mots.

M. Daru, dans la retraite où il composait son Histoire de Venise, rendu tout entier à sa nature d’écrivain et se rouvrant, comme la plupart des esprits d’alors, à une impulsion d’idées qui sera bientôt universelle, n’oublie donc pas les résultats de l’expérience, laquelle a condamné souvent certains désirs que l’homme estimait plus conformes à sa dignité (t. VI, p. 47). C’est cette mesure de sentiments qui règne dans ces derniers chapitres et qui constitue en quelque sorte l’esprit de son Histoire. Il n’y a trace nulle part de déclamation, qui était la chose la plus antipathique à sa nature ; on n’y trouve aucune de ces concessions marquées faites à l’esprit du jour ; toutes ses remarques sont telles qu’elles lui viennent de son propre fonds. Sur la liberté de la presse, une ou deux fois peut-être, il introduit des réflexions qui semblent plutôt se rapporter à la France de 1819 qu’au gouvernement vénitien en aucun temps (t. IV, p. 234). Mais dans les termes où il s’exprime, il n’y a jamais rien qui ne soit d’une observation sensée et incontestable. — Un des épisodes les plus célèbres de l’Histoire de Venise est la fameuse et à la fois obscure conjuration de 1618, racontée par Saint-Réal avec tant d’art et de vérité que quelques-uns l’ont crue même en partie imaginée par lui. M. Daru est de ceux qui ne croient point à la réalité de cette conjuration : selon lui, le gouvernement de Venise n’était nullement hostile au duc d’Ossone, vice-roi de Naples, dans les projets ambitieux que celui-ci nourrissait pour son élévation personnelle et contre la monarchie espagnole. Il n’y avait, entre le vice-roi et le gouvernement vénitien, qu’une brouillerie simulée, une guerre simulée, une conjuration faite à la main et filée à plaisir, le tout afin de masquer le jeu et de mieux se donner la main au moment décisif. Ce n’est qu’après avoir vu les projets du vice-roi éventés et sans aucune chance de succès, que le gouvernement vénitien se serait décidé à sévir contre tous les agents plus ou moins compromis soit en connaissance de cause, soit à leur insu, dans cette vaste et ténébreuse intrigue. Grosley, au siècle dernier, avait déjà soutenu une thèse assez analogue, mais avec des armes moins précises et dans une dissertation moins motivée. L’explication de M. Daru a été fort contestée et par le comte Tiepolo, et par l’historien allemand Ranke, et par M. de Jonge, archiviste de Hollande. Je n’ai point assez examiné toutes les faces de ce problème historique pour me permettre d’avoir un avis et pour dire si la question est aujourd’hui bien positivement résolue : seulement on ne saurait traiter le récit ou plutôt l’interprétation de M. Daru de fiction romanesque, comme l’ont fait ses adversaires. Une fiction romanesque, c’est la qualification que peut mériter le récit de Saint-Réal avec son cortège d’assemblées nocturnes, de discours éloquents et de caractères inventés ; il n’a rien vu là-dedans, en effet, que l’occasion de faire un beau pendant à la Conjuration de Catilina par Salluste. Quant à l’explication de M. Daru, et qu’il donne seulement à titre de conjecture, elle pourra être réfutée et démontrée fausse, elle n’en est pas moins dans les termes les plus stricts de la discussion historique et n’a rien du roman.

L’Histoire de Bretagne, qui succéda à celle de Venise, et que M. Daru publia en 1826 (3 volumes), eut moins de succès ; elle ne manque pourtant ni de mérite d’abord, ni d’intérêt. Le but de l’auteur était de préparer ainsi et de commencer l’histoire générale de France par une histoire particulière de chacune des provinces prise jusqu’à l’époque de sa réunion. Le séjour qu’il avait fait autrefois en Bretagne dans les premières années de la Révolution, et le caractère isolé et tout à fait distinct de cette province, le déterminèrent à la choisir pour le sujet premier de son étude. Il n’a donc point prétendu se cantonner dans la Bretagne, la traiter au point de vue local et dans ses oppositions avec la France, mais tout au contraire faire une histoire de la Bretagne considérée dans ses rapports avec la France, la Normandie et par conséquent l’Angleterre. C’est moins en chroniqueur et en peintre de mœurs locales qu’il envisage son sujet qu’en publiciste : l’intérêt lent, mais réel et qui tend au dénouement, est dans la réunion finale. Au moment où parut cette Histoire, la nouvelle école française qui s’inspirait de Walter Scott ou de Froissart, et qui avait déjà produit des œuvres en partie originales et en partie spécieuses, était régnante. On aurait voulu dans l’Histoire de Bretagne plus de couleur et d’imagination populaire, plus de souffle poétique et de vie, — cette vie dont on a depuis tant abusé. Quoi qu’il en soit, l’auteur n’avait pas cueilli dans la forêt celtique le rameau d’or de la légende. Avec les hommes de sa génération et de son école historique, M. Daru eut quelques discussions courtoises à soutenir. Il n’était pas tout à fait d’accord avec Roederer sur Anne de Bretagne et en particulier sur Louis XII, qu’il jugeait moins favorablement. M. Daunou, qui pensait du bien de l’ouvrage de M. Daru, aurait désiré qu’une plus grande part y fût faite à l’histoire des sciences et des lettres dans la personne des Bretons célèbres ; mais le même critique se montrait, en revanche, peu disposé à admettre la réalité du noble combat des Trente, que l’historien maintenait de tout son pouvoir comme étant vrai en vertu de la tradition seule, comme devant l’être et le paraître par la beauté même de l’action. M. Daru se retrouvait ici poète par un coin :

Ce serait un triste emploi de l’érudition, disait-il, de ne la faire servir qu’à répandre des doutes sur l’histoire et à détruire ces traditions nationales qui entretiennent chez les peuples l’amour de la gloire et de la patrie… Et que peut-il y avoir d’utile, par exemple, dans les efforts de je ne sais quel érudit qui a entrepris de prouver aux Suisses que Guillaume Tell n’a jamais existé ?

— Telle qu’elle est, cette Histoire de Bretagne, aux heures sérieuses, se lit avec instruction et non sans plaisir.

Cependant l’espèce de disgrâce et de persécution qui avait atteint M. Daru en 1815 et 1816 avait dès longtemps cessé. Il n’en était plus à ce moment où, son ami le noble général Drouot quittant l’armée de la Loire et prenant congé de lui pour venir se constituer prisonnier à Paris, il lui offrait de l’accompagner et de le défendre devant le conseil de guerre : ce que Drouot refusait délicatement, mais dont il garda toujours le souvenir. Louis XVIII était fait pour apprécier le caractère et la modération de M. Daru, et il y avait entre eux deux un secret médiateur qui n’était autre qu’Horace. On raconte qu’un jour, à une réception des Tuileries, le roi s’adressa à lui en lui citant quelques vers latins du poète ; et M. Daru, dans le premier moment, répondant peu et ne paraissant pas entendre : « Comte Daru, lui dit Louis XVIII, puisque vous n’entendez plus Horace, je vais vous le traduire en beaux vers français. » Et avec toute sa coquetterie royale, il se mit à réciter à l’auteur le passage de sa traduction même. Nommé à la Chambre des pairs en 1819, M. Daru prit depuis lors une part active aux travaux de ses collègues et suivit la ligne de l’opposition modérée qui, dans plus d’un cas, et sans déroger aux idées de gouvernement, eut à défendre les principes constitutifs de la société moderne, les bases mêmes du Code civil qu’on osait remettre en cause. Dans les questions de presse, qui étaient une des grandes préoccupations d’alors, il avait repris en la bonne direction de l’esprit public livré à ses propres lumières cette confiance qu’il n’avait sans doute pas eue toujours, que ceux qui ont vécu dix et vingt ans de plus n’ont pas conservée, tant il est difficile aux plus judicieux de s’isoler des circonstances générales et des courants d’opinion à travers lesquels on juge. M. Daru, dans un écrit ou document sous forme de tableaux, intitulé Notions statistiques sur la librairie, pour servir à la discussion des lois sur la presse (1827), croyait pouvoir établir, par le chiffre comparé des publications et par la nature des livres produits de 1811 à 1825, qu’il n’y avait nul péril imminent ou même lointain ni pour l’État ni pour la moralité et la raison publique. Laissez faire le temps : ce sera aussi sur des faits que s’appuieront bientôt ceux dont l’opinion s’est modifiée en sens inverse. Il faut toutefois, pour être juste, ne pas oublier une distinction essentielle : les observations et la statistique de M. Daru portaient uniquement sur les livres, non sur les journaux et les feuilles quotidiennes, bien moins développées à cette date, et dans lesquelles depuis on s’est accoutumé inexactement à comprendre toute l’idée de presse. Lui, il était surtout favorable aux productions sérieuses, et il croyait voir que le goût du public et des lecteurs s’y portait de plus en plus103.

Dans cette ligne politique qu’il suivait avec réserve et dignité, on me dit qu’il eût pu, en de certains moments et à de certaines conditions, rentrer au ministère de la Guerre : peut-être lui-même, dans quelque combinaison qui lui eût paru utile et favorable, y eût-il consenti. De loin, et à voir les choses et les personnages en perspective, il est mieux, je le crois, que cela n’ait point été ; qu’après avoir paru si entièrement l’homme d’une autre époque, M. Daru ne soit point devenu le serviteur actif d’un nouveau régime, et que dans l’avenir son nom demeure attaché à un seul et incomparable règne par le clou de diamant de l’histoire. — En parlant ainsi, il ne saurait me venir à la pensée de faire injure à la Restauration, dont j’apprécie les mérites et les hommes : je ne songe qu’à l’unité dominante qu’on aime à voir dans l’étude d’une vie, à cette lumière principale qui tombe sur un front, et si en ceci je parais sentir un peu trop l’histoire en artiste, qu’on me le pardonne.

L’Académie française usa beaucoup de M. Daru pendant les années de la Restauration ; elle aimait à l’avoir pour président les jours de séances délicates et solennelles, soit qu’en recevant M. de Montmorency (1826) on eût à faire la part de l’homme de bien pour couvrir l’absence de l’homme de lettres, soit qu’en fêtant M. Royer-Collard (1827), à l’époque où par lui l’Académie rentrait dans l’ordre des choix vraiment dignes et sévères, on eût à célébrer avec modération un triomphe. L’institution des prix de vertu qui, avant la Révolution, avaient décoré et attendri les dernières séances de l’ancienne Académie, fut rétablie en 1819 et inaugurée par un discours de M. Daru, qui se trouva chargé, quelque temps après, du rapport annuel. Je l’ai dit, il remplissait avec bonheur ces fonctions qui souvent sont des charges pour d’autres : il était rapporteur avec talent comme avec plaisir.

Un poème de l’ordre didactique le plus élevé, L’Astronomie, occupa ses derniers loisirs104 : il l’entreprit sur le conseil même de l’illustre Laplace, et s’appliqua à confier au rythme ami de la mémoire les principales vérités de la mécanique céleste, et même l’histoire de la science et des divers systèmes en vogue avant que l’explication newtonienne eût fixé le centre du monde. Quelques fragments, lus en séance publique, de ce poème exact, dont l’écueil à la longue est dans la monotonie, mais dont la versification ferme et serrée rappelle souvent les bonnes parties ordinaires de Lucrèce, inspirèrent assez d’estime à l’Académie des sciences pour qu’elle s’associât l’auteur comme membre libre en remplacement du comte Andréossi (27 octobre 1828). Dans l’épilogue qui termine le chant VIe et que je veux citer pour exemple du ton, l’auteur se représente comme ayant passé la nuit à méditer sur ces astres sans nombre et sur tout ce qu’ils soulèvent de mystères, jusqu’au moment où l’aube naissante les fait déjà pâlir et quand, à côté de lui, l’insecte s’éveille au premier rayon du soleil :

Ainsi m’abandonnant à ces graves pensées,
J’oubliais les clartés dans les Cieux effacées :
Vénus avait pâli devant l’astre du jour
Dont la terre en silence attendait le retour ;
Avide explorateur durant la nuit obscure,
J’assistais au réveil de toute la nature :
L’horizon s’enflammait, le calice des fleurs
Exhalait ses parfums, revêtait ses couleurs ;
Deux insectes posés sur la coupe charmante
S’enivraient de plaisir, et leur aile brillante
Par ses doux battements renvoyait tous les feux
De ce soleil nouveau qui se levait pour eux ;
Et je disais : « Devant le Créateur des mondes
« Rien n’est grand, n’est petit sous ces voûtes profondes,
« Et dans cet univers, dans cette immensité
« Où s’abîme l’esprit et l’œil épouvanté,
« Des astres éternels à l’insecte éphémère
« Tout n’est qu’attraction, feu, merveille, mystère. »

Ce sont là des vers français qui me font l’effet de ce qu’étaient les bons vers latins du chancelier de L’Hôpital et de ces doctes hommes politiques du xvie  siècle s’occupant, se délassant avec gravité encore, dans leur maison des champs, comme faisait M. Daru dans sa campagne de Bêcheville : il y manque je ne sais quoi, peu de chose, un dernier tour, pour que l’art complet, l’art antique et fin s’y retrouve. Contentons-nous d’y voir l’étude excellente.

Je n’ai pas tout dit, mais je suis arrivé au terme ; l’homme, sous l’aspect où je l’ai voulu montrer, est connu. Lui-même il a résumé, mieux que je ne pourrais le faire, toute sa vie considérée selon cet ordre littéraire continu, et dans laquelle la politique, vue en arrière, ne lui paraissait presque plus avoir été qu’un accident :

J’ai trouvé, disait-il, dans l’étude des lettres, au bout d’une vie déjà longue et traversée par bien des événements, un grand charme, une grande utilité, souvent de grandes consolations. Je m’y suis adonné de bonne heure, plutôt par goût que par prévoyance. Rien ne m’autorisait, en 1788, à penser que je pusse être jamais appelé à prendre quelque part aux affaires de mon pays. Il en est résulté que mes premiers travaux, quoique assidus, n’ont pas été toujours assez sérieux : j’ai fait trop de traductions, trop de vers. Je les faisais avec facilité, et j’y trouvais plaisir. Cependant, ce n’était pas là du temps tout à fait perdu ; car cet exercice m’apprenait à manier ma langue, et à me servir avec aisance d’un instrument dont j’ai eu plus tard grand besoin. Lorsque les affaires sont venues, j’ai eu beaucoup à apprendre ; mais, cette seconde éducation une fois faite, j’ai pu sans effort rendre ma pensée. Mes discours, mes rapports, mes correspondances ne me coûtaient aucune peine à écrire. La facilité avec laquelle je travaillais m’a permis d’embrasser beaucoup d’objets à la fois, et de suffire à une assez lourde tâche ; de telle sorte que je suis peut-être redevable, en fin de compte, à mes études d’Horace et de Cicéron, du peu de succès que j’ai eu dans ma vie administrative et politique. Enfin, les revers, les chagrins sont venus ; peu de vies en sont exemptes : j’ai dû alors au goût et à l’habitude du travail les seuls remèdes que l’on puisse opposer soit au vide de l’âme qui suit souvent la perte du pouvoir, soit aux épreuves qui vous frappent dans la vie de ceux que l’on aime. Les lettres m’ont été toujours secourables, utiles et douces ; cultive-les…

Ainsi écrivait-il en toute affection et en toute modestie à l’aîné de ses fils, en 1827, deux ans avant sa fin. Cette organisation robuste se brisa tout d’un coup sans avoir vieilli ni même lutté. Il mourut le 5 septembre 1829, emporté brusquement en quelques heures ; il n’avait pas accompli sa soixante et unième année. Ceux qui l’ont connu me le dépeignent d’une taille qui n’était pas au-dessus de la moyenne, d’une physionomie agréable et forte, la tête brune, l’œil vif, le nez aquilin et noble, le teint assez coloré, le cou plein et puissant. Il avait l’élocution nette, franche et pourtant polie. C’était une sorte de Raynouard, me dit-on, pour la vigueur et la simplicité, mais plus distingué et plus étendu, qui avait connu les cours et les camps, et qui avait participé aux plus grandes affaires. On sentait l’homme qui, en tout, allait au fait, qui savait le prix d’un instant, qui dans sa vie avait beaucoup ordonné et beaucoup obéi : la bonté qui s’y mêlait dans les relations habituelles en avait plus de valeur. Sa capacité de travail, sa facilité prodigieuse à de grands emplois, resteront mémorables et seront toujours citées comme type dans l’espèce, à la faveur du cadre historique lumineux où elles se sont produites et d’où elles provoquent l’étonnement. Deux qualifications distinctes demeurent attachées à son nom et le définissent dans sa double carrière : Daru, c’est l’historien de Venise et l’administrateur de la Grande Armée.