(1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Émile Zola » pp. 70-104
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(1886) Quelques écrivains français. Flaubert, Zola, Hugo, Goncourt, Huysmans, etc. « Émile Zola » pp. 70-104

Émile Zola

M. Zola célèbre un nouveau triomphe. Germinal est, pour des causes diverses, entre les mains de tout le public et de tous les lettrés. L’un ne voit dans ce livre qu’une œuvre de réalisme, la peinture brutalement exacte d’un lieu et d’une classe ; les autres admirent en plus de surprenantes qualités poétiques, le don du grandiose, l’amour passionné de la force et de la masse. Les livres de M. Zola sont, en effet, plus complexes que les préceptes de ses articles, et le romancier diffère dans une mesure inattendue du polémiste. L’analyse peut discerner dans son œuvre des éléments disparates, dont certains, négligés jusqu’ici, complètent et modifient la physionomie de l’auteur des Rougon-Macquart.

I

M. Zola n’est pas un styliste, dans le sens très moderne de ce mot. Quand il lui faut décrire un objet ou un ensemble, noter un dialogue, exprimer une idée, il ne tente pas de choisir, entre les termes exacts possibles, ceux doués de qualités communes indépendantes de leur sens, la sonorité et la splendeur comme chez Flaubert, le mouvement et la grâce comme chez les de Goncourt, la rudesse cladélienne ou la noblesse et le mystère de M. Villiers de l’Isle-Adam. Le vocabulaire de M. Zola n’a d’autre caractère spécifique que l’abondance, qualité appartenant à tous ceux qui ont frayé avec les romantiques, et, par endroits, un coloris fumeux. De même, la façon dont M. Zola assemble ses mots en phrases est extrêmement simple, commode, apte à tout.

Il procède d’habitude par l’accolement, sans conjonction, de deux propositions à sens presque identique, qui redoublent l’idée, l’enfoncent en deux coups de maillet, et marchent puissamment dans un rythme balancé, jusqu’à ce que soit atteinte la fin du paragraphe, que M. Zola termine indifféremment par un retentissant accord, finale d’une gradation ascendante, ou par une phrase surajoutée et superflue qui laisse en suspens la voix du lecteur. En cette façon d’écrire aisée, maniable et large, propre à tout dire et appliquée par M. Zola à tous les usages, celui-ci polémise, expose, raconte, parle et décrit, énonce l’énorme masse de petits faits qui lui servent à poser ses lieux, ses personnages et ses ensembles.

En opposition au procédé classique qui décrit en quelques mots généraux, et au procédé romantique, qui décrit en quelques mots particuliers, conformément à l’acte, de la vision qui est une synthèse de mille perceptions élémentaires, M. Zola, avec tous les réalistes, forme ses tableaux de l’énumération d’une infinité de détails résumés parfois en un aspect d’ensemble. Chaque spectacle est dépeint en ses parties constituantes, marquées chacune par l’adjectif coloré qui correspond à sa perception ; puis, en une phrase générale, le tout est repris avec des termes où domine celui des caractères de forme ou de nuance, qui existe en le plus de parties. Le chef-d’œuvre descriptif de M. Zola, le Ventre de Paris, abonde en passages appliquant cette théorie.

Dès le début, le vague remuement des Halles à l’aube est montré par une série de faits confus, de formes rôdantes et accroupies autour d’entassements mous en un indécis brouhaha. Florent et Claude Lantier parcourant plus tard les abords de Saint-Eustache, allant des charretées de choux gaufrés aux caisses de fruits parfumants, puis Florent promenant seul sa faim à travers l’accumulation énorme des nourritures de Paris, rendent ce spectacle, par le simple narré des sensations que perçoivent leurs yeux et leurs narines. L’étal de la Sarriette, la vitrine de la belle Lisa, la fromagerie, les poissons d’eau douce de Claire Méhudin, les gibiers et les volailles, sont décrits en des paragraphes pleins de faits, que résume une phrase-thème, de volupté, d’obscénité, de perfidie, de grâce, de fermentante chaleur. Que l’on compare ces descriptions à celles de la maison de la Goutte-d’Or et du boulevard extérieur, à midi, dans l’Assommoir ; du retour du Bois dans là Curée, et de ce rose cabinet de toilette où Mme Saccard laisse de sa mince nudité, à mille autres tableaux encore prodiguement épars dans l’œuvre du peintre le plus complet de la vie moderne  un même procédé sera reconnu, de séparer en tout spectacle ses nombreux composants réels, de les énumérer en un détail merveilleusement visible, de les recombiner par une phrase compréhensive de l’ensemble.

Par un procédé identique exactement — série d’actes condensés en trois ou quatre qualificatifs fréquemment rappelés — M. Zola pose ses personnages. Leur aspect physique déterminé, le romancier les place dans une scène, soit journalière, soit exceptionnelle, montre par une conduite concordante de quelle façon particulière tel être se caractérise. Puis la dominante psychologique, habituellement analogue à la dominante physiologique, établie, il les résume en une phrase appositive qu’il accole sans cesse au nom de l’individu ainsi présenté. Coupeau, gouailleur, bon enfant les yeux gais et le nez camus, un peu niais en plusieurs occasions, se trouve montré tel dans sa cour auprès de Gervaise, et résumé de même par ces mots : « avec sa face de chien joyeux » ; aux premiers chapitres du Ventre de Paris est décrite la beauté calme de Lisa, puis des actes, de raisonnable placidité, double trait que condense encore cette apposition répétée « avec sa face tranquille de vache sacrée » : Saccard, brûlé de toutes les lièvres et de toutes les cupidités, est sans cesse suivi des adjectifs « grêle, rusé, noirâtre », comme Renée, possède cette « beauté turbulente » qui concentre la physionomie ardemment avide de joie, et les passions à subites sautes, de celle dont les faits d’égarement tiennent tout le volume. La force d’Eugène Rougon, la noble beauté de Mme Grandjean, la séduction d’Octave Mouret et la douce fermeté de Denise, sont ainsi empreints en une effigie, marqués par des faits et résumés en une phrase. Ce dernier procédé, qui ressemble fort à celui des phrases-thèmes de Wagner, ayant le tort d’enserrer en formule constante un être variable, est éliminé d’habitude de la figuration des personnages de second plan parmi lesquels se trouvent les êtres les plus vifs que M. Zola ait produits. La Mme Lerat, de L’Assommoir, le sous-préfet de Poizat, le louche et gai bohème Gilquin, Lantier pâle, lent et ravageur, le marquis de Chouard, Trublot, sont tous admirablement saisis et jetés dans la vie commune, parlent et agissent avec des façons, des physionomies uniques.

La même manière réaliste caractérise chez M. Zola les ensembles où les personnes agissent dans des lieux. Le salon de M. Rougon dans la Fortune, et le campement des insurgés la nuit dans Plassans, l’abbé Mouret et frère Archangias courant les Artaud, les luttes exaspérées de Florent contre les poissardes de la Halle commandées par la dynastie Méhudin, toutes ces scènes parfaitement localisées se passent fait par fait. Rien de plus réaliste que, dans Son Excellence, Eugène Rougon disgracié, déménageant de son cabinet au milieu des intéressées condoléances de ses créatures, ni de plus visible que le débraillé lascif de l’hôtel où Clorinde Balbi pose nue la Diane. L’Assommoir est tout entier en magnifiques ensembles, de la bataille du lavoir à la noce, du large repas de la fête de Gervaise, à cette magistrale ribote où Lantier conduisant Coupeau au travail, l’égare en une interminable suite de bibines, de la forge Goujet à la cellule capitonnée de l’asile Saint-Anne. Nana, Pot-Bouille, le Bonheur des Dames, la Joie de vivre, sont de même brossés en larges scènes, traversées de gens visibles constitués eux-mêmes de linéaments, de notes biographiques, de menues perceptions de mouvements et de couleurs. Du haut en bas de son esthétique, M. Zola est l’assembleur de petits faits qui compose ses caractères d’actes, ses descriptions de détails, et édifie son œuvre par ces atomes artistiques indéfiniment associés.

Pour la partie la plus étendue de son ensemble de romans, M. Zola emprunte ces éléments à la vie réelle, et les reproduit tels que sa mémoire et ses sens et les ont perçus et emmagasinés. Les livres de M. Zola, comme ceux de tout grand réaliste, possèdent une vérité supérieure. Constamment construits par un minutieux détaillement de faits, d’anecdotes, d’observations, de notes prises sur les lieux, et de spectacles réellement vus, ils tendent à donner de la vie une image adéquate, aussi complexe, aussi variée, abondante en contrastes, sans que le choix, l’idéal personnel de l’auteur restreigne le rayon de son observation et résume la vie et les âmes en des extraits fragmentaires. C’est là la véritable différence entre un roman idéaliste et un roman réaliste7. Les faits des récits de M. Barbey d’Aurévilly sont et peuvent être chacun aussi vrais que ceux d’un roman de Balzac. La différence est que l’un ne peint qu’une sorte de personnages, n’éprouve de sympathie artistique que pour un côté de l’âme humaine, et un genre de catastrophes, tandis que l’autre de sa vaste et souple cervelle embrasse le monde en tous ses aspects, réfléchit, affectionne et reproduit toutes les âmes, respecte leur complexité et donne d’une société à une époque, une image qui lui équivaut.

En ce sens, que des personnes peu habituées à l’analyse trouveront subtil, les romans de. M. Zola sont vrais. Ils arrivent à représenter l’homme, ses habitudes, sa nature, ses penchants et ses passions, complètement, sans choix ou presque ainsi.

La Fortune des Bougon contient à la fois une série de faits sur la lâcheté stupide de quelques bourgeois, et une fraîche et sanglante idylle d’amour. La Conquête de Plassans regorge de contrastes, du dur abbé Faujas à la molle femme qu’il domine ; tout un village grouille dans la Faute entre deux ecclésiastiques opposés, une fille idiote et pubère ; et la charmante ensorceleuse du Paradou. Le Ventre de Paris regorge de physionomies et de caractères. La Cadine, Lisa Quenu, Gavard, M. Lebigre surveillant les conspirateurs de son arrière-boutique, les marchandes, de Glaire Méhudin, en sa grâce sommeillante, à la bilieuse Mme Lecœur, Pauline et Muche galopinant sous l’œil acéré de Mlle Saget, constituent un magnifique et divers ensemble de créatures toutes humaines. Son Excellence et la Curée renseignent sur le Paris des démolitions, contiennent des scènes et des gens d’une admirable variété, des officieux, du ministre aux convives de Saccard ; à travers une promenade au Bois et une séance du Corps Législatif, le baptême d’un prince, un bal de filles, une fête de bienfaisance, un Compiègne, circule une foule de personnes en chair, marquées, caractéristiques et agissantes, Mme Bouchard, Maxime, Suzanne Haffner, du Poizat, qui entourent ce colosse et ce gnome Eugène Rougon et Aristide Saccard. L’Assommoir et Nana présentent en des pages connues tout le monde des ouvriers, tout le monde des filles et des petits théâtres. Pot-Bouille, le Bonheur des Dames, Germinal débitent chacun une énorme tranche de la société, dont une Page d’Amour et la Joie de vivre détaillent un point.

Que l’on observe, en outre, que les personnages principaux de ces groupes, dont l’ensemble reproduit une nation en raccourci, sont étudiés souvent en tous leurs contrastes individuels. Dans Eugène Rougon, M. Zola marque le luxurieux, le bourgeois, l’avocassier, le courtisan, le louche coquin autant que le ministre. Dans la Joie, Pauline est détaillée des secrets de sa chair aux plis honteux de son âme. Clorinde Balbi a une nature courtisane, mystérieuse, supérieure et baroque. Nana est naturelle, tendre, grossière, écervelée, stupide. Coupeau et Gervaise passent par d’admirables gradations d’une bonne santé morale à l’extrême abaissement. Que l’on joigne à l’image de tous ces êtres celle des lieux où ils vivent, des chambres, des salons, des cabinets de travail, des salles de spectacle, des échoppes, des magasins, des galetas, des bouges, des ateliers ; celle des rues qui relient ces demeures, de l’avenue de l’Opéra aux boulevards extérieurs, des ponts de la Seine aux buttes de Passy, des ruelles de Plassans aux routes du Coron ; celle enfin des paysages qui enclosent ces villes, les sèches arêtes de la Provence, les plaines blêmes du Nord, les efflorescences du Paradou, les déferlements des marées normandes, l’on aura dans une dizaine de volumes un large ensemble de faits humains et physiques reproduisant en abrégé presque toute la complexité d’un pays en un temps.

Quelques restrictions limitent, en effet, cette universalité. Les personnages de M. Zola, s’ils comptent un nombre considérable d’êtres bas, infimes, incomplets, malades ou rudimentaires, ne comprennent aucune des âmes supérieures et choisies, complexes, délicates et rares, que montrent les hauts romanciers. Ni les grands hommes et les nobles femmes de Balzac n’apparaissent dans les Rougon-Macquart, ni les fervents ambitieux de Stendhal, ni les fins artistes de Goncourt. M. Zola a constamment proposé à son analyse des caractères simples et sains, ou déséquilibrés par une maladie concrète. La facilité choisie de cette tâche permet qu’on l’accuse de manquer de psychologie, défaut dont la présence est confirmée par la fixité de ses caractères.

En tous ses livres, sauf l’Assommoir, les personnages restent les mêmes du commencement à la fin, sans que leur vie, dont l’instabilité normale est scientifiquement admise8, varie d’un linéament. Bien plus, dans quelques-uns des livres récents de M. Zola, notamment dans Nana, le Bonheur, Germinal, le romancier, tout en conservant une vue très nette des lieux où se passe son action, et d’excellentes aptitudes descriptives, a si bien simplifié le mécanisme de ses personnages, leur prête des conversations si banales et des caractères si généraux, qu’ils perdent toute individualité nette. Au milieu de décors magnifiquement visibles, circulent des ombres d’autant plus ténues. Enfin, M. Zola, comme tous les écrivains peu aptes à imaginer le mécanisme intérieur de la machine humaine, et comme aucun des romanciers psychologues, montre les actes de ses personnages de préférence à leurs raisonnements, les effets plutôt que les causes. De sorte que, le lecteur voyant ces créatures, de visage et de caractère nettement défini, réagir aux événements sans hésitation, sans débat, sans trouble, d’une façon constamment conséquente, identique et directe, se sent parfois en présence d’êtres trop simples pour des hommes.

De même, mais dans une plus faible mesure, les descriptions de M. Zola ne sont pas matériellement exactes. Tout artiste choisit entre les diverses sensations d’un ensemble celles que ses nerfs lui permettent de sentir le plus vivement.

Pour M. Zola, cette sélection porte évidemment sur les odeurs et les couleurs. Les Halles sont décrites autant en termes défiants qu’en termes colorés. Le parterre du Paradou est aussi plein de parfums que de corolles ; et de la femme M. Zola connaît les senteurs comme les incarnats. Toute page atteste de même le colorisme du romancier. De l’étal d’une poissonnerie il relient le cinabre, le bronze, le carmin et l’argent plutôt que le fuselé des formes. Le jardin d’Albine est dépeint en larges touches roses et bleues et vertes. Du cortège baptismal du prince impérial, M. Zola perçoit le blanc des dentelles, le vert des piqueurs, la nappe bleue de la Seine, l’éclat des aciers et le braisillement des glaces. En confirmation de ces faits, M. Zola, critique d’art, défendit les coloristes extrêmes, notamment Manet.

Ces réserves diminuent déjà dans une faible mesure l’aptitude de M. Zola à reproduire exactement toute l’humanité actuelle, et marquent des bornes à l’envergure de ce romancier, qui demeure cependant très grande. Il est une autre cause d’un ordre tout différent qui empêche encore M. Zola de voir et de rendre entièrement toute la nature : son individualité qui, dans l’ensemble totale des faits pyschologiques et matériels, l’a porté à en préférer une série douée d’un caractère commun, à modifier certains rapports, à dénaturer certains aspects, à donner de tout ce qu’il décrit une image notablement altérée dans le sens de ses sympathies, c’est-à-dire de sa nature d’esprit. Les livres de M. Zola n’échappent pas à la formule que lui-même a donnée justement de toute œuvre d’art : « La nature vue à travers un tempérament. »

II

Tous les caractères que présente l’humanité ne semblent pas à M. Zola également dignes d’affection et d’indifférence. Il en préfère certains, les montre avec faveur, et les exalte au-delà du vrai. La santé physique ou morale ou double lui paraît adorable. Les quelques personnages loués dans ses romans sont bien constitués dans-leur corps et leur esprit, ont des membres sans tare et une raison sans fêlure, sont logiques, forts et humains. Le plein développement corporel même, si l’activité cérébrale est atrophiée par les fonctions végétatives et animales, est considéré par M. Zola comme magnifique. Désirée, la belle idiote de la Faute, accroupie dans la chaleur de son poulailler et frémissante du rut de ses bêtes, est décrite avec dilection, comme l’est aussi ce couple bestial et réjoui de Marjolin et de Cadine, qui promène à travers les Halles son impudicité. Même quand cet équilibre physiologique s’allie à une âme méchante et faible, M. Zola ne dépouille point toute sympathie. Le teint clair et le pouls calme de la belle Lisa sont admirés dans le Ventre de Paris, comme l’insolent bien-être de Louise Méhudin et de sa mère. Dans Une Page, la noble stature et le port junonien de Mme Grandjean son complaisamment drapés, les sottises de Pauline Letellier s’excusent par le libre jeu de son corps de jeune fille saine sous ses jupes lâches.

Mais l’harmonie d’une âme noble, avec un corps bien portant, est préférée par le romancier. Sylvère et Miette, l’attachement de ces deux enfants nets, chastes et tendres, sont racontés avec amour. L’honnête et drue figure de Mme François ressort sur toutes les turpitudes du Ventre de Paris. Gervaise raisonnable et fraîche, au début de l’Asommoir, est aimable ; Mme Hédouin illumine de sa beauté de femme de tête l’ignoble bourgeoisie de Pot-Bouille ;  Denise pousse à bout la raison vertueuse ; et l’héroïne de la Joie de vivre est de même une fille sensée, forte et savante.

Que cet amour de l’équilibre physique et moral n’est qu’une part d’un amour plus général, celui de la vie, un indice le montre. Partout où la niaise pudeur des modernes s’attache à cacher les opérations procréatrices, M. Zola, d’une touche de chirurgien, écarte les voiles et désigne le mystère. Tout le second livre de la Faute célèbre la beauté de l’accouplement. Les larges flux de sang des filles bien pubères ne sont point dissimulés. Rien de plus noble que les pages où est montré l’enfantement de la femme. Celui de Gervaise tombant en travail sur le carreau, puis couchée toute pâle dans son lit, tandis que Coupeau s’empresse bonnement dans la chambre ; l’accouchement douloureux et misérable d’Adèle dans sa mansarde, aboutissent à ces pages magistrales de la Joie où Pauline, sainement instruite des mystères sexuels, assiste et coopère à la délivrance de Louise. Il semble qu’en toutes ces occasions, M. ola touche aux spectacles prétendus honteux, en vertu de droits supérieurs, comme accomplissant une mission de grand révélateur de la vie, chargé d’en découvrir les sources charnelles.

Et cette vie dont il aime les bas commencements, il l’adore en ses deux grandes manifestations masculine et féminine, la sensualité de la femme et la force de l’homme. Tous les héros qu’il exalte sont des hommes forts, se dépensant en action, accomplissant une grande œuvre ou couronnant une grande ruine. Depuis le père Rougon qui, par un sourd travail de mine, édifie la fortune des siens, jusqu’à l’abbé Faujas conquérant Plassans, d’Aristide Saccard, qui démolit une ville, et accumule des millions, à Octave Mouret qui, par l’adultère, par le mariage, par l’incessante exploitation de la femme, écrase Paris de ses magasins, tous les grands hommes du romancier sont robustes, guissants, actifs sans compter, acharnés en besogne, s’acquittant dans le monde de leur tâche de force vive, résumés en ce colossal Eugène Rougon qui, solide et dur des épaules à l’âme, a la sourde tension d’une machine sous vapeur.

Et si les hommes dégagent ainsi leur force musculaire et volitionelle, les femmes exhalent, au profit de l’espèce, la séduction de leur sensualité. Que ce soit le simple et presque symbolique attrait d’une enfant ignorante pour un enfant oublieux, ou la salacité diffuse d’une troupe de jeunes poissardes entourant de leurs gorges rebondies un souffreteux jeune homme, l’impudique nudité d’une courtisane italienne achetant le pouvoir de la rondeur de ses membres ou la prostitution d’une harscheuse, femelle à tous les mâles, la femme, chez Zola, toujours, tend à l’homme le piège de son sexe. Enivrant et dissolvant toute une société comme dans la Curée, victime passive dans les milieux ouvriers des grosses luxures et des coups, défaillante et amoureuse dans Une page, séduisant dans Pot-Bouille un cacochyme délabré en un mariage aussitôt souillé, domptant à force de refus, dans le Bonheur des dames, un obstiné viveur, toutes, dépeintes en leur fonction utérine, se résument en cette Nana, folle et affolante de son corps, qui subjugue par la douceur de son embrassement toute une cavalerie, des ouvriers aux princes, des enfants aux polissons séniles.

C’est en vertu de ces deux prédilections, sous un souffle de volupté ou un afflux de force, que M. Zola dénature le réel et le grossit. La végétation épanouie et luxuriante du Paradou est suscitée par les amours qui s’y consomment, comme l’inceste de Renée embrase et assombrit la serre de son palais, transforme en une orgie babylonienne le bal où sa grêle silhouette transparaît dévêtue. L’hôtel de Nana sertit dans sa splendeur le corps radieux de cette invincible fille, comme sont grossies pour la rehausser les turbulences du Grand-Prix où elle triomphe, et exagérées pour montrer son empire les ruines qu’elle accumule. Par contre, la séduction du magasin dans le Bonheur, le fouillis de ses soies, l’appétence de ses chalandes et la rouerie de ses vendeurs sont amplifiés pour venger de cette domination, la force de l’homme, portée à l’énorme dans les spéculations de Saccard et les actes de Rougon, représentée invincible dans la chasteté farouche de l’abbé Faujas et de frère Archangias.

Tous les ensembles dans lesquels les caractères de force humaine, de luxure, de puissance, d’exubérance, peuvent èlre reconnus par association, sont exaltés par M. Zola.

Dans l’Assommoir, lu bataille des deux lavandières est homérique, et le repas pour la fête de Gervaise pantagruélique. L’alambic du père Colombe ronfle, tressaille et rutile comme s’il avait conscience du poison qu’il élabore. Les Halles de Paris sont assurément plus grandes dans le roman que dans l’atmosphère. Un puits de mine où descendent des cages ressemble à un Moloch dévorateur d’hommes. La mer montante livre aux falaises de Bonneville de formidables assauts. Dans toute la série de ses romans, M. Zola ne mentionne aucune énergie matérielle ou humaine sans l’exagérer démesurément.

Le romancier se borne d’habitude pour ce grossissement à décrire en détail l’ensemble exagéré, comme si ses sens le lui avaient présenté tel ; Mais parfois son penchant à l’énorme et au complet l’entraînent à user de procédés que leur contradiction avec ses doctrines rend intéressants. Pour montrer plus intense un acte ou un personnage, il le place de force dans un milieu similaire ; pour amplifier un individu ou un sujet, il use de deux artifices romantiques : l’antithèse, le symbolisme.

Dans la Faute de l’Abbé Mouret, le Paradou fournit inépuisablement de décors assortis, l’amour qui s’y passe. L’abbé renaît avec le printemps ; c’est sous une pluie de roses pétales, qu’Albina dévoile ses chairs rosées ; le fauve hérissement des plantes grasses exacerbe les désirs du couple, auquel il faut l’ombre d’un arbre inconnu, lascif et mystique, pour se mêler ; et c’est en une agonie de fleurs qu’Albine expire. Claire Méhudin, montrant ses viviers, en est douée d’aspects fluviatiles ; la Sarriette est savoureuse comme les fruits qui s’étalent autour d’elle, et seulement dans l’atmosphère empestée d’une fromagerie, Mlle Saget et Mme Lecœur peuvent échanger d’âcres médisances. La serre où se répète l’inceste de Maxime et de Renée est embrasée, lascive et délictueuse. Coupeau revenant pour la première fois aviné chez Gervaise débraillée, passe par la puanteur du linge que l’on recompte. Dans Une Page, le ciel au-dessus de Paris reflète patiemment l’humeur de l’héroïne, entre toutes les habitantes élues. Nana dévêtue dans un boudoir, les bonnes de Pot-Bouille, affenêtrée sur leur arrière-cour fétide, accomplissent dans un lieu convenable des actes appropriés. Ces scènes, ces personnages et d’autres sont situés dans le milieu qui peut les rendre plus significatifs, plus librement développés. Que ce procédé revient à déranger l’ordre vrai des faits pour instituer d’artificielles coïncidences, il est inutile de le montrer.

Par un moyen inverse en vue d’un effet analogue, M. Zola s’accoutume à rendre plus marqué un acte ou un type en l’accolant à son contraste. Dans la Faute, les deux prêtres sont antithétiques comme les deux parties du livre, dont l’une pose la haine de la nature et l’autre sa voluptueuse revanche. Dans Son Excellence, à la force mâle de Rougon, la souple beauté de Clorinde Balbi fait contre-poids. Renée se désespère du mariage de Maxime au milieu d’un bal. Les amours de Rosalie et de son soldat sont le pendant grotesque de ceux d’Hélène et du Dr Deberle. Le Bonheur des Dames met en opposition Octave Mouret, l’action, et Valagnose, pessimiste inactif. Dans l’odeur des boudins que l’on coule, Florent raconte ses faims de Cayenne. A côté de Pauline, qui représente la moitié saine de la femme, est placée Louise qui en montre le côté délicatement maladif. La Maheude, chez les Grégoire, met en contraste le travail et le capital, l’aisance bourgeoise et la misère des ouvriers.

Ces antithèses nécessitent déjà le grossissement des personnages opposés. Suivant ce penchant, M. Zola en vient à assigner à ses principales figures les caractères de toute une classe. L’abbé Faujas est le prêtre, et Nana la fille. Le Ventre de Paris met aux prises les affamés et les repus, Son Excellence, la force et la luxure. Sans cesse, par une poussée instinctive qui fait sauterie lien de ses doctrines et contredit les dehors de son art, le grand poète qu’est M. Zola tend au démesuré, au typique, à l’incarnation, personnifie, en des êtres devenus tout à coup surhumains, les plus simples et les plus abstraites manifestations de la force vitale. Et sans cesse aussi, ayant assimilé les âmes aux éléments, le romancier prête, en retour, aux forces naturelles, de sourdes et inarticulées passions ; parle de l’entêtement des vagues et du rut de la terre ; fait souffrir une machine des coups qui la mutilent ; assigne à une maison l’humeur rogue de ses locataires. En cette équitable transposition, qui rend égal un individu à une énergie et un ensemble matériel à un individu, apparaît l’instinct fondamental de M. Zola, pour qui tout être se réduit en force, et pour qui toute force est similaire.

Ayant ainsi délaissé le réel pour l’idéal, M. Zola devint nécessairement pessimiste et misanthrope. Comparant les fortes et complètes créations de son esprit aux êtres que ses sens lui montrent, apercevant le moment vital qu’il adore, la santé, la raison, la vertu, éparses, restreintes et mêlées en d’imparfaites manifestations, M. Zola est rempli d’un dégoût pitoyable ou ironique pour l’humanité. Il s’attache à présenter de cruels contrastes où les personnages dignes de bonheur sombrent dans un incident grotesque. Florent, arrêté et envoyé à Cayenne pour s’être épouvanté sur le cadavre d’une fille tuée par la troupe, passe, à son départ, près d’un carrosse de femmes dont les rires l’accompagnent. Le peloton de gendarmes venu pour réprimer la grève des mineurs protège les croûtes de vol-au-vent destinées au dîner du directeur. Le romancier prend plaisir à ne point faire reconnaître la bonté de ses personnages sympathiques. Denise est poursuivie par d’incessantes médisances ; Pauline, grugée, est haïe de Mme Chanteau. De lugubres incidents, propres à faire douter de la justice sociale, la torture de Lalie par son père, l’arrestation de Martineau mourant, sont racontés avec complaisance.

Parmi les filles qui passent par l’église de l’abbé Mouret, pas une n’est décente ; des pêcheurs de Bonneville, pas un honnête ; des bourgeois de Pot-Bouille, pas un estimable, il accumule les catastrophes, les insuccès, les défaillances et les tares. Dans le Ventre de Paris, les gredins triomphent des bons. La Fortune des Rougon, la Faute, Une page, Germinal, sont souillés du sang des justes. Si la Curée, Son Excellence, l’Assommoir et Nana ne se terminent pas par un deuil digne d’être plaint, c’est que leurs personnages sont tous détestables. Et si les plaintes sur l’inutilité, la tristesse et l’odieux de la vie humaine ne sont point constantes dans les livres de M. Zola, c’est que le romancier, idéaliste à demi, persiste à l’adorer, même en ses manifestations imparfaites, mais actuelles et existantes.

Que l’on remonte maintenant de ce pessimisme, terme de notre analyse, à la vue magnifiée des hommes et des choses dont il découle ; de celle-ci à l’amour de la vie, de la force, de la sensualité, de la raison et de la santé, ses causes ; que l’on se rappelle le réalisme de procédés et de vision que ces idéaux résument, l’on aura, je pense, les gros linéaments de l’œuvre de M. Zola, sous lesquels les traits de sa physionomie morale commencent à affleurer.

III

Le cas psychologique de M. Zola est singulier. Nous possédons en lui un artiste composite chez lequel se mêlent en un rare assemblage, les dons du réaliste et certains de ceux de l’idéaliste, sans se nuire, sans que les uns annulent, refoulent ou subordonnent les autres. La coopération des facultés exactes et de celles qui portent le romancier à altérer la réalité est facile et fructeuse en des oeuvres homogènes dans lesquelles l’analyse seule distingue des disparates. Cette association intime de tendances diverses porte à leur attribuer une cause commune, et peut-être une seule hypothèse sur le mécanisme intellectuel de M. Zola, suffira à rendre compte des procédés et des émotions apparemment contraires que nous avons séparées dans son œuvre.

On peut imaginer un esprit enregistreur, éminemment apte à percevoir par les sens, à retenir et à se figurer les mille manifestations de la vie décrivant les objets, les physionomies et les caractères de la façon dont ils apparaissent par le détaillement de leurs parties et l’énumération %94de leurs actes ; parvenant, grâce à une accumulation de notes internes, à avoir d’une nation à une certaine époque une connaissance aussi complète que celle dont nous avons marqué les limites. Cet esprit, animé comme presque toutes les âmes humaines, de l’amour des conditions utiles à son espèce, arriverait naturellement à les abstraire de ses expériences, à éprouver ainsi pour la santé, la raison, la sensualité, la force, un attachement admiratif, à ressentir une sourde exaltation toutes les fois qui lui arrivera de parler d’un paysage luxuriant et estival, d’une foule fluctuant, de l’obstination volontaire de ses héros, de la volupté conquérante de ses femmes, de n’importe quel grand réceptacle de force délétère ou non, mais agissante et dynamique. Il est permis d’admettre qu’un esprit parvenu à ces sympathies, comparant leur objet — de pures idées — aux misérables éléments dont il est extrait — la réalité — se prenne de tristesse et de mépris pour l’imperfection et l’hostilité des choses, se sente irrité contre les vices mesquins et les vertus compromises des créatures vivantes, parvienne au pessimisme colère qui caractérise toute l’œuvre de M. Zola.

Cette hypothèse est séduisante mais vraisemblable en partie seulement. M. Zola ne possède aucune des qualités secondaires qui permettraient de lui attribuer de grandes aptitudes à la généralisation. Cesser tout à coup de penser les choses réelles, en détacher un caractère extrêmement compréhensible et ne plus concevoir les individus qu’en tant qu’ils participent de cet attribut métaphysique est le fait soit d’une intelligence spéculative et savante, soit parfois d’un styliste émérite, d’un homme au tour d’esprit verbal qui emploie inconsciemment la synthèse que les mots ont faits de nos idées générales. Or M. Zola n’est ni un écrivain extraordinaire tel que V. Hugo, ni un homme habitué à manier les pensées abstraites comme le montre sa psychologie rudimentaire et les quelques articles où il a tenté d’appliquer à la littérature les procédés de la science.

C’est en lui-même et non au dehors que Ml Zola à trouvé le type de son idéal. Doué d’un tempérament combatif que marquent ses polémiques, ayant opiniâtrement lutté contre la misère, contre l’insuccès, contre le mépris et l’inintelligence publics, possédant la tête massive et les épaules carrées des entêtés, sa volonté tenace, son amour-propre lui ont donné l’instinct et l’adoration de la force. Borné par d’autres dons à la carrière littéraire, retiré des batailles dans son ermitage de Médan, la sourde tension de ses centres moteurs s’est dépensée à douer d’énergie consciente des êtres et des éléments que son intelligence lui montrait faibles et sourds comme ils sont. Choisissant parmi ses semblables et dans les grands phénomèmes naturels ceux qui manifestent quelque emportement, les pétrissant de ses popres mains, servant indistinctement aux hommes et aux choses les impérieuses effluves qui sourdaient en lui, il rend colossales les âmes et les forces. D’un ministre médiocre, d’un calicot entreprenant il élabore les types du despote et de l’exploiteur ; ses foules roulent comme des fleuves ; ses mers déferlent en cataractes ; ses champs suent la sève, ses édifices s’étagent démesurément ; une mine, un assommoir, un magasin sont de formidables centres de forces délétères, bienfaisants, actifs. Et la femme, force elle aussi, doublement magnifiée en sa puissance par le volontaire, en son charme par le mâle, devient la rayonnante et redoutable créature capable d’enivrer le monde.

Cet absolu amour pour, les forts qui seul eût conduit M. Zola à créer de gigantesques abstractions, contrôlé et contrarié par son exacte vision de réaliste, se retourne en un absolu mépris pour les malades, les vicieux, les médiocres, les êtres mixtes et faibles, c’est-à-dire pour toutes choses et pour tous les hommes réels. Ces spectacles quotidiens et cette humanité courante, incapables d’aucun développement extrême, ne contenant de l’énergie universelle qu’une imperceptible dose, mesquins, transitoires et négligeables, présents cependant et s’imposant sans cesse à l’attention de son intelligence réaliste, l’exaspèrent, l’affligent, le dégoûtent et l’attirent. M. Zola est la victime de ses sens. Son pessimisme vient de la contradiction incessante entre la réalité qu’il ne peut ne pas voir et l’idéal dynamique que sa nature de lutteur le force à créer et à aimer. En ces deux termes dont nous venons de marquer la coopération et l’antagonisme — réalisme intellectuel, idéalisme, volitionnel — son organisation cérébrale peut être résumée.

Avec l’exemple de Dickens, des de Goncourt, des romanciers russes, par-dessus tout de Balzac, le double tempérament de M. Zola montre qu’il n’existe pas plus d’écrivains purement réalistes qu’il n’y a d’absolus idéalistes.

L’œuvrea
Par Emile Zola

Le nouveau livre de M. Zola est un roman ; il est aussi un code d’esthétique. Cette esthétique est absurde. Les lieux communs de l’intransigeance imperturbablement opposés aux lieux communs de l’école, prennent avec ceux-ci un air d’inconstestable ressemblance. Les uns disent : il faut peindre noble ; les autres, il faut peindre en plein air, il faut peindre clair, il faut peindre d’après nature ; et voilà Claude Lantier qui se met à proférer des malédictions contre les artistes sans aveu, qui fabriquent leurs tableaux dans le « jour de cave » d’un atelier.

Il est oiseux de demander si Rembrandt peint en plein air, s’il peint clair, et d’après nature, ses anges et son Bon Samaritain. Il vaut mieux %99 %faire observer qu’un précepte de facture reste une simple recette, que peindre d’une certaine façon ne veut jamais dire peindre bien de cette façon, que l’important est de peindre bien et que la façon n’y est pour rien, que Velasquez et Rubens se valent, que toutes les querelles et les gros mots sur les procédés manuels de l’art ne signifient rien, que la seule chose nécessaire est d’avoir du génie, que les procédés même de Cabanel, de Bouguereau, de Tony Robert Fleury, de Delaroche et d’Horace Yernet donneraient de magnifiques œuvres s’ils étaient employés par des artistes ayant le don, qu’enfin la formule du plein air est la dernière qu’il faille défendre, puisque, à l’heure actuelle, elle n’a pas encore donné un seul chef-d’œuvre ? D’une main tout aussi experte, M. Zola touche à l’esthétique du roman, et reprenant en bouche les grands termes de positivisme et d’évolutionnisme, il part en guerre contre la psychologie et dénonce tous ceux qui n’étudient de l’homme que l’âme, sans se souvenir de l’influence du corps sur le cerveau. Si M. Zola veut dire qu’il ne faut jamais oublier dans une œuvre d’imagination que les personnages, sont des êtres physiques en chair et en os et qu’en une certaine mesure et sauf de nombreuses exceptions (Louis Lambert, Spinoza) le fonctionnement de leurs cerveaux s’influe du cours du sang et de l’activité des viscères, personne n’y contredira. C’est un truisme dont la nouveauté n’est d’ailleurs destinée à révolutionner que les romans absolument médiocres de toutes les époques. Si M. Zola veut dire, par contre, que le cerveau est un organe comme un autre, que la pensée ne joue pas dans la caractérisation d’un individu un rôle plus considérable que son estomac ou son fiel, cela est simplement faux.

C’est la pensée qui est le centre, et le corps la périphérie ; la science le démontre après que l’expérience l’a constaté, et au nom même de l’évolutionnisme, l’activité cérébrale étant la plus récente est la plus haute, et l’être qui pense le plus étant le plus noble, est le plus intéressant. Faut-il citer toute la psychologie scientifique et toute l’ethnologie pour montrer que c’est rétrograder vers le passé, que de considérer en l’homme l’être instinctif et inconscient de préférence à l’être conscient, pensant, voulant, résolu et moral ? Il serait cruel de battre M. Zola sur presque toute ses assertions par les autorités qu’il invoque et de lui montrer une bonne fois qu’il n’est plus permis aujourd’hui de lancer au hasard les affirmations que lui dicte son tempérament, qu’il y a des raisons aux choses et qu’en plusieurs points l’esthétique de ses adversaires, malheureusement médiocres et ineptes, des Feuillet, des Sand, est plus rationnelle que la sienne, qu’enfin Balzac, Tolstoï et même Flaubert, ont montré une bonne fois comment on peut embrasser la nature entière sans en omettre le couronnement et rester réalistes tout en analysant le génie et la noblesse morale.

Nous avons tenu à dire nettement ce que nous pensons de l’esthétique naturaliste, parce qu’elle est erronée d’abord comme toute esthétique de parti, puis parce qu’elle trouble l’appréciation exacte des œuvres de M. Zola. Autant cet écrivain nous paraît piètre penseur, mal renseigné et peu spéculatif, autant nous l’admirons pour son génie incomplet mais puissant. Toute la première partie de l’Œuvre, cette histoire lentement développée de l’affection de Christine et de Claude, les magnifiques scènes où elle se résout à être le modèle de son amant, ou elle se livre à lui, revenu croulant sous les huées, leur idylle de Bennecourt, sont de grands et vrais tableaux où la vie frémit, où la sympathie jaillit du cœur du lecteur. Et cette lamentable fin encore du ménage artistique, cette noire existence misérable et débraillée dans l’atelier du haut de Montmartre, Claude se brutalisant, s’exaltant et s’affolant à l’impossible labeur de s’extorquer un chef d’œuvre, tandis que Christine s’attache à son amour tari, lutte contre le desséchement de cœur de son mari, finit par l’arracher à l’art auquel il tenait de toutes ses fibres, mais l’abîme et le lue du coup ; toute cette tragédie humaine donnant à toucher de pauvres chairs frissonnantes, à voir des larmes dans des orbites creux, et des mâchoires serrées, et des poings abandonnés, nous a enthousiasmé et ému. De tous nos romanciers actuels, M. Zola est le seul à donner cette sensation d’humanité vivante et souffrante, et il y parvient, comme tous les grands artistes, en nous montrant des âmes, des êtres moraux. Dans ce roman, l’étude du milieu artistique est déplorable, fausse et incomplète. Ce que nous y aimons, c’est cette Christine si bonne, si douce, sensée, aimante, d’une si belle noblesse d’âme et toute simple ; c’est même cette brute de Lantier, qui, s’il ne mettait une grossièreté de manœuvre à clamer des théories ridicules, serait en somme un être bon, simple et fort, qui eût pu être un brave homme faisant des heureux autour de lui, s’il n’était allé se perdre dans une carrière où il est, malgré son intransigeance, un médiocre et un raté ; c’est Sandoz, d’une si belle fermeté, têtu, paisible et solide, ayant une idée en tête et la réalisant patiemment sans se tourner aux clameurs sur ses talons. Toutes ces âmes sans doute sont rudimentaires, simples, sans développement vers le haut et sans complexité dans la profondeur. M. Zola, qui n’aime pas la psychologie, n’est en effet pas un grand psychologue, et ce défaut interdit de le classer avec les très grands. Mais il a le don suprême de la vie, il sait souffler sur un être et faire que les tempes battent, que les yeux regardent, que les muscles se tendent. Il a encore ce que personne n’a eu avant lui, le don d’animer ainsi, d’une vie puissante, les êtres moyens, ordinaires, sans traits exceptionnels, et sans autres qualités qu’une grande bonté et une forte volonté. Pour la classe bourgeoise, pour les gros manœuvres de la vie, il est inimitable. Enfin, il a conçu le premier, sans la réaliser, malheureusement, la grande idée que le roman ne devait pas être une étude individuelle, mais bien une vue d’ensemble où passerait la foule, où s’étalerait toute une époque, et qui, décentralisé et indéfini, engloberait tout un peuple, dans un temps et toute une ville. Ceux qui reprendont, après M. Zola, la tâche de continuer le roman moderne devront partir de ce grand écrivain plus vaste qu’élevé, mais qui a construit, une fois pour toutes, les assises des œuvres futures. Avec le Flaubert de l’Éducation sentimentale, avec le Tolstoï de la Guerre et la Paix, avec tout Balzac, avec les psychologues comme Stendhal et les individualistes comme les de Goncourt, les Rougon-Macquart, seront les ancêtres du roman démotique futur, où il y aura des cerveaux et des corps, le peuple et les chefs, les dégradés et les génies, de la chair et des nerfs, le sang et la pensée.