Chapitre I : Principe de la métaphysique spiritualiste
De toutes les doctrines philosophiques qui se partagent les esprits au temps où nous sommes, la moins étudiée est peut-être la doctrine spiritualiste. Nous ne croyons pas avancer un paradoxe en affirmant qu’elle est à peu près aussi connue que celle de Bouddha ou de Lao-Tseu. On n’en connaît ni l’histoire, ni les principes, ni la vraie originalité. On ne cesse de la représenter sous les couleurs les plus fausses, tantôt comme une simple philosophie du sens commun, tantôt comme la restauration surannée de la métaphysique d’un autre siècle, tantôt comme la théologie des séminaires moins les miracles. Quant au caractère original et propre du spiritualisme de notre siècle, il est absolument ignoré. On prononce sans cesse les noms de Kant et de Hegel ; mais qui donc sait, si ce n’est parmi les initiés, que la France a eu au commencement de notre siècle un penseur dont le nom doit être mis à côté de ceux-là, et qui depuis Malebranche est le plus grand et peut-être le seul métaphysicien que la France ait possédé ? Je veux parler de Maine de Biran. Qui donc sait qu’un physicien illustre, dont le nom est marqué dans la science d’une manière ineffaçable, Ampère, a consacré plus de temps peut-être aux méditations philosophiques qu’à ses études de mathématiques et de physique, et qu’il a travaillé en commun avec Maine de Biran au renouvellement de la métaphysique ? Qui donc sait que dans cette entreprise commune à ces deux penseurs se rencontrait une vue neuve et profonde, qui, développée avec la patience du génie allemand, eût peut-être donné naissance à un mouvement philosophique aussi considérable dans l’histoire que l’a été le mouvement kanto-hégélien, si des circonstances favorables se fussent prêtées à un semblable développement ?
Ce qui a manqué à la philosophie de Biran et d’Ampère, ce sont les circonstances. Pour ce qui regarde ce dernier par exemple, il y a quelques années à peine que, par la publication du Journal de Maine de Biran, nous apprenions qu’Ampère était son collaborateur philosophique et qu’ils avaient une doctrine commune ; c’est d’hier seulement et par les soins de M. Barthélémy Saint-Hilaire que nous avons été mis en possession d’une partie de sa correspondance philosophique avec Maine de Biran ; encore ne possédons-nous cette correspondance que par fragments, et toute une moitié précieuse nous fait défaut, à savoir les lettres de Biran lui-même. Ampère avait sans doute déjà marqué son rang dans la philosophie par son éminent ouvrage sur la Classification des sciences, auquel avaient été joints des fragments d’une psychologie à la fois fine et confuse ; mais la part qu’il pouvait avoir eue à l’établissement du spiritualisme nouveau était presque entièrement inconnue.
Quant à Maine de Biran, très-peu de ses écrits furent publiés de son vivant. Il avait le goût d’écrire et l’habitude assez étrange de recommencer sans cesse un même ouvrage ; mais il n’avait pas le goût de la publication, il la craignait. Sa doctrine ne se faisait jour que dans un cercle assez étroit, dans une petite société philosophique dont il était le président, et dont les habitués n’étaient rien moins que M. Royer-Collard, MM. Cuvier (Georges et Frédéric), M. Ampère et vers la fin M. Cousin. C’est M. Cousin qui a fait pour Biran ce qu’il a fait pour Schelling et Hegel, ce qu’il a fait pour Abélard, pour Plotin et pour Proclus, c’est-à-dire qui a mis en circulation son nom et ses œuvres, et qui lui a communiqué le premier quelque chose de cet éclat qu’il prêtait à tout ce qu’il touchait ; mais la fougue de cette imagination toujours en mouvement la transportait successivement sur trop de choses pour qu’aucune pensée eût le temps de mûrir silencieusement, ce qui est la condition du progrès scientifique. Aujourd’hui, il nous transportait en Écosse, puis en Allemagne, puis à Athènes ou à Alexandrie, puis au moyen âge, puis au xviie siècle, et toujours la dernière pensée était dominante. Comment l’idée de Maine de Biran aurait-elle pu jeter des racines et se développer dans cette dispersion indéfinie ? Lorsqu’en 1840 M. Cousin publia les œuvres de Maine de Biran, il semble que le moment était déjà passé où le germe philosophique déposé dans ces œuvres eût pu fructifier. On savait trop de choses. En philosophie, l’ignorance est très-favorable à l’invention. En lisant Kant, on est confondu du peu de lectures qu’il avait fait en philosophie. Leibnitz et Hegel sont les seuls philosophes parmi les modernes qui aient joint une grande érudition à une grande spontanéité. La philosophie de Biran aurait trouvé sans doute dans Jouffroy un disciple et un maître tout prêt à la transformer en la développant, comme a fait Fichte à l’égard de Kant ; mais Jouffroy, que je sache, n’a pas connu Biran, et il mourait à peu près vers le temps où les œuvres de celui-ci trouvaient dans M. Cousin leur premier éditeur.
M. Cousin avait publié quatre volumes d’œuvres inédites ; ce n’était pas tout. Les œuvres les plus importantes peut-être lui avaient échappé. L’histoire des papiers de Biran est vraiment curieuse. C’est une odyssée parfaitement authentique qui fait pendant à celle des papiers d’Aristote, que nous a racontée Stobée. Suivant celui-ci, les papiers d’Aristote auraient moisi pendant deux siècles dans une cave. Ceux de Biran dormirent je ne sais combien d’années dans un grenier. Les papiers d’Aristote trouvèrent leur éditeur dans Apellicon de Téos. Les papiers de Biran eurent le bonheur de rencontrer également un éditeur dévoué et passionné qui, avec des soins infinis et de sérieux sacrifices, nous a donné tout ce qui restait de lui, à savoir un Journal, confession psychologique des plus attachantes, et trois volumes d’écrits philosophiques, parmi lesquels l’œuvre la plus complète et la plus étendue de Maine de Biran : l’Essai sur les Fondements de la Psychologie. Cet éditeur a été M. Naville, de Genève, qui, étant mort avant d’avoir achevé sa tâche, a laissé à son fils, M. Ernest Naville, l’honneur de l’exécuter. C’est en 1859 que parurent par les soins de ce dernier les Œuvres inédites de Maine de Biran.
Cette fois encore, l’opportunité manquait à cette importante publication. C’était le moment où de toutes parts commençait à éclater un évident besoin d’émancipation à l’égard de la philosophie régnante. On était peu disposé à en remonter le courant jusqu’à sa source, on voulait y échapper absolument. La curiosité était éveillée par une philosophie engageante et hardie, qui promettait beaucoup, comme tout ce qui est nouveau, et qui a peu tenu, comme il arrive presque toujours. D’ailleurs, il faut le dire, la lecture de Biran est âpre et ingrate. Sans avoir jamais su l’allemand, il pense et écrit en philosophie comme un Allemand. Il a des profondeurs et des replis où il est difficile de le suivre. Ajoutez que les problèmes philosophiques, toujours identiques dans le fond des choses, se présentent à chaque époque sous des aspects différents. Les écrits posthumes de Biran et d’Ampère ne semblent guère répondre aux interrogations anxieuses du temps présent. Ce monologue ou ce dialogue, ce moi parlant à un autre moi ou se parlant à lui-même dans une sorte de solitude semblable à celle de Fichte, ce monde de la conscience, si ténébreux pour l’imagination, si fermé à la lumière des sens, cette analyse subjective si subtile et en apparence si arbitraire, toute cette spiritualité abstraite, n’avaient rien qui pût parler à ce temps de réalisme objectif, où l’on veut toucher et compter, et où l’on ne reconnaît de science que dans ce qui est susceptible de poids et mesure. Le spiritualisme lui-même, souvent trop timide et qui craint trop d’ennuyer, plus occupé d’ailleurs de se défendre que de développer ses doctrines, n’a pas rendu jusqu’ici à son vrai maître, Maine de Biran, tout l’honneur qui lui était dû28. Il n’est pas encore trop tard pour le faire. Au reste, notre objet, dans les pages qui suivent, n’est pas tant de faire connaître historiquement et analytiquement la philosophie de Biran que d’en exposer librement la pensée principale dans ce qu’elle a d’essentiel et de caractéristique.
Le principe de la philosophie de Biran peut être formulé ainsi : « Le point de vue d’un être qui se connaît lui-même ne doit pas être assimilé à celui de l’être connu extérieurement. »
Toute la philosophie du xviiie
siècle avait considéré l’homme comme une chose que l’on aperçoit du dehors. Condillac imaginait une statue dont il animait successivement les organes ; Hartley et Priestley expliquaient la pensée par les vibrations cérébrales ; le pieux Bonnet lui-même, dans son Essai analytique des facultés de l’âme, avait également imaginé sa statue et essayait aussi d’expliquer la pensée par la mécanique. L’homme-machine de Lamettrie était l’exagération, mais l’exagération très-conséquente de la méthode généralement adoptée. La même philosophie confondait encore la pensée avec les signes qui l’expriment, et elle assimilait la psychologie tantôt à la physiologie et tantôt à la grammaire. Elle imaginait en outre les causes intérieures sur le modèle des causes externes, et, appliquant la méthode baconienne à la psychologie, elle ne voyait dans les facultés de l’âme et dans l’esprit lui-même que des noms abstraits représentant des causes inconnues. Ainsi l’extériorité était partout, l’intériorité nulle part. Tel était le point de vue du xviiie
siècle, tel est celui qui reparaît de nos jours à côté de nous. Si Maine de Biran a combattu partout cette doctrine, on ne peut pas dire que ce soit pour l’avoir ignorée ou méconnue, ou pour en avoir été séparé par des préjugés théologiques. C’est dans cette doctrine précisément qu’il a été élevé et nourri, c’est celle qu’il a professée pendant toute la première période de sa carrière. Bien plus, ce n’est pas par une influence extérieure, par esprit de révolte ou par rupture soudaine qu’il s’est séparé de cette philosophie ; c’est par un progrès nature, c’est en croyant l’approfondir et la développer, c’est en y appliquant une analyse plus exacte et plus rigoureuse ; depuis longtemps il l’avait dépassée qu’il croyait y être encore. C’est ainsi que dans son Mémoire sur l’habitude, où à chaque page il se donne très-sincèrement comme le disciple de Condillac et de Tracy, il n’est pas difficile à celui qui connaît sa philosophie future d’en découvrir non seulement les germes, mais les principes essentiels sous la terminologie de Condillac, encore conservée. Rien ne prouve mieux l’insuffisance du principe matérialiste et sensualiste que ce progrès spontané et régulier de la pensée qui conduit un Biran et un Cabanis29 à s’élever d’eux-mêmes au-dessus de leurs propres principes jusqu’à une philosophie plus délicate et plus haute.
Ce fut donc par le mouvement régulier de sa pensée et sans savoir même où il serait conduit que Biran fut ramené pas à pas du point de vue objectif au point de vue subjectif, de l’extérieur à l’intérieur. La profonde philosophie chrétienne avait depuis longtemps avec saint Paul distingué l’homme extérieur et l’homme intérieur, le vieil homme et l’homme nouveau, la chair et l’esprit ; mais cette distinction mystique et morale n’avait point pénétré en métaphysique. Descartes lui-même, malgré le cogito, n’avait guère fait que traverser un instant le point de vue de l’intériorité, et avait immédiatement passé à la chose pensante, à la chose en soi, pour parler le langage de Kant. Leibniz était plus près de ce point de vue ; toutefois Biran, dans son écrit admirable sur ce grand philosophe, nous le montre encore plus attaché à l’idée ontologique de la substance qu’à l’idée psychologique du sujet pensant. En général, pour les métaphysiciens, l’âme était considérée, non comme un sujet, mais comme un objet, objet de raison pure, non des sens, mais toujours conçu et aperçu du dehors, \ non du dedans.
Les grands métaphysiciens, quel que soit leur langage, ne peuvent jamais s’éloigner beaucoup de la vérité. Cependant leurs idées, lorsqu’elles passent dans le vulgaire, prennent en quelque sorte une forme solide et grossière qui fournît par là même de nouveaux prétextes aux réactions sceptiques et matérialistes. C’est ainsi qu’un spiritualisme de collège se substitue bien vite au spiritualisme vivant, dont on retrouve le sentiment chez tous les grands philosophes. De là, par exemple, cette représentation tout imaginative de l’âme, qui nous la montre dans le corps « comme un pilote dans son navire »
, selon l’expression d’Aristote, et en dehors de Dieu comme un homme est en dehors de sa maison, — de là cette idée de substance suivant laquelle l’âme serait une espèce de bloc solide, revêtu de ses attributs comme un homme de son manteau. Voilà la doctrine de l’esprit telle que se la représentent le sens commun et l’école : c’est une sorte de matérialisme spiritualiste qui révolte les esprits raffinés et délicats tout autant que l’autre. Entre la substance abstraite de l’âme et la substance abstraite du corps, ils ne voient aucune différence, et ils ont raison ; mais l’esprit est tout autre chose, et c’est ce qu’ils n’aperçoivent pas.
Il est très-remarquable que Biran s’est trouvé placé en philosophie dans une situation tout à fait analogue à celle de Kant, et qu’il a fait et voulu faire une révolution toute semblable. Kant avait cherché un milieu entre ce qu’il appelait le dogmatisme et le scepticisme, entre l’ancienne métaphysique, représentée surtout pour lui par le wolfisme, et la philosophie française et anglaise du xviiie siècle. Biran a cherché exactement la même chose. Ne croyez pas que sa réforme soit un pur retour à la métaphysique du xviiie siècle, et qu’il n’ait échappé à Hume que pour revenir à Descartes. Nullement ; il critique toujours alternativement Hume et Descartes, le point de vue empirique et sceptique et le point de vue ontologique. Comme Kant, il distingue le noumène et le phénomène, ce qui est en soi et ce qui nous apparaît, et, s’il reproche aux sceptiques de ne voir que des phénomènes, il reproche aux dogmatiques de prétendre connaître les choses en soi dans leur absolu, dans leur essence intime et première. Ainsi le problème était posé tout à fait de la même manière et par Kant et par Biran. Tous deux pensaient qu’il devait y avoir un terme moyen entre la chose en soi, inaccessible à l’expérience, et le phénomène, additionné et juxtaposé dans le temps et dans l’espace ; tous deux s’entendirent encore en cherchant dans le sujet pensant ce terme moyen, cette racine d’une métaphysique nouvelle. Jusque-là, ils marchent d’accord ; c’est ici qu’ils se séparent. Dans le sujet pensant, ce que Kant a surtout démêlé, ce sont les lois de la pensée. Entre le noumène et le phénomène, il a trouvé un intermédiaire, à savoir les formes à priori de l’intuition, de l’expérience, de la pensée en général, temps, espace, causalité. Pour Biran, ce moyen terme n’est autre chose que le sujet lui-même immédiatement saisi par un acte d’intuition. Pour Kant, le sujet pensant n’est encore qu’une résultante dont la notion se forme par l’application des lois de la pensée à la multitude des phénomènes intérieurs. Pour Biran, le sujet pensant et conscient est au contraire ce qu’il y a de primitif, et les formes à priori de Kant ne sont que les différents points de vue dégagés par l’abstraction du point de vue primitif et fondamental du sujet s’apercevant lui-même. En un mot, on peut résumer ainsi les deux doctrines : pour Kant, le moi est un produit de la pensée ; pour Biran, la pensée est un produit du moi. Chez l’un, c’est l’esprit logique qui domine ; chez l’autre, c’est l’esprit psychologique. Enfin Kant, avec ses formes de la pensée pure, ne trouve aucun moyen de passer du monde sensible au monde intelligible, du monde des phénomènes à celui des noumènes. Biran au contraire, en admettant un sentiment immédiat de l’être, trouve un passage entre les deux mondes et ressaisit l’objet par le moyen du sujet, c’est-à-dire de l’esprit. Pour mieux comprendre ces conséquences, il faut analyser avec plus de précision ce que nous n’avons fait qu’indiquer, à savoir la notion du sujet.
Ce qui est immédiatement présent à soi-même, ce qui existe pour soi, comme disent les Allemands, voilà le sujet, voilà l’esprit. Comparons cette notion soit à la notion empirique, celle de Condillac ou de Hume, soit à la notion dogmatique, celle de Descartes et de Leibniz. De l’idée de chose extérieure, il résulte manifestement et immédiatement cette conséquence qu’une telle chose (en supposant qu’il y en ait de semblables) ne peut être connue que par le dehors, c’est-à-dire par ses manifestations. Je ne puis connaître ce qui est en dehors de moi que si cet objet me révèle quelque chose de lui par des signes apparents, qui ne peuvent jamais être la chose elle-même, et qui n’en sont en quelque sorte que le langage. Je ne peux pas plus percevoir intérieurement la chose extérieure que je ne puis penser la pensée d’un autre. On ne peut donc jamais dire que la perception d’une chose externe soit immédiate, et Ampère, dans ses lettres à Biran, est tellement de cet avis, qu’il ne craint point d’appeler ridicule la théorie si vantée de Reid et des Écossais, celle de la perception immédiate et directe des objets extérieurs. Je ne puis percevoir immédiatement que les signes par lesquels la chose me révèle sa présence : pour saisir directement cette chose, il faudrait que je devinsse elle-même, que j’entrasse dans son intérieur, que j’en eusse conscience, et par conséquent qu’elle cessât de m’être extérieure.
Peut-être Ampère est-il bien sévère pour la théorie de Reid, qui peut s’entendre dans un bon sens. Lorsqu’on discute pour savoir si la perception des sens est immédiate et directe, ou si elle a lieu par des intermédiaires (discussion qui a eu une si grande importance dans l’école de Royer-Collard), on peut bien accorder que nous ne percevons pas la chose en elle-même et intérieurement, tout en soutenant qu’elle n’a pas lieu non plus par intermédiaires ou par images représentatives, ce qui était le principal objet de la polémique de Reid. On peut dire que les phénomènes par lesquels se manifeste la chose externe sont des signes qui nous suggèrent immédiatement l’affirmation de son existence La perception immédiate des Écossais devrait donc s’entendre dans le sens d’une suggestion immédiate, et il n’y aurait pas alors une très-grande différence entre la théorie de Reid et celle d’Ampère lui-même. Quoi qu’il en soit, il suit évidemment de ce qui précède qu’il est de l’essence d’une chose extérieure de n’être connue que par les phénomènes qui la manifestent, et par conséquent de n’être atteinte que par induction, soit immédiate et directe, soit médiate et discursive.
Si nous passons maintenant à l’être qui se connaît lui-même, on peut se demander d’abord s’il existe un tel être ; mais la réponse est donnée dans la question même, car celui qui demande cela sait bien qu’il le demande, il sait donc qu’il pense, il sait donc qu’il est. Voilà le principe fondamental de toute philosophie, comme l’a vu si bien Descartes, qui pourtant n’en a pas aperçu toutes les conséquences. Un être qui se connaît soi-même se connaît-il de la même manière que les choses externes, à savoir par des manifestations, par des apparences derrière lesquelles il y aurait une inconnue, un x, supposé et conclu par une induction soit directe, soit discursive, comme pour les choses externes ? Dans cette hypothèse, le sujet pensant serait à lui-même une chose externe : il se verrait en dehors de soi. Ce serait en quelque sorte le moi de Sosie, un moi objectif, un moi qui ne serait pas moi. Comment, dans une suite de phénomènes, pourrais-je dire que ces phénomènes sont miens, que ma douleur est mienne, que ma passion est mienne, que mon plaisir est mien, si je n’étais pas intérieurement présent à chacun de ces phénomènes, à cette douleur, à cette passion, à ce plaisir ? Comment pourrais-je me les attribuer, me les imputer, si je me voyais du dehors au lieu de me voir du dedans, si, en un mot, dans la conscience du phénomène qui m’affecte n’était impliquée d’une manière indissoluble la conscience même de l’être affecté ? De plus, comment pourrais-je affirmer, non-seulement de chaque phénomène en particulier, mais de tous ensemble, qu’ils sont miens au même titre, que tous appartiennent au même moi ? Comment pourrais-je même passer de l’un à l’autre sans interruption, sans solution de continuité, s’il n’y avait pas en moi, outre la conscience de cette pluralité phénoménale, la conscience d’une unité continue, qui est la trame de toute ma vie, et qui en fait même l’intérêt, comme dans un drame l’unité d’action est l’âme et la vie du drame ?
Je perçois donc intérieurement quelque chose de plus qu’extérieurement, car je perçois d’abord ce qui fait que je m’attribue chaque phénomène séparément, et de plus ce qui fait que je me les attribue tous ensemble. Ce quelque chose de plus, sans lequel la conscience et par conséquent la connaissance seraient impossibles, je l’appelle être. L’esprit humain ne connaît donc pas seulement des phénomènes, il connaît son propre être : il plonge dans l’être, il en a conscience. Il sent en lui de l’être et du phénomène, du demeurer et du devenir, du continu et du divers, de l’un et du plusieurs. Tous ces termes, — être, permanence, unité, continuité, — s’équivalent ; tous les autres, — phénomène, devenir, diversité, pluralité, — s’équivalent également. Ce que l’on appelle le moi, c’est cette union de l’un et du plusieurs rendue intérieure à soi-même par la conscience, et par une conscience continue.
L’expérience interne me donne non-seulement l’être et le phénomène, mais le passage de l’un à l’autre : ce passage est l’activité. Le sentiment de mon être intérieur n’est pas uniquement le sentiment d’une existence nue et inerte, à la surface de laquelle se joueraient, nous ne savons comment, les mille fluctuations de la vie phénoménale. Entre cet être vide et immobile et ce jeu superficiel de phénomènes flottants et fuyants, nul passage, nul moyen terme : comment alors pourrais-je m’attribuer cet être, et encore une fois, si cet être n’est pas le mien, comment ces phénomènes seraient-ils miens ? Non, l’être que je sens en moi est un être actif, éternellement tendu, aspirant sans cesse à passer d’un état à l’autre : c’est un effort ou au moins une tendance, à un moindre degré encore une attente, mais toujours quelque chose tourné vers l’avenir, une anticipation perpétuelle d’être, et en quelque sorte une prélibation de l’avenir. Cette appréhension impatiente et avide du futur, si souvent signalée par les moralistes, devient une fatigue quand on en prend conscience ; de là, il résulte que la vie est douce dans la jeunesse, malgré toutes les douleurs, parce que, la force de vivre étant toute fraîche, la vie ne coûte aucun effort, tandis qu’elle devient lourde au contraire, même au sein du bonheur, à mesure que l’on avance en âge, par la conscience accumulée de la fatigue passée et la prévision certaine de la fatigue future. Or, la fatigue suppose l’action. La vie n’est donc pas seulement une existence, c’est une action, et le sujet pensant n’est pas seulement un être, c’est une force.
Le sujet pensant ne se perçoit donc pas à la manière des choses externes, comme un phénomène ou une collection de phénomènes ; mais ne l’oublions pas, il ne se connaît pas non plus dans son essence, dans son fond absolu. L’âme dans l’absolu, dit Maine de Biran, est un x. Sur ce point, je le répète, Biran et Kant sont d’accord. Ce qui est l’objet de l’intuition, c’est le sujet pensant lui-même, sujet qui ne se disperse pas et ne s’épuise pas dans les phénomènes, mais dont le fond substantiel aussi bien que l’origine et la fin échappe à toute intuition. D’abord il est évident que le sujet pensant, l’esprit, ne sait rien par l’intuition directe de son commencement. Rien ne l’autorise à croire qu’il ait toujours existé. En supposant que cela fût, cette existence éternelle n’a laissé aucune trace dans notre souvenir. Les nations de l’Orient croient à la préexistence ; mais c’est là une pure croyance. Même le commencement de notre existence phénoménale est pour nous enveloppé de nuages. Nous ne remontons par la mémoire que jusqu’à une certaine période de notre vie, et les intervalles vides de souvenir s’augmentent et grandissent à mesure que nous rétrogradons par la pensée. Au-delà d’un certain temps, nous ne savons plus que par autrui que nous avons vécu et senti. Si nous remontons encore plus loin dans cette vie obscure et parasite qui précède la naissance, ce n’est plus par le témoignage des hommes, c’est par l’induction et l’analogie que nous sommes autorisés à croire que la sensibilité n’a jamais été complètement absente, et que les premiers instincts accompagnés d’une conscience confuse ont dû coïncider avec l’éclosion même de l’être nouveau ; mais enfin à ce dernier moment ou plutôt à ce point initial où a dû commencer, s’il a commencé, l’être qui plus tard dira je ou moi, à ce moment tout fil conducteur nous fait défaut : la conscience, le souvenir, le témoignage, l’induction, l’analogie, tout vient à nous manquer, et l’œil se perd dans un immense inconnu.
L’esprit ne sait rien intuitivement sur son passé, il n’en sait pas davantage sur son avenir. Il sait par l’expérience extérieure que les conditions organiques auxquelles semble attachée la présence de la conscience se dissoudront un jour, et qu’avec elles disparaîtra tout signe extérieur de conscience. Cette disparition est-elle absolue, ou n’est-elle qu’une transition à un autre état de conscience ? C’est ce que l’intuition ne nous apprend pas, c’est ce qu’aucun témoignage humain ne peut nous révéler, c’est ce que nulle seconde vue ne peut pénétrer. La vie future est l’objet de la foi et de l’espérance, non d’une vision directe : de grandes raisons morales, de solides inductions rationnelles, viennent à l’appui des pressentiments naturels de l’âme ; mais l’expérience intérieure est muette sur cet anxieux problème, et, si l’induction et l’analogie nous autorisent à affirmer la permanence de notre être, nulle induction, nulle analogie, ne nous permettent de nous représenter sous une forme quelconque cet état futur de notre être dans des conditions d’existence absolument différentes de celles que nous connaissons. De là cette terreur de la mort dont la foi la plus vive ne parvient pas toujours à triompher, car la vie dans des conditions absolument inconnues nous est encore comme une espèce de mort, et le néant lui-même semble moins effrayant pour l’imagination que cette transformation radicale où le moi actuel continuerait à subsister dans un autre moi.
Ce n’est pas tout ; non-seulement l’esprit n’a conscience de lui-même que dans une portion limitée du temps, resserrée entre un avant et un après infinis, mais cette durée même de la conscience n’est pas continue. Elle a ou paraît avoir des intermittences, tout au moins des relâchements et des rémissions, tantôt d’une manière périodique et normale, comme dans le passage de la veille au sommeil, tantôt d’une manière accidentelle, comme dans l’évanouissement, l’extase, l’imbécillité. Ces différents états, susceptibles d’une infinité de degrés, sont comme des passages de la conscience à l’inconscience, sans qu’on puisse affirmer qu’il y ait jamais un état d’inconscience absolue. L’esprit semble ainsi retourner par degrés vers cet état de végétation obscure d’où il est sorti, et par où il se rattache aux êtres inférieurs. Que devient l’âme dans ces états d’évanouissement, dans cette aliénation de conscience, dans cette perte et cet oubli de soi-même, en supposant qu’il y ait oubli complet ? Où est-elle ? où rentre-t-elle ? Dans quel réservoir vont se cacher ces pensées latentes, ces sentiments endormis, cette volonté suspendue, ce moi enfin qui vivait avant, qui revit après, et dont les tronçons, coupés et séparés, se rejoignent et se retrouvent au moment du réveil, comme si un lien inaperçu n’eût cessé de les rattacher l’un à l’autre dans ce vide apparent ?
Ce n’est pas tout. Le sujet pensant, avons-nous dit, est plus qu’un phénomène, plus qu’une collection de phénomènes, c’est un être ; mais quelle sorte d’être ? Un être qui fuit et s’écoule sans cesse, un être qui ne peut jamais s’arrêter ni se contenir, et à ce point de vue on peut dire que cet être lui-même n’est encore qu’un phénomène ; mais c’est un phénomène d’un ordre supérieur, puisqu’il est le lien et le centre de tous les autres phénomènes qui composent notre vie. Le sujet ou le moi est donc, à proprement parler, un moyen terme entre le phénomène proprement dit et l’être proprement dit. Par rapport au phénomène, il est comme un tout ; par rapport à l’être, il est comme rien ; c’est un milieu entre rien et tout, selon la profonde expression de Pascal. C’est là vraiment qu’il faut chercher avec Hegel l’identité de l’être et du non-être, car au moment où je suis, je ne suis déjà plus, et, quand je ne suis plus, je suis de nouveau, de telle sorte que, renaissant sans cesse de ma propre mort, je participe à la fois par un mystère incompréhensible à l’être et au néant. On comprend que des métaphysiciens exacts et rigoureux aient craint de donner le nom de substance à cet être fuyant qui peut dire avec Héraclite : « Nous ne repassons jamais deux fois les eaux du même fleuve. »
Il semble qu’une substance doive être quelque chose d’absolument fixe, et en ce sens un tel mot paraît ne pouvoir s’appliquer qu’à l’être infini. A proprement parler, le sujet n’est qu’une ombre de substance, l’image mobile de l’être éternellement immobile. C’est à ce titre qu’il est permis de dire avec Pascal que l’homme est à lui-même « un monstre, un prodige incompréhensible »
, car il unit les contradictoires, non-seulement dans sa vie et dans ses attributs, mais dans son fond même, et il peut, selon le côté par lequel il se regarde, se confondre avec l’infini ou se perdre dans la poussière de ses propres phénomènes.
Cette situation mixte du moi fait que nous n’avons aucune notion fixe de notre propre être. Vous pouvez peser l’homme physique et le comparer avec les poids des autres choses matérielles, vous pouvez mesurer l’espace qu’il occupe, vous pouvez mesurer sa durée, vous pouvez sinon mesurer, du moins évaluer le mérite intellectuel ou moral des différents hommes ; mais, si vous pénétrez plus avant encore, si vous plongez jusqu’à l’être même, que trouverez-vous ? Quot libras invenies ? Combien d’être y a-t-il dans l’homme ? Il sent en lui tantôt plus, tantôt moins de phénomènes. L’intensité de sa vie intérieure semble varier à tous les instants, et son être ne fait que monter ou descendre sans qu’on puisse mesurer ces diverses oscillations. Ainsi le sujet ne sait rien de son propre poids, il ne peut rien fixer de son étendue ; de plus il ne sait rien de sa profondeur ; son dernier fond est inaccessible. Il a bien conscience que ses phénomènes supposent une activité interne, que cette activité suppose un être : il plonge dans l’être, avons-nous dit, — et c’est par là que la doctrine de Biran se sépare du pur empirisme, — mais jusqu’où y plonge-t-il ? Le moi qui pense est-il de roc et d’argile selon l’expression de Descartes ? N’est-ce pas, comme nous venons de le voir, quelque chose de mouvant, de flottant, de fluide, quelque chose qui court, et qui se sent en quelque sorte suspendu au-dessus du vide ? Le regard intérieur, quand il se replie sur nous-mêmes, redescend des phénomènes à l’activité, de l’activité à l’être ; mais au-dessous il plonge dans une nuit sans fond. L’esprit n’a nulle conscience d’être son tout à lui-même ; il n’a non plus nulle conscience des attaches par lesquelles il tient à la dernière racine. Il flotte dans un éther immense, sans apercevoir ce qui le soutient.