Th. Dostoïewski11
Depuis Poe, aucune œuvre étrangère n’a été accueillie en France, comme les romans de Dostoïewski, d’un étonnement admiratif. Les lecteurs reconnurent en ces livres frustes le don suprême de susciter des émotions nouvelles ; l’on y sentit une âme farouche et sombre, interprétant le spectacle de la vie et l’agitation des âmes en sensations primitives ou barbarement subtiles ; et le sérieux profond, l’âpre signification humaine d’écrits aussi tristes qu’Humiliés et offensés, Crime et châtiment n’échappa à aucun de ceux que sollicite le penchant à comprendre ce qu’ils lisent. C’est le sens et le prix de ces étranges romans que ces notes tentent de fixer. Bornées à l’essentiel et négligeant tout ce par où l’écrivain russe est le disciple de nos réalistes, de Stendhal et d’autres, il sera essayé de dire ici ce qu’inaugurent des œuvres, moins que toutes, pures choses d’art, et excellant désormais entre les modèles à méditer par les écrivains futurs.
De toutes les émotions, la surprise et la peur est ce qu’excite d’abord la lecture d’Humiliés et offensés, de Crime et châtiment. Fascinants et durs récits, sans cesse le fantastique et le réel mêlés se pénétrent de plausibilité et se saturent d’épouvante. La vision des plus grises réalités est impitoyablement nette ; la force graphique du style en fait saillir aux yeux les ternes linéaments, — et à cette évidence se joint un sentiment du mystérieux, du spectral et de l’hallucinatoire, qui par un merveilleux alliage, infuse, au vrai, tout le noir effroi du rêve. Les livres de Dostoïewski remuent tout l’inquiétant des choses et de l’Âme. Le nu délabrement des galetas, les maisons sordides, où sur l’ombre puante des escaliers claquent des portes pendantes, les entrées subites d’inconnus par des seuils béants, les cafés lumineux où, sous le jet des gaz et la vapeur traînante des alcools, s’exacerbe la virulence des maniaques, les hôtels borgnes qui logent entre des draps froids les dormeurs d’une dernière nuit, la toux hoquetante des phtisiques, le souffle nocturne du vent dans des cimes pliantes, — sont les vues et les bruits dont le caractère vaguement redoutable emplit encore d’appréhension des lieux plus sûrs, les rues, les appartements, les bureaux. Dans ces décors éclairés, semble-t-il, d’une lumière, grise ou rousse, de bruine ou d’orage, errent de troubles personnages, un juge d’instruction déduisant de sinueux et vrillants interrogatoires au cours d’un va-et-vient de bêles en cage, de louches ivrognes, des sadiques au sourire aigu, une petite fille fuyante et frêle, un vieillard dont les yeux, tout ouverts, sont morts et braqués sur l’invisible, l’insidieux et triste et réjoui bourgeois dont tout l’être lugubrement impudent est l’indice de crimes demeurés ensevelis. Des actes farouches s’accomplissent, une mort soudaine, une tentative de viol, le double assassinat d’une vieille usurière et d’une mûre mystique ; et ces faits se répercutent en d’infinis affolements ; l’on assiste au trouble naissant puis despotique et mortel que cause, en une pauvre cervelle de petite fille, le souvenir d’un passé de cruauté et de souffrance ; dans Crime et châtiment l’horrible fièvre du remords sévit, étreint le meurtrier, le relâche, l’endurcit, le rompt et le prosterne en une faiblesse mêlée de férocité et de désespoir, jusqu’à ce que, cerné par la société, retranché de sa famille et renié de lui-même, il trouve auprès d’une humble fille le secret oublié des larmes et la paix du châtiment. Ces spectacles et ces récits, brouillés encore de l’incohérence, et de l’oppression des rêves qui les interrompent, forment la matière d’étranges livres ; dénués de toute poésie expresse, sombres, tristes, sales et bas, ils évoquent sourdement comme une haute fantasmagorie où les rues, les maisons et les êtres, d’abord stables ou marchants, vacillent tout à coup et planent, ombres ou noirs profils de songes.
Et jamais ce miracle ne s’opère qu’un souffle d’autre monde volatilise toute cette matière en indécis mirage. Par les portes lentement ouvertes, les inconnus qui pénètrent avec des airs de spectres se résolvent en hommes charnels, vicieux et riants ; les maisons sont hantées et profanées par devrais assassins aux mains humides d’un sang qui glue ; la justice reçoit la victime qu’elle exige, d’un magistrat court, bouffi, jaune, fumeur de cigarettes, et sa cruauté dialectique, aux prises avec la rude énergie du meurtrier, dans un duel dont l’âpre et croissante horreur n’a pas d’exemple, s’exerce entre des murs blanchis, dans un bureau où des fonctionnaires entrent. Enfin celle qui personnifie la mère douloureuse et voilée de ces drames, la créature souillée et candide qui répand sa douleur en pitié, on sait sa physionomie, le détail de sa chambre, les pièces de son costume ; celle qui restaura la paix dans l’âme défaite du criminel et lui rendit, par quelques paroles tremblantes, la joie de posséder des frères, est une pâle petite fille à la figure menue, dont les yeux, sous des cheveux blonds de lin, sont purs.
C’est en ce contraste qu’est l’étonnante nouveauté de l’art de Dostoïewski. Cet homme connaît le réel ; certaines de ses observations, celle par exemple sur la façon dont les femmes boivent le vin, sont aussi précises et oiseuses que certaines constatations détaillées des réalistes français. Quelques types secondaires, le prince Alexis et les Ikhménief dans Humiliés, le médecin Zosimoff et Razoumikhine dans Crime et châtiment sont peints en pleine vérité et apparaissent comme d’irrécusables individus. Cependant cet art de pur réalisme que Dostoïewski possède si parfaitement, n’est pas le sien : il ne décrit ni n’analyse, pour reproduire la vie et il semble qu’il n’use de ses aptitudes à la vraisemblance, que pour réprimer l’excès de ses facultés de visionnaire. Car le romancier russe ne tend pas non plus au but puéril de terrifier et de maintenir douloureusement suspendue la curiosité d’une foule ; quand on relit ses œuvres, le fantastique qui surprenait d’abord perd toute importance et sans doute Dostoïewski devait ignorer quelle singulière et théâtrale déformation il fait subir à la réalité. Cette déformation était involontaire et nécessaire, imposée par l’acte même dont le romancier envisageait la vie distante, aperçue cependant, et haïe en ses seules cruautés.
Il ne semble pas que Dostoïewski parle des événements et des êtres comme un homme qui les connaîtrait d’une longue familiarité. Il en paraît plutôt le spectateur lointain et épouvanté qui, voyant le cours des choses tel qu’il est aux seuls sens, et n’en pénétrant ni les motifs, ni l’enchaînement, les relaterait en leur disconnexité et leur inexpiable laideur. Il ne sait point les antécédents de ses créatures, et sans cesse il en entre d’inconnus et de soudains. Sauf pour certains malades dont l’âme lui est ouverte comme la sienne propre, il ne sait ni ne dit les mobiles de ses personnages, et leurs actes ne sont pas moins bizarres que les flux d’émotions qui sourdent tout à coup dans leurs cerveaux. La vie lui paraît ainsi, de dehors et de loin, décousue et étrange. Il aperçoit des gens qui gesticulent et passent, qui pleurent, qui prospèrent, qui nuisent, qui meurent, et rien ne s’explique dans le trouble de son esprit, sinon que très clairement tous soutirent et font souffrir.
Car de même que la souffrance des bêtes est plus douloureuse à voir que celle des hommes, parce qu’en ces êtres muets et séparés, on n’en mesure ni le degré ni la justice, pour ce témoin distant que fut Dosloïewski, la souffrance humaine parut épouvantable et énorme ; ignorant des causes, et ne sachant des hommes qu’il ne connaît pas, que leur plainte, hagard et apitoyé, il se penche sur la vie avec consternation, et il en dit toutes les horreurs et toute la fange, avec le singulier mélange d’insistance et de pitié, que l’on met à raconter quelque horrible accident, aperçu au hasard rapide d’un passage, noté en sa seule horreur, et retenu sans enquête comme cruellement immérité.
Tous les sous de la plainte humaine ont retenti dans son âme. Il connaît les crimes
tolérés par la loi et enjoints par la misère. La prostitution des grandes villes, ce
« tant pour cent »
de bestialité que l’humanité prélève sur sa propre
chair, lui est amèrement familière. Il en sait l’aspect coutumier autour des bouges et
dans les ruelles, les victimes que ce flot charrie et les raffinements dont elle s’orne
pour les riches dans les maisons basses où l’on entend des cris d’enfant. Et sans
comprendre la dégradation que la souffrance inflige aux misérables et qui supprime
ironiquement ainsi la classe des infortunés digues de commisération, — songeant à la fois
à un dehors qu’il a seul aperçu et à une âme qu’il imagine, il montre en Sonia souillée,
simple et calme en sa religion, l’extrême cruauté du contraste cuire le viol de toute sa
chair et les pimpances de toilette auxquelles l’astreint ce supplice lucratif. C’est avec
son chapeau, sa jupe et son ombrelle de fille, qu’elle assiste à l’agonie de son père,
dans une chambre dont l’horrible misère est banale et ouverte à la curiosité des
passants.
Ce dénuement est celui de presque tous les personnages de Dostoïewski. Il a mesuré la laideur de l’indigence. La sordide saleté des mansardes, où rôde un solitaire, qu’empeste toute une famille, la puanteur des escaliers pauvres, la nourriture immangeable et rare, la nausée et la rage que met dans la tête le vide de l’estomac, l’existence farouche du déclassé dans l’étincellement des capitales, requièrent l’âpre insistance de son style ; et au-delà de ces choses physiques, il a vu les vices et les atroces indélicatesses auxquelles condamne l’inclémence de ce sort. L’ivrognerie et le crime happent les affamés ; et Marmeladoff ayant, dans sa faiblesse, ruiné les siens et prostitué sa fille, a l’horrible et inconscient cynisme de parler, quand il implore la pitié d’étrangers, de la « propreté » qui est nécessaire à Sonia dans son métier : et c’est obsédé par la pauvreté, craignant pour sa sœur et l’âme blessée de l’amer orgueil des privations, que Raskolnikoff conçoit et résout un misérable crime.
La bassesse native, et non plus les hontes forcées, attirent encore l’analyse du
romancier russe. Le type du prince Valkowski dans Humiliés révèle
quelques-unes des fanges dormantes de l’humanité, et dessine surtout dans cette
conversation serpentine et gratuitement insultante où il parle avec des crudités canailles
de la liaison de son fils avec une jeune femme, devant celui qui l’eut pour fiancée,
« pour, dit-il, baver sur votre amour. »
Et comme le romancier mesure
l’odieux de certains actes, il sait aussi décrire l’agonie morale qu’ils infligent aux
âmes délicates et froissées. Avec la même épouvante le même instinct irraisonné et
immédiat, Dostoïewski est maître dans l’analyse des dernières tortures spirituelles. Il
excelle, et ce mot d’art est glacial pour désigner la profondeur de compassion qui le
motive, dans la peinture des éperdûments suprêmes de l’âme humaine meurtrie, déchirée,
pleurante et saignante, tressaillant de ses cris et se répandant en paroles tremblées. Il
n’est rien de plus haut, de scène écrite en phrases plus nobles, plus pénétrantes en tout
cœur, que cet incident final d’Humiliés, où Natacha, ayant consommé son
martyre et consenti à ce que son faible amant la quittât, succombe enfin à ses forces
brisées, et cependant encore éprise, dit amèrement et comme en rêve, la honte et la
délicieuse humiliation de son attachement. Et ce qui se résume dans
Humiliés, en quelques pages, forme le contenu même de tout Crime
et châtiment. Le lent et sourd accroissement de l’angoisse morale de
Raskolnikoff, le vertige et l’oppression de son projet, qu’il apercevait vague et
cependant fatal dans le délabrement de ses forces, son sourd malaise une fois le sang
versé, et l’étrange sensation de retranchement qui le prend, le lâche et le tient quand il
revoit sa mère et sa sœur, la cruauté de se sentir interdit à leurs caresses et de ne
pouvoir leur parler que les yeux détournés vers l’ombre ; puis la terreur croissante et
une sorte d’ironique rudesse s’installant dans son âme, qui l’introduisent à revisiter le
lieu du crime, et à machiner de singulières mystifications qui le terrifient tout à coup
lui-même — ces choses lacèrent son âme et rompent sa volonté ; ainsi abattu et ulcéré, il
est amené d’instinct à visiter Sonia, et à s’entretenir avec elle en phrases dures,
qu’arrête tout à coup le sanglot de sa pitié pour elle, pour lui et pour tous, en une
crise où il sent à la fois l’effondrement de son orgueil et la douceur de n’être plus
hostile ; des retours de dureté, la sombre rage de ses premières années de bague,
l’angoisse amère d’un cœur vide et murmurant, conduisent à la fin de ce sombre livre,
jusqu’à ce qu’en une matinée de printemps, au bord des eaux passantes d’un fleuve, que
continue au loin la fuite indécise de la steppe, il sente, avec la force d’eaux
jaillissantes, l’amour sourdre en lui, et l’abattre aux pieds de celle qui l’avait soulagé
du faix de sa haine.
De cet effroi, de cette horreur et de cette pitié, il semble que Dostoïewski ne peut se détourner. Comme si la vie était réellement une vision immobile et stupéfiante, il la transcrit en spectacles permanents, en âmes stables, en un perpétuel suspens des choses et des êtres. Ses livres sont la répétition, le creusement et la reprise d’une même situation, le prolongement d’une même terreur et la dissimulation d’un même mystère. En d’interminables soliloques en de lentes conversations où chaque interlocuteur prononce des sortes de discours, sans cesse la même face d’une âme est montrée, en ses détails, il est vrai, infiniment menus. L’indulgence amoureuse de Natacha, le laid cynisme du prince Valkofski, la rage de Raskolnikotf, ou sa soif de pitié, la triste imprudence de Svidrigaïloff, sont les thèmes d’infinies et enchevêtrées variations. Le mystère du sort de Nelly, entrevu dès le début, est maintenu sans alternative pendant tout le livre, comme le problème de la constance du prince Alexis ; les Possédés, L’Idiot, d’autres nouvelles sont de même des œuvres immobiles, d’inutile et morne agitation ; quant à Crime et châtiment, il est d’un bout à l’autre la description merveilleusement monotone et saisissante de la lutte d’un inaccusable criminel contre toute la société, sans que ce duel ait d’autres phases que de durs assauts sans cesse donnés et repoussés.
Il ne semble pas que Dostoïewski se propose jamais l’étude d’une âme entière dans son développement et ses réactions aux influences de la vie. Ici encore le réel exact et complet, bien qu’il ait montré pouvoir exceller à le rendre, ne l’attire pas. Mais avec sa vision lointaine, abstrayant aux choses la notion d’origine, et n’en ressentant que l’impression brute et le choc émotionnel instinctif, concentré donc en soi et forcé de recourir, quand il lui faut expliquer, à l’introspection de son âme et aux règles idéales de la mécanique spirituelle, transporté cependant d’horreur et d’amour pour ces êtres ainsi aperçus à la fois par le dehors et par leur fonds charnel de bêtes, il semble que Dostoïewski soit à la fois un psychologue idéaliste à la Stendhal, et un être barbarement sociable aimant des hommes le contact de la peau, l’attouchement du souffle et l’âcreté de l’odeur. Par un alliage aussi surprenant que celui, dans son art, du fantastique et du réel, en ses personnages il étudie à la fois, comme un virtuose variant un thème, les développements possibles de certains cas de fièvre spirituelle ; et, en même temps, il devine avec un réalisme génial toutes les forces insconscientes, ataviques et bestiales qui remuent le fond obscur des âmes balbutiantes.
Dans Crime et châtiment Raskolnikoff est, en somme, un thème d’analyse psychologique. Criminel instruit, ayant tué par théorie, nerveux, tendre, disposé aux consultations de conscience, farouche cependant et d’une volonté raidie par accès, posé ainsi comme un mécanisme complexe, il est amené successivement aux contacts, qui causeront en lui telle ou telle évolution spirituelle. Tout le livre est ainsi le récit des déterminations nécessaires d’un assassin singulier, en présence de ses amis, d’un juge d’instruction, de sa famille, d’une sorte d’amante. Le devoir d’arracher sa sœur à Loujine lui donne un instant la force de reprendre sa vie normale ; un curieux conflit d’amour instinctif, de besoin de pitié, d’ironique abaissement, le pousse à chercher en une prostituée une amie, comme la curiosité, la haine et le pressentiment d’une secrète et honteuse égalité l’attachent aux pas de Svidrigaïloff. Certains indices montrent comment ce complexe individu n’est décrit ni sur des observations directes ni entièrement, sur des souvenirs accolés et déformés. La vie spirituelle de Raskolnikoff est trop intense et trop désintéressée. Il ne semble pas admissible qu’un crime, et qu’un seul crime, laisse, même en un cerveau vibratile, un si continu retentissement et produise de si profondes modifications, sans retour d’habitudes ; et il ne semble pas non plus que la spéculation sur soi-même puisse, chez le criminel, l’emporter autant sur le souci de son salut. De même que le développement d’un thème se distingue de celui-ci par un plus enchevêtré fouillis de notes, l’on sent en Raskolnikoff un trop rapide et sursautant et sinueux flux de pensée, au lieu de la stupéfaction première et de la peur seconde qui devraient le lanciner monotonement.
Et ce manque de simplicité, qui est peut-être le signe distinctif le plus sûr entre la psychologie réaliste et l’imaginaire, existe encore dans tous les personnages et toutes les scènes des livres de Dostoïewski. Tous et partout ont la fièvre. Natacha au départ de son amant, Nelly au sortir d’un bouge, le prince Valkowski en ses rages contenues, Marmeladoff, Sonia, la sœur de Raskolnikoff, dans des crises cependant pour elles suprêmes, sentent jaillir en eux des pampres et des fusées de pensées, trépident et divaguent avec abondance et un désintéressement de fous. Enfin que l’on joigne à cette observation indirecte, un fait positif : la préface de cette merveilleuse nouvelle, Krothaïa où le romancier annonce explicitement qu’il va traiter un thème purement imaginaire ; que l’on observe qu’il le traite en effet avec le même semblant de réalisme que le cas de Raskolnikoff et avec la même prolixité dissertante, poussée ici encore à une exubérance qui altère le réel par excès.
Comment exprimer cependant la perfection de pénétration et d’imagination avec laquelle Dostoïevski crée des âmes plus animées que les vivantes ! Certes ils n’ont rien de mécanique, de fait sur un plan, de prévu et de logique, les esprits que le romancier russe a logés dans le corps émacié de Raskolnikoff ou dans la grosse enveloppe du mari de la Krotkaïa. Ces êtres qui, au-delà du normal, figurent l’exception psychologique, particularisée et intensifiée en une demi-folie, exhibent tout l’illogisme, les sursauts, les angoisses sans cause et les grosses béatitudes, les soudains serrements de dents, les coups et les retraits de sang, les folles loquacités et les silences hagards, tout le saccadé, le souffrant, le variable et le complexe d’un être à la chair mortelle. Les protagonistes, les acteurs d’Humiliés et offensés, la galerie secondaire de Crime ; cette singulière foule d’êtres infirmes et sains, détraqués, réjouis, aimants, canailles, nobles, subtilement pervers et pauvrement angéliques, les Rogojine, Muichkine, Vastasia, Philippovna de L’Idiot, donnent tous l’impression de cette chose rare dans les livres, la chair, la chair tactile, saignante, molle, rose ou sale, cette chose la plus humaine, couverte de sa peau, traversée de vaisseaux, de nerfs, de glandes, et portant dans le rapide tourbillon des liquides nourriciers, des lymphes et des hématies entre ces cellules épuisées ou turgescentes, tout l’essor des instincts, des ruts, des violences, des désirs et des douleurs, qui, sous la mince surface des phénomènes spirituels conscients, constituent comme les muscles et le squelette de l’âme humaine.
Doué d’une neuve simplicité d’esprit, s’approchant de ses semblables avec une âme à la fois tendre et barbare, et par son ignorance même de toutes les causes, prêt à ressentir des hommes ce qu’ils sont, Dostoïewski est avec eux en d’immédiates et justes communions. Sous la chamarrure des uniformes, en le déguenillement des souque-nilles, à travers le poli ou le débraillé des manières, ou des paroles choisies ou éructées, il sait discerner le fond même, boueux ou délicat, de l’homme, la simple créature matérielle, souffrante, transgressante, endolorie, irascible, périssable et vive. Entre deux êtres hostiles ou fraternels, il détermine les sympathies ou les haines de pure animalité. Les gens chez lui se parlent parfois en mots suprêmes, comme dans l’ombre d’un mot obscur et vide, oublieux de tout le convenu, et se communiquant, d’humain à humain, le secret de leur être, en des mots qui retentissent jusqu’aux viscères. Il hait et écarte les beaux diseurs, les intelligents, les habiles, les hommes bien élevés qui pensent et sentent selon les formulaires et laissant à d’autres la peinture de l’être social, il descend à tout ce qui est resté de franc et de brut dans la lie des villes ou des caractères. Son peuple, ce sont les déclassés, les prostituées, les criminels, les ivrognes, les aigrefins, ou encore les simples créatures cordiales et ces impudentes canailles qui sentent parfois le besoin de mettre à l’air leur turpitude.
Aussi nul romancier n’abonde comme Dostoïewski en confessions ravalantes, en farouches et soudaines révolutions d’âmes. Sans cesse Raskolnikoff frémit, virevolte et s’abat sous d’inexplicables souffles de rage ou de désespoir. Des colères vésaniques le saisissent, dans lesquelles il crie, insulte, serre les poings et grince des dents avec des grondements de dogue ; puis il s’affaisse et se considère ; la misère de tout son pauvre être lui apparaît et il geint encore comme une bête domestique, et cherche avec des yeux lourds une main qui le flatte. Lui et les autres, si libres et perdus de leurs actes, sentent tous le besoin de se confesser à quelqu’un d’aimant en d’explicites aveux. Masloboïef, dans Humilies, reconnaît sans impudence sa coquinerie, et avec une sorte de tristesse matoise offre ses services au pauvre écrivain dont il tâche, malgré son métier, de rester l’ami. Dans l’admirable début de Crime et châtiment, Marmeladoff ivre, fait pénitence publique dans l’atmosphère puante d’une gargote, entouré de gros rieurs, et racontant cependant toute la misère d’une âme faible, tendre, salie et torturée par d’inexpiables délits. L’étudiant Hippolyte dans L’Idiot confesse avec outrecuidance tout le ridicule de son âme creuse. Et de même que ces êtres ne témoignent cependant d’aucune honte sociale et ne souffrent de leur déchéance que parce qu’ils sont inhumains et indignes de pitié, les canailles de Dostoïewski aussi découvrent parfois naïvement et sans trop se savoir odieux, leur perversité, avec un doux cynisme. lis sont réfractaires à l’insulte, et simplement, avec au fond l’idée qu’ils sont bien de la même chair que les autres hommes, ils disent en d’horribles conversations toute la cruauté et la luxure de leurs âmes. Le prince Valkovski a cette horrible audace, Svidrigaïetoff aussi. Et quelles saisissantes paroles dans ses confidences ! Comme, au bout du compte, la raison hésite à condamner celui qui, étant mauvais et complaisant sans inquiétude pour tout ce que ses instincts l’incitent à assouvir, sourd, aveugle, insensible, fut triste cependant, puis étonné à de plus hauts appels, sut payer de sa vie sa tentative vaine d’être noblement heureux. Il n’est pas, dans tout le livre, de crise plus tragique et plus mystérieuse que la nuit précédant ce suicide, coupée de rêves obscènes, bruyante du souffle lourd du vent dans les arbres, et du lointain murmure du fleuve se gonflant ; ces longues heures, qui sont le raccourci de son trouble, de ses crimes et du puissant amour qui l’exalta à le rendre miséricordieux et désespéré, sont celles d’un demi-monstre luxurieux, dissolu, violent, rusé et gai, mais dont la chair aussi est souffrante, et désireuse de jouir et tendre à la douleur.
Car le dédain de toute hiérarchie sociale, ce reniement des apparences humaines qui ne consent pas à distinguer même entre les meilleurs et les pires par un manque singulier d’approximation et d’examen, ne va pas chez Dostoïewski sans une profonde pitié et un triste amour des hommes. Dans ses livres se trouvent les paroles les plus riches en pardon pour tous ceux en qui la vie imprime ses stigmates et fait sourdre les lents sanglots. Sans cesse il propose l’oubli des fautes, non comme un précepte commode de bonheur, mais comme une indulgence nécessaire entre frères également coupables et malheureux. Il souffre avec les violentés et se navre de la tristesse des violents. Les criminels, les débauchés, les filles séduites et les filles souillées, les petites méchantes gens, toute la saleté et les pustules du corps social, sont oints et pansés de ses maigres mains ; avec de simples paroles de compassion, ils sont consolés et attendris par l’articulation de leur sourd et gros murmure. Ainsi ces romans sont imbus de condoléance, depuis la scène où une petite enfant raconte à des parents endurcis pour leur fille, l’histoire de l’abandon de sa mère jusqu’à tous les actes évangélique de l’idiot, jusqu’à l’inoubliable entrevue de Raskolnikoff et de Sonia, irrités tous deux l’un contre l’autre, chargés des pires souillures et égaux dans le douloureux abandon de tout orgueil, qui tombent agenouillés l’un devant l’autre et pleurent sur leur souffrance et sur celle qui, diffuse dans la nuit du monde, fait sourdre de toute chair en toute terre, le même murmure de lamentations, et la même pluie lente de larmes.
Et ici le cri suprême jaillit. Effrayé de la peur de la vie et souffrant misérablement de son horreur, pénétrant l’homme dans ses dessous farouches et douloureux, pris du triste amour de sa chair souffreteuse, ne voyant en toute transgression que le commencement du châtiment, inquiet, éperdu et aimant, obstinément attaché à débattre et à retourner le problème du mal, du péché et de la peine, interrogeant la science et violenté, dans son âme obscure et slave, par la hautaine impiété de la philosophie évolutionniste, par ces doctrines qui, extraites et résumées du cours des astres, du choc des atomes, du sourd essor de la substance organique, puisent dans leur origine matérielle une inhumaine dureté et font au ciel qu’elles mesurent et dans l’âme qu’elles analysent un épouvantable et clair vide, frémissant du tranquille déni qu’elles opposent au problème final de toute méditation irréaliste — le but et le sens de la vie, — et finalement repoussé par les sèches raisons dont elles interdisent la pitié, l’aide aux faibles, aux malades, aux méchants, par la nécessité de ne point intervenir dans la lutte de tous contre fous, qui est à la fois la loi du monde vivant et la source même de ce qui nous pousse à la violer, — Dostoïewski s’est violemment rejeté en arrière ; sortant de toute église comme de tout enseignement, maudissant toute intelligence, se contraignant à croire ce qui console non sans trembler de la peur tacite d’être déçu, il a rivé ses yeux sur l’Évangile, il s’est prosterné pleurant sur la face pleurante d’un Christ populaire, en une agonie de pitié, de douleur, d’angoisse, d’effroi, de fou désespoir et de tremblante supplication aussi tragique en sa clameur que les affres contenues de Pascal.
À ce mysticisme final aboutit l’œuvre de Dostoïewski et l’âme qu’elle exprime. Elle aperçoit et rend la vie à la façon d’une vision lointaine, vaguement inexplicable et confuse sur l’horreur de laquelle elle se penche et s’apitoie ; elle médite en des hallucinations extériorisées l’infini labyrinthe du raisonnement humain, et perçoit en elle la sourde agitation des instincts, des douleurs, des passions et des rages, de tout ce qui est des nerfs et du sang ; elle est imbue de pitié, débordante d’amour pour tous ces êtres faits de péché et de souffrance, et prise alors entre son épouvante et son amour, il fallait que par un effort et une sorte de folie, pareil au coup de poing d’un exaspéré joueur d’échecs près de perdre, elle brouillât et tranchât tout dans une étrange aberration qui la fait s’incliner devant l’être même que cet acte de foi constitue l’auteur des maux dont il devient le recours.
Il apparaîtra par ce résumé, que l’originalité finale de Dostoïewski, le point par lequel il se distingue et se caractérise, est le manque de proportion, chez lui presque énorme, entre la sensibilité et le raisonnement. Cet homme voyait les choses et les êtres un peu avec la netteté et la surprise d’un demi-fou ; et comme ni la prévision ne le préparait à leur succession, ni le besoin de raisonner ne le poussait à en démêler les causes et la dépendance, il demeurait hagard devant un spectacle qui frappait ses sens de secousses disconnexes. Par une autre conséquence du même principe, le spectacle de la souffrance humaine, physique et morale, perçue d’ailleurs dans un milieu où l’homme pâtit plus qu’ailleurs, l’affligeait d’un choc plus violent que cela n’a lieu pour le commun de hommes ; car il ne pouvait réfléchir combien les malheureux sont détestables parfois, ni mesurer exactement le degré de leur infortune, qui prend une intensité entièrement différente, selon qu’on néglige ou qu’on compte le fait de l’accoutumance. De même encore, une intelligence peu développée en tant qu’intelligence, à qui les sens portent sans cesse des impressions discontinues, sera en peine d’imaginer l’idée de développement, soit dans un récit, soit dans un caractère, et concevra de préférence le suspens d’une histoire et la stabilité d’une âme. Ces âmes mêmes seront non pas observées, car les sens seuls apprennent peu de chose en psychologie réelle, mais imaginées, et imaginées à l’image de leur auteur. Celui-ci, comme tous les êtres de peu de raisonnement, les enfants, les sauvages, aura beaucoup d’imagination : et de plus, comme tous ceux que le spectacle du monde extérieur ne sollicite pas à l’effort de l’interpréter, sera disposé à tourner sur soi ses facultés d’attention et d’analyse. De là, si l’on amplifie ces aptitudes au degré où elles deviennent géniales, le merveilleux dessin de ses personnages ; de là surtout leur caractère charnel, farouche, violent, brutal et inintelligent, que Dostoïewski dut découvrir latent dans sa nature fruste d’homme plus animal que spirituel.
Enfin, qu’une sensibilité vive soit accompagnée d’émotions vives aussi, comme cela est coutumier, et l’exubérante pitié de Dostoïewski s’expliquera, si l’on conçoit, jointes en son âme, la conception de vie que nous avons dite, et une sorte de bonté rêveuse qui semble douer la race slave. Mais ici un conflit devait se produire. Quoi qu’il en eût, Dosloïewski était de ce siècle et en connaissait les doctrines qui sont exclusivement scientifiques, c’est-à-dire de raisonnement, et, en particulier, de raisonnement sur les origines. Ces doctrines ont pour trait général de vouloir expliquer, légitimer tout l’existant, et de conclure ainsi à une sorte d’optimisme résigné. Pour les accepter, Dostoïewski eût dû réprimer à la fois la pitié et l’amour que lui inspiraient les hommes. Son intelligence n’était de force ni à obtenir cette victoire, ni à faire contrepoids en un équilibre indécis, à la violence de ses sentiments. Il renia son esprit, abjura sa raison, exalta la folie, l’idiotie, l’imbécillité, la candeur des idiots et la bonté des criminels ; il devint mystique, l’on a vu par quelle angoisse, et avec quelle ferveur.
Cet homme troublé, aimant et mal pacifié, était maigre, chétif, blême. Malade de la
névrose épileptique, ayant passé en sa jeunesse par le choc effroyable d’une condamnai ion
à mort, et gracié les pieds sur l’échafaud, pour aller traîner des années dans un bagne en
Sibérie avec toute la vermine d’une société primitive, il vécut ensuite sous le ciel,
« saturé d’encre »
, de Saint-Pétersbourg, et promena dans cette sombre
ville, dure aux pauvres, sa silhouette râpée. Il se sustenta tant bien que mal de sa
plume, en une carrière misérable dont il faut lire le détail dans l’article de M. de
Vogüé, et il n’est pas jusqu’à son enterrement qui ne fut sinistre, fantastique et brutal,
avec déjà pourtant l’aube de gloire qui s’est depuis levée sur lui. Dans cette vie obscure
et dans cette ville neigeuse ou torride, l’intelligence vacillante et la sensibilité
malade de Dostoïewski se sont émues et déployées. Comme tous ceux que le froid plaisir de
connaître les choses ne distrait pas de s’en émouvoir, incapable d’arriver à la paix
philosophique des idées, il s’est troublé, il s’est désolé, et a produit des œuvres qui
sont plus des traités d’éthique et d’humanité, que d’intéressants romans.
C’est là la grande innovation de Dostoïewski et plus encore de Tolstoï, son grand rival. Ils dépeignent la vie avec détachement, et il semble qu’ils ne tiennent à la montrer soit eu sa totalité, soit en sa misère, que pour obtenir le droit d’en dire le sens et d’en tirer un enseignement. Et si l’on considère l’étendue et la pénétration de leur enquête, la façon neuve dont ils parlent de l’homme et à l’homme, leur art sincère et haut, la sérieuse ferveur de l’évangile de pitié qu’ils proposent, le plus déterminé partisan de l’art pour l’art peut se sentir hésiter et réfléchir, jusqu’à ce qu’il recomprenne que le problème de la société, de la vie de l’homme ne peut être résolu par le cri de passion des détracteurs d’intelligence, que l’évangile que prêchent les romanciers slaves a précédé de dix-huit cents ans les maux qu’ils dénomment, que l’enseignement fut la marque même de sa fausseté dans son emportement, que la vérité est paisible, persuade en paraissant et n’a nul besoin d’apôtres, que l’erreur seule parle violemment, que les œuvres d’art ne doivent pas tenter de tromper, qu’il leur suffit de contenir les préceptes latents et obéis, ceux-là du monde dont elles sont la lumineuse image.