Entretiens sur l’histoire,
par M. J. Zeller.
Et, à ce propos, du discours
sur l’histoire universelle
(suite.)
Dans une analyse sincère de ce célèbre Discours de Bossuet, on est aujourd’hui entre deux
écueils : ou bien l’on entre absolument dans la vue de l’auteur, on se place à son point
de perspective historique surnaturelle, on y abonde avec lui, et l’on choque alors
l’esprit de bon sens qui prévaut généralement dans l’histoire et qui a cause gagnée chez
la plupart des lecteurs ; ou bien l’on résiste, au nom de ce bon sens, on s’arrête à
chaque pas pour relever les hardiesses de crédulité, les intrépidités d’assertion sortant
et se succédant d’un air de satisfaction et de triomphe, on se prend à discuter cette
série d’explications miraculeuses acceptées sur parole, imposées avec autorité, avec
pompe, et l’on se met par là en dehors du plan de l’auteur et des conditions du monument.
Ce qu’il faut dire, au moins une fois pour toutes, c’est que la prétention de Bossuet,
dans cette seconde partie de son Discours où il déroule et interprète l’histoire du peuple
de Dieu, et où il fait de cette histoire exceptionnelle le nœud de celle de l’humanité
pour tout le passé et pour tout l’avenir, est étrange si l’on s’en rend bien compte, et si
l’on considère à quel prix elle se maintient. Pour lui donner raison, il faudrait, en
effet, admettre avec lui que l’intelligence de cette histoire juive et des Écritures sur
lesquelles elle repose est du ressort à peu près exclusif de la théologie, de la
tradition, telle que les Pères l’ont autrefois comprise et accommodée, et que la
connaissance directe de la langue, la discussion des textes en eux-mêmes n’est plus
aujourd’hui que très-secondaire, à tel point que tout ce que cet examen produirait de
contraire à la tradition devrait être de prime abord rejeté. Lui, Bossuet, il n’était pas
versé pour son compte dans les textes hébreux originaux, et il ne savait ces choses que de
seconde main et par les Pères. Un homme de son temps, au contraire, un habile que la
nature avait doué d’une rare faculté philologique comme elle avait doué Malebranche d’un
génie métaphysique éminent, avait entrepris cet examen puisé aux sources et avait fondé la
véritable critique des Écritures en l’appuyant sur la connaissance de l’hébreu, des
langues orientales prochaines qui en sont comme autant de branches, et sur la familiarité
avec les anciens commentateurs juifs les plus compétents. Or Bossuet combattit cet homme,
Richard Simon, le dénonça comme coupable au fond « d’une dangereuse et libertine
critique »
, d’une malignité profonde, « d’un sourd dessein de saper les
fondements de la religion »
; il le fit taire tant qu’il put ; il déclara
subversives du Christianisme, et des prophéties sur lesquelles il se fonde, les
explications les plus irréfragables ou les plus vraisemblables qui sont du ressort de la
philologie pure ; il l’accusa de substituer en toute rencontre des sens humains à ce qu’il
appelait les sens de Dieu. Cette intolérance de Bossuet, inévitable peut-être dans sa
situation et commandée par sa foi, par son caractère, éclate aujourd’hui à tous les yeux ;
et quand on lit l’ouvrage éloquent où il s’est si bien passé de Richard Simon, il est
impossible d’en séparer désormais le souvenir de ce savant qui le gênait, qui lui était
une épine au pied, et qu’il supprimait autant qu’il lui était possible. Pour tout lecteur
instruit des questions, Richard Simon, ce contemporain étouffé de Bossuet, brille dans le
Discours sur l’Histoire universelle par son absence. C’est comme un
brûlot caché sous les eaux, mais attaché aux flancs du vaisseau superbe, qu’il fera plus
tard éclater. Pour parler sans figure, cette seconde partie a perdu considérablement et
elle perdra de plus en plus dans l’opinion de ceux qui examinent.
Ces réserves faites, nous reprenons la marche et le cours magnifique du talent, en nous y laissant porter.
Bossuet, dans la suite du peuple juif, voit partout le Messie prédit, annoncé, et ne cesse d’y tendre. Il en est à David, à la royauté établie chez le peuple de Dieu, à Salomon qui bâtit le Temple et qui ne fait en cela que revêtir en quelque sorte de matériaux précieux l’idée de Moïse, qu’ajouter à l’arche première et au tabernacle du désert la magnificence et la grandeur. Bossuet ne le dit pas, mais Salomon, tel qu’il nous le montre dans son faste oriental et dans sa plénitude de jouissance, est de tous les saints rois celui qui s’est le plus accommodé de l’état présent, de la forme mosaïque tout acquise, qui s’y est le plus installé comme à demeure, en y mêlant les délices, et qui s’est le moins inquiété de Jésus-Christ. David, au contraire, le méritant et le combattant, David a non-seulement aperçu à l’avance le Messie dans sa forme glorieuse, il a eu un privilège entre les voyants, il a de loin aperçu les ignominies et les humiliations du Christ jointes à sa grandeur royale : en cela il est sorti de l’horizon hébraïque circonscrit. Il était donné à David, le roi-prophète, mais le roi humble, d’avoir cette révélation. Tous les prophètes, à sa suite, prédisent et dépeignent à l’avance ce mystère du Messie, et non seulement ils étaient les prophètes de Jésus-Christ, ils en étaient la figure par diverses circonstances de leur propre vie. Bossuet excelle à découvrir et à exprimer ces doubles sens qui sont l’attrait et le mirage des imaginations tournées au mystique, et où il triomphe après saint Augustin, après saint Bernard, après tant d’autres ingénieux talents ; car ce qu’il y a eu d’esprit, à proprement parler, dépensé à ces sortes de subtilités depuis tantôt deux mille ans est prodigieux. Bossuet, en y donnant à son tour, comme le dernier des Pères et non le moins grand, a su, le genre admis, y garder une apparence de sévérité et comme une sobriété auguste. Je ne fatiguerai pas le lecteur à suivre chez lui cette interprétation et cette vue du Messie montré de loin à tous les pas, à tous les degrés et à travers tous les accidents de l’histoire juive : cette vue est capitale chez l’auteur ; il ne peut un seul instant la laisser absente ni s’en distraire. L’histoire du Christ était écrite avant que Jésus en personne fût venu. Bossuet est à l’aise pour la reconnaître dans le langage enthousiaste et vague des prophètes, dans ce verbe de feu, sous ces images figurées qui se transmettaient de bouche en bouche et se renouvelaient sans cesse. Il entre dans l’esprit de ce ministère des prophètes, et l’on sent qu’il était digne d’en être un lui-même par le souffle de l’inspiration et par l’ardeur ; il définit en larges traits cette espèce d’école et de communauté de voyants, véritable institution monastique et cénobitique, qui maintenait à grand-peine et à grand renfort de menaces la pureté de la foi parmi les tribus fidèles. Cependant, du de hors, des conquérants surviennent, instruments la plupart de la vengeance divine : Nabuchodonosor en est le ministre direct ; Jérusalem est détruite, et le peuple emmené en captivité à Babylone. Cyrus apparaît et châtie Babylone à son tour. Jérusalem est rebâtie et l’on a le second Temple, une ère de restauration féconde. L’imagination a beau jeu, on le conçoit, pour grouper à sa fantaisie les nuages et les assembler en toutes sortes de figures monstrueuses ou grandioses à ces horizons les plus lointains de l’histoire. Ici l’on remarque chez le peuple juif un singulier interrègne de prophètes depuis Malachie, le dernier des prophètes de l’ancien peuple, jusqu’à Jésus-Christ. Il y avait eu un concours, une effusion de bouches inspirées et prophétiques, qui est suivie d’un long silence, un silence d’environ cinq cents ans.
Ces cinq cents ans n’embarrassent pas Bossuet : « Dieu donna, dit-il, à la majesté
de son Fils de faire « taire les prophètes durant tout ce temps pour tenir son peuple en
attente de Celui qui devait être l’accomplissement de tous leurs oracles. »
Il
franchit ce temps de silence, toujours son fil conducteur à la main, et le flambeau de
l’autre. Pour n’être plus prédite chaque jour, l’attente d’un Messie n’en est pas moins
constante et évidente ; les Juifs vivent sur cette foi : on attend l’accomplissement des
dernières prophéties, des derniers oracles que le Saint-Esprit avait laissés. Même dans
l’absence des prophètes et à leur défaut, « tout l’état de la nation est
prophétique. »
Ô le sublime et incomparable interprète, non-seulement de n’être
jamais en peine, mais de trouver à volonté, d’avoir à son service de telles explications
et appellations pour ce qui caractérise et distingue un peuple qui ne serait pour d’autres
que le plus crédule et le plus superstitieux des peuples ! Il est vrai qu’à la fin la
plupart attendent un Messie sous une tout autre forme que la véritable, et qu’ils ne le
conçoivent que sous la figure d’un guerrier, d’un roi-pontife à la manière des Macchabées,
et d’un libérateur terrestre. Mais qu’à cela ne tienne ! tant pis pour ces Pharisiens et
pour le peuple gâté par eux ! Bossuet a réponse à tout ; rien ne fait pli, rien ne
l’arrête.
Ici de belles pages plus générales viennent consoler, cependant, de cette histoire allégorique et mystique si prolongée, et qui nous paraît, malgré tout, un peu dure : c’est un coup d’œil jeté sur l’état du monde avant la venue du Messie, sur la préparation graduelle des esprits à le recevoir. La philosophie des Grecs, qui acheminait à la connaissance de la vérité, était, si l’on en croit Bossuet, une émanation lointaine de l’Orient et de la tradition juive. Elle était insuffisante toutefois et devait l’être, l’honneur de convertir les peuples ne lui étant pas réservé. Partout, dès qu’il s’agissait des dieux, l’erreur prévalait, et, dans les divers cultes, des horreurs d’infamie et d’impureté se joignaient aux crimes. Les Romains plus graves ne faisaient pas mieux en religion que les Grecs. Folies, extravagances ou cruautés, on n’avait qu’à choisir. Les Socrate, les Platon, se sentaient faibles et désarmés contre l’erreur publique. Le vrai Dieu était généralement ignoré, bien que le désir et l’idée s’en fissent sentir à quelques âmes. Comment tirer de là le genre humain ?
Bossuet, dans cet ordre de considérations morales, reprend les avantages et l’ascendant que son symbolisme sacré trop continu aurait pu lui faire perdre sur l’esprit de plus d’un lecteur. Jésus-Christ prêchant son Évangile est présenté par lui sous un jour en partie incontestable. Un nouveau modèle de la perfection est offert et révélé au monde. Il s’arrête pour contempler et démontrer cet accord parfait en toute la personne du Sauveur, dans sa vie, dans sa doctrine, dans ses miracles. Les miracles, il commence par là ; naturellement et nécessairement il est tout entier croyant, et de toutes ses forces, au surnaturel et au divin dans les prodiges opérés ; mais il en distingue le caractère particulier et nouveau, qui est tout humain :
« Ce ne sont point, dit-il, des signes dans le ciel, tels que les Juifs les demandaient : il les fait presque tous sur les hommes mêmes et pour guérir leurs infirmités. Tous ces miracles tiennent plus de la bonté que de la puissance, et ne surprennent pas tant les spectateurs qu’ils les touchent dans le fond du cœur. »
Quant à la doctrine, il la montre également humaine, appropriée, et tempérant la hauteur par la condescendance :
« C’est du lait pour les enfants et tout ensemble du pain pour les forts. On le voit plein des secrets de Dieu, mais on voit qu’il n’en est pas étonné comme les autres mortels à qui Dieu se communique : il en parle naturellement, comme étant né dans ce secret et dans cette gloire ; et ce qu’il a sans mesure, il le répand avec mesure, afin que notre faiblesse le puisse porter. »
Ces pages sont de toute beauté. On n’a jamais mieux fait entendre depuis Pascal que c’est là une nouvelle conduite, un nouvel ordre moral qui commence. Ici nous sommes au cœur en même temps qu’au sommet de l’œuvre de Bossuet. En nous supposant dociles, — plus dociles que nous ne l’avons été, — il nous a tenus par la main et nous a conduits où il voulait, au plus haut degré de l’autel d’où nous voyons désormais toute chose, le passé et l’avenir, la terre et le ciel. Le sommet de Moïse d’où nous avions aperçu tant de choses aussi, nous ne l’apercevons plus à son tour que dans l’éloignement et comme à nos pieds.
Bossuet, à cet endroit, renouvelle de verve et de puissance. La vie de Jésus, le scandale
qu’il cause par sa prédication et sa vertu même, l’attentat commis en sa personne par la
Synagogue, sa condamnation et son supplice, sont résumés en une page touchante :
« Le Juste est condamné à mort : le plus grand de tous les crimes donne lieu à la
plus parfaite obéissance qui fut jamais. »
— Autant j’ai pu paraître en garde
précédemment, autant je dirai ici en toute conviction que ces pages admirables par la
simplicité et la beauté morale de l’expression sont en bonne partie vraies, de quelque
côté qu’on les envisage. Il fallait bien, en effet, tout cela, tout ce sacrifice, toutes
ces vertus, toutes ces croyances, pour que des pauvres et des souffrants trouvassent en
eux la force d’entreprendre une telle œuvre que celle de sauver, de tirer des duretés et
des cruautés, d’affranchir de l’esclavage, de régénérer enfin le monde, et pour faire
faire à la masse de l’humanité un si grand pas que celui qui l’éleva de la morale du
paganisme à la morale chrétienne. Locke, Jean-Jacques, Channing, tous les chrétiens, à
quelque degré qu’ils le soient (et je les prends, on le voit, aussi inégaux que possible),
sont d’accord là-dessus. On ne saurait mieux comprendre qu’en lisant Bossuet à cet endroit
et dans tout ce qui suit, la difficulté qu’il y avait pour le monde, pour l’univers païen,
à faire ce grand pas, à sortir non plus en la personne de quelques individus d’élite, mais
en masse et par classes et nations tout entières, de cette chose confuse et qui nous
paraît si absurde, l’idolâtrie. Et Bossuet, la poursuivant sous toutes ses formes, va y
insister encore.
Pour nous qui nous permettons de choisir chez lui et de le juger tout en l’admirant, je dirai qu’il va insister trop et gâter un peu sa cause ; le théologien reparaît et se donne carrière ; il va se livrer à une sorte d’analyse psychologique du mystère de la Trinité et de celui de l’Incarnation. A force de poursuivre tous les perfectionnements qu’a apportés l’Évangile dans la vie humaine et de pousser à bout toutes les conséquences de Jésus-Christ telles qu’il les comprend et qu’il les aime, il excède et il sort de toutes les proportions de l’histoire ; il est dans le dogme, il entre dans les mystères mêmes de la vie future et des récompenses destinées aux élus. Je ne crains pas de dire qu’il dépasse en ceci la mesure d’attention d’un lecteur qui serait même mieux doué et préparé que Monseigneur le Dauphin. Jésus-Christ obtenu et parfaitement défini, au lieu de passer outre pour s’étendre, comme on s’y attend, sur les progrès de l’Église par saint Paul et après saint Paul, il va encore revenir et avec une sorte d’acharnement sur les châtiments des Juifs, sur l’accomplissement des prophéties par leur entière ruine au temps de Vespasien et de Titus. Ceux qui ont étudié Bossuet savent combien, dès ses premiers sermons prêchés à Metz, il était préoccupé de cette destruction de Jérusalem et des scènes particulières d’horreur qu’elle présente ; il y insiste de nouveau dans ce Discours, il les étale et les commente, y voyant l’image anticipée du Jugement dernier. Je l’aime mieux quand ses longueurs portent sur le caractère merveilleux du Christianisme, sur le règne de la charité, sur l’explication qu’il donne de la folie et du mystère de la Croix, qu’il semblait déjà avoir épuisé ; mais encore est-il décidément trop long, traînant ; il abonde dans ses pensées ; il y nage, mais il s’y noie. Ce peut être pour le croyant et le fidèle un trésor de réflexions chrétiennes édifiantes que cette seconde partie du Discours, mais ce n’est plus de l’histoire. Et au point de vue de l’art et de la composition, le chef-d’œuvre est manqué. Que quelqu’un ose soutenir le contraire : cette seconde partie porte en soi une superfétation de développements, et le cadre est dépassé.
Je sais qu’on ne scinde pas Bossuet. Disons la vérité et rendons toute notre pensée sans détour. Un homme un peu moins profondément croyant que Bossuet n’eût pas été si long ; il n’entre si à fond dans les mystères du Christianisme divin que parce qu’il ne se contente pas, comme tant d’autres, du christianisme social.
A la fin, Bossuet, comme s’il avait pourtant la conscience de s’être un peu trop attardé,
se secoue et se relève : il dit quelque chose à l’adresse des critiques et de ce Richard
Simon dont il avait écarté jusque-là l’idée. Il emploie sa méthode haute et méprisante ;
il impose. Selon lui, quatre ou cinq faits authentiques et « plus clairs que la
lumière du soleil »
, suffisent pour garantir tout le reste de la tradition. Gare
et malheur à qui ne pense pas ainsi ! Si l’on ne voit pas, dit-il, « que tous les
temps sont unis ensemble, que la tradition du peuple juif et celle du peuple chrétien ne
font qu’une seule et même suite, que les Écritures des deux Testaments ne font qu’un
même corps et un même livre »
; si on n’y découvre pas « un dessein
éternel toujours soutenu et toujours suivi »
; si on n’y voit pas « un
même ordre des conseils de Dieu qui prépare dès l’origine du monde ce qu’il achève à la
fin des temps, et qui, sous divers états, mais avec une succession toujours constante,
perpétue aux yeux de tout l’univers la sainte Société où il veut être servi, on mérite
de ne rien voir et d’être livré à son propre endurcissement comme au plus juste et au
plus rigoureux de tous les supplices. »
A un moment l’orateur impatient, le
prédicateur se lève : « Qu’attendons-nous donc à nous soumettre ? s’écrie-t-il.
Attendons-nous que Dieu fasse toujours de nouveaux miracles, qu’il les rende inutiles en
les continuant ?… »
Et tout le développement qui suit. Il a lancé son anathème.
Une allocution à Monseigneur termine cette seconde partie, allocution essentiellement
politique et qui s’adresse au futur souverain :
Monseigneur, lui dit-il, tout ce qui rompt cette chaîne, tout ce qui sort de cette suite (la suite de l’Église), tout ce qui s’élève de soi-même et ne vient pas en vertu des promesses faites à l’Église dès l’origine du monde, vous doit faire horreur. Employez toutes vos forces à rappeler dans cette unité tout ce qui s’en est dévoyé… »
Et invoquant l’exemple de Louis XIV, il présage et provoque, au milieu de magnifiques éloges au grand roi, la révocation de l’Édit de Nantes qui, en effet, se préparait :
« Considérez, dit-il au Dauphin, le temps où vous vivez et de quel père Dieu vous a fait naître. Un Roi si grand en tout se distingue plus par sa foi que par ses autres admirables qualités. Il protège la Religion au dedans et au dehors du royaume et jusqu’aux extrémités du monde. Ses lois sont un des plus fermes remparts de l’Église. Son autorité, révérée autant par le mérite de sa personne que par la majesté de son sceptre, ne se soutient jamais mieux que lorsqu’elle défend la cause de Dieu. On n’entend plus de blasphème ; l’impiété tremble devant lui. C’est ce Roi marqué par Salomon qui dissipe tout le mal par ses regards. S’il attaque l’Hérésie par tant de moyens et plus encore que n’ont jamais fait ses prédécesseurs, ce n’est pas qu’il craigne pour son trône ; tout est tranquille à ses pieds, et ses armes sont redoutées par toute la terre : mais c’est qu’il aime ses peuples, et que, se voyant élevé par la main de Dieu à une puissance que rien ne peut égaler dans l’univers, il n’en connaît point de plus bel usage que de la faire servir à guérir les plaies de l’Église. »
Erreur, abus de la parole et de l’éloquence ! erreur du temps, de la profession tant que l’on voudra, mais aussi erreur et faiblesse de caractère ou d’esprit en celui qui parle et qui, à force d’embrasser l’universalité des siècles, ne prévoit pas ce que lui garde le jugement du lendemain ! Non, Bossuet n’était que le prophète du passé.
La troisième partie du Discours sur l’Histoire universelle vient un peu tard. Bossuet y rentre dans les voies humaines et dans les explications par les causes particulières et secondes ; il a quelque peine à s’y remettre et à se dégager de cette vision des prophéties dont il nous a environnés, poursuivis si longtemps, et dont il était, tout le premier, ébloui. Enfin il y parvient avec quelque effort, et il veut bien accorder qu’à moins de coups extraordinaires que Dieu s’est expressément réservés pour rappeler sa présence, les choses se passent en général dans l’histoire comme s’il n’y avait que des causes naturelles et des conséquences nécessaires qui en découlent. Ici il est humain ; il ne fera appel qu’au bon sens, à l’habileté, à la prudence. Il va expliquer en observateur politique ce qu’il a tout à l’heure imposé et commandé en prophète. C’est à quelques égards la contre-partie du précédent chapitre. Il parle fort bien, pour commencer, des Égyptiens, et il a un sentiment juste de l’importance de ce premier grand empire civilisé. On dirait même qu’il a d’avance quelque pressentiment de ce que notre siècle a ressaisi et remis en lumière des mystères ensevelis de l’antique Égypte ; il exhorte Louis XIV à faire fouiller la Thébaïde ; il est très au courant pour son temps, il cite les Voyages publiés par M. Thévenot, il prédit des merveilles de découvertes, en fait de salles souterraines et de sépulcres ; il prévoit enfin, sinon Champollion et M. de Rougé, du moins M. Mariette. C’est que la grandeur et l’immutabilité de ce peuple l’avaient saisi.
Il parle ensuite des deux empires d’Assyrie ; mais tout cela est trop conjectural encore, et ce n’est qu’avec la Grèce que l’historique proprement dit commence. Bossuet apprécie dignement cette juste et forte proportion que portait en tout cette Grèce heureuse ; il loue chez elle la passion de la liberté et de la patrie comme s’il n’était pas l’auteur de la Politique sacrée. Le génie social et civilisateur des Grecs l’a surtout gagné et lui inspire de belles paroles :
« Le mot de Civilité, dit-il, ne signifiait pas seulement parmi les Grecs la douceur et la déférence mutuelle qui rend les hommes sociables ; l’homme civil n’était autre chose qu’un bon citoyen qui se regarde toujours comme membre de l’État, qui se laisse conduire par les lois et conspire avec elles au bien public sans rien entreprendre sur personne. »
Le mot de Civilisation n’est pas dans Bossuet, mais il fait rendre à ce mot de Civilité tout ce qu’il peut contenir de meilleur et de plus étendu. Sur l’idéal de la liberté chez les Grecs, sur leurs philosophes, sur leurs poètes même et sur Homère dont il interprète la mythologie par le côté principalement moral, il a des pages senties qu’il n’aurait jamais écrites avant 1670, avant de s’être retrempé, pour son préceptorat du Dauphin, aux vives sources de l’ancienne littérature profane. Les portraits qu’il trace d’Athènes et de Lacédémone pourraient être sans doute plus creusés ; Montesquieu, en son Esprit des Lois, a opposé le caractère des deux peuples dans des chapitres qui seraient définitifs, si rien était définitif en ce monde. De même sur les Macédoniens et sur Alexandre : chez Bossuet, c’est une première et large vue ; l’homme est bien compris dans son ensemble et posé avec son vrai caractère en termes magnifiques ; l’historien orateur est égal à son sujet, à son héros ; ce portrait d’Alexandre est un portrait d’oraison funèbre ; il a le mouvement et comme le souffle oratoire : chez Montesquieu, les raisons de la politique et du génie d’Alexandre sont bien autrement recherchées et déduites ; c’est bien autrement expliqué ; chaque parole frappe comme un résultat, et l’expression est vive, figurée ; le tout gravé en airain : c’est un long bas-relief d’Alexandre.
On ne peut qu’admirer, en somme, la large et intelligente manière dont Bossuet a parlé de la Grèce. Il l’a sentie par les institutions et par le génie social, autant que Fénelon a pu la sentir par la poésie et par le goût. Mais les Romains sont proprement le triomphe historique de Bossuet ; c’est un peuple qui naturellement lui va : il a de lui-même la suite. La milice et la politique romaines s’expliquent sous sa plume ; il se plaît à ces tableaux sévères : le voilà Romain aussi franchement qu’il a été Hébreu. L’idée de discuter le fond des anciens récits ne lui vient pas plus pour Tite-Live qu’elle ne lui est venue pour Moïse ; il s’applique d’ailleurs avant tout à l’esprit des institutions. Il définit très-bien la liberté dure et pauvre du Romain qui ne ressemblait pas à la liberté brillante et polie de la Grèce. Toute la magnificence des Romains, dans le bon temps, était publique : l’épargne ne régnait que dans les maisons des particuliers. A l’entendre nous développer le secret de ce peuple-roi dans sa discipline, dans son ordre et sa tactique, dans son courage exempt du faux point d’honneur, comparer ensemble la phalange macédonienne et la légion romaine, puis pénétrer dans les conseils de son Sénat, dans cette conduite si forte au dehors, si ferme au dedans, Bossuet se montre historien philosophe, comme auparavant il était historien prophète. Il est avec Polybe, comme auparavant il était de moitié avec Moïse. Ici encore il se rencontre et plus directement que jamais avec Montesquieu. Tous deux empruntent au même Polybe et y puisent largement : de là une ressemblance inévitable. Bossuet voit de haut : Montesquieu serre de plus près. C’est le résultat chez lui d’une étude précise ; il a ramassé et comparé une bien autre quantité de faits. Chez Bossuet, c’est une vue d’ensemble et un peu de théorie, un développement ; chez Montesquieu, c’est une marche sur un terrain coupé de replis à chaque pas, et dans chaque repli se lèvent des faits nouveaux. Chez Bossuet, les considérations ont plutôt le caractère moral, et chez Montesquieu un caractère politique. Quelle plus belle définition, quelle plus noble intelligence de ce qu’on appelle esprit public que dans ce passage de Bossuet !
« Qui peut mettre dans l’esprit des peuples la gloire, la patience dans les travaux, la grandeur de la nation et l’amour de la patrie, peut se vanter d’avoir trouvé la constitution d’État la plus propre à produire de grands hommes. C’est sans doute les grands hommes qui font la force d’un empire. La nature ne manque pas de faire naître dans tous les pays des esprits et des courages élevés, mais il faut lui aider à les former. Ce qui les forme, ce qui les achève, ce sont des sentiments forts et de nobles impressions qui se répandent dans tous les esprits et passent insensiblement de l’un à l’autre… Durant les bons temps de Rome, l’enfance même était exercée par les travaux ; on n’y entendait parler d’autre chose que de la grandeur du nom romain… Quand on a commencé à prendre ce train, les grands hommes se font les uns les autres ; et si Rome en a porté plus qu’aucune autre ville qui eût été avant elle, ce n’a point été par hasard ; mais c’est que l’État romain constitué de la manière que nous avons vue était, pour ainsi parler, du tempérament qui devait être le plus fécond en héros. »
La guerre d’Annibal est très-bien touchée par Bossuet ; et quand il a bien saisi et rendu
le génie de la nation, la conduite principale qu’elle tint les jours de crise, et le
caractère de sa politique, il ne suit pas l’historique jusqu’au bout, comme l’a fait et
l’a dû faire Montesquieu. Ainsi ce Mithridate qui fournit matière à un si beau chapitre
chez Montesquieu, n’est pas même nommé chez Bossuet. — A propos du Droit romain, des lois
romaines qui ont paru si sages et si saintes que leur majesté a survécu à la ruine même de
l’Empire, Bossuet a ce beau mot, souvent cité : « C’est que le bon sens qui est le
maître de la vie humaine « y règne partout. »
La fin de cette troisième partie peut paraître brusquée. Après avoir exposé à si grands traits la constitution et le génie des Romains, Bossuet revient comme en arrière et se met à énumérer une série des faits principaux depuis Romulus. Il y a ici quelque manque d’art et d’ordonnance, et toute cette fin est courte ou même écourtée. Ce n’est plus qu’un canevas. Il ne traite ni de Sylla ni de César. Plus loin, dans le narré de l’Empire, il oublie de nommer Trajan, si bien vengé par Montesquieu ; il nomme seulement Marc-Aurèle, et sans un éloge. Toutes ces dernières pages ne sont qu’une suite de récapitulations. On sent que l’ouvrage n’est pas terminé. L’auteur conclut en revenant à son dessein principal et en rattachant cette troisième partie à la seconde par un rappel énergique des conseils divins et des ordres secrets de la Providence. L’historien, l’observateur politique a cessé son rôle : l’évêque a reparu. Un mot d’éloge, à la fois excessif et vague, sur Charlemagne qui était la fin indiquée d’avance, montre qu’il avait peu étudié de près ce dernier des grands conquérants dont il parle comme d’un saint Louis. Il eût été, en effet, bien difficile à Bossuet de poursuivre sa tâche pour les âges suivants ; la critique et l’érudition historique n’avaient pas assez aplani les voies.
Tel est, — tel du moins qu’il s’est dessiné à moi en toute sincérité, — ce noble ouvrage
qui restera toujours comme un puissant monument de la vue, de la force surtout, de
l’ordonnance et de la méthode propres à Bossuet, en même temps que de son mâle et
majestueux talent. De loin, il s’élèvera et paraîtra de plus en plus, aux regards d’une
postérité qui aura, je le suppose, bien d’autres visées, comme une colonne, ou mieux une
double ou triple pyramide un peu singulière d’aspect ; mais en approchant, en le
considérant de près, que de belles et grandes choses on y retrouvera, dites pour la
première fois et de cette manière durable et superbe qui ne saurait s’imiter ! Le fond du
dessein de Bossuet, on le sait maintenant, et on le tient de sa propre bouche, était dans
ce livre de « prouver le Christianisme aux libertins. »
C’est une
démonstration par l’histoire, et les faits en main, qu’il avait entreprise. Il n’y a qu’un
Bossuet pour l’avoir exécutée de cette sorte et avec cette hauteur, fût-ce même
incomplètement. Mais il est juste aussitôt d’ajouter qu’il n’y a pas là de quoi décourager
ceux qui ne sont nullement rivaux du grand évêque, qui procèdent d’un autre esprit et qui,
sans sortir du domaine des faits positifs et du champ visuel des causes secondes, ne
prétendent qu’au genre de vérité sublunaire qui est à la portée de notre recherche et de
notre raison. Ils ne se rencontreront qu’à peine avec lui sur des détails et des incidents
de la route ; ils ne lui font pas concurrence. Nous voilà revenus à M. Zeller.