(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers (tome xviie ) » pp. 338-354
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(1870) Causeries du lundi. Tome XIV (3e éd.) « Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers (tome xviie ) » pp. 338-354

Histoire du Consulat et de l’Empire, par M. Thiers67
(tome xviie )

Le monument historique que M. Thiers a commencé d’élever il y a quinze ans, qu’il n’a cessé d’édifier depuis avec ardeur et constance, à travers les vicissitudes de sa vie publique, comme dans sa retraite si noblement remplie, peut être considéré comme terminé. Son dix-septième volume, qui est peut-être le plus beau de tous, et qui est certainement le plus émouvant, le plus poignant d’intérêt pour tout cœur français, comprend les événements des deux derniers mois de 1813 et des quatre premiers de 1814 : il ne reste plus à l’auteur, pour clore entièrement son œuvre, qu’à écrire l’histoire des Cent-Jours, cette histoire pénible, où d’autres, avides de désastres, se sont jetés avant lui, où lui il n’arrive qu’à regret et comme par nécessité, et où, venant le dernier, il saura apporter, sur des points encore controversés, des lumières, à quelques égards nouvelles et peut-être décisives. Mais il n’est que juste, au moment où son dix-septième volume paraît, de le saluer au moins d’un hommage, pour le sentiment patriotique profond dont ces pages sont tout entières animées. Un jugement de détail, avec les discussions qu’il introduirait, ne saurait être porté ici, par nous du moins ; mais il nous est possible, et il nous est particulièrement précieux, à nous qui, depuis 1827, n’avons cessé d’aimer et d’honorer en M. Thiers un historien qui parle au cœur de la France, de lui rendre une fois encore ce témoignage au terme de sa plus belle production. Et n’a-t-il pas mérité que le plus auguste et le plus glorieux des patriotes, celui qui a reporté plus haut qu’il n’avait été placé depuis quarante-cinq ans le drapeau de la France, le désignât du nom auquel on le reconnaît d’abord, en l’appelant un historien national ?

Le 24 décembre 1813, « jour de funeste mémoire », les coalisés passent le Rhin ; l’Empire est envahi : il faut recommencer une campagne d’hiver et en terre de France. Pour y suffire, Napoléon n’a en main que d’héroïques débris, auxquels il va joindre de hâtives recrues, bientôt héroïques elles-mêmes. Deux armées envahissantes, l’une l’ancienne armée de Silésie sous Blucher, l’autre l’ancienne armée de Bohême sous Schwarzenberg, s’avancent, la première de Mayence à Metz, la seconde de Bâle, en longeant le Jura, et de Besançon sur Langres. Sans s’arrêter à des sièges, tournant nos défenses, elles se sont donné rendez-vous sur la Haute-Marne, entre Chaumont et Langres, d’où, réunies, elles doivent se porter en masse vers Paris, droit au cœur et à la tête de l’Empire. Sur cette vaste portion de circonférence entamée de toutes parts à la fois, nos maréchaux Victor, Marmont, Ney, Mortier, avec des corps réduits et refoulés qu’ils ralliaient à grand effort, faisaient face en reculant. Napoléon, au centre, à Paris, crée à toute force des ressources, hâte la réorganisation, l’armement des recrues : les fusils manquaient encore plus que les bras. Enfin, parti le 25 janvier au matin de Paris, il arrive le même jour à Châlons-sur-Marne, où il a appelé ses maréchaux : les renforts ne sont pas prêts encore, il n’apporte que lui-même, mais lui tout entier, lui redevenu soldat, plus actif, plus confiant que jamais, plus fertile en combinaisons et en ressources, ayant comme laissé à Paris tous les soucis amers, serein de visage et l’étoile au front, et, pour tout dire, le général de l’armée d’Italie.

Il y a dans l’ordre de la nature de ces moments de retour et de ces reprises de jeunesse : il y a, au déclin de l’automne, de ces journées encore si brillantes, qu’on est tenté de se demander si c’est le printemps qui revient. De même dans la vie et la destinée des hommes, — des grands hommes —, quand les circonstances y prêtent, il est de ces heures où ils paraissent tout d’un coup se retrouver tels qu’au début pour les qualités les plus vives, pour celles même que l’âge et la fatigue avaient nécessairement diminuées. 1814 fut pour Napoléon général une de ces merveilleuses saisons de rajeunissement. Au milieu des plus formidables difficultés et dans une situation extrême, la netteté des vues, leur promptitude, leur multiplicité (chaque jour et chaque heure en demandant de nouvelles), l’à-propos et la perfection de l’exécution avec des moyens tels quels, tronqués et insuffisants ; le nerf et la vigueur dans leur dernière précision, une célérité qui suppléait au nombre ; une vigilance de tous les instants ; l’infatigable prodigalité de lui-même ; non seulement la constance, cette vertu des forts, mais l’espérance, ce rayon de la jeunesse, tout cela lui était, je ne dirai pas revenu (car tout cela appartenait de tout temps à sa nature), mais rendu au complet et à la fois, s’était renouvelé, réexcité en lui, et se couronnait d’une suprême flamme. Il faut voir tout d’abord comme il expose à ses maréchaux fatigués et déconcertés, bien que toujours intrépides, le plan et les chances de la campagne, les fautes prochaines nécessaires, immanquables, des assaillants, les occasions certaines d’en profiter, les ressources de tout genre sur un terrain connu, entre des rivières fréquentes, au milieu de populations auxiliaires et unanimes, avec les secours et les diversions que les lieutenants lointains, accourus au signal, ne pouvaient manquer d’apporter bientôt :

Tout n’était donc pas perdu, s’écriait Napoléon ; on aurait quelque bonne journée encore. La guerre présentait tant de chances diverses quand on savait persévérer ! Il n’y avait de vaincu que celui qui voulait l’être ! Sans doute on aurait des jours difficiles ; il faudrait quelquefois se battre un contre trois, même un contre quatre ; mais on l’avait fait dans sa jeunesse, il fallait bien savoir le faire dans son âge mur. D’ailleurs, de tous les débris de l’ancienne armée, on avait conservé une excellente et nombreuse artillerie, au point d’avoir cinq ou six pièces par mille hommes. Les boulets valaient bien les balles. On avait eu toutes les gloires ; il en restait une dernière à acquérir qui complète toutes les autres et les surpasse, celle de résister à la mauvaise fortune et d’en triompher ; après quoi on se reposerait dans ses foyers, et on vieillirait tous ensemble dans cette France qui, grâce à ses héroïques soldats, après tant de phases diverses, aurait sauvé sa vraie grandeur, celle des frontières naturelles, et de plus une gloire impérissable. — En disant ces nobles paroles, Napoléon se montrait serein, caressant, rajeuni…

Il n’y avait, malheureusement, de vrai dans sa conclusion que la gloire. Cette dernière campagne, en effet, est restée peut-être la plus glorieuse de toutes pour le général. On l’avait dit souvent, mais M. Thiers nous le fait comprendre. Il n’était pas possible de nous initier davantage à toutes les difficultés, et à toutes les opérations de guerre imaginées pour les vaincre. C’est un problème qui se déplace, qui se pose à chaque instant en des termes nouveaux ; et chaque fois il s’improvise, dans la tête militaire la plus inventive qui ait jamais été, une manière de solution nouvelle. Pour moi, et, je pense, pour la plupart des lecteurs, la campagne de France, si louée, était auparavant, et malgré d’intéressants mais incomplets récits, un merveilleux poème écrit plus ou moins dans une langue étrangère que je ne comprenais qu’en gros, à peu près, que j’admirais un peu sur la foi des gens du métier : M. Thiers me l’a traduit, expliqué point par point ; il me fait assister à tout, non seulement aux actions, mais aux conseils, aux idées rapides qui illuminent, à chaque incident imprévu, cette imagination de feu, si ardente à la fois et si positive ; il me donne l’intelligence et le secret de chaque solution. Le livre liie , notamment, qui s’intitule « Brienne et Montmirail », ces 170 pages qui embrassent moins d’un mois, qui développent surtout ces huit brillantes journées (10-18 février) de victoires arrachées coup sur coup, de succès enchaînés, Champaubert, Montmirail, Château-Thierry, Vauchamps, jusqu’à Montereau où le temps d’arrêt recommence, ces bonnes journées dans lesquelles Napoléon put croire au retour de son soleil et sourire aux dernières faveurs de la fortune, n’ont rien qui les égale, et M. Thiers lui-même y a retrouvé comme son héros (avec tous les mérites acquis) ce je ne sais quoi de rapide et de svelte qui caractérisait ses premiers récits de 1796, ces anciennes pages un peu trop oubliées maintenant, effacées par ses derniers écrits, mais qui étaient d’une si fraîche inspiration et comme enlevées et légères. Ce n’est plus en Italie pourtant, si l’on a retrouvé tout entier le jeune général d’Italie, c’est en France que l’on combat, sur un sol plus cher encore, plus sacré et tout palpitant : et c’est ce qui fait que même ces dernières journées de gloire sont déchirantes, en ce que l’on sent qu’elles sont fugitives et qu’elles vont finir.

Après le combat de Brienne, qui n’est qu’une entrée en matière, la plus acharnée des reconnaissances, une manière de tâter vigoureusement l’une des deux armées de la coalition, on a la bataille de la Rothière livrée par les coalisés réunis, acceptée par Napoléon, qui, cette fois, n’attaque plus, mais résiste, résiste avec 32000 hommes contre 170000, dont 100000 engagés. Cette journée d’énergique résistance, que M. Thiers appelle un grand acte militaire, un vrai phénomène de guerre, montre tout ce qu’on peut et jusqu’où l’on peut, et sert à couvrir une retraite devenue nécessaire devant des forces si démesurées ; elle nous laissait dans un immense péril. Napoléon, qui découvre des ressources là où les autres n’en soupçonnent pas, n’a rien perdu de sa confiante certitude pendant les jours suivants. « Point troublé, point déconcerté, point amolli surtout, supportant les fatigues, les angoisses, avec une force bien supérieure à sa santé, toujours au feu de sa personne, l’œil assuré, la voix brusque et vibrante », il porte fièrement son fardeau ; il attend, il espère une faute des ennemis qui ne peuvent manquer d’en faire. Les coalisés, en effet, même après leur jonction, peuvent difficilement rester réunis. Des inégalités d’ardeur et d’humeur, des rivalités, des nécessités stratégiques, doivent les séparer et rompre leur marche en commun. Car si cette masse compacte, ce noir nuage « qui offusquait tous les yeux et terrifiait tous les cœurs » ne s’entrouvrait pas, si l’ennemi assemblé s’obstinait à refouler étape par étape Napoléon, chacun se voyait réduit à recommencer deux et trois fois peut-être, et en nombre de plus en plus disproportionné, cette glorieuse, mais désespérée, mais accablante bataille de la Rothière, qui finirait fatalement sous les murs de Paris et serait tôt ou tard perdue.

Dans une telle situation, là où personne autre n’entrevoyait de ressources possibles que dans le résultat des négociations engagées, Napoléon, lui, ne cherchait et ne voyait d’issue que par quelqu’un de ces grands coups comme il en avait tant de fois frappé, et comme le jeu de la guerre en offre volontiers aux grands capitaines.

Il a l’œil aux aguets. Blucher, à ce qu’il pressent, ne peut rester si près de Schwarzenberg ; laissant celui-ci opérer sur la Seine, l’ardent général prussien doit désirer de se porter lui-même sur la Marne, afin d’être plus libre d’agir à sa guise, et pour arriver, s’il se peut, le premier au but. La prévision se justifie. Les armées des coalisés, d’ailleurs, en se portant d’une rivière à l’autre, et en étendant leurs bras de manière à pouvoir se donner la main dans les intervalles, ne croyaient pas se diviser, mais se déployer seulement ; elles se flattaient de n’opérer qu’un plus large mouvement de pression, un refoulement alternatif, en débordant l’armée française tantôt sur une aile, tantôt sur l’autre. Napoléon a vu la faute ; il suit de l’œil l’écartement de Blucher ; il en ressent une vive joie, une joie croissante, « la seule qu’il lui fût encore donné d’éprouver ». Se décidant aussitôt à se placer entre Schwarzenberg et Blucher, il laisse quelques corps et divisions échelonnés sur la Seine, et il se porte en secret, en toute diligence, vers la Marne, où il compte bien (car de son coup d’œil supérieur il a tout deviné) tomber en plein à travers les corps en marche de Blucher, dispersés et distants, et faire bombe au milieu d’eux. Forçant les difficultés de terrain, perçant par des marais dits impraticables, d’où son artillerie se débourbe à force de bras, il arrive en droite ligne et débouche sur Champaubert, surprend le corps d’Olsouvieff, qu’il coupe de Blucher, resté en arrière à Étoges ; il le détruit en partie et le rabat sur Montmirail. Première faveur de la fortune, premier mouvement de joie depuis le commencement de la campagne ! « Si demain je suis aussi heureux qu’aujourd’hui, disait-il le soir en soupant dans une auberge de village en compagnie de ses maréchaux, dans quinze jours j’aurai ramené l’ennemi sur le Rhin, et du Rhin à la Vistule il n’y a qu’un pas ! » — Le lendemain (11 février), il est aussi heureux ; il pousse à gauche, vers Montmirail, sur le général Sacken, isolé à son tour, mais qui a avec lui 20000 hommes. Cette journée, dite de Montmirail, est encore plus brillante que celle de la veille. Sacken y a perdu 8000 hommes, Napoléon de 7 à 800. Les jours suivants promettent plus encore, et Napoléon va leur faire rendre ce qu’ils promettaient. Sacken s’est replié sur le général d’York. Napoléon, tenant toujours Blucher en respect par un de ses maréchaux, pousse à fond sur les lieutenants séparés de leur chef ; c’est le combat de Château-Thierry (12 février). Un pont détruit sur la Marne dérobe trop tôt les ennemis et les met à l’abri d’une dernière poursuite ; il emploie le reste de la journée du 12 et celle du 13 à le réparer. Mais, apprenant que Blucher en personne s’avance pour avoir raison de l’affront de ses lieutenants, il revient sur Montmirail ; le 14 au matin, rejoignant Marmont qui tient tête à Blucher, il prend à l’instant l’offensive et fait perdre au généralissime prussien de 9 à 10000 hommes ; c’est la journée dite de Vauchamps.

Ainsi, presque sans bataille, en quatre combats livrés coup sur coup, Napoléon avait entièrement désorganisé l’armée de Silésie, lui avait enlevé environ 28000 hommes sur 60000, plus une quantité immense d’artillerie et de drapeaux, et avait puni cruellement le plus présomptueux, le plus brave, le plus acharné de ses adversaires. Il y avait de quoi être fier et de son armée et de lui-même, et des derniers éclats de sa miraculeuse étoile, miraculeuse jusque dans le malheur !

Mais, pendant ce temps-là, Schwarzenberg a fait des progrès, et s’est avancé le long de la Seine ; il est grand temps de l’arrêter et de le refouler à son tour, laissant donc Marmont à Étoges pour observer Blucher, qui a assez à faire de ramasser et de rejoindre comme il peut ses débris, il se porte lui-même en arrière et à la traverse pour rallier les autres maréchaux qui ont dû rétrograder. Il reprend l’offensive sur cette autre ligne le 17 (à Nangis, trois jours après Vauchamps), et le 18 se livre le combat de Montereau, dont une lenteur de Victor rendra le résultat incomplet, mais qui couronne si glorieusement ces huit jours de prodiges.

C’est le matin même de Montereau que Napoléon écrivait à M. de Caulaincourt afin de lui retirer la carte blanche qu’il lui avait donnée pour les conférences de Châtillon ; et, lui exprimant le changement de la situation, il la jugeait ainsi : « Ma position est certainement plus avantageuse qu’à l’époque où les Alliés étaient à Francfort ; ils pouvaient me braver, je n’avais obtenu aucun avantage sur eux, et ils étaient loin de mon territoire. Aujourd’hui c’est bien différent. J’ai eu d’immenses avantages sur eux, et des avantages tels qu’une carrière militaire de vingt années et de quelque illustration n’en présente pas de pareils. »

Et trois jours après, mécontent d’Augereau qui, chargé d’organiser un corps d’armée à Lyon et d’opérer une diversion qui aurait pu être décisive, trouvait des difficultés à tout, Napoléon lui écrivait cette lettre mémorable, où sous la sobriété et la sévérité impériale il perce quelque chose de l’accent familier du général d’autrefois, qui fait appel à son vieux compagnon d’armes de 1796 :

Nogent-sur-Seine, 21 février 1814.

Le ministre de la guerre m’a mis sous les yeux la lettre que vous lui avez écrite le 16. Cette lettre m’a vivement peiné. Quoi ! six heures après avoir reçu les premières troupes venant d’Espagne, vous n’étiez pas déjà en campagne ! six heures de repos leur suffisaient. J’ai remporté le combat de Nangis avec la brigade de dragons venant d’Espagne, qui de Bayonne n’avait pas encore débridé. Les six bataillons de Nîmes manquent, dites-vous, d’habillement et d’équipement, et sont sans instruction ! Quelle pauvre raison me donnez-vous là, Augereau ! J’ai détruit 80000 ennemis avec des bataillons composés de conscrits n’ayant pas de gibernes et étant à peine habillés. Les gardes nationales, dites-vous, sont pitoyables. J’en ai ici 4000 venant d’Angers et de Bretagne, en chapeaux ronds, sans gibernes, mais ayant de bons fusils : j’en ai tiré bon parti. — Il n’y a pas d’argent, continuez-vous. Et d’où espérez-vous tirer de l’argent ? Vous ne pourrez en avoir que quand nous aurons arraché nos recettes des mains de l’ennemi. Vous manquez d’attelages : prenez-en partout. Vous n’avez pas de magasins ; ceci est par trop ridicule ! — Je vous ordonne de partir douze heures après la réception de la présente lettre pour vous mettre en campagne. Si vous êtes toujours l’Augereau de Castiglione, gardez le commandement ; si vos soixante ans pèsent sur vous, quittez-le, et remettez-le au plus ancien de vos officiers généraux.  La patrie est menacée et en danger ; elle ne peut être sauvée que par l’audace et la bonne volonté, et non par de vaines temporisations. Vous devez avoir un noyau de plus de 6000 hommes de troupes d’élite ; je n’en ai pas tant, et j’ai pourtant détruit trois armées, fait 40000 prisonniers, pris 200 pièces de canon et sauvé trois fois la capitale. L’ennemi fuit de tous côtés sur Troyes. Soyez le premier aux balles. Il n’est plus question d’agir comme dans les derniers temps, mais il faut reprendre ses bottes et sa résolution de 93. Quand les Français verront votre panache aux avant-postes, et qu’ils vous verront vous exposer le premier aux coups de fusil, vous en ferez ce que vous voudrez.

J’ai pris plaisir (le seul plaisir qu’on puisse prendre dans cette émouvante et douloureuse lecture) à circonscrire cet intervalle lumineux des belles journées de février, à détacher cette magnifique éclaircie dans le ciel le plus sombre, — ce qu’on peut appeler une dernière campagne d’Italie dans celle de France. Il est encore un point sur lequel j’aime à rendre hommage, et en ce lieu même, à M. Thiers : c’est pour le soin qu’il prend, au milieu de toutes les réserves politiques qu’il a dû faire, de marquer, de relever le sentiment patriotique et national de Napoléon, voulant tout, même la ruine et la perte du trône, plutôt que la mutilation de la France et l’abdication de ce qu’il considère comme son propre honneur. « Vous parlez toujours des Bourbons, disait-il à Caulaincourt, j’aimerais mieux voir les Bourbons en France avec des conditions raisonnables, que de subir les infâmes propositions que vous m’envoyez », c’est-à-dire de garder une France réduite au-dessous d’elle-même. — « Si je me trompe, eh bien nous mourrons ! nous ferons comme tant de nos vieux compagnons d’armes font tous les jours, mais nous mourrons après avoir sauvé notre honneur. » — Et à Fontainebleau, à la dernière heure, et quand son destin va se consommer : « Vous avez bien fait de ne rien signer. Je n’aurais pas souscrit aux conditions qu’on vous aurait imposées. Les Bourbons peuvent les accepter honorablement ; la France qu’on leur offre est celle qu’ils ont faite. Moi, je ne le puis pas. Nous sommes soldats, Caulaincourt ; qu’importe de mourir, si c’est pour une telle cause ? » Ce sont là des accents qui parlent d’eux-mêmes, mais que M. Thiers, qui les sent autant que personne, n’a nulle part négligé de faire ressortir.

C’est le même sentiment d’honneur héroïque et royal, et du noble orgueil invincible qu’on n’en saurait séparer, qui faisait dire au grand Frédéric, au moment le plus désespéré de la guerre de Sept Ans et dans les heures terribles où il songeait à se donner la mort, plutôt que de signer son déshonneur et celui de sa patrie (juillet-octobre 1757) :

J’ai cru qu’étant roi, il me convenait de penser en souverain, et j’ai pris pour principe que la réputation d’un prince devait lui être plus chère que la vie… Je suis très résolu de lutter encore contre l’infortune ; mais en même temps suis-je aussi résolu de ne pas signer ma honte et l’opprobre de ma maison… Si vous prenez la résolution que j’ai prise (la sœur généreuse à laquelle il écrit, la margrave de Baireuth, avait résolu de mourir en même temps que lui), nous finissons ensemble nos malheurs et notre infortune, et c’est à ceux qui restent au monde à pourvoir aux soins dont ils seront chargés, et à porter le poids que nous avons soutenu si longtemps.

Frédéric ne veut pas que la Prusse soit moindre qu’il ne l’a faite, qu’elle soit refoulée dans ses sables ; si d’autres doivent signer cette mutilation et cette déchéance, ce ne sera pas lui du moins, après qu’il l’a agrandie par l’épée. Peut-on s’étonner que les nations s’identifient avec les figures de héros qui ont ainsi vécu et lutté jusqu’à l’extrémité pour leur grandeur, et qu’elles disent dans leur enthousiasme d’instinct et par une de ces raisons du cœur, supérieures à la raison même : Eux, c’est moi !

Dans les dernières combinaisons stratégiques imaginées jusqu’à la fin de la lutte par Napoléon et qui consistent à enfermer plus ou moins les coalisés, à opérer sur leurs flancs et sur leurs communications, à les étreindre dans un cercle fatal d’où ils ne sortiront pas, il y a toujours une supposition et un sous-entendu qui frappe même les profanes comme nous et les ignorants dans l’art de la guerre : c’est que Paris, pendant ce temps, tiendra ferme, c’est que le point d’appui de tout l’effort, la clef de voûte ne cédera pas. Or, pour que cette clef fût solide, il eût été nécessaire que Paris fût fortifié. C’est ce souvenir toujours présent de 1814 et de l’endroit faible par où toutes les énergiques combinaisons de l’empereur avaient manqué, c’est la leçon cruelle de l’expérience qui a amené, vingt-six ans plus tard, la détermination de fortifier Paris. M. Thiers, qui revient plus d’une fois sur ce noble et patriotique ouvrage, et qui en fait honneur à qui de droit, nous permettra de lui en attribuer à lui-même, à lui le grand promoteur, une très bonne part. Je ne pense jamais à ce temps où se discutait et s’agitait si vivement parmi nous le plus ou moins d’utilité des onze ou douze lieues de murailles et des seize citadelles dominantes, sans me rappeler les sentiments divers et soudains qui, dès le premier jour, partagèrent à ce sujet le monde politique et qui séparèrent des hommes habitués jusque-là à se croire unis. C’est que chacun, comme par enchantement, était revenu de 1840 à ses anciens sentiments de 1814 et jugeait de la nouvelle mesure par ses dispositions d’autrefois. Quand un gros nuage chargé de foudre passe dans l’air, tous les corps s’en ressentent aussitôt et reprennent chacun le genre d’électricité qui leur est propre, bien souvent une électricité contraire : ainsi arriva-t-il en 1840 dans le conflit des opinions sur la grande mesure : Faut-il, ou ne faut-il pas fortifier Paris ? Chacun était subitement revenu à ses origines : les blancs étaient redevenus blancs, les bleus étaient bleus. Tous ceux qui en 1814 étaient à quelque degré pour la paix, pour la reddition et la capitulation, pour qu’on ne luttât point à outrance contre l’étranger, tous ceux-là allaient répétant : « À quoi bon ? pourquoi des murailles ? la partie est déjà perdue quand on en est là. » Et il y avait de belles, de spécieuses raisons de civilisation, d’humanité, à l’appui de leur thèse. Tous ceux, au contraire, qui voulaient à tout prix l’inviolabilité du cœur de la nation ; aux yeux de qui le triomphe de la double invasion avait été la plaie saignante dont on ne s’était pas relevé encore, la plaie intestine qui, même guérie et fermée en apparence, continuait de gêner les mouvements, de paralyser la force et la pleine action de la France ; tous ceux qui, en 1814, avaient pensé comme les soldats de Fontainebleau, et comme aujourd’hui encore M. Thiers, qu’une dernière bataille livrée et gagnée jusque dans Paris, une victoire qui eût rétabli d’un seul coup la France dans sa juste grandeur, n’eût pas été trop payée, même au prix des splendeurs du Paris d’alors ; tous ceux qui, l’année suivante, avaient saigné et pleuré de douleur à la nouvelle de Waterloo, ceux-là étaient tous pour qu’on fortifiât. Je ne suis pas de ces esprits qui ne comprennent qu’une chose ; je n’ai pas le goût de diviser en deux camps mes compatriotes ; il y a, je le sais, le point de vue très plausible, très légitime à bien des égards, du bon sens et de la prudence, comme il y a le parti de l’exaltation intrépide et généreuse ; mais, si large qu’on fasse la part de la civilisation générale, de la raison humaine et de la philosophie, il est des moments où l’honneur l’emporte sur tout ; où, si adouci qu’on soit, si éclairé qu’on se flatte d’être, il convient d’être peuple, de sentir comme le peuple, si l’on veut rester nation. Et la question alors est toute tranchée.

Cette fibre nationale qu’on a senti vibrer dans l’œuvre de M. Thiers dès l’origine, dans ce qu’il écrivait sur la Révolution française, sur la Convention, ne s’est point amollie ni usée chez lui avec les années, et elle donne à ce dernier volume de son Histoire de l’Empire, au milieu de ses autres mérites, une vie singulière. Jointe à cette prodigieuse intelligence qu’il possède et dont il a prétendu faire la qualité essentielle et même unique de l’historien, elle la redouble et l’aiguise sur quelques points ; elle est comme un sens de plus que toutes les intelligences n’ont pas et qui lui inspire des jugements d’une rare délicatesse (ainsi dans les différences qu’il établit, page 679, entre les différents moments de la résistance de Napoléon à la paix). Avec sa lucidité sans pareille, elle constitue son originalité comme historien, et son cachet même entre les hommes politiques de son temps. C’est par elle qu’on est sûr, bien que de loin et à travers tout ce qui sépare, de rester en sympathie et, jusqu’à un certain point, à l’unisson avec lui en de certaines occasions majeures et décisives. Et s’il est arrivé que, lui sorti de la scène politique, la France n’ait point dépéri ; que cet être collectif, cet être idéal et redoutable qu’on appelait la coalition, et qui est demeuré pendant tant d’années un grand spectre dans l’imagination des gouvernants, ait été conjuré enfin par un enchanteur habile et puissant ; que la France soit redevenue elle-même tout entière sur les champs de bataille anciens et nouveaux et dans les conseils de l’Europe ; si, à cette heure même où nous écrivons, une province, une de ses pertes, est recouvrée par elle et lui est acquise, moins à titre d’accroissement que de compensation bien due, et aussi comme un gage manifeste de sa pleine et haute liberté d’action, on est sûr qu’en cela du moins le cœur de l’historien du Consulat et de l’Empire se réjouit ; que si une tristesse passe sur son front, c’est celle d’une noble envie et de n’avoir pu, à son heure, contribuer pour sa part à quelque résultat de cet ordre, selon son vœu de tous les temps ; mais la joie généreuse du citoyen et du bon Français l’emporte. N’est-ce pas, lui dirais-je, si j’avais encore l’honneur de le rencontrer, qu’on ne vous fait point injure en pensant ainsi ?

En lisant cette belle histoire qui sans doute a ses défauts, ses redites et ses longueurs, mais où rien n’est oublié ; où toutes les sources contemporaines se sont versées dans un plein et vaste courant ; où se déploie, sous air de facilité, une si grande puissance de travail ; où tout est naturel, — naturellement pensé —, naturellement dit ; si magnifique partout de clarté et d’étendue, et qui offre dans le détail des touches de la plus heureuse finesse ; où le style même, auquel ni l’historien ni le lecteur ne songent, a par endroits des veines rapides et comme des venues d’autant plus charmantes ; — en achevant de lire cette histoire, à laquelle il ne manque plus qu’un ou deux volumes de complément et de surcroît, je dirai encore ce que diront à distance tous ceux qui la liront : c’est que, quelque regret qu’ait droit d’avoir l’historien dans l’ordre de ses convictions politiques, la postérité trouvera qu’il n’eût pu employer les années fécondes de son entière maturité à rien de mieux qu’à édifier un tel monument. Le pouvoir est beau ; il est peut-être supérieur à tout, quand il est réellement le pouvoir ; l’action n’a rien qui la vaille. Mais qu’on mette en regard, d’un côté ce livre si souverainement conduit et si harmonieusement terminé, et, de l’autre, quelques années d’un pouvoir semblable à ce qu’on voyait trop souvent par le passé, — d’un pouvoir partagé, disputé, insulté, parfois calomnié d’en bas, parfois déjoué d’en haut et du côté où l’on devait le moins s’y attendre, — d’un pouvoir le plus souvent aussi paralysé dans l’action que magnifique et brillant par le discours, mais par un discours encore qui s’envolait et ne se fixait pas en des pages durables : — et qu’on me dise, au point de vue de la gloire solide, ce qui vaut le mieux !