(1860) Ceci n’est pas un livre « Une préface abandonnée » pp. 31-76
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(1860) Ceci n’est pas un livre « Une préface abandonnée » pp. 31-76

Une préface abandonnée

Il est mort, laissant une préface.

Cette préface abandonnée me navre.

Il me semble voir une maison dont le vestibule seul aurait été achevé. Au-delà du vestibule, rien : des murs tristes et nus, condamnés à espérer éternellement les rouleaux de papier peint qui gisent à terre, dans l’embrasure d’une fenêtre, — d’une fenêtre sans carreaux ! Sur les portes non vernies, des trumeaux vides, où l’araignée pend déjà son hamac, et qui attendront vainement le pinceau, — le pinceau au bout duquel la couleur, fraîchement broyée, sèche et se cristallise !

Il est mort, laissant une préface.

N’apercevez-vous pas, dans ce vestibule, comme des formes raides à l’attitude contrariée ? Ce sont les héros du roman… Ils avaient fini de s’ajuster, — ils étaient prêts, — ils avançaient déjà le pied pour faire la révérence en entrant dans ce salon — qui n’existe pas ! Et voilà qu’ils se sont brusquement arrêtés. Ils demeureront toujours ainsi, immobiles et debout, la bouche entrouverte comme pour laisser échapper une parole qui ne sortira point — devant une porte qui restera inflexiblement fermée !

Il est mort, laissant une préface.

Mais je fais de la mélancolie Un réaliste comparerait tout bonnement, s’il la comparait à quelque chose, cette préface à un portier qui n’a pas de locataires.

Il est mort, laissant une préface.

Si quelque auteur sans ouvrage allait adopter cette préface et la marier à un roman selon son cœur… Notre-Dame-d’Étretat, priez pour Alphonse Karr !

Il est mort, laissant une préface.

Je l’ai recueillie par commisération, et je la dépose aujourd’hui dans le tour de la publicité.

! ¡ !
SOUS UN CATALPA
——

PRÉFACE.
À L’ILLUSTRE ALPHONSE KARR,
romancier retiré
Présentement horticulteur à Nice,

Monsieur,

Vous avez inventé le Roman à digressions et une variété de roses, la Rose Karr. Je ne connais pas la rose qu’on a baptisée de votre nom ; je ne sais si l’Académie d’horticulture a enregistré votre rose au nombre des roses officielles, et si Vilmorin lui a donné la consécration de son catalogue.

Mais, — pour le Roman à digressions, — je le connais, lui. Oh ! ne craignez rien. Je ne jetterai pas, à ce propos, de pierres dans votre jardin… de Nice, au risque d’écraser vos hortensias et d’émousser votre bêche d’acier fin.

J’aime vos livres, je vous lis et je vous relis ; je vous relis, parce que le bon sens et l’esprit coulent tout ensemble de votre plume, et que votre scepticisme est traversé et comme amolli — par moments — des tristesses du sentiment vrai.

Et je vous ai tant lu et tant aimé, cher écrivain, que je dois vous faire expier le plaisir que vous m’avez donné. C’est la logique humaine.

Hugo, sans doute, fut désagréablement affecté quand Baudelaire lui présenta son bouquet des Fleurs du mal. Il se fâcha tout rouge peut-être… Et pourtant !… il est facile de prouver que, si Hugo n’avait point écrit Hernani, Baudelaire n’aurait pas fait des queues de six heures devant la Porte-Saint-Martin pour entendre le chef-d’œuvre ; si Baudelaire n’avait pas fait queue, il ne serait point entré ; et, s’il n’était pas entré, il n’aurait pas entendu. Hélas ! Baudelaire entra, et, tout grisé du vin capiteux des métaphores romantiques, il se glissa dans le cabinet des accessoires, et emporta sous son paletot le sombrero de Hernani.

Et voilà qu’on l’a vu se promenant par la littérature, avec le sombrero sur la tête. Mais il l’a si traîtreusement déformé, il l’a tant et tant de fois jeté en l’air, que le sombrero en est tout grotesquement bossué ; il a roulé à l’entour tant de rubans ridicules, il en a tourmenté les bords d’une telle façon, que le grave couvre-chef du conspirateur est devenu un chapeau d’arlequin.

Vous voyez bien. Il est clair que, si Hernani n’avait pas eu de sombrero, Baudelaire ne l’aurait pas volé et réduit en ce piteux état.

Sans Hugo, peut-être Baudelaire aurait dit ses prières devant le Lycée de M. de La Harpe et collaboré à Ninus II avec M. Brifaut. Peut-être le Courrier de Paris imprimerait-il ses tragédies ! — Après cela, je trouverais Hugo bien osé de ne pas faire relier les Fleurs du mal en cuir de Cordoue, gaufré et ornementé1.

Eh bien ! mon pauvre grand écrivain, votre Baudelaire à vous est venu ! c’est le sort commun. Quel est l’illustre qui n’a pas eu un Baudelaire dans sa vie ? « Quel est le sourire qui n’a pas eu sa grimace ? »

Vous avez les cheveux taillés en brosse, — je me suis fait raser la tête à fleur de crâne ;

Chaque matin, — dans votre parterre de Nice, — vous versez, du col de votre arrosoir vert, de fraîches ondées sur vos géraniums assoiffés ; — moi, qui n’ai pas de jardin, j’ai mis un arrosoir sur ma cheminée, en guise de pendule ;

Portez-vous des pantalons collants ou des pantalons à la hussarde ? Je m’informerai. Si vous avez des prédilections pour le pantalon collant, je mettrai un maillot ; si, au contraire, vous nourrissez des préférences pour le pantalon à la hussarde, je n’hésiterai pas à passer un jupon.

Je vous exagérerai, vous et vos ouvrages :

Vos romans me représentent un salon avec un fauteuil au milieu. Cinq ou six tabourets subalternes sont rangés autour du fauteuil.

Vous êtes dans le fauteuil, vos personnages sont juchés sur les tabourets. Sur l’un des tabourets, un jeune homme fume invariablement dans une pipe de porcelaine auprès d’une jeune fille qui égrène, grain à grain et d’un air distrait, le chapelet du sentiment. Le reste des tabourets est occupé par quelques autres personnes de sexe et d’habitudes divers, mais généralement en âge — de ne plus se marier. Toutes les oreilles, tous les yeux sont tendus vers l’homme du fauteuil : vous causez ! Et, comme vous êtes un causeur philosophe et spirituel, c’est à peine si le jeune homme et la jeune fille songent à s’esquiver, — le temps d’aller cueillir un wergiss-mein-nicht au bord de l’étang qui dort sous les fenêtres. Sortent-ils, ils rentrent bien vite et bien vite ils remontent sur leur tabouret. Puis personne ne bouge plus.

Vous leur dites si bien et si longuement (jamais trop longuement pour moi) les dangers, les passions, les déceptions de la vie, — avec les diverses manières de cultiver les tulipes, qu’ils n’ont presque plus le temps de courir des dangers, d’avoir des passions, de subir des déceptions — et d’arroser leurs tulipes.

Il est vrai, les imbéciles diront que vos digressions sont des pierres dont vous accotez à chaque instant, avec une espièglerie irritante, les roues de l’action ; que vos personnages feraient peut-être bien de marcher, au lieu de rester assis ; qu’au total, vos romans ne sont pas des romans. Ils soutiendront que vous êtes en dehors du genre et vous liront le règlement ! Laissez dire les imbéciles. Si les imbéciles étaient de l’avis des gens d’esprit, il ne vaudrait pas la peine d’être un homme spirituel.

Malgré eux, cher écrivain, vos livres sont bien et dûment des romans, par la seule raison que vous avez collé cette étiquette sur la couverture, — et les meilleurs que je connaisse, puisque j’ai vu pleurer ma maîtresse en lisant Sous les tilleuls.

Ils auront beau vous renvoyer à l’école — apprendre la grammaire de l’intrigue, à côté du petit Ponson du Terrail et du petit La Landelle, ils ne savent ce qu’ils disent.

Donc, en dépit des imbéciles, vous êtes le dieu du roman. Et je voudrais bien être votre prophète. Mais je trouve infiniment plus facile d’être votre Baudelaire, c’est-à-dire votre charge. Je sais bien que mes personnages bâilleront à m’écouter ; ils auront des envies folles de s’en aller cueillir des wergiss-mein-nicht, et de ne plus rentrer ! mais je les maintiendrai sur leurs tabourets jusqu’au dénouement, — et, je vous le jure, ils agiront encore moins que les vôtres.

…………………………………………………………………………………

Cela dit, pour vous montrer le danger qu’il y a à publier de bonnes et belles pages, quand elles peuvent tomber aux mains d’un fanatique comme moi, qui n’ai rien de plus pressé que d’écrire sur le verso,

Ô Karr, pardonnez-moi ! j’ai fait vœu d’acheter — avec les tas d’or que me rapportera ce roman — une terrine de réséda. Et, de même que vous avez écrit le Voyage autour de mon jardin, j’écrirai un jour le Voyage autour de ma terrine.

Personnages, à vos tabourets !

Adieu, cher écrivain ; que vos orangers de Nice vous consolent de mes romans !…

! ¡ !

Il est mort, laissant une préface.

Ah ! si Champfleury pouvait contempler — comme moi — la dernière ligne de ce manuscrit, où la mort n’a pas laissé le temps de jeter le point final, certes son œil deviendrait morne et s’humecterait… peut-être même ferait-il une Méditation lamartinienne, en songeant que les réalistes de ce bas monde ne sont que vanité !

Il est mort, laissant une préface.

Alphonse Karr doit aller — à cloche-pied — en pèlerinage de Nice à Notre-Dame-d’Étretat.

Ceux qu’on aime.
Henry Murger

I

Il est certains ouvrages qui, la lecture achevée, vous laissent au cœur une sorte de désir dont on ne se rend pas bien compte. Vous venez de poser le livre sur le guéridon ; les dernières pages, encore moites de votre haleine, se rabattent peu à peu, les unes après les autres, — comme pour vous dire adieu. La couverture jaune ou bleue s’affaisse à son tour… Tout est bien fini. Qu’avez-vous donc, Madame, pour ne pas reprendre votre broderie ? Et vous, Monsieur, que tardez-vous à faire sauter la bande du journal nouvellement apporté ? On dirait que vous attendez. Votre regard pensif s’arrête vaguement sur le volume ; — il le quitte, puis il revient… Oui, quelque chose ou quelqu’un vous manque. Vous voudriez avoir l’auteur là, auprès de vous, assis au coin de la cheminée, pour le remercier et lui serrer la main.

Henry Murger est un de ces écrivains qui se font aimer. On voit si bien, à travers sa phrase émue, qu’il a souffert toutes ces douleurs, tressailli de toutes ces joies, combattu toutes ces luttes ! On sent si bien, aux palpitations de sa pensée, qu’il a poursuivi d’une course haletante tous ces rêves et toutes ces espérances ! Il y a telle page où vous pouvez dire hardiment : « Ici la plume a tremblé, — et le mot que voilà a été mouillé d’une larme. »

Avez-vous jamais rencontré Murger ? même aux heures de sa gaieté, son œil noir garde une mélancolie résignée qui vous expliquera son œuvre. Il a été le Balzac du monde des artistes, — non pas le Balzac impassible de la Comédie humaine, voyant et n’éprouvant pas, — mais un Balzac miséricordieux. Comme l’autre, il va droit à la réalité ; il l’interroge avec persistance, mais ce n’est qu’en tremblant qu’il sténographié ses réponses souvent si poignantes. Comme l’autre, il enfonce si bas le scalpel investigateur que les fibres les plus intimes et les plus profondes saillissent à nu et saignent sous l’instrument. Mais observez la physionomie de l’opérateur : un frissonnement vient de rompre le calme de ses traits. Il a reconnu chacune de ces blessures, toutes ont chez lui une cicatrice correspondante. La sensibilité de Murger est vraiment exquise ; sa sympathie, toujours en éveil, est universelle. Comme vous savez, l’auteur de la Vie de Bohême est chasseur. Mais il a d’étranges façons de comprendre l’art de M. d’Houdetot : plus d’une fois, lorsqu’un lapin lui est parti entre les jambes, Murger a retenu son doigt sur la détente du fusil, et la bête de s’enfuir sous le regard souriant de ce Nemrod original. Au lieu de tirer, Murger songe que le lapereau a peut-être une Mimi qui occupe les attentes du rendez-vous à se lustrer le museau de sa patte — au bord du clapier. Ce serait cruauté que de faire manquer l’heure à Rodolphe. Et le brave homme d’écrivain rentre au logis — le carnier vide, l’esprit rêveur — et suspend au clou sa cartouchière, en se disant qu’il est mieux de faire le bonheur des lapins que de les manger en civet.

II

La Vie de Bohême m’offre une belle occasion de faire de l’indignation contre les autobiographies modernes. Mais à quoi bon ? Je n’égalerais jamais M. Saint-Marc Girardin, qui a brûlé en Sorbonne tant d’hérétiques littéraires, et qui dressa — vers 1856 ou 1857 un autodafé spécial pour les Calvin et les Jean Huss de l’autobiographie. Cela vint, je crois, à propos de V. Hugo, lequel était venu à propos de J.-B. Rousseau. La poésie personnelle, qui n’est autre chose que l’autobiographie en vers, fut traitée selon ses mérites en ce jour mémorable. Encore aujourd’hui, il me semble voir flamber les périodes vengeresses dont le Torquemada de rhétorique avivait le feu sacré. De quels sourires, de quelles ironies brûlantes il marquait à l’épaule, avant de les livrer aux flammes, ces effrontés qui étalent leur propre cœur en montre dans une ode ou dans une élégie ; ces innovateurs sacrilèges, échappés de la tradition, qui, au lieu d’écrire : « Voilà ce qu’éprouve Pierre ou Jacques » écrivent : « Voilà ce que j’éprouve moi-même ! »

Si je ne partage pas l’intolérance de M. Saint-Marc à l’endroit des autobiographies, je ne lui fais pas un crime de cette intolérance : le Haut Enseignement l’exige ! Mais moi, qui ne suis pas obligé d’apprendre par cœur le dogme dans le Catéchisme universitaire, moi qui ne suis pas même maître d’études, j’ai le droit d’apercevoir sous les passions et les doutes qui ont arraché à Musset, Byron, Hugo, des confessions navrantes, le roman moral de toute une génération, — et de le dire hautement. J’ai le droit de reconnaître ; dans l’Odyssée personnelle d’Henry Murger, le journal fidèle de tous les jeunes gens qui gravissent les âpres et dures montées de l’art — et d’imprimer mon avis. Ma toque professorale ne branlera pas d’indignation sur ma tête, puisque je n’ai pas de toque.

La question, entre les amis et les ennemis de l’autobiographie, peut se réduire à ceci : les uns veulent que le musicien qui nous enivre de ses mélodies joue derrière un paravent de carton ; il doit rester invisible, sous peine de n’être plus qu’un histrion. C’est là l’opinion de M. Saint-Marc. — Les autres préfèrent voir l’homme et l’artiste tout à la fois, et si l’âme de l’instrument se réfléchit dans sa physionomie, leur émotion en est doublée. Je pense comme ces derniers.

Pourtant, je ne prétends pas défendre tous les autobiographes. Il y a autobiographie et autobiographie. L’autobiographie est haïssable quand elle est un prétexte :

Pour la vanité — à faire la roue en public ;

Pour le cynisme — à se poser devant la foule, avec le cortège crotté de ses turpitudes ;

Pour la malveillance. — à affubler d’anciens amis de rôles odieux ou ridicules.

Qui osera dire que c’est là le cas de Murger ?

Allons ! Monsieur Saint-Marc, faites-nous une leçon de critique morale sur Lui, Elle et Lui — et Eux tous, et Elles toutes ! À la bonne heure. Nous vous applaudirons des pieds et des mains, et nous vous rappellerons après le cours.

III

Les différentes parties de l’œuvre de Balzac sont reliées entre elles par ce titre synthétique : La Comédie humaine. De même, l’œuvre plus restreint de Murger peut se ranger tout entier sous celui-ci : Scènes de la vie de Bohême. Les Vacances de Camille, les Buveurs d’eau, le Pays latin, le Bonhomme Jadis, etc., ne sont que les chapitres du même livre, les développements épisodiques de la même idée. J’excepte le Roman de toutes les femmes, dont je reparlerai.

J’en viens, par une pente toute naturelle, à songer que Balzac, lui aussi, a consacré deux tableaux de son drame universel à la Bohême littéraire.

1er Tableau. — La Bohême travailleuse, complètement absorbée dans sa tâche ; celle qu’on trouve échelonnée, la tête entre ses mains, le long des tables de la bibliothèque Sainte-Geneviève, où elle use ses coudes luisants ; — La Bohême silencieuse et recueillie, fuyant les réunions aux expansions bruyantes ; la Bohême vivant par le cerveau et guère par le cœur, n’ayant pas de maîtresses, — peut-être par sagesse et par principes, mais peut-être aussi parce que le sens de l’amour lui manque ; ne se passant aucune faiblesse, mais impitoyable encore pour celles d’autrui. Les personnages de ce côté, que j’appellerais volontiers les bénédictins de la Bohême, peuvent se résumer dans un type : d’Arthez.

2e Tableau. — La Bohême sans dignité dans sa conduite et sans hauteur dans ses idées ; — la Bohême soupant tous les soirs, et ne se levant du souper, si elle se lève, qu’ivre et chancelante ; écrivant à la hâte de petits articles pour de petits journaux malsains, sur les genoux d’une danseuse, et invoquant la chaste muse dans les coulisses des théâtres ; faisant de l’art un moyen comme la première en fait un piédestal ; n’ayant pas de maîtresses (toujours comme la première), mais des intrigues d’une nuit, dont elle est souvent lasse avant que le matin soit venu. Lousteau est l’incarnation de ce monde-là.

On le voit, Balzac est allé chercher ses modèles aux deux extrémités de la Bohême. Il a complètement négligé le milieu. Aussi sa peinture n’est-elle vraie qu’à la manière des exceptions, et les exceptions ne sont pas sympathiques, parce qu’elles ne sont pas humaines. — Si Lousteau est un vaurien méprisable, et d’Arthez un travailleur que nous respectons infiniment, nous ne sommes pas plus attirés par l’un que par l’autre. Si Lousteau laisse flotter à tous les vents du vice son existence débraillée, d’Arthez se boutonne dans sa morgue et dans son pédantisme. Attendez-vous, quand il portera sa dernière chemise au mont-de-piété, à l’entendre s’écrier dans une attitude théâtrale : « Vertu, tu n’es qu’un nom ! » Lousteau voit tout le monde — et tous les mondes ; d’Arthez ne se réunit qu’à quelques amis triés, mais ces réunions sont un cénacle. Le mot, qui est de Balzac, accuse fortement la raideur et la pose chez ces Catons de vingt ans dont la tête a tué le cœur.

C’est dans le milieu, dans la généralité négligée par Balzac, que Murger a choisi ses personnages. Schaunard, Rodolphe, Marcel, Colline, ne sont ni des d’Arthez, ni des Lousteau, ni des héros de tragédies romaines, ni-des sacripants de boudoir. — Ils pensent et ils sentent, ils sentent surtout. Ils ont des maîtresses qu’ils aiment sincèrement, sinon avec constance ; — forcés de se battre continuellement avec la nécessité, ils ne trouvent pas là un motif suffisant de mettre leur conscience aux enchères comme Lousteau, ou de draper « leur gueuserie avec leur arrogance » comme d’Arthez. Ils ne se baissent pas au niveau de toutes les bassesses, ils ne se haussent pas non plus orgueilleusement sur les talons de leurs bottes éculées.

Pour le travail, ils travaillent à leurs heures. Vous ne les voyez pas sans cesse occupés à se comprimer le front pour en faire sortir, à force de méditation, des idées avant terme. Ils laissent le plus souvent flâner leur esprit, — ils rêvent. Et ce n’est pas du temps perdu : la rêverie est un travail latent qui, pour s’accomplir à l’insu de l’artiste, n’en féconde pas moins son cerveau. Vienne la réflexion maintenant ! le terrain est gras et fumé, — elle n’a qu’à le labourer.

Ce sont bien des artistes, ceux-là, ce sont bien des jeunes gens. Regardez-les : navigateurs hardis, fraternellement groupés sur un radeau aux planches mal jointes, sans vivres pour le lendemain ! ils voguent gaiement à l’avenir inconnu, répondant par des calembours aux bourrasques du destin ; si l’un d’entre eux vient à faiblir et pleure, les autres lui montrent du doigt — à travers la brume — la maison Hachette…, l’Académie royale de musique… ou le palais de l’Exposition… Et, dans le lointain, le dôme de l’Institut, visible à peine, apparaît par intervalles. Nargue aux mauvais conseils du découragement ! la chanson est revenue avec l’espérance. Je les aime riant, je les aime pleurant, je les aime naïfs et railleurs, ces artistes. Ils tiennent à la nature humaine par toutes ses douloureuses faiblesses et par toutes ses passions élevées. Soyez sûrs qu’ils seront habiles un jour à nous les représenter.

Tels sont les personnages de Murger, sympathiques et profondément vrais.

Bien des gens n’apercevront pas, derrière cette insouciance des dehors, la dignité intérieure ; bien des gens ne sauront pas voir, dans les mystificateurs du café Momus, cette vivacité et cet imprévu de l’esprit qui feront plus tard l’originalité de l’œuvre de l’artiste. — Le chef de bureau décoré qui économise sur les robes de sa femme et l’éducation de ses enfants pour entretenir discrètement une drôlesse à un petit théâtre, le magistrat cravaté de blanc qui vit en concubinage réglé avec sa cuisinière, crieront au scandale ! ils tireront pudiquement le rideau devant leurs fenêtres quand MM. Rodolphe et Marcel passeront dans la rue, — chemises bouffantes, nez et foulards au vent, — en compagnie de mesdemoiselles Musette et Mimi, qui portent leur bonnet de travers — quand elles ont un bonnet !

« Ce sont de vrais bandits ! Ils n’ont pas d’ordre. ». D’accord. Ils dépensent d’un coup, dans un souper joyeux ou dans l’achat d’une vieille toile, le rare bank-note qui s’échappe pour eux du portefeuille de la Providence. Je pense, comme vous, qu’il serait plus sage de distribuer la somme, étapes par étapes, tout le long du mois ; — mais ils manquent entièrement du sens pratique. Et est-ce réellement un mal ? Ne vous arrêtez pas aux effets ; remontez aux causes, et vous conclurez que le sens artistique a tout envahi, a pris toute la place. Leur bien-être et vos convenances y perdent ; — qui sait ? l’art y gagne peut-être. Puis, cette insouciance innée de l’argent a son bon côté : ils ne comptent pas avec eux-mêmes, ce m’est un garant qu’ils ne compteront pas avec leurs amis. Depuis que cet excellent Colline est en bons termes avec la fortune ; depuis qu’il peut s’écrier : “ Et moi aussi, je suis créancier ! » il n’a pas fait pratiquer, soyez-en sûrs, une seule saisie chez son débiteur insolvable. L’ordre contient l’avarice, et la prodigalité contient la générosité, — dirait sentencieusement le philosophe hyperphysique.

Je suis loin de vouloir soutenir qu’on ne peut être à la fois hommes de lettre et homme d’ordre, — que les hasards de l’amour libre sont plus favorables que le mariage aux créations de l’esprit, que l’art enfin se trouve mal assis au foyer domestique et mal couché sur le lit conjugal. Non. J’aime l’intérieur allemand de Mozart et le ménage bourgeois de Corneille. Mais dans les circonstances et dans l’époque où sont jetés les personnages de Murger, cette médiocrité tranquille et rangée, qu’ils envient peut-être, ils ne peuvent guère y atteindre. Et la faute n’en est-elle pas à vous, ô vigilants gardes du corps de la Bonne tenue et des Convenances ? Vous vous étonnez bien haut qu’ils n’épousent pas comme vous, qu’ils n’aient pas un pot au feu comme vous, qu’ils ne se tiennent pas dans les exigences sociales comme vous ! Mais lequel d’entre vous veut donner sa demoiselle à cet être inutile et paresseux qu’on appelle un artiste ? lequel offre au vagabond une chaise à la table de famille ? Vous leur fermez la porte au nez, — et vous leur demandez gravement pourquoi ils n’entrent pas ! Quelle est cette plaisanterie ? Vous leur refusez les moyens d’aimer légalement et pour la vie, vous n’avez pas le droit de les blâmer d’aimer en dehors des lois et au jour le jour. Un tout petit peu d’impartialité, s’il vous plaît ! Ce n’est pas au nom de la fantaisie, c’est au nom du bon sens (qui vous est si cher, dites-vous) que je vous le demande.

IV

On a infligé, bien légèrement selon moi, la qualification de réaliste à Murger. Il serait temps cependant de s’entendre sur la portée exacte de cette expression. Je crois inutile d’attendre le bon plaisir du Dictionnaire de l’Académie, qui se hâtera sans doute de définir le mot quand la chose n’existera plus.

À consulter la terminologie, le réalisme consisterait à représenter des sentiments vrais et des mœurs vraies. Prenons-y garde : à ce compte, Shakespeare serait un réaliste. Qu’est-ce donc que le Réalisme ? Un barbarisme contemporain qui veut dire… Si vous voulez des renseignements précis, allons ensemble à Cette échoppe aux vitres poussiéreuses qui se dresse là-bas avec de faux airs de temple. Nous y sommes. Soulevez le loquet.

— Pardon, monsieur Champfleury, auriez-vous l’extrême obligeance de nous dire ce que c’est que le Réalisme ?

— Le Réalisme, c’est moi !

— J’en suis persuadé ; mais soyez plus explicite, je vous prie.

— Quand je vous dis que le Réalisme, c’est moi !!! Hors de moi, il n’y a que perdition et idéal ! »

Puisque M. Champfleury refuse d’ouvrir sa cassette aux procédés, nous ferons sauter la serrure.

M. Champfleury travaille principalement, — comme tous ses confrères de la littérature, — sur le sentiment de l’amour. C’est là un sentiment fort élevé, et même entaché quelque peu de poésie. — Il s’agit de l’accommoder à la façon réaliste. Rien de plus simple : prenez le petit Cupidon de cire aux pieds délicats et rosés, chaussez-le de sabots ferrés et lourds, plongez-le, la tête la première, au fond d’un baquet rempli d’eau de vaisselle ; maintenez-le quelque temps dans cette mare gluante ; vous le retirez avec de la chassie aux yeux, des détritus infects pris à sa chevelure blonde, et de la crotte aux ailes. Bien ! il ne reste plus qu’à placer le petit dieu ainsi revu, corrigé et augmenté, derrière la vitrine de la boutique. Que le public s’approche maintenant, le tour est fait : Roméo et Juliette sont devenus les Amoureux de Sainte-Périne.

Généralisons. Les réalistes partagent l’âme humaine par le milieu — comme une pomme ; et jetant sournoisement sous la table le quartier, succulent, ils vous offrent le plus gentiment du monde le quartier pourri, et vous disent avec un sourire : « Voyez donc les amours de petits vers qui grouillent là-dedans ! » Ce qui vous donne, pour le reste de vos dîners, l’aversion de toutes les pommes en général, et Vous êtes bien près de penser qu’elles naissent sur l’arbre toutes gâtées… à moins que vous ne regardiez sous la table : alors l’amphitryon vous paraîtra un maniaque ou un impoli, — et M. Champfleury un mauvais plaisant qui se moque de vous. Malgré lui, vous croirez encore aux pommes appétissantes et aux romans savoureux.

En résumé, et pour parler sans métaphore : Prendre le Laid de préférence au Beau ; quand on rencontre le Beau, en faire quelque chose de Laid, — voilà le procédé réaliste. — Le Laid seul est littéraire, et je suis son prophète, —  telle est la devise de M. Champfleury. Je ne suis pas fâché de lui rendre publiquement ici ce que la niaiserie et la mauvaise foi ont prêté si longtemps au romantisme.

Pas plus que Balzac, qui est un admirable poète (comme l’a si bien démontré M. Taine), pas plus que Balzac, père de ces ravissantes créations : Madame de Mortsauf, Eugénie Grandet, Ursule Mirouët, etc., Henry Murger n’est un réaliste. Il a représenté dans toute leur vérité les amours et les luttes de la vingtième année, mais il les a chantés en même temps. Quel souffle de poésie douce et triste agite les pages de son œuvre, à cette heure terrible où les illusions sont brutalement biffées, — comme des fautes d’orthographe, par le coup de plume de la Réalité ! Est-il besoin de citer ? Et ne vous rappelez-vous pas ces élégies navrantes qu’on appelle le Dernier rendez-vous et le Manchon de Francine ? Ces délicatesses du sentiment, Murger les prend craintivement, du bout des doigts, « comme chose ailée et fragile ». N’ayez crainte qu’il les froisse ; elles garderont dans sa main toute la virginité et toute la poussière de leurs nuances. Un réaliste, lui, écraserait bêtement le papillon de son pouce lourd et massif, — et il ne vous resterait plus que la chenille2.

V

J’aborde, en terminant, une question à laquelle — aujourd’hui moins que jamais — nul auteur ne peut se soustraire : la question de style.

Le style est le côté faible du talent d’Henry Murger.

Encore une déclaration de principes à faire ! En ce glorieux siècle de lumière, nous voyons si clair dans le sens des mots que personne n’y voit de la même façon. Si j’ai des lunettes à verres concaves, il y a mille à parier que mon voisin porte un binocle à verres convexes. Pas d’accord possible. Chacun se forge une définition à soi, un sens à son usage exclusif. — Je viens d’écrire : « Le style est le côté faible, etc. » Eh bien ! me voilà forcé d’expliquer ce que j’entends par le style.

Je n’ai jamais compris pourquoi on séparait l’expression en littérature de la forme en peinture, en musique, en statuaire. Tout se tient nécessairement dans l’Art. Ce sont les deux mêmes qualités qui feront le grand sculpteur, le grand peintre, le grand compositeur, — le grand écrivain : la ligne et la couleur. Si l’on se donnait la peine d’y réfléchir une minute, on éviterait bien des querelles fort bruyantes et peu concluantes.

L’écrivain a la ligne — quand l’idée naît franche et nette dans son cerveau. Alors le contour de la phrase est ferme et bien arrêté ; nulle épithète vague qui flotte dans l’intérieur ou qui déborde au dehors. Jules Janin n’a pas la ligne.

L’écrivain a la couleur — quand l’idée naît avec intensité dans le cerveau. Alors l’expression s’applique si vigoureusement sur la pensée qu’elle la modèle pour ainsi dire ; et l’image se déroule logiquement jusqu’au bout. La couleur manque à Jules Janin comme à M. Nisard, parce que la prodigalité de tons faux, — pas plus que l’absence complète de tons — ne fait le coloriste.

Pour moi, Théophile Gautier est le type de l’écrivain « sans reproches ». Et je le trouve fort conséquent, quoi qu’on dise, d’aimer d’un amour égal Ingres et Delacroix : l’homme de style explique parfaitement le critique d’art.

Ceci posé — ou plutôt proposé — on conclura facilement que Murger n’est guère un écrivain. Son style est lâche et peu précis ; sa phrase ne se tient pas toujours bien ; — elle vacille, elle trébuche plus d’une fois avant d’être rendue au point final. Peut-être lui passera-t-on plus volontiers qu’à un autre ces défaillances de style, et les sentiments qu’il exprime y gagnent-ils en désinvolture et en spontanéité. Puis, il est juste de reconnaître que, si Murger n’est pas dans les secrets de la forme, de temps en temps il les devine — comme par instinct. Je voudrais transcrire ici, tout entier, le De profundis aux versets émus chanté par Rodolphe sur ses amours défunts, et quelques couplets de cette adorable chanson de Musette qui clôt la Vie de Bohême :

Tu remettras la robe blanche
Dont tu te parais autrefois,
Et comme autrefois, le dimanche,
Nous irons courir dans les bois !
Assis, l’été, sous la tonnelle,
Nous boirons encor ce vin clair
Où ta chanson mouillait son aile
Avant de s’envoler dans l’air !
Voilà qui est fait, comme on dit3.

En somme, Henry Murger restera, sinon un habile écrivain, du moins un romancier sympathique et un fantaisiste bien aimé (un fantaisiste ! nous sommes bien loin du réalisme et bien près de la poésie), dont l’originalité consiste dans le coudoiement perpétuel de l’esprit et du sentiment : ils vont toujours de compagnie à travers son œuvre, — l’un prodiguant ses éclats de rire ironiques, et l’autre ses intarissables pitiés, — comme dans Alfred de Musset et dans Alphonse Karr, avec des diversités, bien entendu. C’est que la science de la vie leur a laissé à tous trois le regret et le culte des illusions parties.

Un dernier mot.

Henry Murger n’a étudié qu’un des mille côtés des mœurs contemporaines. Quelques-uns ont vu là « une preuve d’impuissance ». On a conclu qu’il était cul-de-jatte de ce qu’il se promenait toujours dans la même allée et sous les mêmes arbres. Poussé sans doute par ces criailleries malveillantes, Murger tenta un jour une excursion par-delà la Bohême. Il nous est revenu, rapportant, en manière de Souvenir de voyage, le Roman de toutes les femmes. Sincèrement, ce n’était pas la peine de se déranger. Hélas ! comme on s’aperçoit à chaque page qu’il s’est aventuré en pays étranger ! Il marche au hasard, il se heurte gauchement à toutes les pierres de la route, il donne du front contre tous les obstacles, — il voit à faux, ou plutôt il n’y voit pas du tout — et finit par tomber dans les bas-fonds du mélodrame. Rien n’y manque, que la musique de M. Ancessy.

C’est en vain que Murger s’évertuera à reproduire des joies et des douleurs qu’il n’a pas éprouvées lui-même ! Il est de ces écrivains pour qui l’observation n’est que la réflexion directe de leur propre cœur. N’a pas qui veut, comme Balzac, l’intuition, cette longue-vue de l’observation.

Du reste, Henry Murger semble l’avoir compris ; car, avant la fin même du volume, il est rentré dans son monde d’artistes par une petite nouvelle de vingt pages intitulée Biographie d’un inconnu qui… Je l’appellerais volontiers un chef-d’œuvre, si les camaraderies et les complaisances intéressées n’eussent fait de ce mot une ridicule banalité. — Croyez-moi, quand on prononce de tels actes de contrition, on mérite l’absolution la plus entière, eût-on sur la conscience les deux cents volumes de péchés littéraires de M. Ponson du Terrail.

Allez en paix, ô Murger ! et ne voyagez plus. On n’est jamais mieux que chez soi, — comme dit le proverbe. Et vous avez un chez-soi qui peut faire encore la jalousie de bien des auteurs. J’en sais tant, et de renommés par le monde des lettres, qui sont toujours chez les autres !