(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Montluc — I » pp. 56-70
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(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Montluc — I » pp. 56-70

I

Il y a des âmes nées guerrières ; elles le sont par l’instinct qui les pousse aux périls, par les ressources de génie qu’elles y trouvent, et les talents, chaque fois imprévus, qu’elles y déploient, comme par l’ardeur croissante dont elles s’y enflamment ; elles le sont aussi, pendant et après l’action, par l’expression et par la parole. Tel fut Montluc. Quel dommage qu’il n’ait pas joint à ses autres brillantes qualités celles qui font le guerrier humain, c’est-à-dire le guerrier accompli, cette modération, cette justice après le combat, ces vertus civilisées qui décorent à jamais le nom d’un Xénophon ou d’un Desaix ! Montluc, tant qu’il a à combattre les seuls ennemis du dehors, n’est que rude ; mais, les guerres civiles s’allumant, il devient cruel. Il faudrait, pour son honneur, lui retrancher les douze dernières années de sa vie active. Tel qu’il est pourtant, il intéresse, il attache vivement par ses récits, même lorsqu’on sait qu’il est de sa nature plus enclin à s’y surfaire qu’à s’y oublier. Soit naïveté, soit finesse (car il est très spirituel), il trouve moyen de convaincre à la fois de sa véracité et de sa jactance ; les fiertés de son style nous rendent bien celles de son courage et de sa personne : il n’est pas donné à tout le monde d’être un Catinat. Et d’ailleurs ces vertus trop rentrées, et qui sentent le philosophe, ne sont pas celles qui atteignent le but ; il faut aux hommes des signes assortis aux choses ; à la gloire militaire convient une éloquence militaire aussi. Ce qui est certain, c’est qu’en lisant les Commentaires de Montluc, il revit pour nous tout entier. « Il faisait beau l’ouïr parler et discourir des armes et de la guerre » ; ainsi disait en son temps Brantôme qui l’avait entendu, et nous, lecteurs, nous pouvons le redire également aujourd’hui.

Que n’a-t-il eu ce coin de magnanimité qui nous permettrait d’ajouter, comme on est bien souvent tenté de le faire : Le Gascon Montluc, en propos et en action, c’est un héros de Corneille, venu un peu plus tôt !

Avec Montluc, il faut qu’on s’accoutume une bonne fois à prendre ce nom de Gascon au sérieux et en éloge ; ce nom alors ne s’était point encore usé et gâté aux railleries des deux siècles suivants. Lorsque les Commentaires de Montluc furent imprimés pour la première fois quinze ans après sa mort, en 1592, l’éditeur les fit précéder d’une dédicace « À la noblesse de Gascogne » qui est en des termes dignes de son objet :

Messieurs, comme il se voit de certaines contrées qui produisent aucuns fruits en abondance, lesquels viennent rarement ailleurs, il semble aussi que votre Gascogne porte ordinairement un nombre infini de grands et valeureux capitaines, comme un fruit qui lui est propre et naturel ; et que les autres provinces, en comparaison d’elle, en demeurent comme stériles… C’est votre Gascogne, messieurs, qui est un magasin de soldats, la pépinière des armées, la fleur et le choix de la plus belliqueuse noblesse de la terre, et l’essaim de tant de braves guerriers…

Sans faire tort aux autres provinces et sans accepter ces injurieuses préférences de l’une à l’autre, il est un caractère constant et qui frappe dans les talents comme dans les courages de cette généreuse contrée, et l’on ne saurait oublier, en lisant Montluc, que cette patrie de Montesquieu et de Montaigne, comme aussi de tant d’orateurs fameux, fut celle encore, en une époque chère à la nôtre, de ces autres miracles de bravoure, Lannes et Murat.

Montluc a oublié de nous dire la date et le lieu précis de sa naissance ; il dut naître dans les premières années du xvie  siècle et vers 1503. Quelques biographes ont dit que c’est à Condom ; c’est aux environs plus probablement10. Il était l’aîné de cinq sœurs et de six frères, et lui-même aura dix enfants. Sa famille se rattachait par une antique alliance à celle de Montesquiou-Fezensac. Son grand-père avait vendu presque tout son bien et avait appauvri la maison. Montluc, dès l’enfance, dut chercher fortune et à se frayer sa voie : « Encore que je sois gentilhomme, si suis-je néanmoins parvenu degré par degré, comme le plus pauvre soldat qui ait été de longtemps en ce royaume. » Nourri en la maison du duc Antoine de Lorraine, au sortir de page il fut pourvu d’une place d’archer dans la compagnie de ce prince sous le chevalier Bayard, qui en était le lieutenant. Il insiste peu sur ses débuts, et n’a pas les tendresses de l’enfance ni des premières années ; il ne pense qu’à prendre l’essor, à aller par-delà les monts, à voir l’Italie, le Milanais, qui depuis les expéditions de Charles VIII et de Louis XII était le champ de bataille et l’école militaire de la jeune noblesse. À Milan, il entre comme archer dans la compagnie de M. de Lescun, depuis appelé le maréchal de Foix. Il se trouve au combat de la Bicoque et voit perdre le Milanais. Montluc ne fait que courir sur ces premiers temps de sa carrière, et il a pour principe de n’insister que sur les affaires où il a commandé. Comme il n’a que très tard commandé en chef, il parlera donc en détail des moindres escarmouches, affaires de nuit, rencontres, coups de main et stratagèmes où il a eu un premier rôle, ce qui lui arriva de bonne heure à cause de son esprit d’entreprise et de sa hardiesse.

Ses Commentaires, ainsi nommés très justement, sont dans sa pensée un livre tout pratique, destiné à instruire la jeune noblesse de son temps et à la former au métier des armes. C’est un livre plein de préceptes et d’exemples. Les exemples, il les prend dans ce qu’il sait le mieux, c’est-à-dire dans ce qu’il a vu, et surtout dans ce qu’il a fait et dirigé ; il expose au long chaque entreprise de sa façon, même les plus secondaires en apparence, et il en tire des leçons directes ; chaque fait de guerre est suivi de son commentaire en règle et d’une exhortation. C’est un véritable enseignement ; on devient docteur ès armes à son école. Quelquefois il se blâme ou a l’air de se blâmer : « Donc, notez, capitaines, qu’en cette entreprise il y eut plus de l’heur que de la raison, et que j’y allai comme à tâtons… » Mais ce n’est là qu’une forme pour revenir à l’éloge ; le plus souvent il s’approuve et se propose nettement en modèle. Sa prétention est d’avoir toujours été heureux là où il commandait, de n’avoir jamais été battu. Il convient pourtant qu’il n’est pas inutile de l’être quelquefois ; car il faut avoir la tête bien grosse quand on a éprouvé une perte en un lieu pour ne pas y pourvoir lorsqu’on se retrouve exposé au même hasard ; c’est le cas de se faire sage par sa perte : « Mais je me suis bien trouvé, ajoute-t-il, de ne l’avoir pas été, et aime mieux m’être fait avisé aux dépens d’autrui qu’aux miens. »

Pour un personnage tout d’action et si homme de main, il est à remarquer comme il aime les préceptes, les sentences, et à moraliser sur la guerre ; il le fait en un style vif, énergique, imaginatif, gai parfois et qui sourit : oh ! qu’on sent bien en lui, malgré tant de colères qui le séparent du sage, un compatriote, un voisin et un aîné de Montaigne ! il commence par quelques recommandations qu’il juge fondamentales et qu’il adresse à ceux qu’il veut former. Dès le premier instant qu’il eut à commander à d’autres, dès qu’il eut à porter enseigne, dit-il, il voulut savoir ce qui est du devoir de celui qui commande, et se faire sage par l’exemple des fautes d’autrui : « Premièrement j’appris à me chasser du jeu, du vin et de l’avarice, connaissant bien que tous capitaines qui seraient de cette complexion n’étaient pas pour parvenir à être grands hommes. » Il développe ces trois chefs, et particulièrement, et avec une verve singulière, les inconvénients de l’avarice en un capitaine : « Car si vous vous laissez dominer à l’avarice, vous n’aurez jamais auprès de vous soldat qui vaille, car tous les bons hommes vous fuiront, disant que vous aimez plus un écu qu’un vaillant homme… » Il ne veut pas qu’un homme de guerre, pareil à un citadin ménager, songe toujours à l’avenir et à ce qu’il deviendra en cas de malheur ; le guerrier est enfant de l’État et du prince, et il pose en maxime « qu’à un homme de bien et vaillant, jamais rien ne manque. » — Après ces trois vices qui sont à éviter à tout prix, car ils sont ennemis de l’honneur, il en touche plus rapidement un quatrième dans lequel, sans raffiner sur les sentiments, il conseille du moins toute modération et sobriété :

C’est l’amour des femmes : ne vous y engagez pas, cela est du tout contraire à un bon cœur. Laissez l’amour aux crochets lorsque Mars sera en campagne : vous n’aurez après que trop le temps. Je me puis vanter que jamais affection ni folie ne me détourna d’entreprendre et exécuter ce qui m’était commandé : à ces hommes il leur faut une quenouille, et non une épée.

Tout gentilhomme qu’il est, Montluc sent l’importance croissante de l’infanterie, et, dès qu’il le peut, il se jette parmi les gens de pied. C’est de sa part une opinion réfléchie. Il refuse même, à l’occasion, un guidon qui lui est offert dans une compagnie à cheval : « Il lui semblait qu’il parviendrait plus tôt par le moyen de l’infanterie. » Il est bien en cela de son siècle et non du xve  siècle ; ce n’est plus un chevalier d’autrefois, c’est un moderne. Il est vrai qu’il maudit l’invention de la poudre et de l’arquebuserie, pour en avoir été souvent atteint et victime, comme tant de vaillants hommes ; mais en la maudissant et en la qualifiant d’« artifice du diable pour nous faire entretuer », il en sait toute l’importance ; il s’en sert à propos, et il excelle entre autres choses à poster et à diriger l’artillerie dans les sièges. Pourtant, comme il est un guerrier de l’époque intermédiaire, il le faut voir tel qu’il se peint à nous lui-même, une hallebarde à la main dans la mêlée ; c’était son arme ordinaire de combat. — Ou comme il le dit encore d’un air de fête : « J’ai toujours aimé à jouer de ce bâton. »

La première bonne occasion où il se trouve commander n’étant qu’enseigne, et où il commence à marquer sa réputation auprès de ses camarades et de ses chefs, est sur la frontière d’Espagne, du côté de Saint-Jean-de-Luz (1523). Il se hasarde de propos délibéré, à la tête d’une centaine de gens de pied, pour protéger la retraite de la cavalerie qui s’était imprudemment engagée, et à force d’audace, de ténacité, de ruse, de tours et de retours, il parvient non seulement à sauver les autres, mais à se sauver lui-même le dernier. M. de Lautrec le fait appeler et le complimente hautement en gascon. Montluc, qui nous a conservé ses paroles, sentit là ce premier et poignant aiguillon de la louange qui, parti de haut, fait faire ensuite l’impossible aux gens de cœur. Il en tire, selon son habitude, l’occasion d’une petite moralité à l’usage des capitaines ses compagnons qui lui feront l’honneur de lire sa vie : l’important, c’est de chercher dès ses débuts à montrer ce qu’on vaut et ce qu’on peut faire ; ainsi les grands et chefs vous connaissent, les soldats vous désirent et veulent être avec vous, et par ce moyen on a toute chance d’être employé : « Car c’est le plus grand dépit qu’un homme de bon cœur puisse avoir, lorsque les autres prennent les charges d’exécuter les entreprises, et cependant il mange la poule du bonhomme auprès du feu. » M. de Lautrec, à la première occasion, donne à Montluc une compagnie ; celui-ci n’avait guère que vingt ans. Il ne la garda pas toujours ; il reparaît comme simple volontaire et parmi les enfants perdus, à la journée de Pavie, mais il avait pris son rang de capitaine.

Prisonnier à Pavie, il fut relâché par ceux des victorieux entre les mains de qui il était tombé : « Car ils voyaient bien, dit-il, qu’ils n’auraient pas grand’finance de moi. » Ayant eu ordre de vider le camp des impériaux avec tous les autres prisonniers jugés insolvables, il regagne ses foyers et sa Gascogne. Bientôt, la guerre recommençant après la délivrance de François Ier, il reprit les armes, et, sur l’invitation de M. de Lautrec, il leva en Guyenne une compagnie de gens de pied avec une plus forte proportion d’arquebusiers qu’il n’y en entrait d’ordinaire. Le voilà de nouveau en Italie, en route pour Naples ; mais, dès les premiers pas, au siège d’un château, une arquebusade l’atteint à la jambe droite et le retarde. Il était à peine remis de cette blessure et de nouveau sur pied, lorsqu’il eut ordre de son colonel, le comte Pedro de Navarre, d’aller assaillir une petite ville située sur une hauteur, Capistrano, non loin d’Ascoli. Deux trous furent pratiqués à la muraille, et Montluc aussitôt se jeta dans l’un tête baissée : « Dieu me donna (alors), dit-il, ce que je lui avais toujours demandé, qui était de me trouver à un assaut pour y entrer le premier ou mourir. » Ce dernier vœu faillit se vérifier ; ses soldats, assaillis d’une grêle de pierres, ne purent le suivre, et n’eurent d’autre moyen de le secourir que de le tirer dehors par les jambes, quand, blessé et renversé à terre, il eut à faire sa retraite à reculons ; mais ils ne le tirèrent pas si bien que, roulant de haut en bas jusqu’au fond du fossé, son bras ne se rompît en deux endroits : « Ô mes compagnons ! s’écria-t-il dans le premier moment qu’on le releva et ne sachant pas encore l’obstacle qui les avait retenus ; ô mes compagnons ! je ne vous avais pas toujours si bien traités et tant aimés pour m’abandonner en un si grand besoin. » En même temps qu’il a de ces reproches d’un accent presque affectueux envers les siens, Montluc était moins tendre pour les ennemis. Cette fois pourtant il le fut : il avait fait un vœu à Notre-Dame-de-Lorette, et quand, peu après, la ville de Capistrano fut prise et mise à sac, il envoya prier son lieutenant La Bastide de lui garder autant de femmes et de filles qu’il se pourrait pour les préserver des outrages, « espérant que Dieu, pour ce bienfait, l’aiderait. » On lui en amena donc quinze ou vingt, les seules qu’on put sauver. Le reste de la ville et des habitants subit les conséquences d’une prise d’assaut irritée, telle qu’on la pratiquait en ce temps-là.

Cependant la fracture et la blessure de Montluc étaient graves ; on allait lui couper le bras, lorsqu’un jeune chirurgien prisonnier lui donna courage et l’exhorta à résister aux autres chirurgiens plus âgés et plus en crédit. Montluc, Dieu l’aidant, et par un changement soudain de volonté, au moment où l’on s’approchait déjà pour l’opération, déclara qu’on ne la lui ferait pas. Il resta longtemps malade, alité, écorché au vif tout le long du dos à force d’être immobile ; puis, quand il fut debout, il eut à passer deux ou trois ans encore avant de pouvoir entièrement guérir ; mais il sauva son bras et aussi sa carrière d’homme de guerre. Il fait en cette occasion un retour sur lui-même et sur cette prétention, qui est la sienne, d’avoir toujours été un des plus heureux et des plus fortunés hommes entre tous ceux qui aient porté les armes, ce qui est bien aussi une manière de vanité : « Et si (et pourtant), dit-il, n’ai-je pas été exempt de grandes blessures et de grandes maladies ; car j’en ai autant eu qu’homme du monde saurait avoir sans mourir, m’ayant Dieu toujours voulu donner une bride pour me faire connaître que le bien et le mal dépend de lui, quand il lui plaît ; mais encore, ce nonobstant, ce méchant naturel, âpre, fâcheux et colère, qui sent un peu et par trop le terroir de Gascogne, m’a toujours fait faire quelque trait des miens, dont je ne suis pas à me repentir. »

L’aveu, on le voit, et jusqu’à un certain point le repentir des cruautés de Montluc, se peuvent lire dans ces paroles. On en recueillerait plus d’une de lui dans le même sens. Il avoue ses opiniâtretés, ses colères, qui sentent le cheval de sang et de race : « Il ne me fallait guère piquer pour me faire partir de la main. » Quelquefois aussi, chez lui, c’était méthode et tactique ; on le verra user de sa réputation terrible pour obtenir de prompts et merveilleux résultats : ainsi, à Casal, ville presque ouverte, où il se jette (1552) pour la défendre, et où il lui fallut improviser des fortifications et de grands travaux de terrassement en peu de jours, il donnera ordre à tout son monde, tant capitaines, soldats, pionniers, qu’hommes et femmes de la ville, d’avoir dès le point du jour la main à l’ouvrage « sous peine de la vie » ; et, pour mieux les persuader, il fit dresser des potences (dont sans doute cette fois on n’eut pas à se servir) : « J’avais, dit-il, et ai toujours eu un peu mauvais bruit de faire jouer de la corde, tellement qu’il n’y avait homme petit ni grand, qui ne craignît mes complexions et mes humeurs de Gascogne. » Et en revanche, sans se fier plus qu’il ne faut à l’intimidation, il allait lui-même, sur tous les points, faisant sa ronde jour et nuit, reconnaissant les lieux, « encourageant cependant tout le monde au travail, caressant petits et grands. » Ces jours-là, où il était maître de lui-même, il savait donc gouverner les esprits autant par les bons procédés que par la crainte, et il s’entendait à caresser non moins qu’à menacer. Aussi, tant qu’il fut à l’étranger et qu’il ne fit la guerre qu’aux ennemis de la France, il résulta de sa méthode et de son humeur autant et plus de bons effets que de mauvais ; les vaincus mêmes préféraient en lui un chef et gouverneur sévère, mais obéi des siens, et qui les maintenait dans la discipline ; les villes prises l’envoyaient demander au général pour y tenir garnison et les protéger : « Car, en Piémont, dit-il quelque part, j’avais acquis une réputation d’être bon politique pour le soldat et empêcher le désordre. » Tel était Montluc dans son bon temps.

J’ai anticipé quelque peu sur les faits pour commencer à le définir. Il était donc le bras en loque et en écharpe quand, monté sur un petit mulet, il rejoignit M. de Lautrec au siège devant Naples (1528). On lui donna même pour récompense la Torre della Nunziata, près la Torre del Greco, un des beaux châteaux et la première baronnie du pays. Mais tout cela ne tint pas, et la baronnie devait s’en aller bientôt en fumée. Il raconte une action particulière ou faction (c’est son terme habituel pour un fait d’armes) où il se distingua et rendit un service signalé à toute l’armée : sa réputation était dès lors établie auprès des chefs qui le voyaient de près. Ce jour-là, il entendit quelqu’un qui disait au marquis de Saluces en le montrant :

Monsieur, je connais maintenant que le proverbe de nos anciens est véritable, qui dit qu’un homme en vaut cent, et cent n’en valent pas un. Je le dis pour ce capitaine qui a le bras en écharpe, qui est appuyé contre ce tertre, car il faut confesser qu’il est seul cause de notre salut.

Montluc, qui ne faisait pas semblant d’entendre, écouta la réponse du marquis : « Celui-là fera toujours bien partout où il se trouvera. » Ces petites pointes d’honneur servent beaucoup à la guerre, remarque-t-il ; et c’est pourquoi il ne se fait faute de mettre telles paroles par écrit, bien qu’elles soient à sa louange : « Capitaines, et vous seigneurs, qui menez les hommes à la mort, car la guerre n’est autre chose, quand vous verrez faire quelque brave acte à un des vôtres, louez-le en public, contez-le aux autres qui ne s’y sont pas trouvés. S’il a le cœur en bon lieu, il estime plus cela que tout le bien du monde, et à la première rencontre il tâchera encore de mieux faire. » Les Commentaires de Montluc offrent ainsi mille conseils, non seulement d’une bonne tactique, mais aussi d’une bonne rhétorique de guerre.

Lui qui n’a point lu les livres ni étudié, il a de belles et grandes paroles que lui envierait un Chateaubriand et tout écrivain d’éclat, et comme les trouvent parfois, sans tant de façons, ceux qui, avec une pensée vive et une âme forte, écrivent ou dictent en tenant l’épée. Ayant à parler en passant d’André Doria, le grand amiral génois, dont le mécontentement et par suite la défection furent cause de beaucoup de pertes qui advinrent au roi de France, de celle de Naples et autres malheurs : « Il semblait, dit Montluc, que la mer redoutât cet homme ; voilà pourquoi il ne fallait pas, sans grande et grande occasion, l’irriter ou mécontenter. »

M. de Lautrec mort, on dut lever le siège de devant Naples et s’en revenir. Montluc s’en revient à pied pendant la plus grande partie du chemin, continuant de porter son bras en écharpe, « ayant plus de trente aunes de taffetas sur lui, parce qu’on lui liait le bras avec le corps, un coussin entre deux ; souhaitant la mort mille fois plus que la vie, car il avait perdu tous ses seigneurs et amis qui le connaissaient. » Il rentre en sa maison, est deux ou trois ans à s’y guérir, et plus tard, quand la guerre se réveille et qu’il reprend le service, il croit avoir tout à faire et à recommencer sa carrière comme le premier jour. François Ier, à l’approche de cette guerre nouvelle, a l’idée d’établir des compagnies légionnaires, invention heureuse qui, si elle avait été maintenue, aurait procuré dès lors une bonne armée permanente. Montluc y entra et fut choisi pour lieutenant par le seigneur de Faudoas, commandant la légion de Languedoc. Dans l’invasion de la Provence par Charles-Quint (1536), il se signale par un coup de main heureux et qu’il raconte avec complaisance ; car c’est par là qu’après cette interruption pénible, lui qui ne hait rien tant que sa maison et à qui les « jours de paix sont des années », il se remet en train aux choses de guerre et qu’il rafraîchit l’idée de sa réputation que ce temps d’oisiveté et la longueur de sa blessure avaient un peu mise en oubli : « Ce n’est rien, mes compagnons, dit-il, d’acquérir la réputation et un bon nom, si on ne l’entretient et continue. » Il s’agissait d’affamer l’armée de Charles-Quint et de détruire certains moulins d’où il tirait ses farines, notamment les moulins d’Auriole entre Aix et Marseille. François Ier, qui était à Avignon, avait plusieurs fois exprimé tout haut le désir qu’on détruisît lesdits moulins, et y attachait de l’importance ; mais chacun rebutait à l’exécution pour un danger si réel à la fois et bien peu chevaleresque. Il y a cinq lieues de Marseille à Auriole et quatre seulement d’Aix : pour peu que la garnison des moulins et du bourg se défendît, l’armée des impériaux devait être avertie à Aix qu’elle occupait, et, eût-on même réussi dans l’attaque du moulin, on n’aurait pas eu le temps de rentrer ensuite sain et sauf à Marseille. Montluc, toutefois, sachant que le roi tenait fort à cette entreprise, et piqué par l’idée que tous les autres l’estimaient impraticable, résolut de la tenter : il suffisait, en général, qu’on dît devant lui qu’une chose était impossible pour qu’il se dît : « J’en fais mon affaire. » Impossible n’était pas pour lui un mot français, ou du moins un mot gascon. Il s’informa et s’orienta si bien, il prit si exactement ses mesures et ses heures de départ, de marche nocturne et d’arrivée, il choisit et tria si soigneusement son monde, rien qu’une petite troupe (« car ce n’est pas tout d’avoir des hommes un grand nombre ; quelquefois il nuit plus qu’il ne profite »), il les dirigea si à point et calcula tout si en perfection, que, le bonheur y aidant, il vint à bout de cette faction, comme il l’appelle, ou prouesse. Au fond, il ne s’agit que d’un ou plusieurs moulins à prendre et à brûler, et Montluc, qui a bien de l’esprit, au moment d’entrer dans ce récit tout sérieux, comme s’il avait deviné que don Quichotte faisait quelque chose de pareil vers le même temps, se permet par précaution un petit sourire : « Or, pour déduire cette entreprise, dit-il, encore que ce ne soit pas la conquête de Milan, elle pourra servir à ceux qui en voudront faire leur profit. » Après cette légère précaution, il n’omet plus rien du détail et des circonstances du stratagème, et en fait un parfait modèle et un exemple à suivre. Il advint même, pour plus de vérité et pour que cela ressemblât davantage à ce qui s’est passé trop souvent, que François Ier ne fut point informé que c’était à lui qu’on devait l’exécution de son désir. M. de Barbezieux, qui commandait à Marseille, lorsque le roi bientôt après y arriva, s’attribua devant ce prince tout l’honneur et l’invention de l’entreprise : « M. de Lautrec n’eût pas fait cela, dit Montluc. Il sied mal de dérober l’honneur d’autrui ; il n’y a rien qui décourage tant un bon cœur. »

Dans les diverses guerres auxquelles il prend part et qu’il nous décrira, il est de certains faits qu’il aura ainsi trop de curiosité et de plaisir à raconter, à déduire au long et par le menu, pour qu’on n’y voie point se déceler et se déclarer le genre de talent militaire particulier et propre à Montluc : c’est ordinairement dans ce qu’il appelle une faction ou fait d’armes à part, dans un coup de main, un stratagème bien ourdi, une escarmouche bien menée, une attaque de place réputée imprenable, ou une défense déplacé réputée intenable, quelque entreprise soudaine et difficile, une expédition en un mot qui fasse un tout, à laquelle il commande, sans qu’il soit besoin d’avoir sous sa main autre chose qu’une élite, c’est là qu’il se complaît et où il excelle. Il a une sorte de spécialité pour ces sortes d’exploits. Ne lui demandez pas les grandes vues militaires ni de stratégie, ni d’embrasser un échiquier bien étendu ; mais dans ce cadre indiqué, il semble un officier accompli, plein de ressources, ayant le coup d’œil et la main, électrisant son monde, combinant l’audace et l’art, et corrigeant la témérité par l’adresse. Il est content quand il peut dire dans une de ces marches hardies : « C’était une belle petite troupe que la nôtre. » Dans les guerres de Piémont, sous le maréchal de Brissac, il avait extrait de sa compagnie, qui était dans une garnison, trente-quatre soldats qui avaient des morions ou casques jaunes (car il avait éprouvé le bon effet, sur le moral, de ces marques distinctives), et qui étaient renommés sous ce nom : « Tant qu’il y aura mémoire d’homme qui fut alors en vie, écrivait-il vingt ans après avec orgueil, il se parlera en Piémont des braves morions jaunes de Montluc : car, à la vérité, ces trente quatre en valaient cinq cents, et me suis cent fois étonné de ce que ces gens firent lors : je pouvais bien dire que c’était petit et bon11. »

Je ne voudrais pas avoir l’air de restreindre les mérites et la portée de Montluc. Qui sommes-nous dans le cabinet pour ainsi trancher à l’aise du mérite de ceux dont le sang se verse à chaque instant et dont la vie n’est qu’un continuel sacrifice ? Je veux dire seulement que son titre de maréchal de France ne doit point induire en erreur ; ce titre ne lui fut donné que tout à la fin de sa carrière, comme récompense des services rendus, et non comme un moyen d’en rendre de nouveaux. Il ne commanda point en chef avec étendue et dans de grandes proportions : mais, je le répète, il paraît avoir excellé dans certaines parties rares, difficiles et hardies de la guerre, et il en donne leçon, il en tient école autant que cela se peut, et une école brillante, dans ses Commentaires. — J’ai hâte d’en venir à sa conduite aux jours où il est plus en vue, avant et pendant la bataille de Cérisoles, et surtout dans sa mémorable défense de Sienne, qui fut pour lui ce que fut à Masséna sa défense de Gênes.