(1896) Les idées en marche pp. 1-385
/ 1745
(1896) Les idées en marche pp. 1-385

[Dédicace]

à Madame JULIETTE ADAM

Directrice de la Nouvelle Revue

 

Je dédie ce livre en témoignage d’admiration, de reconnaissance, et de filiale tendresse.

(L’objet de la littérature)

Les écoles littéraires tourbillonnent le long des siècles comme des feuilles mortes. Des batailles qui se livrent autour d’elles, il ne persiste qu’un murmure confus, à peine perceptible. Querelles des anciens et des modernes, des classiques et des romantiques, des réalistes et des idéalistes, que reste-t-il de tout cela ? Cependant les grands noms demeurent, intacts et royaux, au fronton des œuvres transmises. Le phare de la gloire est à feux tournants. Sa lumière abandonne tel majestueux parage de la pensée humaine pour éclairer tel autre sur qui l’ombre s’était faite, et le travail de l’admiration se transmet par alternatives d’engourdissements et de réviviscences. En face de ces mues incessantes, il est permis de se demander s’il n’est pas un signe durable par qui l’immortalité est acquise à ces ensembles de signes que trace l’esprit au cours des âges, si le hasard règle les destinées du verbe, si la littérature a son objet qui se poursuit presque en dehors d’elle.

Pour certains, les lettres n’ont qu’une valeur de témoignage. Elles sont la chronique de leur époque. La Bible, l’Iliade, l’Odyssée, les vieux contours de tous pays, autant d’échos de scènes tumultueuses, autant de souvenirs figés. Mais n’est-ce pas diminuer la valeur de ces monuments que de leur reconnaître le seul attrait de belles ruines, que de les dépouiller de leur partie éternelle pour ne garder d’eux que la cosse documentaire ? L’affaire de la science est d’instruire et celle de l’art est d’émouvoir. Nous sommes un peu étonnés que Gustave Flaubert ait attaché tant de prix à l’exactitude historique des récits de Salammbô ou des dialogues de la Tentation de saint Antoine. Tel poème de Keats ou de Shelley nous semble enclore un rayon du soleil de la Grèce antique, et cependant il ne décrit rien. Il fait tressaillir dans nos cœurs une certaine harmonie dont le secret nous paraissait perdu. Un sonnet de Herediaa a la même magie. Il a le parfum du passé, pour qui toute matière est poreuse , comme l’a dit si justement Baudelaire. Les renseignements vieillissent et changent avec les modes. La précision se dévie dans le temps comme le bâton dans l’eau. Une seule qualité demeure, la communion sentimentale. Force de tout amour, elle anime aussi celui que nous portons aux chefs-d’œuvre.

D’autres, plus généreux, accordent à la littérature mieux qu’un mérite d’inscription. Ils la croient bonne à fuir la vie. Elle tend aux déshérités — et que sommes-nous tous autre chose dès le premier cri de douleur ? — la coupe du rêve, la coupe merveilleuse où tout l’impossible est gravé. Notre solitude morale dans cette île déserte, dont parle Pascal, est plus grande encore que nous ne supposons. À mesure que nous nous élevons par l’intelligence, elle augmente. La fermentation de la jeunesse fait bouillonner en nous plus de pensées généreuses et héroïques qu’il n’est permis à cent existences d’homme d’en accomplir. Bien vite l’espoir se rétrécit, et cette contraction cause une angoissa atroce. Que ceux dont l’esprit a conçu et fixé nos mirages nous délivrent. C’est là le sens profond du livre de Carlyle, qui ne veut nous offrir que les types les plus hauts et les symboles les plus inaccessibles, non comme modèles, car il connaît notre faiblesse, mais comme briseurs des liens réels. Et c’est aussi sans doute ce que signifient ces mystérieux et troublants drames d’Henrik Ibsen, qui s’efforce d’écarter de nos moindres actes les interprétations étroites et positives, d’ouvrir des baies infinies derrière les gestes et les mots quotidiens. Mais c’est là l’effort de pessimistes orgueilleux, retranchés dans la citadelle de leur intelligence, au-dessus et loin de la foule. Ces médecins-là ne soignent que les riches. Leur gloire reste dans une élite et ce mot même fait honte, car il laisse supposer qu’un homme est supérieur à un autre, alors que d’infimes nuances séparent les meilleurs des pires et les compréhensifs des indifférents.

À quoi tient alors le prestige incroyable de la littérature auquel nul n’échappe ? Comment interpréter cette action perpétuée qui peut, sinon causer des révolutions, au moins leur donner des formules, changer le cours des opinions, bouleverser les sentiments et les croyances ? Une pareille énergie a un sens, une direction, et comme cette énergie se renouvelle sans cesse, elle tient au cœur même de nos cœurs.

C’est que, les individualistes l’oublient trop, l’esprit de l’homme, si altier, génial et exceptionnel qu’il soit, est une collaboration. Je laisse de côté les ancêtres auxquels Renan adressa jadis le salut qui convient. Je parle du faisceau des forces latentes et contemporaines dont l’écrivain est la hache. Les circonstances physiques et morales nous enveloppent d’un réseau plus serré que nous ne le supposons. S’il est des idées qui sommeillent, s’il en est d’autres qui se transmettent de haut en bas, des âmes supérieures vers les âmes moindres, et, dans ce parcours, se déforment, il en est d’autres qui suivent un trajet inverse et montent de la masse anonyme vers le cerveau organisé pour les recevoir et les amplifier. Cette obscure solidarité explique les influences profondes d’un Voltaire, d’un Rousseau et d’un Goetheb. Au-delà même des désirs, il y a les aspirations vagues, et ce mystique, dont l’apparition dans un siècle positif nous étonne, est peut-être l’expression d’un besoin mal défini d’inconnu, d’une soif de rêve qu’appelle chez les plus bornés le lourd appétit de la matière. Ici, notre pensée se précise. Ce qui crée la suprématie des lettres, c’est qu’elles sont la libre issue de puissances repliées sur elles-mêmes qui souvent s’ignoraient ou n’éprouvaient qu’un sourd malaise de leur prison. Qui donc n’a jamais souffert de la pudeur sentimentale, de cette fausse honte qui nous prend à la gorge et nous empêche de dire, faute de termes ou d’élan, ce dont le silence nous torture ? Les races, comme les êtres, s’énervent dans le mutisme. Paraisse le grand écrivain et voici que, spontanément et comme par son seul effort, il donne des voix à ceux qui se taisaient, il rompt le maléfice ; il sonne la diane des sensibilités et des raisons. D’une foule il fait une société, d’une cohue un corps harmonique. À son appel répondent de tous côtés des clameurs de reconnaissance. Les hommes ne savaient point quel était leur visage, et voici qu’on leur apporte un vaste miroir étincelant et fidèle, fidèle par rapport à eux ou à leurs imaginations les plus secrètes. C’est une émotion souveraine ; c’est la douce crise où l’on pleure ou qui réconcilie, qui brise les malentendus et les haines.

Le majestueux pouvoir des lettres se confond avec leur objet. Il s’appelle RÉVÉLATION. Le fleuve des lyriques charrie nos enthousiasmes, nos transports. À lui viennent boire les amoureux qui confiaient leurs serments aux regards, les désespérés à lisière d’abîme, ceux que rongent les dents aiguës du souci et de la nécessité, le peuple innombrable des pauvres bégayants que nous sommes. Poésie, c’est délivrance , a dit Goethe. Moins pour le poète que pour qui le comprend ou l’admire. L’œuvre de Shakespeare, celle de Dante sont de vastes prières, des échelons lumineux entre le divin qui nous agite et la misère terrestre qui nous bride. Les systèmes des grands philosophes apaisent les pensées que tourmentent tant de contradictions et de doutes, tant d’illusions en quête d’une foi. Chaque vague de l’océan mystique est la crête d’une ardeur sublime, et ces amples courants nocturnes entraînent toute la pénombre de nos âmes. Honneur à ceux qui veulent éperdument la justice et crient sur le plus haut promontoire malgré le vacarme des méchants. Leur énergie domine toutes les iniquités. Des échos infinis leur répondront. Honneur aux apôtres de la pitié ! Les noms de Dickens et de Dostoïevsky ne passeront pas, tant qu’il y aura des loups sociaux, des humiliés, des offensés, des enfants ou des ouvriers ou des idiots que l’on torture. Don Quichotte me plaît comme symbole. Si dans la plaine de Tortose il fonça sur des simulacres, il croyait au péril réel. Et toute victoire est un simulacre, mais le courage est chose rare. Idéalistes, idéalistes, qu’importe s’ils sont sincères, s’ils combattent pour une cause qui n’est jamais la leur, mais toujours celle de milliers d’hommes. La lutte horrible et moderne des passions et des intérêts a trouvé son héraut dans Balzac. Les personnages de Stendhal sont chargés de toutes nos inquiétudes. George Sand a libéré nos sentiments les plus complexes. Quand je passe devant une bibliothèque, je crois entendre le bruissement lointain d’une multitude dont chaque individualité parle, chante ou rugit au nom d’une multitude, et c’est un trouble analogue à celui que procure le soir la contemplation des nébuleuses et des systèmes d’étoiles.

Admettons-les donc tous, les visionnaires et les observateurs, les intuitifs et les analystes, les déformateurs et les soucieux du vrai ! Si dans la flamme intérieure nous voyons danser et crépiter des myriades d’étincelles humaines, ne cherchons ni la forme de la flamme, ni sa couleur, ni son reflet ! La critique consiste à se placer au centre des créateurs, à les juger d’après leurs intentions. Le livre, ainsi que l’être, a un accent de sincérité qui ne trompe pas. C’est notre guide. Ceux qui ont voulu donner le change n’ont jamais dupé qu’eux-mêmes. Ils sont des vociférateurs, non plus des interprètes, et leurs masques sont mal attachés. L’humanité aime celui qui l’aime ou qui l’a aimée. Elle fait son tri avec un tact infaillible, parce qu’il vient du cœur, non du cerveau. Combien de statues restent solitaires, dont le socle se ronge et dont les traits s’effacent parce qu’elles ne représentent point un révélateur ! Quand Sainte-Beuve raillait le kiosque en mosaïque de Baudelairec, il ne se doutait point que ce petit monument deviendrait un lieu de pèlerinage. S’il en est qui suivent leur époque, il en est d’autres qui la précèdent. Il faut, comme l’affirma Emerson, des représentants à tous les groupes d’esprits. L’apôtre des raffinés n’est point inférieur à l’apôtre des foules. Rares sont les tables où tous peuvent s’asseoir, où le pain et le vin de vie sont du goût de tous les convives.

De ce point de vue, les lettres prennent une signification plus noble, elles cessent d’être un vain exercice, une distraction, une débauche de papier. Celui qui se livre à elles accepte un redoutable devoir. Il ne doit parler que selon sa pensée, et, tout en sachant que le style est une conviction de survie, bannir le scrupule excessif de la forme qui mène au mandarinat et aux cénacles. Il doit craindre surtout le fléau de l’envie, aveu d’impuissance, raison de sécheresse, car l’entraide est un puissant secours. Les belles germinations littéraires ne furent jamais le fait d’un seul. Le cycle grec, le cycle shakespearien, le cycle espagnol, le romantisme allemand et le romantisme français en témoignent. Les considérations qui précèdent auront leur excuse si elles persuadent à quelques-uns que créer n’empêche point d’admirer, et que la vue d’un sillon bien droit creusé par autrui n’est qu’un encouragement au travail.

(L’idée et l’émotion en littérature)

Les querelles littéraires naissent la plupart du temps de malentendus qui tiennent eux-mêmes aux différences dans les formes d’esprit. C’est ainsi qu’il est possible, à l’heure actuelle, de déceler dans le fleuve des opinions ou des œuvres, parfois trouble et chargé, deux grands courants qui se contrarient ou s’ignorent : les uns dédaignent les questions de sentiment, ces récits où la vie déploie son tissu de douleur et de joie, où les personnages subissent des alternatives ordinaires, mais que l’art orne et amplifie : « Assez, disent-ils, des caractères connus, fussent-ils même d’un dessin net et d’un relief savant, assez de ces aventures dont l’existence quotidienne nous donne l’automatique modèle. Nous avons soif maintenant d’imaginations hardies et libres, d’élans hors la platitude ambiante. Ce siècle a donné une poussée scientifique incomparable. Dans tous les ordres de la recherche ce sont trouvailles et filons d’or. Emparons-nous de ces richesses. À nous le domaine des idées. Il est pur, éthéré, inaccessible à la sentimentalité des foules. La science a besoin de nous autres artistes. Nous lui tendrons la main. Nous lui donnerons des ailes. Nous nous draperons aussi des splendides vêtements philosophiques, flottants comme des nuées et nous parcourrons les espaces infinis de la métaphysique et de la recherche intérieure. Rien de plus beau qu’une série de concepts, qu’une suite de raisons de plus en plus serrées et hautaines. » Tel est le langage des récents idéalistes. Leurs dieux sont Diderot et Goethe dans leurs parties les plus intellectuelles. Ils admirent chez Balzac non le fourmillement d’humanité, mais les jets théoriques qui traversent cette pâte vivante. Ils se réclament des grands faiseurs d’hypothèses depuis Aristote jusqu’à Spencer. Le reproche d’obscurité les fait sourire. Tous les sommets ne furent-ils pas environnés de brume ? Chacun de ces mots que nous employons pour traduire nos pensées n’est-il pas mystérieux comme un être, de passé inconnu, de perspective sans bornes, de développement complexe ? S’ils vénèrent Pascal et Malebranche et Descartes, si la frénésie cérébrale de Rabelais trouve grâce devant eux, ils renient résolument l’esprit de mesure et d’harmonie qui nous enserre depuis la Renaissance. Le chaos saxon les séduit davantage. Dans les littératures du Nord, forêt touffue où chaque arbre a une attitude énigmatique, un feuillage au perpétuel frisson, où les routes se tracent suivant le désir du lecteur, ils respirent plus à l’aise, plus largement. Ils supportent ces pyramides d’images qu’accumule aussi le génie hindou. Ils savourent l’antithèse brutale, le style orageux, et quoi qu’on en dise, Victor Hugo garde à leurs yeux son piédestal. Et c’est par un effort incessant vers la connaissance toujours plus grande, vers l’enchevêtrement des idées, qu’ils en sont arrivés à l’amour du symbole, sorte de langage au deuxième degré où des séries de phrases valent comme des mots et signifient un terme unique.

Depuis quelques années cet état d’esprit dominait. Mais il avait à peine eu le temps de se manifester que déjà l’on entendit la voix des autres : « Quel est ce charabia ? Où mène-t-on la claire langue française, ce cristal des esprits lucides ? Nous avions des styles merveilleux, souples et nets, dépouillés, aptes à la logique, au bon sens lumineux qui est la fleur de notre race. Et voilà qu’on nous entraîne dans une sombre et prétentieuse aventure, moitié russe, moitié anglo-saxonne, poudrée de Germanie et de Norvège. Laissez donc les savants faire de la science et les philosophes philosopher. Ce que nous demandons à la littérature, c’est de nous émouvoir. Qu’elle ait des élans lyriques, pourvu qu’ils soient compréhensibles et que les images concordent ou s’associent, et que les vers soient des vers droits sur leurs pieds et bien vibrants, et que la prose garde sa noble cadence de Bossuet, de Chateaubriand, de Flaubert ou sa pointe acérée et sèche de Voltaire, Stendhal et Mérimée. Qu’elle nous raconte l’humanité ou la fantaisie d’un homme supérieur, pourvu que cette histoire nous réchauffe ou nous refroidisse, nous fasse rire ou pleurer, et que nos cœurs battent tandis que nos doigts tournent les pages. Les idées, les symboles ! mots creux, paroles prétentieuses, vases d’ennui ! Toutes ces étiquettes, toutes ces barrières n’existent point. Qui nous émeut nous charme et nous fait penser. De Manon Lescaut à Mon frère Yves il y a une lignée d’admirables livres qui ont fait et feront le bonheur de générations différentes et sincères et ne gâchant point leur plaisir par une analyse étroite et sotte. Ce sont là distinctions de cénacles, propos de mandarin, tentatives stériles. »

Il faut bien le dire, au moment où j’écris, les derniers parleurs, les partisans de l’émotion, reprennent leurs avantages. Tout cet effort moral, moraliste et moralisant auquel nous assistons, manifeste en somme le besoin de guider ou d’être guidé, de s’apitoyer, de pleurer et de rire. On se préoccupe du sort des masses, de l’avenir des masses, du bonheur des masses, et en même temps on dédaigne leur suffrage, on prétend écrire pour quelques-uns. Or ces quelques-uns mêmes en ont assez. Les partisans de l’intellect ont, il faut l’avouer, été d’une prétention et d’une tyrannie insupportables, sabrant à tort et à travers les émotifs, et je crois qu’au fond de ces colères il y avait surtout la jalousie du succès, déclarant un tel illisible sans l’avoir lu jamais, méprisants sans labeur et vantant les idées sans idées. La troupe a tué l’élite. Parmi les théoriciens un seul nom surnage vraiment, un beau nom, celui de Rosny, et encore, doit-il la majeure partie de son succès à des qualités émotives, si savoureuses dans Daniel Valgraive, l’Immolation, et dans cet admirable livre, précurseur et divinatoire qui s’appelle le Bilatéral que tout le monde devrait lire, parce qu’il vaut Germinal comme grouillement de foules, révélations sur des milieux peu connus. Mais, Rosny à part, les intellectuels n’ont donné que des rogatons, des débris de lectures philosophiques ou mystiques, sans portée et sans avenir.

On n’écrit pas dans tel ou tel but. On écrit sous l’influence d’une poussée intérieure, d’un besoin de l’esprit qui le force à fixer ses fantômes. Or, quoi qu’il veuille et quoi qu’il fasse, l’écrivain le plus abstrait, le plus idéal, le plus ennemi de toute contingence, prendra son essor dans la réalité. Cette réalité se déformera plus ou moins suivant sa qualité cérébrale. S’il est observateur, il la mettra en plein relief avec ses lumières et ses ombres. Notons en passant combien le reproche de photographier appliqué à l’observateur réaliste est injuste. Les nerfs ne sont pas un papier sensible. Ils modifient et enchevêtrent les spectacles suivant des lois générales et personnelles infiniment variées. Quelquefois, imprégnés fortement d’un être ou d’un acte, ils les reprendront de mille manières, les associeront à des circonstances très diverses. Si l’artiste a une imagination puissante, il se lancera dans le lyrisme et augmentera toutes les dimensions. Mais dans le Brobdingnac fictif, on retrouvera toujours le Lilliput primordial et vrai. Le penseur verra et traduira surtout de la vie le réseau qui enserre les événements et leurs lois. Il exprimera la trame, la série, les combinaisons du fatalisme et l’élan vers la liberté. En un mot l’écrivain digne de ce nom sera d’abord sincère et nous fera du monde extérieur ou de l’âme le tableau que son esprit conçoit. Je connais un littérateur qui ne se rappelle de ses meilleurs amis que leurs voix ou que leurs regards, mais avec une intensité qui compense ce que cette fantasmagorie a d’incomplet. Or son œuvre se présente point de ces types fortement décrits à la manière anglaise depuis le chapeau jusqu’aux souliers. Comme il est franc vis-à-vis de lui-même, il déterminera ses personnages par l’éclat de leurs yeux ou le timbre de leur parole, et cela seul caractérise ses fictions.

Ceci bien posé, certains artistes ont le très rare et précieux talent d’émouvoir. Comment, pourquoi, je l’ignore. Ils ont commencé par être émus eux-mêmes ; puis leur sensibilité est organisée de telle sorte qu’elle sait transmettre ce qu’elle a reçu. Toujours est-il qu’au bon endroit de leur récit, l’œil s’embrume ; on s’arrête, la gorge un peu serrée, et c’est une minute délicieuse et amère, une impression dont on ne se lasse pas plus que le mangeur d’opium de son rêve. Quelquefois une épithète heureuse, un peu lâchée, un détour, une allusion brève, une suspension déterminent ce petit frisson que connaissent bien tous les lecteurs. Mais, pour que la joie soit complète, il faut qu’une réflexion suive cette minute sensible, que notre esprit s’agrandisse de ce que l’auteur ne nous dit pas et qu’il vient de confier à nos nerfs. Alors on l’aime en l’admirant. Il devient, de narrateur, un profond philosophe puisqu’il a déployé en nous tout ce dont notre pensée est capable, tout-ce que nous n’entrevoyons pas d’ordinaire. Ainsi la littérature vaut surtout par la qualité des esprits qu’elle émeut et quand elle va aux meilleurs, aux plus instruits, comme aux ignorants, aux raffinés comme aux simples, elle l’emporte sur la logique la plus transcendante en valeur et en persistance. Certes les joies de raison existent, mais qu’elles sont raides, limitées et quel déchet elles laissent au penseur en face des joies du cœur, dont les vibrations sont infinies, mêlées d’extinction lente.

Prenons quelques exemples : cet admirable Diderot, si noble, si généreux, ce volcan d’idées et d’images n’a pas eu à beaucoup près une influence comparable à celle de Voltaire. Pourtant Voltaire est un secco, Voltaire écrit par petits jets courts et saccadés. Mais ce qui le fait vivre d’une vie si durable, c’est son amour profond, acharné de la justice, la furie avec laquelle il a défendu Calas et La Barred, et je donnerais bien volontiers Candide et Zaïre et le reste pour ces plaidoyers morcelés, bribes encore aujourd’hui brûlantes et qui nous enflamment d’indignation. Et par-dessus Voltaire et Diderot, à qui la grande gloire est-elle allée, la gloire active, celle qui fait tous les jours des prosélytes, passionne des révolutionnaires, nourrit des exaltés, des misanthropes et des philanthropes ? À qui, sinon à Rousseau qui, certes, n’avait pas beaucoup de ce qu’on appelle prétentieusement aujourd’hui des idées, mais frappait droit au cœur et entrait. Les Confessions, le Contrat social, la Nouvelle Héloïse même, il y a là toute notre sentimentalité actuelle, la personnelle et la sociale, la passionnée et la perverse, la noble et la fangeuse. Kant, le roi de la raison pure, admirait par-dessus tous Rousseau. Sans doute il devinait, lui, le perspicace astronome des nébuleuses mentales, l’insondable influence dont dispose un émotif tel que Jean-Jacques, qui pénètre au plus profond des âmes jusque dans les régions louches, et engendra ces révoltés terribles dont les actes bouleversent les intelligences, modèlent l’avenir. Il mettait avant tout, lui, le conscient analyste de Kœnigsberg, ces forces inconscientes en contact direct avec les masses. S’il est doux, sur la mer immense, ainsi que l’affirme Lucrèce, de contempler les désastres d’un lieu sûr, n’est-il pas meilleur d’être la vague, écumeuse et pleine de furie, qui se transmet d’un bout à l’autre de l’Océan, et va battre des plages inconnues ? — Victor Hugo a écrit la Légende des siècles et William Shakespeare, les Contemplations, où il y a assez de beaux vers et d’images pour réjouir des générations sans nombre. Mais les Misérables n’ont-ils pas la meilleure part de sa gloire ? Par eux il est à l’unisson avec l’âme universelle. C’est là le grand livre de pitié, générateur de bien des chefs-d’œuvre, au premier rang desquels est Crime et Châtiment. Qui n’aperçoit les corrélations entre Sonia et Fantine, Porphyre et Javert, l’appui que, dans la déroute morale, se donnent les hors-la-loi, et le premier cri d’une doctrine extrême de liberté dont le vagissement s’appelle anarchie et dont le mot définitif pourrait bien être dans les Évangiles et s’appeler pardon ?

Il semble donc que, pour vivre dans la mémoire des hommes, il faille d’abord les émouvoir. Ils penseront ensuite. L’action morale, qui se moque de la cause, de la fin, de l’espace et du temps, prime l’action intellectuelle, plus variable et transitoire, moins foncière et que la connaissance limite. Dans l’œuvre de Platon, le Phédon où l’on boit la froide et vireuse ciguë avec les derniers enseignements de Socrate, l’emporte sur le Banquet, quelle que soit la magnificence des théories concernant l’amour. Le Sermon sur la montagne enferme et domine l’imitation. Considérez l’œuvre de Renan. Sa tombe à peine fermée, elle s’éparpille, se dessèche et disparaît. Elle ne reposait que sur l’idée la plus aiguë que l’imagination du plus subtil penseur ait pu atteindre ; l’élégance des contradictoires. Mais il est un pays où rien ne se contredit, où l’horizon n’a que trois nuances, joie, mélancolie et douleur, et où cependant chacun trouve sa boisson, sa nourriture et son repos, de quoi prolonger la vie par le rêve, élargir l’acte en sacrifice, briser l’automate en liberté ! c’est le pays de la sensibilité humaine. Là, comme aux Champs-Élysées, aux accords de harpes éternelles, car la musique est aux mathématiques ce que l’émotion est à l’idée, se promènent nos bienfaiteurs, tous ceux qui ont exalté nos cœurs par des images, amené dans nos yeux ces larmes inappréciables et fugitives où se reflète un monde d’où l’égoïsme est absent.

(La douleur et la pitié exprimées par la littérature)

Le livre de Daniel Defoee, Moll Flanders, dont Marcel Schwob, le créateur de Monelle et du Roi au masque d’or, vient de donner une traduction si admirable, si complète, si conforme au texte et au style original, cette œuvre à peu près inconnue de l’auteur de Robinson est un excellent préambule à l’étude de la douleur et de la pitié dans la littérature. Ces deux sentiments, si utiles à la vie sociale et qui établissent la solidarité entre les hommes, ont trouvé, ici ou là, chez les meilleurs et les plus célèbres écrivains, leur expression enflammée et lyrique. Daniel Defoe, qui fut un strict réaliste, nous initie simplement aux incroyables misères et aux luttes pour le pain quotidien de quelques hommes et femmes de naissance ordinaire, de moyens médiocres. C’est une accumulation lente de petites circonstances qui les entraîne au mal, au vice et au crime, qui fait de Roxana une coureuse, de Moll Flanders une voleuse, de tant d’autres, des chenapans et des corsaires. Dans ces biographies cuisantes, il n’est pas fait d’appel direct à notre compassion ; mais celle-ci va tout naturellement à la rencontre de destinées si tragiques, dont l’accomplissement est bien en dehors de la volonté et ne se manifeste pas sans remords. Dans ces étranges, superbes et réels tableaux de la souffrance terrestre, je vois comme la matière froide ou organisée qu’échauffera, qu’animera le génie d’un Dickens. Celui-ci fut avant tout l’apôtre de la pitié, l’issue des désespoirs ou des tortures que cause la pression sociale sur les faibles, les désemparés, les inoffensifs, et son nom est inscrit dans nos cœurs. Le Russe Dostoïevsky ne fit que suivre une voie largement ouverte ; il ne faut pas l’oublier, bien qu’il ait trouvé des accents personnels ou si déchirants qu’on ne peut lire sans angoisse Humiliés et offensés, les Frères Karamazov ou la Maison des morts. En face de lui, un sublime prophète de la bonté, Tolstoï, développe majestueusement cet axiome que tous sont à plaindre ici-bas, même après la faute, même en pleine inconscience.

La douleur et la pitié, sœurs jumelles, regard double, forces connexes ! Quiconque a souffert comprendra la souffrance d’autrui. Toute plaie est une ouverture par où la vérité pénètre l’âme et le corps. Dans Parsifal, la blessure d’Amfortas ne peut être guérie que par le contact de la lance magique aux mains d’un héros libre et pur. La lance magique, c’est quelquefois cette petite plume de fer que manie un artiste assez puissant pour que l’art ne l’absorbe point, pour qu’il sacrifie son attitude orgueilleuse d’intellectuel au bien commun. Se courber sur cet abîme de misères que Dante limitait aux cercles infernaux et que notre conscience élargit sans cesse, écouter les clameurs confuses qui montent de là jour ou nuit, les plaintes sourdes, les hoquets, les rugissements, tout l’appareil sonore qui tressaille sous la griffe de la destinée, recueillir le plus qu’on peut de ces voix terribles, les transmettre aux autres, par sa chair ou par son esprit, se faire l’interprète de tant d’injures imméritées, de tortures inexprimables, quelle plus noble tâche ! Si variées que soient les souffrances, elles s’unissent par l’acte de souffrir, acte respectable, souverain, riche d’exemples. À voir leurs frères, leurs congénères dans un état pire que le leur, les hommes s’indignent moins et sont soulagés. Cela, c’est la phase d’égoïsme. Mais il est un stade plus noble d’acceptation, proche du désir du sacrifice, et dont la compréhension absolue s’appelle sainteté. Or il est des saints innombrables qui n’ont point de nom, ni d’anniversaire, dont le visage passe rapidement. Ces brèves apparitions retentissent indéfiniment dans l’enceinte douloureuse des vivants et c’est se glorifier, s’éterniser, que de les recueillir, de profiter du don magique du style pour magnifier ces héros anonymes, élever des temples sur leurs vestiges.

Quel plus ample champ pour le poète que celui de la détresse et du deuil ! La moisson noire est infinie et deviendra lumineuse dans sa main. Souvent les lyriques nous font sourire quand ils s’apitoient sur leurs aventures d’amour, leurs petits déboires de vanité et le gonflement de leurs désillusions personnelles. Ils sont alors des enfants égoïstes. Ils pleurent comme dit La Rochefoucauld, parce qu’ils voudraient être pleurés. Je ne médirai point de Lamartine, mais ses larmes m’ont toujours fait un peu l’effet de pierreries. Il s’attendrit de se sentir si grand, capable de comprendre les levers et les couchers de soleil, les lacs, les montagnes et les forêts, avec une énergie qu’il croit unique, parce que son rythme l’illusionne et que son trépied résonne bien. Mais, si l’on peut prédire au génie des emplois autres que ceux qu’il a tenus, quel plus vaste rayon n’eût-il pas projeté vers l’avenir, s’il avait prêté sa force aux faibles et tiré du néant quelques types de douleur véritable ! C’est l’infériorité des faiseurs de vers. Le métier ne les abandonne point. Ils se lamentent devant leur miroir. À vol d’oiseau voyez-les, sur la littérature de tous les temps ou de tous les pays. Ils embellissent l’univers, mais ils se détournent des charniers. L’odeur et la vue des plaies les offusquent. Ils sont comme ces riches, que seuls les malheurs des riches intéressent, et qui aiment mieux ne pas savoir que l’on meurt de faim et de froid.

Il est un livre dur et terrible, tout consacré à la douleur, mais dont la pitié semble bannie, c’est celui de l’Éternelle consolation. Alors que les Évangiles sont un perpétuel frisson d’amour pour les faibles et les malheureux et la voix la plus mystérieuse d’apaisement et de sollicitude que l’on ait entendue sur la terre, l’Imitation de Jésus-Christ a quelque chose de l’inquisiteur qui traite nos péchés par le feu. Les œuvres sacrées doivent s’adresser à tous les tempéraments. C’est le banquet ouvert à la foule où chacun calme sa fatigue, sa faim et sa soif. Ce prêche rude et glacé ne saurait convenir à toutes les peines. J’ai consulté à son sujet des esprits de diverses sortes, croyants et incroyants. La plupart m’ont avoué qu’ils respectaient l’Imitation, mais qu’elle n’était point leur véritable refuge. Il y faut des âmes préparées. On en peut dire autant des Pensées de Pascal. Le prodigieux visionnaire a compris la douleur comme il comprenait tout. Il a plongé en elle. Il en a rapporté des pages toutes saignantes. Mais, en bon janséniste, il maintient et contient sa pitié. J’ai cru parfois comprendre qu’il s’indignait pour ne point sangloter et que les peines éternelles lui paraissaient superflues en présence de l’éternité de notre peine. Ce sont des éclairs passagers dans la nuit orageuse et tendue de ce style où chaque mot semble vivant. Quand la religion a pris l’homme dans sa garde et s’est assurée que la douleur était peut-être le point le plus sensible à la foi, elle s’est appliquée à le soulager quand il criait et à le fustiger, quand il cessait sa plainte, pour lui éviter l’apathie, l’indifférence. Ce double geste se retrouve chez tous les écrivains religieux. Il s’agit d’entrer dans la place et d’en chasser la lâche habitude. Mais j’imagine que la main compatissante a plus fait que la main châtiante et que les plus nombreuses conversions se sont accomplies à la petite lueur si douce de la pitié. Il serait injuste d’oublier que dans ce xviie  siècle français, si guindé, si étroit, au point de vue qui nous occupe, et qui partagea sa gloire entre les sentimentalités et les rodomontades, même poussées jusqu’au génie, le noble Bossuet eut toutes les audaces et proclama les droits souverains des méprisés du haut de la chaire, devant le roi. Voilà qui nous interdit de le traiter de simple assembleur de périodes pompeuses.

Si la douleur et la pitié sont éternelles, il faut avouer que les temps modernes leur ont accordé une place plus grande qu’elles ne l’avaient jamais obtenue. On trouve, dans les littératures anciennes de beaux développements sur la misère de la condition humaine, mais épicuriens ou stoïciens ne s’occupent guère de la foule des misérables, et il semble que ces sentiments restent du domaine philosophique. Il est indubitable que le christianisme ait, dans ce sens, bouleversé l’univers ; chose étrange, il s’est assez vite détourné de sa destinée première et divine, qui était de donner une figure visible aux malheurs populaires, et son essence de pitié s’est recouverte de formules et de dogmes nouveaux qui lui ont été de sa force et de sa physionomie véritables. Cependant la révélation était faite. La parole de Jésus ne devait plus s’éteindre et l’on peut affirmer, sans mysticisme, qu’à défaut des prophètes, elle a passé et passe par la bouche harmonieuse de quelques écrivains. Les pessimistes ont établi une scission entre la douleur et la pitié. Ils ont étudié la première, c’est-à-dire qu’ils l’ont figée dans des aphorismes hautains et, s’ils ont donné la seconde comme base à leur morale, c’est bien plus par cet amour de la symétrie qu’ils raillaient que par nécessité du cœur. Schopenhauer est un métaphysicien admirable, plus profond encore qu’on ne le croit, parce que ses dons de pittoresque lui nuisirent auprès des professionnels ; mais il ne saurait faire l’attendri et son sarcasme lui interdit toute émotion communicative. Hartmann excelle à développer une idée ingénieuse. Leopardif est le plus humain des trois apôtres de la désespérance. Sa souffrance est plus proche de nous et elle passe par nos nerfs, au lieu de tester dans l’entendement. Ces penseurs ont leur utilité immédiate, qui consiste à diriger les meilleurs esprits de leur époque vers la route qu’ils indiquent et où circulent de simples déshérités, de pauvres héros qui n’ont d’autre intérêt que leur détresse immédiate et physique. Ces penseurs ont leur portée lointaine qui empêche, dans un temps de foi décroissante, la veulerie au jour le jour et secoue les engourdis par l’effrayant tableau d’un destin qu’ils n’interrogeaient plus. Il est impossible de citer dans un ordre équitable tous ceux qui se sont attachés à la souffrance, ont pleuré sur elle ou l’ont exaltée. Une pareille énumération serait certainement incomplète. Au dix-huitième siècle, Diderot, dont le regard était vraiment encyclopédique, comprit bien que, sur la coupe sociale, il faudrait tenir compte des couches inférieures et ne négligea pas les infirmes ; mais son intérêt demeure scientifique dans la fameuse Lettre sur les aveugles. Cet intérêt s’humanise singulièrement avec Rousseau autant par le Contrat social, cri de revendication et de révolte contre tous les oppresseurs, que par les Confessions, si la misère d’un seul est l’image fidèle de la misère de tous. Jean-Jacques fit mieux que d’indiquer les injustices ; il créa un état d’esprit sentimental et vibrant dont les ondes se sont propagées jusqu’à nous et il est la source de la pitié moderne. C’est son plus beau titre de gloire. Les empreintes profondes que laissaient sur son imagination les iniquités et les outrages, nous les retrouvons en nous. Son panégyrique de l’isolement et de la nature est le bréviaire des Timons actuels. Quant à l’Allemagne, que le sentiment de l’orgueil et de la personnalité domina par Goethe et le romantisme, elle produisit néanmoins cet écrivain extraordinaire et trop peu connu, Jean-Paul Richter, dont les deux romans, Quintus Fixlein ou Siobenhas, l’Avocat des pauvres, sont tout mouillés de pitié et de miséricorde. En ce siècle, outre Les Misérables, nous avons la majestueuse expansion de Michelet, cette tendresse qui s’éploie sur la vie tout entière, celle des serfs du moyen âge, celle des artistes de la Renaissance, celle de la femme moderne, des animaux, des plantes ; cette compassion sincère a trouvé des accents éternels, magnifiques, une ressource de verbe inégalée, et ceux qui cherchent l’émotion n’ont qu’à ouvrir un livre du grand poète de l’histoire pour se sentir frémissants et de contact avec l’âme douloureuse universelle. Chacun dans son genre, Musset ou Mme Desbordes-Valmore ont aussi traduit les angoisses du cœur communes à tous les cœurs, et c’est pourquoi, en dépit des critiques et des sévérités, le nom du premier ne passera point. Quant à George Sand, elle est la continuatrice de Rousseau. On est surpris, à la lecture suivie de ses nombreux ouvrages, par l’ardeur triste et passionnée qui sort de ses héros et de ses héroïnes, par le besoin de sacrifice qui les agite, par leur entraide et leurs pures révoltes. Elle eut le don de créer comme un homme de génie et celui de sentir comme une femme, une nature double d’intelligence et d’instinct à laquelle on ne peut trouver en aucun temps rien de comparable.

Voici bien des noms, un pêle-mêle d’auteurs et d’époques, et ce ne sont que les repères de cette religion de la souffrance humaine, issue du christianisme et dont l’image se précise aujourd’hui. Encore, pour des motifs d’ordre intime, avons-nous omis tel contemporain dont l’œuvre n’est qu’un hymne à la pitié. Mais cette débandade de citations n’est pas inutile. Elle nous montre que le sens profond de la douleur est rare. Philosophiquement, il porte au pessimisme. Humainement, il porte à compatir. Ce domaine de la révélation littéraire est de tous le plus réconfortant. Il n’a ni murs ni barrières. Il est ouvert à tous. À tous il offre son asile, son repos, ses eaux et ses prairies. La petite troupe des mortels en connaît le chemin. Humbles ou superbes, ironistes et sceptiques, tous ont leur heure d’attendrissement, leurs défaillances devant les coups de la nécessité. Cherchant alors des répondants à leur angoisse, ils sont heureux de les trouver fraternels et fidèles, de ton et de visage divers, mais d’ambition unique qui est d’apaiser les maux, de panser les plaies, de sécher les larmes.

(La jalousie et le remords exprimés par la littérature)

On peut associer deux sentiments tels que la jalousie et le remords, parce qu’ils atteignent leur extrême puissance chez les imaginatifs ou qu’ils sont accompagnés d’un défilé de visions analogues, riches et cuisants tableaux que la volonté ne peut éteindre et qui se renouvellent sous la plus petite influence. Le jaloux et celui à qui la conscience remord connaissent des tourments voisins. Les flammes qui les brûlent ont des contours presque semblables. Ils sont des jumeaux de souffrance.

« Seraient-ils aussi vifs que des boucs, aussi ardents que des singes, ils n’échapperaient point à ma vigilance », dit au Maure de Venise le subtil Iago, qui, lui aussi, souffre du mal qu’il suscite, en parlant de Cassio et de Desdémone. Deux actes après, Othello, entrant à l’improviste chez sa femme, murmure sourdement : « Boucs et singes ! » Voilà, manifestée par le génie de Shakespeare, l’inéluctable empreinte du soupçon qui, dans une âme tumultueuse, pousse une terrible frondaison. Cette phrase si brutale et significative était entrée à jamais dans le cœur de l’homme aux yeux jaunes et au teint basané. Elle a accompli son muet travail destructeur et elle ressort en juron sublime avant de déterminer le crime. Si l’on pouvait fixer les images qui agitent l’esprit du jaloux, on obtiendrait d’étranges tapisseries. Spinoza, qui d’ailleurs évite de donner une définition précise de cette passion, en a tracé l’esquisse dans un morceau célèbre. Réviviscence immatérielle plus forte que la réalité même et qui fait trembler les malheureux qu’elle angoisse ! « Heureux cheval, qui portes le corps d’Antoine ! » s’écrie Cléopâtre dans son amoureux délire, et quand elle interroge son envoyé sur la fiancée du traître, comme on suit en elle, à la faveur de ce dialogue pressé, les hallucinations troubles qu’elle se forge et la tempête sentimentale qui courbe son désir ! Hermione est belle de rage aussi dans Andromaque, mais ses transports nous paraissent plus artificiels et la complexité nourrie de Racine nuit quelquefois aux crises violentes. Car la jalousie n’est héroïque que par la violence. Partie de motifs quelquefois absurdes, nuls, quelquefois vrais et légitimes, issue d’un souvenir, d’un regard, d’un son, d’un parfum, elle envahit tout l’être et l’excite au carnage. Rappelez-vous les chroniqueurs italiens, extraordinaires trésors de passions déchaînées où les plus grands ont puisé sans scrupule. Chez ces prédestinés que nous voyons courir les rues ensoleillées des cités légendaires, l’amour si prompt et si irrésistible éveille, dès son attaque, l’idée de mort et la jalousie. Des glaives, le poison, des tombeaux, tel est son tragique cortège. C’est que

L’amour, ô la bizarre et l’étrange nature !
Vit d’inanition et meurt de nourriture.

Et, comme il mâche le vide, il s’attache au soupçon ; il aiguise la curiosité, il appelle à son aide toute l’angoisse en réserve de l’homme, dont le trajet sur terre n’est qu’un sillage d’angoisse. Tout vrai passionné veut se tourmenter lui-même. Il cherche voluptueusement sa propre perte. Il motive la catastrophe. Dans ce livre singulier et magnifique qui s’appelle la Sonate à Kreutzer, Tolstoï a décrit ce vertige. Son triste héros est un jaloux complet. Il s’ingénie à attirer dans son domicile celui-là précisément qu’il redoute, en qui il a flairé le rival. Au moment fatal et quand ses atroces combinaisons aboutissent, il éprouve un soulagement, une détente. Il a ce qu’il voulait, un sujet de torture réel, moins déchirant que ses images flottantes. Mais une autre fantasmagorie va commencer pour lui. Il pourra mettre un nom sur l’odieuse figure qui remplit ses rêves et son réveil. Il ne s’est libéré des abstractions que pour tomber dans une terreur concrète.

Ainsi, les grands observateurs du cœur humain l’ont compris, la jalousie suit le même trajet que l’amour, de l’idée vers la chair et du mysticisme vers la sensualité, avec des alternatives qui révèlent le tempérament de chacun et créent les différences de destinée. Elle est comme la poussée nécessaire de la haine sous-jacente à l’amour, un besoin d’ambition et de contrariété. Détruire ! détruire ! c’est le cri rauque de la passion. Il retentit à travers les Chouans, le plus immortel peut-être des fils de notre Balzac. Madame de Gua Saint-Cyr est une jalouse et il lui faut du sang. Quelle blessure plus déchirante que celle que se fait à lui-même Montauran, quand il livre son adorable Marie de Verneuil à la brutalité de Marche-à-Terre et de Pille-Miche ! Voilà un acte de jaloux. Il a de quoi peupler ses nuits et ses jours. On va meurtrir la douce épaule sur laquelle il posait sa tête et froisser ces bras délicats. À quel souvenir n’est pas présente la douloureuse Louise de Chaulieu des Mémoires de deux jeunes mariés ? Qui donc n’a pas frémi dès les premières pages de la Confession d’un enfant du siècle, éprouvé pour son propre compte le martyre de l’amant trompé ? Certes, ce diabolique sentiment a trouvé des interprètes illustres, et de tous les côtés, les exemples surgissent, si abondants, si frénétiques qu’il est impossible de les classer. Lorsque Goethe tressaillait encore, il écrivit Werther ; mais c’est la forme acceptante et désespérée de la jalousie bien plus que la forme rageuse, et, sauf le coup de pistolet final, comme un prélude aux Affinités électives où les destins des passionnés s’entrecroisent silencieusement et sans heurt. L’anévrisme se rompt et s’épanche au dedans. Il amène une mort privée de secousse. Au contraire, il semble bien que la sensibilité suraiguë d’Henri Heine prenne souvent essor dans la jalousie. Il a là-dessus maint petit poème qui enchâsse de fulgurants aveux.

Les conteurs italiens nous ont déjà prouvé que la jalousie s’exaspère au soleil et parallèlement à l’amour. Que dirons-nous de Calderon et de ses drames fameux, le Médecin de son honneur, À outrage secret vengeance secrète ! Dès les premières scènes éclatent les transports de l’ombrageuse jalousie espagnole à qui le moindre soupçon suffit pour motiver les plus farouches vengeances. Une excessive méfiance entraîne d’emblée les passionnés à des actions irréparables : ils n’ont plus ensuite qu’à se lamenter et à se frapper la poitrine avec un zèle égal à leur furie de massacre. Tantôt ils se tuent. Tantôt ils entrent dans les ordres ou superposent de chauds souvenirs à leurs exaltations religieuses qui ne servent qu’à détourner l’incendie. Ces débridés qui l’emportent encore sur Othello par leur absence de jugement, ont néanmoins un frère dans Shakespeare. C’est Cléonte du Conte d’hiver qu’un simple racontar désorganise et affole. Mais le Conte d’hiver finit bien. « C’était un rêve », comme on dit aux enfants à la fin des histoires terribles, et Dieu n’a pas voulu laisser de trop grandes injustices s’accomplir. L’auteur de Richard III a ainsi deux conceptions de la vie, l’une féerique et l’autre de cauchemar, et ce sont les deux aspects du monde qui rythmiquement oscille du noir au bleu.

Alceste de Molière est un jaloux bien plus qu’un misanthrope. C’est le jaloux grincheux, tatillon, questionneur et qui s’irrite davantage à mesure qu’il lasse la patience de celle qu’il voudrait garder pour lui tout seul. Lui aussi précipite sa ruine. Dans la littérature moderne, il serait injuste d’oublier Manon Lescaut, Adolphe et Sapho qui nous présentent trois types distincts de la jalousie. Car ce mal, dont l’essence est immuable, affecte des formes infinies : la forme innée, qui tient à la vie même, celle des raffinés et des faibles ; la forme acquise, dans laquelle une hypothèse, une apparence, une suite de circonstances ou un fait suscite tout le tourbillon sentimental ; la forme rétrospective, qui s’acharne au passé, coordonne des récits, ou enchaîne des preuves, se livre à des investigations incessantes, jusqu’au moment où le jaloux, fatigué, retombe sur soi, s’abandonne et s’incline, ne ressent plus la douleur que par élancements lointains ; la jalousie de l’avenir qui se repaît du pas encore échafaudé des suppositions, imagine des épisodes, et finit bien par réaliser son objet ; la forme perverse, qui se sort du fléau de l’amour comme d’un stimulant pour l’amour et que les plus naïfs savourent inconsciemment. Les jeunes jalousent autrement que les vieux. Nous avons sur ce point le témoignage de Restif de la Bretonne dans Sarah ou l’Amour à quarante-cinq ans. Les débauchés ont leur tourment qui n’est pas inférieur à celui des chastes. Les climats et les époques influent. Or, pour tous ces modes, pour ces transformations, pour ces masques d’une même face grimaçante et convulsée, nous avons des repères écrits, des jalons littéraires, des personnages types hommes et femmes, et c’est peut-être le point sur lequel les auteurs ont été le plus sincères, parce que l’épreuve est générale, que chacun est encore cousu de cicatrices au moment où il expose ses souffrances et qu’ici, en dépit de Goethe, la poésie ne délivre guère. Et nous comprenons maintenant que l’auteur de l’Éthique ait eu le scrupule d’enfermer ce Protée dans les cadres étroits du genre et de l’espèce et nous pouvons admirer sans réserves les deux aphorismes célèbres de La Rochefoucauld : « La jalousie est le plus grand de tous les maux et celui qui fait le moins de pitié aux personnes qui le causent. —  La jalousie naît toujours avec l’amour, mais elle ne meurt pas toujours avec lui. »

Spinoza est moins embarrassé quant au remords. Il le définit : « Un sentiment de tristesse accompagné de l’idée d’une chose passée qui est arrivée contre notre espérance. » Ici, il semble qu’il faut une base bien solide, un acte tangible ou défini, mais il faut aussi une conscience particulière et bien des criminels ignorent les Euménides. D’ailleurs, les modes du remords sont peu variables, si ses causes diffèrent, et ce phénomène a une marche en quelque sorte classique. S’il s’exalte surtout chez les imaginatifs, il réclame avant tout des âmes scrupuleuses. On me pardonnera, dans ces études, d’insister tellement sur le scrupule, car il s’agit d’un cas moral singulier, qui donne la clef de bien des mystères et auquel on n’a pas, à mon avis, accordé une attention suffisante. Les scrupuleux n’abandonnent à la destinée ni leurs actions, ni leurs paroles. Avant le déclic volontaire qui les livre au monde extérieur, ils les examinent et les retournent soigneusement sous toutes les faces. Après, c’est pire et leur existence se consume à reconstruire le passé, à le déplorer, à le déformer de mille manières et jusqu’à l’épuisement.

Les théologiens connaissent bien ces vicissitudes secrètes pour qui la confession était un merveilleux remède. Celui que le remords atteindra le plus vivement ne voit pas seulement des spectres assis à la table du banquet, comme Macbeth, ou de terribles déesses ronflantes, comme Oreste, Il éprouve surtout le besoin irrésistible de se libérer de sa faute par l’aveu public. Cela débute par saccades brèves, éclairs rapides, à la lueur desquelles il voit sa victime et sa conscience en présence et sa douleur flamboyante, entre ces deux implacables miroirs, et multipliée par eux. Puis les images se rejoignent. L’imagination n’a plus une seconde de liberté. Elle se flatte, en rappelant incessamment le spectacle, de l’user et de l’anéantir ; déplorable illusion, qui ne fait qu’accentuer et fixer l’angoisse, jusqu’à l’horripilation, jusqu’aux figures hallucinantes. À ce point-là, les attitudes changent. Les héros de Byron demandent au risque de ruiner le remords. Ils se promènent à travers l’ouragan, sur la mer déchaînée. Manfred hurle son désespoir aux solitudes glacées des Alpes et souhaite une avalanche qui le délie des dures chaînes terrestres. D’autres se débattent, avant même le crime, luttent contre son attraction fascinante, tournent comme des bêtes fauves dans la cage de la destinée. Cette éternelle tragédie de Phèdre vaut pour toutes ces luttes intérieures. C’est le tracé de toute fièvre morale que provoque un désir hors des lois humaines et plus fort qu’elles. Là encore, les martyrs par anticipation cherchent l’assouvissement, le réclament comme une crise d’où ils sortiront vainqueurs. Ils en sortent plus déchirés qu’avant. Il n’y a que dans les rêves qu’on se sauve du gouffre en s’y jetant, et que sont la plupart de nos vains rêves si ce n’est le brumeux, le fugitif dessin de nos illusions et de nos espérances ? Quand Rodion se réveille, le sang âcre et la bouche amère, dans sa petite mansarde de Saint-Pétersbourg, il a honte et horreur de ce qu’il va faire, de cet acte trop lourd pour sa conscience, qu’il redoute d’accomplir et pourtant il l’accomplit, parce que les images de cet acte ont acquis une vigueur plus forte que tout, et qu’elles précipitent sa volonté. Et ensuite, il n’aura de repos que dans une autre mansarde, celle de Sonia, par l’aveu, par le prosternement aux pieds d’une malheureuse couverte de toutes les souillures, et par cette pensée que le mépris châtie. Mais c’est encore une erreur, une échappatoire en cul-de-sac. Aux crimes effectifs, il faut l’expiation effective.

« Chose passée », dit le philosophe. Hélas ! l’intention, bien que tournée vers le futur, à peine perçue par la conscience, devient aussitôt une chose passée. Cette confusion du temps ou de l’espace est si obscure, que des grands bourrelés on ne sait pas exactement les crimes. On ignore s’ils les réalisèrent ou s’ils les ont simplement conçus. Manfred et René, et ces personnages mystérieux d’Ibsen qui passent sur la scène avec des apparences de fantômes, sortent du noir, rentrent dans l’ombre, sont-ils des criminels d’intention ou de fait ? Ont-ils du sang ou des reflets rouges, ou des hontes plus insaisissables sur ces mains que ne rendraient pas suaves tous les parfums de l’Arabie ? Est-ce avec un abandon, un projet ou avec un poignard qu’ils ont tué le sommeil innocent ? Nous sommes perdus au milieu de figures vagues, énigmatiques, dont la cohorte s’appelle pour nous conscience, et qui toutes ont un trait de notre âme. Il en est qui se lamentent faiblement ; d’autres semblent cacher et préserver des plaies. Certaines chuchotent des reproches embrouillés. Puis elles s’évadent et cèdent à une seule, redoutable et distincte. Alors c’est nous qui nous couvrons le visage et nous voudrions fuir. Mais nos pieds sont rivés au sol. Le voile est transparent. Il nous faut subir la sentence.

Pour la jalousie comme pour le remords, le génie littéraire nous sert de guide à travers l’obscur problème de la personnalité humaine et nous rend tous solidaires les uns des autres. Il nous offre les bénéfices inappréciables de la communion sentimentale avec les plus hauts esprits de tous les temps.

(Le désir exprimé par la littérature : Shakespeare et Balzac)

« Le désir, c’est l’essence de l’homme. » Cette sublime parole de Spinoza explique à merveille les œuvres des deux plus grands créateurs d’humanité : Balzac et Shakespeare. La mystique nous montre, dans le paradis, d’étranges figures d’aigles ou de roses tournantes formées d’une multitude harmonique de bienheureux. Ces deux génies essentiels, je les entrevois dans ce vertige hallucinatoire qui reste d’eux quand on s’est courbé sur leurs œuvres ; je les vois semblables à des signes stellaires, le Bélier, le Taureau, étincelants symboles qui enferment, groupés, dressés, tordus par le désir, la fourmilière de leurs personnages. Êtres sans nombre, bruissants comme la mer, au flux de joie, au reflux de douleur ; êtres distincts et variés comme tous ceux que nous voyons naître et mourir ; êtres cependant conformes à leurs maîtres par une tension brusque de leurs âmes, quelque chose d’emporté, de frénétique qui les entraîne ardemment au tombeau ; dires qui confinent au réel et au rêve, pleins reliefs dans un tourbillon, aux muscles contractés jusqu’à la crampe, aux volontés convulsives, inassouvies.

Observez cette double rangée de regards fiévreux et qui se correspondent : le Roi Lear et le Père Goriot, ces exaspérés du sens paternel, perdus dans la tempête ou dans une froide mansarde, palpant dans l’air, de leurs mains tressaillantes, ces figures ingrates et adorées de toutes les adorations terrestres. Cette superposition des amours en un seul, avec des sursauts de désespoir, des halètements de rage, des prières injurieuses et des repentirs pâmés, c’est l’énergie débridée du désir qui crée ce monde imaginaire, éclairé par sept soleils et bouillonnant d’angoisse. Vautrin et Falstaff, comme des torrents fangeux, charrient toute l’immondice humaine, d’un cours si emporté qu’on les admire, qu’on les aima presque, parce qu’ils glorifient les monstres des obscurs replis de la conscience. Telle est la lie des passions basses, telles sont les grosses bulles colorées qui montent à la surface du désir agité par l’instinct. Shylock et Grandet, ces malades de l’or, dont toutes les fatuités sensibles sont monnayées, enfermées et secrètes, arrivent au crime par les mêmes déviations métalliques de l’amour. Mais où le désir atteint sa cime et de là prend son plus admirable essor, c’est dans les Chouans, immortel pendant de Roméo et Juliette, les corps et les cœurs éperdument attirés à travers les factions rivales, les soirées inquiètes où les baisers s’interrompent, où les amants épient le murmure implacable du destin au dehors, et cette mêlée des spasmes, la passion relevée par l’agonie, la mort jumelle, les lèvres sur les lèvres !

Si le désir est l’essence de l’homme, quelle est donc l’essence du désir ? « Pauvre animal fourchu ! » s’écrie le roi Lear en se plaignant lui-même. Où vont ces fourches et que signifient-elles ? Pourquoi les cruels et les démoniaques ? Quelle singulière apparence d’assouvissement poursuivent donc Macbeth et le sanglant Richard III ? « Au picotement de mes pouces, j’ai senti l’approche d’un damné », glapit la sorcière avant que n’entre, au son rauque des trompettes, le sombre tane de Glanis. C’était son désir qui marchait devant lui et qui séchait les bruyères sur sa route. « Désespère et meurs », c’est le cri central de Richard III, la grande clameur sortie du fond du gouffre et qui tue le désir avant de tuer l’être. Démarche raide, automatique de l’ambitieux farouche ! En proie à son idée fixe de trône et de domination, il massacre à la fin sans goût et sans nécessité, parce que telle est la pente de l’enfer. C’est le saccage inutile, la scélératesse au petit bonheur, le gâchis de la honte et du meurtre. Quoi qu’il soit un petit bourgeois et qu’il ne convoite point la couronne, Philippe Brideau atteint au même effet d’horreur. Voilà maintenant le délire sensuel au paroxysme, son cortège de larmes déshonorées, et surgit le couple hideux du baron Hulot et de Mme Marneffe, dont les désirs, également fougueux, s’entrecroisent, se combattent, se complètent.

Dans la forêt de ces œuvres, on peut courir et se perdre. Ce ne sont qu’animaux fourchus de désir, bipèdes en quête de l’impossible. La recherche de l’absolu n’est pas que dans les cornues de Balthazar Claes ! Elle est aussi dans tous ces cœurs aux battements précipités, de Cléopâtre espérant Antoine devant le scintillement des flots ; cœurs amers jusqu’au sacrilège de Coriolan et de Timon ; pauvre cœur souillé, mais si doux, de l’inoubliable fille aux yeux d’or. Mieux encore que les regards, ces cœurs nous renseignent et nous troublent, cœurs gonflés et fébriles des jeunes gens qui ouvrent les portes de la vie et veulent jouir de tout à la fois, de Rastignac, de Rubempré, de de Marsay, de Mercutio, de Bénédict ; cœurs mystérieux et tourmentés de la princesse de Cadignan, de Béatrice, de Hero, de la reine Anne. Les prodigieuses images qui vous animent sont variées comme vos figures, comme vos voix, comme vos gestes ; ce sont eux surtout qui révèlent le désir, ces gestes dramatiques ou joyeux, d’amour, de haine et de folie ; ces bras ouverts, ces poings serrés, ces invocations, ces supplications, ces refus, ces transports ou ces arrachements, dont la fresque est comme l’ombre de l’agitation humaine.

Par quel miracle Balzac et Shakespeare ont-ils ainsi assemblé en tumulte sur la place de leur imagination la race douée du langage et lui ont-ils donné son expression la plus hautaine ? Par la puissance même de leurs désirs. Ce perpétuel mouvement de l’âme leur a permis de se transmuer en toutes les âmes ; ces parcelles des autres, ces germes du fou, du criminel, de m’amoureux, de l’avare, du haineux, du héros, du roi et du prophète que chacun porte en lui et qui fait de chacun un petit univers qui s’ignore et gravite en pleine ou en demi-inconscience ; ces embryons d’individualités sans nombre, ils les ont développés, déployés, paumés jusqu’à l’exaspération, jusqu’à la forme la plus intense, et cela d’une manière en quelque sorte instantanée, selon les voiles du dialogue ; car Shakespeare est, à une seconde de distance, dans l’intervalle d’Othello à Desdemona, au pôle de la rage ou au pôle de la douceur, et ces mutations lui sont aisées. De même, Balzac passe sans peine du corps de la duchesse de Langeais dans celui de Montrivaux : il se joue des passions contradictoires. Or ces métamorphoses soudaines se font sous le coup de baguette du désir et nous voyons maintenant, dans son plein, resplendir l’axiome de Spinoza. L’essence de l’homme donne à l’homme la faculté de revêtir les masques les plus variés, les plus opposites d’expression. Le désir, c’est la fronde qui lance tout notre petit système sensible, raisonneur, instinctif dans tel autre système dont il prendra la forme. Le désir, c’est l’élan primordial qui nous met en marche dès que nos pieds peuvent nous porter ; mais alors que le commun des mortels, doué d’une intensité moyenne de désir, marche dans un seul domaine et vers deux ou trois seuls objets, ces intellectuels effrénés que furent Balzac et Shakespeare sont entraînés par leurs désirs dans les régions successives de l’âme.

Désir qui met en branle une suite infinie d’images : nous tenons là les termes du problème. Balzac pense à l’espion, au mouchard. Aussitôt il veut ce qu’ils veulent. Il flaire par leurs odorats. Il entend par leurs oreilles. Il voit par leurs yeux. Il atteint le summum de la curiosité, du besoin de traîtrise, de traquenard et de piège. Il se rue dans la bassesse avec cette allégresse spéciale aux forts entre les forts, aux créateurs infatigables. Il est Coutenson, il est Corentin, il est Peyrade, il est le plus limier des limiers. Quand les scélérats couronnés de Shakespeare ont besoin, pour assouvir leurs infâmes vengeances, de scélérats haillonneux et sordides, Shakespeare pénètre d’un bond dans ces cœurs désespérés, abandonnés de tout, et prêts au poignard qu’on leur tend avec une pièce d’or. Chez Balzac comme chez Shakespeare, le mot vengeance éveille aussitôt le désir irrésistible de la vengeance. C’est une sorte d’aura, une griserie par un sentiment à l’état abstrait et presque vague qui, s’attaquant à l’imagination, prend peu à peu forme humaine, concrète, plus que concrète, hallucinatoire, et voici l’indomptable Barbette qui met le pied de son fils dans le soulier sanglant de son père Galope Chopine, en l’incitant à tuer les chouans ; voilà Coriolan, ivre de rage, plein de blasphèmes et résistant aux prières des siens, absorbé par sa haine farouche.

Ces retraits brusques du désir expliquent les saisissants contrastes et les antithèses poussées à l’extrême. Quand il a gonflé la bulle noire qu’est Caliban, le désir de Shakespeare gonfle la bulle dorée qu’est Ariel. Pierrette chez les Ragon est un épisode de même ordre. Nous nous trouvons ainsi amenés à concevoir comment ces œuvres immenses et qui reproduisent l’illusion du monde extérieur sont, plus justement, la projection des aventures intérieures du désir balzacien et du désir shakespearien, des phénomènes de haute cérébralité. Croire que Balzac et Shakespeare étaient avant tout des observateurs serait une erreur grave. Ils possédaient une énergie essentielle suffisante pour manifester hors d’eux-mêmes toutes les formes, tous les moules d’humanité qu’ils portaient en eux, pour s’insinuer dans tous les costumes moraux dont leur imagination possédait la série complète. Le mystique Raymond Brücker, l’éloquent auteur du Chas de l’aiguille, demandait à Balzac : « Où observez-vous tous ces caractères ? — Eh ! mon ami, répondit l’illustre écrivain, comment voulez-vous que j’aie le temps d’observer ? J’ai à peine celui d’écrire. »

(La perversité dans la littérature)

Il est un art parfait et sain où l’homme trouve amplifiées, haussées, ces belles lignes droites des sensations et des sentiments naturels ; clairs horizons de repos et de rêve qui s’étendent de Virgile à Lamartine. Il est un art de tumulte et de vigueur où l’adolescence épuise le trop-plein de ses réserves, où la vieillesse exalte ce qui reste en elle d’adolescence, et cette crête volcanique flamboie de Lucrèce à Victor Hugo. Mais il est aussi dans l’art une zone douteuse de crépuscule où les parties troubles de notre imagination sont parfois attirées. Ici, les nuances sont charmantes et maladives ; il flotte une vague odeur de mort ou d’approche de la mort qui fait s’écrier : « À quoi bon la morale et ses dures barrières puisque toute cendre humaine s’éparpille autour des tombeaux ! » On entrevoit des formes gracieuses et souples, de flottants, de légers quadrilles où rien ne maintient plus la passion, où chacun s’abandonne et se grise. Cette atmosphère de hâte et de volupté énerve : « Au picotement de mes pouces, j’ai senti l’approche d’un damné », dit une des sorcières de Macbeth. On devine la présence invisible du mal. Telle est l’impression au jour tombant d’un de ces vieux tableaux où s’étagent, chargés d’exemples et d’antithèses, le paradis, l’enfer, le purgatoire. Les flammes des damnés éclairent les robes des saintes, les froides et humides régions intermédiaires : inquiétant mélange aux origines lointaines et profondes lueurs de certains regards, arôme de fleurs empoisonnées, adorables !

Les époques d’énergie, comme le xvie  siècle, se prêtent peu aux subtilités perverses. Les violents ne savent point dissoudre. Je parle pour la France, car la Renaissance italienne produisit Machiavel, un des principaux parmi ceux qui nous occupent, si artificieux qu’on l’a toujours mal compris et accusé de prôner le vice, alors qu’il s’exerçait seulement à en extraire la vigueur réelle, ne vantant rien, ne dénigrant rien, pas même l’assassinat, n’ornant rien, désireux d’exposés lucides. Il avait l’œil d’un naturaliste ; mais ses plantes à lui, c’étaient les hommes ; ses animaux, les sociétés ; et ses roches, les territoires. Il a étudié le tyran comme Darwin les orchidées ou les coraux, et, plein de calme au milieu des tempêtes, observé Borgia grimaçant. Sa puissance à décomposer l’automate le rapproche de Spinoza et de Montesquieu ; seulement sa perversité est dans le choix. Au lieu que l’auteur de l’Éthique et celui de l’Esprit des lois sont encore des demi-passionnés, malgré leur apparence de pure raison, et donnent la prééminence à l’invisible sur le visible, au bien de tous sur le bien de chacun, à la liberté sur l’oppression, au droit sur la force, au lieu de cette logique généreuse quoique serrée, ardente sous la glace, Machiavel ne tient nul compte des lois morales ou autres établies par l’homme et va par goût vers le méchant comme vers l’indiscutable pouvoir. C’est la plus haute forme de perversité, l’intellectuelle. Certes, ses sens aussi sont touchés, car il détaille complaisamment les massacres. Il savoure dans son récit de la peste de Florence la belle créature étendue sur les marches d’une église parmi les horreurs du fléau, les effarements des dernières convoitises. Mais ce sont des rares échappées. Il retourne vite à son impassible dialectique, à sa minutieuse analyse du cruel. Il savait bien, lui le devin, que l’aspect tout nu des vices triomphants attire les faibles et les brûle, qu’un livre corrompt d’autant mieux qu’il s’adresse aux esprits les plus hauts, car ceux-ci en dominent des groupes d’autres qui déformeront la doctrine et propageront le venin. On ignore la portée d’un ouvrage tel que le Prince. Sa zone de désastres est peut-être immense.

Vint le xviie  siècle, qui nous donna Phèdre, ce chef-d’œuvre de perversité sentimentale. La passion se nourrit de carnage. Elle adore les lois méconnues, quant à la race et quant à la famille, les baisers qui domptent les codes et les mœurs ; elle est heureuse de se ruiner elle-même par ses excès, ses monstrueux détours, d’entraîner dans son tourbillon des innocents, des effarés, de meurtrir des âmes et des chairs délicates :

Que ces vains ornements, que ces voiles me pèsent…

Certes, pauvre reine, dans l’ardeur qui vous brûle, vous ne pourriez plus supporter qu’un contact, celui justement que les dieux et déesses, sauf une, vous défendent ! Et ce qui est pervers, c’est le détail de l’irrésistible, de l’illicite attrait, cette volonté brisée qui se traîne vers l’abîme et le deuil, pleine de sueur, d’angoisse, emplit de gémissements, de rugissements ces froids palais de Racine où les passions sont les seuls accessoires. Dans les souffrances de Phèdre la pensée du spectateur et du lecteur s’enfonce et descend toujours. On ne trouve point l’arrêt, le choc qui fait songer « j’y suis » et limite l’admiration. C’est le privilège du domaine maudit que nous explorons qu’il est sans bornes ni frontières. La raison, la logique ici feraient sourire, et, tandis qu’un premier degré nous mène au ravissement par la musique du vers et la pénétration des chambres à torture du cœur, un second aboutit à des nuées rêveuses, multiformes, spirituelles, qui nous bercent sans trêve et font de Phèdre, pour quelques-uns, une crise de l’âme.

Voici au xviiie  siècle le bréviaire de la perversité sensuelle, les Liaisons dangereuses. Dans cette meute à la poursuite du plaisir, on voit en tête Valmont, l’élégant, le fin lévrier, et Mme de Merteuil sa compagne, aussi rusée, aussi guerrière que lui. Nous retrouvons encore ce singulier stigmate de l’analyse qui pousse à établir des lois sur le saccage de toutes les lois. Les personnages complexes de cette émouvante société se regardent agir, mentir et tromper ; ils induisent et déduisent ; la corruption est leur laboratoire où ils soumettent les substances morales à de surprenantes alchimies et parfois un bocal éclaté dans leurs doigts sveltes et parfumés : Le plaisir commence quand l’amour cesse, est l’axiome fondamental inscrit en lettres de sang en tâte de leur manuel. Suivent des échanges de formules et recettes pour éteindre en soi la pitié, le scrupule, le remords, éveiller en autrui les formes fulgurantes de la convoitise. Ni Valmont, ni Mme de Merteuil ne croient au spontané, ne cueillent les fleurs naturelles. Il leur faut la combinaison, la serre chaude et le subterfuge. Quand leurs roueries causent un cadavre, c’est parfait. Ils le pleureront même pour savourer la joie des larmes mêlées de feinte et aussi, comme dit La Rochefoucauld, parce qu’ils voudraient être pleurés.

Il semble que Goethe se soit souvenu de cet extraordinaire ouvrage qu’Henry Céard a remis en honneur chez nous. Les Affinités électives sont aussi du genre pervers et font la transition du sensuel au sentimental. Sous des formes et dehors bourgeois, ses deux couples en villégiature échangent en furie passionnée autant que le chevalier, la Présidente de Tourvel, Valmont et Mme de Merteuil. Ils jouissent du destin qui les accable et s’enferment à chaque instant pour déguster leurs remords. Ils ne les épuisent pas. Ils en gardent un peu pour le lendemain. Dans les bras les uns des autres ils pensent sans cesse aux absents, superposent des images défendues, stimulent la volupté par l’esprit : puis ils se lamentent devant leurs miroirs et descendent ensuite au jardin s’apitoyer sur des roses fanées ou des petits oiseaux grelottants. Car le genre précieux et le genre pervers ont toujours fait excellent ménage. J’imagine très bien la débauche envahissant l’Hôtel de Rambouillet et l’on s’est toujours embarqué sur le même bateau pour Cythère et le pays du Tendre.

Plus près de nous Chateaubriand, ce fils grandiose de la mer et de la mort, a écrit René, bref et pénétrant blasphème. La perversité est ostentatoire ; elle est autobiographique. On n’invente pas ce tour d’esprit, on le raconte lorsqu’on l’a. D’ailleurs, en ce cas, poésie n’est nullement délivrance et le récit du péché est lui-même un délicieux plaisir de confession. Rappelez-vous le mot de l’Italienne qui, savourant un sorbet devant le golfe de Naples, près de l’homme aimé, sous les étoiles, regrettait que ce ne fût point un sacrilège. Ainsi la jouissance eût été complète. Quant à Rousseau, dont descend tellement toute la sensibilité moderne, il fut certes atteint de perversité, mais la force des Confessions réside surtout dans les tableaux de la nature et les sentiments naturels.

Avec Charles Baudelaire intervient un élément nouveau, le satanisme. Cette déviation romantique, où il entre à parties égales de la peur religieuse et du besoin de pose, gâte un peu la bizarrerie sincère. Cependant maint petit poème en prose a sa note maligne et troublante, certaines fleurs du mal engourdissent vraiment du sommeil à images louches.

Si, terminant cette revue rapide et nécessairement incomplète des diverses formes de la perversité littéraire, nous voulons définir cette tendance et ses causes, il nous faut rapprocher du spectacle incessant de la misère et de la mort, qui accable quelques imaginations particulièrement représentatives et frissonnantes, un goût presque maniaque de l’analyse, une poursuite sans répit des chaînes d’idées et de sentiments. Alors la faculté de s’émouvoir subit des sautes de niveau considérables, tantôt monte au summum, tantôt tombe à néant : l’esprit ballotté, surexcité, mâté par la passion et la souhaitant toujours, se dévore lui-même, cherche à se procurer des joies factices. Je caractériserais volontiers la perversité : l’effort à reconstruire artificiellement des sentiments naturels. Provoquer la douleur d’autrui pour goûter avec lui le plaisir d’être triste ; combiner des désastres moraux pour en aimer les victimes ; jouir de la honte, du mépris et du remords ; adorer le danger, les adroits détours qui désorganisent, la franchise intempestive qui fait explosion : se complaire dans l’aveu pour haïr celui à qui l’on s’est confié. Autant de biais pervers et malsains qui sont à la fois bonheurs d’architectes et désespoirs de cœurs desséchés. Mais on doit convenir que ces traits de caractère, détestables dans la vie courante, ont donné des œuvres d’art exquises, d’énergie unique.

(Les grands évolutifs)

Tous les hommes changent avec l’âge et tous prennent une conception de plus en plus large de la vie. La douleur surtout frappe à mesure des années à toutes les portes du sentiment, les ouvre sur des régions nouvelles de l’âme, amplifie l’horizon moral. Il semble qu’ainsi le développement de l’être se poursuive par grandes étapes jusqu’aux extrêmes limites de l’existence, et des bourgeons commencent seulement à frissonner et à fleurir, alors que les racines perdent leur sève et que la tige se racornit. Ce fait universel prend une valeur toute spéciale chez les hautes intelligences. Les acquisitions multiples de la sensibilité, l’école de la souffrance, les crises de la quarantaine, de la cinquantaine et de la soixantaine éclairent d’une lumière imprévue la réflexion et la culture. On voit, spectacle admirable, de vastes esprits changer leur route, déposer et dédaigner parfois le bagage brillant de leur gloire et marcher d’un pas affaibli, mais certain, vers ce qui leur est apparu comme vrai à la faveur de leur évolution.

Voici le comte Léon Tolstoï. Il avait écrit des livres d’une objectivité complète, d’un saisissant relief. Son ferme regard transmettait la nature au robuste cerveau qui l’organisait, la haussait, la rendait à l’admiration de ses contemporains par maint chef-d’œuvre. L’auteur de Guerre et Paix nous apparaît encore comme un inattaquable représentant du réalisme. Il ne jugeait rien ; il racontait ; il enchaînait les documents, les souvenirs, les traits de caractère avec l’indépendance, la vigueur d’un naturaliste tel que Darwin, d’un physiologiste tel que Claude Bernard. Toute son énergie sentimentale, il la donnait à ses personnages ; il créait leurs types avec sa force, et cette force et ces types sont et resteront inoubliables. Et voilà qu’un beau jour sa poésie ne le délivre plus. Il se joue en lui un de ces drames intimes auprès desquels Ibsen paraît pâle. Un tremblement de conscience brusque, amené peut-être par une infinité de causes lentes, lézarde sa vision réaliste du monde. Au fond de chaque crevasse, déchirante et saignante, lui apparaît un immense point d’interrogation : « Que faire ? » Il se dit et se répète avec angoisse : « À quoi a servi et servira mon œuvre ? Ces récits qu’on admire n’ont qu’une valeur de vanité. Si je suis venu au monde, si j’y ai apporté des moyens que tous ne possèdent pas, c’est dans un but supérieur, en vue d’une destinée providentielle. » Désormais, plus de repos pour lui qu’il n’ait découvert la doctrine où s’apaiseront ses scrupules, où se résoudra le dur problème, où son énergie devra s’employer. Ce n’est pas tout : il lui faut mettre son existence d’accord avec ses nouveaux principes, choquer et bouleverser la morale conventionnelle, abandonner toutes ses habitudes qu’il considère maintenant comme une rouille de préjugés néfastes. L’opinion le croira ramolli, que lui importe l’opinion ! Et les contemporains assistent avec stupeur à ce spectacle d’un esprit comblé des satisfactions les plus diverses et qui arrache pièce à pièce ses ornements, prêche à l’Europe incroyante ou sceptique une sorte de christianisme sans concessions, s’avance d’un pas calme et tranquille vers un idéal de pureté, de renoncement que les plus résolus entrevoient d’un œil de doute. Ce qu’on admire toujours, c’est l’inflexibilité de l’allure, les ressources d’une force indomptable qui a quitté l’inspiration romanesque pour se porter entière sur une œuvre de prêche et d’action. On peut ne point croire à la religion de Tolstoï, mais il faut s’incliner devant sa sincérité.

Ce dernier ouvrage, le Salut est en vous, autour duquel s’est fait un vaste et mystérieux silence, n’est point d’un illuminé, mais d’un dialecticien merveilleux. Si Rousseau révéla la nature extérieure, la splendeur des chênes et la douceur des sources, le moraliste russe, avec une fougue égale, parcourt les rudes paysages du devoir, trace un sillon indéviable et parfois atroce, stimulant d’une voix forte le bœuf fraternité et le bœuf justice, insensible à la clameur environnante. Les pages sur le dogme de la non-résistance au mal par la violence témoignent d’une faculté déductive et logique à la saint Thomas d’Aquin. Ici une foi récente et primitive tout ensemble s’étaye d’arguments solides, dédaigne le je crois parce que c’est absurde et, les prémisses posés, va jusqu’aux conclusions extrêmes d’un pas de prophète et de martyre. La confession du comte Tolstoï, c’est le Sermon sur la montagne. Il était tellement obscurci, ce pauvre sermon, tellement affaibli par des interprétations fausses, des gloses erronées, qu’il avait perdu son sens lumineux pour des esprits que gâte une éducation stupide et positive. Ce sens, l’auteur du Salut est en vous le restitue et le développe avec une majesté dont jugera le lecteur sagace. Certes de pareils livres sont en dehors du siècle. L’effort qu’ils réclament et proclament, nos consciences ne peuvent l’accomplir. Mais leur beauté divinatoire est toute frémissante d’avenir et l’on doit un immense respect au grand vieillard qui marche en avant de nous, dépasse notre horizon rétréci, s’enfonce dans des contrées morales solitaires et désolées où plus tard s’élèveront des villes, où le vulgaire installera son âme médiocre. Ce qui frappe dans l’évolution de ce penseur, c’est qu’elle ne peut plus s’arrêter. Il marche jusqu’à l’extrême de ses théories avec une violence douce et irrésistible. Quelles angoisses doit-il éprouver quand il aboutit à un cul-de-sac, à un de ces murs où se heurtent même les prophètes ? Puis il y a la pression de l’entourage, la lutte des affections et des amitiés avec ce que l’âme envisage comme son décisif devoir. Terrible et instructif calvaire où se mesure la puissance de la conviction.

L’antithèse naturelle à cette évolution du réel vers le mysticisme nous est offerte par Ernest Renan. À ce philosophe élégant et contradictoire, tous les doutes qu’il devait orner dans la suite durent paraître petits et légers en comparaison du grand doute primordial où sombra sa croyance. Ici le changement se produisit sur le versant ascendant de l’âge, et Renan quitta la foi pour la raison en plein développement de cette raison, de vingt à vingt-cinq ans. Pourtant le récit de cette conversion inverse fait frissonner. Si l’exil est une chose atroce, que penser de cet exil définitif qui fit délaisser au jeune séminariste toute sa tradition catholique et bretonne ? S’il resta longtemps en vue des côtes, son récit ne nous le dit pas ; mais le tour même de son esprit et de ses œuvres ultérieures le laisse supposer. À l’observer de près, cette évolution de Renan semble encore plus douloureuse que celle de Tolstoï. Ils sont rares, les savants vieillis qui ne se plaignent point amèrement du froid déchet que laisse la science. L’amour, dans son acception la plus vaste, est le mobile humain supérieur. Or le croyant qui met son amour en Dieu, c’est-à-dire dans l’inaccessible, doit trouver les joies de la réalité souvent faibles, même quand il a perdu la foi, puisque, hélas ! les évolutions ne suppriment pas le souvenir… Au reste, à quoi Renan applique-t-il sa nouvelle conscience, sa conscience uniquement scientifique ? à l’étude de la religion. Son œuvre est un long, un subtil tâtonnement autour de son passé mort. C’est ce qui lui donne son charme de tristesse. On y sent à chaque page la grâce remplacée par la grâce.

Après de multiples hésitations dont il nous a laissé les sinuosités douloureuses, l’élève studieux du grand séminaire se décida à interpréter rationnellement les admirables œuvres métaphysiques de Kant, Hegel, Fichte et Herder, auxquelles l’initia sa sœur Henriette. Atteint de sa fameuse encéphalite, il écrivit d’une plume verveuse l’Avenir de la science, ouvrage où les idées bouillonnent. Mais cet autel nouveau, passée la fièvre juvénile, dut lui paraître souvent désert. Quand il approfondit ensuite les penseurs qui l’avaient entraîné, il dut s’apercevoir qu’il avait faussé leurs directions. En effet, ces constructeurs de systèmes cherchaient plus ou moins consciemment, ainsi que l’explique leur subtil contemporain, le très ignoré Georges Hamann, à créer des religions intermédiaires, à donner au piétisme un sens logique. La Critique de la raison pure, la Méthode de la vie bienheureuse, on peut les considérer comme des développements de la pensée universelle et mystique par la pensée individuelle, comme des racontars divins. Ces hautains monuments sont bien proches de la cathédrale ; ce gothique de l’idée exprime ainsi que l’autre l’effort pour manifester ce qui est au-dessus et au dedans de l’homme. Absorber la nature, la moraliser, se replier ensuite sur ce cœur des choses et faire qu’une longue suite de théorèmes aboutisse à une prière autrement haute et saisissante que celle sur l’Acropole, voilà ce qui est l’essentiel pour les métaphysiciens, et ce qu’avec tout le respect qu’on lui doit a paru mal comprendre l’auteur de la Vie de Jésus.

Comme troisième type d’évolution, nous avons celle d’Auguste Comte. On sait comment, après avoir péniblement construit cet immense échafaudage de la raison, qui monte des sciences exactes aux sciences naturelles et sociales, l’architecte lui donna une vague apparence d’église et planta une croix au sommet. Certes, cette croix n’avait rien d’orthodoxe, mais elle n’en témoigne pas moins du changement moral du philosophe. Ce brusque détour d’Auguste Comte, qui partage encore aujourd’hui ses disciples, offre des analogies avec celui de Tolstoï en ce qu’il va du réel au mysticisme, au lieu que celui de Renan va du mysticisme au réel. Mais tandis que le penseur russe met tous les humains sur le même rang et souhaite une foule de bienheureux sur la terre, foule dans laquelle lui-même ne demande qu’à se confondre, Auguste Comte fonde une religion hiérarchisée assez analogue à sa hiérarchie scientifique et divinise surtout ses passions personnelles. Il mysticise en autoritaire, alors que Tolstoï moralise en démocrate.

Quant aux causes de ces évolutions, il en est de proches et de lointaines, d’intimes et d’extérieures. Suivant qu’elles coïncident avec le mouvement général des esprits, à l’époque où elles se produisent, ou qu’elles le contrecarrent, elles exercent une influence immédiate ou bien constituent une sorte de réserve intellectuelle. Les temps étaient admirablement préparés pour la Vie de Jésus. Ainsi s’explique le succès d’un livre après tout médiocre, eu égard au sujet qu’il traite, et où le paysagiste paraît supérieur au penseur. Pour raconter cette vie, lumière de tant de vies, soulagement de tant de désespoirs, source de tant d’images bienheureuses, il fallait une âme légendaire. L’analyse, la critique, la finesse, voilà de piètres outils à qui veut sculpter un buste dont chaque atome est une conscience. Par contre, l’heure du Salut est en vous est prématurée. Qu’importe ! le sublime peut attendre ; le médiocre seul est pressé.

Ces divers exemples ont pour but de jeter les grandes lignes d’une étude qui pourrait avoir quelques profits. Assimiler les génies aux fous est trop facile, d’autant plus que nul n’a encore compris le génie ni la folie. Ne vaudrait-il pas mieux chercher à se rendre compte des hautes variations de l’esprit humain ? Dans la vie, la littérature, la philosophie, la science, la politique, nous trouvons à chaque pas des points de repère nets, visibles, tangibles. Ce qui nous passionne dans les biographies importantes, c’est que nous y découvrons, grossis et manifestes, les phénomènes de notre propre existence. Il serait à souhaiter qu’un nouveau Plutarque écrivît des vies d’hommes illustres où nous assisterions non plus seulement aux circonstances qui les illustrèrent, mais aux évolutions intérieures qui font d’un réaliste un mystique, d’un philosophe un apôtre, d’un autoritaire un libéral et d’un froid observateur un cœur passionné. Apprenons à voir bouger les choses et les êtres qu’une grossière apparence nous fait croire immobiles.

(À propos du roman russe)

La littérature russe fut vraiment pour le public français une révélation de ces dix dernières années. On ne connaissait guère que Tourguéneff et parce qu’il habita longtemps Paris. Or j’avoue en toute franchise que ces scènes de la vie seigneuriale et rustique, que ces contes passionnés et moraux, encore que d’allure élégante et semés de jolis paysages, me paraissent seulement délicieux d’observation et de peinture à côté des œuvres hautaines de Gogol, de Tolstoï et de Dostoïevsky. Je le trouve, ce Tourguéneff, qui eut, d’ailleurs, tant de succès d’élite et de foulé dans son pays, moins slave que ses grands compatriotes. Oui, ceux-ci nous transportent dans une atmosphère neuve ; ils renouvellent notre sensibilité.

L’important, en effet, quand nous ouvrons un livre étranger, n’est pas d’y trouver des traits de mœurs ignorées et de curieux détails. Ce sont là comme ces locutions ou idiotismes que soulignent des italiques, qu’explique une note du traducteur. On en a vite pris son parti. Mais sentir se développer en soi une sorte de faculté nouvelle de comprendre ou de s’émouvoir, élargir son horizon vital à la faveur d’un mirage d’au-delà les frontières, voilà une joie noble et transportante. Je crois fermement que chaque être possède en lui des germes latents, de quoi faire un mathématicien, un naturaliste, un conquérant, un amoureux, un criminel, un fou, un prophète. Je crois même qu’un homme d’une nationalité quelconque, un Français, par exemple, a en lui à l’état de bourgeons ces formes d’esprit qui, développées, sont les caractéristiques nationales d’un Orientai, d’un Asiatique, d’un Russe, d’un Espagnol ou d’un Anglo-Saxon. S’il est, en un mot, entre les races des différences profondes, chacun possède en soi de quoi les combler par l’initiation et par l’éducation et, plus l’intelligence est vive et souple, plus elle est prompte à ces acquêts, à ces métamorphoses qui sont les voyages imaginatifs. L’axiome célèbre : On est autant de fois homme qu’on sait de langues, n’est pas exact. On est autant de fois homme qu’on a pénétré l’esprit de nationalités différentes.

À ce point de vue, l’école slave est admirable. D’abord, la littérature russe nous offre des types très tranchés, hommes et femmes, d’un relief, d’une vigueur superbes et à tant de facettes que l’un d’eux pris au hasard reflète toute une classe. Le Nozdrev de Gogol ; le Prince André, le Pierre, la Natacha de Guerre et Paix ; le Lévine d’Anna Karénine ; l’Oblomov de Gontcharovg ; le Razoumikine et le Porphyre, la Sonia de Crime et Châtiment, l’Alioscha des Frères Karamazov, voilà, pêle-mêle, une série de personnages, tous déterminés, inoubliables, de toutes les situations, de tous les tempéraments, de toutes les professions, dont chacun porte un fardeau sentimental et spécial, où l’on retrouve cependant, commun à la multitude des fardeaux, le même objet singulier, de forme, de structure, de sens, d’utilité particulière, un petit morceau de la terre russe sculpté en effigie humaine.

Si nous faisons tourner cette statuette, nous y remarquons de suite une infinie complexité sentimentale. Les races latine et anglo-saxonne ont une séparation très marquée, une cloison dure entre la raison et l’émotion. Elles ont produit dans le premier ordre des métaphysiciens sublimes, dans le second des poètes non moins sublimes. Mais ceux-ci, à de très rares exceptions près, chantèrent toujours les harmonies naturelles. Oui, les plus raffinés, les plus mêlés, les Novalis, les Rossetti, les Whitman, les Leopardi, les Baudelaire décrivent dans le ciel moral leurs immenses trajectoires de lumière et de frisson et ne rompent jamais la courbe. Au lieu que Dostoïevsky, par exemple, le plus savoureux des Russes, se meut continuellement dans une sorte de philosophie sensible qui part de joie et peine pour aboutir à une mystique étrange, où planent l’énergie, le remords, le pardon, la pitié. Si la Russie n’a pas produit de grand philosophe, elle peut présenter à l’admiration universelle des livres tels que les Possédés, les Frères Karamazov, ces Atrides slaves, la Sonate à Kreutzer où les tremblements de nerfs mettent à jour de profondes, d’étincelantes pensées, révèlent de prodigieux systèmes sous-cutanés et souterrains.

Dostoïevsky parle, je ne sais où, du paysan russe qui reste douze heures immobile, assis dans la plaine, comme en extase, et qui se lèvera brusquement et courra accomplir un acte excessif, abominable ou héroïque, selon le tour qu’aura pris son inconsciente rêverie. Voilà sans doute un des traits de la race slave : la réceptivité sans bornes. Les autres Européens n’admettent en sensations, réflexions, connaissances, etc., que ce qu’ils peuvent organiser, parquer dans les barrières assez étroites de leur entendement. Les concitoyens de Tolstoï se laissent littéralement traverser par le monde extérieur, et la moindre secousse a dans ces esprits vierges des retentissements terribles. À travers tous ces romans, il est question des idées nouvelles, politiques, philosophiques, scientifiques, religieuses et sociales. Or les personnages qui leur donnent asile en sont malades. Pour eux rien de superficiel. Ils analysent tout. Ils induisent et déduisent. Semblables à des femmes très impressionnables, ils tirent des moindres généralités les applications particulières. Quels singuliers nomades de la sensibilité ! Rien ne les fixe ici ni ne les attache. Au plus fort de la passion ils s’arrêtent pour réfléchir, se demander si réellement ils aiment, s’ils ont choisi la meilleure voie. Sans cesse ils ont le besoin de l’aveu, la manie de la confession. Ceci se mêle dans leurs âmes d’une manière assez confuse à des aspirations incroyables vers la liberté, cette liberté intérieure que paraît seule donner la servitude religieuse. Et, commodes croyants que la foi va abandonner, ils sont accablés de scrupules, ils morcellent leurs ardeurs en superstitions. Dans Tolstoï, dans Dostoïevsky, même dans Pouchkine, on démêle une théorie du sacrifiée comme apothéose de la conscience qui paraît bien un trait national profond ; et c’est par là que l’âme slave va rejoindre l’âme asiatique. Nous connaissions déjà cette dynamique morale, ce bréviaire de l’effort idéal par l’abandon de soi-même. De telles théories appartiennent au bouddhisme plus encore qu’au christianisme primitif. Là aussi l’on trouve ces labyrinthes de métaphysique sensuelle, ces jeux du raisonnement et de la douleur où se complaisent les auteurs russes ; peut-être le mot de leur originalité psychologique est-il dans ce fait que, placés au confluent de l’Europe et de l’Asie, ils participent aux deux génies.

Quittant maintenant ces remarques ethniques pour nous attacher aux qualités purement littéraires, nous devons encore et surtout admirer. Les Russes ayant l’amour de leur race ont le sentiment vif de l’histoire. Guerre et Paix est aujourd’hui classique en France. L’art de composer, qui fait les trois quarts de l’artiste, a rarement été poussé aussi loin que dans cette extraordinaire mise en œuvre de remarques, documents et souvenirs. Quelle belle vie que celle de Tolstoï ! Celui qui part de ces immortels romans de la réalité pour aboutir à la mystique sociale, après avoir passé par une crise de pitié et de renoncement sans exemple, n’a-t-il pas accompli la plus haute évolution qu’on puisse rêver ? Nul auteur, à aucune époque et dans aucun pays, n’a jamais parlé de la mort avec plus de force que lui. Il la décrit avec une netteté, une certitude mate et froide et en même temps une richesse de détails telle qu’il semble l’avoir expérimentée ! — Un autre bijou historique, Tarass Boulba, fut serti par Gogol. Comme vigueur de reconstitution sauvagerie, objectivité, je trouve cette nouvelle cosaque bien supérieure à Salammbô, qui présente avec elle plus d’une analogie. — Une preuve de la malléabilité qui permet au génie slave de subir toutes les empreintes de son imagination est encore fournie par la Puissance des Ténèbres. Faire parler des brutes dans un relief tel que l’atroce atteigne au sublime, la difficile besogne ! Les Paysans de Balzac ne déploient pas une horreur chaotique comparable à cette tragédie entre un poêle et une soupente. Là rampent dans l’obscurité des larves indistinctes où s’organise lentement l’esprit du mal. Comme qualité de noir et comme impression pessimiste, ce drame aux lignes très simples dépasse Schopenhauer. C’est un Richard III rustique.

L’angoisse et la terreur ont leur royaume chez Dostoïevsky. Tous les sens sont pris à la fois comme dans un vertige épileptique, et, quand il y a meurtre, l’odeur du sang se mêle au cri étouffé, et l’éclair du couteau, à des restes d’alcool, à de chauds, de désolants crépuscules, à toute une atmosphère de scélératesse. L’acte accompli, le meurtrier hagard ne reconnaît plus ses mobiles ; il les palpe dans la nuit de son âme, d’une main tremblante. Ensuite, après de poisseux marécages, monte et grandit en lui l’arbre du remords. L’amour traverse ces horreurs, éclaire, apaise, purifie tout.

Il n’y a pas plus de conclusion à formuler ni de définition à chercher devant le roman russe que devant un superbe paysage. Tous deux rythment le cœur et l’esprit Certes, cette littérature a connu la nôtre, certes, elle en fut impressionnée. Mais, réfractés par le profond miroir slave, nos rayons nous reviennent avec des courbes et des couleurs nouvelles, éveillent dans nos cerveaux logiques des parties de sensibilité trouble, correspondantes à celles qu’ils avaient été frapper et stimuler là-bas. Ainsi communient les nationalités.

(Critique des critiques)

Il semble que la critique tende à quitter de plus en plus le domaine des appréciations personnelles, le subjectif, pour se concentrer dans l’étude indépendante des hommes et des œuvres, dans l’objectivité. C’est dire qu’elle devient moins un art qu’une façon de science, encore peu organisée, mais désireuse avant tout de déductions et d’exposés lucides.

Certes, elle eut sa beauté, la critique romantique (et il semble que ces deux termes jurent ensemble) ; le tourbillon tumultueux du style roulait quantités d’idées brillantes. Parfois la métaphore faisait découverte ; une image exquise fixait une formule vraie. Mais la personnalité de l’auteur, toujours mise en avant, fatiguait. Même quand il combattait pour autrui, il avait encore l’air de soutenir sa propre cause, son clan, son domaine. Il est resté des morceaux admirables, dont la place est marquée dans les anthologies, qui donneront à beaucoup d’esprits leur élan et leur rythme : voici les ruissellements de pierreries de Jules Janin, le lourd brocart lamé d’argent de Saint-Victor. Nous entendons toujours les coups irrésistibles du crucifix rustique que manœuvrait Veuillot. Plus partial encore et plus hâtif, mais prompt aux trouvailles de hardiesse et bouillonnant comme une cuvée de cidre, c’est Barbey d’Aurevilly. Cependant le profond Baudelaire a poussé la sensibilité en art jusqu’à en devenir un intellectuel pur. Sa nerveuse argumentation ne cesse de saisir nos esprits. Il n’a, par un choix excessif, que peu de mots à sa disposition, mais ils enserrent étroitement ses impressions raffinées et justes, et chaque idée se fige en aphorisme. Au contraire, Théophile Gautier est empereur du vocable, orne d’épithètes irréprochables l’élégant, le scintillant spectacle qu’il se fait de la littérature et du monde. Or, si grands que soient ces noms, auxquels on en pourrait accoler, subordonner bien d’autres, c’est à peine s’ils méritent le titre de critiques, tant l’idée que l’on se fait aujourd’hui de cette fonction diffère de celle qui les animait.

Les deux véritables précurseurs de la critique objective sont, en France, Sainte-Beuve et Philarète Chasles. Du premier l’œuvre est trop connue pour qu’il soit nécessaire d’y insister. Remarquons cependant combien sa conception de la critique s’est élargie à mesure qu’il avançait dans l’étude et la réflexion. Bornée d’abord à la littérature et, dans la littérature, à des dissertations toujours lumineuses, fréquemment passionnées et injustes, elle s’est étendue non plus seulement à l’expression restreinte ou exagérée de la vie par l’art d’écrire, mais à cette vie elle-même, si complexe, inépuisable réservoir de l’imagination et de l’observation. Oui, l’esprit qui se donnait à l’aride besogne de Port-Royal, soumettait un scepticisme foncier à la dure discipline janséniste, qui admirait ce volcan de Proudhon lançant des laves d’une forme imprévue et neuve, plus rouges aujourd’hui que jamais, qui cherchait le mystère de l’âme stratégique dans les agitations de Jomini, cet esprit-là était atteint de la haute curiosité et tournait la critique en science véritable. Nous sommes loin des combattants, des partisans de l’art pour l’art. Des enquêtes idéales et morales, l’histoire et le classement des idées, des caractères, des tempéraments, la carte de l’esprit humain dressée peu à peu en allant des capitales aux bourgades, des océans aux fleuves et canaux, c’est ce qu’a voulu Sainte-Beuve, c’est ce qu’on n’a vu que plus tard. Quant à Philarète Chasles, il n’a vraiment pas sa place. Il n’est jamais cité. Ses partisans sont rares. Il en est de lui comme de ce grand critique métaphysicien qui s’appelait Augustin Cournot et qui n’a plus que les honneurs des catalogues. Néanmoins, Philarète Chasles a laissé deux volumes de Mémoires et appréciations diverses, une Psychologie sociale, des études sur l’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne, le moyen âge et notamment le xvie  siècle, qui sont des chefs-d’œuvre de vérité, de justesse et de divination. Ce n’est pas l’objectivité complète. De même que Sainte-Beuve, il a ses rancunes, ses mesquineries, ses indignations. Il le vaut pour l’érudition, la culture, et le dépasse par la netteté du trait.

Nous arrivons ainsi à l’œuvre de Taine, dont il y a un peu dans toutes les intelligences contemporaines, tant cette œuvre fut impressionnante et marqua l’heure de l’époque. C’est là qu’ont été formulées, on sait avec quelle vigueur et quelle amplitude, les règles de la critique scientifique. Elles trouvaient simultanément un autre défenseur dans Jules Soury, superbe représentant de la pensée française et nourri, lui aussi, de littératures étrangères. Suivirent les essais délicats et nuancés de Paul Bourget, la tentative de critique médicale prématurée, mais intéressante, et depuis maintes fois plagiée, de Hennequin. En ce moment enfin, M. Brunetière donne un intérêt à des questions qui semblaient épuisées, par un groupement fécond des phénomènes littéraires d’après la doctrine évolutionniste.

Cette vue à vol d’oiseau et nécessairement fort incomplète de la critique française dans ces soixante dernières années n’a pas d’autre but que de rendre plus manifeste la tendance, signalée au début, du subjectif vers l’objectif qui entraîne invinciblement les observateurs. La science doit-elle, en cette matière, côtoyer ou envahir le domaine de l’art ? Une stricte, une impersonnelle analyse est-elle destinée à remplacer les enthousiasmes ou les indignations d’autrefois ? Tel est le problème que quelques-uns considèrent comme résolu par les événements, d’autant plus trouble pour ceux qui savent la part de la mode.

D’abord, si la critique doit devenir une science pure, il lui faut sa méthode à elle. Qu’elle s’appuie sur une méthode extérieure et elle deviendra défaillante. À la suite de son livre curieux ou documenté, Hennequin donnait un modèle, un schéma de son jugement avec Victor Hugo comme exemple. Après six pages d’analyse serrée, de dispositifs adroits et de divisions innombrables, il aboutissait à ce résidu physiologique que l’auteur de la Légende des siècles devait avoir la troisième circonvolution frontale gauche ou circonvolution du langage extrêmement développée. Sans doute, mais qu’importe ? Où réside l’intérêt de cette pseudo-précision ? Autant vaut dire que Victor Hugo possédait un prodigieux vocabulaire… L’inconvénient de ces généralisations scientifiques est apparu bien nettement par un certain nombre de tentatives récentes dont la dernière en date est l’étude d’ailleurs curieuse de M. Binet sur la psychologie des auteurs dramatiques. Des étiquettes, encore des étiquettes, rien que des étiquettes. M. Binet, qui est excellent pour enregistrer les phénomènes enregistrables sur des appareils minutieux, quand il s’attaque à la matière littéraire, l’est moins. Puis aller trouver les auteurs est un procédé défectueux. Ils racontent ce qu’ils veulent, avec bonne foi, je l’admets, mais avec des embellissements, des finesses, des sous-entendus. La véritable psychologie doit se faire sans étalage d’une science d’ailleurs fragile et d’après les œuvres qui sont des confessions détournées, Je n’ai pas besoin d’interroger M. Alexandre Dumas pour me rendre compte des sujets qui le passionnent, de la façon dont il les ordonnance, et de son habileté dramatique, et de la préoccupation extrême que lui donnent les conflits de la morale et du code.

La besogne de M. Brunetière est singulièrement intéressante et savante. Il n’a de préjugés que sur les modernes, mais quand il étudie, par exemple, la diffusion et la déformation des idées cartésiennes, il augmente la connaissance, ce qui est le premier devoir du critique. Néanmoins, il se pourrait que son adaptation, qu’il veut étroite, des lois biologiques de l’évolution aux manifestations littéraires, lui laissât quelque jour du déchet. On peut noter par-ci par-là des symptômes de dislocation, de schisme dans l’église de Darwin et de Spencer. Ce qu’il y a de dogme dans le système disparaîtra. Il restera une commode et somptueuse hypothèse. Il serait fâcheux qu’un vaillant effort littéraire subît le contrecoup de la crise. Oui, la critique doit être indépendante même des intérêts scientifiques, Elle est, certes, un métier aussi difficile que la création directe et son champ d’exploration est sans limites. Elle doit saisir les concordances, tenir compte de l’hérédité, de la spontanéité, de l’époque, des impressions ambiantes, et dégager des lois, ses lois à elle. Cette histoire des variations de l’esprit humain a besoin, comme sa sœur, l’histoire proprement dite, d’une entière liberté. L’analyse trop tendue inflige sa servitude à celui même qui analyse. Un puissant penseur tel que Taine s’est trouvé parfois victime de ses formules, prisonnières cadres qu’il s’était tracés. Le discernement, le tri des influences, l’ordonnance des preuves, voilà une rude école. Le style le plus net, le plus naturel et le plus sobre est celui qui convient le mieux. Il ne s’agit pas de dire : J’aime ceci, J’aime cela, dans un langage imaginé. Il s’agit d’apprendre à lire des individualités à travers leurs œuvres, de dégager la part originale qu’elles ont apportée au lot commun. Tenaient-elles à la tradition de leur race ? S’en écartaient-elles au contraire, et par quels mobiles ? Comment, à un moment donné, un pays tout entier subit-il une invasion intellectuelle ? Comment se mêlent les courants ? Comment réagit le nationalisme ? Comment le pôle des préoccupations morales, sociales ou religieuses changeant, le miroir littéraire reflète-t-il ces voltes lentes ou brusques ? Comment une même conception des choses court-elle et se modifie-t-elle à travers des génies différents ? Voici quelques-unes des innombrables questions auxquelles doit répondre le vrai critique.

Toutefois, comme l’homme est toujours présent derrière son œuvre même la plus abstraite, le tempérament du critique ne pourra jamais s’effacer devant les faits. Ses préférences le trahiront. En vain il voudra enrayer sa verve, prendre une tenue de laboratoire. Sa science comporte une certaine passion, suffisante pour amplifier l’erreur. L’idée qu’il influe sur l’opinion le soutient. En réalité, il est dans la marge, illustre seulement cette opinion. Mais il peut arriver que ces illustrations aient assez de relief pour primer l’intérêt des textes. Il est trop clair que les expansifs iront toujours au lyrisme, les desséchés à la logique, les imaginatifs à l’outrance et les observateurs au réel. Croire qu’il enraye ces mouvements ou simplement qu’il les dévie serait chez le critique folle vanité. Il les constate, il les note et inscrit le long des forces littéraires le dessin de ces forces et de leurs résultantes. Intéressant tableau qui rétablit l’accord entre l’art et la vie.

(La liberté d’écrire)

Le hasard a réuni sur ma table quatre volumes de styles, d’époques, d’intentions, de caractères fort différents : le Discours sur la servitude volontaire, les Lettres persanes, le Contrat social et les Paroles d’un croyant. Des deux premiers, la moelle est extraite. Les redoutables vérités qu’ils enfermaient sous la forme du pamphlet direct ou sous celle d’allusion sont aujourd’hui entrées dans le domaine des faits, domaine vite délabré, où les ruines mêmes sont éphémères, qui cependant épuise les intentions des architectes. Quant au petit livre de Rousseau et à celui de Lamennais, ils sont encore si brûlants que le moindre de leurs paragraphes pourrait causer une révolution. Le terrible est de songer que toute parole émise doit s’accomplir et qu’il n’est si étrange paradoxe qui, une fois conçu par l’esprit humain, ne cherche éperdument à vivre et à agir. Cette dernière loi, que j’aurais pu formuler de façon plus pédante, réduit à néant tout effort tendant à limiter la liberté d’écrire. Le seul résultat de la contrainte est d’exaspérer les passions, en les privant de leur issue par l’imprimerie, de fausser les genres et de pousser aux mauvaises comparaisons historiques.

En réalité, il n’est pas un ouvrage important dans les temps modernes qui n’ait plus ou moins manifesté l’esprit d’opposition. Cet esprit, qui paraît détestable à beaucoup de gens, par l’ignorance où ils sont des conditions de la pensée, est le levain de toute nouveauté. Celui qui est content des choses établies n’a qu’à se taire et à jouir tranquillement de son bien-être. Les cris d’optimisme n’ont guère d’écho. Le monde est aux cœurs révoltés. Voyez Rabelais et sa fureur allègre qui ne ménage rien, n’élude rien, n’adoucit rien ; lisez le livre de Montaigne sur les Cannibales, la quatrième partie de Gulliver, l’Enfer du Dante, les pamphlétaires de la Réforme, toute la lignée des ironistes français qui va de Molière et des Provinciales à Candide et à Diderot. Ce ne sont qu’attaques et clameurs contre les souverains, les moines, les prêtres, les guerriers, les juges. Un gouvernement autoritaire trouverait, dans chacun de nos auteurs classiques, de quoi le faire pendre dix fois. Or il n’y a pas de tyrannie qui ait empêché les choses nécessaires d’être dites, les paroles fatales d’être prononcées, les hypothèses dangereuses de circuler, et le pis est que les plus grands talents ont toujours prêté leurs forces vives à ces coupables manœuvres, se sont toujours mêlés de ce qui ne les regardait pas, ont violemment protesté contre des abus dont ils ne souffraient point. Et le comique est que les pouvoirs constitués n’ont jamais cessé de fabriquer des bâillons, des étoupes, des délateurs et des diffamateurs, lesquels, par infortune, furent toujours des écrivassiers fades et méprisés.

C’est qu’en effet la principale beauté de la littérature, c’est de redresser les torts et de s’indigner des injustices. L’éloge de la tour d’ivoire a été fait mille fois. De grands noms se sont même abrités derrière ses mélancoliques créneaux et de là ont promené leurs placides regards sur la tumultueuse surface des agitations d’ici-bas. Mais cette supériorité-là n’est qu’illusion. Plus noble nous apparaît celui qui, doué d’assez de philosophie pour concevoir inévitable la roue des misères terrestres, agit comme si le mal n’était pas nécessaire et se jette résolu dans la fournaise. Telle est la vraie générosité. Qu’admirons-nous surtout dans Voltaire ? Son véhément amour de l’individu, sa ténacité pour les droits naturels, sa frénésie contre les oppresseurs. Quelle est la souveraine qualité qui, en dehors des misérables et transitoires discussions littéraires, rendra Dickens immortel ? Sa défense des opprimés, des faibles, des malheureux, Olivier Twist, David Copperfield, Dombey et fils, les Temps difficiles ; le fouet implacable dont il cingle les sots, les pédants, les égoïstes, les bourreaux des âmes et des corps. À ces écrivains qui la vengent, l’humanité est reconnaissante. Elle ne les trahit jamais. Elle donne à leur verbe une puissance invincible, un souffle auguste et de larges suites, Mieux vaut un nom inscrit sur le sable et que chaque passant de chaque génération renouvelle qu’un monument d’airain qui, malgré tout, s’effrite ou ne suscite plus l’émotion. Prêter une voix aux douleurs muettes, dénoncer très haut les hontes superbes et les abus qu’on voudrait taire, tel est notre premier devoir. L’indignation fera notre style. Nul n’est né pour ciseler des phrases, fignoler des épithètes et conjoindre d’harmonieuses images. Le moment de la décadence, c’est quand l’art se sépare de la vie et se ronge lui-même tristement dans son coin. Je sais des jeunes gens qui se vantent de mépriser leur temps. Leur temps fait mieux : il les ignore. C’est un joyeux spectacle que de voir protester contre le succès et l’admiration des foules des gaillards précoces que l’envie rend plus verts que les raisins de la gloire.

Il ne faut donc pas s’étonner si la littérature fut de tout temps suspecte à la politique. D’abord, le moindre politicien enferme un littérateur raté. Nous avons l’illustre exemple de Disraelih, dont les nombreux ouvrages sont des chefs-d’œuvre de nullité, de suffisance et de platitude. Mais il est du gibier plus petit que le prétentieux lord Beaconsfield. Ensuite le propre d’un gouvernement, c’est de déclarer hideux l’ordre de choses qui l’a précédé ou celui qui pourrait le remplacer et d’affirmer, à l’aide de métaphores compliquées et généralement contradictoires, que rien ne cloche dans l’État. Lorsque s’élève la voix qui signale des erreurs, des préjugés ou des iniquités criantes, le sentiment le plus naturel est de la réduire au silence, quitte à fouler cette liberté que chacun invoque et que nul n’admet. Ici les difficultés commencent : plus on comprime la parole écrite, plus on lui donne de cohésion et de pénétration. Chaque lien nouveau est comme un accumulateur, d’énergie. La rébellion des consciences indépendantes prépare un public admirable à l’écrivain d’opposition. On est quelquefois étonné en relisant des pamphlets jadis célébrés, de les trouver si émoussés et si ternes. C’est qu’ils brillaient surtout par l’atmosphère oppressive.

Chez nous, même sous les régimes dits libéraux, une moitié de l’art est captive. La censure interdit au théâtre de traiter les grands sujets qui sont le plus souvent ceux que l’actualité amène ou auxquels le talent donnerait une portée générale. C’est une des principales raisons pour lesquelles le drame se traîne dans des petites histoires morales, édifiantes ou non édifiantes, mais parfaitement oiseuses, et la comédie languit en vaudeville. Toutes les forces se sont tournées vers le livre. D’autre part, une surveillance trop stricte des journaux ressuscitera les brochures, libelles et pamphlets. C’est une des conditions des caractères d’imprimerie. Plus on appuie sur eux, plus ils ont de netteté et de vigueur ; et ils sont insaisissables comme des gouttelettes de mercure. D’ailleurs, il est mille moyens de tourner les difficultés. Si vous m’empêchez de parler franc, je vais recourir aux moyens indirects, aux allusions empoisonnées, aux détours perfides. La langue française est admirable, pour esquiver tout précipice légal, aux mains de qui sait la manier. Formée d’idiomes méridionaux refroidis, elle a un centre ardent, une surface polie et tranquille. Elle est infiniment riche en sous-entendus, conditionnels, équivoques à double et triple sens. Je sais, à l’heure actuelle, plusieurs de mes contemporains qui ont dans leur encrier de quoi affoler vingt ministres.

Chacun répète qu’il est plus aisé d’attaquer que de louer. Sous cette forme la proposition est fausse. Le difficile est d’avoir un jugement lucide et une opinion sincère. Ce sont là vertus indispensables au polémiste. Il ne s’agit plus tant de finasser et de ruser que de frapper juste. Mais quand une conviction vous pousse, c’est la plus grande joie du monde que de bondir sur l’adversaire, loyalement, bravement, et de lui faire toucher les deux épaules. On dit aussi qu’il ne sied point d’être brutal. Sans doute, les accumulations de grossièretés s’affaissent par leur excès et l’injure est ce qui se discrédite le plus. Mais un bon pamphlétaire, un Veuillot ou un d’Aurevilly, ne dédaignait pas l’invective. Victor Hugo ne s’en est pas privé dans les Châtiments. C’est peut-être le genre qui réclame davantage l’ordre, la méthode, la tenue. Autrement il tourne vite au chaos et perd toute vigueur. Il s’agit, bien entendu, du pamphlet à la française. Chaque peuple manifeste dans le mode violent son caractère au plus haut point. L’Allemand procède par de lourds imbroglios, des énumérations, des vitupérations qui nous semblent pénibles. Ainsi Luther et son entourage, les Ulrich de Hutten, les Hans Sachs et cet extraordinaire Fischart qui traduisit Gargantua, en l’amplifiant. L’Anglais a une bile noire et âcre dont Swift, quelques pages de Quincey et de Carlyle donnent le meilleur exemple. L’Italien suscite l’indignation par des voies détournées et en excusant son bourreau, tel Silvio Pellico dans Mes Prisons. On trouverait facilement des exceptions à ces règles qui n’ont rien de fixe, puisqu’ici comme ailleurs le tempérament fait tout. C’est, en tout cas, un des plus grandioses spectacles que celui d’un homme luttant d’une façon désintéressée pour les autres hommes.

Ce siècle-ci a en quelque sorte inventé l’individualisme. Il lui a donné une conscience. Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? La postérité jugera ; mais c’est un fait. La poésie lyrique qui fait participer tout l’univers aux joies et aux souffrances d’un seul, la métaphysique qui donne au sujet tout ce qu’elle retire à l’objet, un pessimisme et une mélancolie qui replient l’être sur lui-même, un fanatisme scientifique qui décuple les forces d’analyse, tels sont les principaux facteurs d’un état d’esprit qui chaque jour gagne du terrain. Pour lutter contre l’entraînement général, pour infuser un sang nouveau au sentiment social et sociable, la contrainte n’est pas un remède, on s’en apercevra bien vite. Une grande circulation de justice, de bonté, des œuvres de pitié et d’indépendance, l’amour d’autrui comme idéal et remplaçant l’amour de soi, moins de réflexion et plus d’émotion, voilà ce que l’on peut souhaiter. Il faudrait d’abord perdre le goût de ces désolantes contradictoires à la Renan qui ont succédé à l’antithèse romantique et vouloir délibérément quelque chose. Ceux-là seuls laissent une petite empreinte terrestre qui se sacrifient à une idée, mais ne sacrifient pas aux idées.

(Quelques remarques sur Victor Hugo)

La récente apparition de Toute la Lyre a remis en actualité ce grand nom qui pendant les soixante dernières années du siècle aura tant fait bouillonner les esprits. Encore qu’on ait écrit sur Victor Hugo quantité d’ouvrages, il s’en faut que le sujet soit épuisé. Puis les opinions personnelles ne signifient rien : « J’adore les Contemplations. Je préfère les Châtiments. Je n’aime pas les Feuilles d’Automne. » Fort bien. Mais quels sont vos motifs ?

Il y a, semble-t-il, dans Victor Hugo deux poètes : un descriptif d’une puissance et d’un relief extrêmes, et un tumultueux lyrique. Le premier admet la nature par des yeux infatigables et grandissants qui ramènent tout aux lignes de synthèse. Simplifier les horizons et les légendes, telle est la qualité souveraine de ces regards qui dévorent le monde extérieur, superposent et fondent les souvenirs avec une harmonie, une sérénité sans exemple. L’auteur de la Légende des siècles raconte comme concevrait un génial architecte. Il donne en deux traits la forme générale qu’il orne ou amplifie à mesure, au lieu qu’un Balzac par exemple ; malgré sa magie évocatrice, nous fatigue souvent par une juxtaposition de détails où se perd pour nous la vue d’ensemble. Précieuse méthode qui nous révèle un état cérébral, car Victor Hugo fut un improvisateur et suivit sa nature bien plus qu’il ne la guida. Ce qui le pénétrait de sons, de couleurs, de goûts et de parfums trouvait un organisme assoupli et rythmique qui haussait toute sensation en joie et en beauté. Quand je dis en joie, je songe même aux Châtiments où les strophes bondissent avec une fureur alerte, où l’invective est vigoureuse et saine, s’occupe moins de dissoudre ou de corroder que de frapper ferme et droit.

Cette force descriptive trouva toujours un grand avantage à se nourrir d’actualité. Relisez Choses vues. Où peut-on admirer un style de pâte plus ferme et savoureuse, des ressources plus graduées d’émotion et, chez un écrivain qu’on a parfois accusé de digression et de longueur, des raccourcis plus saisissants, plus vifs ? Ils m’amusent, les pédants qui condamnent l’actualité, ordonnent aux poètes de rester au niveau des neiges éternelles, de ne jamais descendre vers les sapins du siècle, les pelouses du jour, les fleurs de l’heure. Comme si les œuvres les plus hautaines, les plus supraterrestres étaient jamais autre chose que des autobiographies détournées, déformées, sortes de confessions indirectes. On ne vit point que la réalité. Les meilleurs vivent surtout leurs rêves ; Ce sont ceux-ci qui frémissent sur la page, fixés par le talent ou le génie, battant la fièvre aux pulsations des mots et si contagieux qu’ils nous brûlent. Puis l’actualité n’est-elle pas fragment de l’éternel ? Les combinaisons politiques et sociales qui ont ému Victor Hugo émouvaient Eschyle avant lui. Elles se reproduiront avec de faibles variantes dans la suite des âges, indéfiniment. Le propre des admirables poètes, c’est tout juste d’amplifier leur vie à tel point qu’elle atteigne aux dimensions de l’existence universelle. Leur mirage immense se morcelle en une multitude de miroirs où chacun retrouve son jardin. L’amour mystique tout entier tient dans le premier regard que lança Dante si tremblant à sa fine Béatrice en robe rouge. Lorsque Socrate but la ciguë, c’était là aussi une circonstance passagère ; mais qui sait si ce n’est point la même coupe, incessant emblème du sacrifice, que le roi de Thulé jeta de sa terrasse dans les flots ?

La deuxième personnalité de Victor Hugo est une personnalité lyrique. Ici commence le mystère. Si nous nous rendons compte de la vigueur visuelle qui crée le descriptif, nous sommes réduits aux hypothèses quant à l’origine et aux fins du lyrisme. Il me semble qu’une impressionnabilité infinie est la source de ces fleuves égoïstes qui rompent leurs rives, inondent la nature, s’attribuent toutes les forces élémentaires : « L’univers bat selon mon cœur. » Telle est la formule transportée qui correspond au branle incessant des nerfs. Les impressions reçues sont si vives qu’elles paraissent partir de leur point d’arrivée. Le poète se conçoit centre du monde : « Soi-même et en masse ! » s’écriait l’auteur des Brins d’herbe, Walt Whitmani, qui fut avec Victor Hugo le plus grand lyrique du siècle. Que d’orgueil, dans ce court programme, mais comme ici l’orgueil perd toute acception de défaut, devient le grand réservoir d’énergie, le moteur d’un tempérament excessif qui doit se croire un Jupiter, assembler les mots comme les nuées !

Le plus miraculeux assembleur de mots, tel nous apparaît bien Victor Hugo. Il a sans trêve et à l’état habituel ce sens profond du verbe qui n’apparaît que rarement, fantôme annonciateur, aux plus subtils linguistes comme aux poètes les plus raffinés. Il sait que le mot n’est pas uniquement le dépôt abstrait de sensations et de gestes antiques, la forme matérielle et prolongée de l’âme, mais encore une inclusion de symboles. Il remonte avec lui le cours des âges. Il use de tous les procédés, l’assonance, l’allitération, le calembour et aboutit à ces trouvailles magiques qui réunissent en un seul vers comme un aspect nouveau des choses, écrivent sur le seuil du temple leur petite réponse sibylline. Et sans cesse le trépied fonctionne, couronné de vapeurs verbales ; la pythonisse est toujours prête. Pour Victor Hugo, tout rime ici-bas, non seulement quant à l’oreille, mais quant à l’idée, quant aux mystères. Rapports imprévus, lointaines correspondances, il saisit tout par une syntaxe hallucinée, à la vigueur reviviscente. Quand il s’embarque tête nue sur l’océan des phrases bruissantes, c’est là qu’il est le plus beau, le dieu hardi du romantisme. Voyez Plein ciel dans la Légende des siècles. C’est sublime, hasardeux et hagard. Le poète se laisse aller au cyclone. C’était d’ailleurs son procédé favori. Quand il dessinait, il jetait sur du papier blanc de l’encre, du café : il précisait les vagues contours que cet accident avait faits sur la page. De là sortait un château fort, sinistre au clair de lune qu’avait parfois déterminé une goutte de cire de la bougie. Ou bien c’était une forêt qui naissait de ratures et de bavures, d’un maladroit frôlement de la manche. Utiliser les à-coups du destin : cette devise donne au poète l’élan d’un créateur. Aussi Victor Hugo adorait les chaos, les genèses, les passages de bolides. Il s’amusait à chercher dans les nuages les monstres de son imagination. L’élément libre le ravissait ; la mer, matrice de tous les tumultes physiques et moraux de l’univers ; le feu, père de la vue et de la vie. Dans l’Épopée du ver, le sol s’anime, ses lourds et sourds mouvements nous épouvantent. Ouvrez pour la prose le livre de William Shakespeare. Il y a là une verve spontanée qui éblouit. Par des tâtonnements merveilleux, le devin arrive à une formule exacte, pénétrante comme un javelot et qui vibre dans l’esprit traversé. L’absence de méthode devient une méthode. Une érudition de bizarreries, de spécialités saugrenues présentées comme preuves et arguments irréfutables, réjouit les thèmes les plus moroses. Je vous recommande la fameuse classification des génies, pleine de trous, mais pleine de sommets sur chacun desquels s’allume un phare.

Aussi quel singulier procès l’on fait à Victor Hugo quand on lui reproche le manque de pensées ! Le poète n’est pas un métaphysicien. Il n’est point apte à nous donner un système général et continu du monde. Chacun sait combien les plus balles images sont de mauvais arguments philosophiques, puisqu’elles mêlent des domaines différents. Nombre d’ignorants, qui n’ont d’ailleurs jamais lu le Dante, s’obstinent à répéter que le Paradis est vide, alors qu’au contraire il est la partie la plus surprenante de la Divine Comédie, et une tentative sans seconde. Les images sont ici très rares et d’une simplicité absolue. Tout brille d’une splendeur mate et logique. C’est le plus pur rayonnement du mysticisme qui dédaigne les comparaisons et anecdotes que l’Enfer et le Purgatoire admettaient encore. Il n’y a donc nul rapport, mais plutôt antagonisme, entre la besogne d’un Kant dans la Critique de la raison pure et celle d’un Victor Hugo dans la Légende des siècles. Je dis au philosophe : « Donnez-nous des raisons » ; au poète : « Donnez-moi des images. » Alors, sur ce terrain très déterminé, Victor Hugo est invincible. Volcan en perpétuelle éruption, il lance des comparaisons étincelantes, des figures emblématiques ; chacune de ses œuvres est une coulée de laves qui se refroidissent en cathédrales. Les jeux du hasard et de la flamme deviennent ogives, clochers, mascarons et ciselures, double labour de géant et d’orfèvre, de lanceur de fresques et de miniaturiste. Prenez en main le détail des Chansons des rues et des bois. Tournez et retournez le bijou. Est-il bien sans défaut ? Mais la Fin de Satan, quel ouragan en marche !

De même que Victor Hugo a dans l’esprit un certain nombre de vastes qualificatifs dont il étiquette son amour du démesuré, il a aussi des formules très fixes auxquelles il adapte les hommes et les choses. Celle de l’antithèse est trop connue. Une autre : celle de la justice. Il revient volontiers sur la circulation du juste, les inévitables contrecoups de l’injuste. Ces vagues lois morales le préoccupent. Il est hanté par la liberté. Encore qu’il assimile parfois la liberté politique » qui n’est guère qu’un drapeau électoral, à la liberté philosophique, il a eu le pressentiment du rôle que celle-ci serait appelée à jouer dans un temps d’analyse et d’automatisme. À ce point de vue, le dernier volume : Toute la Lyre, renferme une pièce bien curieuse, intitulée : le Calcul. On retrouve là cette forme chaotique d’un si violent relief. Tout découle des sonorités du mot nombre ou des images qu’il éveille aussitôt. Et ceux que l’opposition des cerveaux poétiques et métaphysiques intéresse, n’ont qu’à rapprocher ces pages de celles où Kant, dans la Critique de la Raison pratique, cherche le fondement de l’harmonie morale et compare les cieux à la conscience.

Mais, et c’est ici que les sublimités se concilient, ces deux fragments sont de griserie égale. Par une seule image soutenue et concentrée, ou par des pyramides d’images contradictoires, ils donnent même élan à notre imagination. Ils sont des remèdes, de puissants remèdes qui s’adressent aux parties les plus hautes de notre raisonnement ou de notre sensibilité, leur donnent l’illusion de l’héroïsme. C’est là que la science paraît petite à côté de l’art. Elle ne raconte que la mort et ses subterfuges et le grand art exalte la vie ; il traite la vie humaine la plus vigoureuse comme si elle était encore une souffrance, une faiblesse. Il la bouscule ; il la pousse hors d’elle. Il l’incite à se dépasser : « Tu es faible aujourd’hui, jeune homme plein d’espoir. L’amour décline, l’amour universel. Prends-moi ce cordial : Hugo, Michelet, Balzac, Shakespeare ; et laisse les imbéciles les classer, lis sont d’un égal réconfort. »

(Lamartine)

Après une période de pénombre, de moindre action sur les esprits, Lamartine retrouve aujourd’hui lumière et pouvoir. Les imaginations, si profondément remuées par les pénétrants parfums de Joseph Delorme, des Fleurs du Mal, rafraîchies par les architectures hautaines ou glacées des Poèmes barbares, se plaisent aux coteaux modérés, à grandes lignes, des Méditations et des Harmonies. Ici nulle recherche, ni de sensations, ni d’idées, ni de verbe : une coulée d’âme, une verve harmonieuse sur des thèmes faciles, qui tantôt donnent l’impression du sublime, et tantôt celle du médiocre. C’est qu’en effet leur poète n’est rien qu’un homme, ouvert à la vie plus que quiconque, avec lequel tout vivant, à son heure, s’accorde et s’émeut. Dans cette vaste mélancolie, si fluide et si cadencée, chacun reconnaît de la sienne. C’est là un plaisir de miroir. Lamartine ne donne point au cœur une orientation nouvelle, si différent de Racine, duquel on le rapproche parfois à la légère ; mais il est un merveilleux amplificateur de la sensibilité courante et il fournit des ailes aux bipèdes.

Le très intéressant ouvrage que vient de lui consacrer M. Deschanel me paraît, à cet égard, démonstratif. Nous voyons Lamartine de pied eu cap, poète, historien, voyageur, politique. Comment comprendre cette statue si on ne la fait point tourner ? Celui qui se mire pleurant dans un lac, celui qui, à la tribune, développe l’avenir des chemins de fer, celui qui s’attacha aux vestiges de Chateaubriand, c’est encore et toujours la même personnalité, qu’elle s’inscrive sur des pages rythmées, sur le sable du désert ou sur les grondements de l’émeute. Par ces fortes biographies nous serrons bien la vérité, si la légende filtre entre nos doigts, et le résidu est un homme inquiet, évoluant comme tous les autres, mais habile à exprimer ses frissons, alors que chez la plupart ils demeurent enfermés, comme honteux et ne s’exhibent point avec gloire : frissons d’orgueil et d’amour, d’ambition et d’instinct nomade, de religion rayée de doute ; frisson de la mort qui tous les accompagne et les ennoblit ; frisson de générosité autour duquel grimpe l’égoïste bon sens, voilà notre orchestre vital. À quelque distance, pas trop haut, à mi-chemin de la philosophie et du sol, c’est une musique amère et douce, infinie, au perpétuel bruissement. Lamartine habite cette zone intermédiaire : aussi convient-il à l’âme de la foule, et, par instants, à celle de l’élite ; aussi tout ce qui le toucha, l’effleura, le mit en vibration, nous fait-il vibrer à notre tour.

Suivant une méthode excellente et avec une sagacité digne du sujet, M. Deschanel recherche les empreintes de son héros. L’homme de génie est un grossissement de l’homme ordinaire. Le monde extérieur le traverse de part en part au lieu de l’effleurer, lui communique un branle aux ondes durables. Il est un âge où la sensibilité, en pleine exaltation, sera bouleversée par tel spectacle, telle lecture qui, plus tard, survenant à l’âge où les abstractions surtout séduisent, n’aura plus qu’une influence faible. Voyons un peu la bibliothèque de l’adolescent, ces livres rares et si précieux que, fils de l’éloquente et vineuse Bourgogne , il emporte avec lui dans ces promenades transportées, où la puberté se cherche à travers le lyrisme de la nature et celui des poètes du passé. Touchant vertige qui grave sur la tendre écorce d’un bouleau les noms de Virginie et de René, transforme en Atala une svelte paysanne de rencontre ! Les oiseaux ont des chants, les arbres et les sources des murmures qu’on ne retrouvera plus jamais, mais dont l’inscription par des strophes brillantes troublera, stimulera, haussera des génies futurs : « Quant à moi, je ne m’en cache pas, s’écrie Lamartine, Werther a été une maladie mentale de mon adolescence poétique. Il a donné sa voix aux Méditations et à Jocelyn. » II n’y eut pas que Werther et le myosotis germain pour parfumer cette imagination ardente du petit Mâconnais. Les fleurs exotiques de Bernardin et de Chateaubriand, alors si fraîches, le beau nénuphar byronien, plante de lac et de solitude, et la tubéreuse de Jean-Jacques, dont notre chambre est encore grisante, furent son bouquet d’adolescence, sensuel et païen, bien qu’il le portât parfois devant les autels. La religion, chez l’auteur de Jocelyn, m’apparaîtra toujours comme un refuge traditionnel, une relique morale baisée aux mauvaises heures, mais non comme un mirage de foi, un état de passion mystique. Combien le révolutionnaire de 48 aurait souffert dans la cellule !

« Lamartine, ainsi que Virgile, pousse comme une plante de sa terre natale. Sa poésie germe comme la vigne des coteaux de Milly. Elle a une saveur de terroir. » Que voilà une réflexion juste ! Le style n’est-il pas un cru ? et quel connaisseur un peu fin pourrait se tromper au goût d’un quelconque de ces poèmes qui laissent une telle chaleur au sentiment ? Et savez-vous où l’on retrouve surtout le bouquet bourguignon ? Dans la Chute d’un Ange d’abord, fort curieux dévergondage pour lequel M. Deschanel se montre à mon sens trop sévère. Ici Lamartine a tenté quelque chose de nouveau ; il a voulu briser la prison lyrique et prendre contact avec ce monde mobile auquel il opposait sa personne assez peu variable. Puis l’Histoire des Girondins, si fougueuse et débridée, sort, elle aussi, des coteaux de Milly. Il est plaisant qu’en cette histoire le bourgogne explique et glorifie les merveilleux enfants du vignoble rival.

Les amours paraissent bien successives et d’une vivacité éphémère. Lamartine se délivrait vite. Le seul point important à retenir, c’est qu’il avait besoin de nourrir sans trêve une nature mélancolique, de peupler de quelques silhouettes gracieuses un bel horizon langoureux. Graziella, Elvire et les autres se joignent toutes en une personne unique, la sensibilité lamartinienne, à la fois charmante et fuyante, désirable et désespérée, sensuelle et se disant mystique, sur laquelle se sont modelées bien des générations féminines, dont nous avons tous un peu dans les veines. La railler serait railler certaines de nos heures, et non des moins agréables, malgré que nous jugions convenable d’y pleurer.

Il voyagea par goût et par nécessité professionnelle, car la diplomatie l’attirait, sans doute à travers Chateaubriand. Mais en Italie comme en Grèce, en Grèce comme en Orient, ce qu’il vit surtout, ce fut Lamartine. Comme il n’a que deux ou trois détours de sensibilité, il n’a que deux ou trois interprétations hautes du paysage, qu’il nuance et rythme d’ailleurs avec art et adapte, en bon byronien, à ses émotions les plus directes. Des ruines inspireront la tristesse, l’inutile succession des humains sur un soi sans cesse recouvert ; un lever de soleil témoignera d’un renouveau d’ardeur, et toutes les colorations de l’astre serviront d’étiquette à un espoir. Les grands thèmes généraux du lyrisme arrivent à leur rang dans un décor qui varie avec la légation, et le poète y subit les impressions coutumières. Je sais bien que le succès même de ces œuvres les a banalisées et que l’orgue de Barbarie rend insupportable la plus belle musique ; mais d’où vient que les Mémoires d’outre-tombe n’ont pas vieilli et que les vers de de Vigny brillent aujourd’hui d’une splendeur nouvelle ? Dans l’admiration actuelle que beaucoup professent pour Lamartine, il y a le sentiment du noceur blasé qui se fait une grande fête d’un plat de bœuf et d’eau fraîche. Injustice au-delà, injustice en deçà : comment s’y reconnaître ? Encore une angoisse lyrique !

Entre la politique de Lamartine et sa poésie il n’y a nullement cette antithèse dont s’étonnaient déjà ses contemporains et dont quelques-uns persistent à s’émerveiller. L’auteur des Méditations avait au plus haut degré les qualités oratoires. Son amour de la période, sa poursuite si claire de l’image, son choix de sujets accessibles à tous et traités d’une manière assez large pour faire le tour de tous les cœurs, voilà qui présageait de grands succès de tribune. Il ne les a pas eus aussi soutenus et complets que son admirable talent le méritait, par cette ânerie bien connue des esprits étroits et que multiplient les assemblées ; ânerie qui consiste à douter qu’on puisse être poète et homme de gouvernement : « J’ai l’instinct des masses, écrivait Lamartine, voilà ma seule vertu politique. Je sens ce qu’elles sentent et ce qu’elles vont faire, même quand elles se taisent. » Sainte-Beuve lui attribue le sentiment vif des situations générales, l’esprit en quelque sorte des grandes journées et des foules…, dont il excelle à tracer en paroles émues, et comme en ondes vibrantes et sonores, les courants électriques principaux . On lui demandait où il siégerait à la Chambre : « Au plafond ! » répondit-il. C’est la place que nous assignions tout à l’heure à sa poésie qui ne monte certes pas aux hauteurs de la Vita nuova ni même de Phèdre, mais qui est assez près du troupeau pour l’émouvoir, bien que le dominant. M. Deschanel nous donne, et c’est la partie la plus neuve et la plus, intéressante de l’ouvrage, des aperçus ni des extraits de ses principaux discours. Certains sont divinatoires et stupéfient par leur vision à longue distance. À propos des chemins de fer, de la finance, quand il conseille à l’État de redouter le pouvoir des grandes Compagnies qui vont naître ; à propos de l’unité italienne, de l’unité allemande, de la poussée des questions sociales, il trouve des images prophétiques. Il est vraiment le vates. Il voit les avenues des effets ou des causes avec une sûreté de regard parfaite. Il est hautain, non métaphysique. J’imagine le plaisir que ce lyrique pur devait éprouver à nourrir de faits précis, d’affaires vitales, immédiates ou concrètes, une imagination que l’excès du bleu devait fatiguer à la longue ou qui parfois broyait à vide. Et tout ce côté de la vie du poète est noble, intrépide, de sérieux exemple. L’évolution de ce caractère est parallèle à celle de sa sensibilité. D’abord un peu didactique, autoritaire et traditionnaliste, il s’émancipe par stades périodiques. Il arrive à la liberté, à la révolution même, malgré ses répugnances de modéré, moins par ambition que par la force de l’être, le développement interne de la nature sincère. Il redoute le joug, la tyrannie du sceptre, de l’or ou du peuple. Il parle, avant Proudhon, de féodalité financière. Il se méfie du césarisme. Il se méfie du drapeau rouge. Il est grandiosement libéral.

Cette continuité de tempérament et d’attitude, cette ample manifestation d’un esprit sage et droit et d’un cœur excellent, font de Lamartine un des plus beaux modèles humains. Il semble qu’il y ait deux grandes lignées ; les souverains artistes, très supérieurs aux autres et auxquels l’âme de ceux-ci n’atteint jamais, mais qui sont par là des demi-étrangers sur la terre, comme les types d’une race disparue ou future ; les prophètes de la masse, qui célèbrent les forces confuses, les aspirations universellement partagées et donnent ton prix à l’existence générale. Parmi ces derniers, Lamartine fut un des meilleurs.

(Henri Heine)

Le neveu de Henri Heine, M. de Embden, vient de publier, sous ce titre : Heine intime, toute une correspondance du poète avec sa famille. On y trouve une grande tendresse filiale et fraternelle, le sens profond de la tribu et de la vie domestique. Les lettres vont de Paris en Allemagne, mais n’apportent guère de nouvelles de Paris. Elles n’ajouteront rien à la renommée littéraire de celui qui les écrivit, car elles sont d’une simplicité toute nue, d’un au jour le jour dépouillé qui étonne un peu venant d’un pareil ami des arabesques. Elles racontent les petits tracas de la vie, les susceptibilités, les petites brouilles, les réconciliations, les ennuis d’argent et de santé. Il n’y manque même pas le classique démêlé avec l’éditeur généralement truqueur et rapace, habile à tondre son homme du plus près possible. Une tristesse morne émane de ces pages. Voilà la vie d’un être beau, glorieux, apte aux émotions et aux jouissances. D’abord le départ, l’étudiant, les grandes espérances qui se réalisent peu à peu, mais gâtées par des tracasseries et des épisodes accessoires. Les amitiés qui s’effacent, les enthousiasmes qui s’effritent, la femme adorée qui vieillit et tourne en bile sa beauté finissante, l’éloignement de ceux qu’on voudrait près, le rapprochement de ceux qu’on voudrait loin. Et l’âge, la maladie, terrible pour Heine, vaste symphonie dont le talent fut l’andante, à qui nous devons ces nerfs aiguisés, cette sensibilité de flamme et d’étincelles, le buisson ardent des images. Ainsi la destinée déroule son fil noir. Ainsi, pour tous, fougueux, enivrés ou résignés et mélancoliques, la route est la même, creusée d’ornières, bordée de précipices, marquée de bornes et de signes certains, hâtivement parcourue, fatale. Or, ces correspondances qui vont d’un bout à l’autre et fixent les repères en trois cents pages, sont d’une terrible cruauté, d’un désespérant automatisme.

Déjà l’on avait publié des lettres de Henri Heine, qui figurent dans l’édition en vingt et un volumes de ses œuvres. En outre, une nuée de critiques s’est abattue sur l’ennemi des pédagogues et des compilateurs. Il y a bien, à notre connaissance, une douzaine de Souvenirs, Jugements, Observations, Mémoires, Annotations, des nommés Steinmann, Carpeles, Gadke, Hüpper, Bolsche, etc., etc., concernant le plus subtil et le plus aérien des poètes de la moderne Allemagne. Sous ce rapport nos voisins sont vraiment d’une grande gaieté. Leur amour pour les gloses est insurmontable, et, il faut le proclamer sans parti pris ni injustice, cet amour est malheureux. À part une ou deux exceptions, leur critique est d’une rare insuffisance, superficielle ; diffuse et pâteuse à la fois, d’une partialité extraordinaire, sous des dehors dignes et majestueux. Quant à Henri Heine, notamment, les histoires de la littérature qui font autorité en Allemagne ne lui pardonnent guère son séjour en France, sa passion pour notre pays, et sa haine du dogmatisme. Et lorsqu’on lit ces revanches de la perruque, il semble voir un troupeau d’éléphants guetter de toutes leurs trompes tendues le vol d’un papillon merveilleux, poudré de pollen et de lumière. La France, au contraire, est restée bienveillante à cet étranger qui, comme Chamisso, vint lui demander asile, chercha pour sa finesse et son humour une pairie adoptive. Théophile Gautier, Gérard de Nerval, traducteur de plusieurs lieds, Théodore Banville ont tressé pour Henri Heine les plus délicates, les plus aromatiques couronnes dont nous respirons encore les parfums, et, parce que ce charmeur parut nous aimer, il a pris place à notre banquet.

Au vrai, comme la plupart de ceux de sa race, Henri Heine fut un international, mais il le fut intellectuellement. Son œuvre n’est point la fille d’un esprit qui se développe suivant une norme unique ou caractéristique ; elle est le résumé d’une multitude de tournures qu’a prises un tempérament souple et distingué, une sorte de parure cosmopolite, originale certes et brillante, mais pouvant paraître clinquant à qui n’y regarderait pas de très près. Tandis que Byron est bien un type d’Anglo-Saxon, que ses révoltes mêmes contre sa race ne font qu’affirmer davantage, un fougueux, un bouillonnant, un volcan des brumes ; tandis que Goethe représente la Germanie et joint dans une œuvre telle que Faust l’amplitude septentrionale et son incoordination superbe à la mesure élégante du Midi ; tandis que Leopardi déploie en plein soleil une tristesse profonde, ombre noire des pays sans ombre et mène une tarentelle funèbre, Henri Heine nous apparaît un portrait composite de ceux-ci et d’autres encore, une superposition de traits et d’attitudes empruntés à bien des races, bien des climats, et cette simplicité même constitue sa manière, insinueuse, prenante et troublante, mais qui parfois désoriente et choque.

De Goethe et de la pléiade romantique allemande il tient le lied et la ballade, le don du raccourci pimpant, l’art d’élever la réalité et d’orner tout le monde extérieur. Ses Tableaux de voyage sont le modèle du genre. Les Bains de Lucques, le Tambour Legrand, les Nuits florentines, autant de tableaux délicieux et fondus où les couleurs ont la circulation du sang. Plus que ses devanciers, il possède l’émotion qui brise. Dans l’Intermezzo, son chef-d’œuvre, cette suite de poésies hasardeuses, de soupirs et d’élans irréalisés, les larmes tremblent au bout de chaque strophe, fragilement suspendues à l’épithète heureuse, au mot qui frappe et ouvre le cœur. Il aime l’harmonie et la mesure. Son talent, paysage bizarre, est un reflet du Parthénon dans le Rhin. La Grèce l’obsède ; s’il se cherche un modèle, il parlera d’Aristophane. Rien de moins vrai d’ailleurs. La satire est continue, importée et fiévreuse chez l’auteur des Nuées et des Chevaliers. Ici c’est plutôt Lucien, la boutade amère et brillante, et cette suite de petits monuments achevés, dorés, lumineux, a bien quelque chose d’hellénique. Mais lisez le Romancero, vous trouvez un évocateur des civilisations disparues, un barde des Maures, des Anglo-Saxons, qui retourne à la Germanie par des fragments de Niebelungen. La magie est d’ailleurs puissante, fourmille de décors et de costumes jusqu’à l’illusion complète et sur des rythmes appropriés, car Heine orchestre merveilleusement. Votre étonnement augmente encore si vous le parcourez en français : rien ne perd à la traduction.

L’esprit y est transposé avec le langage, phénomène peut-être unique, car les poètes tirés de leur idiome sont à l’ordinaire méduses sorties des flots. Ici nous retrouvons la transparence, le miroitement, le charme entier. C’est donc que, par un nouvel aspect, l’auteur tenait de notre France. Alors s’expliquent sa brièveté, sa marche légère, son don de l’anecdote, de l’esquisse et du trait, la non-fatigue dans tous les genres. « Je vois tout ensemble dans ce verre, s’écrie-t-il dans la Mer du Nord, l’histoire des peuples anciens et modernes, les Turcs et les Grecs, Hegel j et Gans ; des bois de citronniers et des parades militaires ; Berlin, Tunis et Abdéra, et Hambourg, mais avant tout l’image de la bien-aimée, la petite tête d’ange, sur un fond doré de vin du Rhin. » J’y vois aussi la France, et dans la France Paris, et dans Paris ce que le boulevard peut donner aux regards d’un philosophe qui le traverse, l’habitude de ne pas tout prendre trop au sérieux, de morceler, de socratiser ses opinions et ses doctrines, et de verser dans le verre un filet satirique qui hâtera la corruption.

Nous arrivons au point sensible de Henri Heine ; nous touchons la clef qui va nous l’ouvrir jusqu’au fond. Il est le miroir de la race juive. Trois poèmes de lui le caractérisent nettement : Atta Troll, le Rabbin de Bacharach et le Livre de Lazare. Atta Troll est une plaisanterie à l’adresse des poètes souabes et des pédagogues, une danse des ours bizarre et grotesque. Là se manifeste surtout la puissance dissolvante de notre auteur. Il apparaît comme le ver du romantisme. Il s’est glissé dans le fruit, s’est nourri de son suc tellement qu’on le croit également savoureux ; tout à coup le fruit tombe et le ver se réjouit dans sa pulpe décomposée. Et l’œuvre entière de Henri Heine est lézardée par un ricanement singulier, maladif, diabolique, qui souille ce qu’il touche, et tout ce qu’il touche est noble, qui gâte les corsages des plus jolies héroïnes, fausse les notes du rossignol, noircit la neige des sommets, jaunit les feuilles au printemps. L’émotion était à son comble, le cœur bien engagé, quand tout à coup l’on entend résonner ces grelots involontaires et malsains, présage de ruine et de désastre. On partait pour Berlioz et on finit dans Offenbach. C’est insaisissable et pourtant sans conteste. Il y a bien un papillon, mais il reste un venin de chenille. Par là on put lui reprocher une influence négative. Beaucoup de poètes de sa sorte ruineraient à jamais la poésie. Les grands, les maîtres dans la satire n’ont point ces sournois artifices. Le Dante, Byron, Leopardi abordent l’ennemi de front et de poitrine. Ici ce qu’on prenait pour une veine, du marbre le plus pur était un filet de vinaigre qui dissout la ruche lentement. Dans un tout autre genre, avec plus de mollesse, Renan posséda, lui aussi, cette faculté corrosive et ce ruineux procédé qui consiste à s’insinuer dans les façons et les exaltations de l’adversaire, grâce à un adroit mimétisme, puis à faire chavirer la barque par un terrible, un méphistophélique détour.

Le Livre de Lazare, c’est l’adieu d’un négatif à la vie, le testament de cet esprit subtil et charmeur, qui parut aimer Napoléon et Goethe, mais réellement n’aima personne, ni sa patrie, ni nous, ni les autres, ni le Tambour Legrand, ni le romantisme, ni les classiques. Lisez Soucis babyloniens, le Négrier, le Burg des Affronts. Le ricanement s’est fait sinistre. Les fleurs sur le lac au reflet d’acier, reflet qui monte de sa profondeur, prennent des teintes plus belles, plus riches que jamais, des nuances de mort. L’amour a disparu, la jeunesse, la beauté aussi ; la foi, il n’y en eut jamais.

Du sublime au ridicule, il n’y a qu’un pas, madame , et ce pas fut toujours franchi. Cette émotion, qui nous étreignait, n’était elle-même ni bonne, ni issue d’altruisme, ni fille de l’amour pour l’humanité. Elle nous apitoyait sur le déchet de notre conscience, l’irréalisable de nos espoirs, sur notre irrémédiable fatalisme. Et ceux-là seuls seront immortels qui ont chanté la liberté, l’humanité et leur terroir et qui ont eu confiance en leurs chants. Pauvre Henri Heine, douloureux nomade, tu nous as donné des joies, mais des joies amères et souillées, et c’est pourquoi, après t’avoir aimé, l’on ne t’aime plus, pourquoi l’on te trahit ; à ton tour l’on t’abandonne, orné de fleurs, dans ta solitude ironique. Tu as servi le poison dans la grande et translucide coupe de l’illusion éternelle, et toi-même tu meurs du breuvage, et la tombe somptueuse qu’une impératrice t’a dressée à Corfou n’est hélas ! point dans nos cœurs.

(Henrik Ibsen)

Les lecteurs de la Nouvelle Revue ont eu la primeur du dernier drame d’Henrik Ibsen, Halvard Solness. Il se peut que cette œuvre étrange et forte ait dérouté ceux auxquels la façon du grand poète norvégien n’est point familière. Qu’ils lisent donc une étude fort remarquable sur Henrik Ibsen et le Théâtre contemporain, par un professeur de l’Université, Auguste Erhard. Tout l’important y est dit et très bien dit. Nous voulons simplement, dans ce qui va suivre, jeter quelques regards à vol d’oiseau sur cette cité fièrement construite, grouillante de vie et d’avenir.

Comme la plupart des hommes supérieurs dont la pensée reflète l’univers, Ibsen voit toutes choses sous un certain angle philosophique, très fixe et invariable au milieu des évolutions tour à tour romantiques, réalistes, puis semi-mystiques qu’a subies sa personnalité littéraire. Il est marqué d’une empreinte profonde par le grand problème de la liberté et de la fatalité. C’est là sa force et son importance à une époque où la plupart des intelligences s’agitent en hurlant dans les chaînes de l’analyse, que chaque secousse, chaque effort rendent plus dures et intolérables. Nous ne savons rien du tout, mais nous nous figurons presque tout savoir. La science, arbre hâtif et dévorant, pousse ses branches dans toutes les directions, fait éclater les planchers et plafonds des légères demeures où se réfugie, chassée de pièce en pièce par l’invasion maladive, la saine demi-ignorance si nécessaire à l’humanité. On sait comment on agit, on parle, on écrit, comment on imagine ; on prévoit les rouages de l’automate individuel, de l’automate social. L’histoire devient une succession de faits inévitables, la vie un ressort réglé qui se déroule. Et plus cette conscience de la fatalité augmente, plus nous sommes ivres de liberté et disposés à courir vers n’importe quel abri métaphysique, mystique, nirvanique, où l’on ne verra plus le mannequin, où le mot loi n’aura plus de sens, où l’on ne subira plus la lourde pression du nécessaire. Or, chez Ibsen, cette préoccupation est au premier plan. D’abord, il a cru que l’imagination donnait la liberté. Voyer Peer Gynt, menteur nomade, amusant sa vieille mère au lit de mort par des anecdotes impossibles et parcourant réellement les tourbillons de l’hypothèse. Ce qu’il cherche à travers mille aventures féeriques, c’est la délivrance : il voudrait vivre à chaque minute une vie nouvelle, aux ailes déployées, non chargée du poids de la minute précédente, non conditionnée, non écrite sur l’odieux livre du destin. Le pire désespoir pour lui serait de rencontrer M. Taine, dur arbitre des dépendances et déterministe sans trêve. Voyez Brand, qui espère s’échapper, par l’imagination religieuse, le sacrifice moral, l’abnégation, de la cage où tous asphyxient. Hélas ! les images elles-mêmes, qu’on les rêve ou qu’on les agisse, subissent des lois inéluctables. Elles ont une source, un cours, une embouchure ; elles traversent des paysages donnés ; des êtres connus s’arrêtent sur leurs rives. La passion non plus n’est pas libératrice. Lisez la Comédie de l’amour. Et Spinoza eut bien raison d’affirmer que les passions surtout faisaient notre esclavage. Lorsque, quittant le romantisme, Ibsen aborde la réalité, c’est encore vers le terrible problème qu’il dirige sa riche ardeur. Ses héros ont soif d’émancipation ; ils rêvent de sociétés idéales où, la règle n’existant plus, la bonté fleurira spontanée, chaque acte sera noble et comme une trouvaille de joie. S’ils ne rassemblent point sur terre les éléments de leurs constructions, ils demanderont des formes et des contours aux nuages, une substance à la vapeur bleue ; ils seront des demi-vivants, des manières de prophètes, aux confins de la folie et de la divination ; ceux que nous appelons des aliénés ne sont peut-être souvent que des êtres en avant de nous, marchant vers l’avenir d’un pas qui nous semble fantastique par plus d’audace et de rapidité, que des surhommes, dirait Nietzsche : tels Brendel dans Rosmersholm k et Grégoire dans le Canard sauvage. Et ces prédicateurs rencontrent des âmes faibles, malléables, passionnées pour le bien, car Ibsen est plutôt optimiste. Ils les déforment, les arrachent à la médiocrité qui les garait des problèmes redoutables, à l’ignorance qui faisait leur bonheur. Tout fermente et s’agite. Ce théâtre est révolutionnaire. Les femmes participent encore plus que les hommes à cette ivresse de liberté : Hedda Gabler, Nora, la Dame de la mer ; elles sont impressionnables, maladives, mystérieuses, de décision saugrenue et contradictoire, avides de grand air, de pleine mer, d’inconnu, de voyage, promptes à secouer la sujétion conjugale, mais pures, austèrement passionnées, ou, quand vient la souillure, savourant à longs traits l’aveu et le remords. La perversité dans leur moral comme la perversité des hommes, comme la perversité du monde ne tient qu’à l’oppression, au manque d’atmosphère respirable, au ligotage, aux étroits vêtements de la convention, des mœurs, des préjugés. Brisez, lacérez, aérez, débridez et vous aurez des créatures libres, joyeuses, essentiellement bonnes et pitoyables. Dans la Dame de la mer, il ne fallait qu’un mot de tendresse adressé à Hilda Wangel pour ouvrir son cœur rebelle. Vous l’avez retrouvée dans Halvard Solness cette Hilda Wangel : c’est elle qui réclame son royaume au vieux constructeur, et, puisque symbolisme il y a, nous pourrions bien supposer dans cette réclamation une sorte de mythe, la Liberté venant trouver Ibsen, le laborieux architecte de tours d’abord, de maisons ensuite, de tours-maisons en dernier lieu, c’est-à-dire de demeures successivement imaginaires, réelles, mêlées de réel et de rêve, et lui demandant où désormais il veut la conduire et quelle place il lui assignera. Notre corps en effet n’est-il pas soumis à la coutume (Un ennemi du peuple), à l’hérédité (les Revenants), à l’habitude hypocrite (les Soutiens de la société), et notre pensée ne rencontre-t-elle pas, de tous les côtés, jusque dans ses abîmes, les parois de la prison de verre ? Ainsi, partout et toujours, dans chaque pièce, dans la trame de chaque caractère, dans chaque phrase, dans chaque intention, ce qui nous saisit et nous transporte, c’est l’angoisse de la nécessité matérielle, politique, morale, intellectuelle, l’ensemble des ruses, des voltes, des incohérences mêmes par lesquelles chacun cherche à s’y dérober.

Voici donc des drames dont le fond est un perpétuel problème métaphysique. C’est leur haute originalité. Si nous étudions maintenant leurs qualités de métier, nous trouverons en eux une habileté singulière qui n’appartient qu’aux maîtres. Il faut faire table rase, pour apprécier cette œuvre hostile à tous les codes, à tous les préjugés, de tous nos préjugés et de tous nos dogmes. Les pièces d’Henrik Ibsen ne sont pas confuses : elles sont complexes. Elles ont leur éclairage et très spécial, mais différent de celui qui nous est habituel. De même que, dans les langues germaniques, le verbe est à la fin et qu’il faut achever la phrase pour en saisir le sens, c’est en général dans le dernier acte que notre auteur superpose à la morale, puisqu’il est surtout moraliste, l’explication générale de son drame. Voyez à ce point de vue les Revenants, le Canard sauvage et précisément Halvard Solness. Point de hâte ; nulle précipitation. Lorsqu’un personnage accomplit un acte bizarre vis-à-vis de nos habitudes d’esprit, Ibsen groupe autour de cet acte des explications de tous les ordres, physiologiques et pathologiques, terre à terre, sensuelles, mystiques et même magiques. La vérité n’est sans doute à ses yeux qu’une réunion de bien des vérités correspondant à des formes d’esprit très diverses et, pour la vie, suivant les juges, mille interprétations sont valables. Ce qui reste mystérieux, c’est le choix que le spectateur ou le lecteur peuvent faire entre tant d’hypothèses plausibles et fantaisistes, c’est la part laissée à la rêverie et surtout à l’indépendance de chacun. Ibsen est l’observateur attentif des bizarreries nerveuses qui passionnent notre époque, des influences des êtres les uns sur les autres, des attractions, des fascinations, des pressentiments. La volonté devient un magnétisme qui tantôt attira tantôt repousse, tantôt s’interfère au contact d’une autre volonté (Halvard Solness). Il matérialise ces vagues atmosphères angoissantes qui flottent dans les esprits et dans les sociétés. Par lui le naturel devient extraordinaire et, tout à coup, brisant la croûte de l’habitude et des conventions, un acte éclate à nu et semble stupéfier, comme les mots, les paysages, les interlocuteurs prennent à certaines minutes des sonorités, des couleurs, des allures invraisemblables et courtes.

S’il est un profond penseur, il est aussi un metteur en scène très adroit et méticuleux à l’excès. Les costumes, les mouvements, les dialogues, les réticences, chaque chose a sa place, sa valeur, et sa nécessité.

Au-delà des textes et de leur signification immédiate, il y a pour chaque pièce une sorte de circulation souterraine. Un mot prononcé au premier acte prend son importance au quatrième. Aussi faut-il lire Ibsen attentivement avant de le voir jouer, puis le relire, puis le revoir. Si peine il y a, l’on est récompensé par de vraies trouvailles. Autour de l’action se groupent une multitude d’actions secondaires, autant de petits miroirs qui reflètent la statue principale sous tous ses aspects ou en expliquent les beautés accessoires. Ibsen affectionne le raccourci, l’ellipse, les significatifs silences. Très rarement il a eu recours à ces oiseux comparses qui encombrent tellement la pacotille des Scribe et des Sardou de toutes les époques. Ses coups de théâtre sont toujours moraux. Le drame est intérieur ; il se manifeste par quelques phrases brèves, de ces phrases-gestes comme les trouvent seuls les grands dramaturges et qu’on ne pourrait remplacer par rien d’autre. Et cet auteur qu’on accuse d’incohérence systématique sait en trois mots dresser un caractère et le rapporter à l’ensemble.

D’ailleurs la simplicité des moyens est extrême si on la compare à l’importance des résultats. Ce sont là des êtres concrets, mais dépliés de tous côtés par une main alerte et nerveuse ; ce qui nous étonne n’est que notre ignorance. Ibsen, nous l’avons dit, est moraliste. Son œuvre respire la bonté, la pitié. Il est, paraît-il, très Norvégien par la surcharge des détails et les brumes volontaires qu’il laisse flotter sur certaines régions, et le parti qu’il a tiré des légendes de son pays et des caractères locaux. Mais il nous séduit surtout par ce qu’il développe de commun à l’humanité entière, et il réalise ainsi l’idéal que nous nous faisons d’un talent de premier ordre : une personnalité indomptable jointe à une malléabilité universelle.

Quand il s’agit d’esprits de cette envergure, relever des défauts peut sembler ridicule. Toutefois, son comique est lourd. De temps en temps il adapte un ton trop élevé, romantique ou mystérieux, à des situations simples ; il se fait abscons sans nécessité et insiste exagérément pour nous autres Français qui saisissons vite et n’aimons point qu’on prolonge ; certaines théories revenant sans cesse fatiguent dans la bouche des mêmes personnages. Enfin il paraît posséder assez bien notre littérature et y avoir puisé souvent des types de menteurs et d’imaginatifs, que leurs vêtements norvégiens ne rendent point méconnaissables. Il ne prendra jamais la foule, mais il ravira une certaine élite ; n’est-ce pas une gloire suffisante ?

(Gustave Flaubert)

Le quatrième et dernier volume de la Correspondance du grand Flaubert vient de paraître. Certes il renferme de beaux élans, et la banalité même n’y est abordée qu’avec fougue, mais je trouve toutes ces lettres et tous ces documents posthumes infiniment moins importants pour l’histoire d’un écrivain que son œuvre même. De tels papiers ont trait à la vie quotidienne (remerciements, encouragements, défaillances brèves suivies de reprises). Ils portent la marque de faits nécessairement transitoires et caducs, et ne portent point l’empreinte d’une réflexion définitive. L’auteur de Madame Bovary était avant tout un acheveur. Il écrivit peu de livres, mais tous furent des chefs-d’œuvre en ce sens que, dans tous, sa nature, son talent s’exprimèrent jusqu’au bout, et que rien n’y fut laissé d’improvisé ni de hâtif. Aussi, et quoi qu’il affirmât lui-même sur la nécessité d’une œuvre objective, où nulle part l’homme ne se laisse deviner (étrange théorie, car la fille de l’esprit ne peut être que l’image de l’esprit) : aussi Gustave Flaubert a-t-il fixé, dans la Tentation de saint Antoine, Madame Bovary, l’Éducation sentimentale, Bouvard et Pécuchet, même Salammbô, ses mémoires, j’allais dire ses confessions, en traits lumineux, impérissables.

D’abord, il fut un admirable et consciencieux artiste. Son style glorieux, dont le labeur lui donna souvent la torture, il le soumettait à l’épreuve de l’oreille et de la voix, en même temps qu’à celle de l’œil. Aussi peut-on dire de lui qu’il satisfait tous les sens. Ouvrez au hasard : cadence, harmonie, la période fluide de Chateaubriand, le mot-stigmate de Pascal et de Saint-Simon, la nature associée au moral, la ciselure heureuse et rare, une phrase mobile et souple comme une danseuse antique, une recherche qui paraît naturelle, tellement elle fut zélée, pertinace et profonde, et jamais rien qui sente l’huile. Ce style a inspiré toute la littérature moderne, donnant aux uns son allure, sa saveur générale, aux autres ses recherches et ses agréments plus spéciaux. Flaubert est de ces fiers forgerons qui passèrent notre langue française à la flamme de leur originalité, à leur infatigable enclume, et livrent à leurs successeurs ces belles barres du verbe national, malléables, lentement refroidies, étincelantes, sans cassure ni fêlure.

Les images, qui sont rares chez lui, parce qu’il est plutôt un descriptif et redoute les termes de comparaison (comme, tel, semblable à), sont impressionnantes et frappées de telle sorte qu’elles retentissent longtemps dans l’esprit ; mais elles n’ont pas la complexité que l’on recherche aujourd’hui, ne sautent point du concret à l’abstrait, de l’abstrait au concret, et du connu dans le mystère. Tout est net, volontaire, précis. Même l’on peut reprocher à Salammbô la limitation et l’éclat du décor et du paysage, car il semble que pour le passé, comme pour tous les lointains, les objets gagnent à se mêler de réalité et de rêve, et un peu de brume ne messied point à la confusion des caractères antiques.

Telle quelle, cette épopée carthaginoise témoigne d’un don prodigieux d’évocation historique. On chicanait dernièrement sur l’exactitude de certains détails. Qu’importent les fautes minuscules d’une semblable architecture, si cette architecture nous émeut et nous paraît vraie, non de la vérité contingente des gratteurs d’inscriptions, mais de l’éternelle sincérité du cœur, qui fait que partout et toujours l’homme se retrouve lui-même. Ce prodigieux effort à redresser les pierres, à ranimer les ossements n’a pas été perdu si nous avons le soir, sous la lampe, l’intime sentiment d’un grand passé mort auquel un peu de nous désormais participe, auquel nous prêtons le nom de Carthage. À côté de la cathédrale, quel exquis presbytère de même style, ce diptyque de Saint Julien et d’Hérodias.

Dans chaque œuvre, sous la nappe miroitante des phrases bouillonnent la bonté, la pitié. Il y a, dans les caractères de femmes, flétries comme Mme Bovary, ou pures comme Mme Arnoux et Salammbô, quelque chose de tendre, de fondu que je rapporte à leur créateur. L’atmosphère morale, même cruelle, n’est jamais sèche, mais toujours affectueuse, expansive ; des hommes tels que Dusardier, Bovary, n’ont pu recevoir le sang qui les anime que d’un cœur noble, sincère et transporté pour le juste. Quand Flaubert montre des âmes basses, elles sont moins de méchants que d’impuissants, gonflés d’orgueil, de vide, de négatifs, incapables de tout, même de se voir une seconde dans leur laideur. Ainsi Homais, Bournisien, Regimbard, Adolphe, etc. Et c’est vis-à-vis d’eux qu’il déploie cette étourdissante ironie, voisine de Rabelais et de Swift qui fait rire et grincer, laisse après elle un goût amer, étale dans son horreur le triste et définitif carnage qu’opère parmi les humains la faute de la fatalité.

Que devient ici la théorie de l’objectivité littéraire ? Ne devine-t-on pas jusqu’à la physionomie du philosophe qui montre, par la bouche distendue de ses marionnettes, l’absurdité des thèses extrêmes, de la négation et de l’affirmation des grands mystères, lesquels, comme le zaïmph, doivent rester cachés loin de nos mains dégradantes ; du moraliste emporté, fougueux et sanguin auquel tous les égoïsmes font mal, que révolte tout écrasement du petit par le puissant, du pauvre par le riche, de la femme frêle par l’homme oublieux ? La plate vanité bourgeoise, la rapacité paysanne, l’ignorance du médecin, la sottise du prêtre, la lâcheté de l’amant, la cruauté des foules, l’indécision des individus, dansent une sarabande assez macabre aux claquements du grand fouet à lanières d’or, à clous de diamant ; les coups révèlent une poigne solide ; les voltes, les échappées, les pauses et les reprises, un visage joyeux de la besogne et de sa certitude, mais attristé d’avoir à la remplir. Tout à coup le fouet tombe, le justicier prend un pantin meurtri et l’embrasse furieusement, embrasse en lui toute la misère d’ici-bas, suivant le mot sublime de Dostoïevsky, et de grosses larmes coulent sur ses joues tremblantes.

Ô comique salutaire, comique des excellents et des sages, toi qui nous sais tous soumis à des lois dures et sans trêve, comique ennemi du lâche ricanement et de la béate indifférence, nous révèles-tu assez ton maître, le brave et splendide écrivain dont j’ose parler en ce moment ?

Voici maintenant qu’en pénétrant davantage dans la personnalité de Gustave Flaubert, nous arrivons au grand carrefour central d’où rayonnent toutes ces magnifiques avenues. À ce carrefour sont plusieurs statues, plusieurs groupes ; j’entends par là qu’un vaste esprit a subi au bon moment de la vie, au moment de la haute formation intellectuelle, de vingt à trente ans, quelques empreintes caractéristiques, amenées soit par la réflexion, soit par l’existence, qui deviennent comme les fils conducteurs de son tour d’idées et de ses travaux, autour desquels se déposent, nets et réfringents, tous les cristaux de l’observation quotidienne et de la sensibilité littéraire. Ce sont des pivots, des points de groupement, sortes de noyaux fixés au centre des tourbillons de l’imagination et, pour le critique, les plus importants des repères. Ainsi Goethe ayant vu un jour une jeune fille, qu’il aimait, filer près de la fenêtre ouverte et joindre une chanson au léger ronronnement du rouet, ce spectacle devint pour lui l’image de la pureté, de la douceur, et il le reproduisit maintes fois en l’ornant de mille manières. Ainsi le germe de la Coupe du roi de Thulé se trouve dans les Affinités électives et tenait sans doute à une circonstance analogue. Plus l’auteur est personnel et puissant, plus les empreintes furent fortes et durables. Et, vraie pour ces petits faits particuliers, la thèse doit l’être aussi pour des façons de sentir et de juger plus générales, de véritables axes esthétiques.

Qu’est la Tentation de saint Antoine ? Un défilé de religions, pompeux de costumes et d’erreurs, auxquelles l’âme croyante ne peut s’attacher, un écroulement des pierreries de la foi qui aboutit à un vague panthéisme par déroute de solides appuis. — Bouvard et Pécuchet nous représente une sorte d’avortement encyclopédique, une disproportion entre deux cerveaux de médiocres, et l’amplitude et la variété de toutes les études humaines qui ne servent de réactif qu’à leur sottise et leur stérilité. Après l’impossibilité de croire, l’impossibilité de savoir ; remarquons, en passant, qu’Homais est déjà Bouvard et que le stréphopode, le ratage opératoire fit impression sans doute sur l’esprit du jeune Flaubert mêlé au milieu chirurgical. — Le curé de Bouvard et Pécuchet et l’abbé Bournisien présentent d’étranges analogies. — Qu’est madame Bovary ? Une victime des images que se fait de la vie une âme exaltée, froissée par la réalité que la vie apporte, trésor brisé que monnaye un cœur simple.

     Je sortirai quant à moi satisfait
D’un monde où l’action n’est pas la sœur du rêve.

Ces deux vers du profond Baudelaire s’appliquent à la plupart des personnages de Gustave Flaubert. Ils étreignent des nuées, ils appellent à grandes clameurs l’impossible idéal. Lentement, sûrement, par ses mille bras de Lilliput, l’existence les ramène à terre, frotte, choque et brise leurs aspirations aux angles des luttes, des timidités, des dépits, des remords. Les croix, les amours, les audaces sont plantés dans la boue et chancellent sous un ciel bas, un ciel d’angoisse. Ils veulent et l’on ne veut pas, et quand ils ne le veulent plus, l’on veut. Ils se rêvent rois et se réveillent pasteurs de quels tristes troupeaux. Partout et toujours écart, écart atroce entre ce que voit l’œil de l’âme ou du désir et ce que le bras peut atteindre. Et c’est par ce côté que l’Éducation sentimentale est, à notre avis, le plus beau de ces beaux livres. Frédéric Moreau souhaitait un irréalisable, que lui semblait réaliser Mme Arnoux. Ce qu’il possède c’est Rosanette, à la facilité amère et pimpante. Et son idéal se résume, l’heure des possibilités passée, au plus désolé des regards qui caresse une chevelure grise, grise comme l’implacable destin.

Ainsi le père de cette œuvre robuste et condensée, le créateur de ces imaginations à l’inaltérable gravure nous apparaît un hautain esprit, entraîné vers les spéculations métaphysiques et les encyclopédies passionnées d’un Goethe, d’un Dante, d’un Diderot, mais que tourmenta le contact des choses, et qui, assailli par la réalité, ne put crever le plafond terrestre et s’élever d’un vol sûr vers le bleu ineffable. Sa vie pensante fut une lutte perpétuelle avec les mots, les signes qu’ils expriment et que leur banalité d’usage recouvre et déforme, avec les concepts que le monde extérieur nous voile. Comme il cherchait âprement la perfection du style, il rechercha l’idée parfaite, sur la route de laquelle un cruel Méphistophélès intime l’arrêta par le sens du grotesque, le relief du négatif et les heurts de l’impraticable. Cette œuvre est le cri majestueux d’une perpétuelle meurtrissure, d’un immense oiseau blessé qui ne peut qu’entrechoquer ses ailes.

(Edmond et Jules de Goncourt : Madame Gervaisais)

Voici un livre austère et rare, un livre où des maîtres du style ont éteint volontairement l’éclat des mots, où tous ornements sont voilés, où les phrases douces et longues brûlent lentement dans la haute chapelle de l’idée. Une mère au regard profond et calme, au cœur qui s’ignore et s’imprègne de son enfant beau et chéri comme un dieu, victime d’une fatalité intérieure qui le prive presque du langage et laisse vivre l’intelligence sensible, une ville ancienne et sainte, la Ville, Rome aux sept collines, voilà les personnages. Le drame, c’est la pénétration de l’âme maternelle, pure, uniquement passionnée pour l’être faible qu’elle créa, par l’âme de la cité lourde de souvenirs et de croyances, dépositaire du monde ancien et religieux. Peu à peu, des pierres souveraines où sont superposés les reflets de tant de soleils, les ombres de tant d’hommes, des statues pompeuses, blancs fantômes au clair de lune, des églises infinies où la foi scintille sans trêve depuis combien de siècles devant le tabernacle, sortent des forces élémentaires, un tapinois d’hôtes mystérieux qui enlacent et pénètrent Mme Gervaisais. L’action du catholicisme, héritière des âges païens, sinueuse, insaisissable, dorée, tiède, et pleine d’encens, puis noire et dure par alternatives, envahit cette femme méthodiquement. Elle utilise des routes physiques ; une phtisie commençante, le réveil de la volupté quand le corps va s’engourdir dans la vieillesse. Elle se fraye un chemin moral tout d’angoisses, de luttes et d’abandons, et s’installe triomphante sur deux cadavres, celui de l’amour maternel et celui de la mère elle-même, en pleine béatification, aux pieds du pape, parmi la pourpre des cardinaux.

Je crois cet ouvrage unique dans l’histoire de la littérature française. Dans l’œuvre même des deux célèbres frères si brillante, formée de joyaux si splendides, il éclate comme un pur diamant noir. À son apparition, il passa presque inaperçu. Pour ce qui est vraiment fort, l’obscurité primordiale est un avantage. Ainsi se fonde un culte à fidèles restreints, mais sûrs de leur croyance, d’autant plus fanatiques qu’elle est moins partagée. Ainsi se creuse le tunnel magique et souterrain par lequel un labeur n’arrive à la lumière et à sa récompense qu’à une longue distance du point où il s’enfonça, mais mûri par la durée, grossi par la sève de toutes les racines qu’il a pu rencontrer et qui sont celles de l’arbre Avenir. Il semble qu’aujourd’hui l’heure soit singulièrement propice à cette nouvelle édition de Madame Gervaisais. En face des partisans de la réalité, toujours nombreux et pleins de zèle, se dressent les rénovateurs d’un curieux mysticisme. La science n’a pas donné ce qu’espéraient d’elle ceux qui méconnaissent l’éternelle ardeur du cœur humain vers l’au-delà. Elle n’a fait que développer la conscience d’un fatalisme brutal, conscience toujours douloureuse. Suivant une expression qui fut initiatrice et qui nous est bien chère, noua désirons rêver sur le divin. Rien que dans la quinzaine qui vient de s’écouler, nous avons eu d’Albert Jhounoy un beau volume de vers : Rédemption, tout voilé de lin, parfumé de l’encens nouveau, retentissant de lointains carillons ; l’Embarquement pour ailleurs, de Gabriel Mourey, une brassée de sensations infiniment délicates, d’aperçus électriques, de badinages à fleur d’abstraction ; enfin de Théodore de Wyzewa, les Pèlerins d’Emmaüs, où circule un filet du sang si pur des Évangiles, essence de piétisme et de quiétisme à la fois, brochurette intense et rare. Ce sont là, en si peu de temps, trois fleurs charmantes du terrain mystique, trois essors vers une foi possible en dépit de la desséchante raison. C’est une vraie gloire pour les Goncourt d’avoir, dans le passé, élevé avec tant de soin un tel mépris des contingences, un tel souci de l’art pour l’art, cette construction divinatrice.

Dans toutes les rêveries les plus hautaines passent des images de la réalité. Il y a pour les songes mystiques comme pour les songes de nos nuits des signes périodiques et certains ; la taille et l’éclat des pierres précieuses, la secrète influence des nombres, les formes et sonorités et analogies des mots et, dans les mots, des lettres, voici quelques-uns des points de départ de ces tourbillons bleus, de ces infinies vapeurs. Les souvenirs, les hallucinations, les hypothèses s’enlacent avec une molle cadence. Ces élans spirituels eux-mêmes n’échappent point hélas ! à l’analyse. Quant à Madame Gervaisais qui est un roman sur la foi, mais, après tout, un roman et non une plongée dans les abîmes, comme la Mystique de Garros ou Aurora de Jacob Bœhme, ses origines sont nettement visibles, à l’occasion de cette nouvelle édition, M. Edm. De Goncourt nous a renseignés lui-même sur la genèse de son œuvre et la femme délicate et charmante, pastel de famille et d’idée à la manière de Latour, qui, réfractée par l’âme de deux poètes, nous a valu cette pénétrante étude et ces inhabituelles envolées :

C’est elle qui m’a donné le goût de la littérature. Elle était, ma tante, un esprit réfléchi de femme, nourri, comme je l’ai dit, de hautes lectures et dont la parole, dans la voix la plus joliment féminine, une parole de philosophe ou de peintre, au milieu des paroles bourgeoises que j’entendais, avait une action sur mon entendement, et l’intriguait et le charmait. Je me souviens qu’elle disait un jour, à propos de je ne sais quel livre : L’auteur a touché le « tuf » ; et cette phrase demeura longtemps dans ma jeune cervelle, l’occupant, la faisant travailler. Je crois même que c’est dans sa bouche que j’ai entendu pour la première fois, bien avant qu’ils ne fussent vulgarisés, les mots subjectif et objectif. Dès ce temps, elle mettait en moi l’amour des vocables choisis, techniques, imagés, des vocables lumineux… je l’écoutais avec le plaisir d’un enfant amoureux de musique et qui en entend. Et certes dans l’ouverture de mon esprit et peut-être dans la formation de mon talent futur, elle a fait cent fois plus que les illustres maîtres qu’on veut bien me donner… À Rome, le récit de la vie de Mme Gervaisais, de la vie de ma tante, en notre roman mystique, est de la pure et authentique histoire. Il n’y a absolument que deux tricheries à l’endroit de la vérité dans tout le livre. L’enfant tendre, à l’intelligence paresseuse que j’ai peint sous le nom de Pierre Charles était mort d’une méningite avant le départ de sa mère pour l’Italie… Enfin, ma tante n’est pas morte en entrant dans la salle d’audience du pape, mais en s’habillant pour aller à cette audience.

Voilà certes un précieux récit. Nous avons là les ligues réelles où se cristallisèrent tant d’image brillantes. Quand nous lisons ensuite l’ouvrage sur les fondements duquel nous sommes ainsi renseignés, il semble que nous assistions au travail intellectuel des écrivains, à l’assemblage des matériaux qui viennent par et pour enchantement construire la cathédrale merveilleuse. Et ici le problème est encore plus subtil et touchant. C’est l’union d’un double et pénible labeur qui nous valut Madame Gervaisais. Elle fut l’enfant chérie qui tue on venant au monde, car Jules de Goncourt mourut de la recherche enfiévrée du style, jeta sa raison dans les flammes du verbe pour que sortit un chef-d’œuvre paré d’affres et d’angoisses désormais invisibles, devenues son, couleur et parfum. Ainsi périrent Charles Baudelaire, victime du beau devoir d’écrire, Henri Heine et tant d’autres. Mais ne sont-ils pas heureux, ceux dont la vie s’est échappée pour se fixer en signes durables, crier par les mille petites voix des mots parfaits, des idées neuves : « Ceci est ma chair, ceci est mon sang ! » Quelles choses dureraient ici-bas, autrement que par le sacrifice !

Ceux qui préfèrent sentir à comprendre boiront avec ce livre aux sources de l’émotion pure. Elle est réservée, contenue, accessible aux seules âmes hautes. Point d’effets cherchés, point de hâte, rien d’extrême. Les êtres y sont naturels, mais vaporeux, plongés dans une atmosphère spéciale de respect, de souvenirs, de croyances. Les endroits sont tels que les voit Mme Gervaisais, et ces descriptions achevées de la ville éternelle nous projettent les états d’esprit de cette mère peu à peu détachée de la maternité. À mesure que monte le brouillard de la foi, il paraît pénétrer aussi les monuments et les perspectives. Un art suprême soumet toute la nature physique aux prodigieux débats de la nature morale. Quand elle meurt au seuil de la chambre papale, cette femme infortunée, Rome meurt en elle à nouveau. Ainsi l’humanité explique, exalte, puis replie avec elle les aspects successifs du monde.

Les œuvres d’art parfaites comportent cette harmonie que réclamait Lessing : Madame Gervaisais appartient au genre classique, et, si bizarre que cette juxtaposition puisse paraître, nous la rapprocherons des pièces de Racine. Même fondu sentimental, même poursuite du drame intérieur unique auquel tout concorde et conduit. Et pour les auteurs d’aujourd’hui, comme les difficultés sont plus grandes de parcourir finement les obscurs labyrinthes du cœur ! La réalité a pénétré les regards. Le relief des choses nous saisit, nous obsède. Supposez la Princesse de Clèves aux mains d’un psychologue de nos jours. Elle serait noyée dans mille détails ; appartement, toilettes, bibelots, voyages et paysages. Et tout cela nous serait offert pêle-mêle, suivant le caprice de l’auteur, non selon les hasards de l’émotion qui déforme, les raccourcis de la passion qui nous flambe tout le monde extérieur. Dans Madame Gervaisais la terrible difficulté est vaincue. Nous parcourons une ville d’abord exaltée, brillante, païenne et philosophique, puis chrétienne et croyante et grise. Nous rencontrons des formes mondaines dont nous nous détachons bientôt, des prêtres successivement souples et austères, des amitiés, des dévouements, un amour maternel qui s’effacent. Bref, nous vivons par l’héroïne, notre cœur bat selon le sien, nos regards ont ses acuités et ses voiles, et nous voyons comme elle rêve.

Certes les Goncourt ont une œuvre vaste. Ils peuvent en se retournant considérer avec orgueil la longue avenue plantée d’arbres majestueux dont chaque feuille porte leur signature. Mais il en est un sur la droite, d’aspect crucial et singulier, qui semble peu à peu s’éclairer, concentre et multiplie la lumière dans sa grandissante frondaison. Et si le survivant des deux frères s’étonne, le souffle de l’avenir qui traverse l’avenue idéale lui chuchotera : Madame Gervaisais !

(H. Taine)

Le dernier volume de l’Histoire des origines de la France contemporaine vient de paraître, dernier, hélas ! par la force du destin, non par la volonté de l’auteur. Il renferme, ce livre, cent pages sur l’école, des plus libres, des plus audacieuses, des plus belles qu’on ait jamais écrites. La greffe du programme jacobin sur le programme impérial, la jonction de l’esprit tyrannique à l’esprit tracassier et sectaire, le nivellement de la pensée obtenu par un système implacable de compression, d’internat, d’uniforme modelage des cerveaux, le tout aboutissant à l’esclavage, à la médiocrité, bien plus, à la disconvenance croissante de l’éducation et de la vie, tels sont les pans de vérité qu’éclaire la flamme de l’admirable penseur, toujours haute et droite jusqu’à l’extinction. Nous lui devons tous, à Taine, une reconnaissance absolue et des autels dans notre imagination. Il a donné à nos devanciers, à Émile Zola comme à Paul Bourget, des axes merveilleux et certains autour desquels se sont groupées tant de nobles œuvres. Déterministe sans trêve, il conditionna le moral et chercha dans le cœur les dépendances. Celui qui bâtit son univers sur l’hérédité, celui que l’analyse emporte lui doivent le meilleur de leurs théories. Or, comme son enseignement est inépuisable, il nous apprend aujourd’hui à ne juger que d’après nous-mêmes, à n’admettre que ce que nous avons compris, soumis à notre équation individuelle et morale, à repousser tout préjugé historique, tout esprit de parti, toute main brutale mise sur nos opinions, nos façons de sentir et de voir la vie passée.

Oui, dans cette œuvre robuste et sincère, il y a deux grandes parts. La première est intellectuelle et artistique. Le traité de l’Intelligence en est un des piliers. C’est la synthèse grisante de toutes les connaissances de l’époque considérées dans leur rapport au problème de l’esprit humain. Taine appelle quelque part Balzac et Shakespeare les deux plus grands magasins d’accessoires. Il est lui-même pour l’abstraction ce que ces deuxièmes furent pour la réalisation concrète. Aucune des idées circulantes qu’il n’ait arrêtée au passage, examinée, scrutée, jointe à ses congénères, doublée de vigueur et de relief, et en quelque sorte passionnée. La trame la plus serrée de la réflexion est ici riche de couleurs, solide et souple comme pas une, et résiste aux ongles du temps alors que l’architecture des hypothèses est la plus prompte à s’effriter, à voltiger en poudre impalpable. Qu’il ait subi l’erreur des positivistes et des évolutionnistes, qu’il ait eu le tort de peser l’impondérable, de décomposer l’unité et de prendre telle théorie biologique pour une solution éternelle, c’est certain. La métaphysique aura toujours sa valeur pour ceux qui bondissent d’emblée au-delà des apparences, se meuvent aisément dans un éther d’où ils bannissent jusqu’à l’atome ; et, quant à la mystique, elle échappe à toutes les attaques, étant un effort d’illumination intérieure, un abri hors du siècle, de l’espace et du temps. Il n’en est pas moins vrai que, seul, Taine savait rendre la spéculation attrayante et productive, lui ôter ce signe de stérilité que lui donnent les spécialistes, les exclusifs observateurs du fait.

C’est qu’il était, avant tout, un poète. Il l’a montré d’abord dans ses notes sur l’Angleterre, sur l’Italie, les Pays-Bas, dans maint fragment dispersif, essai de critique et d’histoire. Sa poésie lui est toute spéciale. Il a sa strophe, son antistrophe. D’abord des petites remarques juxtaposées au bonheur des mots, un grouillement de documents et de notes toujours caractérisées, originales, surprenantes. Cela s’enfle bientôt, gronde et monte ainsi qu’un ensemble d’orchestre et aboutit tout à coup à un bondissement dans la lumière, à une émission d’images débridées, inoubliables. L’ensemble demeure lucide. Tant d’énergie déployée concourt à une raison ; chaque élan est un terme d’une série et la jonction de ces séries fait la preuve. On a la sensation que l’évocateur n’omet rien, que le moindre détail est à sa place, ne se perd point dans la fougue totale ; et ces ruines que le souvenir fait des monuments littéraires restent après la lecture, à l’épreuve de la rêverie, dorées et chaudes, retentissantes encore du cliquetis des périodes, tressaillantes de l’âme de l’artiste. Quiconque recherche le beau frisson n’a qu’à ouvrir la Littérature anglaise. La page vibre de vie puissante. Elle bruit et s’agite comme l’arbre miraculeux du Bouddha dont chaque feuille porte une inscription. Shakespeare, Swift, Byron, Carlyle, les géants défilent, d’un pas assuré, montrant sous tous les aspects leurs étincelants visages, nullement chargés des chaînes lilliputiennes de la critique, mais reviviscents dans leur milieu, dans la forêt littéraire qu’ils dominent, en marche vers l’immortalité, de leur essentielle frondaison. Quelle plus puissante poésie que le prestigieux morceau sur les dramaturges du xvie  siècle et la société qu’ils expriment, les Webster, les Ford, les Beaumont et Fletcher, les Massinger, les Middleton ! Vagues tumultueuses et pressées dont la moindre est une physionomie, riante ou grimaçante, soulevée de bonheur ou torturée d’angoisse. Comprendre à ce point une époque, c’est la recréer sous une forme abrégée et plus dense, l’infliger à l’esprit moderne, proposer au talent futur la germination par les chefs-d’œuvre.

Or, cette poésie est excessive et magnifie les excessifs. Elle déplie d’un zèle enfiévré les complexes assemblages que sont ces hommes extraordinaires, Michel-Ange, Shakespeare ou Balzac. Elle s’acharne à leurs composantes. Voici en eux la part du guerrier, la part du fou, celle du prophète, du conquérant, du moraliste. Voici ce qu’ils doivent à leur époque, à leurs prédécesseurs, à leurs parents, à leur éducation, à leur climat. La bouillonnante intelligence de Taine va partout, comprend tout, pénètre, puis assemble tout. Elle a son outil, un style étincelant, souple et haché, un style à éclats, à césures, à inflexions mobiles, qui court aussi vite que la pensée dont il est l’ombre, qui se rapetisse, grandit, projette parfois des images outrancières, danse et tremblote quand il traverse un fourré, s’étale sur la grande route, terrifie les pédants et les académiques, un style qui emporte l’âme du lecteur avec lui, l’essouffle, la heurte, la secoue jusqu’à ce qu’il la dompte. Les difficultés sont abordées de front ; jamais une réticence, une allusion, un détour. C’est la bataille de l’idée, franche et nette, les yeux dans les yeux. Ah ! les contradictoires d’un Renan font à côté petite figure et l’on supporte difficilement, après le spectacle de guerriers sincères, les voltes gracieuses de fuyants profils.

Mais à côté de l’œuvre d’intelligence et d’art se dresse maintenant l’œuvre historique. Celle-ci est grosse de querelles. Taine est de ceux qui croient que l’observation soutenue, le récit sans plus ne suffit pas à l’étude des actes humains. Il prétend les juger au nom d’une morale, les plier à une conception de la société et du bonheur qu’il nous aurait donnée sans doute, qui ressort en tout cas de ses négations. Je crois que sa frénésie imaginative, maintenue ici par les faits, s’épanche en jugements violents, en qualificatifs sévères. Préoccupé avant toutes choses de garder l’esprit impartial, il n’épargne rien ni personne. Ce qui ressort de ces Origines de la France contemporaine, c’est que l’ancien régime fut un chaos malsain, la Révolution une crise de boue et de sang, le premier empire une monstruosité ; quant à notre état actuel, il est représenté comme détestable et plat. Tous ceux qui réfléchissent un peu sont, en effet, portés à croire que jamais tant de mains médiocres n’ont collaboré à la dépression d’un beau pays que dans notre piteux régime parlementaire où chaque ambition, sauf la noble, se trouve favorisée aux dépens de la justice, du patriotisme et du sens commun. Où le problème se complique, c’est quand il s’agit de choisir entre Taine et Michelet au sujet de la Révolution. Ce jacobinisme qui, servi froid, est de nos jours un repas si détestable, n’eut-il pas, chaud, du goût et de l’aspect ? L’anarchie révolutionnaire est-elle infinie ou sublime ? Ce sont, en somme, des façons de voir. Du héros au criminel il n’y a souvent qu’une différence de vocable. Ce qui paraît incontestable, c’est que, du point de vue où Taine se place, Taine a raison. Les bouffées libérales, les nécessités extérieures amenées par elles, la contagion de la foule et mille autres causes émotives ne peuvent excuser, aux yeux du moraliste, les massacres, la cruauté inutile et les honteuses extravagances du Comité de salut public. Si l’on admire ces horreurs, il faut admirer en même temps l’Inquisition, la Saint-Barthélemy, etc., qui, elles aussi, dépendaient de grandes exaltations, manifestaient l’intense mouvement des âmes et n’en sont pas moins justement exécrées. Ce livre de bonne foi sur la Révolution a surpris parce qu’on avait l’habitude de mettre sur des piédestaux les Camille Desmoulins, les Danton, les Marat, les Robespierre et que tout à coup un historien sagace et renseigné brisait ces statues sanglantes. C’est le propre des grandes œuvres d’aller ainsi à l’encontre des préjugés d’une époque, de ne tenir aucun compte des conventions qui flottent dans l’air. L’auteur de l’Intelligence a donné là une leçon qui ne doit pas être perdue.

Somme toute, voici un philosophe qui a compris la vie dans ses manifestations les plus diverses. Il fut le roi de l’analyse et démonta avec précision l’automate, mais il sut aussi rassembler ses innombrables observations et faire lutter entre elles des idées générales. Il a traité de l’art en penseur et de la pensée en artiste. Si sa verve tout intellectuelle ne lui laissait pas longtemps un tableau, un paysage intact, et le contraignait vite à figer son plaisir ou sa mélancolie en formules, ces formules sont d’un cristal lucide, définitives quant au moment idéal qu’elles fixent et qu’elles expriment. Il a provoqué et dirigé des courants littéraires. Ses théorèmes et ses concepts, déformés par des esprits puissants ou aiguisés par des esprits délicats, animent à travers eux une foule d’imaginations en dehors de celles qu’ils ont directement secouées.

Historiquement, il a montré un courage égalé par l’érudition, un amour passionné pour la bonté, la liberté, la justice. Il n’a pas cru que l’ivresse morale excusât le crime, et il l’a dit. Il n’a pas cru que le génie excusât le carnage, et il l’a dit. Il n’a pas caché que les Jacobins lui étaient odieux. Il a crié leur fait aux petits lézards qui voudraient prendre aujourd’hui la succession des crocodiles. Le trait de cette grandiose figure de Taine qui lui donne une pareille sérénité et qui lui vaut notre enthousiasme, c’est que, dans les moindres circonstances de sa vie pensante, il a magnifiquement libéré son âme.

(Journal intime de Benjamin Constant)

« Pour comprendre cette singulière personnalité et ne pas juger trop sévèrement ses écarts, il est nécessaire de tenir compte de tout ce qui lui manqua. Pas de religion : et Dieu seul aurait pu être la vivante unité de cette existence. Pas de patrie : or la patrie aurait discipliné par les devoirs positifs qu’elle impose le vagabondage de cet esprit subtil. Pas de famille, pas d’intérieur. Par conséquent, une sensibilité repliée sur elle-même dès l’enfance et qui dégénéra vite en ironie et en sécheresse, aidant ainsi le développement trop précoce de l’esprit. » Voilà en quels termes s’exprime sur le célèbre publiciste et romancier l’introduction excellente et nourrie au Journal intime et à la correspondance avec Mme la comtesse de Nassau et Mme de Charrière. Ces dernières lettres sont intéressantes. Elles complètent la physionomie de l’auteur d’Adolphe. Mais les traits principaux en étaient définitivement fixés par le Journal, qui est, sous sa forme discursive, une extraordinaire confession. De 1804 à 1816 nous suivons les étapes d’un esprit dont le développement fut précoce et qui de bonne heure se connut lui-même. Les milieux si divers qu’il traversa ne lui servirent en quelque sorte que de réactifs et impressionnèrent assez peu un tempérament complet, dont les irrégularités, les sautes ne sont qu’apparentes. Notre époque, qui aime les investigations psychologiques, s’est attachée à Benjamin Constant. Sainte-Beuve avait ouvert les voies, mais il traita son sujet en moraliste et fut d’une sévérité excessive. Le dernier témoignage en date, dithyrambique au contraire, est celui de Maurice Barrès dans l’Homme libre. Les deux points de vue sont valables. Ce qu’on ne peut nier, c’est le vif intérêt qui s’attache à cette figure à la fois littéraire et politique, fortement marquée à l’empreinte du xixe  siècle. En effet, l’on a souvent insisté sur le caractère ambigu de ceux qui vécurent à cheval sur le xviiie et le xixe , en cette période de transition violente où tous les levains fermentèrent. Ces personnages virent, sur un court espace de temps, les idées devenir des actes, les théories se faire événements et les prédictions les plus invraisemblables s’accomplir. Les faits dépassaient chaque jour les imaginations. De là naquit un scepticisme encyclopédique, une curiosité brassant tout, mais hâtive, mais fragmentaire, dont les vestiges ne sont pas perdus. L’essayiste Bonstetten, dont il est justement question dans le Journal, fut de ces hommes-là. En Benjamin Constant rien de tel. Il inaugure un genre nouveau. Il apporte un tour ou des formules qui se sont continuées brillamment à travers le romantisme et conservent aujourd’hui leur vigueur. Il est tourmenté du désir des vues nettes : « Il y a dans l’irréligion quelque chose de grossier et d’usé qui me répugne. J’ai ma religion, mais elle est toute en sentiments et en émotions souvent vagues qu’on ne peut réduire en système. » Ce besoin de caractériser, de systématiser, d’encadrer ses impressions, ses réflexions et ses tendances est une préoccupation moderne. Il a comme corollaire la haine du bavardage et du mensonge sentimental, le zèle pour les idées générales. Quant à ces dernières, elles furent développées chez lui par ses séjours en Allemagne et sa liaison avec Mme de Staël. Benjamin Constant arriva à Weimar au bon moment de ce centre intellectuel dont le rayonnement fut si vif et si durable. La présence de Goethe créait là un petit univers. Toutes les formes d’esprit affluaient vers le puissant organisateur de l’individualisme. Dans ce groupement unique de génies et de talents divers chacun gardait sa personnalité et la déterminait davantage. Métaphysiciens, poètes et dramaturges cherchaient moins à s’influencer qu’à s’entendre sur la portée et la destination de leurs arts, sur les frontières de leurs efforts, sur le classement de leurs activités. Benjamin Constant observa tout de son œil aigu, rapide, tira profit des théories, créa des relations, Son inquiétude foncière en fut augmentée ; mais, comme la plupart des scrupuleux, il se fortifia dans quelques opinions claires qu’il appliqua par la suite à la constitution et à l’histoire des idées religieuses et dont on trouve l’expression arrêtée dans les opuscules et discours sur la Liberté religieuse, la Liberté industrielle, la Liberté de la presse, la Liberté des anciens, l’Esprit de conquête et l’Usurpation. On trouve ainsi chez lui une subtile intrication des procédés et des vues de Montesquieu, éducateur forcé de tous les Étatistes, avec la culture allemande, idéaliste et critique. Quant à l’action intellectuelle de Mme de Staël sur son développement, elle fut sans nul doute effective. On a un peu perdu de vue chez nous l’autorité de cette femme extraordinaire et on ne lit plus son ouvrage fameux : De l’Allemagne, qui est cependant un chef-d’œuvre et n’a point été dépassé.

La vie extérieure d’un homme est toujours, malgré les circonstances, l’image fidèle, la projection de sa vie intérieure. Les courbes coïncident. Cette superposition est aisée chez Benjamin Constant, Ces hésitations et ces détours politiques dont on lui a fait de tels reproches, explicables d’ailleurs pour qui regarde les choses de près, ces hésitations et ces détours traduisaient son inquiétude centrale, que combattaient un tempérament d’ambitieux et un goût forcené pour l’action. Et que trouve-t-on à la source de ces mobiles ? Un incurable ennui, la perpétuelle pensée de la mort. « J’y étudie la mort », écrit-il au chevet de Mme Talma, son amie ; et il ajoute : « Ses organes sont détruits, ses yeux n’y voient plus, elle ne respire qu’avec effort, elle ne peut soulever le bras, et cependant il n’y a pas d’atteinte portée à la partie intellectuelle. Pourquoi la mort, qui n’est que le complément de cette faiblesse, porterait-elle atteinte ? L’instrument faussé et demi brisé la laisse intérieurement telle qu’elle était. Pourquoi l’instrument complètement brisé ne laisserait-il pas cet intérieur intact ? » Phrases moins émouvantes que celles de Chateaubriand sur la mort de Mme de Beaumont, mais peut-être plus significatives. Il dit autre part : « C’est aujourd’hui 3 octobre que je suis né. Il y a de cela trente-sept ans. La meilleure partie de ma vie s’est écoulée. Je ne m’intéresse guère plus à moi qu’aux autres… On m’a cru méchant… Je n’étais que plein d’amour-propre… Après un an de vie réglée et paisiblement heureux, je me livrai à la passion du jeu et je vécus d’une manière très agitée, et, je dirai, misérable… De dix-huit à vingt ans, je fus toujours amoureux, quelquefois aimé, souvent maladroit et me livrant à des violences théâtrales qui devaient bien amuser ceux qui avaient du plaisir à me critiquer… À vingt-sept ans, je commençai un attachement qui devait durer dix ans, puis vinrent les passions politiques… » Quelle tristesse dans ces constatations ! La brièveté de la vie, le regret du temps perdu, des retours presque haineux sur son individu, tels sont les mornes repères du Journal intime. Ah ! c’est que le mal du siècle, la bâillante mélancolie que connurent alors les meilleurs n’est pas seulement apparente dans leurs aventures du désillusions amoureuses ! Elle se manifeste surtout par ces saccades de l’ambition, ces phases de dépression et de fébrilité qui laissent le moral amer et navré. Chez Benjamin Constant comme chez beaucoup d’autres, le goût de la vie était gâté dès la naissance. Il eût souhaité voir nettement vers quoi diriger son effort, s’orienter, et retombait bientôt sur lui-même, lassé par tant de contradictoires dressées autour de sa volonté.

Il essaya, comme opium, de l’amour et du jeu. Beaucoup discutent encore pour savoir s’il aima réellement, s’il ne s’illusionna pas dans sa liaison avec Mme de Staël, comme dans ses coquetteries avec Mme Récamier. Sainte-Beuve l’accuse de sécheresse. Mais qui donc échappe à ce mal ? Les plus impétueux, les plus ardents ont leurs alternatives de fermeture, ces heures où tout se décolore, perd son relief et sa valeur, où une main mystérieuse inscrit sur la sensibilité : À quoi bon ? Sans doute, ces moments désespérés sont plus fréquents chez les analystes. Les formules précises sont la mort du cœur. Et pourtant le Journal est rempli par l’histoire de ces tumultueux transports, à la fois attractifs et répulsifs, auprès de Mme de Staël. Scènes, reproches, ruptures et reprises se succèdent suivant un rythme ironique, s’enchevêtrent aux autres aventures, les projets de mariage, le mariage avec Charlotte de Hardenberg. Souvent le psychologue perd la tête. Il ne voit plus clair dans son désir. Il inscrit simplement son trouble. Ce qui donne le change, c’est ce style toujours nerveux et correct, sans périodes, sans réticences, où les mots sifflent comme des coups de badine. On ne réfléchit pas assez qu’il est une race d’hommes, vraiment passionnés, dont une honte sécrète arrête les épanchements. Ils sont sans éloquence pour ce qui les agite le plus profondément. Ils veulent être compris sans paroles, par le regard, par cette communion magique qui est l’éternelle énigme de l’amour. Certains naissent doués pour le sentiment et souffrent, dont le monde ne comprend pas la souffrance, qui est un manque d’issue à leurs émotions. C’est sur ce chapitre que le scrupule est le plus vif chez Benjamin Constant. Il fait un pas en avant, deux en arrière. Il tâtonne, il hésite, il se précipite, puis se reprend et considère ses convulsions avec une sorte de mépris. Alors il demandait l’oubli au jeu. Remède dangereux, mais remède. Ce vice, comme la plupart de ses congénères, n’est qu’une fuite devant la mort et la destinée. Inconvénient chez les sots, il prend sa grandeur chez les intellectuels, concorde à l’ivresse métaphysique, à la chance, au hasard pour défier la nécessité, secouer le poids de l’univers sur l’esprit.

Non, Benjamin Constant n’est ni une difformité ni une exception. On trouve réunies dans sa nature des caractéristiques et des contradictions qui sont disséminées tout le long de ce siècle et dont la cause paraît être un dédoublement aigu de la conscience. Ce modéré, ce libéral, ce faiseur de chartes, ce méthodique, est un désordonné du sentiment, un chercheur d’émotions réelles ou fictives, dit amateur de risques. Il ne nous apparaît plus comme le triste vieillard dont parle Sainte-Beuve, dépaysé au milieu de la jeunesse et cherchant en vain des partenaires pour sa conversation démodée. Cet entretien que la partie pensante eut avec la partie active de lui-même, dans son Journal intime, nous semble au contraire le plus actuel et le plus vivace des colloques et chacun éprouve l’envie de s’y mêler. Ainsi se rejoignent les générations après de longs écarts.

Je travaille peu et mal, mais, en revanche, j’ai vu Goethe. Finesse, amour-propre, irritabilité physique jusqu’à la souffrance, esprit remarquable, beau regard, figure un peu dégradée, voilà son portrait. La plupart des fuyants profils qu’on trouve dans ce Journal ont cette netteté, cette décision. Il est impossible de noter les innombrables trouvailles, les vues profondes et soudaines qui avivent l’intérêt extérieur de cette confession. Benjamin Constant fuit le paradoxe, mais il impose son tour personnel à la vérité. Même quand il ne fait que constater, il est lui. Il ne sépare guère les hommes des idées qu’ils expriment et juge les uns et les autres avec ce que ses amis d’Allemagne eussent appelé une objectivité parfaite. On trouve ici les traces de la grande conscience qu’il apportait à ses travaux. Son histoire des religions le préoccupe, il la voudrait complète, au courant des dernières recherches ; il s’invente des objections. Son perpétuel ennui ne le rend pas sauvage. Il demeure homme de société. La rencontre d’un caractère le stimule ; il en démêle les dominantes avec une verve alerte, qui n’est pas l’enthousiasme, mais est aussi fort éloignée d’une indifférence hautaine et glacée.

(Pierre Loti)

Pierre Loti a eu le bonheur de n’être pas seulement un merveilleux écrivain, adorable et subtil et nuancé, mais encore d’avoir une figure, presque une légende. La vie vagabonde qu’il menait, le vague mystère dont ses premières œuvres semblaient comme des émanations, rejoignirent vite dans les imaginations contemporaines l’émoi que leur apportaient ces beaux livres nomades. On se passionna pour ce rêveur mobile. À chaque page de Mon frère Yves ou du Spahi l’on pouvait s’arrêter et songer à l’auteur et se demander : « Où est-il à cette minute ? Sous quel climat, sous quel ciel dont il reflétera les troublantes apparences ? Est-il heureux ou souffre-t-il ? » Interrogez ses admirateurs. Ils parlent de lui non comme d’un romancier de choix dont les phrases bercèrent, déliant le fil noir de l’existence, mais comme d’un être de songes, dont le souvenir nous hante, auquel nous prêtons de nous-mêmes, de nos aspirations obscures. Ils lui sont reconnaissants d’être plus et mieux qu’un écrivain, d’échapper aux banalités ambiantes, à la vision qui diminue. Aussi devons-nous souhaiter qu’il reste toujours dans l’aventure, dans le mirage, à l’horizon, qu’il ne se rapproche pas trop de jugements amers et moqueurs et envieux, et qu’il demeure vis-à-vis des êtres et des choses de son époque dans une indépendance, dans une irrégularité délicieuse.

Je ne vous raconterai point Matelot. C’est la biographie toute simple d’un de ces hommes de mer qu’aime Loti ; c’est le déroulement d’une de ces âmes d’instinct dont il a fixé la magie. Des voyages, des amours brèves, la tristesse du départ, la joie de l’arrivée, la surprise de l’escale et du stationnement et la seule persistance chez un esprit à la fois affiné et fruste du sentiment filial dans sa force touchante qui va du sol natal à la mère. Le pauvre garçon meurt pendant une traversée de retour : son agonie, sa descente au tombeau des vagues, l’horrible déchirement du cœur maternel, autant de pages qui resteront parmi les belles de l’auteur. On sait pourtant s’il en a écrit d’irrésistibles et de durables, s’il nous a brisés d’angoisse, ravis de candeur, fondus dans une pitié sincère. Le plus juste hommage qu’on puisse lui rendre, je crois, c’est de dire qu’il nous a révélé des milliers d’existences humaines qui n’avaient pas pour nous une valeur émotive plus grande que ces cartes de géographie où sont cependant en suspension toutes les splendeurs de la terre. Je l’appellerais le socialiste du large, si ce terme rude et classificateur ne sonnait marquant au plus vaporeux, au plus indéterminé des poètes.

L’analyse est vraiment une piètre chose. Voilà un créateur, un prodigieux tisseur d’images et il va falloir s’approcher, retourner la tapisserie, examiner le fil et la trame, faire métier de pédant. Et c’est toujours ainsi et c’est involontaire. On s’émeut, l’émotion dépose sur l’esprit sa pâte mince, amorphe et fluide qui bientôt, lentement refroidie, se mue en cristaux raisonneurs, réfringents et rigides. On perd en joie et en tristesse ce que l’on gagne en lucidité, et le livre, ou le paysage, ou l’être se dessèche, se morcelle, arrive à la notion, quittant la rêverie.

La rêverie me paraît tout au juste une des caractéristiques de Loti. Elle est cet état savoureux où le monde extérieur nous pénètre à notre demi-insu. Des bribes d’horizon, non des couleurs, mais des nuances, des frôlements, des esquisses d’attitude et de physionomie, un court regard, un timbre de voix singulier, arrivent à notre conscience engourdie par tourbillons légers, impalpables, prompts aux déformations, à la fantasmagorie, comme ces anneaux de fumée bleue qui se tordent et s’enroulent dans la pente d’un rayon de soleil. Alors la sensibilité est excessive ; les sonorités, les parfums, les lumières, tout vibre à l’infini par cercles concentriques ; et cela entre en nous loin, bien loin, va rejoindre des vieux rêves, des souvenirs morts, des régions de mystère, de bonheur ou d’angoisse qui sont l’Afrique de notre cerveau, pleines de forêts noires, de marais aveuglants, d’oiseaux de toutes pierreries et quelquefois de bêtes sanglantes. Quand Loti parle de lui-même (et de quel autre pourrait-il nous parler ?) quand, dans le Roman d’un enfant, il descend au centre de sa personnalité, ce qu’il nous montre, ce sont des rêveries, des rêveries encore incluses dans les premières, de tous les degrés, de toutes les teintes, flottantes et souples comme des nuées, où l’on peut tout admirer et tout voir et que déforme à peine une émotion elle-même vaporeuse et glissante, qui va de joie à peine par dégradations successives. Je ne vois guère dans aucune littérature des analogues d’un pareil tempérament. Les Songeries d’un mangeur d’opium, de Thomas Quincey, m’ont seules fourni des impressions semblables. Encore y avait-il là une cause morbide et dont l’auteur était conscient, ce qui enlève beaucoup au charme.

Or, c’est par là que Loti séduit et transporte les intelligences les plus diverses. Nous expirons sous la logique, cette fameuse logique que Stendhal prononçait d’une bouche toute spéciale. Nous voulons le comment, le pourquoi, le parce que. Nous enchaînons les causes et nous déduisons les effets, et les meilleurs d’entre nous ont fait de leur esprit de véritables machines à tisser d’une imperturbable monotonie. Tout à coup, dans une littérature élégante ou passionnée, mais toujours nette et de conception et de style, est apparu un personnage insolite, qui parcourait l’univers physique sur des bateaux, l’univers moral sur des étonnements, qui avait non la vision stagnante d’un miroir, mais une prise brumeuse, vitreuse et glauque sur la vie, que le monde extérieur traversait en y laissant le meilleur de lui-même, des vibrations d’une intensité inouïe, ouatées de rêve, amorties en douceur. La langue de Loti ! Prenez ces phrases une à une : leur syntaxe est simple, enfantine ; aucune image étourdissante ; nulle recherche de sonorités, de scintillement. Entre elles-mêmes, elles ont l’air de ne pas se tenir, de courir à la queue-leu-leu, de danser dans la page. Quelquefois c’est une déroute. Une ligne de petits points exprime que l’on ne savait comment dire. Or, c’est une volée de flèches vers le cœur. Chaque mot porte juste et droit. Jamais de précision, ce qui romprait le charme. Les personnages font dans le brouillard des signes caractéristiques et troublants. Si l’on marche vers eux, ils s’évadent, vous laissent profondément émus par leur fuite et ce qu’ils auraient pu vous dire encore plus que par ce qu’ils vous ont dit. Ce style est aéré comme un pont de bateau, frémissant, balayé de trouvailles heureuses. Quand Loti affirme qu’il ne lit jamais, ce dont on lui en a tant voulu (il pouvait le faire sans l’avouer), je le crois parfaitement sincère. Il ne ressemble pas plus à Bernardin de Saint-Pierre qu’il ne ressemble au capitaine Cook ou à Robinson Crusoé. On a pris le chantre de Paul et Virginie comme prototype parce qu’il a célébré des contrées lointaines, mais Chateaubriand aussi et tant d’autres. Non, cet auteur est bien spontané, de cachet unique. Il est seul.

Ce qu’il a en commun avec Bernardin et Chateaubriand, c’est l’exotisme. Mais l’exotisme est chez lui une nécessité ; on ne le conçoit point sédentaire. S’il est un admirable filtre à paysages, à sensations de toutes sortes, les plus aiguës et les plus rudes, il n’a point l’énergie centrale qui crée les Études de la nature ni les Mémoires d’outre-tombe. Il exprime à merveille les successions d’aspects, l’éparpillement entre le ciel et l’eau d’une âme qui désire le désir et dissipe ses parcelles à l’horizon, les langueurs, les torpeurs, les noirs et les gris qui viennent des températures modifiées, des climats implacables, des espaces sans durée. Il est le roi de la nostalgie, qu’elle tombe du soleil ou des brumes, des nerfs brisés par les départs, les retours, les heures d’ennui et de paresse. Il meut avec aisance les silhouettes rudes de ses marins parmi les formes sensuelles et souples des curieuses amours étrangères. Noms charmants de ses héroïnes, aussitôt vous chantez dans la mémoire. On revoit ces petits corps de bronze, ou ces belles blancheurs indolentes, la Japonaise aux yeux bridés, la Javanaise énigmatique et jaune. La chair parle haut dans ces livres. Frissons de celles qu’on abandonne, exquises créatures s’offrant au crépuscule ou dans la nuit tiède sous les étoiles. Cependant, avec ces dons inouïs, Loti n’est pas un constructeur. Ce que je préfère dans son œuvre, c’est Mon frère Yves, le Roman d’un enfant, le Spahi, le Matelot qui motive cette étude. Presque pas d’affabulations, de sujets. Un simple thème où se joueront tant de qualités primesautières.

C’est l’acuité de sa sensation qui fait l’énergie de son émotion, il absorbe la nature par tous les pores. Il semble qu’il ait dix ou douze sens. Depuis Baudelaire, nul n’avait si bien parlé des odeurs. Depuis Gautier, nul peut-être n’avait pareillement déployé la richesse scintillante, le mica du soleil. Depuis Gérard de Nerval, enfin, nul n’avait mêlé le rêve à la vie dans une intrication si troublante. Loti, ce nomade, a le sentiment profond du pays natal. Sa bretonnerie va plus loin que celle de Renan. Elle est plus spontanée et moins anecdotique. Les petites coiffes secouées par le rire ou les larmes, les rues étroites aux cailloux pointus, balayées de pluie, aboutissant tout à coup à une infinie perspective marine, la campagne de pierres symboliques, d’arbres rabougris, l’air salubre et salin, les vieilles grand-mères assises au pas des portes et suivant sur le mur d’en face le déclin de leur vie et du jour, jusqu’aux pauvres animaux errants et meurtris, il a rendu tout cela d’une manière juste et saisissante qui va aussitôt de nos yeux à nos cœurs.

Son œuvre est déjà considérable, marquée de pas mal de chefs-d’œuvre. Elle le sera bien davantage. Comme d’autres épuisent les idées, lui il épuise notre planète. Il promène et promènera sur toutes les mers cet extraordinaire organisme sensible qui le fait participer aux civilisations et aux sauvageries à la première prise de contact. Il nous montrera la variété du monde, supérieure aux imaginations les plus riches, la possibilité pour un homme de comprendre tous les autres hommes par l’émotion, alors qu’il est impossible de se comprendre de pays à pays par la raison. Il peuplera nos rêveries et nos songes de sa rêverie chargée de mirages, mille fois plus riche que notre réalité. Et il demeurera, dans cette deuxième moitié du xixe  siècle, une des ciselures les plus fines de l’anneau littéraire, la branchette unique, un peu de côté, à la japonaise, qui rompt la symétrie et fait sourire en admirant.

(José Maria de Heredia : Les Trophées)

Le magnifique ouvrage, au titre définitif et triomphal, que José-Maria de Heredia vient de livrer à notre admiration, vivait depuis longtemps par parcelles dans plusieurs mémoires. L’auteur, avant la publication de ses vers, avait la réputation du plus parfait poète de maintenant, et l’on se récitait dans les cénacles et les salons littéraires ces strophes inaltérables, de cadence sûre, de vibration infinie. Cependant le faisceau de ces armes splendides décuple leurs forces isolées, et l’on regarde avec émoi cet élégant volume, dense d’évocations et d’images, organisme complet où chaque partie a son existence propre.

Sauf le Romancero et les Conquérants de l’Or, d’une beauté à notre avis moins grande et moins certaine, il n’y a là que des sonnets. Dans ces quatorze vers, Heredia a pris l’habitude d’enfermer sa pensée. Le sonnet est devenu sans doute comme une forme de son esprit. Il regarde la nature et le rêve à travers ces pierres précieuses de couleurs extraordinairement variées, mais de forme identique, qui tamisent les rares épithètes, souvent opposées par paires conjuguées, les substantifs hautains, les noms propres singuliers et sonores, les verbes souples. Jamais d’interférence, jamais les rayons ne se mêlent. La lumière passe, irrésistible et droite, brisée en toutes les nuances du prisme intellectuel, tandis que le joaillier tourne et retourne sa pierrerie de pur modèle, ivre de clarté, de joie limpide. Nulle part dans notre poésie on ne trouvera plus parfaits exemples de mots justes et vastes à la fois, qui poinçonnent la phrase sans bavures. Cette phrase elle-même crée le vers sans effort et par son simple développement. Elle vit, donc elle rime. Périodes naturelles et spontanée cadence, voilà les magies de notre vates.

Il serait intéressant au plus haut degré de saisir le travail cérébral par lequel ces merveilles palpitent. Je crois que chaque sonnet des Trophées est issu d’une sonorité verbale et que, le plus souvent, la rime appela l’idée. Tandis que dans le récent livre de Jean Lahor, l’Illusion, lequel est aussi un chef-d’œuvre, la pensée mène sa route philosophique à travers une harmonie fixée et volontaire, que la métaphysique hindoue, les problèmes de la mort et de l’évolution pénètrent le rythme à coups de symboles, dans les pièces qui composent les Trophées, la plupart des images dépendent d’une image mère, laquelle dépend elle-même d’une émotion auditive. Cette émotion, chez un poète comme Heredia, un vocable vibrant la suscite. Le mot, dans une langue aussi vieille et chargée que la langue française, est, à lui seul, un petit système. Il n’a pas seulement une valeur de signe, d’étiquette, que lui attribuerait un sec logicien. Il a aussi, pour des yeux avisés, une forme, un dessin riche de conséquences, de théories, d’hypothèses. On peut dire d’écrivains si délicatement visuels que Gérard de Nerval et Théophile Gautier, que leur regard suivait le fil d’un mot et que, fréquemment, leur phrase ne faisait qu’accompagner leur regard. Ainsi tout un paysage se groupait dans leur fiévreuse imagination autour de ces petits signes symboliques qui sont les lettres de l’alphabet. Et il s’est trouvé un académicien pour proposer cette sauvagerie : la dislocation, la déformation de l’orthographe ! Enfin, le mot a une valeur auditive, et, chez certains esprits, celle-ci est la plus évocatrice, fait écho dans la raison, dans la réserve des images, dans la mémoire, va chercher des congénères ou des adversaires sonores à des distances imprévues, causes pour le lecteur de surprise et de joie. Le verbe est mystérieux par ses appels, pierre de diamant lancée dans un lac d’or fluide, aux cercles infinis et prophétiques ; Victor Hugo l’a dit de sa manière saisissante et brève :

Dans Virgile, parfois, Dieu tout près d’être un ange,
Le vers porte à sa cime une lueur étrange.

Ce que le vers de Heredia porte à sa cime, ce n’est pas une lueur, c’est un son. Ceci n’empêche point d’ailleurs le style coloré, la disposition picturale. Mais le pinceau fut trempé dans l’harmonie, non dans les formes.

Prenons un exemple, le fameux sonnet intitulé Antoine et Cléopâtre.

Tous deux ils regardaient, de la haute terrasse,
L’Égypte s’endormir sous un ciel étouffant
Et le fleuve, à travers le Delta noir qu’il fend,
Vers Bubaste ou Saïs rouler son onde grasse.
Et le Romain sentait sous la lourde cuirasse,
Soldat captif berçant le sommeil d’un enfant,
Ployer et défaillir sur son cœur triomphant
Le corps voluptueux que son étreinte embrasse.
Tournent sa tête pâle entre ses cheveux bruns
Vers celui qu’enivraient d’invincibles parfums,
Elle tendit sa bouche et ses prunelles claires.
Et sur elle courbé, l’ardent imperator
Vit, dans ses larges yeux étoiles de points d’or,
Comme une mer immense où fuyaient des galères.

Je croirais volontiers que l’appel du sonnet s’est fait sur le terme imperator. Ce mot, dans l’esprit du poète Heredia, évoque un double cortège ; l’historique, celui des victoires, des défaites, des galères et des cuirasses ; le sonore, et or se présente aussitôt et son étincellement, son mica fait surgir l’antithèse naturelle du sombre : le Delta noir, les cheveux bruns opposés à la tête pâle et aux prunelles claires. Cette analyse est peut-être forcée. Elle me paraît vraie cependant. La trouvaille, la lueur étrange, c’est l’admirable image de la fin qui satisfait en nous une multitude de sens suprasensibles encore non démêlés. Or, cette trouvaille est un heureux trajet poétique et mental qui joint imperator, or et galère. Cette théorie n’est, en somme, qu’un développement de celle des bouts-rimés, mais il s’agit ici de bouts-rimés sublimes.

Si, quittant la pédanterie et l’analyse toujours fatigante, nous voulons jouir des Trophées, il suffit de se laisser aller au cours du temps. L’ouvrage est divisé par époques. Et ici apparaît l’extraordinaire prestige historique de Heredia : L’érudit, l’ancien chartiste, le traducteur de la Conquête de la Nouvelle-Espagne, rejoint partout et complète le ciseleur impeccable de sonnets. En quelques vers il nous donne l’arôme du passé. Nous débouchons ces flacons poudreux dont parle Baudelaire. Ô magie des essences lointaines ! Nul, depuis André Chénier, n’avait ainsi renouvelé l’esprit grec, ces fresques dorées, hardies avec mesure où se poursuivent centaures et lapithes, nymphes et satyres. Des formes des corps aux formes des poteries, les grâces de jadis sortent harmonieuses, jalonnent des rimes reviviscentes. Frêles tombeaux à la fine sculpture, envahis par l’herbe et la mousse, laboureurs de Sicile, esclaves et cochers, soyez fiers de vos épitaphes : quelle noblesse dans ces inscriptions votives, serrées et mémorables, conformes à l’étroitesse des reliques et des destinées humaines. Le navire de l’âme est bien loin derrière l’horizon, mais voici son sillage, un peu d’écume glorieuse ou candide où joue un mince rayon du soleil, qui n’est jamais funéraire, éclaire les Trophées sur ma table comme il éclairait ces tombes antiques que rappelle le sûr stylet du poète. Maintenant Rome et les barbares, un cliquetis d’armures que rythme toujours l’élégance païenne. Et le sonnet prend comme un goût nouveau, par cette étrange métamorphose historique. Il devient plus dur, implacable. Dans son orchestration les cuivres dominent. Sur les hauteurs piétinent les légions.

Voici le moyen âge ou la Renaissance, les amoureuses à leurs balcons, les riches travaux du métal et du livre, les blasons, symboles indéchiffrables et chargés de terreur, l’élan religieux fixé par le meuble, l’architecture, coulant sur le vitrail et l’émail chaud, austère et terrible ou mêlé de paganisme. Certains mots tels que triomphe reviennent fréquemment dans cette période. Les sonnets des bons ouvriers qui décrivent le vélin de Clovis Hèves ou l’épée de César Borgia nous transportent réellement en plein médiévisme. C’est dans la partie intitulée l’Orient et les Tropiques que se trouve le célèbre Samouraï : comme un crustacé noir, gigantesque et vermeil. Ici l’air brûle et la lumière trop fulgurante en devient ténébreuse. Enfin la Nature et le Rêve clôturent, par d’adorables tableaux de campagne et de mer bretonne, ce recueil unique, filet de pêche miraculeuse jeté sur la langue française. Lisez et relisez les Trophées, gardez-les sous la main ou placez-les dans votre bibliothèque à côté des indestructibles, les Destinées, les Châtiments, les Fleurs du mal, les Poèmes barbares. Le livre même fermé, vous entendrez longtemps dans vos oreilles la voix forte et majestueuse de Heredia et des arrière-petits-enfants seront morts qu’elle résonnera encore pour le bonheur et l’émerveillement des âges.

(Maurice Barrès : L’Ennemi des lois)

Il y a dans Maurice Barrès, l’alliance d’un penseur et d’un écrivain. Le penseur est d’origines complexes ; il a subi l’empreinte forte des métaphysiciens allemands et de quelques essayistes français. Schelling et Fichte lui ont donné des définitions du moi et du non moi. Hartmann l’a promené, sa torche fumeuse à la main, dans le labyrinthe de l’Inconscience. De Goethe, il a pris l’amour d’une ordonnance sévère, la négligence des détails secondaires et certain goût pour ces jeux raffinés de la pitié et du devoir contrariés par des attractions sensuelles dont frémissent les Affinités électives et que Goethe lui-même tenait du xviiie  siècle français. De Renan, la nonchalance aisée et la controverse élégante. La réflexion de Maurice Barrès a fait siens quelques-uns de ces éléments divers. Elle les a soumis à son propre rythme, inquiet, fiévreux, légèrement maniéré. Mais l’effort constant vers les idées générales, le zèle à briser la coque de banalité qui recouvre la vie quotidienne, à élever les sensations en sentiments, puis en concepts, font de l’auteur de l’Ennemi des lois un esprit hautain, particulier et sagace, à l’argumentation nerveuse, dédaigneux des digressions et des ornements plats.

Préoccupé de se trouver une méthode, Barrès a fait de cette préoccupation même la matière de ses premiers ouvrages. Il s’est expliqué là-dessus avec netteté, dans maintes préfaces. Ce qu’il voudrait, c’est concilier les nécessités de la vie intérieure avec celles de la vie pratique, tempérer la méditation qui nous fait croire à la servitude, nous rend lâches et faibles devant l’existence, par l’action, qui nous fait croire à la liberté, tend nos nerfs vers des buts certains. Un pareil problème est vieux comme le monde ; il a passionné beaucoup d’hommes. En dehors de Loyola, Disraeli, Chateaubriand ou Byron qui paraissent à Maurice Barrès des modèles de ce type complet dont les muscles jouent tandis que le cerveau s’oriente, il n’est pas de bipède vertical et raisonnant qui ne se soit, consciemment ou non, adapté de son mieux à l’existence ambiante, qui n’ait mordu parfois l’oreiller du doute, plein de cauchemars et d’insomnie, et pris son agitation pour des actes. Je crois de mon côté qu’on naît avec des prédispositions fatales, que la thérapeutique de l’âme, quels que soient la finesse et le charme des thérapeutes, est, comme bien d’autres médecines, illusoire, et que, quand des générations moins troublées et subtiles, peut-être plus brutales, succéderont aux générations actuelles, l’antinomie de la pensée et de l’action se trouvera céder d’elle-même devant des consciences qu’elle occupera moins. Il est beau d’interroger les grands sphinx, il faut bien savoir cependant que de tels rébus reçoivent leur solution de la suite même des destinées et que nous n’agissons pas plus sur eux que les astronomes n’agissent sur les étoiles alors qu’ils observent leur muette et brillante cadence.

Quoi qu’il en soit, l’Ennemi des lois est une tentative hardie et intéressante. Un jeune homme, André Maltère, qui supporte difficilement la pression de la société contemporaine, profite d’un court séjour en prison, où l’ont amené des aventures politiques, pour se chercher une règle de vie. Il lui apparaît que la logique, qui pour les corps sociaux s’appelle lois, vaut moins que la sensibilité, que par cette dernière faculté, bien plus que par le raisonnement, nous participons à l’âme universelle des êtres et des choses et qu’il y a tout à gagner si, brisant les lunettes de la froide dialectique et de la desséchante analyse, nous pouvons voir avec les lunettes de l’émotion, tantôt étincelantes de joie, tantôt embrumées de tristesse, moins correctes, mais d’une réfringence mille fois plus variée, colorée et instructive. André Maltère est aidé dans ces tentatives par l’excitation même qu’apportent à ses nerfs deux femmes dont les qualités opposites se complètent en lui : l’une, fille d’un professeur au Muséum, Mlle Claire Pichon Picard, représente l’honnêteté, la droiture, un jugement exquis, bien qu’un peu rigide, enfin la fleur de la raison contemporaine piquée à un gracieux corsage ; l’autre, une petite princesse russe nommée Marina, nous offre une image plus complète encore que Bérénice de ce type qu’a vraiment créé Barrès, la femme sensuelle et raffinée, perverse, au sens étroit d’un logicien, élégamment adaptée, au sens plus large d’un passionné, à l’harmonie mystérieuse des choses, à la délicatesse des jours d’automne, des aubes grêles, des vins répandus, des fleurs fanées, des êtres faibles devant le désir, le danger, la douleur et la honte, et dont tous les espoirs sont flétris. Grâce à ces deux femmes, André prend une conscience plus nette de lui-même. Tourné vers les problèmes sociaux, il examine avec Mlle Pichon Picard la sensibilité des réformateurs allemands Marx et Lassalle (que de pages charmantes et profondes !). Avec Marina, il jouit d’anecdotes d’une saveur unique, il éveille une volupté légère, il presse un corps tiède et parfumé. Avec les deux il voyage, s’excite l’imagination, s’apitoie sur deux toutous successifs Velu I et Velu II, dont les gambades et les assoupissements traversent d’une manière imprévue les agitations et les rêveries de ce trio sentimental. Cependant par le contact de Claire et de Marina, par l’essai de leurs contradictoires, par les malheurs arrivés aux Velus, par un séjour en Bavière et autre à Venise, par des lectures et des tendresses d’élite, s’éveille, se concentre, s’organise dans André une conception nouvelle de l’univers et comme une sorte de jugement sensible. Il appréciera désormais suivant la souffrance et la compassion cet émiettement de phénomènes qui est le monde extérieur. Aussitôt il applique sa découverte à lui-même, se trouve à l’étroit et étouffant parmi les conventions transitoires qui règlent actuellement la morale et la société, et, bien que marié à Mlle Pichon Picard, il garde son sentiment pour Marina, le fait même admettre à sa femme. Un beau jour, toutes deux se rencontrent et nos quatre pèlerins, Claire, Marina, André, et Velu II partent à la campagne essayer d’une vie parfaite où chacun exercera, dans le plus grand sens possible, sa liberté de sentir, de penser, d’imaginer. Malheureusement le livre se termine sur les débuts de cette société idéale et les linéaments d’organisation et de conduite nouvelle sont légers, furtifs, un peu artificieux.

Ce livre va soulever des protestations. Ceux qui considèrent tout comme immuable, qui sont habitués à des conceptions faites de la famille et du devoir, et moins mobiles que Mlle Pichon Picard, le fermeront avec colère ; je les préviens que ce sera injuste. Il faut lire ici d’un œil libre, faire table rase de ses préjugés, même de ses convictions, suivre André Maltère dans ses expériences intérieures et dans sa lente éducation sensible. On sera récompensé. Barrès a la grande qualité d’augmenter la connaissance du lecteur. En reposant l’Ennemi des lois on a l’esprit tout secoué. Une certaine inquiétude est légitime, et son auteur ne la renierait point. Mais il y a une enquête sérieuse sur cette partie sensible de notre être qui est bien la moins explorée, et dont les brusques effusions et les chauds effluves troublent si souvent notre vie mentale. Mais il y a une marche du connu vers l’inconnu, un effort graduel à fixer l’insaisissable, effort d’un cerveau neuf, ennemi des routines et des dogmes, vibrant à l’excès, passionné pour la vie. Mais il y a une suite du discours et des preuves, une sorte de panthéisme moral qui complètent heureusement le Jardin de Bérénice et l’Homme libre. Cela ne prouve point que Barrès ait, de parti pris, poursuivi une démonstration fixe, un développement métaphysique à travers plusieurs volumes et j’estime qu’il s’illusionne volontiers sur ce point dans ses préfaces et ses gloses. Cela prouve néanmoins que son esprit suit sa route, qu’il gagne en amplitude et en originalité, qu’il sait mieux lui-même ce qu’il veut dire.

Et puis je lui sais gré surtout d’aimer la philosophie, de la mêler aux questions vitales. On l’a plaisanté un peu partout sur le moi et le non moi, sur l’identité des contradictoires, et son prétendu scepticisme. Ceux qui le raillent ne voient point le personnel sentier où peu à peu il s’engage. Comme il a son style, il a sa forme d’ouvrage, cursive et discursive, rapide, dédaigneuse des longs développements, des fatigants préambules, pleine du seul souci de la trajectoire. Ses caractères ont l’important et rien que l’important ; la réalité n’intervient que comme matière à rêveries. C’est un voyageur qui perçoit et vivement les détails du chemin, et garde toujours le sens de l’infini et du mystère ambiants, du bleu du ciel, du noir du destin, du gris de l’âme. C’est un voyageur qui, à mesure du trajet, réfléchit les objets et les êtres d’une façon de moins en moins contingente, immédiate et formaliste, de plus en plus nécessaire, éternelle et sensible.

Il fait bon marché des causes, de l’espace et du temps. C’est un nomade de l’intellect pur, dont l’étonnement se renouvelle sans cesse devant le changement des émotions et des paysages, que ses acquêts mêmes déconcertent et qui marche en disant aux interrogateurs : « Je vais là » ; il précise la ville, la maison, le jardin ; mais je crois que ceux qui le suivraient, espérant aboutir, auraient des déceptions. La promenade est impulsive et incessante. Il n’y a ni repos, ni maison, ni jardin, ni ville. C’est le mirage d’un rêve fixé sur un miroir tournant.

Barrès possède un style merveilleux, palpitant et souple, hardi, aux images fondues, aux détours aisés, à la musique infinie et lointaine. Sa phrase est flexible et lente, parfois mate, parfois brumeuse de la brume rayée d’or d’un beau matin d’automne. Ouvrez l’Ennemi des lois. Une ligne au hasard vous laissera dans l’œil un éclair, dans la bouche une petite saveur, dans l’oreille un curieux accord. N’est-ce point la marque d’un écrivain ? Il a des qualificatifs et des tournures qui reviennent périodiquement sous sa plume (fièvre, fiévreux, complaisance, délicatesse infinie, etc., etc.) preuves d’une impressionnabilité vive aux empreintes durables. Ce style, comme cette pensée, a ses maîtres indéniables, de très beaux maîtres : Chateaubriand, Renan, Stendhal, parfois Michelet. Mais tout œuf doit bien sortir d’un œuf et la personnalité d’un écrivain n’est souvent faite en grande partie que d’un dosage nouveau d’acquisitions successives. Dans le mot originalité il y a le mot origine. Personne, mieux que Barrès, ne trouve un croquis savoureux et court où les couleurs se déposent à mesure des sensations des personnages. Deux coups de crayon, toutes les dominantes. Ami des primitifs, il donne aux humanités, parfois aux animalités (âne, chiens, canards) le premier plan. Aussi comme on lui sait gré des minces aspects rustiques et citadins, des : C’était au Bois de Boulogne le ciel gris et voilé des chansons bretonnes  ; des : C’était l’heure où le sable des jardins est rougi du soleil couchant  ; des délires lucides que les anciens éprouvaient au bord de certains étangs , de son Aigues-Mortes, de sa Venise, pour laquelle il trouve des paroles d’amour uniques, de toutes ces notations brèves qui fixent l’imagination et font tressaillir la pensée. Non certes, il n’est pas un sceptique. En matière d’indépendance passionnelle, pas une seule fois il ne transige. Alors il trouve des formules exquises, des caresses menaçantes, des ironies qui dissolvent, des arguments retranchés. Il fait une concession : prenez garde : il vous prépare quelque affirmation explosive. Dans la cité de vos opinions, il amène ses guerriers si couverts de fleurs que vous les prenez pour des danseuses. Tout à coup ils vous attaquent avec leurs petits poignards ciselés ; quelquefois c’est de front ; ou bien ils s’insinuent, glissent, s’évadent, puis, quand on les croit loin, reviennent et frappent en plein cœur. Le sol est jonché de cadavres logiques qui perdent leurs raisonnements à grands flots.

Je ne pense pas que l’Ennemi des lois, pas plus d’ailleurs que les autres livres de Barrès, fasse jamais beaucoup de prosélytes. Ils sont d’essence rare et de forme complexe. Ils agitent des questions qui, en dehors d’une certaine élite, seront toujours mal comprises, donneront lieu à des discussions oiseuses : « Vous cultivez votre moi, donc vous êtes égoïste. Êtes-vous psychologue, analyste, sceptique etc. » cadres grotesques, étroites barrières, paroles vides. Puis pourquoi Barrès prétendait-il être un guide ? Un pareil indépendant ne peut raisonnablement exiger chez les autres une sujétion, une discipline dont il ne veut pas pour lui-même, prôner les dogmes et les maîtrises. Assez des faux émancipateurs qui fondent des écoles, et, délicieuse contradiction, réglementent ensuite, à leur profit, la liberté ! Vous voulez de l’air ? soit. Ouvrez les fenêtres toutes grandes, cassez même quelques carreaux, mais n’allez pas mesurer l’oxygène aux autres, et les faire respirer suivant certaines règles. Ceux qui ont façonné leurs contemporains n’ont jamais agité les drapeaux. Leur action fut lente, souterraine et durable. Donc, ne jamais se figurer ou s’écrier qu’on est un pasteur d’âmes, un directeur de consciences, un maître enfin, ne jamais planter de bannières sur de vieilles citadelles prises et démantelées de longue date… se contenter d’écrire de son mieux.

(Maurice Barrès : Du Sang, de la Volupté et de la Mort)

Il est assez difficile de définir l’attrait profond, irrésistible du nouveau livre de Maurice Barrès. L’abondance de richesse cause ici notre doute : une qualité de pensée rare et personnelle, le perpétuel alliage de géométrie et de finesse, une sensibilité suraiguë qui brille à la fine pointe de la flamme métaphysique, une souplesse chantante du style, et tout à coup de savoureuses âpretés en embuscade, voilà ce qui avive et déconcerte la curiosité de quiconque cherche l’âme de l’architecte derrière ses constructions verbales. Je ne crois pas qu’il soit possible de donner à la langue française plus de relief harmonieux et simple qu’il n’en ressort de ces nouvelles ou brèves notations de voyage. Je retrouve ici la lignée de nos grands écrivains, une sécheresse apparente sous laquelle frémit une verve composite et nuancée, le terme émotif qui surgit tout à coup d’une phrase à vigueur abstraite, l’art de pénétrer sans appui ; partout de l’air, de l’horizon ; ce don souverain de l’impertinence qui disqualifie le secondaire et ne cède que devant la beauté. Le titre de cette œuvre rapide n’est nullement disproportionné. Nous tenons, sur ces terribles sujets, le témoigaage d’une conscience nette. Le propagateur du culte du moi nous donne, sans ambages, le résultat du lent et sérieux travail qu’il a opéré sur lui-même.

Il est de mode dans certains milieux d’affirmer que Maurice. Barrès n’a rien inventé. Les ignorants citent Fichte, Hegel et Renan. Les deux premiers sont des philosophes purs qui élevèrent deux splendides monuments de la gloire de l’individu. Le troisième est un essayiste dont le principal mérite fut d’ouvrir, dans toutes les directions, des baies à la pensée nationale qu’étriquait le positivisme ou que diluaient les fadeurs des Cousin et des Jouffroy. Mais Barrès a le premier appliqué résolument à la vie des procédés et des méthodes demeurés dans les bibliothèques et son égoïsme court le monde. Il est pour la nouvelle génération le répondant le plus précieux et c’est une misérable chicane que de lui dénier sa place au premier rang des récents idéologistes. L’évolution de son esprit me paraît analogue à celle qu’il attribue aux peintres italiens : d’abord une quête de l’univers, au hasard des impressions et des rencontres et une inscription de cette inquiétude à l’aide de figures un peu raides et gauches. À la faveur de ces efforts, le mot se trouve et se définit. Il peut alors créer à son tour un monde où il se mouvra librement, monde en quelque façon centrifuge, en ce sens que tout objet deviendra une projection du sujet, portera la marque de l’individu. Ainsi fait l’enfant quand il se développe, apprenant par toutes les aspérités, tous les trébuchements à connaître sa valeur sensible et formulant bientôt sa personnalité par le langage et les sentiments. Ce cycle est une loi de toute manière jetée à la vie. Quiconque l’ignore reste aveugle, infirmité qui n’est pas sans charmes, puisque nous lui devons la forme première du lyrisme, ces élans qui étreignent le vide parce qu’ils fuient sans cesse leur point de départ, mais qui, recueillis et bridés le long de l’histoire littéraire, donnent naissance à la forme seconde où la conscience éclairée sait ce qu’elle veut et ce qu’elle atteindra. Le véritable maître de Maurice Barrès est Goethe, qui résorba sa fougue imaginative jusqu’aux limites de sa raison et tailla la coulée la plus ardente en cristaux polis et translucides.

C’est à un ami mort qu’est dédié ce livre en quelques pages saisissantes et le terme mort revient presque à chaque ligne, fait un fond noir et mat à tant de brillantes broderies. Maurice Barrès a pour la grande délivreuse, la grande délieuse de serments et de chairs, des tendresses infinies. C’est qu’il sait bien qu’elle seule donne du prix à l’existence et de la noblesse à ces mouvements qu’encrasse l’habitude, à ces regards que rouille bientôt l’indifférence, à ces cœurs qui battent comme des pendules et semblent ignorer qu’ils s’arrêteront un jour pour marquer l’heure définitive. Si l’on voulait savourer la minute et tout voir du vrai point de vue, il faudrait sans trêve songer à la disparition, au trou vers lequel nous marchons d’une allure frénétique ou calme. Mystérieuses concordances ! Il est deux âges où les tissus se transforment, où l’être se bouleverse pour une refonte complète : la vingtième et la cinquantième année marquent nos stades les plus graves. À ces moments, la mort frôle les plus sains, les plus vigoureux et leur chuchote un mot dont la sonorité s’efface ou s’éteint aux époques intermédiaires, ce beau terme de volupté qui fait tressaillir la nature et nous met de connivence avec elle. À ces moments aussi coïncide, Chez les intellectuels, la crise métaphysique, le besoin d’associer des idées générales, de tendre d’étoffes claires et symboliques les sombres chambres de l’esprit. Adorables hasards où tout se mêle, où la main qu’on presse et qu’on caresse évoque mille pensées confuses dont les plus visibles sont abstraites, où tout émeut et rayonne et devient souvenir chéri ! Et la raison de ces transports, c’est le doigt fatidique tendu vers nous dans l’obscur, qui nous fait muer de la jeunesse vers l’âge adulte et de celui-ci vers la vieillesse, nous guide, parmi des périls prématurés, jusqu’à notre propre tombeau.

Il est deux refuges à ceux que l’idée de mort absorbe ainsi et rend trop sensibles aux atteintes de l’univers : la dévotion ou la débauche. C’est pourquoi j’aime, par-dessus tout, ce récit d’une visite au masque de don Juan, qui se trouve dans la série espagnole du livre de Barrès, et j’admire ce rapprochement avec Pascal qui fera sourire les distraits et sourire encore, mais autrement, les attentifs. Ce qui détermine l’abri, c’est le motif pour lequel on le cherche, la vraie messe noire ne réclame point tant d’apparat : un esprit analytique et pervers, voici l’autel ; une sensibilité naïve, telle est la victime et ce jeu perpétuel crée don Juan ; mais il n’est qu’une fuite, ce jeu, devant un tourment supérieur aux cercles de l’enfer : une imagination en désaccord avec le monde, et c’est ce même tourment qui jette Pascal dans les bras secs de M. de Sacy ou dans les séries mathématiques. Pour la majeure partie des animaux humains, la cage est assez grande. Il en est d’autres, les tristes privilégiés, auxquels elle paraît étroite, intolérable et dure, et qui se brisent la tête contre les barreaux, après des piétinements furieux. Mais de ces heurts et de ce tumulte, il reste une atmosphère d’angoisse, comme une haleine de désespoir où les simples eux-mêmes se sentent mal à l’aise, et l’on ne renouvelle pas l’air très souvent. Eh bien, Maurice Barrès exprime merveilleusement cette contraction de nos âmes devant les gambades du génie, ces confins de l’amour et de la haine qui dessinent nos circuits autour de personnalités si hautes et si troublantes, qu’il s’agisse de Léonard de Vinci, du Dante, de don Juan ou de Venise.

Mon sujet est cette fois tellement rare et délicat, que je me sens incapable de faire aucune citation qui dépareillerait un ensemble. Il faut lire Un amateur d’âmes, les Deux femmes du bourgeois de Bruges, deux courts chefs-d’œuvre où la netteté de Mérimée est mise en valeur par une souplesse à la Gérard de Nerval. D’autres pierres précieuses sont de nuances plus mêlées et vous tournerez et retournerez plusieurs fois le Secret merveilleux ou la Haine emporte tout, avant d’en saisir le reflet véritable. C’est que le talent de notre auteur a de singuliers caprices. Il nous mène par des chemins fleuris à des angles nets et granitiques, à un charnier, à un supplice. Une tendresse chatoyante cède brusquement à une dureté froide et quelques mots implacables étranglent une émotion bien engagée. Ces secousses mêmes nous séduisent parce qu’elles sont une fidèle transcription de la réalité par un organisme impressionnable à l’excès. Nous voici loin de l’idéalisme à forme Sand-Michelet-Lamartine, qui trouve le factice à force de chercher l’harmonie. Alors que tout nous heurte, pourquoi chanter perpétuellement des hymnes ? Qu’on s’agenouille au soleil levant, mais qu’on sente la rudesse du sol et la chaude indifférence de l’astre.

Aux fervents de Richard Wagner je signale le Regard sur la prairie, qui est bien ce qu’on a écrit de plus intelligent sur Parsifal et le wagnérisme en général. Les amoureux de Gounod sont aussi bien partagés, grâce aux pages frissonnantes où ce musicien, l’automne et Versailles tourbillonnent avec les feuilles mortes. Quant aux sensations d’Espagne et d’Italie, je les mets au niveau des Reisebilder de Henri Heine et du Voyage en Orient de Gérard de Nerval, et je suis convaincu que quelques années me donneront raison. L’âpreté de l’Espagne, la mollesse italienne ont trouvé en Barrès leur traducteur idéal, un esprit de culture pour ces pays lourds du passé où la poussière est cendre funéraire, un appareil nerveux que le soleil et la limpidité de l’air animent tout entier. Un seul de ces morceaux, Amitié pour les arbres, me rend un peu rêveur. Je comprends encore l’attendrissement sur les animaux, bien qu’il soit ridicule quand il est excessif et accapare toute la pitié ; mais, entre notre sensibilité et celle des arbres, les ponts me paraissent rompus depuis très longtemps. Leur feuillage plaît, leur ombre est quelquefois charmante, certains portent des fleurs admirables ; ils prêtent au mysticisme, à la botanique et au repos ; pourtant je craindrais, en les aimant trop, de n’être pas compris par eux, et rien n’est ennuyeux comme de voir ses témoignages affectifs pris pour une exaltation déplacée.

(Marcel Schwob : Le Roi au masque d’or)

La mode littéraire est en ce moment aux distinctions, définitions, classifications. Dans son dernier article de la Revue des Deux Mondes, M. F. Brunetière sépare le roman d’aventures du roman de mœurs, du roman à thèse et du roman psychologique. Comment un esprit sagace peut-il croire à ces poteaux-frontière ? Prenons le Rouge et le Noir de Stendhal. C’est certes un roman d’aventures, et la vie de Julien Sorel est aussi mouvementée que celle d’un mousquetaire à la Dumas. N’est-ce pas un roman de mœurs à la fois italiennes et françaises, mœurs galantes et dures où se plaisait l’âpre esprit d’Henry Beyle ? Et quelle plus belle psychologie que celle qui dessine en traits inoubliables les profils passionnés de Mme de Reynal et de Mathilde de la Môle, le trois-quarts ambigu du séminariste Julien ? on pourrait multiplier les exemples. Vraiment ces divisions sont bien artificielles, et chaque grand romancier doit être un narrateur actif, un observateur de son époque, un subtil sondeur des âmes. Tous les genres se confondent dans les tournures d’esprit.

Le terrible de ces découpures factices, c’est que, l’armée littéraire à peine divisée en bataillons, aussitôt, dans chaque groupe, des voix s’élèvent pour réclamer le commandement et le drapeau. On fonde des écoles pour le plaisir d’être le chef. Alors, on distribue des éloges à ceux qui combattent sous vos ordres ; on dénombre ses troupes et l’on s’élance à l’attaque… De qui ? Des confrères qui ont le malheur de ne pas rentrer dans les cadres, d’avoir une façon de sentir et de s’exprimer personnelle. Le procédé réussit souvent, quelquefois aussi il échoue, aujourd’hui surtout qu’il s’évente un peu. Ce qui est vrai, c’est qu’à l’époque actuelle, comme à toutes les époques d’ailleurs, certains s’appliquent à rendre la réalité dans tout son inappréciable relief, tandis que d’autres déforment cette réalité suivant des tendances particulières qu’ils appellent leur idéal. Ils ont raison, chacun dans leur genre, pourvu que ce genre soit loyal.

Parmi ceux qui modifient la réalité, les plus hardis sont peut-être les amis du fantastique. Ils prennent dans les tableaux du vaste univers des éléments variés qu’ils juxtaposent de façon à produire l’étonnement, la gaîté ou la terreur. Ils veulent forcer l’attention et l’imagination du lecteur par des assemblages de caractères, de sentiments, de paysages un peu disparates, beaucoup imprévus, autant que possible nouveaux et saisissants.

Le nouveau livre de Marcel Schwob, le Roi au masque d’or, est comme son aîné, Cœur double, un recueil de contes fantastiques. Il est précédé d’une préface très belle, vraiment neuve et qui impressionnera, où l’auteur étudie, avec une largeur de vues et une originalité incontestables, la question complexe des ressemblances et des différences. Cette préface a le rare mérite, outre sa valeur intrinsèque, de nous avertir dès l’abord que nous sommes en présence d’un esprit philosophique. L’ambition de nous mener à des idées générales par une série de récits particuliers fera donc un lien, et solide, aux fantasmagories où nous sommes conviés. Mais, tandis que dans certaines nouvelles d’Edgar Poel, Dialogue entre Monos et Una, et l’extraordinaire Eurêka, par exemple, la philosophie est apparente et frappe d’abord nos regards, dans le Roi au masque d’or, elle est plus dissimulée, en quelque sorte virtuelle, et ne s’épanouira que par la réflexion. Il faut lire avec soin tel récit bref et ingénieux comme la Machine à parler, dont le titre indique le sujet, et laisser le travail d’abstraction se faire de lui-même dans l’esprit.

Deuxième pivot de l’imagination de Marcel Schwob : le classicisme. La culture grecque et latine apporte son ample contingent à ces petites trouvailles ciselées qui s’appellent les Milésiennes, les Embaumeuses et les Eunuques. Elles sont toutes parfumées d’antiquité, sortes de palimpsestes où la langue française, dans sa souplesse et sa précision, recouvre l’adorable musique de Théocrite, la vireuse saveur de Pétrone. Sommes-nous assez, nous tous, petits-fils de Rome et d’Athènes, et quelle folie de vouloir exclure de nos études nos livres de raison, nos répondants et nos garants ? Mais il est rare qu’un écrivain puisse ainsi, par un heureux assemblage de mots, ranimer les cendres classiques qui se refroidissent lentement dans le vocabulaire, faire reluire à la surface polie d’un adverbe, d’un adjectif ou d’un substantif un petit rayon des soleils passés.

Marcel Schwob est aussi curieux du moyen âge. (De quoi donc n’est-il pas curieux ? Il a écrit jadis sur Villon des pages inoubliées.) Il a pris à ces époques troubles l’amour des routiers et des malandrins. Lises les Faulx Visaiges, le Sabbat de Mofflaines. Les personnages sont présentés de biais, un peu à la dérobée, dans des paysages extrêmes et maladifs, où une lumière trop crue, une lune magique, les déforment et déforment leurs ombres. Ils restent peu en scène, le temps d’un acte décisif et souvent brutal, et tout ce qui les environne participe à leur exaltation. Dans le Roi au masque d’or, la Lune, comme un masque jaune aérien, montait au-dessus des arbres… Une traînée de brume flottait au fil du fleuve… Des oiseaux à tête écarlate froissaient le courant par des cercles qui se dissipaient lentement. Quand un crime doit se commettre, et il se commet pas mal de crimes dans cet ouvrage, l’atmosphère semble empestée, lourde. L’alentour devient scélérat. Au début de la Charrette, deux bandits causent à voix basse, près du timon de leur carriole : Le marchepied luisait comme un couteau carré. Les buissons noirs semblaient étendre des centaines de bras. Les dialogues courts et fulgurants n’ont juste que le nécessaire, et quiconque sauterait deux lignes serait désemparé, ne comprendrait plus la suite. Cela, c’est la marque d’une œuvre d’art.

Par ces procédés habiles, l’écrivain nous amène à la terreur. Ceux qui liront ces nouvelles ne me démentiront pas. Il y en a quelques-unes d’une irrésistible angoisse. D’autres, il est vrai, manquent le but par une excessive ellipse on par une surcharge de détails. Une épithète trop riche peut arrêter l’émotion, et le cœur se desserre si l’on sent l’artifice. Le reproche que je fais à quelques-uns des récits du Roi au masque d’or, c’est d’être trop travaillés. Maupassant qui, lui aussi, a écrit des contes fantastiques, savait, tout admirable écrivain qu’il fût, sacrifier le style et frapper droit au bon moment, sans biais ni orfèvrerie. Tout le monde connaît la peur. Son mystère attire. Elle se nourrit de vide et d’ombre, son vertige est dans l’inconnu, l’erreur, l’interprétation fausse. Mais si un rien la suscite et l’exalte, un rien aussi l’anéantit. Un détail soudain précisé, tout s’évanouit sur des éclats de rire, comme Puck dans la Forêt merveilleuse. L’apparition du portier de Macbeth, plein d’injures et de grossièretés, nous rassure malgré tout, après l’horreur inexprimable qu’amènent aux nerfs excités ces heurts violents à la porte dure du château brumeux, nocturne et froid.

Enfin un de ces contes, l’Incendie terrestre, a une véritable grandeur, grandeur de cauchemar et de visions. Il nous fait assister à un embrasement de l’univers que traverse, éperdu et fugitif, un couple frêle d’amoureux. Une extraordinaire chute d’aérolithes devint visible et la nuit fut rayée par des traits fulgurants. Les étoiles flamboyaient comme des torches, et les nuages furent des messagers de feu et la lune un brasier rouge vomissant des projectiles multicolores. Toutes choses furent pénétrées par une lumière blafarde qui éclaira les derniers réduits et dont l’éblouissement, bien que tamisé, donna une prodigieuse douleur. Elles fuient, les deux petites silhouettes humaines, avec l’agile élasticité des rêves. Elles s’embarquent dans une gabare de pêcheurs sur un océan désolé, mort et sans vagues, et, seules survivantes, rajeunissent au milieu du chaos le mythe primordial d’Adam et Ève : Elle se dressa et se dévêtit. Nus, leurs membres polis et grêles étaient éclairés par la lueur universelle. Ils se prirent les mains et s’embrassèrent. — Aimons-nous, dit-elle.

Nous avons suivi l’imagination de notre auteur à travers ses tentatives historiques, modernes, antiques, philosophiques. Nous l’avons trouvée toujours impressionnable à l’excès, tournée vers le pittoresque, mêlée de nature et d’idées, et nourrie des meilleurs aliments. Mais ce qu’on ne peut rendre, c’est le branle, dirait Montaigne, communiqué au cerveau par la lecture attentive de la vingtaine de récits qui constituent le Roi au masque d’or. Promenade exquise au pays du terrible, du mystérieux et parfois du tendre, toujours variée, néanmoins une, ainsi que le voulait la préface.

Et maintenant, sont-ce là des aventures, des mœurs, ou des caractères, ou de la psychologie ? Cet ouvrage appartient-il au genre naturaliste, idéaliste ou analyste ? Je laisse à plus habile que moi le soin et le souci de le déterminer. L’important est d’intéresser, de passionner même son lecteur, et quant à cela, le Roi au masque d’or est une œuvre captivante au plus haut point.

(Marcel Schwob : Mimes. — Fernand Vandérem : La Cendre)

Par deux volumes, Cœur double et le Roi au masque d’or, Marcel Schwob a pris d’emblée la situation de premier conteur de ce temps. Nul ne peut comme lui enfermer tant de pensée en si peu de lignes, grouper les mots de façon telle qu’ils exercent tout leur pouvoir, amasser des sentiments divers, la peur, l’angoisse et la pitié, au détour d’une phrase harmonieuse comme des voleurs derrière un trésor. Il a le secret merveilleux d’associer l’âme au paysage par des fils plus ténus et flottants que ceux de la Vierge ; la nature intérieure, la nature extérieure sont pour lui deux miroirs entre lesquels il déplace la flamme de sa sensibilité et nous avons une multitude d’images, une avenue indéfinie de belles et troublantes images de lueur mêlée, où participent l’être et le monde. Mais la qualité souveraine de Marcel Schwob, qui fait de lui l’émule des plus grands, c’est son adaptation au milieu de son rêve, le mimétisme singulier qui lui permet de revêtir les sentiments, les mœurs et les costumes de l’époque pat lui reviviscente. Chacun de ses contes devient ainsi un petit système complet, un drame historique âpre concis ; quelques échanges de dialogue suffisent à localiser dans le temps les personnages, et ce qu’ils ont d’universel acquiert tout son relief dans un décor spécial, riche et précis, où nulle erreur n’est admise. Ainsi se trouve réalisée la nécessité mère, selon moi, de toute œuvre d’art : une vue d’ensemble formée de pièces méticuleuses. Rien de plus parfait qu’une suite de miniatures qui deviennent une fresque pour le souvenir.

Ces dons multiples et précieux se retrouvent au plus haut degré dans le nouveau recueil de Marcel Schwob : Mimes. On sait que les mimes étaient de brèves saynètes, des embryons de comédie où les Grecs joignaient, sur un étroit espace, quelques aspects de la vie réelle. Théocrite, avec les Syracusaines, Hérondas surtout, récemment exhumé, sont les maîtres du genre. On devine l’intérêt qui s’attache à ces témoignages de jadis, frêles épaves parfumées que la vague du temps dépose à notre rive, la joie de retrouver à l’horizon du passé nos vertus et nos vices, nos attitudes, nos manies. Sauf un, les Mimes de Marcel Schwob échappent à la définition, car ils ne sont point dialogués, mais plutôt monologués ou peints. Toutefois, ils ont le caractère classique d’être essentiels, rapides, comme des concentrations de vie et, en outre, ils possèdent le caractère moderne de signifier, plus qu’ils n’expriment. Semblables à ces hiéroglyphes égyptiens qui représentent des animaux ou des objets usuels, mais ont pour l’esprit une valeur alphabétique, symbolique ou déviée, ils sont, ces mimes à double goût, une greffe de l’âme actuelle, consciente et pleine de tourments, sur l’âme antique primesautière et ensoleillée. Ainsi se constitue un paysage douteux et charmant, analogue à ces crépuscules d’été où la lune d’argent mince, le soleil immense et pourpré se font vis-à-vis sur le trône chaud du ciel, comme une reine en visite chez un roi.

Le prologue débute ainsi : « Le poète Hérodas, qui vivait dans l’île de Cos sous le bon roi Ptolémée, envoya vers moi une fluette ombre infernale qui avait aimé ici-bas. Et ma chambre fut pleine de myrrhe, et un souffle léger refroidit ma poitrine. Et mon cœur devint pareil au cœur des morts, car j’oubliais ma vie présente… L’ombre aimante secoua du pli de sa tunique un fromage de Sicile, une frêle corbeille de figues, une petite amphore de vin noir et une cigale d’or. Aussitôt j’eus le désir d’écrire des mimes… » Les mimes étant des mirages de jadis, le fromage de Sicile et la corbeille de figues évoqueront des tableaux animés et grouillants de l’existence familière, extérieure ou intime, le marché aux poissons plein de congres ou de limandes luisantes, le port ouvert sur l’horizon bleu lamé d’or et où rôdent les marchands d’esclaves, les belles et les beaux, les paresseux et les philosophes, l’hôtellerie garnie de puces, mais égayée par un leste souvenir. Ayant bu à l’amphore de vin noir, Marcel Schwob verra trembler l’immense rideau sur lequel sont peintes les apparences de l’univers ; un nuage passe sur le soleil ; voici l’amoureux en proie à sa folie ; voici la pure fiancée qui marche au lit nuptial : « Io ! Plongez dans l’huile odorante la mèche de la lampe, elle crépite et meurt. Éloignez les torches ! Ô ma fiancée, je te soulève contre ma poitrine, que tes pieds ne frôlent pas les roses du seuil ! » Voici le marin aux paumes calleuses, au cœur jusqu’alors intrépide : « Mais un soir j’ai vu Skylla… Comme je tournais le gouvernail, j’aperçus au milieu de l’eau une tête de femme qui avait les yeux fermés ; ses cheveux étaient couleur d’or ; elle semblait dormir. Et aussitôt je tremblai ; car je craignais de voir ses prunelles, sachant bien qu’après les avoir contemplées je dirigerais le gouvernail de notre bateau vers le gouffre de la mer. » Je note au passage un complet chef-d’œuvre en quatre pages : l’Ombrelle de Tanagra. Enfin la cigale d’or, pieux emblème, exerce son action magique. Par elle, le poète rêve qu’il rêve. Le réseau du monde réel se distend et s’écarte ; à travers les débris du premier songe circulent des ombres pâles ou fumeuses, reliées à la vie par des souvenirs, des regrets, des similitudes lointaines. L’encens amer et doux de la mort monte en irrésistibles spirales, emplit tout d’une vapeur grisante. Et peu à peu se précise un sublime épisode, esquisse tracée au sang humain, image qui se reformera toujours, tel un givre sur les vitres du temps, la divine aventure de Daphnis et Chloé. Le dieu des amants les fait mourir après la première nuit d’amour. Arrivés aux enfers, ils s’ennuient, regrettent l’existence, n’ayant point bu l’eau du Léthé. Perséphone a pitié d’eux et permet au conducteur d’âmes de les ramener sur terre : « Par une nuit bleue, il feignit de les confondre avec les songes ; et, parmi les êtres multicolores chevauchant et volant, criant, riant ou pleurant, qui passent sous nos paupières quand ils se sont échappés de la porte pâle de l’Érèbe, Daphnis et Chloé, l’un contre l’autre étroitement serrés, revinrent voir l’île de Lesbos. » Mais, hélas ! tout a changé. Les fleurs ont perdu leurs parfums, les cigales leurs chants, les corps leur douceur et les baisers leur goût, et quand retentit le long de la grève le vaste cri qui déchire encore nos oreilles : « Le grand Pan est mort ! » le monde aimé s’écroule, tombe dans le noir et le silence. Alors la bonne déesse, pour sauver les amants, féconde Lesbos de son haleine et confie leurs âmes aux lauriers… Ainsi se pose en bourdonnant, au cœur de notre imagination, ce petit poème de Marcel Schwob, abeille sans âge et sans climat, lourde d’un miel mêlé d’opium, dont la piqûre fait rêver d’amour et de mort, par cycles cadencés et rythmiques.

La Cendre, de Fernand Vandérem, est un roman de grand intérêt et dont le principal mérite est de secouer un curieux problème sentimental, sans appareil psychologique ni pédant. Les personnages vivent, s’agitent, causent et souffrent de telle façon qu’au bout du volume ils sont devenus des caractères et ils ne s’arrêtent pas perpétuellement devant leur miroir pour se livrer à des considérations profondes sur leur perversité et celle de leurs voisins. Le héros du livre, passionné qui n’a d’ailleurs rien d’héroïque, Gilbert Mareuil, aime à la folie sa maîtresse, Mme Jack Hardouin, laquelle le torture en conséquence et renouvelle incessamment le plus fin des bandeaux sur ses yeux. Son ami Brévannes, un viveur et un sage, l’opère un peu vivement de sa cataracte amoureuse. D’où rupture et désordre, puis quelques ondes et vibrations amères, puis l’apaisement, puis rien. Seulement cette flamme éteinte a laissé sa cendre dans le cœur de Mareuil. La vie sentimentale est désormais pour lui impossible, encore que son désir d’aimer soit demeuré immense et béant. Il essaye d’une analogie, Mme Lozières, d’une différence, Nini Rabastens, d’un fiasco moral, Mme Béatry. Peine et surtout joie perdue. À chaque tentative, à chaque baiser s’ajoute une pincée de la cendre-poison, souvenir de regard, d’ornement, de partie fine, de parole brève, et la nausée survient immédiate, irrésistible. Il bâille sa vie, suivant le mot admirable de Chateaubriand. Qu’elle est belle et vraie, cette emblématique aventure ! Fiévreux d’amour ou de gloire, tombés de leur rêve au bon moment, rampent sur le sol, les ailes brisées, dans la poussière et dans la cendre. Une décisive désillusion gâche tout l’avenir avec une seule minute du passé. Ce que l’on boit aux tournants similaires de la vie, ce n’est jamais l’eau du Léthé, mais toujours l’eau de mémoire, âpre et grumeleuse et qui laisse la bouche brûlante.

La Cendre est donc d’un réaliste, mais d’un réaliste à longue portée. On y remarque un style alerte et souple, un dialogue vif et significatif et une tension perpétuelle vers le problème central qui donne beaucoup de force à l’ensemble. Cela se passe dans un monde spécial, ultra-parisien, et, ce dont on sait gré à l’auteur, le ton reste sobre et pénétrant. Les personnages sont pleins de relief et de vie. Ceux de premier plan et les secondaires s’accrochent au souvenir par des attitudes, des paroles, des regards et des faits dont l’enchevêtrement n’est point confus. Qualité grande à une époque où la plupart des livres semblent habités par des fantômes, des larves indistinctes. Les silhouettes de femmes, Mme Hardouin, Mme Lozières, Mme Béatry, Nini Rabastens sont ironiques et gracieuses. Inconscientes ou perfides, elles font sourire par la disproportion entre leurs petites personnes parées et la crise redoutable qu’elles ont déterminée ou renouvelée chez le pauvre Mareuil. Celui-ci est, certes, un homme comme tous les hommes. Il a grandi démesurément sa chimère. Il se fait une idole d’une boulette de mie de pain, un ange, puis un monstre de la première qui se suspend à son bras et, quand elle se détache, quand la boulette noircit, le voilà tout en pleurs, consultant ses amis, se faisant consoler. Ceux-ci le comprennent peu parce qu’ils ont la patine de la vie et qu’ils ne demandent plus l’éternité à l’éphémère. L’antithèse de Brévannes est charmante. Lui ne connaît point la cendre, car il a peu connu la flamme. Mais ses propos sont sages, fondés sur l’expérience et vraiment philosophiques. Hélas ! qui sut jamais panser les plaies de l’âme ! Ne pas les irriter est déjà si difficile.

Ce livre fourmille de jolis épisodes, de remarques aiguës, de trouvailles. Il est sincère et de saveur curieuse. Il est de ceux qui classent leur auteur. À ce subtil travail d’orfèvrerie morale, Fernand Vandérem apporte son outil bien personnel, une rare sagacité et sa conscience d’artiste.

(Marcel Schwob : Le Livre de Monelle. — Maurice Maeterlinck : Trois petits drames pour marionnettes)

Le nouveau livre de M. Marcel Schwob est d’une extraordinaire nouveauté, aussi bien par sa forme et sa texture que par le sujet qu’il traite et les personnages qu’il met en scène. Il est le livre de Monelle, c’est-à-dire qu’il est voué à une petite figure au triste sourire, à une pauvre petite prêteuse de son corps errante à travers les duretés des villes et des hommes, les brouillards humides et sa propre ignorance. Ainsi que, dans ces anciens et merveilleux poèmes, dont la Vie nouvelle et le Canzoniere sont les cimes fleuries, une dame était partout citée, partout présente, puis, à mesure que la passion s’épurait, perdait sa forme réelle et joignait son essence à l’ardeur mystique, ainsi, dans le rare, poème en prose que nous offre aujourd’hui l’auteur du Roi au masque d’or et de Mimes, la douce et désolée Monelle, dont le nom signifie solitude, dépouille sa chair misérable et sert de guide vers les pensées les plus hardies, les plus troublantes.

L’ouvrage se divise en trois parties. Il affecte l’apparence de contes très simples qui s’avancent vers le lecteur, les mains chargées de vérités voilées, tous de visage analogue, bien que contractés par une expression différente. Voici d’abord les paroles de Monelle. Ce sont de singuliers ou de touchants discours que prononce la douloureuse héroïne, à la tombée du soir, dans la plaine de notre vie. Comme elle est une créature de hasard, sortie de la nuit pour y rentrer bientôt, elle a hâte de transmettre à son aimé sa sagesse frêle et transitoire : — Regarde toutes choses sous l’aspect du moment. — Laisse aller ton moi au gré du moment. — Pense dans le moment. Toute pensée qui dure est contradiction. Aime le moment. Tout amour qui dure est haine. — Sois sincère avec le moment. Toute sincérité qui dure est mensonge. Sois juste envers le moment. Toute justice qui dure est injustice. — Sois heureux avec le moment. Tout bonheur qui dure est malheur. — Ne dis pas : je vis maintenant, je mourrai demain. Ne divise pas la réalité entre la vie et la mort. Dis : maintenant je vis et je meurs. Cette courte série de préceptes enferme réellement toute une philosophie. Placés dans la bouche de Monelle, ils signifient que le malheur de l’homme tient à ceci qu’étant éphémère il recherche avidement la durée pour ses actes. Cette contradiction implique et nécessite la souffrance, car ainsi les générations empiètent les unes sur les autres, le mort saisit le vif, le vif se débat et regimbe. Telle est la cause de l’état de lutte. Au lieu que celui qui vit dans et pour le moment, que ne troublent ni le souvenir ni l’avenir, a son univers devant lui et n’est plus commandé que par lui-même. Le philosophe chinois Lao-Tzeu a, dans son Tao, prêché une doctrine analogue. Le comte Tolstoï s’est rapproché de ces théories dans ses derniers ouvrages, mais il les a jointes à des idées chrétiennes de renoncement et de sacrifice fort différentes. Dans l’histoire de la métaphysique, ces paroles de Monelle auront leur place à part, demeureront comme un des témoignages les plus savoureux d’une pensée originale et primesautière. Je prends date dès aujourd’hui pour signaler à ceux que ces problèmes passionnent l’angle sous lequel Marcel Schwob les envisage. Il part d’une donnée concrète, d’un caractère de femme, d’une émotion, d’un éclair de pitié pour s’élever de zone en zone jusqu’aux sommets de l’abstraction et je ne connais guère de procédé plus ingénieux que cette méthode ascensionnelle.

Que celui que la philosophie rebute se rassure. La seconde partie de cet admirable petit recueil nous ramène aux histoires bien contées, capables de faire peur, joie ou tristesse. Le cortège des sœurs de Monelle est un groupement, babillard et frivole, de tous les caractères féminins en raccourci. C’est, si vous préférez, une ronde d’enfants qui chantent un très vieil air sur la disproportion entre le rêve et le réel, l’image et l’objet, l’ambition et la destinée. Chacun de ces profils de petite fille, aux yeux profonds, au nez mince, aux lèvres pâles, a sa ligne et sa décision. Marcel Schwob, le philosophe du moment, a profondément pénétré les âmes enfantines. Ici, en effet, tout se développe, tout est en puissance. Les sensations commencent à peine à se réunir en sentiments et ceux-ci sont des bouquets aux parfums violents et immédiats comme les fleurs qui les composent, mais aussi hâtifs et précaires. Les mots s’associent en assemblages neufs et pénétrants. Que ces gamines apaisent leurs instincts pervers à la campagne, comme la Fille du moulin, qu’elles voient le brusque retrait du mensonge décolorer la vie comme Bargette, qu’elles attendent le carrosse de Cendrillon comme Nice, qu’elles se préparent à devenir bonnes fées comme Marjolaine, ou fées méchantes comme Morgane, elles indiqueront par un geste décisif, ou par une phrase déterminée, tout l’essentiel de leur instinct, elles traceront une signature sur laquelle le graphologue lira leur caractère dans ce qu’il a de primordial et de spontané. Ce charmant troupeau de sœurs de Monelle enferme la féminité tout entière et, par sa variété même, il nous dévoile ce qu’aurait pu être Monelle suivant la route qu’elle aurait choisie. C’est bien ce sourd travail de la personnalité qui fait tout le mystère du jeune âge, c’est cette force latente qui donne à l’enfant la royauté dans quelque assemblée qu’il se trouve, suivant la remarque si vraie d’Emerson. Quand l’être s’est complètement objectivé, quand il a agi ses actes et parlé ses paroles, il est une écorce desséchée. Il a rendu au monde ce que le monde avait accumulé en lui. Mais les regards des petites filles absorbent tout et n’émettent point encore. Ils sont des miroirs où les images frémissent, comme le miroir d’Ilsée dont Schwob nous raconte le prodige.

Connaissant les sœurs de Monelle et le son de sa voix, nous découvrirons Monelle elle-même. Elle vend des petites lampes dans une ville pluvieuse et chacune de ces lampes est comme une âme qui vacille et la sienne est la plus vacillante de toutes. À peine la tenions-nous qu’elle s’éteint, et il nous faut lire dans sa fumée l’histoire de cette fugitive enfant qui est venue nous charmer par des contes très doux et des préceptes terribles, mais dont le souvenir nous instruira dans la pitié et la patience, nous donnera cette compréhension sensible qui est son blanc royaume, hors de laquelle tout n’est que gâchis sanglant et mêlée implacable. Et pour ceux à qui ces métaphores paraissent obscures, je dirai que ce beau livre de Marcel Schwob est un apologue où chacun trouvera l’image de son propre individu, alors que cet individu se formait pièce à pièce, par impressions successives qui s’effacèrent ne laissant plus que leur regret. Il faut lire le Livre de Monelle sans se préoccuper d’y chercher des interprétations confuses. Ensuite, à la mémoire, la patine de la réflexion fera reluire les angles et sortir les reliefs et l’on comprendra la magie de l’écrivain qui nous élève, par une suite de contes merveilleux, jusqu’à la compréhension la plus haute de ce qu’il peut y avoir en nous de bon, d’heureux et de libre. Certes, Marcel Schwob a pris dans la jeune littérature une place grande et méritée. Mais jamais il n’avait accompli plus sûrement un de ces cycles de pensée, demi-familiers, demi-légendaires, où il excelle ; jamais il n’avait drapé d’aussi belles, d’aussi significatives histoires avec ce style souple, strict, soyeux et changeant dont il a le lumineux secret. S’il y avait encore en France une société polie ou passionnée pour les choses de l’esprit, ce petit livre, si lourd d’idées et de symboles, serait un thème indéfini de conversations et de discussions. J’en ferai, quant à moi, un de ces précieux camarades auxquels on demande l’énergie aux heures douteuses et le sûr conseil quand les phrases demeurent maussades au fond de l’encrier.

M. Maurice Maeterlinck a le don de simplifier au même point que les vrais mystiques. Il a, de plus, une vision unique sur la vie, qui nous destine des êtres et des choses l’ombre et le reflet, de sorte qu’avec des contours nets il laisse comme un hale autour des personnages de ses petits Drames pour marionnettes, ainsi qu’il les appelle modestement. Il aime les paysages énigmatiques, les étangs dont l’eau est malade, les châteaux sombres aux froids corridors et les lourdes portes barrées de fer. Il aime les miroirs, les échos, les surfaces liquides et silencieuses, les voix chuchotées, le murmure du jet d’eau, la silhouette des grands paons luxueux ou l’obscure toison des agneaux. Philosophe amer et noir interprète de la mort, il anime ses théories par des princesses pâles et martyrisées, dont l’amour se formule à peine, puis expire dans des chambres glacées, par des enfants inquiets et tremblants d’angoisse, par de frissonnants vieillards qui respirent une odeur de tombe. Tout ce monde de rêve a des gestes rares, mais singuliers, des propos amortis, des pensées qui dépassent l’homme et traduisent pourtant toutes les nuances sentimentales dans un langage à plusieurs sens, environné d’inconnus. Nul, comme M. Maeterlinck, n’a exprimé le mystère incessant de la vie, n’a rendu manifeste ce tremblotement de l’atmosphère quand le surnaturel fait tressaillir les rideaux de l’espace, n’a mené des rondes muettes autour des sépulcres entrouverts. Chaque tournant de dialogue découvre un abîme. Ces récits tragiques étreignent l’âme. Penseur profond, artiste raffiné jusqu’à être simple, délicieux trouveur d’images, Maurice Maeterlinck a tout ce qu’il faut pour emprisonner son lecteur dans un univers qui lui appartient en propre et où il gouverne les émotions.

J’aime moins le premier des drames qu’il nous présente aujourd’hui et qui rappelle Pelléas et Mélisande m. Mais le second, Intérieur, est d’une puissance extrême. Un vieillard et un étranger regardent d’un jardin, par une baie éclairée, une famille qui, dans la maison, fait la veillée sous la lampe. Le père, la mère, deux jeunes filles et un enfant semblent heureux et tranquilles. Le malheur cependant est en marche vers eux. L’absente, une troisième fille, s’est noyée. Le vieillard et l’étranger le savent et n’osent point troubler cette quiétude lumineuse, et échangent leurs hésitations et leur douleur dans l’ombre. C’est là comme une image de l’Être qui est au-dessus de nous et voit à l’avance notre destin que nous ne voyons pas, ou redoute de nous avertir. Bientôt des voix murmurent, un cortège s’approche sous les feuilles et des lueurs courent. C’est la mort qui enserre la paisible maison. Le vieillard se décide, entre, et nous assistons à la muette tragédie de l’affreuse nouvelle qui dissout le bonheur et nécessite quelques mouvements de désespoir, si courts et si guindés par rapport à la secousse des âmes ! Oh ! les paroles du vieillard, tandis qu’il observe tristement ce frêle équilibre de sécurité ! Je ne sais pas pourquoi tout ce qu’ils font m’apparaît si étrange et si grave… Ils attendent la nuit, simplement, sous leur lampe, comme nous l’aurions attendue sous la nôtre ; et cependant je crois les voir du haut d’un autre monde, parce que je sais une petite vérité qu’ils ne savent pas encore... Ce drame caractérise la manière de M. Maeterlinck et toutes ses qualités s’y trouvent au plus haut point. Le troisième épisode est noble et touchant. Il exprime aussi l’imminence de la fatalité, car l’auteur de la Princesse Maleine, qu’on affuble d’étiquettes baroques, est un classique d’un genre spécial, et descend encore plus des Grecs que de Shakespeare, avec l’appoint de la métaphysique allemande.

(Georges Rodenbach : Le Voyage dans les Yeux)

Les poètes contemporains suivent deux routes très différentes. Les uns, continuant la tradition du Parnasse, obéissent à des règles fixes telles que les ont établies les maîtres. Ils livrent, confiants, leurs images et leurs rêves à ces belles et somptueuses cadences auxquelles notre esprit trouve certitude, notre oreille clarté, notre mémoire vénération. Ainsi Jean Richepin, prodigieux assembleur de rimes et de rythmes, soumet son audace dorée à des lois qui passionnent d’autant plus qu’elles paraissent dompter l’indomptable. Ainsi José Maria de Heredia, dont les fameux Trophées ont enfin paru, livre postérieur au souvenir, mène son char triomphal sur un stade aux bornes inflexibles ; son attelage est sans défaillances. Les autres cherchent au vers une fortune nouvelle. C’est Verlaine, vagabond du chemin de Damas, qui s’enfonce peu à peu dans des brumes louches et sans frissons. C’est Stéphane Mallarmé, plus curieux, plus robuste, très fin tailleur de quartz à triple et quadruple réfringence où sont en suspension des vérités et des énigmes de couleur.

Georges Rodenbach, plus jeune que ces têtes de ligne, mais déjà connu et apprécié pour le Règne du Silence et Bruges-la-Morte, un délicieux roman, participe à la double tendance. Certes, il est fils du Parnasse. Il en a la justesse et la force. Or sa complexité cérébrale, sa subtile et infinie recherche le rapprochent plutôt des dissidents. De là sort un poète personnel et troublant, capable de contenter les amis de la forme et ceux de l’analyse, à la profondeur limpide. Qu’il prenne un symbole, une idée, il descend jusqu’au fond de la grotte merveillouse. Il décrit les parois, leur nuance, les stalactites. Il arrive au carrefour que jamais le penseur n’élude, où la caverne fait jonction avec d’autres, dessine une maille du mystérieux réseau qui nous enveloppe l’univers. Ne craignez point de vous perdre. Le fil qui dirige est solide et sans fêlures, fil de lumière tissé par l’ombre.

Le livre que Rodenbach présente cette fois au public est petit. Il s’appelle le Voyage dans les Yeux. Mais il donne par ses cinquante pages une essence que rien n’évapore. Son parfum flotte dans la chambre de l’esprit, léger, spirituel, insaisissable. N’est-ce pas une grâce de la poésie d’accaparer ainsi la mémoire ? Il semble que notre cerveau ait un rythme propre auquel le rythme des vers coïncide. La prose même majestueuse nous paraît sans repères. Songez aux phrases de Chateaubriand. C’est par ce qu’elles ont de cadencé qu’elles sortent pour nous des ombres oublieuses. Ces verbes indéterminés et splendides, ces précis ornements ne suffiraient point à la reviviscence. Ce qu’on se rappelle aisément c’est l’harmonie fluide de Lamartine, c’est le flux océanique de Victor Hugo, la nécessaire, l’écumeuse ascension des vagues imagées, c’est le tambourin sibyllique de Baudelaire qui fait tournoyer des hallucinations et des danseuses sous un ciel métallique et vibrant.

Lu Voyage dans les Yeux ! à lui seul le titre est un charme. D’ordinaire ce sont les yeux qui voyagent.

Car les yeux, mêmement, comme les pierreries
Vivent d’un destin propre, ont en eux leurs féeries,
Contemporains du luxe âgé de nos aïeux ;
Concomitants à je ne sais quels astres vieux ;
Ils possèdent comme une âme rétrogradée ;
Faits d’antique azur, faits d’une perle évadée,
Ils n’ont rien de terrestre et rien de temporel,
Sertis et dessertis depuis les anciens âges,
Dans la métempsycose éparse des visages…
C’est par ses yeux aussi que l’homme est immortel.

Jadis, aux époques non d’analyse, mais de spontanéité passionnelle, les yeux ne tournaient point vers eux-mêmes leur visuel pouvoir. Ils servaient de pâture à l’amour. Ils étaient un motif obligé dans le détail des perfections de l’amante.

J’eusse amassé de ses regards
Un magasin de toutes parts
Pour nourrir mon âme estonnée,
Et paistre longtemps ma douleur.
…………………………………
Les anges tous ravis se paissent de tes yeux,

a dit le Vendômois Ronsard, exquis drapeur de lieux communs, dont quelques trop naïfs garçons pillent aujourd’hui la boutique polychrome. Et l’on entend la voix nette et robuste de Malherbe :

Ils s’en vont ces rois de ma vie,
Ces yeux, ces beaux yeux.
Dont l’éclat fait pâlir d’envie
Ceux mêmes des cieux.

Mais bientôt les yeux ne se contentent plus d’être admirés, ils regardent, ils ont l’univers à découvrir. Le grand mérite du lyrisme, qu’étudie aujourd’hui M. Brunetière, fut de libérer les regards. Au sortir de la pompe classique et mensongère ils se dirigent vers tous les points cardinaux, ivres de splendeur et d’horizons. Ils n’ont pas le temps de se voir eux-mêmes, de réfléchir à leurs aptitudes innombrables, à leurs héréditaires scintillements. Il leur faut engranger les images, par lesquelles se tissent les divinatoires corrélations, les images, genèse nouvelle par l’admirable effort de l’esprit, nébuleuses semées dans l’espace moral que l’avenir résout à mesure en étoiles et systèmes d’étoiles.

Il n’est point de brouillard comme il n’est point d’algèbre,
Qui résiste, au milieu des nombres ou des cieux,
À la fixité calme et profonde des yeux.

Quand nos estimables décadents écriront des vers comme ceux-ci, tirés de la Légende des siècles, alors on pourra causer.

Cependant le gros appoint de la philosophie et de la science devait bouleverser toutes choses, influencer jusqu’à la poésie. Elle serait curieuse à écrire cette histoire des points de jonction, des mulatières où se mêlent les eaux de la recherche raisonnée et de l’intuition discursive. Souvent les patients travaux des philologues, ouvrant l’écluse des littératures étrangères, ont permis à des esprits desséchés de retrouver une fraîcheur impétueuse. Souvent la métaphysique a pris des ailes, s’est faite Leconte de Lisle, Sully Prudhomme, Celui-ci nous ramène aux regards. Rappelez-vous la superbe strophe :

Bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux,
Ouverts à quelque immense aurore,
De l’autre côté des tombeaux,
Les yeux qu’on ferme voient encore.

Voici les regards se rejoignant eux-mêmes, tournés vers la vie intime. Du spectacle que donne le monde extérieur ils tireront surtout des comparaisons morales. Ils examineront leur propre destinée que laisse passer la prunelle, que fixe la rétine, qu’ennoblit le cerveau. Désormais ils sont susceptibles de la plus grande complexité. Car la réflexion est une vue seconde, plus patiente et moins volage. Encore un pas à franchir et le poète philosophe, désespéré de ne pouvoir donner des yeux une idée nette, se servira, pour les qualifier, d’images tirées de la vision même. Ce qu’ils distinguent les détermine. L’analyse deviendra pittoresque et mêlera l’objet au sujet. Baudelaire ouvre le feu :

Grands yeux de mon enfant, arcanes adorés,
Vous ressemblez beaucoup à ces grottes magiques,
Où derrière l’amas des ombres léthargiques,
Scintillent vaguement des trésors ignorés.

Plus près de nous, Maurice Maeterlinck a écrit, en une sorte de prose rythmée, ce merveilleux morceau, les Regards, que l’on peut lire dans Serres chaudes. Enfin le livre de Rodenbach qui motive la présente étude ferme, et magnifiquement, un cycle que l’on pourrait intituler : les Jeux des Regards et de la Poésie. Comme les yeux voient toute chose, on peut voir en eux toute chose. Ils sont comparés à un glauque aquarium d’eau somnolente où les pensées sont des poissons noirs, des perles nuancées, des monstres froids ou des infiniment petits , à des vitres qu’un peu de pluie a granulées , à des bassins d’eau changeante qui dort , à des pierreries, à des pays de glace , mystérieux et lourds de nuages.

Et l’on voit, dans des yeux qui se croient gais et beaux,
D’anciens amours mirés comme de grands tombeaux.

Les yeux des aveugles, jardins où la vie a neigé , les yeux des femmes, des Méditerranées, les yeux endormis, couverts d’un tain spirituel , les yeux nomades, les sédentaires, les mornes, les vigilants, ceux des penseurs, des savants, des poètes et des mystiques, tous sont pris en main, une main raffinée, délicate, disséqués, analysés par un histologiste de l’âme, portés sous un microscope dont eux-mêmes sont l’image et qui grossit leur image, mirés au soleil, à la lueur plus lointaine des étoiles, scrutés.

Plus au fond, tout au fond, dans la maison de l’âme,
Où vont et viennent et s’assoient autour d’un feu
Les passions, avec leurs visages de femme.

Poésie singulière, poésie de miniatures morales, où l’abstrait revêt des parures concrètes, papillon de l’idée qu’on lacère en le touchant, chapelle étroite remplie de dorures merveilleuses, de parfums trop riches où l’on ne respire qu’à courte haleine, où les atomes chuchotent, dans un air lourd de symboles et de figures, labyrinthe de l’esprit qui, par des voies détournées, nous ramène à l’extase et au vague, car ces ruelles minces, surchargées, aboutissent, comme dans les petites villes bretonnes, à la mer infinie et soudaine, à l’échappée d’opium et de rêve qui repose l’imagination surexcitée par de perpétuelles, d’électriques secousses.

(Maurice Pottecher : Le Chemin du mensonge. — Georges Rodenbach : Musée de béguines)

M. Maurice Pottecher a l’amour et le sens des légendes. Il sait reconstituer des milieux de rêve, décors de cristal vibrants et translucides, derrière lesquels s’entend un piétinement de foule. Il sait inventer de réels détails qui fixent la pensée attentive. Il sait enfin suivre une ligne simple à travers le mystérieux dédale des interprétations et des symboles. C’est pourquoi il dit toujours plus qu’il ne semble dire et réclame les forces de son lecteur qu’il récompense en le charmant. Ce volume, le Chemin du mensonge, tout bref et concis et tressé d’une dizaine de contes, reste au souvenir une œuvre unique, ornée et tressaillante, et comme un bibelot moral. Je ne puis me résoudre à casser par l’analyse ces statuettes si fines et gracieuses qui s’appellent le Mariage de Pâris, Ombrelles, Bijoux de Noël, les Coureurs, l’Enclos. Chacune a son attitude, son geste, sa signification immédiate et l’autre, la voilée, à quelque distance, ombre portée par la réflexion. C’est qu’en effet l’art du conte évolue sans cesse et témoigne, sur un champ plus étroit, de l’évolution littéraire. Je commence d’ailleurs par affirmer que je ne crois nullement aux écoles, que l’observation et l’imagination sont, pour moi, qualités de même rang qui s’entraident, que le réel fortement saisi vaut, à mon sens, tous les palais fictifs et que toutes les thèses, symboliques ou autres, me semblent de vagues logomachies d’ignorants et de cuistres. Mais, en dehors de ces balivernes, il est certain que la marche de l’esprit le porte sans cesse vers des parages nouveaux et le détourne des routes foulées. Nous n’avons plus l’admirable vision déformante des vieux âges. Ces erreurs embellissantes ne nous sont plus familières, qui peuplaient la plaine de grands châteaux d’or et les bois de gnomes prodigieux, de géants barbus, de fées transparentes. Oui, lorsqu’on lit, par exemple, les magnifiques contes gascons recueillis par M. Bladé, on se figure que la force vitale, la force créatrice a diminué dans l’homme. Cette réduction du monde extérieur, qui nous fait voit toutes choses comme conformes au sens du toucher, qui rapetisse l’univers à notre mesure, trahit une réduction correspondante du monde intime ; notre centre se refroidit, comme celui de la terre. Si l’action n’est plus la sœur du rêve, c’est que nous errons, affaiblis et désemparés, parmi les ruines des magnifiques châteaux détruits de nos songes ; le mirage de l’oasis disparaît ; mais la soif reste et nous dévore. De touchants récits, d’amples légendes, tels sont les vestiges de l’époque héroïque. Du nord au sud et à l’orient, de grandioses illusions figées émigraient à travers les siècles. L’histoire de Barbe-Bleue, celle d’Hamlet, le Petit Poucet ont fait le tour du monde. Elles sont telles qu’un alphabet où chaque lettre serait un drame, telles que des moments de l’imagination humaine, ces fables planétaires que l’on retrouve morcelées ou rejointes ou groupées d’une manière complexe dans le Ramayana comme dans les Sagas, dans le folklore breton comme dans celui du pays basque. Et les poètes furent d’abord les porteurs de ces bonnes nouvelles, les voix chantant dans le désert, où l’âme éparse et primitive reconnaissait ses harmoniques.

Un second stade nous est fourni par les chroniqueurs. Après l’âge d’or voici l’âge de fer et la légende cède au récit. La Renaissance italienne est un modèle. Femmes délicates serrées contre de rudes armures, jeux de l’amour et du poison, de l’intrigue et de l’adultère, frénétiques déploiements d’énergie, passions qui ne savent où s’employer et dévient vers le meurtre, le suicide, le voyage ou la dévotion, voilà ce que, dans leurs anecdotes décharnées, mais où restent cependant les détails essentiels, nous offrent Bandello, Sacchetti, Fiorentino et tant d’autres. Ici, nous n’avons plus d’albums de mirages, mais bien des répertoires de violences. Dans ces puits profonds, bourrés de cadavres, puisent les Shakespeare, les Webster, les Ford, cet admirable Cyrille Tourneur dont la Tragédie du Vengeur fut sans doute l’origine de Lorenzaccio. Roméo et Juliette, Vittoria Corrombona, Annabella et Giovanni, Vindex, renaissent aux bords de la Tamise et leur ardeur italienne s’enrichit de la fumée saxonne, lourde d’images et d’énigmes. Les grandes, les terribles, les sanglantes actions ne périssent point. Elles servent d’axe au génie créateur. Autour d’elles se cristallise l’étincelante puissance poétique. C’est un curieux trajet qu’a parcouru l’histoire de Roméo et Juliette, depuis sa réalité dans les rues de Vérone, à travers Bandello, Belleforest et Shakespeare, jusqu’aux imaginations des admirateurs, qui s’efforcent de hausser leurs sentiments vers ce type de l’amour éternel mêlé de haine et la domptant, jusqu’à ces nombreux suicides en commun où le tombeau est le lit nuptial. Les Calderon, les Shakespeare, les Balzac sont des univers qui filtrent l’univers.

Aujourd’hui, hélas ! la conscience de soi-même est plus grande, et les actes excessifs se font rares. La folie a bénéficié de ce que perdait l’ivresse de vivre. Pauvre Guy de Maupassant, Bandello d’une époque plate ! Ceux qui cherchent s’orientent, semble-t-il, vers de simples récits qui seraient comme des traductions, en langage concret, de préoccupations métaphysiques. Marcel Schwob, Maurice Maeterlinck, Maurice Pottecher, voilà trois parfaits artistes auxquels est confié le sort du conte en langue française. Ouvrez au hasard Le chemin du mensonge et vous serez ravi par un style harmonieux et cadencé comme le bruissement de la mer au clair de lune ; vous entendrez chanter les sirènes.

Le Musée de béguines, de Georges Rodenbach, est aussi un recueil de nouvelles, mais d’un tout autre ton. Le poète infiniment subtil, profond et nuancé du Règne du silence et du Voyage dans les yeux, l’impeccable romancier de Bruges-la-Morte, a voulu cette fois, dans une suite de récits immaculés, nous raconter la vie de ces saintes filles du nord au milieu de leurs beaux rêves, de leurs cloîtres, de leurs travaux embrumés et paisibles. La singulière attraction qu’exerce le silence des êtres et des choses sur Georges Rodenbach ! Et comme il trouve des mots merveilleux pour le rendre, des mots blancs, ouatés et vaporeux, où le sens s’engourdit presque, des assemblages de mots mystérieux et chuchotés, tels les conciliabules des Petites Vieilles, de Baudelaire. Jusqu’ici la peinture avait eu le privilège d’exprimer la magie muette des visages. Ces tableaux de l’existence claustrale, de Rodenbach, rappellent invinciblement les Memling : mêmes lignes sobres, évocatrices ; mêmes figures éteintes et pourtant éclairées par l’intérieur ; mêmes lointains précieux, plissés comme des étoffes ou de furtifs sourires. Entre les contes, et pour leur parure, le poète a intercalé des natures mortes qui complètent l’atmosphère, accomplissent le charme : Leurs Cornettes, Leurs Cierges, Leurs Cantiques, Leurs Fleurs, Leurs Images, Leurs Chapelets, Leurs Cloches. L’on sait ainsi ce que touchent ces doigts frêles et pâles, ce que regardent ces mystiques prunelles, quand par hasard elles voient au dehors, ce qu’entendent ces chastes, oreilles, dans l’intervalle des hymnes et des oraisons.

Quant aux récits en eux-mêmes, chacun d’eux est comme un aspect de ces émouvantes physionomies morales. Voici, dans Dentelle de Bruges, la description des travaux de sœur Ursule : Sœur Ursule comptait parmi les plus habites dentellières… Elle aimait son métier comme on aime un art. Et c’était presque un art pour elle, laissant jouer ses doigts dans les fils de son carreau comme sur les cordes d’une harpe… On aurait dit alors qu’elle travaillait avec des fils de la Vierge… Oh ! ces miracles blancs opérés comme un jeu : toile d’une araignée invisible, ourdissant un réseau où se prennent des étoiles ; plan qui semble confus et tout à coup aboutissant, par ces grésils de linge accumulés, à une parure en filigrane toute ciselée. N’est-ce pas un bijou silencieux que la dentelle ?… Elle ajoutait quelque brusque mouvement de son âme à ces canevas immémoriaux, gardés dans l’ordre et que les dentellières recopient depuis des siècles, nés on ne sait comment, au temps des chansons populaires peut-être et anonymes comme elles. Il faudrait citer tout l’ouvrage, tant les finesses se tiennent ou s’intriquent, tant les images sont justes et rares et servent à la composition de lieu. Crépuscule au Parloir, la Sœur aux scrupules, l’Amour du blanc, l’Oiseau de Linge, la Crèche, les titres seuls sont d’heureux présages. Pour dresser ces rapides silhouettes, Rodenbach a réuni toutes les ressources de son art et de sa sensibilité. Il ose à peine toucher ces fins profils penchés sous les cornettes, oiseau au vol plié, dont la blancheur les fait rêver parfois que c’est le Saint-Esprit en forme de colombe descendu sur chacune . La candeur, la douceur, la résignation, la rêverie dans d’étroites limites, de blanches consciences dans des linges blancs et des vierges dans des linceuls, telles sont les adorables nuances dont est peint ce petit livre. Ici éclate cette vérité que c’est le choix qui achève l’œuvre. Quant au sujet d’abord : nous sommes dans une chapelle et la lumière n’entre que par les vitraux ; aucun bruit extérieur ne pénètre, si ce n’est le puissant bourdon des cloches et des orgues. L’air est d’encens et de prières. Ces femmes qui passent n’ont presque point de formes corporelles. Dévouées au rêve, elles sont le reflet du rêve qui supprime le relief et replie la vie. Çà et là les objets ont, par l’habitude, la patine et la destination, autant d’existence que les êtres ; mais ils la répartissent sur la durée, au lieu de la hâter dans l’espace : autour des esprits et des cœurs, il flotte une vapeur angélique : Rien ne me plaît que la chanson grise — où l’indécis au précis se joint , s’écrie Paul Verlaine. Rodenbach, mieux que quiconque, a le pouvoir de jeter sur la phrase une légère écharpe de lin qui laisse deviner, et ne limite pas le contour. Son style a des souplesses, des raccourcis presque insaisissables. Tel est le don souverain du poète : nous ouvrir, au tournant d’une épithète ou d’un verbe, une longue avenue sur les deux natures, la physique et la morale et leurs correspondances, et, sans effort apparent, nous entraîner vers la lumière.

L’heure est favorable aux frissons nouveaux. Le lent travail des imaginations nous écarte du desséchant positivisme, des formules toutes faites, des affirmations hasardées ; il nous écarte aussi des symboles de pacotille, des faux prophètes et des pasticheurs du moyen âge. Des lignes simples, des horizons purs et des émotions, de quelque ordre qu’elles soient, pourvu qu’elles touchent, voilà ce que l’attente réclame. Les temps sont passés des mots sonores juxtaposés au hasard, des vers qui ne sont pas des vers, des légendes qui ne sont pas des légendes et des systèmes soufflés de vide. Les jeunes, qui prêchaient ces doctrines, sont aujourd’hui de vieux et de stériles ratés. Leur rage se passe à éreinter nos gloires littéraires. Ils profitent de notre indulgent mépris, tant qu’à la fin nous prendrons une aiguille et crèverons ces présomptueux ballons… Quant à moi, je trouve la vie trop courte pour admirer toutes les choses admirables, je considère comme une sottise vaine de s’attaquer à des réputations certaines et méritées, je déteste les clans, cénacles, coteries, dogmes, systèmes, préjugés de-ci ou de-là, et je ris quand je vois s’ériger en critiques et en juges de pauvres idiots infatués qui ne savent même pas le français.

([Georges Renard :] Un exilé. — [Georges d’Esparbès] : La Légende de l’Aigle)

Le livre de Georges Renard, Un exilé, n’est presque pas un roman ; j’entends par là que toute fiction semble s’y taire pour laisser parler la réalité et que le principal attrait de l’ouvrage, d’ailleurs écrit dans un style un peu gris, est un ton sincère et pénétrant. Il s’agit d’un jeune homme, René Messant, passionné pour les idées de révolution et de justice, qui s’est trouvé mêlé aux choses de la Commune avec trois cent mille Parisiens, et que la terreur blanche qui suivit contraint de s’exiler en Suisse. Il rencontre à Vevey une petite place d’instituteur et une jeune fille charmante, Annette Roveray, au fin profil, au cœur d’enfant, dont l’amour indécis, que chaque heure précise, parfume les heures longues et nostalgiques. Il rencontre aussi quelques bannis politiques comme lui, Élisée Reclus et Courbet qui,

… suivant son habitude journalière, descendait sur la grève pour surprendre et noter les fugitives colorations du ciel et du lac luttant ensemble de magnificence. — En quelques minutes, du bout de son couteau flexible, il fixait sur la toile l’air et l’eau confondus à l’horizon, dans un océan de lumière dorée qui en haut se perdait par des dégradations insensibles dans un azur violacé, qui en bas ondulait sous un souffle léger, se brisait en paillettes irisées… pendant que sur la gauche la côte ressortait en masses noires et qu’un nuage de poussière rose flottait, accroché à une cime, comme l’étendard du jour à demi vaincu sur une dernière forteresse disputée vaillamment à la nuit.

J’ai cité le morceau parce qu’il est joli et décèle l’écrivain, mais j’avoue que, pour ma part, les lacs de Suisse m’ont toujours laissé l’âme froide et les yeux ternes. Tout y semble convenu, préparé, monotone ; le soleil lui-même prend des airs dogmatiques et les petits nuages de couleur banale se rangent autour de lui, quand il se couche, comme des écoliers au sermon. Genève, Lucerne, cités pluvieuses et protestantes, quel morne ennui pèse sur vos monuments, pénètre l’âme de ceux qui vous habitent, encrasse leurs travaux et leurs arts. Le bois dur et privé d’ornements des églises réformées, partout on le devine. Je hais ces prêches rugueux, cette hypocrisie glacée, ce fanatisme étroit, sans volupté, ni violences. L’exilé de Georges Renard souffre lui aussi vivement de cette atmosphère rigoriste. À la suite d’une scène cruelle avec un vieux doctrinaire, il s’avoue socialiste, communard, et ces mots font le vide autour de lui, car on ignorait son histoire. Des relations, un prix à l’Académie lui font obtenir l’amnistie et il revient en France. Sombre, désolé retour aussi triste que l’exil même. Devant le révolutionnaire toutes les portes se ferment. À part un ou deux braves cœurs, ses anciens camarades lui tournent le dos. Alors commence le récit sobre et poignant d’une lutte pour le pain quotidien. René Messant est une âme fière que le mensonge et la bassesse révoltent. Il les rencontre à chaque pas, dans tous les clans, tous les groupes, tous les cénacles, tous les bureaux de rédaction. Il finit par se battre en duel et meurt des suites de sa blessure. L’ouvrage est intéressant, soigné de détails, de sentiments, de caractères. Je regrette seulement que l’exilé ne nous expose point davantage ses théories sociales, et que l’ardeur qu’on sent gronder en lui soit renfermée.

La Légende de l’Aigle, de Georges d’Esparbès, est une suite de récits épiques sur les guerres de Bonaparte, d’une fougue et d’une envolée admirables. Du premier conte au dernier, cela craque, cela flamboie comme un incendie grandiose. C’était une entreprise hardie que de soutenir ce ton héroïque, que de garder le drapeau à la même hauteur d’une main solide et nerveuse à travers vingt et un morceaux de bravoure dont plusieurs sont des chefs-d’œuvre. L’ouvrage arrive à son heure. Notre époque plate et mesquine se retourne avec orgueil vers ce début du siècle, si splendide en panaches, fanfares, coups de vent et roulements de tambours, où défilèrent au pas de charge tant de merveilleux guerriers vers la victoire et vers la mort. D’Esparbès voit, comme dans une hallucination, dans un vertige, les charges de cavaliers, cuirasses étincelantes au soleil d’Austerlitz, les étendards troués de balles et de boulets, les villes emportées d’assaut dans une clameur sans nom. Ces fiers géants lui apparaissent, avec leur stature, leur impétuosité légendaires, qui mettaient tant de temps à périr, et, déchiquetés à coups de sabre, serraient encore les hampes ou les crosses d’une main éternelle et fiévreuse. Les désastres mêmes, les retraites sous la pluie et la neige, les âmes brisées, non défaillantes, gardent une allure transportée. Ce qu’il nous raconte c’est moins les grandeurs militaires que l’élan sublime qu’elles prenaient à l’idéal et ce fleuve de lyrisme dépasse sa rive, inonde le réel, devient un tumultueux océan, dont chaque vague est un cliquetis, nous roule, nous entraîne, nous submerge. Quel poète, ce d’Esparbès ! Il trouve sans cesse des mots effrayants, des mots-gestes, des verbes brisants, des épithètes qui écrasent, des comparaisons ultra-guerrières. Par lui le grenadier devient un demi-dieu, la brute un ouragan d’instincts aussi beaux que des sentiments, et à travers cette foule éperdue, libre malgré la hiérarchie, emportée d’une course irrésistible du nord au sud, de l’est à l’ouest, circule, mince et tenace, la pâle silhouette de l’empereur, de celui que les soldats appelaient familièrement le Tondu. Pour son armée ce conquérant est une atmosphère, une force de synthèse lointaine et proche, un rêve formidable que tous ont à la fois et qui domine leurs yeux ouverts. Lisez : Trois soldats, Un et indivisible, les Croix, l’Aigle. Lisez surtout les Cloches de l’Empire. Vous sentirez passer en vous un frisson de cette frénésie guerrière. Le conteur a vu ces innombrables batailles comme l’on voit à la lueur du danger, de la catastrophe, quand le paysage se mêle au moral, que l’être s’éparpille en sensations, en souvenirs, déforme le réel à la mesure de son émotion et que le successif devient simultané. Les besoins humains fonciers, les profondes racines animales, la faim, la soif et la fureur ont ici leur royaume. Plus rien de mesquin, de banal. Un arbre, un coin de route prennent des formes fantastiques, pénétrantes, emplissent des esprits trépidants. Voici de pied en cap le tambour-major Salandrouse :

Il était superbe, en effet, raide sous l’habit, galonné sur toutes les coutures de rubans d’or. Collet, revers, parements, tours de poche d’or, avec brandebourgs et grenades d’or, ses épaulettes à gros bouillons d’or. Une lumière s’exhalait de lui, magnifiquement. Il avait aussi un pantalon blanc, brodé d’or, à nœuds d’or, des brodequins noirs à franges d’or, un chapeau d’or frissonnant de plumes, une dragonne d’or à son sabre d’or, et une tête d’Autrichien, sanglante, liée par les cheveux au pommeau de sa grande canne. Ce taciturne barbare était beau comme le jour, et chargé de soleil, les yeux droits, planté avec des tambours sous le salut des sabres, le triomphe des musiques, et les applaudissements de l’armée colossale, il jouissait de sa gloire.

Cette répétition du mot or arrive à l’aveuglement. L’aigle seul en effet pouvait fixer ces héros. Dans les Crinières, à Tarragone, un colonel de dragons ordonne à ses hommes de couper les cheveux d’un troupeau de femmes et de les attacher à leurs casques :

On les empoignait par la taille, on tranchait l’orgueil de leur tête ! Les dragons s’esclaffaient, sonores, avec ces femmes dans leurs bras, et elles, s’attachant à la garde épaisse des sabres, tentaient de mordre leurs poings. Mais leurs cris furent inutiles. Le colonel attendait, droit sur son cheval, que ces mille femmes fussent rasées. Le temps de les saisir : de leurs nuques d’ambre aux coquilles de leurs oreilles, de leurs oreilles à leur front, les beaux cheveux coulaient en cascade, les uns longs, si longs qu’ils leur battaient les talons, les autres opulents, si opulents qu’ils leur enveloppaient les flancs, et ils tombaient, ils tombaient aux pieds des soldats, comme des voiles, comme des drapeaux éployés.

Une telle brutalité ne choque point, tant les sentiments excessifs remuent en nous d’impressions radiées. Il est facile aux historiens, qui n’ont comme horizon que des documents froids et des fiches, de rapetisser ensuite des exploits surhumains au niveau de nos consciences affaiblies. Michelet seul sait son histoire. Mais n’est-elle pas plus haute, plus féconde et plus vraie la vision du poète qui retourne aux regards enflammés, évoque selon leur mirage ? Dans nos étroits raisonnements sur ces actes démesurés nous sommes bien plus menteurs qu’Homère. Seulement notre erreur est en deçà et diminue au lieu d’exalter. Morne et singulière besogne qui mue les fresques en miniatures !

Je promets sans hésitation des heures d’ivresse à ceux qui liront la Légende de l’Aigle. Le livre refermé leur laissera l’imagination toute bouillante, les oreilles pleines de fanfares, les regards envahis d’éclairs. Ensuite, du charme qui s’éteint sortiront des réflexions graves. On se demande si par le lyrisme descriptif d’Esparbès ne rejoint pas le lyrisme de l’acte. Après l’épopée napoléonienne toute une poésie nouvelle sortit des entrailles meurtries des nations. Au raisonneur xviiie  siècle succéda le prodigieux romantisme, avec ses bataillons de rythmes, ses ruées d’images, ses bondissements de l’être à travers la nature. Ces secousses guerrières se sont communiquées aux esprits. Les grands gestes du sabre, la plume les a repris, figés par l’écriture. Les bras furieux d’Austerlitz, d’Iéna, de Waterloo préludaient, sur la surface mobile de l’espace, à des phrases d’une envolée semblable, qui semblent leur dépôt sur des pages éternelles. Dans ces mélancolies mêmes et dans ce pessimisme vague qui nous étreignent de plus en plus, je vois des lendemains de carnage, la poussière noire de désillusion qui embrume les trop vastes entreprises. Oui, les cloches du premier Empire tintent encore dans toutes nos poitrines, et leur durable écho n’est point mort. On cherche toujours ses origines. Depuis quelques années, malgré les efforts de l’analyse et en haine d’elle, on demande un peu d’enthousiasme aux mémoires de ces hommes extraordinaires qui, en plein xixe  siècle, ramenèrent la France à l’état nomade, Ces fulgurants récits de d’Esparbès marquent une époque, une ressaisie de l’âme par l’âme, et déplacent la légende de sa place lointaine, nébuleuse, à sa plus proche et plus active effigie.

(Eugène Simon : Sur la Terre et par la Terre)

Il est peu de penseurs en France que n’ait violemment secoués la Cité Chinoise. Pour la première fois on nous offrait un ensemble de renseignements clairs et méthodiques sur ces contrées mystérieuses, ces sociétés si durables et caractérisées, ce puissant organisme qu’est le Céleste Empire ; un aussi grand corps vit en harmonie et en santé sur notre planète, à quelque distance de nous, alors que les maladies nationales, l’usure et la mort, paraissent la règle universelle : et nous n’irions point étudier le phénomène, profiter de ses secrets si simples, voir comme il se nourrit, comme il se vêt, comme il se reproduit et comment la somme des vertus l’emporte sur la somme des vices, ce qui garantit la durée ! Certes la Chine n’a pas échappé aux lois générales. Elle eut aussi ses bouleversements. Dans un récent et bien curieux ouvrage, la Lutte des Races, Gumplovicz insiste sur ce fait que l’éloignement et l’abîme des mœurs supprimant les différences, lesquelles ne se sentent qu’après une forte prise de contact, nous sommes portés à considérer les Chinois comme tous semblables les uns aux autres et leur civilisation ainsi qu’une surface plane, ininterrompue dans le temps et l’espace, une série de formules figées, une momification (tel fut longtemps le préjugé), alors qu’au contraire il n’est rien de plus vivace, de plus modifiable et de plus menaçant que l’énorme empire oriental. Quoi qu’il en soit, le livre d’Eugène Simon fut une révélation. Admirablement construit et orné, il décrivait, dans une première partie analytique, les pièces robustes du monument, la propriété, la famille, l’État ; une seconde partie de synthèse était le séjour de l’auteur dans la famille Ouang-Ming-Tse, une véritable idylle économique, attendrissante et détaillée, d’émotion pittoresque et qui donnait envie de vivre là-bas ou comme là-bas, dans ces petites demeures si propres, au centre d’un enclos fertile, où chaque objet est à sa place, où le labeur est minutieusement réparti, aux odeurs d’aromates, de laque et de tradition, où les vivants travaillent et sommeillent à côté de leurs ancêtres morts, connus et vénérés, où tout s’accumule, se symbolise et rien ne se gâche, où l’homme fait partie d’un arbuste, la famille, qui pousse et grandit au même coin de sol, ombrage un bonheur resserré.

La Cité Chinoise n’a pas fait que des admirateurs théoriques. Un ancien major de l’armée anglaise, M. R. Poore, un de ces esprits sages et résolus qui sont l’orgueil, et la force de leur race, a été frappé des immenses avantages que présentait la civilisation de ces êtres jaunes et long nattés, et des périls sans cesse accrus qui s’accumulent autour de la nôtre.

Établi dans le comté de Wiltshire, à Winsterslov, bénéficiant de toutes les libertés que laisse à l’initiative individuelle la législation anglaise, il a commencé là une expérience singulière, peut-être pleine d’avenir, un essai d’organisation à la chinoise, par groupements de familles qui cultivent chacune un lot du sol à elle attribué, associent leurs intérêts et leurs affections, se rangent sous la discipline d’une sorte de conseil des anciens et des plus sages. Ceux-ci, à intervalles fixes, réglementent le travail, tranchent les litiges, tiennent les livres de raison où s’inscrivent les récoltes, les bénéfices, les années mauvaises, les décès… Une pareille tentative n’est pas, on le pense bien, de résultat immédiat. Néanmoins l’esquisse a réussi et progresse, et quelle fierté ce doit être pour M. Eugène Simon de se dire qu’un petit coin de terre se conforme à des règles qu’il a méticuleusement tracées ! Réaliser une œuvre pacifique que l’on croit bonne et dont le rêve absorba votre vie, quelle joie plus vive ? M. Godin fut à Fourier, pour le phalanstère de Guise, ce que le major Poore est à Eugène Simon.

Profond sentiment de la fraternité humaine ! On nous affirme que l’égoïsme mène le monde et pourtant tel petit conseil municipal ordonne la plantation d’une avenue d’arbres dont il ne verra pas l’ombrage ; pourtant il naît des Proudhon, des Fourier, des Le Play, des Eugène Simon, des hommes que le sort de l’individu préoccupe moins que celui de la société, qui placent leur idéal dans le groupe. Ils sont les carrefours de nos sensibilités. Dans leurs œuvres ou se reconnaît, on s’appelle, on se sent les coudes. Tandis que les grands artistes nous font camarades d’admiration ou de pitié, eux nous font amis de compassion et d’intérêt. La fièvre qu’ils nous communiquent a quelque chose de pratique, de tangible, de moins verbal ; c’est ce qui ennoblit tellement leur rôle…

Sur la Terre et par la Terre a paru ici même. Je n’ai donc point à analyser le livre pour les lecteurs de la Nouvelle Revue. Il est d’ailleurs si dense et de ramifications si nombreuses que la besogne serait trop rude. Il commence par une sorte de cauchemar qui va de l’effrayant au doux, de notre société qu’écrasent l’industrie mal comprise ou l’agiot à la société si cohésive des Chinois. Il n’était pas besoin de ces évocations pour nous démontrer que M. Eug. Simon est un poète. Mais il est un poète d’un genre spécial et que Platon, je pense, n’aurait banni de sa République. Intimement persuadé que l’homme souffre surtout de deux maux, la crainte de la mort, l’inhabileté à tirer parti des richesses qui l’environnent, il propose hardiment ses remèdes. Déplacer le paradis du ciel sur la terre (d’où le titre de l’ouvrage), organiser notre monde suivant nos aptitudes et suivant nos besoins, reconstituer la famille, la planter fortement dans le sol qui fait son droit, son énergie, sa durée, fonder le culte des ancêtres, garants du bonheur des vivants.

Ceci c’est la trame générale. Mais le détail est savamment suivi, chaque objection levée, chaque difficulté résolue. On sait qu’à l’heure actuelle les utopistes et révoltés se rangent sous deux bannières opposites : le socialisme annihile l’individu ; il prône la toute-puissance de l’État, le retour à celui-ci des mines, des banques, des chemins de fer, et sacrifie la liberté à la satisfaction des besoins. Non qu’il néglige les ressources morales ; mais il les place en deuxième rang, son but est d’organiser, le travail pour tous et par tous, grâce à l’association aussi bien nationale, entre ouvriers d’un même pays, qu’internationale. Basé sur des revendications justes, sur des motifs inéluctables, et d’une mise en pratique plus aisée qu’on ne croit, utilisant l’idée coopérative qui est noble et humaine, le socialisme a le vice grave de supprimer la patrie et de faire du citoyen un automate. En face de lui l’anarchie, qui est moins une doctrine qu’un mouvement expansif de l’individu et réclame pour toute personnalité le plus grand développement, sans freins ni barrières, l’anarchie apparaît un jeu de l’esprit, une métaphysique fruste, sans réalisation possible.

L’idéal de M. Eug. Simon est également éloigné de Karl Marx et de Kropotkine. L’auteur de la Cité Chinoise a des points de contact très nets avec Tolstoï et surtout avec Le Play. Ce dernier fut un grand esprit, tenu longtemps en suspicion pour ses opinions religieuses, car Homais, quoi qu’on en dise, n’est pas mort. Chose étrange : Le Play, qui croyait au paradis, a défendu une thèse très voisine de celle d’Eug. Simon et il suffira, pour s’en convaincre, de lire dans la Réforme sociale le chapitre intitulé : l’Agriculture par la famille-souche. Toutefois il est des différences : Eug. Simon insiste sur l’amour de ta terre. Elle est la grande génératrice de bienfaits ; mais, pour qu’elle les dispense, il faut l’aimer. Dans la grande culture on ne connaît pas l’endroit qu’on ensemence. C’est l’anonymat. Aucune affection réciproque. Au contraire la méthode chinoise assimile l’homme au sol qu’il féconde et légitime la propriété. On se rappelle, dans la Cité antique de Fustel de Coulanges, le beau passage où l’admirable historien nous montre cette même propriété fondée primitivement sur le droit qu’a tout sédentaire de conserver la place où son père est enseveli, légitimée par la sépulture. Le sol et le travail du sol, la propriété, la famille, le culte des ancêtres, quatre propositions connexes, chaîne dont chaque anneau indispensable motive et nécessite le suivant. Et puisque l’homme est partout l’homme, la Chine n’eut pas le monopole de ces vues profondes et si vraies. Il est en Europe, il est en France même des inclusions de territoire qui témoignent d’une pareille sagesse. C’est précisément dans des contrées célèbres par le patriotisme et la force des habitants qu’on retrouve ces curieux vestiges : chez les Basques, en Nivernais.

L’institution des biens communaux encore vivace sur plusieurs points permet à Eugène Simon de tracer une esquisse des réformes selon son rêve immédiatement possibles. Que les communes tentent, encouragées par l’État, des expériences sur ces biens communaux. Qu’elles les confient à un petit groupe de dix familles, ainsi que cela s’est fait en Angleterre. Que là où les biens communaux n’existent pas, on achète du sol aux grands propriétaires. Si ceux-ci refusent, qu’on procède au besoin à des expropriations… Mais, hélas ! en faut-il du temps et de l’effort pour modifier ainsi le sol d’un grand pays. Et certes les réformes projetées sont séduisantes. Certes la misère et la dépopulation sont deux fléaux conjoints qui chaque jour augmentent. Certes tout le monde abandonne les campagnes pour se précipiter vers les villes. Plus d’agriculture, partout une industrie meurtrière. Plus de travail libre et joyeux. Partout le prolétariat, aussi lugubre que l’esclavage. Bientôt il n’y aura plus de citoyens, il n’y aura qu’une poussière mobile. Les idées révolutionnaires, vous dira Eugène Simon, ne germent que dans les esprits détachés du terroir.

La question de l’impôt serait tranchée, dans l’hypothèse chère à notre auteur, par un impôt foncier unique et proportionnel. Celui-ci n’entraverait point la petite culture, mais ruinerait les trop grands propriétaires. Il fut déjà proposé par Henry Georges dans son fameux ouvrage : la Nationalisation du sol. Le Play qui, lui, prônait, en somme, avec sa famille-souche, une sorte de régime féodal modernisé, Le Play insistait surtout sur la réforme de l’héritage. Le partage forcé lui semblait une des causes les plus vives de désorganisation de la famille et il réclamait en première ligne la liberté testamentaire. Ces opinions diverses nous montrent comme tout se tient dans la question sociale. Un État est une solution cristallisée. On ne peut modifier le type d’un cristal sans modifier aussitôt celui de la masse.

Ces réflexions trop brèves et dispersives, je ne les regretterai point si elles vous font lire le livre d’Eugène Simon, vis-à-vis duquel les périodiques même spéciaux ont gardé cette attitude réservée qui sied à l’envie comme à l’étonnement. C’est qu’hélas ! la vieille économie politique a fait son temps. Elle ne satisfait plus personne, et ses derniers défenseurs regardent avec tristesse les débris de Ricardo, d’Adam Smith, de Quesnay péniblement recousus par nos opportunistes effarés du grand mouvement actuel des esprits.

(Téodor de Wyzewa : Valbert ou les récits d’un jeune homme)

Voici un livre écrit d’un style charmant et rare, avec les brisures, les pauses et les césures du xviiie  siècle, avec la fièvre de la phrase moderne, un livre où le héros, jeune homme intellectuel, court après sa sensibilité comme l’autre courait après son ombre, et promène, dans des velléités passionnées, une âme de ratiocinateur à outrance, bondé de lectures qu’il veut convertir en vie et de jugements qu’il prend pour des élans du cœur ; voici un livre joliment construit, quoique sans lien apparent, par un enchaînement successif d’anecdotes brillantes et lucides dont chacune reflète un coin de caractère. Or depuis que ce Valbert a paru, personne ne s’en est occupé. On n’a pas vu, ou l’on a feint de ne pas voir, qu’il y avait là, relevée avec une grâce délicate et minutieuse, la carte nouvelle du pays du Tendre, en maint endroit, hélas ! desséché, sources taries, petits arbres demi-poussiéreux, horizons tout rayés d’un doute mélancolique, statuettes de l’Amour brisées sur l’herbe. Et cependant chacun porte dans son cœur quelques-uns de ces aspects élégants et détruits, cadavres des combats que se livrent à perpétuité géométrie et finesse.

Le chevalier Valbert est un neveu de Rousseau. Il tient de son oncle l’impressionnabilité excessive, le perpétuel frisson que communiquent les choses et les êtres à une nature tumultueuse, le don de se châtier soi-même, le désir sans cesse tendu et qui épuise sans se réaliser, un goût très vif pour le mépris, le remords, et, dans les intervalles, une angoisse mélancolique où s’humanise le monde extérieur. Toutefois, bien qu’épris de spontanéité et cherchant à délivrer son âme, Valbert est fils de l’analyse. C’est ici que M. de Wyzewa, si admirateur de la littérature d’imitation, déploie une originalité qui fait, sans paradoxe, la valeur de toute œuvre d’art. Son jeune homme, qui demande de l’amour comme un supplicié demande à boire, argumente sur sa soif avec une dialectique merveilleuse et serrée ; il se regarde, il se surveille, il s’épie : il note ses tressaillements, les plus vagues contours de ses rêveries d’actes, si électriquement nerveux que ce qui l’attirait le repousse, que ce qui le repoussait l’attire et qu’il oscille d’un pôle du vouloir à l’autre d’une manière presque monotone. Son cas n’est point banal : il a la tête bourrée de lectures qui ne s’évanouissent jamais complètement et laissent une trame douloureuse où la vie vient peu à peu se tisser en dessins prévus, alors qu’il serait si charmant de la voir cristallisée en liberté, tel le givre blanc sur les vitres. Il eut l’amour de la philosophie, des pays abstraits où l’on s’enfonce indéfiniment, qui grisent comme les glaciers, comme la mer, mais d’où le retour est desséchant et maussade. Or il est revenu si vite ! Quand son ami le trouve pour la première fois sur les marches du théâtre de Bayreuth ou sur les ruines de ses illusions logiques, il n’a plus qu’un besoin, raconter frénétiquement les aventures de son imagination troublée, chaotique, surchargée de connaissances au point d’être un sinistre automate et n’aspirant qu’à la plus riche, à la plus généreuse expansion vitale. Ses anecdotes ne dévoilent que lui-même. Infortuné chevalier ! Nous avons tous une parcelle de son mal. Sur la route chaude de la passion, où les arbres tendent leurs branches d’ardeur, où le ciel palpite de fièvre, il voit venir quelques douces silhouettes si belles à distance, mais que l’approche dégrade et dissout. Aussi ne leur demande-t-il pas l’impossible, à ces pauvres filles de rue ou de chambre, ou de théâtre, ou de bourgeoisie ? Une seule est conforme à son mirage : cette amie si troublante, hors du réel, qu’il évoque et caresse et adore, qui s’évanouit un jour, comme elle était venue, à l’improviste et pour jamais. Comme il gâche tout, ce Valbert, avec une sorte de joie de saccage et de sacrilège ! Il vante la bonté, la pitié, la simplicité de cœur, mais il semble que c’est pour mieux jouir des tortures qu’il inflige à tous ces repos de l’âme. Pas un coin de lui qu’il n’ait exploré, pillé, dévasté. Cependant il n’est pas sec ; on le plaint, on voudrait le consoler ; ici encore on serait dupe ; car il aime la consolation, non par tendresse, mais par perversité. La perversité n’est-elle pas cette tournure d’esprit qui nous pousse à provoquer ou conjoindre artificiellement des sentiments naturels ?

Recouvre-t-on jamais la sensibilité perdue ? Grave et douloureux sacrifice ! Et qui le consomme ? L’éducation, l’habitude, les fréquentations, le mauvais usage de la parole pour le mensonge et la banalité. L’homme se développe par stades successifs. Rappelons-nous notre enfance. Elle était toute sensibilité, source limpide et fraîche. Là encore nous allons puiser quand nous voulons étendre, adoucir le vin âcre et noir de l’âge mûr. Comme les choses entraient loin en nous ! Telle petite circonstance d’alors, localisée de telle façon, nous émeut encore avec une vigueur prodigieuse et traverse les croûtes, les stratifications que l’usage de la vie dépose sur nos mémoires. Ensuite vient la sensualité, obscène et bondissante, qui déforme les traits à l’âge ingrat, bouleverse le caractère et, refrénée par la discipline maladroite des collèges, accumule du vice pour plus tard. Puis, au sortir de cette fournaise, c’est une réaction abstraite, et, chez quelques-uns, presque mystique. Et cette heure coïncide avec la curiosité universelle, avec la préparation aux grandes écoles. On s’encombre, on se surcharge l’esprit de notions, de classifications, nouveaux dogmes si durs, si féroces, évangiles de la science impitoyables et qui ne parlent que de mort. Après viennent les tristesses, les charges de la vie que nul rayon n’éclaire plus, et l’on s’étonne des aspects moroses et les sots crient au pessimisme, et les mêmes sots s’indignent si quelques-uns, épouvantés d’un horizon noir et métallique se tournent attendris vers l’enfance d’eux-mêmes, des autres et de la race, et crient : « De l’émotion, de l’émotion ! » plutôt que : « Des lumières, des lumières ! » Eh ! des lumières, nous en avons tellement que l’obscur est encore plus opaque autour d’elles. Oui, toutes lumières crues, insolentes, aveuglantes, de prétendu progrès, de gaz et d’athéisme, d’électricité positive, qui brûlent les regards et n’éclairent que le riche, lumières mal promenées, aux endroits dangereux, tenues par des mains d’audace et de haine, bientôt détestables et détestées !

En lisant les aventures du chevalier Valbert, ces projections d’un égoïsme qui voudrait se retremper dans l’amour, l’on songe invinciblement à l’énergie de cet amour qui anima en effet tous les héros, jusqu’aux intellectuels, et fut le sol vibrant de leurs magnifiques conceptions. Cette sensibilité si vive de l’enfance, les femmes la prennent sur leur douce poitrine, la caressent et la chauffent et la rendent à nouveau active. Je vois Mme de Warens se promettant au transporté Rousseau dans son mélancolique jardinet, la vie de laitage et de volupté sous les frais ombrages des Charmettes. Je vois la Lili de Goethe, coquette et rieuse et fuyante : Béatrice, fleur venue du Paradis, pétale de la grande rose qui tournoie, odorante et sonore, devant la majesté divine ; et Laure, et Mme de Beaumont, et Mlle Volland et tant d’autres qui animèrent de leur souffle léger les rêveries des hauts penseurs, brisèrent en émotion leur force logique, firent de leurs fins cheveux les fils de leur raison. Comme l’humanité doit leur être reconnaissante à ces adorables verseuses de désir et de joie ! Si les Champs Élysées ne sont un leurre, toutes en toilettes claires, sous les feuilles mystiques, doivent s’y féliciter de leur œuvre, s’enorgueillir en entendant monter vers elles nos prières et nos louanges confuses.

Il faut rendre cette justice à M. de Wyzewa qu’il fut l’un des premiers à prôner ce retour à la sensibilité dont tant de jeunes gens sont épris aujourd’hui. Dans un livre gracieux et profond que j’ai analysé ici-même, dans l’Ennemi des lois, Maurice Barrès avait posé le problème avec plus de netteté encore qu’on ne le remarque en Valbert. Il avait montré son personnage entre deux femmes souples et charmantes dont l’une personnifiait la logique et l’autre l’émotion. Le chevalier, quoique plus entouré, est bien plus seul qu’André Maltère et cette solitude qui le rend si malheureux finit par nous faire envisager sa phtisie comme une promesse de délivrance encore plus que comme une explication à de telles bouffées émotives. J’ai entendu reprocher à ces récits passionnels leur décousu ; je ne suis point de cet avis. Ce que raconte un homme n’est jamais décousu si ce qu’il raconte tient à sa personnalité. Et c’est son propre développement rationnel et sensible que Valbert analyse sous nos yeux et qu’il étiquette de noms féminins en se dupant avec le mot amour.

(Les auteurs gais)

La gaîté c’est la fleur de France. Elle pousse sur les coteaux modérés, tournée vers l’air et la lumière, et embaume toute notre littérature. À chaque tournant on la retrouve sur sa tige de bon sens souple ou vivace. Même aux époques tragiques, de haine et d’eau-forte en pleine morsure, elle interrompt les fureurs, elle est une rémission, un repos sur le visage du satirique. Quand Rabelais, voyageur du mot, botaniste d’idiomes, véhément assembleur d’invectives, s’assied un instant au revers d’un fossé de Touraine, cueille et respire la gaîté, quelle détente ! Jusqu’à Pascal qui la ramasse, la mêle à son fouet d’herbes dures récoltées autour de Port-Royal, aux Provinciales. Voltaire l’a tellement portée qu’elle en sécha sur sa maigre poitrine et perdit son parfum. Tout près de nous Renan la pila dans ses cassolettes et la fit tournoyer devant l’autel du doute.

Or voici Georges Courteline qui, à un niveau plus modeste que ces illustres prédécesseurs, s’annonce comme un excellent auteur comique. Son dernier volume, les Ronds de Cuir, amusera ceux qui l’ouvriront. Il crépite de remarques bouffonnes et vraies, de cocasseries de mot et d’idée, et, sous la loupe de la caricature, la bonté grossit avec le reste, une bonté très curieuse, nuancée d’une mélancolie passagère et furtive qui rend le rire plus savoureux. On trouvera là, poussés en allégresse, tous les tics, toutes les manies, toutes les inclusions de la sottise dans l’habitude qu’exalte la vie sédentaire des bureaux. Encore les Ronds de Cuir ne sont-ils pas le chef-d’œuvre de Courteline. Il est un livre de lui, le Train de huit heures quarante-sept, lamentable odyssée de deux soldats en congé, qui concentre et résume vraiment la servitude militaire sans exagérations ni amertume : L’existence est une comédie pour ceux qui pensent, une tragédie pour ceux qui sentent , a dit Swift. Ainsi formulé le précepte est faux. Pour atteindre au comique, un certain dosage de l’observation et de la sensibilité est nécessaire qui maintient l’âme en équilibre et la verve en saine énergie. Le 51e Chasseurs, recueil de nouvelles sur la caserne et les oppositions, les fantaisies de la discipline, donne la même note juste et bouffonne. Les deux qualificatifs semblent jurer entre eux ; pourtant il est certain qu’une imagination outrancière et à déviations excessives, telle que Mark Twain en Amérique par exemple, effare et déroute les esprits français. Nous rions peu à la pantomime anglaise où l’on s’arrache les yeux, où les dents tombent comme du riz tandis que la maison s’effondre et que le policeman éclate en morceaux. Enfin Courteline a écrit de-ci, de-là quantité de nouvelles dont une, particulièrement exquise, Boubouroche, mise à la scène, frise Molière.

Pour les Ronds de Cuir, Marcel Schwob, le conteur déjà célèbre, l’auteur de Cœur double ou du Roi au masque d’or, s’est mis en frais d’une ravissante préface où il recherche l’essence du rire avec finesse et, chose rare, avec gaîté. Difficile sujet que le rire ! Les philosophes qui s’y sont attachés, Herbert Spencer entre autres, l’ont fait sur un ton lamentable. On dirait une matinée-causerie, au Palais-Royal, des employés des pompes funèbres. Schwob considère le rire comme résultant d’une entorse apparente aux lois fatales qui nous enserrent. Le sentiment même rapide d’une liberté possible est allègre. Celui qui tombe par terre nous paraît narguer la pesanteur. Il devient une exception momentanée de la nature. La queue de mots, le calembour nous font rire parce qu’ils créent des concordances artificielles entre objets complètement dissemblables. C’est la grimace d’une nécessité. J’ai pour ma part entendu l’anecdote suivante qui vient à l’appui de l’hypothèse : une vieille dame racontait en omnibus ses malheurs de famille : son mari était mort d’une insolation au Sénégal ; son premier fils avait été tué par les indigènes ; le second avait disparu dans un tremblement de terre. Jusque-là tout allait bien et la vieille dame récoltait la compassion générale que méritaient tant d’infortunes. C’était la zone de pitié, de fraternité devant le destin. Elle eut le tort de dépasser la note en certifiant que son troisième fils avait été dévoré par un crocodile. Tout l’omnibus éclata de rire.

Certes, l’intervention du crocodile, personnage inhabituel et de nom burlesque, fut pour beaucoup dans cette déplorable attitude. Je ferai remarquer à ce propos combien les animaux surtout exotiques portent à la gaîté. Le cou de la girafe, la trompe de l’éléphant, le dos rugueux et velu du tatou, le sautillement du kanguroo, autant d’objets qui dilatent le visage des petits enfants et ne sont pas sans satisfaire les grandes personnes. Cette adorable confusion d’organes exagérés chez les uns, ratatinés, rentrés ou supprimés chez les autres, aptes à des fonctions fort variables, l’emportent à coup sûr en comique sur les théories évolutives et les réflexions d’un Darwin. Toutefois, il dégage aussi son plaisir le spectacle du savant sûr de lui qui dénombre les vertèbres du cou, les muscles de la trompe, les écailles du dos, met là-dessus de petites étiquettes absolument conventionnelles et finit par prendre un artifice d’étude pour une théorie expliquant l’univers, domptant la Providence.

Oui, je demande pardon du blasphème, mais je crois la besogne d’un auteur comique plus haute, plus bienfaisante que celle d’un zoologue, ou d’un botaniste, ou d’un géologue, ou d’un chimiste, ou d’un physicien ou d’un mathématicien, ou d’un médecin illustre. Tous ces messieurs, quel que soit leur talent, leur génie, nous trempent dans des bains noirs, dans des atmosphères moroses, ils nous montrent la proie de la nature, victimes d’un immense engrenage où tout est commandé, rétribué, inéluctable. De quelque côté que l’on se tourne, ce sont visages sérieux devant un mur sombre bordé de tombeaux. Parbleu, la vie n’est pas si longue qu’on la passe à signifier la mort ! Les maîtres du rire, au contraire, nous donnent l’illusion délicieuse que tout suit la volonté humaine. Ils nous versent le vin pur et frais de l’acte, bouleversent et cassent ces pipes d’opiums intellectuels, ces alambics, fioles et bocaux. Ils donnent aux choses des figures d’êtres, écarquillées, bizarres. Le tonnerre éclate de rire. Les bosses du sol, des animaux, des arbres et des bossus proéminent par l’effet du rire. Il est le déformateur prodigieux, celui qui délie Prométhée ou lui fait narguer le vautour. Accumulons, par la bonne humeur, de l’énergie sous toutes ses formes ! Ce n’est pas pour rien que nous sommes détachés du sol quant aux membres antérieurs, capables du sentiment, ce luxe de la sensation, et du mot, ce luxe du geste, aptes à agiter notre physionomie sans but déterminé, pour le plaisir. Viennent les deuils ! Viennent les catastrophes ! Elles nous abattront sans nous tuer. Le souvenir des heures joyeuses s’infiltrera dans le fleuve ténébreux. Que nos plus durables reconnaissances, que nos plus fières statues soient pour Rabelais, pour Swift, pour Cervantes, pour Molière, pour ces amplificateurs de la vie qui nous enorgueillissent de réel comme les poètes nous transportent de rêve, qui lèvent le rideau sur la farce éternelle.

« Que de lyrisme pour Courteline ! » vont s’écrier quelques lecteurs. Eh bien, Courteline a poussé au bon moment, si national qu’il en est presque montmartrois. Parmi les actuels contorsionnistes de la phrase, il a la gambade neuve ou drôle. Il n’est pas méchant, chose déjà comique. Il a l’œil pittoresque, l’oreille impressionnable, le verbe saugrenu. Il fait son bouquet de l’existence courante sans rien mépriser, ni rien perdre. Cent lignes de lui chassent pour une journée la bile de quelques milliers d’âmes. Quand les événements quotidiens s’entendent pour nous attrister, nous contracter, nous énerver, lui ne s’ingénie qu’à nous distraire. Et que nul n’ait honte de son plaisir. Il y a sous ce vêtement burlesque assez de talent pour animer quinze pessimistes tous jaloux les uns des autres. Cette fougue est ornée quand elle veut, malicieuse ou brutale suivant un rythme original et rare.

Il y aurait une étude curieuse à faire sur le comique suivant les pays. Rabelais, c’est la cuve immense où fermente en une fois tout notre vignoble de France : le nord, le centre et le midi, provincialismes et caractères locaux sont mêlés, exprimés en un jus de vigueur, de saveur définitives où les meilleurs désormais prendront leur liqueur essentielle. Telle est la folie du terroir. Le soleil de l’Espagne a mûri don Quichotte, l’opposition primordiale du bon sens raisonneur et de l’exaltation imaginative. L’humour saxon, qui se nourrit d’idées générales et souvent se brise en amertume, en désespoir, a donné le Voyage de Gulliver et le Conte du Tonneau, satires profondes, irrémédiables, où le rire grince et devient torture. Mark Twain sort de l’Amérique tel qu’un diable bien autochtone, raillant les réclames colossales et le reportage à outrance. Mais si dissemblables que soient ces maîtres, de vives affinités les rapprochent. Leur facilité d’étonnement leur fait de l’habitude un monstre et de la difformité une habitude. Ils voient selon un horizon incliné où les choses et les êtres roulent, se culbutent, s’entrechoquent. Leur verbe paraît neuf et grisant et leur œuvre ne peut pas vieillir.

Que ceux que ce problème passionne se procurent le beau livre d’Arsène Alexandre sur la Caricature à travers les âges. À la lumière des haute dessins de Daumier, de Goya, de Callot, de Rowlandson, ils verront plus nettes les frontières et plus nets les points de jonction. Alors le rire leur apparaîtra comme l’inscription musculaire d’un état d’esprit singulier, sorte de lyrisme inverse. La conscience, fatiguée du monde, ne se contente plus de le subir. Elle réagit contre lui et le déforme pour s’affirmer. Quelles que soient ses multiples origines, le comique manifeste ainsi au summum l’expansion de la personnalité. Il est, en face de la nature, l’attitude guerrière de l’individu.

(Gabriel Hanotaux : Histoire du cardinal de Richelieu)

Voilà un beau, un grand livre. Il est sans parti pris, mais il n’est pas flottant, car il a, comme axe, une idée directrice qui est une intention morale. Il est de détail minutieux, fourmillant de recherches spéciales, de documents neufs, et tout éclairé par endroits de généralisations hardies. Encore qu’il ne soit qu’un portique et le premier volume d’une série complète, enserrant l’existence du surprenant cardinal, il a l’aspect et l’harmonie d’un tout, un mouvement de pensées et de récits qui lui font une vie individuelle et achevée.

L’analyse d’un pareil labeur serait forcément tronquée, inutile. Que le lecteur curieux se réfère au texte lui-même. Nous nous contenterons de fixer les points de réflexion historique et philosophique qui nous ont paru, danse cette œuvre magistrale, servir de centre et d’appui, autour desquels tout s’organise et se coordonne.

Avant la plante, le terrain. Le livre s’ouvre par une description morale du Poitou, contrée à deux visages, à la fois mer et montagnes, nord et midi, centre et frontières, le Janus de nos provinces . C’est là l’origine des Richelieu. C’est là qu’est leur château : pays savoureux, de forte empreinte. Tourné vers la Touraine, il donne Descartes et Rabelais et Viette ; La Fontaine et Voltaire en tiennent indirectement. Nous sommes au cœur de la tradition nationale. Il semble que les illustres représentants de cette région aient, comme trait commun, le lumineux bon sens, la logique limpide et profonde. Ces qualités, admirables pour la pensée, que ne donneront-elles pas à l’action ? L’histoire héréditaire des Du Plessis est scrupuleusement analysée ; les deux capitaines Richelieu, le moine Richelieu, les Rochechouart, enfin ce père extraordinaire, le grand prévôt, le favori de Henri IV, nous montrent une race véhémente, prompte à la vengeance, à l’étroit dans un pays resserré et les habitudes étriquées des gentilshommes provinciaux de l’époque, et faisant parler d’elle très au loin. Le grand prévôt, François de Richelieu, par son union avec une bonne famille de robe, les Laporte, mêla à un sang tumultueux un filet de cette prudente sagesse qui bride et concentre les forces d’expansion. Ainsi, peu à peu, sans que l’auteur ait l’air d’intervenir, se complète, avant la naissance du futur cardinal, le tableau des hérédités où il puisera, des influences de contrée et d’époque qui déterminent par leur union une des plus caractéristiques figures de notre pays. Nous remarquons que Richelieu ne fut pas complètement le fils de ses œuvres. Il eut d’emblée un nom, des relations puissantes, l’appui de la clientèle paternelle, les vingt années gagnées d’avance dont parle Pascal.

C’est à Paris qu’il naquit, selon toute vraisemblance, le 9 septembre 1585. Les premières études, les années de collège et à l’Académie de M. de Pluvinel, la vocation et les travaux ecclésiastiques, tout est raconté avec une intimité charmante. Il arrive trop souvent qu’ayant à montrer un grand homme, l’historien le voit tel dès le berceau et ne le touche que d’une main respectueuse, en tremblant. Ici rien de semblable. L’adolescent se crée, se développe à loisir, ni précoce ni tardif, et ses merveilleuses qualités d’équilibre sortiront, comme il faut, à la maturité. Il est nommé évêque ; il brille en Sorbonne. Il va à Rome. Serait-ce une loi du destin que la plupart des héros, comme dirait Carlyle, dussent recevoir le baptême de l’Italie ! Richelieu se mêla à la cour des cardinaux, aux intrigues. Il prit sans doute sur le vif quelques décisifs enseignements, des axes d’expérience. Nommé à l’évêché de Luçon, il administra avec habileté. Ici s’intercale un bien curieux chapitre sur les amis de jeunesse, ces amis que subit et domine tour à tour une intelligence supérieure, les premiers jansénistes, Duvergier de Hauranne et l’abbé de la Cochère, Bérulle, enfin cet énigmatique père Joseph qui fut l’imagination ardente au perpétuel service d’un ambitieux froid. Quel singulier état d’esprit révèle cette correspondance du père Joseph avec les petites nonnes d’un couvent du Poitou, dont il dirige de loin les consciences au milieu des plus grandes affaires. Il les appelle ses chères filles, ses chères colombes, il leur raconte les soucis du pouvoir. De semblables lettres nous introduisent dans des régions que nous ne soupçonnons guère. De ces cœurs aux ondes mêlées il reste peut-être encore aujourd’hui des vestiges. Les véritables intrigues commencent pour l’évêque de Luçon avec les élections aux États généraux de 1614. Il était venu une première fois à Paris flairer les grandes affaires. L’heure n’était pas favorable. Les portes ne s’ouvrirent point. Cette fois il revient pour la réunion des États, fier de la réussite, et du vent plein ses voiles. Il n’a pas trente ans. Voici le portrait que trace de lui Hanotaux.

Sur un corps maigre, droit, élancé, une figure longue et pâle, encadrée d’une chevelure noire, tombant en boucles abondantes, un nez long, fort, busqué, se rattachant, par deux sourcils élevés, comme étonnés, à un front imposant et grave, une bouche charmante, pleine à la fois de volonté et de sourires ; l’ensemble de ces traits expressifs caractérise une physionomie dont la forte construction aquiline se dissimule encore sous les grâces de la jeunesse. La moustache, relevée gaiement « à la soldade » et la royale, taillée en pointe, affinent et allongent encore cette figure triangulaire qui s’aiguise et luit dans l’acier d’un regard vif et tranchant… Vêtu de la robe violette, coiffé du bonnet carré, portent le large col blanc qui convient à la pâleur de son teint, la main en avant, allongée et très fine, jeune, prompt, fébrile, l’évêque de Luçon s’avance dans la foule des inconnus, du pas ferme d’un homme qui se sent parti pour les longs chemins,

Ici la toile se baisse, et ce n’est pas une des moindres originalités de ce premier volume qu’elle se relève sur un immense décor de la France en 1614, au moment même où Richelieu arrive aux affaires. Nous avons assisté à la formation de ce jeune caractère. Nous allons voir maintenant la masse qu’il doit mouvoir et pétrir. Nous saisirons entre cette pâte fluide et l’ouvrier les concordances qui permettent le succès, les discordances qui font l’obstacle. Nous comprendrons comment l’homme d’État suit et guide tour à tour le développement de son pays, des mœurs aux institutions et de l’instinct à la coutume. Cela c’est le côté grave, le sous-sol sérieux. Mais que de constructions élégantes et fragiles ! Hanotaux est autant écrivain qu’historien ; par là il relève de la critique littéraire. Ce qu’il a voulu pour cet ouvrage qui est une part de lui-même, c’est un style adéquat à l’époque, c’est-à-dire sans discours ni ornements vains, précis et un peu sec et dont la saveur ne vienne que par l’usage, ainsi que pour ces petits fruits des champs dont on cherche le goût par la quantité. Ses phrases serrées et courtes réjouissent la raison avant l’œil ou l’oreille. La tentation était dangereuse : raconter un des pères de la tradition et ne jamais tomber dans le banal. L’auteur y a réussi, grâce à une identification complète avec les gens qu’il restitue à la vie. Il revêt leurs préjugés, leurs querelles, leurs enthousiasmes. C’est un tour de force de mimétisme. Lisez cet aperçu des provinces : quelle connaissance profonde des caractères, des relations et des divergences formées entre le nord et le midi, l’est et l’ouest ! Ces cadres mêmes sont trop vastes. Hanotaux s’attache au détail. Il a questionné le Gascon, l’Ardéchois, l’Auvergnat, le Lyonnais. Il a regardé les plaines du Berry et du Poitou, les vallées grasses et noires de Touraine ; il sait que le Breton n’est presque pas Français et que le Champenois l’est absolument, résolument, concentre sur son petit miroir moqueur les traits les plus vifs du tempérament et du caractère national. Il juge objectivement ces variétés, sans prendre parti, comme un naturaliste, étiquetant les groupes et les individus. Il ne se laisse pas griser par le verbe comme Michelet, emporter par une fougue amplifiante à la Carlyle, mais sa verve nourrie n’omet rien, ne laisse rien dans l’ombre. Il sait que ce tableau des provinces est un des éléments actifs de son œuvre.

C’est qu’en effet, il y a une thèse dans cette Histoire du cardinal de Richelieu, une thèse qui anime tout, passionnée sous des dehors calmes. C’est la défense de l’idée de patrie. Vous criez : qui la met en doute ? Hélas ! beaucoup de monde aujourd’hui ; je ne parle même pas de telle ou telle patrie. Mais des penseurs, et non des moindres, ont célébré la fraternité universelle qui n’est que le premier bégaiement de l’internationalisme menaçant, et il est remarquable combien les raisons d’intérêt revêtent dès l’abord des masques sentimentaux. À la façon dont Hanotaux défend la centralisation, l’idée jacobine, puisqu’il faut lui donner son titre moderne, nous devinons qu’il l’assimile à l’idée de patrie. Elle est le levain qui dispense aux citoyens la force, sans annihiler les différences. Et c’est parce que Richelieu lui paraît le plus haut représentant de cette image si forte et féconde qu’il l’a choisi, et qu’il nous explique son histoire, où il voit l’histoire de chacun de nous en tant que Français. De la façon dont notre pays s’organisera, se groupera par agrégats d’importance décroissante, mais soumis à une autorité centrale, mais recevant du cœur un sang méthodique et chaud, de cette façon ambiguë et discutée dépend en réalité notre avenir. Sous des formes encore vagues et timides, le fédéralisme sort une main de chaque province et fait des signes. Ces signes effraient les perspicaces. Le fédéralisme est de sources diverses : besoin d’autonomie locale, jalousie du centre, peut-être mystérieux retour aux modes et aux mœurs passées. Une grande contrée telle que la France ne change pas sa cristallisation en un jour. Ce Richelieu qui nous paraît si calme et si hautain par la distance, comme ces marbres antiques que nous croyons froids parce que nous comprenons moins les passions qui les animaient, ce terrible cardinal fut un révolutionnaire. Le manque de soubresauts et de brusqueries a fait la durée de son œuvre, parce que chaque jour marquait un progrès de cette volonté perpétuellement tendue. Suivant la tradition de Philippe le Bel et de Louis XI, il a fait un faisceau, la hache au milieu, du pays qu’ils administrèrent, et dont quelques-uns voudraient aujourd’hui disperser les baguettes. Prenez garde ! leur crie Hanotaux. La patrie est à la fois dans la centralisation et dans la mesure. Le fédéralisme tendra vers des individualités, des groupes faibles, des vies éparses qui ne pourront plus se rejoindre. La norme perdue, vous oscillerez de la province à l’internationale, de l’égoïsme à l’humanitarisme vague ; or, la France pâtira, car son climat, sa situation, sa politique, le caractère de ceux qui la peuplent s’opposent résolument à l’un et à l’autre. Privée de l’harmonie, de l’équilibre nécessaire à son existence, elle périclitera. Le seul remède est dans la volonté traditionnelle, la conception robuste de l’État, telle qu’elle anima vers 1614 un jeune évêque de trente ans, ignorant des philosophies, mais porteur de sa race, puissance de ténacité cohésive.

Cette grande idée une fois dégagée, il faudrait vanter la marche sûre des arguments et la cadence serrée des preuves. Les pages sur le Louvre et la Cour sont exquises. S’inspirant de Saint-Simon, l’auteur fait le tableau pittoresque de ce milieu à la fois hautain et familier, de la bonne franquette de Henri IV environnée de ruses italiennes et lourdes prudhommeries protestantes. Dans les petites allées droites et correctes, on discutait les choses de l’État. Tout était mobile, actif, entreprenant, la justice, l’armée, l’administration. Une certaine liberté circulait au milieu des faveurs et privilèges, liberté autrement comprise que la nôtre, portant sur la coutume, la profession et l’attitude plus que sur la pensée et le droit. Notons au passage un magnifique portrait de l’homme d’État qui fait sa lecture de Tacite, de Machiavel et de Juste Lipse, énergique, volontaire et dissimulé. La dissimulation, qualité bien plus forte alors qu’aujourd’hui à ces époques de portes lourdes, de races mêlées, de pouvoirs occultes, de crainte universelle. Le pays, le pouvoir semblaient un enjeu que les partis de cour se disputaient par un échec compliqué et retors. Et le palais était l’image du royaume, demi-ruiné, mi-antique, mi-moderne, tout enserré dans la gaine du moyen âge, dont il essayait de se dégager depuis des siècles . À chaque tournant de phrase, des réflexions alertes et soudaines sur le clergé, les nobles, les paysans, la crise économique que chacun subissait tous s’en rendre compte, qui tenait depuis le premier quart du xvie  siècle à la découverte de l’Amérique, à l’abondance du métal précieux et, par contrecoup, à la diminution du prix de la terre. La classe qui possédait le sol fut appauvrie. Combien d’aperçus perspicaces sur la soldatesque, les héros, les déclassés, avocats sans causes, poètes crottés, abbés de ruelles et de carrefours . Ceux-ci sont de la graine de révolutionnaires chauffée, maintenue jusqu’à l’éclosion par l’injustice, les embarras, la vanité grotesque. Le chapitre qui concerne les ouvriers tire un intérêt capital des préoccupations actuelles. L’adhésion rapide des compagnonnages à la Réforme, l’organisation des apprentis et des maîtres, des associations urbaines, des corporations et confréries, la situation des paysans sur lesquels repose tout l’ordre social, charbon de cette immense machine dont nous connaissons maintenant les rouages, autant de problèmes abordés de front, sans pédanterie, sans digressions rébarbatives. Les notes ne surchargent point le texte. L’historien n’apporte que son œuvre personnelle, se garde d’accabler de matériaux indigestes l’intelligence du lecteur qui suit sa marche alerte et dégagée. Signalons en première ligne l’exposé des luttes religieuses envisagées à un point de vue nouveau, combat d’intérêts en présence ; car, à cette époque, la foi, non seulement domine les cœurs, mais possède le sol, et ses soubresauts, les combats, des protestants et des catholiques, déterminent un vrai tremblement de terre social qui explique bien la férocité et l’acharnement des partis. Richelieu va ressaisir l’idée de patrie au bon moment, alors qu’elle se révolte contre l’étranger, l’Italien, peu fait pour la dominer et l’utiliser, parce que son adresse même heurte de front la franchise un peu rude qui anime les Français si fiers.

La conclusion de ce premier volume est digne de son développement. Nette et concise, elle établit les rapports réciproques des trois éléments qui joignent les esprits et les mœurs : le principe fédératif gaulois, le principe unitaire romain et le principe libéral germain : Les trois alternent ou se mêlent ; par leurs jeux, leurs détentes ou leur silence, ils donnent à l’histoire de France un aspect vivant et dramatique où l’œil s’arrête rarement sur des périodes de calme et de bonheur dans le repos. L’homme qui va rendre la patrie définitivement cohésive, centraliser douze siècles d’efforts, imprimer au monde politique la marque autochtone et de groupement territorial qu’il porte en lui-même, cette extraordinaire conscience qui fait la glane des instincts et des tendances occultes, c’est le cardinal de Richelieu, à la tête emblématique, osseuse et fine.

(Vicomte E. Melchior de Vogüé : « Heures d’histoire »)

Les livres de M. de Vogüé ont l’avantage si rare à notre époque d’être riches de substance, d’augmenter la connaissance du lecteur. D’abord les articles dont ils se composent sont écrits dans une belle langue, ferme et nette, traversée de lueurs soudaines, et qui serre maternellement l’idée ; puis cette idée toujours personnelle ne vient pas seulement de l’esprit d’un poète. Elle tient aussi à un caractère, à une vision voulue des êtres et des choses assez analogue à celle d’un homme d’État retiré des affaires, désireux de projeter des rayons clairs sur la surface moutonneuse des événements.

L’étude qui ouvre le volume a fait du bruit. Elle est intitulée : les Cigognes, et cherche à préciser, par une allégorie un peu vague d’oiseaux migrateurs et bien intentionnés, les causes de l’inquiétude actuelle par laquelle des écrivains comme Tolstoï, Ibsen, se font surtout moralistes et s’efforcent de poser les fondements de la cathédrale de l’avenir. Il y a longtemps que l’on nous entretient de cette fameuse cathédrale. Les quelques tendances mystiques qui se sont manifestées dernièrement çà et là ont essayé de rejoindre les aspirations socialistes, les efforts de la religion chrétienne si longtemps dominatrice du monde européen et qui n’abandonne point les cœurs sans secousses. De ces inquiétudes, de ces frêles renouveaux, de ces vaticinations il n’est jusqu’à présent sorti rien de bien neuf ni de bien vigoureux. Tolstoï valait surtout avant sa conversion, par la Guerre et la Paix. Ibsen est un admirable et impétueux créateur et par cela même inclassable. Ce qu’on appelle le néo-mysticisme est vieux comme le siècle et il y a quelque vingt ans, avec Veuillot, Hello, Raymond Brücker, Barbey d’Aurevilly, cette crise des âmes avait de solides représentants. Enfin la plupart des moralistes apportent avec leurs doctrines quelque chose de terne, de pluvieux, de protestant qui les empêchera toujours, je le crains, d’agir sur la masse ou sur l’élite française, éprise avant tout de lumière et de jets théoriques. M. de Vogüé nous intéresse précisément parce qu’il est le seul dans cet ordre de préoccupations qui secoue les intelligences.

Il prend son point de départ dans l’histoire ou dans l’actualité. Son étude sur Lamartine est excellente, car elle affirme la supériorité de la légende sur le document et, puisqu’il est question du plus sensible des poètes, de la sensibilité sur la logique. Cette thèse est chère à M. de Vogüé. Un de ses disciples, M. Henry Bérenger, vient de la développer avec talent dans un livre, l’Effort, où il s’élève contre la surcharge intellectuelle qui fait des jeunes gens contemporains de froids automates, alors que l’amour est sur cette terre la seule force aux manifestations libres, variées, tumultueuses, la plus haute destinée de l’âme. L’auteur d’Heures d’histoire a eu le mérite de sentir un des premiers et vivement les affres du déterminisme à outrance et de se défier de la raison raisonneuse. Il n’a guère insisté, semble-t-il, sur la malheureuse destinée de Lamartine, orateur avant tout, excellent dans ses discours à l’Assemblée, mais que sa réputation de poète, c’est-à-dire d’oiseau des nuages, diminua toujours aux yeux de ses étroite collègues. Lorsqu’il descendait de la tribune, fier des phrases vibrantes sur les chemins de fer ou les finances, on l’accueillait par ce cri ironique : « Bravo les Méditations ! » Étrange vision de notre race qui ne peut concevoir une faculté double appliquée à deux objets divers !

Le morceau sur Chateaubriand, Une âme de désir, n’est point ce que j’aurais espéré. Personne au monde n’était mieux placé que M. de Vogüé pour apprécier son grand ancêtre. Or il n’a point trouvé les phrases définitives pour glorifier ce roi de la phrase, que nous honorons tellement aujourd’hui. Sans doute le père d’Atala, de René, des Études historiques, de la Vie de Rancé et surtout des Mémoires d’outre-tombe, éternel et mélancolique chef-d’œuvre, était tourné vers l’action. Sans doute il fut grand au congrès de Vérone, et porta dans les affaires une honnêteté majestueuse et lucide, dans les amours un enthousiasme caressant qui nous ravissent ; mais il fut, est et restera le premier écrivain du siècle. Son style a le mouvement des flots qui battent le rocher du Grand-Bé. Ici les épithètes déferlent ; le verbe frémissant et rythmique accourt d’un horizon souvent voilé de brumes, éparpille son écume sur la page. Les mots semblent neufs et vierges, comme écrits pour la première fois, concordants à ces races primitives d’Amérique dont les Natchez nous racontent les phases. Une déviation harmonieuse rompt quelquefois ce flux implacable et splendide et fait image sans image. Historien audacieusement sage, désireux d’amples métaphores, voyageur en quête de vocables, Chateaubriand a surtout vécu notre dominatrice langue française.

Parmi les études suivantes, Images romaines et le Testament de Sylvanus fourmillent de trouvailles et de remarques justes. Cette dernière fiction, rêveuse et parfumée d’encens, montre bien le poète délicat qu’est M. de Vogüé et qui tisse de laines douces et brillantes la trame des réflexions graves.

D’ailleurs, il serait facile de découper dans tout ce très intéressant ouvrage des pensées et maximes vigoureuses : « Tels vers, tels morceaux de prose, de musique ou de peinture, ne sont que des support sur lesquels l’être intime s’est développé ; veut-on en faire un objet d’étude, on ne les isole pas plus qu’on n’isole un trait particulier du visage ami qui le complète. » Ou encore cet aphorisme qui, espérons-le, s’appliquera un jour à l’auteur : « Il vient toujours une heure où le peuple suit l’homme de l’idée et culbute les gens d’esprit. » Mais aussitôt je pense à Voltaire et il me vient certains doutes. Enfin, voici, n’est-ce pas, une intéressante remarque : « Une ville ne dit pas les secrets du présent, des parties qui se font. Elle n’est claire et infaillible que pour la lecture du passé. La surcharge des caractères rend illisible pour le contemporain ce texte qui sera si limpide pour nos successeurs. »

L’éloge de M. Thureau-Dangin semble d’une bienveillance extraordinaire, venant de M. de Vogüé, un libre esprit et un critique indépendant qui, malgré ses attaches, n’a rien d’académique. La Monarchie de Juillet, si longue et si fade, nous avait paru jusqu’ici un bon ouvrage à exhausser vers la table de famille les petits enfants sur sept volumes.

Heureusement que le livre se ferme par Après Monsieur Renan et l’Heure présente, deux essais de synthèse magistrale. Ici l’on admire tout d’abord l’honnête homme et le cœur droit. Je ne connais point M. de Vogüé, mais je puis lui affirmer que quiconque lira attentivement l’Heure présente sera gagné par sa belle franchise et son courage intellectuel. Tirer ainsi la philosophie de l’actualité, voilà l’ambition du moraliste. Quant à la première étude, il a montré, expliqué d’une main légère ce qu’il y a d’artificiel et de caduc dans la méthode de M. Renan, et aussi le rêve élégant qui embue ce miroir de contradictions logiques. « La Vie de Jésus , qui est bien le moins substantiel, le moins révélateur de ses ouvrages… » Voilà une affirmation qui va contre le préjugé courant et mérite de rester dans les esprits. Autant l’Avenir de la science est divinatoire et témoigne d’idées bouillonnantes, autant Souvenirs d’enfance et de jeunesse amènent l’émotion par les voies les plus pures, celles des traditions, de la famille et du sol natal, autant les livres religieux et surtout la Vie de Jésus semblent inférieurs à leur réputation et plus innocents qu’on ne croit, malgré leur apparence de corrosif badinage. Aussi quelle singulière entreprise de consacrer son existence à la Bible de l’Athée ou aux Évangiles de l’Égoïsme. L’humeur n’est plus à ces labyrinthes.

Ce qui se dégage d’Heures d’histoire comme de Spectacles contemporains, comme de Regards historiques et littéraires, c’est donc le procès de l’analyse joint à un effort sincère vers le renouveau moral. Qu’on se rassure. L’avenir trouvera d’autres formules pour de vieilles pensées et, soit par en haut, soit par en bas, les idées sociales feront leur toute. Mais il est noble qu’un écrivain s’arrête ainsi au tournant du sentier, où il y a souvent une croix et un arbre, foi et nature, regarde en avant, en arrière, consulte l’horizon et hèle les camarades, cherchant à les guider dans ce qu’il croit le droit chemin. Qu’on le suive ou non, son geste a de l’ampleur, sa voix fait plaisir et le paysage est allègre.

Puisque M. de Vogüé aime les jeunes, qu’il me permette de lui présenter l’auteur de Tête d’or et de la Ville. Claudel n’est pas une cigogne et cependant il flaire le futur. Tandis que tant d’autres se démènent dans le vide et émettent des appréciations grotesques sur leurs contemporains avant d’avoir écrit une ligne en français, lui a déjà livré au public deux drames, où d’étranges beautés brillent parmi des obscurités voulues. La Ville, notamment, est le récit en trois actes d’une lutte sociale où tout fait rumeur : les êtres, les idées et les paysages. Les associations ordinaires sont ici brisées, mais un axe très fort et solide empêche l’incohérence. Il y a un caractère de pauvre révolté d’un relief et d’une puissance incomparables. Il y a une discussion entre bourgeois et ouvriers d’une brutalité frissonnante. Il y a enfin un riche qui quitte sa famille et ses biens pour venir aux pauvres et que les pauvres tuent afin d’affirmer l’infranchissable abîme qui les sépare de leurs oppresseurs, et je ne vois guère d’analogue à cette scène que dans les grands tragiques anglais. Je préviens ceux qui ouvriront la Ville qu’une première lecture ne suffit point. Il faut d’abord aller d’un bout à l’autre, malgré les étonnements et les heurts, pour revenir et s’arrêter à chaque pas. Je déplore la typographie adoptée, parce qu’elle donne à de la prose l’apparence de vers et qu’elle tranche parfois une phrase ou un mot en deux, ce qui n’est pas beau à l’œil, ce qui est confus à l’oreille et ce qui n’ajoute rien à l’esprit. Mais ceux qui aiment les métaphores, les plus amples comme les plus recherchées, qui vont du concret à l’abstrait et de l’individuel au général et vers toutes les régions mentales, en trouveront dans la Ville comme nulle part ailleurs. Je ne m’enflamme pas, je ne crie pas au génie, je dis seulement : rendez-vous compte ; moi, cette lecture m’a stupéfié, et par endroits, rempli d’admiration.

Enfin, il faut signaler à tous les amis de la bonne littérature le dernier livre de Jules Renard : Coquecigrues. Ce sont des récits brefs, merveilles de raccourci humoristique, tels que l’auteur de Sourires pincés et de l’Écornifleur sait seul les raconter. Il a une vision unique du monde extérieur, des minces épisodes de la vie courante et de l’automatisme qui règle tout ici-bas. Il excite en nous un rire spécial, intellectuel où se joignent le plaisir des réflexions minutieuses et justes et une autre joie moins définissable de rapprochements imprévus, de remarques explosives, de vérités supérieures émises d’un air dégagé. C’est un parfait artiste, et le plus subtil analyste de maintenant.

(Paul Hervieu : Peints par eux-mêmes)

L’écrivain encore jeune qui, par son dernier livre, vient de se révéler comme un maître, le clair et raffiné Paul Hervieu, avait jusqu’ici suivi deux routes diverses quoique également ornées ; l’une d’humour et de fantaisie où serpente une anxiété vive des obscurs replis du cerveau ; Diogène le chien, les Yeux verts et les yeux bleus, surtout cet étrange essai de l’Inconnu qui fit émoi dans le monde des imaginatifs et des penseurs, et cette Exorcisée où l’analyse la plus minutieuse laissait encore flotter le mystère, profil de femme vague et troublant sur un paysage de volupté. Ces deux derniers ouvrages hantent le souvenir, comme des rêves dont on recherche impérieusement les axes réels et qui ne livrent pas leur secret. L’autre voie était plus tranquille : Deux Plaisanteries et Flirt nous montraient un talent de charme, d’observation fine et fondue. On savait gré à l’écrivain de varier ainsi sa manière. L’artiste doit être toujours en quête, ne pas se contenter d’un moule identique, où il enfournera sa fantaisie, car, comme l’a dit Schiller : « Pour que la cloche paraisse à la lumière, il faut que le moule s’en aille en morceaux. » Or, à un moment de la carrière de Paul Hervieu, ces deux routes ont fait jonction et le carrefour est cet original et hautain chef-d’œuvre : Peints par eux-mêmes, où l’on trouve côte à côte les qualités de géométrie et celles de finesse, une recherche objective et clairvoyante appliquée au problème de la société mondaine et une délicieuse fantaisie qui fait parler les toilettes, les bijoux discrets, les épaules nues.

Peints par eux-mêmes est un roman par lettres. Cette forme a l’avantage de donner la plus grande illusion de réalité possible. Son écueil est d’abord l’obscurité, puis l’uniformité de ton qui dévoilerait l’artificiel. Hervieu a merveilleusement évité ce double défaut. Rien de plus net que le récit et que le réseau des intrigues. Rien de moins analogue que ces lettres qui mettent aux prises des écervelées, des passionnés, des calculateurs et des bandits. La dédicace, où l’auteur qualifie lui-même son œuvre de livre sans hypocrisie, est sincère. Peints par eux-mêmes donne un choc brutal. Impression d’autant plus vive qu’elle ressort des tableaux qui passent sous nos yeux et qu’elle n’est point exprimée par les acteurs des drames très divers où se jouent ces existences fragiles de mondains. Le véritable pamphlet est celui qui expose sans injures les horreurs et les injustices, telles les Prisons de Silvio Pellico. Quiconque crie trop fort est suspect et discrédite l’indignation. Combien le froid exposé de scènes atroces soulève et maintient mieux la colère.

Peints par eux-mêmes diffère des Liaisons dangereuses, en ce que le roman célèbre de Laclos raconte une école de perversité, où maîtres et élèves, conscients de leur infamie, s’en délectent, se la détaillent, sauvages tout heureux de savoir que la viande qu’ils mangent est humaine. Les anthropophages d’Hervieu accomplissent plus naturellement leurs fonctions de fraude, d’adultère, presque de crime ; nos révoltes les stupéfieraient. Par là ce livre est hautement moral. Il irrite les bons endroits du cœur, de la sensibilité jusqu’à la droiture. Il apprend non à perdre mais à gagner. Son thème est simple : Une société de gens du monde, réunis par la villégiature d’un beau château, nous offrent des types, presque classiques, de prince rastaquouère et coureur de dot, le svelte Sylvère de Caréan, de baron juif ignoble, vicieux et sordide, le gros Munstein, de petites femmes flirteuses, coquines ou coquettes, Mmes Vanault de Floche et de Courlandon, d’un peintre de salons, Cyprien Marfaux et de divers autres comparses, tous caractérisés. Les hôtes sont des benêts honnêtes, comte et comtesse de Pontarmé, qui se croient entourés de braves gens alors qu’ils hébergent de purs scélérats. Et ce sont des intrigues louches, des assauts de femme et d’argent, des médisances par faisceaux où la calomnie fait la hache, de savantes glissades au mal sur le savon du flirt hypocrite. Tous et toutes ont des masques, roses, dorés, argentés, fanfreluchés d’exquises dentelles, sous lesquels la chair est pourrie, comme dans le beau conte de Marcel Schwob. Et l’atmosphère serait horrible, empestée, angoissante, si le récit de ces stupres et de ces hontes n’était traversé par les jets de passion d’un couple adultère, mais que sa franchise et sa frénésie sensuelle rendent respectable parmi les masques, le délicat, l’infortuné le Hinglé, la souple Mme de Trémeur. Ils ne sont pas ensemble au château. Elle seule y subit la double torture d’une absence qu’il faut dissimuler et d’une grossesse coupable. Lui est resté à Paris. Et les lettres enflammées circulent, rouges de baisers, d’aveux d’au-delà l’aveu, brouillées de larmes, jusqu’à la dernière, inoubliable et sanglante, que nul ne pourra lire d’un œil sec. Cependant les jeux de l’or et de la bestialité circulent autour de ces amants transportés, et, les loups se mangeant entre eux, le prince rastaquouère dévore le baron juif. Que ne voyons-nous cette morale toujours pratiquée !

Si nous extrayons la philosophie de Peints par eux-mêmes, nous avons un résidu précieux et net : il peut se formuler en deux lois : 1º la société mondaine pure n’est que l’état de nature le plus voisin de la brute recouvert d’un élégant vernis de conventions et d’étiquettes. 2º Ce détestable retour tient au désœuvrement et à la vanité. Le premier laisse parler très haut l’instinct sexuel. La seconde donne la prééminence à l’argent. Ces conclusions me plaisent ; j’ai toujours détesté la comédie où Molière ridiculise les Précieuses. L’hôtel de Rambouillet m’apparaît, après Roederern, comme le refuge de la société polie et la sauvegarde des salons. Au moins un peu de bel esprit se mêlait aux cartes du pays du Tendre que traçaient des doigts fuselés. Ces recherches, un peu trop ciselées, n’étaient-elles pas cent fois préférables aux vicieuses conversations d’aujourd’hui, n’étaient-elles pas un bon rempart contre la brutalité menaçante ? La causerie qui raffine les délicatesses morales et les subtilités du sentiment ne l’emporte-t-elle pas de beaucoup sur les attraits du concours hippique, des hommes de cercle et d’écurie ? Aux Précieuses nous devons Mme de Sévigné et Mme de La Fayetteo, ces merveilles ! Les salons d’aujourd’hui ne sont plus bons que pour la satire. Le Décameron de Boccace, si nous remontons vers le passé, nous offre aussi un petit groupe d’élégants et d’oisives. Mais ils n’agissent point, ils racontent. Leurs débauches sont toutes verbales. Puis il y avait autour d’eux la belle atmosphère du danger, peste ou guerre, qui ennoblit tout, donne à l’amour les ailes noires de la mort. De Peints par eux-mêmes, je rapprocherais plutôt un bref et fulgurant opuscule de Machiavel : Règlement pour une société de plaisirs. Cet impitoyable analyste fixe là en quelques axiomes moqueurs et glacés les traits dégradants des gens du monde de son époque. La haine grince sous le rire à lèvres closes. Écoutez cet article IV : « On devra sans cesse médire les uns des autres ; et si l’on admet un étranger dans la société, on dira publiquement tout ce qu’on peut avoir appris de ses péchés, sans être retenu par aucune considération. » Admirez l’article XXIII : « On ne manifestera jamais par aucun signe extérieur ce que l’on éprouve dans l’âme. On s’efforcera de faire tout le contraire. Et celui qui saura le mieux dissimuler ou débiter des mensonges méritera le plus d’éloges. » Et je soumets à la méditation l’article XXXIV et dernier : « On choisira pour la société un médecin qui ne passe pas 24 ans, afin qu’il puisse remédier aux accidents et résister à la fatigue. » Ces Italiens ont été décidément le répertoire de l’humanité. Ils joignent à l’ardente imagination un jugement net. Ce sont ces précieuses qualités que nous retrouvons dans Peints par eux-mêmes. Les mauvaises choses de ce monde, et j’y mets la société fainéante, ont au moins l’avantage d’exciter le sens satirique, et de fournir aux écrivains une matière inusable.

 

Le style de Paul Hervieu est excellent pour son objet. Il est moins riche en couleurs que d’un dessin fort curieux. Il me paraît tenir du xviie  siècle par les détours voulus de la phrase. Le poison est dans l’incidente. L’ironie n’est jamais directe. Elle sort de sentiments pervers exprimés d’une façon naïve par des marionnettes inconscientes. Je recommande, à ce point de vue, la lettre qui clôt le volume, de la comtesse de Pontarmé à son amie, la douairière de Nécringel. Cet optimisme béat qui recouvre tant d’horreurs amoncelées donne le frisson. Hélas ! bien des lecteurs diront aussi sans doute : « Que tout ceci est marqué de noir ! La société n’est point si mauvaise. Les bonnes et braves gens y abondent. » Non, les bonnes et braves gens habitent l’île de la médiocrité, travaillent de leurs doigts ou s’adonnent aux choses de l’esprit. Il y eut, au xviie et au xviiie  siècle, de si jolies réunions d’hommes et de femmes, des causeries si variées, si délicates ! Sans doute la galanterie fleurissait, mais relevée de sagesse, mais parfumée d’intelligence. Quel dommage si se perdait jamais la tradition latine, la tradition française qui mettait l’amour, comme un bouquet, en haut d’un mât élégant et solide où n’atteignaient que les héroïques, les désintéressés ou les subtils !

(Frédéric Masson : Napoléon et les femmes)

Frédéric Masson était déjà connu du public lettré par de belles et curieuses études sur l’entourage de Mme de Sévigné et le cardinal de Bernis. Ce dernier ouvrage, Napoléon et les femmes, le porte d’un seul coup à la grande notoriété. Ici, en effet, se trouve analysée d’une manière vraiment admirable la force sentimentale et sensuelle de ce conquérant qui, depuis quelques années, reconquiert à nouveau les esprits. Chose singulière, c’est le pamphlet de Taine qui est cause de ce regain de popularité amoureuse, si vif dans notre France primesautière. À voir couper en petits moreaux la hautaine statue, les plus prévenus se sont écriés : « Qu’on nous la restitue entière ! » Alors est sortie des archives nationales ou familiales une multitude de documents, qui vont des cahiers du capitaine Coignet au livre de Frédéric Masson, portique lui-même d’une œuvre considérable et certaine où le monstrueux génie, sur le sillage duquel saute et danse encore le navire du siècle, sera examiné comme législateur, comme stratège, comme organisateur de constitutions, de peuples et d’armées.

Frédéric Masson a-t-il eu raison de commencer par nous montrer l’homme, et dans l’homme, la partie individuelle, réceptive, la passion de la femme, miroir à facettes où chacun, du plus humble au plus grand, peut reconnaître un trait de son visage ? Après la préface si nette, explicative et forte je réponds : oui. Tout est dans l’intention. « Je veux prouver, s’est dit l’auteur, qu’il s’agit ici, non d’un monomane, d’un délirant, mais d’un humain aussi proportionné que les autres, avec cette seule différence que ses parties constituantes dépassaient celles des humains de cent mille coudées. Or l’ensemble était harmonique. Pour que la démonstration soit plus claire, je veux débuter par l’amour. » Une morale ressort, rigoureuse, de cet enchaînement d’épisodes gracieux, touchants, tragiques, mélancoliques, doux et rudes, qui vont de Joséphine à Marie-Louise, en passant par Mme Fourès, la Grassini, les actrices, les lectrices, M***, Mme Walewska, etc., etc. ; cette morale, là voici : Napoléon a aimé de toutes les manières. Il fut sensuel, sentimental, platonique ; il mêla les genres, les superposa, les concentra pour tremper son énergie, en tirer de l’énergie nouvelle. Il est beau de voir une ambition si bouillante, sans cesse activée d’images glorieuses, ne point annihiler l’amour, lui prêter au contraire sa flamme et sa puissance. Que ce héros selon Carlyle ait eu l’ubiquité de l’esprit, qu’il ait construit des monuments durables au milieu des ruines et du carnage, qu’il ait agi une encyclopédie sans seconde, ceci déjà nous effare. Mais nous renoncerons à comprendre quand nous sentirons le cœur battre parmi les roulements du tambour, des projets innombrables. La terrible guerre qu’il mena, moins contre tel ou tel peuple que contre la destinée, avait des pauses où sa tête brûlante s’appuyait sur une tiède poitrine, où cette petite main qui donna le signal d’Austerlitz frémissait sur de fins cheveux. Sans doute, au point de vue légendaire du conquérant, de l’archétype, du surhomme, c’étaient là des erreurs. Comment cherchait-il le corps de la femme, repos divin, pelouse de l’âme, celui qui sacrifia tant de chair jeune aux images qui l’obsédaient et dont il obséda l’Europe ? Que d’autres s’indignent ; je m’attendris. Sa frénésie devant Mme Walewska, quand il lui ordonnait de l’aimer, me rend le sans-pitié pitoyable. Là même il eut son châtiment, l’apôtre de la force, et ces faiblesses désordonnées sont aussi touchantes qu’à Sainte-Hélène, quand il s’ingéniait, en vue du Mémorial, à restreindre son chaos belliqueux à de raisonnables projets.

La prédominance en ce monde ne va point, hélas ! sans des massacres. Au nom des prophètes les plus pacifiques combien d’êtres se sont égorgés ! Nul poète, nul philosophe qui bouleverse ses contemporains, leurs fils, leurs petits-fils, ne peut répondre que, dans l’avenir, des déviations successives de la doctrine ou de l’image n’amèneront pas la vigueur verbale à se traduire brutalement dans les faits. Seulement, en ce cas, les responsabilités sont moins nettes et masquées par des auréoles. C’est là le sens profond du mot terrible : Abêtissez-vous. Ceux qui condamnent Napoléon au nom du bonheur de l’humanité doivent bien savoir qu’ils condamnent à la fois toute l’élite. Car le bonheur est dans le médiocre. L’esprit de Montesquieu, l’esprit de Rousseau ont, par leurs durs conflits, ensanglanté les rues de la fin du xviiie et du xixe  siècle. Toute haute formule, animée par un corps ou fixée par l’écriture, est homicide, et son éclair devient couteau. Je ne veux point ici prendre fait et cause pour la doctrine du héros, de Carlyle ou de Nietzsche, pas plus que pour celle du nivellement des premiers chrétiens, de Pascal, du socialisme moderne. Mon seul but est de constater.

Si, abandonnant le côté moral, qui condamnerait d’ailleurs également la Révolution française (ce en quoi Taine fut conséquent avec lui-même), nous faisons le tour du colosse, laissant sous nos pieds la boue sanglante, regardant seulement le visage et l’allure, quelle stupeur ! Cette impression se dégage de tous les mémoires : admirateurs ou détracteurs, niais, intelligents ou intellectuels, tous ont subi la décisive secousse, en vibrent encore quand ils écrivent. Ce grand esprit de Roederer, Mollien, Méneval, ont été galvanisés au même titre que le valet de chambre Constant ou Mme de Rémusat ou la duchesse d’Abrantès, ou le docteur Antonmarchi. Miot de Mélito, Marbot, Parquin, le capitaine Coignet sont de même taille devant leur maître. Quiconque a subi ce regard a en lui plus de vie qu’avant. Il y a des génies qui, dans toute leur existence pensante, n’ont possédé qu’une dizaine d’idées personnelles qui, étendues, ont fait leur gloire. Lui a parlé sur tout, agi partout, traité les réflexions comme les hommes, les interrogeant, les classant, les menant à la bataille avec une foudroyante rapidité. Son ombre portée est encore aussi vaste, bien qu’il ne soit plus là. Dans cette ombre s’agite notre indécise vie sociale. Ses codes nous tiennent, ses préceptes guerriers nous menacent, son esprit de discipline et d’audace anime une grande partie de la nation. Il fut comme la plus haute manifestation d’une multitude d’ambitions terrestres.

Mais à ce degré-là qu’est-ce qu’un ambitieux ? L’ambitieux a un but. Napoléon n’en avait pas. Ce qu’il raconte à ce sujet dans le Mémorial est suspect. Eût-il organisé la terre suivant sa volonté, qu’il eût convoité les planètes et les soleils. L’insatiable, l’inamusable, l’incontentable, ces épithètes reviennent sous la plume de ceux qui le virent de près. Elles sont justes. Il suivait un rêve hors de notre portée. On s’étonne de ce qu’il songeait à la mort et s’occupait d’assurer son trône. Le mot de l’énigme est que chez lui l’imagination était à la taille de l’ambition. Plus celle-ci nourrissait celle-là, et plus celle-là avait faim : « Donne-moi des royaumes et je te désirerai des continents. » Voilà une des parties du colloque. Et lui, qui détestait les idéologues, appartenait par là à ses adversaires, car il cherchait une métaphysique en action, une réarchitecture universelle. L’Orient lui semblait plus propre à ses mirages : « Mon imagination est morte à Saint-Jean-d’Acre », s’est-il mélancoliquement écrié. Non, elle n’était pas morte ; mais de ce jour elle devait se restreindre, quitter les grands souvenirs historiques d’Alexandre et de Tamerlan, chercher du nouveau.

Pour tâcher de comprendre un être aussi complexe, il faut le considérer comme une réunion de types simples : le législateur, le conquérant, le prophète. Frédéric Masson nous donne l’Amoureux. Autant de pris sur le mystère. Admirons qu’un même cerveau ait eu la faculté de saisir une orientation nouvelle à quelques heures d’intervalle. Après la lettre la plus passionnée à Joséphine, il s’occupait du ravitaillement, punissait les maraudes, décorait, gradait, louait, blâmait, faisait son plan de bataille. Ces voiles instantanées dépassent notre compréhension. Tel Shakespeare fait parler Ophélie aussitôt que Hamlet se tait, entremêle le dialogue d’Antoine et de Cléopâtre en gardant aux caractères leur continuité profonde. C’est la même faculté d’hypocrisie sublime…

Le livre de Frédéric Masson est écrit d’un style alerte, imagé, nerveux, sans enjolivements ni fioritures, sans sécheresse. La vie circule dans ces captivantes histoires qui sont de l’histoire. Deux pages de la main de Napoléon, au début du volume, font penser à un Stendhal encore plus serré, plus vibrant. Quant à Joséphine, on se demande comment Masson a pu réunir sur son compte de si minutieux, de si exacts détails. Aucun d’ailleurs ne fait surcharge. Quel précis relevé des grâces ou demi-grâces qui séduisirent le citoyen Bonaparte dans cette femme déjà mûre, mais où il voyait le maintien calme et noble de l’ancienne société française  ! Ce prestige du passé, si fort sur l’âme du grand capitaine d’aventure, deviendra plus tard avec Marie-Louise le prestige de l’autorité, de la consécration aristocratique et royale. Après Joséphine, le portrait le plus réussi est celui de Mme Walewska, la petite Polonaise qui ne savait que répandre des larmes devant son trépidant amoureux. Mais ce n’est point tel ou tel épisode, c’est le livre entier que l’on doit signaler, car chaque page a son plaisir, sa leçon. J’honore à ma mode l’homme incomparable auquel je voudrais qu’on élevât des autels ; je demeure convaincu que plus on approfondit son histoire, plus on l’admire ; que mieux on fait connaître sa vie, mieux on le sert ; que l’élément que je fournis aujourd’hui à l’enquête, indispensable pour apprécier son être moral, paraîtra de quelque valeur au public sincère et de bonne foi ; et comme je ne demande rien à personne, que je n’aspire à aucune place et que je ne recherche aucun suffrage, je passe mon chemin.

Voilà un fier préambule et digne du sujet. Quelle que soit la vérité, si on l’a, on doit la montrer ; d’ailleurs elle se trace sa route à son heure et émerge hors des hypocrisies, des mensonges et des faux-semblants. Dans le cas particulier, cette vérité ne pouvait nullement nuire à la légende napoléonienne. Elle rapproche de nos cœurs le génie qui s’écartait tant de nos intelligences. Elle fait aimer celui qu’on admire, et c’est ainsi que Spinoza définissait la dévotion. Je ne trouve pas d’autre mot pour exprimer mon état d’esprit vis-à-vis de Bonaparte. Il a rempli, cet « homme incomparable », nos cerveaux de tant de rêves, qu’il faudra, pour les épuiser, des générations et des générations, et c’est un problème de savoir si la force que son nom seul distribue et distribuera aux sensibilités à venir ne compense pas, dans une certaine mesure, la terrible saignée qu’il fit sur son époque.

(J. Barbey d’Aurevilly)

Le pieux, l’admirable dévouement féminin qui s’est consacré à grandir la mémoire de Barbey d’Aurevilly a fait beaucoup pour les partisans du fougueux écrivain. Ces livres de critique qui forment le faisceau d’une multitude de feuilletons épars complètent une figure curieuse et malheureusement encore peu connue. Celui qui tenait avant tout à sa légende de paladin mêlé de dandy apparaît, en effet, à travers cette longue série d’improvisations, comme un tempérament combatif, fort armé d’épithètes et de convictions taillant dans les lettres et les mœurs avec une immense épée, étincelante toujours et parfois tranchante. Ses appréciations grandiloquentes et forcenées, sur les poètes, les romanciers, les philosophes, les épistolaires, dégagent une force et une joie spéciales. Elles roulent, se précipitent, s’enchevêtrent. Le torrent, suivant un mot célèbre, arrache sa rive . Que d’erreurs, d’outrages téméraires, de certitudes, qui font sourire ! que de magnifiques intuitions, de perspectives de mots et d’idées, de bondissements vers le vrai par-dessus des paradoxes et des outrances ! Les maltraités, après tout, sont en bonne compagnie. Barbey d’Aurevilly n’a rien compris à Victor Hugo, à George Sand, à Goethe, à Leopardi. Il trouve Werther une œuvre faible favorisée par les circonstances. Il boude la Légende des siècles. Chacun sait comment il traita le sublime auteur d’Horace, de Mauprat, d’Un hiver à Majorque, de la Petite Fadette et de l’Histoire de ma vie. Patience ! Mme Sand aura des revanches certaines. L’heure est proche où l’on ira boire à l’inépuisable source sentimentale, s’émerveiller de la fraîcheur limpide. Le même Barbey d’Aurevilly annonce à Swift qu’il périra, paraît ne connaître de Gulliver que le Voyage à Lilliput, oublie l’Île de Laputa, le Pays des Houyhnhnms où se trouve la formidable imagination de l’humanité dégradée du Yahou, le Conte du tonneau, le Journal à Stella, chefs-d’œuvre de violence à l’eau-forte et d’ironie noire qui font du grand doyen le roi des pamphlétaires et l’un des princes de la pensée terrestre. Dans ce même recueil sur la Littérature étrangère, on relève un éreintement ridicule de Nicolas Gogol, le romancier des Âmes mortes, l’évocateur de Tarass Boulba, on s’indigne enfin devant un abattage des forêts sacrées du Ramayana et de la poésie hindoue. Comment un érudit et un chercheur ne s’est-il pas aperçu que, grâce à une magie spéciale, cette Inde, mère des races, vient à certaines époques, par l’entremise des philologues, bouleverser les littératures européennes, provoquer des floraisons telles que le romantisme allemand et le romantisme français, rajeunir de sa sève intacte, éternelle, les civilisations accablées !… Pour racheter ces blasphèmes, Barbey d’Aurevilly nous offre des pages d’un haut intérêt sur Heine, Shakespeare, Balzac et Byron.

Quant à ces deux derniers, l’auteur des Diaboliques et d’Une vieille maîtresse leur devait bien un splendide hommage. Le critique nous ramène au créateur. Quelqu’un qui me touche de près reçut le Prêtre marié, je crois, orné de cette flamboyante dédicace : Au romancier du Midi, le romancier de l’Ouest. Le romancier de l’Ouest, certes, mais vivement impressionné par le chantre extrêmement occidental de Lara, du Corsaire, de Manfred, de Childe Harold. D’Aurevilly tient de lord Byron, outre le goût très vif de l’attitude et de la légende, une manière de tailler à grandes lignes ses personnages dans du mystère, dans de la terreur, dans de l’innommable, et de les jeter hagards à des actions démesurées. Il est bien entendu que ces analogies ne diminuent en rien la très haute personnalité littéraire française qui nous occupe, mais il est intéressant de prouver une fois de plus comment l’originalité s’acquiert par un dosage inconscient d’impressions fortes successives. Ce tempérament de Normandie, tout en relief et en violences, admettait avec transport les élans lyriques du compagnon de Trelawnay. Pour l’un comme pour l’autre, au dedans et au dehors, les paysages sont de tempête, la mer et l’âme de furie, et les caractères se dessinent par les heurts et par la bagarre. Mais Barbey, d’Aurevilly, peu soucieux d’eurythmie, dépassa souvent la mesure et atteignit hors saison à l’excessif des tragiques anglais ou espagnols. Lorsque des parents se haïssent dans cette œuvre, ils se jettent le cœur de leur enfant à la tête. L’amour est désordre et furie (le Bonheur dans le crime ; Une histoire sans nom). Les figures douces et charmantes sont amenées par l’antithèse et frôlent de leur marche légère des amoncellements de cadavres.

L’amant de la nature est, chez ce romancier de l’Ouest, admirable. Il circule partout un vent robuste et dur, lequel souffle parfois de Combourg sur les plaines ou dunes du Cotentin. Mais la phrase, elle aussi, se distingue de Chateaubriand lorsqu’elle affectionne le monstrueux et se grise de ses métaphores. En sa qualité d’amplificateur, Barbey d’Aurevilly cherchait la vérité dans les images et prenait son cyclone verbal pour un sincère bouillonnement de l’âme. Il dépasse sans cesse le sublime et gâche dans l’absurde une audace heureuse. On se détourne alors du créateur d’âmes tourmentées vers le paysagiste incomparable qui sait ramasser un horizon, le transposer de l’œil à l’oreille par une période sonore. On peut lire et relire l’Ensorcelée, le Chevalier des Touches, on y retrouvera la joie de respirer à pleins poumons, d’entendre un poète exprimer définitivement sa race et son terroir, vanter les forces d’où il tient sa force.

Son chef-d’œuvre, Une vieille maîtresse, est un grand, très grand livre. Ses outrances mêmes le servent ici parce qu’elles expriment les désordres et les soubresauts d’une passion ineffaçable. Et comme les endroits concordent bien aux âmes ! Elle est inoubliable, cette sauvage Vellini, qui par un geste voluptueux lance en l’air ses mules fines et brodées ; elle est inoubliable en face de la mer désolée, mugissante. On comprend sa fascination, mieux que par raisons physiologiques, près de cet élément infini, fier et changeant qui paraît l’écumeux domaine de la liberté. L’homme quitte la mémoire. Lui ou un autre, qu’importe. Ce qui ne s’efface pas, c’est la silhouette acharnée et délicieuse qui joint son charme à celui de l’océan… Les circonstances et des poursuites judiciaires ont donné plus de retentissement aux Diaboliques. Là se trouve la nouvelle célèbre, le Rideau cramoisi, que connaissent ceux mêmes qui ignorent tout le reste. Mais si nous parlions de Byron, il faut bien citer Balzac, non le Balzac des grands romans et des études intérieures telles que Louis Lambert, ou sentimentales telles que le Lys dans la vallée, mais celui des petits contes, des pages détachées : les Marana, l’Enfant maudit, Adieu, l’Auberge rouge, etc. Le père du roman français, amené à resserrer dans ces brefs épisodes une énergie volcanique, tira de sa concision de prodigieux effets. Barbey d’Aurevilly en a dévié plusieurs en les exaspérant. Il fonce sur la difficulté, la saisit, la montre à tous les regards, jongle avec et lourdement parfois. Il ne dépasse point son modèle, mais par instants il l’égale et ce n’est pas un faible éloge.

Nous arrivons maintenant aux caractéristiques solides de cet écrivain. D’abord il eut la foi, rebelle, indomptée, furieuse, blasphématoire ; n’importe, elle lui fut un guide. Elle donne de l’unité à nette œuvre qui sans cela eût été aveuglante et disparate. On a plaisanté cette foi bien à tort dans ses vives manifestations d’un Prêtre marié et d’une Histoire sans nom. Ceci n’empêche pas qu’elle n’anime de belles figures et que Sombreval, La Croix-Jugan ne dépareraient pas la Dévotion à la croix, ni les effrayants tableaux religieux, espagnols. Ah ! aux personnages de d’Aurevilly cette foi est un dur fardeau, une claie, une torture ! Pour l’aiguillonner, pour en jouir, la savourer, ne point la perdre, ils font comme les jaloux avec leur amour. Ils la tournent en haine, en remords, en mépris, en désespoir. Le satanisme leur est une délectation. Tant mieux, s’il est pour nous une source de beauté. L’inconvénient du matérialisme, c’est, quand il dégrade, de ne dégrader que ce que nous sommes selon lui : de la poussière et de la boue. Les martyrs de l’idéalisme ont une autre allure. Leurs douleurs, leurs hurlements, leurs effrois, ont une intensité d’autant plus vive qu’ils saccagent des endroits plus nobles d’eux-mêmes. Celui qui ne croit pas manque d’un bel instrument : le blasphème. Voyez les vitupérateurs de premier rang, les Luther, les Hutten, les Fischart, ce sont tous hommes qui se débattent entre des interprétations qui signifient pour eux le paradis ou l’enfer. Leur frénésie met en jeu leur immortalité. C’est ce qui leur donne une telle envergure.

Outre la foi et ses déformations, Barbey d’Aurevilly eut une conception très noble de l’homme de lettres, de ses devoirs et de ses droits. La polémique, voilà la vie. Celui qui n’admire ni ne hait peut bien agiter ses membres. C’est un mort. Barbey d’Aurevilly réclamait pour les croyants la liberté d’être des passionnés. Apôtre de l’Église militante, il avait ses prophètes : Joseph de Maistre et de Bonald. On l’a comparé à don Quichotte, raillé de s’attaquer à des moulins à vent. Or il s’attaqua surtout à la platitude et à l’athéisme, couple stérile et redoutable. Il le fit suivant sa nature, avec des écarts, des injustices, trop de fantaisie, pas assez de tactique, et je crois qu’il eût fortement détoné aux Soirées de Saint-Pétersbourg. Mais, comme on dit vulgairement, « c’est lui qui tenait le bon bout ». Croire à quelque chose qui ne se manipule pas dans les laboratoires, ne sert à nul trafic et ne mène pas aux honneurs, voilà du comique bien rare à l’heure présente. Il nous faut remercier publiquement Mlle Read d’exhumer ainsi du silence des parties même disjointes d’une œuvre hautaine et courageuse.

(Jean Richepin : Mes paradis)

Ces Paradis de Jean Richepin sont un livre de flamme et de tumulte. Le poète bondit à travers l’existence, sa torche guerrière à la main. Il éclaire les obscurités, les labyrinthes, les réduits de la pensée ; au plein jour du cœur, il agite et secoue des étincelles. Dans sa course folle, Une bouscule point la sagesse. Il lui laisse sa place dans ces îles d’or du bonheur où nous a portés sa tempête, où Ariel chante au-dessus du fouisseur Caliban, le sombre veau de lune, où Ferdinand et Miranda jouent aux échecs jusqu’au clair matin. Oui, cette hâte est ordonnée, cette violence a son frein et son rythme, et rien n’est plus émouvant, à mesure qu’on avance dans ce bel ouvrage, que de voir le chaos se rejoindre, les laves suivre des pentes fixes, les bolides décrire des courbes cadencées. Quand le rugissement éclate, il est encore d’un penseur ; au plus fort de l’incendie, apparaissent de grandes ombres mouvantes qui nous font des signes de salut, précis et certains. L’auteur des Blasphèmes a cette fois voulu construire en ayant l’air de dévaster.

La suite des idées est telle : d’abord les Viatiques : quelques avertissements liminaires ; une demande d’indulgence aussitôt suivie d’un fier sursaut d’orgueil ; le tournoiement du phare à triple feu qui servira de guide vers les lointains paradis du rêve et du réel ; la flamme pâle conseille de saisir l’heure et le plaisir : la rouge de s’y donner tout entier ; la verte de s’illusionner jusqu’à sentir en soi tourbillonner l’univers. Enfin le démon parle, plus intérieur que cornu et fourchu, et remet au voyageur la boussole merveilleuse, l’axiome qui le conduira à travers les Remous :

…………… L’acte en soi n’est rien ; les conséquences
Ne sont rien. Et le tout, c’est d’avoir en effet,
Entière et de plein cœur, la foi dans ce qu’on fait.

Les voici maintenant, ces Remous où s’engage la barque chantante, malgré l’embrun, les paquets de mer, les cris moqueurs des goélands, les abîmes glauques pleins de sirènes, les récifs noirs aux dents pointues et les brouillards de toutes couleurs, de toutes densités, qui s’abattent sur les rides salées, gros oiseaux aux ailes floconneuses. Chaque vague a ses deux versants où miroitent les contradictoires, ses deux courants de sens contraire que tiraillent le vent et la marée, son double et opposite réseau qui ne se rejoint que sur la crête en un fin liseré d’écume. Chaque lame a ses deux profils dont l’un rit et l’autre pleure, ses deux voix dont l’une approuve et l’autre chasse : Songe à l’immortalité ; Que t’importe un nom éternel. Travaille ; flâne. Sois ivre ; sois sobre. Cours les plaisirs ; goûte leur vase amère. Gave-toi ; jeûne. — Méprise la vieillesse ; salue la vieillesse. — Crois à la force ; crois au droit. Comme le poète approche des îles, les tourbillons des remous augmentent d’amplitude et de correspondances. Leurs courbes, leurs voltes et leurs dômes signifient non plus des réalités concrètes, mais des aspirations vers l’au-delà. Le ton s’élève. L’immense orchestre marin gagne les instruments de l’idéal. Le plaisir et la peine, la chimère, les songes, la nature naturante, la métaphysique et les étoiles, le ciel du monde et de la conscience, voilà ce que reflètent les ultimes horizons. Cette altière traversée s’achève par un prodigieux élan, dont la trajectoire est révélatrice.

Ah ! ce n’est pas deux moi qui sont en moi ! C’est dix,
Cent, mille, des milliers ! Venus de quels jadis,
À travers quels fourrés d’anciennes aventures,
Vers quels châteaux chantant d’espérances futures.
Lourds de quels souvenirs, riches de quels butins.
Poussés par quels espoirs qu’éveillent quels matins.
……………………………………………………………
……………………………………………………………
Et tous ces moi les plus lointains, les plus confus,
Les plus vagues en moi revivent. Je les fus.
Je les suis, je ne peux les forcer à se taire.

Tel est le cri du vrai poète. Celui qui a senti tressaillir et grouiller en lui cette multitude a désormais le droit à la création. Une métamorphose magique fera vivre et l’obséder le bourreau, le prophète, le roi, le mendiant, le criminel, le fou, l’enfant, la vierge et l’ouvrier. Dans son imagination se dressent en plein relief tous ces types de l’essor humain : l’amoureux, l’ambitieux, l’avare, le timide, le méchant, le sage. Son esprit est pareil à une solution cristallisée que modifierait la moindre influence extérieure par une orientation nouvelle et totale des cristaux. Ainsi le grand artiste dramatise ses conceptions, où plutôt celles-ci le possèdent. On devine aisément, à la lecture des Paradis, quelle influence la mer eut sur leur auteur. Or les métaphores océaniques le dominent. Il parle en marin des abstractions. Sa logique est une suite de cordages, une manœuvre de bord. Le souffle vient du large, alerte et robuste. Le carnage s’annonce comme un grain, par un point noir, accapare la voûte concave du ciel, et c’est un déchaînement infernal de toutes les tumultueuses puissances. Puis le flot s’apaise ; la sérénité revient. Les mouettes se sèchent en criant sur les rocs. Et cette étroite adaptation des titres, qui fait qu’ils adhèrent au sujet comme un vêtement mouillé, n’est ni voulue ni factice. Dans la bataille des moi qui agitent le poète, celui-là l’emporte, le moi navigateur et conquérant qui vogue joyeux vers l’inconnu liquide.

Apparaissent enfin les îles d’or. Elles surgissent à l’horizon du passé, les belles îles de la vingtième année, ardentes de désir ou glacées de l’assouvissement, volcaniques ou cendreuses ou boueuses même, mais toujours chères, îles où l’on n’a faim que de gloire, soif que de volupté, îles de songeries et de mirages, de puissance artistique et de luttes verbales, de baisers qui enguirlandent des sonnets et de sonnets qui célèbrent la beauté éternelle à travers ses éphémères visages. Plus loin encore sont les îles de l’enfance ; à l’entour d’elles flottent de douces mémoires. Ô lectures premières et premiers contes, lait de l’esprit, source du fleuve fécond, joyeux réveils, cloches entendues et fleurs cueillies ! Mais, en face de ces îles factices du souvenir, il en sort à fleur d’eau de réelles, de tangibles, d’immédiates ; les joies de la famille et de l’amitié s’y promènent dans leurs costumes aux calmes et douces broderies. À celle de la sagesse les compagnons de Pantagruel débarqueraient bien volontiers, tant la raison est rehaussée de verve, sculptée en truculents axiomes. On peut y consulter l’oracle de la bouteille à côté de la sibylle de Cumes. Cette île est toute sonore de musique, et les flots déposent, sur sa grève, des Tziganes, des chanteurs napolitains, Bach, Beethoven et Wagner. Dans cette autre, resplendissent les couleurs, qu’engourdit la lumière, qu’éveille et divinise le crépuscule. Cette autre enfin tressaille de drames et de comédies. Derrière chaque arbre est un bouffon ou un page ; dialogues drôles ou tragiques : féeries mimées ; trucs et changements de décor. Et si les remous variaient de forme, à mesure de la traversée, les îles d’or les imitent et se dressent en temples sereins. Les perfections de l’âme et du corps se jouent au chaud soleil sur les amples terrasses, lourdes de fruits et de belles nudités. Le gymnase côtoie la métaphysique. Le mysticisme dresse ses chiffres pleins d’exigences et de présages :

Sur une mer figée en un bloc résistant,
Voici l’île d’or pâle et le palais de glace
Dont l’abstrait sans figure est l’unique habitant.

Et maintenant, avant que s’évanouissent tous ces palais de rêve qui dominent la mer humaine, écoutez trois grands éclats de la trompette d’argent, trois stridents appels philosophiques :

1º Enivre-toi toujours pleinement, follement
Du bonheur qui surgit, île d’or d’un moment.
Tu l’analyseras plus tard, à le revivre.
2º Enivre-toi quand même, et non moins follement,
De tout ce qui survit au rapide moment,
Des chimères, de l’art, du beau, du vin des rêves
3º Qu’on vendange en passant aux réalités brèves.
Mais surtout sois aimé, sois aimant follement !
Ça, c’est le paradis possible à tout moment.

Je pense avoir à peu près indiqué la marche et l’intention des Paradis. Ce dont il est impossible de donner une faible idée, c’est du style de Jean Richepin et de son vers actuel qui est vraiment d’une souplesse, d’une richesse inouïes. Il y a là un âpre vocabulaire, nerveux et voluptueux, véhément et neuf, un assemblage de mots savoureux comme un fruit, et une grappe de phrases lourde et somptueuse comme un régime de fruits. J’admire aussi cette hâte, cette précipitation nourrie d’images. Il semble en lisant que quelqu’un court et halète derrière ces strophes. C’est un flot incessant qui dépose sur la plage son vacarme et des galets, son écume et des coquilles, bizarres parfois et contournées, toujours luisantes. La brutalité n’est jamais grossière. Les jurons et vitupérations, les termes haineux et débridés du xvie  siècle sont enchâssés dans des vers exquis, comme du fer monté sur de l’or. C’est là que l’on reconnaît l’amant du latin et du grec, l’érudit merveilleux qu’est Jean Richepin. Sa prosodie est classique. Elle n’a pas besoin de faire la désossée. Elle se déhanche certes, mais suivant son rythme et sa règle, et rien de veule n’est jamais admis autour des césures impeccables.

Quant à la philosophie du livre, elle est, ainsi qu’on l’a vu, l’épicurisme. Elle est discutable comme chaque thèse, mais, après tout, sincère et vivante. L’ingénieux organisme des Paradis, très supérieurs selon moi, aux Blasphèmes, parce que moins déclamatoires, a permis au poète ce tour de force de traiter réellement le symbole et de tracer un sillon concret à travers bien des abstractions. La méthode de cette architecture compliquée est, elle aussi, classique. Elle monte du particulier au général, du fait à l’idée, du besoin au désir, de la jouissance au souvenir et au rêve. Ce système m’a charmé. Je préviens le lecteur qu’il n’est pas aussi simple qu’il pourrait le sembler de prime abord ; il m’eût été facile de montrer dans les Remous bien des curieux détours, mais j’ai préféré analyser à grands traits un ouvrage qui me paraît en puissance, intention et résultat, le plus sérieux effort lyrique de ce temps.

(J.-H. Rosny)

« L’homme d’action — qu’il était dans le fond de son être — lui faisait voir la bonté sous ses formes actives, avec d’ardents besoins de matérialiser ses tendances, avec une horreur de la morale simplement raisonneuse et abstraite. » Tel est le mobile le plus puissant, le levier de vie central de Jacques Fougeraye, le héros du nouveau livre des frères Rosny. Cette Impérieuse Bonté n’est plus un tableau de mœurs révolutionnaires et divinatoires comme l’admirable Bilatéral ; sociales et intellectuelles comme Marc Fane ; préhistoriques comme Vamireh ; littéraires comme le Termite, ou sentimentales comme Daniel Valgraive. On n’y trouve plus seulement la puissance d’évoquer la foule sur la place publique et dans l’individu, l’aptitude forte à nuancer, grouper, éclairer et ramasser toutes les particules agissantes et pensantes qui sont dans une réunion d’êtres ou dans un homme, s’entrechoquent, se multiplient et s’interfèrent à la faveur des phénomènes du dehors ou de l’instinct. On n’y trouve plus seulement cette poursuite habile des éléments de la conscience et des tumultes de l’imagination, qui a permis aux auteurs de la Légende sceptique d’écrire Nell Horn et de considérer l’univers sous ses deux faces opposites, rejointes par un subtil et mystérieux liseré : la scientifique, mate, froide, unie et raisonneuse ; l’artistique, frémissante, en plein relief, émotive et passionnée. Il s’agit cette fois de dégager une loi morale, très simple et très grande, et de la présenter au lecteur avec un geste d’exemple et de conseil : « Tiens, regarde et conclus. As-tu jamais senti en toi le passage, même furtif, de ces élans qui bouillonnent en mes personnages ? Si tel est ton cas, développe le germe naissant. Pars à la conquête de la bonté, sans crainte des rebuffades, des plaisanteries, des désillusions, ni des obstacles. Tu connaîtras toutes les alternatives douloureuses qui sont dans la poursuite d’une vérité ; tu auras comme récompense une joie suprême, indéfinissable : la conscience de ton énergie utilement déployée. »

Car tel est le sens de ce livre. La bonté est une énergie. Elle est invincible et foncière, primordiale, car l’éducation ne la perfectionne point, et l’on va vous montrer des exemples d’humbles et de malheureux qui la portent, comme une marque, dès la naissance. Elle doit être active et droite, sinon elle frôle la perversité et se frelate par des combinaisons trop savantes ; elle doit être aussi humaine, autrement elle dévie vers le mysticisme, perd pied, dissipe en aspirations confuses tout un trésor mal employé. En outre la bonté est un lien. Sa puissance de pénétration est infinie. Elle plonge de haut en bas et ramène à fleur de conscience quantité de tristes instincts engourdis, aux formes quelquefois monstrueuses, dignes d’autant plus de vie et de miséricorde, animaux des grandes profondeurs qui sans elle demeureraient inconnus. Elle traverse les couches sociales ainsi que la sonde du géologue ; elle montre les coupes du terrain civilisé : la supérieure et la dorée, si mince et si fragile ; les moyennes à tous les niveaux, de nuance indécise, obscure, avec quelques rares filons ; l’inférieure enfin, sombre et humide, retentissante d’un tumulte confus, toute proche du besoin, feu central, du besoin dont les heurts et les soubresauts, les réveils brusques agitent cette terre humaine, cette pâte fruste dont les particules sont à peine sensibles, trop loin de la surface, de la lumière et de la joie. Et partout la boue circule. Mais la bonté se moque de la boue ; son idéal pratique, c’est qu’un peu d’or descende vers les étages maudits, y porte l’illusion du soleil et combatte la flamme du besoin.

Donc voici le sujet du livre, sans plus de métaphores ni d’abstractions : le héros, Jacques Fougeraye, un humble chez qui la bonté s’éveille, étincelante sous ses armures, robuste et volontaire, trouve en M. Dargelle, un riche, un roi de l’or, l’emploi de son impérieuse énergie. Ce M. Dargelle, un philanthrope qu’un mal mystérieux, la surdité, ronge et tourmente, s’attache au jeune homme entreprenant et le charge de secourir les misères qui s’adressent à lui. Ceci prête à des tableaux infiniment variés, touchants et terribles, intérieurs de fous, d’anarchistes, de vieilles filles ruinées, de prostituées, d’inventeurs. En une centaine de pages, par les lettres que dépouille Fougeraye et par les visites qu’il fait, ses excursions à travers la ville, se trouvent animés et dévoilés tout le grouillement autour du pain, tout l’effort pour vivre contre les duretés de la vie. Un maladif rayon d’amour féminin se mêle à cet amour pour l’humanité. Mme Dargelle s’éprend du secrétaire de son mari, se l’avoue à peine, languit et meurt, pauvre fleur non respirée. Le caractère de Dargelle inquiète. Est-il bon, sincèrement bon, cet homme à l’âme trouble et ardente, acharné à ce monde auditif qu’il sent s’éteindre peu à peu autour de lui, ou bien recherche-t-il les gémissements et les plaintes comme un des bruits les plus intenses que bientôt il ne percevra plus ? Voilà le petit reproche que je me permets de faire à ce beau livre. Les deux caractères principaux y sont d’un dessin un peu contrarié. Pourquoi, dans Jacques Fougeraye, ces brefs passages de haine ou d’envie, manifestés par ce mot le riche, dont il désigne son patron dans ses colloques avec lui-même ? Comment n’a-t-il pas davantage pitié de ce riche, dont il devine la misère effroyable et cachée ? Comment surtout analyse-t-il tant ses sensations propres ? L’analyse est un venin pour la bonté, un poison paralysant. Par contre, les frères Rosny excellent à l’exposé de ces individualités en puissance. Jacques Fougeraye est par endroits un frère de Marc Fane et de Daniel Valgraive. Il se cherche à travers sa double activité intellectuelle ou sentimentale. Ses mobiles les plus profonds, ses impulsions mêmes passent de l’inconscience à la conscience suivant un subtil éclairage, un trajet plus subtil encore. On peut dire qu’il se crée lui-même par sa volonté continue, et chaque moment de son existence est une école. Parfois, il a l’erreur du néophyte : il raisonne trop. Il ne se rend pas compte que la vie gâche beaucoup de matière, qu’elle badigeonne grosso modo et que toutes ses œuvres et démarches ne sont point calculées. Je sens bien le tourment de Jacques Fougeraye ; c’est de n’être qu’un intermédiaire. Cette bonté, qu’il dispense aux autres, ne vient pas directement de lui. Elle n’est pas prise sur sa chair. Elle tire ses moyens de Dargelle. L’association est parfaitement bonne, mais la bonté n’est complète ni chez Dargelle, ni chez Fougeraye, parce qu’aucun des deux ne se sacrifie à son rêve. C’est cette disproportion, hélas ! perpétuelle, entre le mirage et le réel, qui gâte ces deux hommes d’une nuance d’amertume. Qu’importe, s’ils obéissent à la loi générale qui se dégage des choses autour d’eux !

Les auteurs de l’Impérieuse Bonté ont un art exquis des finesses sentimentales, des côtoiements amoureux, des lisières d’aveux, des tendresses muettes. Ces jolis parages de la passion sont le curieux domaine de Mme Dargelle et de Jacques Fougeraye. Ils le parcourent avec des erreurs charmantes, des méprises jumelles, de chastes regrets. C’est le signe des grands écrivains de faire succéder ces demi-teintes aux passages de vigueur, sans que rien de leur force ne se perde ni ne se heurte. Les Rosny, c’est leur originalité puissante, ont le double don de la réalité et de l’extension du réel. Quand leurs personnages s’asseyent à une table, nous voyons ce qu’ils vont manger, nous éprouvons leur appétit, nous participons à leur fatigue que recréera un bon verre de vin, une solide tranche de fromage. Oui, mais voilà que du vin bu montent dans l’enthousiaste cerveau du dîneur une réflexion primesautière, un vif souvenir évocateur, une grandiose utopie sociale.

L’Impérieuse Bonté débute par la description d’un incendie dans un faubourg : « Le drame était comme une grande fête imprévue, encore que mêlée de pitiés et de mélancolies. Une fête où les misérables s’évadent de leur existence de larves et de moucherons, de leur lamentable jour le jour. Ils y trouvent et la merveille du théâtre, et le frisson des nuits blanches, et l’oubli de la pauvreté, dans la vision d’une misère plus palpitante, plus sonore, miraculeuse. Ils y dévorent, boivent et s’endettent. Leurs amours s’appellent, leurs yeux pleins de volupté âpre ou lèche. Partout, dans les cabarets, la foule qui rit, hâble ou se bouscule avec des amours-propres de reporters, des fabrications hyperboliques, des déformations croissantes de la réalité. » Ces quelques lignes, prises au hasard, indiquent l’observateur qui ne laisse rien perdre, parce qu’il sait qu’il généralisera, pour qui le moindre fait est une indication, un petit bloc de terre glaise sur lequel il mettra la poétique empreinte de son pouce. L’amour du peuple éclate dans ces pages vibrantes ; il se manifeste même par une belle et douce ironie, un sourire attendri qui éclaire tout cet océan haillonneux, ces vagues de froid, de faim, de sueur et d’alcool. De là naît un comique spécial, un art des silhouettes inoubliables et des comparaisons aiguës. Telle petite vieille qui passe est définitivement fixée, épinglée sur la mémoire. Tel gamin lance son mot typique. Le dialogue sort des pavés, des bouteilles, des poings rugueux comme des bouches, et tout cela est emporté, fiévreux, bouillonne de sève et de sympathie.

Pour moi, le romancier se juge d’après ses personnages secondaires. Ce sont eux qui font la perspective et la profondeur d’un livre. Une famille, celle des Lamarque, domine le second plan de l’Impérieuse Bonté. Le père, un pauvre diable de commis aux écritures, un bourgeois déchu, un tiers état de la misère, délabré de corps et d’âme, en qui vacille une petite lumière de bonté. Il meurt, laissant sa femme et ses trois petites sans un sou, en proie aux sottes cruautés de parents haineux et racornis, vides de charité, pleins de vaines, d’égoïstes sentences. Ils gravissent, serrés les uns contre les autres, le calvaire de l’orgueil souffrant et de la détresse courageusement supportée. Ils arrivent jusqu’au bord du noir précipice, sauvés à temps par Jacques Fougeraye. Il y a là trois délicieux visages d’enfants, petites têtes en rumeur qui concentrent et définissent toutes les hautes préoccupations du livre. Qu’il est touchant, ce groupe autour de la maman, vaillante et brisée ! Que ces jeunes paroles sont nobles et justes, que ces jeunes réflexions cristallisent de graves axiomes dans les tristes songeries qui sont les jeux des enfants pauvres ! Voilà ce que, sans le formuler, a trouvé le petit François, à croupetons, sous la table déserte de nourriture, contre le mur nu : « La réalité, du monde est démesurément plus grandiose, subtile, belle et désirable que le plus haut idéal. » Il ne faut point sourire. C’est de ces pubertés souffrantes et repliées sur leur détresse que jaillissent les sources fraîches où boit l’humanité altérée de vrai. La plupart des grands hommes, dont l’enfance fut douloureuse et solitaire, ont guidé leur vie active et pensante sur un aphorisme analogue à celui du petit François, et il suffit quelquefois d’une de ces courtes flammes pour éclairer toute une époque.

J’avertis les admirateurs de Rosny, chaque jour plus nombreux et fidèles, qu’ils trouveront dans l’Impérieuse Bonté une ample pâture. J’avertis les autres qu’il n’est plus permis d’ignorer les auteurs du Bilatéral, des Xipéhuz et de Daniel Valgraive.

(Max Nordau : Dégénérescence)

Le livre de M. Max Nordau n’est point intéressant par lui-même. Sorte de salade pimentée, où l’on trouve pêle-mêle les ingrédients les plus divers, il lasse le goût dès la première bouchée. L’auteur, insuffisamment armé de quelques vagues théories scientifiques et de connaissances rudimentaires sur le système nerveux et la psychologie physiologique, part en guerre contre ce qu’il appelle la dégénérescence artistique et littéraire de notre époque, attaque consécutivement, et avec la même furie maladroite, le mysticisme, le réalisme, l’égotisme et le symbolisme. Il met sur le même rang des hommes de génie et de vagues réputations de cénacle ; il parle inconsidérément de Rossetti, de Swinburne, de Mallarmé, de Whitman, de Maeterlinck, et sérieusement de Jean Moréas et de René Ghil. Il accumule les citations avec une rare mauvaise foi et un manque de sagacité plus rare encore, et, quelles que soient sa double ignorance et sa double pédanterie, il n’est pas sans savoir que des morceaux détachés et juxtaposés donnent toujours aux esprits superficiels l’illusion de l’incohérence. Il a vite fait de traiter un poète ou un philosophe d’idiot, de crétin, de gâteux érotique, quand ce poète et ce philosophe ont le malheur de s’écarter tant soit peu des routes foulées par les lourds pieds de M. Max Nordau et de ceux qui le précédèrent et, à toutes les époques, s’amusèrent à peser l’impondérable, hiérarchiser la liberté et soumettre l’individu eux préjugés sociaux. Cet excellent Allemand emploie à tort et à travers des termes médicaux qu’il aligne avec une sorte d’orgueil enfantin, avec la satisfaction du pharmacien qui applique sur un flacon d’eau pure une étiquette compliquée. La science moderne, laquelle a la prétention de tout expliquer, excelle à masquer sa déroute par des dénominations bizarres qui ne caractérisent rien du tout, mais procurent à celui qui s’en sert l’illusion de la connaissance. Les aliénistes, dont le royaume est la bouteille à l’encre, se sont particulièrement distingués dans ce genre d’exercice. Ils ont fabriqué un arsenal de termes biscornus, vides et luisants, parfaitement privés de sens, mais qui donnent du poids au discours, atterrent et remplissent d’admiration l’éternel jobard. C’est ainsi que tout écrivain est aux yeux de M. Nordau un graphomane. Je me demande avec angoisse ce que devient dans ce cas M. Nordau lui-même, qui a écrit, sans nécessité, une des plus fastidieuses compilations imaginables. Ce pesant ouvrage en deux volumes me paraît un type bien caractérisé de graphomanie. Le procédé, d’ailleurs, est simple. L’artiste qui recherche les effets de terreur devient un anxiomane. Dès qu’il parle d’amour, il est un érotomane. Oui, mais celui qui voit partout des stigmates de folie et de dégénérescence n’est-il pas un manicomane ? Oh ! qu’elle serait aisée à décrire la lésion de M. Nordau et de ses pareils ! Cerveaux débiles qu’envahissent et qu’absorbent aussitôt quelques vagues notions scientifiques, que dominent les termes spéciaux et fumeux, la technicomanie, ils cherchent infatigablement des vestiges d’idiotie et d’imbécillité. Étant manicomanes, ils sont aussi iconoclastes et goûtent le plaisir malsain d’insulter des hommes supérieurs, joint à une joie de domination ou furie verbale qui les porte à se hisser orgueilleusement sur quelques théories évolutionnistes ou positivistes branlantes, pour juger de cette hauteur les premiers parmi leurs contemporains. Quelle idée fixe plus redoutable que celle qui découvre en chaque personnalité le signe de la démence ! Joignez à ces tares indéniables la ruse, familière à ces critiques scientifiques, qui leur fait trouver d’emblée le sujet à tapage et les guide adroitement vers la réclame.

C’est qu’en effet là est le danger de ces divagations grossières et en elles-mêmes parfaitement inoffensives. Elles manifestent un état d’esprit qui, de jour en jour, gagne du terrain et contre lequel il est grand temps de nous insurger. La science tend à accaparer tous les domaines. Elle a aujourd’hui la prétention de réglementer l’art, de lui imposer ses dogmes, mille fois plus étroits et plus durs que les dogmes religieux, ses formules plus ou moins baroques et transitoires, toujours âpres et déformantes. Cette tyrannie serait la pire de toutes. La raison ne comprend rien aux actes de l’imagination. Qu’elle la traite de folle du logis, rien de mieux. Mais si elle veut lui passer la camisole de force, halte-là ! Il faut que l’imagination se redresse de toute sa taille et proclame bien haut sa supériorité. Les preuves seront écrasantes. Sur terre il n’y a que les poètes ; j’entends par poètes tous ceux qui créent, découvrent entre le monde intime et le monde extérieur de grandes et mystérieuses concordances, tous ces puissants esprits sur lesquels l’univers dépose sa force en cristallisations brillantes, ainsi que le givre sur les vitres. Les meilleurs savants furent des poètes : Pascal, Newton, Claude Bernard, Darwin, valent par leur énergie imaginative. Le danger vient des autres, des patientes fourmis raisonneuses qui se transmettent, couvent et quelquefois dévorent l’œuf divinatoire et bâtissent leur maison tout autour. Celles-ci, méconnaissant leurs origines, veulent tout ramener au niveau de leurs étroites petites méthodes, emprisonner l’invention dans leurs antennes. Nous assistons en ce moment à une véritable invasion des bêtes de laboratoire et M. Max Nordau est la plus acharnée d’entre elles. Avec l’ivresse d’un néophyte qui sort de son premier cours d’anatomie, il veut mettre la main sur les cerveaux les plus altiers, les couper, les placer sous le microscope et tirer en grande hâte ses inductions et conclusions. Il se rue à l’assaut de l’art avec ses gros outils positivistes, rouillés et maladroits, mais dont s’ébahissent encore les naïfs. L’immense armée des têtes obtuses, ceux qu’on appelait jadis les bourgeois et auxquels je préfère de beaucoup l’armée des snobs, pense qu’au moins ceux-ci servent à la propagation des idées nouvelles, l’immense armée des têtes obtuses accueille avec transports ces tentatives de nivellement au nom de la science. Chacun s’exclame et se congratule : « Ibsen est un bafouilleur ; Tolstoï est un gâteux ; Rossetti, un aliéné incompréhensible. Bravo ! c’est ce que nous avions toujours dit, toujours soutenu. Ah ! ah ! la jeune école, les décadents et leurs maîtres ! Tous des farceurs ! Hi, hi, et les symboles, il les arrange, M. Nordau, les symboles ! Et il est très fort, M. Nordau. C’est un Allemand, un érudit, un sage ! Il a étudié. Il connaît l’anatomie, la physiologie, la médecine. Il est raisonnable. Il n’a pas peur. Il dit leur fait aux malheureux imbéciles que vous admirez à tâtons. »

L’auteur de Dégénérescence a des naïvetés délicieuses et des candeurs sans pareilles. C’est ainsi que l’écholalie, ou recherche des sonorités semblables, est pour lui un signe certain de démence. Il ignore donc que ce stigmate se retrouve chez la plupart des écrivains et notamment dans les vastes énumérations de Rabelais, qui passent néanmoins pour l’apothéose de la santé. Il ne réfléchit donc pas que la rime est, elle aussi, la recherche de sonorités semblables et que, d’après cette thèse, tout poète devient un aliéné. Il parle du mysticisme sans le connaître et n’ayant pour tout guide que sa colère laïque. Ses analyses des pièces d’Ibsen, des poèmes de Wagner et du Zarathustra de Nietzsche sont incompréhensibles par sa faute et non par celle des auteurs qu’il cite. Il n’a jamais réfléchi cinq minutes à ce grave problème de l’individualisme qui préoccupe la pensée contemporaine, et ses exclamations indignées à propos du lyrisme de Walt Whitman sont risibles. Dans la première nuit de Walpurgis, le proctophantasmiste de Goethe nous avait déjà habitués à ces transports comiques. À ce sujet, je ne comprends pas très bien comment M. Nordau ne range pas dans les dégénérés l’auteur de Faust et celui de la Divine Comédie. Pour être conséquent avec lui-même, il devrait voir en eux des graphomanes, des écholaliques et des érotomanes de premier choix. Je crains qu’il ne soit impressionné par les réputations assises et classiques, ce qui le rangerait alors parmi les misonéïques simples, à moins que tout ce fatras physiologico-psychologique ne soit un vigoureux pétard tiré par un artificier demi subtil, demi-sincère, auquel cas M. Nordau prendrait place tout naturellement parmi ces exhibitionnistes intellectuels pour lesquels il professe un tel mépris.

Mais non, j’aime mieux croire que ce belliqueux dit ce qu’il pense. J’aime mieux le laisser sur son socle, dans son attitude allégorique de pourfendeur de beautés. Alors il devient symbolique et majestueux, demi-tragique et demi-grotesque. Il est le nouvel inquisiteur qui voudrait traiter les imaginatifs non plus par le feu, mais par la douche, et s’avance vers les révoltés, son microscope et son scalpel à la main. Il connaît les raisons de tout. Il a son arsenal tout prêt : les hallucinations, l’hystérie, l’hypnotisme, la suggestion, l’écholalie, la graphomanie, l’érotomanie. Il hait les rêveurs, les poètes, les métaphysiciens, les idéologues. Il saisit leurs œuvres d’une main robuste, les décortique, les plie, les disloque, et les démontre : « Ceci indique telle lésion. Ceci telle autre. Voici le schéma de ce cerveau débile. » Il flaire et traque tout ce qui dépasse les sens, sa bonne conception terre à terre, matérialiste, positive et athée. Il ne s’aperçoit pas qu’il a, lui aussi, ses idoles, ses dogmes, ses articles de foi, ses fétiches. Sa majesté réside dans ce fait qu’il se croit infaillible et souverain. Tous ses décrets sont doctoraux ; ses opinions, implacables et rigides, enferment seules la vérité. Elles sont attestées par des diplômes, développées dans de pesants volumes, adoptées par les Facultés et les Académies. M. Max Nordau synthétise admirablement cette autorité scientifique contre laquelle nous nous révoltons et cette intrusion dans l’art, qui est la vie, de formules et de préjugés qui signifient la mort.

(Lucien Descaves : Les Emmurés)

Le nouveau livre de Lucien Descaves n’est pas seulement un très bel et très consciencieux effort artistique. Il est aussi une très bonne action. Voilà, par lui, l’attention appelée sur tout un groupement humain que notre égoïsme ignore volontiers, le groupe des aveugles, si touchant, si particulier, si riche en observations curieuses. La vie de ces infirmes est une autre vie que la nôtre ; dans leurs ténèbres, les sensations, les sentiments et les pensées prennent des formes spéciales, une inclinaison morale dont le départ est cependant physique. Nous ne nous mouvons que par les images ; elles sont les intermédiaires fidèles entre nous et l’univers ; or l’imagination de ces Emmurés est restreinte ici, élargie là ; l’horizon intérieur s’étend par cette obscurité où rampent les fantômes du tact et de l’ouïe, où les particules odorantes sont comme les gerbes d’un feu d’artifice. Si Lucièn Descaves s’est appliqué à détailler les moindres moments de l’existence d’aveugle, s’il a suivi pas à pas ces méticuleux tâtonnements, une fois le livre fermé, cette précision s’estompe, et, par le vague des contours, une philosophie s’ébauche, presque une métaphysique qui dépasse la Lettre sur les aveugles de Diderot et quitte les interprétations physiologiques pour se placer au cœur de l’être. Privé du spectacle de la nature, cet être n’est pas modifié dans son essence. Il ne ressent que plus profondément la solidarité humaine. Si une partie du vocabulaire est pour lui lettre morte, ce manque est compensé par une sensibilité morale plus vive et dont les échos sont plus nombreux. Mille fois plus à plaindre sont les aveugles du sens intime, ceux qui ne voient pas leur conscience et dont la vie, purement instinctive, est une quête du désir ou de l’intérêt.

L’auteur des Emmurés a pris ses personnages au début. Il nous les montre au moment d’entrer dans le noir inconnu, hésitants et débiles, à cet Institut des jeunes aveugles dont la description fait frissonner. Il ne nous fait pas grâce de leurs tares extérieures, puisqu’il compte nous expliquer plus tard comment elles sont compensées. Il a choisi également des intelligences moyennes et les a placées dans des conditions besogneuses, afin que la lutte fût plus nette et que l’on comprit mieux l’immense effort. Son héros, Dieuleveult, fils de provinciaux, paraît d’abord un pauvre, un pitoyable héros, trébuchant vers sa subsistance quotidienne au milieu de la demi-indifférence ou de l’âpreté familiales, se heurtant et se blessant à tous les angles de l’égoïsme, de la sécheresse, de la sottise. Mais peu à peu le ton s’élève. L’amitié entre en scène ; voici d’abord un capitaine retraité, Lourdelin, un philanthrope, un typhlophile qui est pour l’infirme un père adoptif. C’est une noble et brave silhouette que celle de ce sage au cœur vaillant et toujours prêt. Voici d’autres aveugles, des camarades de l’Institut, des professeurs, un surtout, Gilquin l’organiste, dont l’âme, exaltée par la musique et la foi, a pris un surprenant essor. Par les ramifications de la grande ville, nous pénétrons chez l’aveugle du peuple, le chanteur des cours et des rues, un type attendrissant et cocasse. Ceci n’est que l’accessoire. L’étude sérieuse et appuyée est celle de l’amour, sentiment et mobile foncier, toujours vivace sur les ruines du corps, qui veut et peut voir sans les yeux, parler sans langue, entendre sans oreilles, l’amour qui s’attache d’abord à une femme, puis, par le déchirement, la souffrance et le pardon, s’épure, monte, grandit, atteint aux régions sublimes du dévouement et du sacrifice, et alors c’est bien le héros, celui dont Descaves nous raconte, avec une finesse émue, les étapes et le calvaire, c’est le triomphateur de soi-même, et son histoire devient symbolique, vaut pour tous les pauvres aveugles-nés que nous sommes et qui cherchons par notre flamme intime à réchauffer un froid univers.

Tel est le haut mérite de ce sombre livre. Un déshérité s’avance, dont les paupières s’enfoncent sur des yeux morts. Nous plaignons sa misère, sa perpétuelle détresse, le besoin qu’il a du secours d’autrui. Nous avons peine à comprendre comment il se résigne à végéter dans sa prison opaque où n’entrent que le froid et la faim. Puis, quand il arrive au milieu de nous, nous le reconnaissons semblable à nous-mêmes. Son angoisse fait lever la nôtre, aussi grande, quoique moins apparente. Il marchait les mains en avant, à la recherche d’un bonheur ou d’un but. Que faisons-nous donc autre chose ? Il ne pouvait se passer d’un guide, gamin souvent malicieux et pervers, et cette vie à deux, obligatoire et soupçonneuse devenait son plus lourd fardeau. Où ne cherchons-nous pas notre guide, dans la vie, dans l’art, dans la réflexion ? Quels mauvais hôtes n’hébergeons-nous pas dans les sombres encoignures de la conscience, dont le rire tout à coup nous épouvante et nous glace ? Il ne vivait que par le frôlement de l’amour, la lente pénétration d’une odeur de lilas, d’un contact de la main, qui bientôt envahissaient tout son corps, tout son esprit. Avec le premier trouble, le monde ne prend-il pas pour nous saveur et vigueur ? Comprenons-nous rien en dehors de l’état amoureux qui multiplie notre force, nous fait communier avec la nature, nous ouvre à pleines baies l’espoir, le regret, le remords, la joie triomphante et la peine ? Tous les sentiments sont vides et poussiéreux sans celui-là, et nous marchons sur des cosses sèches, les notions, l’observation, l’analyse. La seule heure qui sonne et manque pour nous est celle où notre cœur bat. Tout le reste ne signifie que préparation au tombeau.

J’ai dit plus haut que ce livre était sombre. Mais par là il sonne sa fanfare. Il va de bas en haut, marche précieuse et vraie. Il est besogne d’idéaliste. Certains passages soulignent nettement ces tendances. Aux premières approches de l’amour pour cette petite bourgeoise clairvoyante, pour cette Annette qui plus tard le trahira et l’abandonnera, l’emmuré Savinien Dieuleveult est seul dans sa soupente avec son guide, un petit drôle qui lui fait la lecture. L’enfant ânonne de mauvais gré les phrases fluides et lumineuses que Chateaubriand, dans les Martyrs, étend sous la marche divine de Velléda. L’atmosphère est moite. L’orage gronde et la pluie ruisselle. L’aveugle écoute, en sueur sur son lit, sa propre extase rythmée par ce verbe triomphant. Il oublie tout. La gloire le frôle. Tel est le prestige du souverain art. Seul le lyrisme vaut ; seul il verse la force aux âmes épuisées. Je citerai encore les magistrales, les touchantes conversations du vieil organiste Gilquin. Il trouve, pour vanter la musique sacrée, pour lui dresser son autel à part, son pur autel sonore, des paroles d’une chaude éloquence qui nous arrachent violemment au sol et nous emportent là-haut, avec le beau tumulte des orgues. Son langage vibrant dessine les contours d’une conscience supérieure, dégagée des petitesses auxquelles les meilleurs des voyants sont en proie. Et il voit mieux que les autres, il voit la vérité sublime, que nulle taie ne peut obscurcir et que nul accident n’entrave.

Une fois Savinien marié, nous assistons à l’effritement de son court bonheur. Sa femme n’est pas aveugle. Elle n’est point passionnée. Elle l’observe. Chaque jour, chaque nuit agrandit l’abîme. C’est le plus terrible des drames. Il se joue aussi chez les clairvoyants, mais il s’y complique d’hypocrisie. Quel épisode que celui de l’abandon ; la lettre laconique et brutale écrite en Braille et que l’infirme trouve sur sa table en rentrant ! Je défie qu’on lise ce chapitre d’un œil sec. Celui qui suit n’est pas moins déchirant, qui raconte l’attente mortelle et l’effort pour l’oubli, la grande école de la souffrance. Les dernières pages, enfin, nous emportent vers les régions sereines, loin de toute misère ou plaie terrestre, où l’homme respire librement, alors qu’il a dompté la chair et le mal délicieux qui fait sa trame.

Le style de Lucien Descaves est personnel et vibrant. Il convient à l’analyse de la douleur avec ses images tenaillantes, ses reflets durs, ses métaphores poursuivies et qui s’acharnent au fait, comme le cauchemar au dormeur. Au bon moment, cet appareil implacable se résout en douceur, s’éparpille en cris évangéliques qui sonnent juste et portent l’émotion. Le livre ruisselle de pitié. L’auteur s’est courbé sur les plaies. Il est brutalement spiritualiste, trait caractéristique de notre époque de transition où le civilisé, dégoûté du mensonge social, se tourne vers la foi, la simplicité primitive. C’est le grand élan d’aujourd’hui. Il se précise peu à peu. Les énergies littéraires se groupent et se concentrent. L’art pour l’art se meurt. On ne veut plus parler pour ne rien dire. Les Emmurés sont avant tout une œuvre de philanthropie. Plus de barrière pour l’infirme, quand chacun sent sa faiblesse ! Pour que la dure vie soit moins dure, il faut qu’on se rapproche, qu’on se serre les coudes, qu’on recueille les éclopés et les victimes, qu’on ne méprise plus l’infériorité physique. Nous voici loin des dogmes absurdes de la prétendue philosophie positive avec ses cadres étroits, ses classifications mensongères, son panégyrique de la brute. Les procédés et les formules ont fait leur temps, ainsi que les écoles. L’humanité n’adopte et n’admire que ses laudateurs, ses amoureux. Elle se détourne de ceux qui la faussent ou la maltraitent. Elle exige des métaphysiciens qu’ils soient sensibles ; des apôtres, qu’ils payent de leur personne ; des intellectuels, qu’ils sacrifient à l’émotion. Un peu dégrisés de l’ivresse romantique, nous cherchons derrière les mots la tendance, derrière les affirmations la spontanéité. Les désespoirs exceptionnels ont moins de prise sur nous que les malheurs communs à un grand nombre. Le champ est assez vaste. D’autant que l’étude des foules se concilie aisément avec la psychologie la plus raffinée. Quiconque souffre devient un univers, aux lois flexibles, aux crises précipitantes ou réparatrices. Quiconque souffre dégage un enseignement grave et profitable infiniment supérieur aux sèches leçons de la science et de la logique.

(Baptiste Bonnet : Un paysan du Midi. Vie d’enfant)

Voici un livre exceptionnel, livre de nature et de vie, brûlant d’art ou sans artifice, sorti d’une de ces primesautières imaginations lyriques comme il ne s’en rencontre que bien rarement dans l’histoire des littératures. Un fils de la terre, grâce à une prodigieuse mémoire sensible, grâce à la plus aiguë impressionnabilité poétique, nous offre, palpitant, le mystère de la Provence, la douceur de la vie patriarcale, la splendeur de la journée humaine que rythment le travail, le soleil et la belle humeur. Comme les vieux conteurs de Gascogne et de Bretagne nous ont transmis d’harmonieuses légendes, ramenant le romantisme à sa source même, ainsi Baptiste Bonnet, avec un enthousiasme égal, mais tourné vers le réel et non plus vers la fiction, raconte sa petite enfance, lumineuse et parfumée d’amour, blottie dans la pauvre maison paternelle, asile des humbles et glorieuses besognes des vendanges, de la glane, de la lessive. Ses yeux ont reçu toutes les lueurs, tous les reflets ; ses oreilles ont perçu toutes les rumeurs, et toutes ces sensations se sont amplifiées dans l’allégresse, car ce qui hausse tellement ce petit bréviaire de la vie en pleine campagne et en liberté, c’est la joie qui éclate à chaque page, la reconnaissance envers la création, le cantique du cœur épanoui par la bonté. Au fond de nos âmes, les pires et les meilleures, sommeille, comprimé et déformé par les erreurs de la civilisation artificielle, cet hymne à la lumière du jour et aux étoiles qu’ont chanté tous nos grands ancêtres. La moindre parole haute et sincère réveille cette puissance engourdie et l’héroïsme nous paraît possible. Je songe à Walt Whitman, à ses poèmes frissonnants comme des nébuleuses, où l’homme paraît si grand, débarrassé de toute contrainte, individuel avec frénésie, jusqu’à se perdre dans la masse. Je songe à Christian Wagner, simple paysan d’un village d’Allemagne, qui égale les premiers mystiques par sa passion profonde des arbres, des fleurs et des eaux vives, sa pénétration candide des pieux secrets de la nature. Avec des différences capitales, qui tiennent à la race et à l’organisme, Baptiste Bonnet est de cette lignée. Je ne crains pas ce rapprochement ; ils me comprendront ceux qui savent lire ou juger d’un être à travers les mots.

Tout voir à la clarté de l’amour ! c’est le souverain privilège. Cette clarté amène au centre des choses, donne à l’enfant l’énergie d’un homme, à l’homme le bondissement de l’enfance. Quand, la veille de Noël, le petit paysan est entre son père, sa mère, ses frères et sœurs et ses grands-parents, il savoure à la fois tous les bonheurs devant le feu qui brille et la table chargée. Cette béatitude l’ouvre à la compréhension de toute solidarité, celle de la famille, celle des amis et voisins, celle des arbres que le gel contracte au dehors, celle de lui-même avec un lointain héritage de droiture et de vaillance qui crépite au fond de son cœur comme le sarment dans la flamme. La causerie naïve et pittoresque de tous ces braves gens nous émeut par sa noblesse primitive comme un morceau de Théocrite ou d’Hérondas. Quel touchant récit que celui de la Brouette ! Le petit bonhomme en est tout fier de cette brouette que lui a donnée son père, neuve et luisante, pour aller ramasser sur les routes ce qu’y laisse de vestiges le passage des chevaux et des bœufs. Peu à peu le ton s’élève. Issu d’images plus que familières, le désir de l’ample et riche nature entre dans ce gars. Il voudrait étreindre le beau ciel d’or, l’horizon tremblant de chaleur et si limpide, le grêle feuillage des oliviers semblable à de la poussière d’argent. Le contentement de la besogne, l’ivresse de l’air pur, le proche espoir du foyer, tout se joint dans cette âme tressaillante en une vraie prière lyrique et les mots majestueux et précis accourent et portent l’idée, lui donnent recul et fantaisie, divinisent une impression fraîche : Je regardais le mas de Loute qui se haussait sur son monticule, et, de suite en suite, ainsi que dans un rêve, après avoir rasé du regard les cabanes de Briquet, je m’abandonnais mollement sur l’étendue de la plaine. Sans comprendre comment de l’obscur la terre passait à la clarté ; ni pourquoi, depuis le matin, quand nous étions partis, les étoiles s’en étaient allées ; ni pourquoi le soleil que nous espérions mettait tant de paresse à faire sa levée ; je regardais. Et au milieu des bavardages qui sortaient de la bouche des gens, au milieu du brésillement des oiseaux, dans le calme de la campagne, tout doucement je plongeais, pauvre innocent, au fond des mystères du monde.

Elle demeure miraculeuse, la vigueur de ces souvenirs d’enfance. Nous tenons là un témoignage capital sur la nature poétique, sans alliage, culture, ni frelatage. La culture ! Par elle nous essayons de suppléer à nos manques. Elle ne vaut que par le réconfort que nous donnent les chefs-d’œuvre. La spontanéité l’emporte, qui fraye une route impétueuse au tempérament, au caractère et ne les fausse jamais. L’art est un cri sincère, cri d’appel et de solidarité que l’on pousse dans la joie on dans la douleur, au croisement de la route noire et de la route blanche. Baptiste Bonnet est né sur la route blanche. Nulle restriction à sa clameur. Sortie d’un gosier robuste, elle signifie que le monde extérieur s’était imprimé avec une force telle sur l’organisme d’un petit berger de Provence, harmonieux et sensible, que l’instrument devait résonner. Ses harmoniques nous troublent par leur subtilité et leur raffinement tels que chez le musicien le plus consommé. Il y a là un prestige inexplicable, un appareil verbal adapté à l’appareil moral. Qu’importe, au reste ? tout raisonnement. L’œuvre est là qui nous appelle par sa noblesse et ses élans dont nul n’est affecté, ses pénétrants raccourcis, son humanité aussi vraie que ses paysages. Écoutez ce prélude à la Taille des vignes : Le vent du nord bouffe en rafale. Il fait un froid qui gerce. Les fontaines ont des chandelles de glace à leurs goulots, les seaux d’eau dans les maisons sont couverts d’une peau, l’huile dans les cuivres et les jarres s’épaissit et se vire en mille perles. Les rues et les chemins sont durcis, résonnent bellement au piquer des sabots des gens qui courent, vont et viennent poursuivis par le vent qui brame et siffle comme un dératé ; dans les ornières, dans les fossés, dans les flaques, l’eau est prise. Les arbres craquent. — Là-bas, bien loin, derrière les montagnes de l’horizon, plan-plan, la prime aube s’éparpille en riant en un immense rideau de bleu, de rouge et de blanc laiteux, éclabousse les ombres de la nuit ; bientôt les rues et la campagne sont noyées des premières lueurs du jour. — Cocorico ! Cocorico ! font les coqs, et on entend de longs ébrouements et battements d’ailes dans les poulaillers.

Comme il arrive pour les œuvres foncières, toute une race est inscrite dans ce livre de Baptiste Bonnet. L’aisance, la justesse et la lucidité des images attestent le tempérament du Midi. Alors que, chez Christian Wagner, le paysan allemand dont nous parlions plus haut, la moindre strophe est d’inspiration germanique par les inclusions métaphysiques et le goût du mystère, chez notre provençal, les multiples aspects d’une réalité saisissante sont en première ligne et en pleine lumière. Les tendances profondes sont plutôt senties qu’exprimées. Mais les remarques judicieuses et malicieuses fourmillent. Les phrases se relient par un sourire. L’émotion s’esquive sans vouloir être poursuivie. Le texte provençal est en regard de la traduction qui le suit dans sa lettre et dans son esprit avec la plus scrupuleuse fidélité. Que de locutions d’une saveur unique ! que de jolis proverbes semés dans les passages descriptifs comme des coquelicots dans un pré ! Il triomphe, Frédéric Mistral, le poète magique de Mireille et de Calendal, avec sa théorie de l’attachement au sol, son panégyrique de l’homme du village opposé à l’homme des villes. Ce livre est, s’il en était besoin, un gage de plus pour les idées fédératives. Baptiste Bonnet n’est pas un isolé. Il est le répondant d’une multitude d’imaginations locales, d’imaginations en rumeur qui n’ont point trouvé leur embouchure expansive, comme ce vieux berger dont il raconte l’histoire avec une telle éloquence. Il s’écrie, le pauvre rêveur aux étoiles sur les Alpes et dans les vallées : Ah ! ne vaudrait-il pas mieux être aveugle ? Ne vaudrait-il pas mieux être sourd que d’entendre cette symphonie divine faite du gazouillis des oiseaux, du caquetage des sources, du vibrement ailé des insectes, du rire des jolies filles ; des chansons du vent dans les feuilles, des musiques du rossignol et du grillon ? — Pourquoi voir, pourquoi entendre toutes ces belles choses, si je ne puis pas arriver à dire ce que j’éprouve, ce que je vois et ce que j’entends ? Ne vaudrait-il pas mieux être Cortet le Simple ou Doret le Buveur ?

Il ne faut pas se lasser de le répéter : « Heureux ceux qui donnent des voix aux muets, qui servent de miroir à la sensibilité de leur époque, de leur bourgade, que cette époque soit morose ou joyeuse, que cette bourgade soit de paysans ou d’intellectuels ! » Ils sont les vrais poètes. Ils rompent les noires barrières de l’isolement. Ils trouvent à eux seuls des chants aussi beaux, aussi vastes, aussi simples, aussi chargés de rêverie que ceux à la création desquels toute une lignée d’hommes, de femmes et d’enfants a quelquefois contribué et qu’on appelle les chants populaires. Goethe poussant Brentano à réunir légendes, mythes et ballades ; Mistral suscitant autour de lui ce curieux mouvement félibréen dont Baptiste Bonnet est à coup sûr, comme prosateur, le plus brillant fleuron : voilà les rénovateurs du lyrisme, les donateurs des sensations héroïques. Le génie de Weimar et celui de Maillane ont magnifiquement démontré qu’un groupe vaut plus qu’un homme et que le rayonnement d’une gloire suffit à éveiller bien des talents qui s’ignoraient.

Les titres des chapitres qui composent le livre de Baptiste Bonnet indiquent à eux seuls les intentions de l’auteur : Ma maison, Nous sommes propriétaires, Ma brouette, le Saguet de mon père, Taille des vignes, Mon bon jour (c’est le jour de la première communion), Partance de la maison, etc. Ce sont, à la suite, les points lumineux de cette vie d’enfant, dont la série dessine une si charmante figure de grâce et de tendresse. Il se dégage de cette aisance à supporter la pauvreté, de cet oubli des humiliations qu’elle entraîne, de ce perpétuel effort vers la beauté, une morale spontanée et touchante. Cette œuvre est un singulier appoint aux doctrines d’un Rousseau ou d’un Tolstoï. Les bienfaits de l’existence patriarcale apparaissent ici évidents. Nulle école préférable à celle de la nature. La foi augmente la paix intérieure, donne prétexte à de douces coutumes, à de pieuses fêtes qui relient les vivants au souvenir des morts. Le travail n’est plus un opium pour fuir le rêve sur l’existence, mais l’accomplissement d’une fonction qui soulève l’idée du devoir, la rend présente et tangible. L’art enfin, dégagé des formules et des entraves, apparaît dans sa force, tel qu’aux époques célèbres où l’imitation ne sévissait pas.

Quel sera le sort de ce livre qui mériterait de devenir populaire ? Je l’ignore. Mais ceux qui le pénétreront me sauront gré de le leur avoir indiqué. Quelque chose de pur et de vrai, qui augmente en nous la puissance idéale, voilà une rencontre heureuse et rare. Pour ma part, je remercie Baptiste Bonnet de m’avoir arraché pendant quelques heures aux paperasses et aux bibliothèques, de m’avoir conduit par la main sur une des cimes alpestres dont il célèbre, avec le plus beau verbe qui soit, la splendeur immaculée, proche des astres et de la conscience.

(Jules Renard : Poil de Carotte. — T. de Wyzewa : Chez les Allemands)

J’ai déjà maintes fois entretenu les lecteurs de la Nouvelle Revue du talent si particulier, si nettement original de Jules Renard. L’auteur de Sourires pincés, de l’Écornifleur, du Vigneron dans sa vigne, est un de nos premiers stylistes. Il écrit une langue dépouillée, nerveuse, alerte, sans néologismes ; chaque mot a sa valeur et chaque phrase son rythme, et, comme il fait parler des êtres déterminés et que le frémissement de la vie le préoccupe, il sait donner un tour caractéristique et savoureux aux mouvements les plus ordinaires de ses personnages. Nous avons en Jules Renard un ironiste en quelque sorte involontaire ; le monde se présente à lui sous un aspect ni baroque, ni funambulesque, mais dévié dans le sens d’un comique d’observation, d’un comique froid et véridique, et cette inclinaison suscite partout, dans les choses et chez les gens, des petites crevasses, des rides, des plissements, des sourires où sont apparentes les plus subtiles figures du foncier égoïsme humain. Afin que cet égoïsme soit plus clairement visible, plus solidement tangible, cet analyste des travers bourgeois se fait lyrique à son heure. Il sait gonfler les vanités, enfler le désir ou la sottise jusqu’au point où la bulle crève, ne laissant qu’un vestige moqueur. Ceci forme la cadence de son talent et la charpente des tableautins avec lesquels il compose son grand tableau et dont chacun est un petit ensemble.

Ce nouveau livre, Poil de Carotte, définit et fixe un caractère qui restera sûrement dans la littérature comme un joyau de sagacité. Poil de Carotte est un enfant ni bon, ni mauvais, prêt aux défauts comme aux qualités, suivant la culture et la température, que des parents insupportables blessent et maltraitent moralement chaque jour, chaque heure, chaque minute. Nous voyons la sensibilité du petit bonhomme se dessécher, se recroqueviller peu à peu. La voix aigre de sa mère passe en lui, la veulerie de son père l’accable, les tiraillements intéressés de son frère et de sa sœur disloquent en lui la bonté. Il devient cruel, pervers dans la profondeur, dans ces régions de l’âme qui n’agissent pas, mais stagnent. Rien, d’ailleurs, ne le violente et personne ne le brutalise ; mais chaque circonstance est l’occasion d’une piqûre à son amour-propre, d’une bourrade à son illusion. Ainsi se fait peu à peu sous nos yeux l’embryologie d’un égoïste et nous avons, sur un court espace, un résumé des misères humaines, car les cris et les saccades causent moins sûrement la mort sentimentale qu’une lente infiltration de déboires. Les parents de Poil de Carotte, ce monsieur et cette madame Lepic, qui sont pour moi des emblèmes, sont arrivés à créer un monstre. Ce travail fut inconscient et tenace, mais il est définitif. Car Poil de Carotte joint, dans son étroite personne, la vérité physiologique et la vérité sociale. Les atteintes agressives de sa famille s’accumulent en lui et corrodent son cœur avec retard. À mesure que son intelligence se forme, sa faculté de s’émouvoir se déforme. Chaque flèche lancée vers lui devient une pointe qu’il aiguise avec une conscience que la douleur grandit. Tandis que la plupart des héros sont modifiés par des voyages et des contacts aventureux, cet homuncule est travaillé, ciselé, en quelque sorte sous la lampe, près du foyer, par le canif ébréché de la sottise, et dans ses rêves, sur son petit lit d’enfant, se dressent, chaque nuit plus terrifiants, les grimaçants fantômes de rancune et de sournoiserie : Dehors, afin de prouver qu’il se fiche de tout, Poil de Carotte siffle. Mais la vue de Mme Lepic, qui le suivait, lui coupe le sifflet. Et c’est douloureux comme si elle lui cassait, entre les dents, un petit sifflet d’un sou. Toutefois, il faut convenir que dès qu’il a le hoquet, rien qu’en surgissant, elle le lui fait passer.

Il faut lire et dans l’ordre ces merveilleux récits qui s’appellent : les Poules, la Taupe, la Luzerne, le Train, l’Aveugle, Comme Brutus, les Poux, la première Bécasse, etc. On se rendra compte alors seulement, et beaucoup mieux que par des considérations vagues, de la conscience artistique de Jules Renard, de son habileté à sarcler les mauvaises herbes du discours, de sa finesse implacable et logique. Il traite la nature par traits légers et précis, à la japonaise. Arbres, animaux et maisons ne servent, d’ailleurs, que de repères et de jalons à ces histoires morales, si édifiantes qu’on devrait, à l’occasion du jour de l’an, les donner en prix aux parents, l’auteur de Poil de Carotte excelle à retourner la tapisserie mêlée des sentiments et des actes. Il nous montre la trame, le passage des fils, tout ce qui se cache et qui s’use et il n’insiste jamais que sur le nécessaire. Il a la tradition soucieuse et méticuleuse de Flaubert, le même attrait pour l’hyperbole dans la sottise que le créateur de Bouvard et Pécuchet. Mais son procédé est tout différent. Il arrête l’émotion tout court et presque cruellement. La petite promenade où Poil de Carotte déclare à son père qu’il n’aime point sa mère est typique à cet égard. C’est l’explosion rapide et sèche d’une série de forces patiemment groupées.

Les remarques qui précèdent démontrent suffisamment que le comique de Poil de Carotte réside surtout dans l’expression, dans la recherche de détails drolatiques et cocasses. Le sujet en lui-même est grave. Tout être n’a-t-il pas d’ailleurs deux visages, l’un, superficiel et l’autre profond, dont l’accord est infiniment rare ? Le premier, tourné au dehors, de relation et très mobile, ne s’impressionne que de ce qui se passe et traverse l’âme vivement. Mais le second, de forme intérieure, solitaire et où tout est ride, ajoute sans jamais détruire et concentre en lui les images vitales. C’est ce que nous appelons le caractère. À ce deuxième visage, l’amour et la foi donnent la sérénité, la douleur prête une grimace qui, suivant le sens des plis d’angoisse, tantôt s’appelle Blaise Pascal et tantôt Méphistophélès. Je ne compare nullement le petit Poil de Carotte à ces deux personnages. Je veux dire seulement que des apparences d’historiettes et une gaieté feinte ne doivent point tromper le lecteur. Pour quiconque se préoccupe d’étudier l’écrivain derrière l’œuvre, Jules Renard est une des personnalités les plus énigmatiques et les plus curieuses qui soient. La clarté des anecdotes types dont il compose son sujet ajoute encore à l’ambiguïté des conclusions. C’est une chose impressionnante qu’une lucide et régulière avenue de réflexion dans laquelle on s’engage peu à peu et dont on ne trouve pas le bout ni l’issue. C’est ce que j’exprimerai assez mal en disant que ce Poil de Carotte fait rêver.

Rien de ce qu’écrit M. de Wyzewa ne saurait être indifférent. M. de Wyzewa, dont l’influence sur les esprits de notre époque aura été considérable, est un métaphysicien qui méprise la métaphysique, et un cerveau d’extrême culture qui n’a plus de goût que pour l’instinct. Il a accompli cette évolution, qui marque le pli des années présentes, avec une extraordinaire lucidité, et il s’est, avec une modestie excessive, consacré à la propagande de Tolstoï, dont la courbe morale, coïncidant avec la sienne, le satisfait. Cela ne l’a pas d’ailleurs empêché d’écrire deux brochures exquises, le Baptême de Jésus et les Disciples d’Emmaüs, et un beau livre, Valbert ou les Récits d’un jeune homme, que j’ai analysé ici même. Depuis j’ai relu Valbert deux ou trois fois, et à chaque fois je l’ai compris davantage, et j’y ai trouvé des beautés plus nombreuses, soit pour l’inflexion molle et chantante du style, soit pour les crises d’adolescence qui sont fixées là avec une force surprenante et dissimulée. M. de Wyzewa est arrivé ainsi à cette plate-forme de la tour pensante, d’où l’on ne voit plus que les mouvements sentimentaux, et il a le droit de dédaigner toute prétention scientifique ou psychologique, et de s’écrier en présence des durs labyrinthes contemporains : « J’ai passé par là. L’émotion seule me plaît, ou, dans la rêverie, ce chemin, le plus délicieux de tous, qui côtoie la spéculation métaphysique, l’amour et la pitié, les changeantes peintures de l’univers sur la toile frémissante de l’âme. » Cette forme de l’intelligence qui atteint à la sérénité est peut-être la plus rare de toutes, car elle exige la faculté de résorber les empreintes si tenaces de l’éducation, de l’instruction, de toutes les notions fausses, lourdes et pédantes qu’on accumule en nous à plaisir. Cette forme éteint jusqu’au scepticisme, qui est comme un vacillement de scrupules et déplace sans cesse les joies que l’on pourrait goûter. Il résulte de tout ceci que, si l’on croit encore à la nécessité des écoles et s’il se crée une école idéaliste, M. de Wyzewa en est le chef naturel, et, en parlant ainsi, je ne fais que lui rendre ce qui lui appartient sans conteste.

Cette étude sur les arts et les mœurs de l’Allemagne contemporaine est d’apparence discursive, nourrie en réalité de détails curieux, de vues ingénieuses et profondes. La Visite aux primitifs appartient au premier genre de M. de Wyzewa, alors qu’il se plaisait surtout à une ironie philosophique, et que l’admiration n’allait pas chez lui sans un sourire. Il y a là des pages ravissantes sur Albert Dürer, Hans Burgmair, Cranach et Holbein le vieux. Quelle est précieuse la haine de la pédanterie chez un visiteur de musées ! De rien M. de Wyzewa ne se soucie autant que d’avoir des impressions sincères. Quand un détail de la vie ambiante intervient entre l’art et lui, il ne le néglige point, mais s’en sert comme d’un verre coloré pour examiner le chef-d’œuvre à travers son humeur du moment. Son mépris pour la banalité viennoise ne cède que hors de la ville, au petit cimetière où est enterré Beethoven et il lui adresse une prière en termes excellents et choisis : Vous êtes le seul artiste, l’unique évocateur des joies et des angoisses profondes, infinies, vivantes. Il y a eu des maîtres estimables qui ont ressenti des parcelles de vie et, par maints artifices patients, qui les ont reproduites. Mais vous seul avez pu, par-delà notre mauvais monde, créer un monde et changer pleinement le labeur de votre moelle en celui de la vie vivante. La réalité de l’extase, la transfiguration durable et totale, vous seul l’avez eue. Car les notes de vos musiques ne sont point savantes, ni harmonieuses, ni même symboliques ; mais vous en avez fait un mystérieux langage très précis, sans cesse plus précis. On ne saurait mieux dire. Le trépied sibyllin de Beethoven résonne en effet bien plus loin que la musique, et nous pénétrons par lui dans la région sacrée des nombres qu’il parcourut avec Platon.

La vie et les mœurs de l’Allemagne actuelle sont étudiées dans une série de brefs et significatifs chapitres qui nous offrent des données positives sur le caractère allemand, ses défauts d’initiative, sa sentimentalité, source de veulerie et de poésie. Les parties les plus intéressantes traitent de Berlin, où fleurit avec une rapidité précoce toute la misère d’une grande ville, de Berlin qui contagionne l’empire et lui donne quelque chose de pourri. Ici la famille se dissout, les barrières morales s’abaissent, les idées révolutionnaires s’organisent et se disciplinent. Les tares de la centralisation accomplissent leur lent et sûr travail de désagrégement. Vingt ans ont suffi à Berlin pour modifier l’âme allemande  : telle est la conclusion de ces notes impartiales et véridiques. Par ailleurs, M. de Wyzewa n’est point tendre pour le manque de goût de nos voisins et il passe des ridicules extérieurs aux intimes avec une aisance enjouée. Ces pages sont un modèle de finesse et de bon sens.

(Paul Sabatier : Vie de saint François d’Assise)

Ceux qui liront ce beau livre de M. Paul Sabatier éprouveront un sentiment d’une douceur infinie. Ils verront que dans l’homme, animal sanguinaire ou violent, tout d’orgueil et de mensonges, fleurit soudain le pouvoir étrange de changer sa nature à tel point que le sacrifice devienne aisé, le complet désintéressement usuel, qu’une incessante et lumineuse bonté communie avec la nature entière. Or ce miracle est contagieux. S’étant produit chez le fils d’un commerçant ombrien, il rayonna de lui vers les plus grands et les plus humbles. Au commencement du xiiie  siècle, dans ce moyen âge que Michelet nous représente comme un chaos atroce et boueux, il se trouva en foule des consciences assez ardentes, assez pures pour comprendre et aimer l’adorable saint François d’Assise, former autour de lui ce groupe mystérieux nécessaire à l’apostolat, transmettre le flambeau de vie. Avec allégresse, en plein transport du cœur, des hommes dépouillèrent les biens de ce monde, ses vices et ses dégoûts, à l’image de celui auquel ils confiaient leur âme, et le christianisme fut rajeuni. Il suffit d’un élan semblable pour ennoblir toute une époque. Les vains progrès dont nous nous parons aujourd’hui sont des misères en présence de cette spontanéité mystique. Or elle fut joyeuse ou brillante. On se mettait nu comme ver, on allait aux lépreux, aux déclassés, aux infirmes, on couchait dans les fossés, sur la pierre chaude d’une vieille église, on parlait contre le luxe et pour la misère. On était mal compris, raillé, persécuté, mais tout cela d’un visage riant, d’une allure libre. Le but de cette conquête par la douceur, l’abandon de soi-même aux autres, le partage de sa force aux faibles, c’était le paradis sur la terre. Non seulement on le méritait là-haut, on l’obtenait encore ici-bas.

Qu’elle est tentante et délicieuse, cette vie du grand saint François. Le moment ou il se délivre, abandonne l’existence de plaisir amère et trompeuse, et, malgré les siens, bravant l’opinion de petite ville, court à la chapelle de Saint-Damien, voit le crucifix s’animer, amasse brusquement en lui assez d’amour pour dompter la haine et le mépris, le moment où il fixe sa destinée est une époque de la route humaine. Quand, transporté d’une prodigieuse allégresse, il court en chantant dans la campagne, il ne forme point de projet. Il ne songe à rien qu’à ceci : la vérité lui est apparue ; vivre pauvre et prêcher la pauvreté, se dénuer de tout pour autrui. Cette vérité subite l’incendie. Elle joint l’avenir à l’immédiat. Ses actes et ses pensées seront désormais tendus vers le sacrifice éperdument, comme les bras de l’amant vers l’amante. Il s’immolera à tout ce qu’il rencontre, les routiers et les malades, les fleurs, les bêtes, les cailloux du chemin. Cette conception si simple, sans maître, sans école et sans détours, retourne cependant l’univers.

Sans doute de lents et subtils fleuves de réflexion et de foi s’étaient rejoints dans l’esprit sublime qu’ils amenèrent à rompre les écluses, mais une pareille recherche serait d’analyse et de mort. Il faut saisir l’extase par le cœur, tâcher de la pénétrer ou s’agenouiller devant elle. À ce prix seul elle enchaîne et conduit. Ce que l’on peut admirer, c’est l’énergie de saint François, qui, tout envahi par la grâce, dépensa pour l’apostolat des forces qu’il lui eût été si doux de reporter vers lui-même, de concentrer en prières de solitude. Bernard de Quintavalle, Pierre, Égide, les premiers pénitents ou jongleurs de Dieu, comme ils s’intitulaient, furent bientôt la récompense de cette complète abnégation. Que voulaient ceux-ci ? Imiter simplement celui en qui ils sentaient revivre et palpiter un Dieu, se baigner aux flots d’allégresse qui coulaient impétueux et purs, conquérir le souverain bien par l’abandon de tous les biens. Ils allaient mendiant et prêchant, sous la chaleur de l’été, tenus pour fous par quelques-uns, en émerveillant d’autres, sans titres, sans diplômes, étonnant le clergé, Guido, l’évêque d’Assise, rapportant chaque jour un butin de consciences. Avec une sagesse infinie, et quoiqu’il aimât passionnément la liberté, saint François, le Poverello, ne voulait point échapper à l’Église, sachant que l’hérésie est une faiblesse et une source de haine. Il ranimait après douze siècles l’enseignement ineffable de Jésus. Comme lui, il éparpillait ses disciples chargés de la bonne parole et les rassemblait ensuite dans quelle joie bienheureuse et calme ! Ainsi la propagande s’organisait, le mot de charité retrouvait son sens sublime puisque les pieux pèlerins ne donnaient qu’eux-mêmes et à tous.

Ces premières heures de la foi qui revit sont les plus touchantes, les plus fraîches. Les splendides difficultés vaincues, celles qui tiennent à l’indifférence, à la glace des cœurs, aux jeux de la révolte et de la non-compréhension, il reste à vaincre les mesquines. Saint François part pour Rome soumettre la règle au pape. De ce jour il entre en lutte avec l’administration tracassière, la routine et l’inquiétude devant la nouveauté. Il faut lire dans l’ouvrage de M. Paul Sabatier la passionnante histoire de cette tenace énergie, le demi-triomphe, le retour à Rivo-Torto, l’installation à la Portioncule. C’est la période des conversions nombreuses. L’Europe entière s’émeut, s’intéresse aux efforts de ces Frères de la Pauvreté. Eux cependant travaillent de leurs mains en pleine nature, dans les champs ou dans la forêt qui entoure leur cloître chéri, puis ils prient, ils méditent, ils se plient aux avis spirituels de celui qui les dirige avec une ferveur si zélée. Comme le christianisme primitif, le mouvement franciscain concorde aux âmes les plus simples. Il tire d’elles des splendeurs cachées. À cette époque d’apostolat, de mysticisme traduit par des formes concrètes, la nature prend un aspect neuf. Les paraboles fourmillent, aussi les mots sublimes prononcés au hasard de la promenade, devant une source, sous un arbre chargé d’oiseaux. Le naïf enclot du mystère. Les femmes apparaissent. À toutes les fortes manifestations humaines elles apportent leurs ressources d’émotion et de grâce, de même que dans les violences et les conflits elles augmentent les atrocités. Amplificatrices du crime et de la vertu, elles ont leur heure nécessaire. Sainte Claire est, à côté de saint François, l’image de la pureté suprême. Leur mystique union ajoute à la noblesse de cette histoire si noble. À cette jeune fille d’Assise, les prédications du Poverello révélèrent sa voie et sa nature. Malgré tout elle courut à lui, offrit son dévoilement enflammé, devint un des chefs de la cause, et le couvent de Saint-Damien fut, en face de la Portioncule, l’abri des sœurs de la Pauvreté, le refuge de celles qui imitaient sainte Claire et auxquelles François donna une règle nouvelle.

L’apostolat gagnait chaque jour. Les franciscains aspiraient au martyre. Leur imagination, comme celle de leur époque, allait aux infidèles. La foi subissait alors cet extraordinaire attrait de l’Orient que les conquérants ont toujours éprouvé. De là les pèlerinages au Maroc, en Égypte, au Saint-Sépulcre. Avec le chapitre général de 1217, la crise de l’ordre, et la règle de 1221, nous touchons à des parties décisives de la vie de saint François. Lui qui avait eu si vif le génie du divin se trouvait aux prises avec les défaillances humaines. Ce sont les détails administratifs qui tuent les plus grandioses constructions. Par eux la lézarde se fait dans l’édifice. Ils restreignent et rapetissent l’effort. Ils le limitent à des observances minutieuses. La vie se retire et cède à la paperasse. Ce qui parfume l’histoire des premiers franciscains, c’est leur austérité rude et joyeuse. Mais cette austérité gênait l’Église. Elle faisait un contraste trop saisissant avec la mollesse environnante, avec le relâchement général, pour ne pas troubler jusqu’au pape. M. Sabatier a glissé volontiers sur ces questions délicates. Trop appuyer, sans doute, eut aussi diminué son sujet. Ce qui est frappant, c’est que saint François apparaît comme une réincarnation de Jésus, et à une époque où le christianisme commençait à se dessécher, à s’énerver dans le dogmatisme. Comme il fuyait l’hérésie, le génie d’Assise ne put mener son triomphe jusqu’où il aurait dû atteindre, c’est-à-dire jusqu’à la réforme totale des mœurs religieuses, il l’encadra dans l’Église préexistante. En place du royaume de Dieu sur la terre, il fonda l’ordre des franciscains. Son appel à la vie évangélique avait déjà retenti avant lui d’une voix telle que les échos en auront l’éternité.

Le récit de la dernière année et de la mort de saint François est beau et touchant comme le Phédon. Il alla au-devant de la mort en chantant , dit son biographe Thomas de Celano. L’avant-veille de sa fin, il se fit dépouiller de ses vêtements et coucher nu sur la terre, car il voulait mourir entre les bras de dame Pauvreté . On retrouve ainsi jusqu’au bout cette indomptable volonté de manifester d’une manière concrète et frappante son énergie spirituelle. Puis on lui chanta le cantique du soleil, admirable élan lyrique auquel il s’était donné jadis après une longue conversation avec sainte Claire. Ensuite un des frères présents lut l’Évangile du jeudi saint : Du pain fut apporté, il le rompit, le donna à ses disciples et, dans la pauvre cabane de la Portioncule, fut célébrée, sans autel et sans prêtre la cène du Seigneur. Il rendit le dernier soupir le samedi 3 octobre 1226 à la nuit tombante. Le lendemain, les Assisiates lui firent de triomphales funérailles. On fit un détour pour passer par Saint-Damien où pleuraient les sœurs franciscaines. Deux ans après, le dimanche 26 juillet 1228, Grégoire IX venait à Assise pour la cérémonie de la canonisation et la pose de la première pierre de la basilique.

L’ouvrage de M. Sabatier, outre qu’il traite un sujet unique, est écrit d’un style alerte et pénétrant, nullement surchargé d’images inutiles, assez coloré cependant pour nous montrer la vie dans les documents. Quant à la critique des sources par laquelle débute le volume, elle est faite de main de maître. On s’y reconnaît clairement. Grâce à elle, ceux que leur admiration pour saint François entraînera dans les bibliothèques ne risqueront pas de s’y perdre. Il faut louer aussi l’auteur pour l’extrême réserve avec laquelle il a traité la difficile question des miracles. Son chapitre sur les stigmates de saint François est d’un penseur et d’un poète. Dernièrement, le docteur Bournot publiait, dans la Bibliothèque de psychologie morale et pathologique, une étude médicale sur le Poverello où le problème des stigmates est posé et résolu d’une façon d’ailleurs intéressante et d’après les plus récentes données scientifiques. Mais que viennent faire ici la science et ses hypothèses ? Le vrai miracle, c’est la secousse communiquée à son siècle par cet humble citoyen d’Assise et le tourbillon que fera, lancée dans les consciences nobles, cette vie de foi et d’abnégation.

(Voyage en Orient de S. A. I. le Tsarewitch)

Ces notes de voyage, réunies par le prince E. Oukhtomsky, n’ont pas seulement pour elles d’avoir été fort élégamment traduites par un professeur au Collège de France, M. L. Léger, d’être précédées d’une remarquable préface de M. Leroy-Beaulieu, et accompagnées de saisissantes illustrations ; elles sont de plus vives, alertes, spirituelles, parfois profondes. Bien des descriptions curieuses ou admirables ont été faites des contrées, Grèce, Égypte, Inde, traversées par les augustes voyageurs. Elles ne rendent point ce livre inutile, parce qu’il est de bonne foi, de vision directe, de retenue systématique sur les points trop connus, et, au contraire, de développement sur ce qui fut moins foulé, moins ressassé par les prédécesseurs. Un pareil voyage, en quelque sorte officiel et destiné à l’éducation de l’héritier du plus vaste État européen, avait certes tous les inconvénients de l’officialité : arrivées et départs prévus, minutieusement réglés ; encombrement du cérémonial et de l’étiquette ; nécessités de banquets accompagnés de speechs chez tous les personnages de marque, etc. Mais, par compensation, les avantages furent une facilité extrême pour voir en peu de temps ce qu’un simple particulier aurait une peine infinie à s’offrir à grand renfort de démarches et d’argent, une aisance philosophique à pénétrer par le haut les rouages compliqués de ces civilisations où le moderne se mêle à l’antique.

Les quelques pages sur la Grèce sont évidemment la partie la moins intéressante de ce gros volume. Dans les réflexions archéologiques sur Olympie ou sur Athènes, on ne sent point que l’esprit slave ait admis cette merveille légère et pondérée qu’est la civilisation hellénique. Ici, le présent s’évapore ; le passé seul se dresse dans nos imaginations à nous autres extrêmes Occidentaux, de culture moyenne et classique. S’il y avait encore un Dauphin et que ce Dauphin voyageât, il aurait peut-être la chance de tomber sur un compagnon de route, alerte, instruit, non pédant et gai, — tel paraît, à travers son livre, le prince Oukhtomsky, — lequel donnerait la vie à ses souvenirs d’étude et lui ouvrirait l’âme grecque, cette âme petite, élégante, ordonnée et qui cependant admit l’univers, parla par l’immense bouche d’Eschyle et d’Aristophane, humanisa tous les chaos de la morale ou de la nature. Il y a eu un moment d’un étroit espace de terre où ce qui flotte d’exquis à la cime des idées, des êtres et des choses s’est condensé, où un langage unique, tressé de magnifique et de méticuleux, sut vêtir la pensée la plus rare d’une étoffe ajustée et lâche par endroits. Je ne sais si beaucoup seront de mon avis ; mais je trouve la Prière sur l’Acropole de Renan un peu trop somptueuse et barbare et plus persane que vraiment grecque. Souhaitons que le prince Oukhtomsky, plus sensible qu’il n’a su l’exprimer, ait emporté quelques souvenirs de cet adorable visage hellène où le plus fier sentiment conclut par un sourire.

L’Égypte a passionné les voyageurs. Comme il en sera pour l’Inde, ils ont abordé la terre des Pharaons par son bazar, par le Caire, ville de métis, de civilisation frelatée où le mélange des races et le conflit des intérêts créent la laideur. Ce comptoir de l’Orient a bien changé depuis Gérard de Nerval. Là où le trafic s’installe, où l’horrible politique établit son domaine, la poésie disparaît, s’exile au fond des ruelles, dans un angle de mosquée, dans une attitude fugitive et renouvelée des ancêtres que prend tel Égyptien au coin du marché, et voilà ce qu’une suite nombreuse, un cortège impérial apprécie difficilement. La nature renaît au pied des pyramides. Ces grands témoins, frustes, géométriques, d’une si mystérieuse rudesse, montrent dans le travail des muscles une pérennité supérieure, puisqu’ils vivent encore quand leurs souvenirs d’art contemporains défaillent. Le sphinx qui les fixe leur pose-t-il des énigmes, ou peut-il résoudre la leur dans ces prodigieux conciliabules où le soleil et l’ombre sont les seuls interprètes ?… À mesure qu’on pénètre dans la haute Égypte, il semble qu’on ouvre les portes successives et symboliques d’un de ces hypogées dont l’auteur du voyage fait de bonnes descriptions. Thèbes, Memphis et les cataractes ! À peine un pauvre regard humain peut-il saisir quelques reliefs de pierre dans ce domaine du destin et de la mort. La mort, elle est ici partout présente, animée par la magie, utilisant toutes les formes vitales pour s’offrir plus terrible et plus incessante. La flamme brûlante du jour ne consume pas ces écroulements de siècles. Elle immobilise les cadavres des monuments, des hommes et des animaux. Les lignes de l’horizon se confondent en une seule perspective de premier plan mate, crue et funèbre. Tout est régulier, mathématique, jusqu’aux gestes figés en signes d’écritures, jusqu’aux ruines dégradées par pans et arêtes. Les voyageurs ont remonté le Nil en danbieh. Voici une jolie rencontre :

Un radeau fort original descend vers nous. Il est entièrement chargé de cruches de terre fabriquées dans la haute Égypte. Il y en a de toutes dimensions. On trouve ces cruches dans les palais comme dans les chaumières. Elles gardent l’eau très fraîche et l’empêchent de se corrompre. Les vases les plus gros sont au-dessous des autres, attachés par des cordes en filaments de palmier. Les plus petits s’étagent à une assez grande hauteur. Des mariniers à demi nus guident cette masse fragile à travers les sinuosités du fleuve. Ces poteries rappellent encore aujourd’hui les types de l’ancienne Égypte. Les instruments d’agriculture du fellah, sa manière de travailler la terre, attestent aussi cet esprit conservateur fidèle aux traditions des ancêtres.

Avec les Indes nous arrivons à la partie supérieure de l’ouvrage du prince Oukhtomsky. Soit qu’il ait recueilli sur cette terre mère des races des renseignements préalables plus précis, soit que son esprit slave ait trouvé des concordances secrètes avec l’esprit asiatique, le compagnon de voyage du tsarewitch a su voir, comprendre et montrer. Pour les mêmes motifs que le Caire, Bombay lui sembla d’abord une déception. C’est qu’à Bombay on voit surtout l’Angleterre et cette manifestation brutale de la force domptant l’intelligence n’est pas belle. La puissance de la Grande-Bretagne est toute de substitution. Elle remplace les mœurs, elle éteint l’originalité dans les bibles, l’alcool et les développements du sens pratique. Combien, en dehors de toute question politique, l’influence russe eût été aux Indes plus curieuse et plus profitable ! L’insinuation crée des merveilles. Elle régénère les facultés engourdies. Elle recivilise au lieu de détruire. L’aptitude des Slaves à comprendre est infinies. Ils admettent autant qu’ils émettent. La race anglaise est si rude, si âpre, que les rameaux qu’elle pousse hors d’elle se séparent d’elle brusquement, à leur heure, quand la sève saxonne est prête en eux. Ainsi de l’Australie, de l’Amérique. Aux Indes, les choses se sont passées autrement. Le monde de l’ancienne Asie est mol, épuisé par toute l’énergie qu’il dépensa jadis sur la planète et dont nous avons tous une parcelle, car il fut un deuxième soleil, aujourd’hui bien refroidi. Toutefois, ses forces de gravitation n’ont pas entièrement disparu. La révolte des cipayes fut un bref retour de rayonnement. On devine vaguement que sur cette grande et curieuse secousse les paroles capitales n’ont pas encore été dites. Fanatisme, s’écria l’Angleterre. Reprise de la race, pense-t-elle sans doute en secret. Dans un sol aussi labouré que celui des Indes, les germes ne sont jamais tout à fait morts. Qui sait si la greffe musulmane ne réserve point encore là des surprises ?

Quoi qu’il en soit, S. A. I le tsarewitch dut emporter de l’Inde actuelle une image presque complète et troublante. Il est impossible d’analyser ces pages brillantes et subtiles sur Ahmedabad, Ellora, le pays de Nizam, les ruines d’Amber, Djoypour, Jaypour, Delhi et les rives du Gange. Qui les lira profitera. Notre littérature n’est point fort riche sur ces contrées. Les admirables récits de Jacquemontp portent aujourd’hui leur date. Ils restent, en dehors de l’art qui est infini, de précieux repères. Ils ne seraient plus de bons guides. André Chevrillon, dans un récent ouvrage, a peint de gracieux aspects, des tableaux soignés. Il s’est volontairement tenu à l’écart des mœurs. C’est qu’aussi la besogne est immense et décourageante. Pour décrire un lambeau du sol hindou, que ne doit-on pas être ! Poète, au sens le plus noble du mot, linguiste, archéologue, philosophe, religieux, ethnologue, anthropologue. Si l’agence Cook avait pu réunir dans un de ses voyages Darwin, Max Müller, Burnouf, Spencer, Victor Hugo et quelques autres, peut-être posséderions-nous à l’heure actuelle un Corpus indicum suffisant. Voyez un peu toutes les fois que, par le progrès de la science, la culture hindoue a pénétré les littératures occidentales, les ravages heureux qu’elle a produits et les trésors incommensurables ouverts aux imaginations. C’est à se demander si la pensée d’Occident, dans ses manifestations les plus royales, n’est pas une princesse transportée à demi somnolente que, d’époque en époque, un messager de là-bas réveille et met à nouveau de contact avec le tourbillon de la vie. Dans les grands moments lumineux de l’esprit du Bouddha moderne, les plus sublimes chanteurs de mots ou d’idées paraissent de petites étincelles. Une bonne partie de notre science, de notre connaissance, dont nous sommes si fiers, tient sans doute dans le creux d’un de ces mots sanscrits, simples et complexes, composés de concret et d’abstrait, et qui joignent des images intérieures et verbales à des groupes d’images extérieures. On reste anéanti aux pieds de cette métaphysique animée, comme le voyageur devant ces pyramides, devant ces divinités qui font partie de séries de divinités dont l’ensemble n’est qu’un signe de ponctuation au milieu d’une phrase sans rivages.

C’est parce que la matière était écrasante que nous savons gré au prince Oukhtomsky de raconter ses impressions sans enjolivements. Son livre sera surtout précieux à son auguste compagnon. Le grand-duc héritier y retrouvera les stades de son souvenir, des repères pour son propre esprit. Dans un pareil défilé de choses ou d’êtres, la mémoire sensible ne peut retenir les détails. Ce qui reste aux princes comme aux autres, c’est un branle communiqué à l’imagination, l’ébauche d’une forte leçon d’humilité vis-à-vis d’une puissance indéfinie d’où dérive toute puissance particulière, une communion de l’âme restreinte avec l’âme universelle.

(A. Roguenant : Le Grand Soir)

Le livre de M. Roguenant est remarquable autant par le sujet qu’il traite que par la manière dans laquelle il est conçu, excessive parfois et parfois un peu gauche, toujours neuve, hardie, entraînante. Même après l’admirable Bilatéral de Rosny, il eût pu être une synthèse de la condition ouvrière, alors qu’il demeure une série d’esquisses, par manque d’un axe solide. Mais, parmi ces esquisses, plusieurs sont assez poussées, ornées et fortes pour nous faire espérer que leur auteur nous donnera un jour l’ouvrage complet et systématique que nous attendons. Je dis systématique, parce que dans ces terrains vagues de l’âme, à la fois rudimentaire et citadine, il faut élever de grosses constructions. Des aperçus ne suffisent pas ; des descriptions extérieures non plus, si amples et magnifiques qu’elles soient. La situation morale d’hommes qui vivent du travail musculaire et dont la pensée subit confusément et à la fois toutes les excitations de la vie sociale, voilà un problème compact, mais qui exige des outils déliés. Le Jean Durot que nous montre M. Roguenant et qui, par le chômage, dégringole peu à peu, d’une petite situation de contremaître péniblement acquise, dans la paresse, la boisson et l’essai anarchiste où il trouve la mort, ce type d’ouvrier faible et bon, quoique d’un suffisant relief, n’est pas complet, parce qu’il est encadré d’un artiste et d’un jeune bourgeois riche et rongé de spleen, lesquels dissipent un peu notre attention. L’auteur a voulu, par ces contrastes saisissants, nous analyser les liens qui unissent les divers niveaux de la société, les filons intermédiaires. Ce procédé donne de la variété et de l’éclat à sa tentative, mais me semble lui ôter de l’énergie.

La beauté d’une œuvre de cet ordre est avant tout dans la convergence. Que le moindre détail ajoute à l’ensemble, détermine le souvenir, puis s’y fonde et s’y perde. C’est par une telle méthode qu’une suite de miniatures devient une vaste fresque inoubliable. Or le Grand Soir fourmille d’épisodes puissants et de tableaux habiles : l’atelier, l’accident à l’atelier, le heurt des caractères et des tempéraments, des rencontres au coin d’une rue, un profil d’amour populaire, des causeries révoltées à une petite table de marchand de vin, à l’ombre d’un litre, des angles de faubourg, des timidités et des violences, de la sensualité qui bégaye ou brutalise, de la veulerie, du remords qui se perd dans la double fumée du vin et du tabac, des traînailleries dans la banlieue par la pluie et par le soleil, voilà, réunis dans des phrases soignées, des dialogues brefs et vrais, bien des éléments de réussite.

Certes, si jamais sujet a pu tenter un artiste, c’est actuellement la vie de l’ouvrier. D’abord on y trouverait toutes les jouissances du vocabulaire. Il ne s’agit point, bien entendu, de l’argot, lequel a exactement la valeur d’une langue étrangère, et ne fournirait point d’élément artistique. Il ne s’agit pas davantage d’employer des termes techniques. Ceux-ci forment dans le discours des parties mortes et ressortent en laid sur la page. Mais le métier manuel a quelque chose de sain et de vigoureux, qui féconde le style, pousse à l’éloquence âpre. Il y faudrait ardeur, frénésie, et comme une précision épique. Décrire une machine est plat ; besogne de rhéteur ou d’ingénieur. Faire sentir qu’elle est là, qu’elle domine tout, dangereuse et irrésistible, créer une atmosphère inquiète, voilà le difficile et le beau. Qu’on évite surtout ces comparaisons mi-industrielles, mi-zoologiques, toujours triviales, qui associent un laminoir à la gueule ouverte d’un monstre, une cheminée à un cheval hennissant, et poursuivent la métaphore jusqu’à l’absurde. Ceci est son de la force, mais de la faiblesse, et le premier jet de la plume, que dédaigne tout bon écrivain. Qu’on n’oublie jamais que, lorsqu’un paysage environne un individu, ce paysage participe aux émotions de l’individu. S’arrêter en plein récit d’une catastrophe ou d’un crime pour nous décrire la banlieue dans le plus grand détail, c’est couper net l’intérêt, avouer l’auteur froid derrière l’ardeur factice des personnages, faute bien plus grave que d’employer le style direct, le je si odieux à Gustave Flaubert et aux partisans de l’art impersonnel, doctrine dont la saveur m’échappe. Ce que je souhaiterais en un mot, c’est un Saint-Simon populaire, quelqu’un qui animerait le faubourg comme le merveilleux courtisan a fixé la cour du grand roi. Que la révolte, ou la charité, ou la justice soit le levain de cette pâte grandiose, peu importe, je ne me place pas au point de vue social. Comme secousse pour l’esprit, amertume et tendresse se valent, suscitent également le verbe et l’épithète. Ce qui importe, c’est le grouillement, l’abondance de traits justes et singuliers, frappant l’œil et l’oreille et réjouissant le goût, c’est le mouvement, bien connu des amateurs de style, qui fait trembler la page et bouillonner l’admiration.

Mais le rôle du langage, si grand qu’il soit, n’est pas tout. À qui s’essayerait au livre dont je parle, la finesse psychologique serait indispensable, la vraie, qui démêle les mobiles sans couper les cheveux en seize et débrouille le chaos plutôt qu’elle ne l’augmente. Quel drame plus palpitant que celui d’un cerveau fruste, tel que le travail continuel des muscles le façonne, envahi tout à coup par une instruction rudimentaire, de grands mots vagues qui résonnent dans la tête comme des paroles dans une pièce vide ! Tout l’espoir d’hommes que la vie ne contente guère tenait dans une croyance confuse à quelque chose d’au-delà. On leur a retiré brusquement ce support et on leur a proposé, comme gardiennes de la morale, des lois scientifiques ou politiques. Les premières ne sont que le résumé des préjugés logiques d’une époque et l’époque suivante les dissout, les remplace. Les secondes sont affaire de circonstance, de mode, d’ambition, quelques-uns disent d’exploitation. Ce qui est sûr, c’est que toutes ces notions-là sont viande creuse quant au bonheur, qu’elles ne parlent qu’à la raison, nullement au sentiment et qu’il ne peut sortir d’elles rien de noble ni de désintéressé. Les esprits de haute culture les méprisent et s’en passent, c’est parfait. Ceux de culture moyenne les admirent et les acceptent telles qu’on les leur enfourne, rien de mieux. Mais aux infortunés auxquels on les offre comme des consolations et des refuges, qu’arrive-t-il ? Ils les tournent au mal et à la fureur. Admis dans les laboratoires, alors qu’ils espéraient entrer dans les cuisines de Gamache, ils ne songent plus qu’à casser les bocaux. La fièvre négative s’explique aisément chez des affamés auxquels on ne sert que des négations, des formules et des schémas.

Ces indications, brèves et sèches, ne prendraient leur valeur qu’une fois humanisées et signifiées en actes. Elles deviendraient ainsi du symbole sans le vouloir, lequel est le meilleur de tous et a ceci de caractéristique que son auteur ne le vante pas lui-même, parce qu’on ne le connaît que beaucoup plus tard, quand il a déjà fait son œuvre souterraine. M. Roguenant aura-t-il le courage d’entreprendre une pareille besogne ? Je l’espère, après la lecture du Grand Soir ; il possède à merveille les milieux ouvriers, les gestes, le paysage, le tour des causeries, tout le décor. Il connaît l’âme ouvrière aussi, tellement candide, primesautière et prompte à tous les ravages. Il ne lui reste plus qu’à organiser et mettre en pleine lumière de très curieux dons naturels. Qu’il se méfie surtout de la vulgarité dans les termes, laquelle a fait son temps. L’art, c’est, dans l’exposé du bas, d’éviter la bassesse. Le mot gras passe encore s’il est bien entouré ; le gros mot est toujours hideux et veule. Avant tout il signifie paresse, impuissance et gâchis.

J’entends d’ici beaucoup de mes contemporains me faire le reproche actuellement à la mode : « L’œuvre sur le peuple que vous proposez serait grossière, toute d’apparences et comme un fait divers amplifié. » Certaines opinions en sont même à un point tel qu’elles considèrent l’image directe du réel comme indigne de l’art. C’est là une tendance contre laquelle on ne saurait trop réagir : ce qu’on appelle l’idéalisme, c’est-à-dire la faculté de dévier et transposer les faits en leur donnant des interprétations abstraites, intellectuelles ou sentimentales, ce mirage continu est un tour d’esprit. Il a dans la littérature sa vertu et sa place, mais il ne nuit en aucune façon à la représentation telle quelle de la réalité. Rien de moins aisé, d’ailleurs, que d’ordonner un récit clair et véridique de ce qui frappe nos sens. Que l’on considère la multitude des mémoires historiques. Comme il en est peu qui offrent l’image saisissante, sincère de la vie ! Le besoin d’amplifier, de déformer est si vif dans la nature humaine que le grand, le parfait réaliste y est peut-être l’échantillon le plus rare. Si nous nous en tenons au passé, Daniel Defoe comme romancier en Angleterre ; en France, Commines et Saint-Simon comme chroniqueurs ; en Italie, Machiavel et Guichardin comme peintres d’histoire : voilà de peu nombreux et magnifiques exemples. Combien l’on pourrait citer à côté d’eux d’idéalistes, de mystiques, de symbolistes !

(Un capitaine de hussards : À cheval de Varsovie à Constantinople)

Ce très intéressant récit de la guerre turco-russe raconté par un des combattants, observateur alerte et vigoureux, a pris pour épigraphe les lignes suivantes de M. de Vogüé : « C’est l’amateur qui a le plus de chances d’écrire des livres durables, attachants pour tous, par cela même qu’il écrit sa vie, au lieu de vivre pour écrire. » Voilà certes un axiome qui motive la discussion. Quand l’amateur s’appelle Montaigne, Commines, Retz ou Saint-Simon, rien de mieux. Mais ce qui fait la durée de son livre, c’est moins la série des événements dont il témoigne que la vigueur et le relief qui sculptèrent ces événements, que la trame cérébrale en un mot sur laquelle ils furent tapissés. Combien de gens vivent et ardemment et ressentent, qui sont incapables d’exprimer ! Alors les passions se décolorent, alors les faits même les plus importants deviennent de tristes et froids squelettes. Qui n’a connu et plaint à table un narrateur malheureux déroulant sans art ni spontanéité une triste succession d’épisodes, fort captivants sans doute à leur heure et pour celui qui les éprouva, laves hélas ! gelées, flammes fuligineuses ? Il faut, pour que l’amateur vive, qu’un poète préexiste en lui, et c’est ainsi qu’un écrivain et un penseur donne à ses récits de voyages, au moindre caillou heurté par sa chaussure, une portée générale et hautaine, une vibration vers l’avenir.

Comment, avec des visées plus modestes, le livre de ce capitaine russe nous plaît-il ? C’est qu’il raconte simplement des choses grandes. On n’y trouve nul effort de style, mais on n’y est pas gêné non plus par la fausse et détestable rhétorique qui déplacerait les effets ou annihilerait systématiquement le pittoresque. C’est bien un récit, net et rapide, orné de cette modestie qui sied aux braves, où l’expression semble un miroir des sensations et qui ne dissimule point l’homme. Il renseigne en émouvant. Notre époque agitée et plate à la fois, où l’acte évolue dans la bassesse, la finesse et ses compromis, où l’idéal est dans le ventre, notre époque honteuse et fébrile qui cherche une lumière pour les voies futures, comme un vagabond dans la nuit, se tourne avec plaisir vers les heures héroïques, les épopées si proches et si lointaines, et toute une littérature guerrière pleine de fanfares et d’exploits envahit nos esprits moroses. Les Mémoires du premier Empire ravivent un passé noble et hardi. Le type du soldat français à la droiture vaillante se dresse des Cahiers du capitaine Coignet et du Journal du sergent Fricasse et des Souvenirs d’un prisonnier dans l’île de Cabrera. Ce ne sont point raisons ni analyses ni même regards d’ensemble. La clarté vient du sabre, l’élan du galop, la grandeur de l’acte. L’âme tantôt fière et tantôt abattue, célébrée par de Vigny, est ici mise à nu et palpite. Pas de paysages ni de traits de mœurs étrangères. Dans le rang on ne voit que des camarades, dans le combat que l’ennemi. Un échelon de plus, c’est Fezensac, c’est Miot de Melito, c’est Marbot, c’est Parquin. Avec ces récits des officiers nous prenons le sens de groupes supérieurs, des masses organisées. Notre vue s’élargit sur les marches ou contremarches, les expéditions hasardeuses, les avancées et les retraites. Par la responsabilité l’intérêt dépasse l’individu, englobe les compagnies et les bataillons. Encore quelques degrés ou les Mémoires de Ségur, de Marmont, les Causeries de Roederer nous mènent au point culminant et panoramique, au Mémorial de Sainte-Hélène, tour immense qui fait face aux Commentaires de César, retentissante, lourde de trophées au plein soleil, triomphale. C’est là le grand moteur, la volonté directrice au-delà de laquelle il n’y a plus que le Destin, environné de brouillards, plus haut que les neiges éternelles.

Or, il s’est trouvé, non en France mais en Russie un poète aussi vaste qu’Homère et supérieur à lui par l’argument de la conscience moderne, pour nous donner dans une œuvre gigantesque, la Guerre et la Paix, la somme de toutes ces visions si diverses, l’agrégat des impressions, des mouvements et des idées directrices. Tolstoï est tour à tour le soldat qui grogne et qui s’agite dans l’ignorance et dans la brume, donne sa peau pour des causes confuses, l’officier qui rêve le commandement suprême, s’élance, se dévoue, et massacre et tombe et voit alors tout d’une tout autre manière ; il est le conseil de guerre où les uns sommeillent, les autres échafaudant des plans impraticables et pédants ; il est Koutousoff le temporisateur, l’empereur Alexandre, Napoléon Ier, dont la main fine et dégantée commande la bataille d’Austerlitz ; il est la compagnie, le bataillon, le corps d’armée en marche, la mêlée folle et ténébreuse, où les éléments moraux luttent avec les éléments matériels, où la liberté le dispute au fatal. Il est le destin lui-même, la succession lente, la tombée incessante des causes qui s’infiltrent dans l’âme des guerriers et dans l’âme de la foule des guerriers comme la pluie dans les plaines humides. Et cette universelle métamorphose, cette ubiquité du regard qui traverse l’être et la masse à tous ses états, tous ses stades, trace de grands rais lumineux sur le ciel tourmenté du hasard, mêle à la pitié la lâcheté, la colère et le patriotisme, scrute en naturaliste, synthétise en métaphysicien, devine en vates, font du livre de Tolstoï le mouvement définitif élevé aux horreurs sublimes de la guerre.

Eh bien ! non seulement par sa race, mais aussi par sa bravoure, son laisser-aller fataliste et son infatigable entrain, le Capitaine de hussards nous paraît un proche parent du prince André de Guerre et Paix. Qui ne se rappelle le prince André, téméraire et calme, strict à la consigne et rêveur à l’ambulance, admirateur de Napoléon, puis trouvant son héros petit et mesquin, quand, étendu sur le dos, blessé peut-être à mort, il le voit sous le ciel immense et pur, et se demande : « Pourquoi la guerre ? » Le capitaine russe a lui aussi des élans auxquels succèdent des réflexions mélancoliques : « La nuit je rêve de brillants exploits : je me vois entrer triomphalement à Sofia à la tête d’une patrouille ; mais de jour, quand je me retrouve au milieu de ces montagnes de glace, je renonce volontiers à la chimérique expédition, m’estimant heureux de rentrer le soir sain et sauf au bivouac. »

Cette guerre russo-turque fut terrible. Le grand-duc Nicolas, les Gourko, les Stroukoff, etc., et l’armée russe avaient affaire à un ennemi dont la fataliste intrépidité est proverbiale et commandé par le héros de Plevna, l’admirable Osman-pacha, auquel notre auteur ne ménage point les éloges. Ce fut à la fois la guerre de sièges et la guerre de partisans, et quels partisans ! des bandes de Tcherkesses pillards, massacreurs, revenant sans cesse à l’attaque ; l’embuscade dans un pays plein de ressources, de ruses, de trahisons, qui rappelle par sa résistance l’Espagne ou la Vendée. Cette mise en échec des troupes régulières par des essaims de corps détachés qui harcèlent sans trêve les colonnes, coupent les vivres, interceptent les communications et démolissent de loin l’aide-de-camp porteur de nouvelles, donnent singulièrement à réfléchir, surtout si l’on en rapproche les prédictions de Von der Goltz dans la Nation armée, qui prévoit les masses guerrières de l’avenir mises en déroute par une petite troupe de patriotes qu’entraînera un nouvel Alexandre. Ah ! si le Danemark gardait un beau jour ses de Moltke !…

Le capitaine russe a le sentiment du destin obscur des batailles auquel Tolstoï donne un si grand rôle : « Les Turcs, hélas ! restent vainqueurs. La nuit arrive à grands pas ; une angoisse mortelle s’empare de nous. Tout à coup une flamme s’élève du camp ennemi ; dans un instant un feu énorme se déroule. Alors, au milieu du silence solennel, du fond de cet horizon embrasé, un cri immense s’élève suivi de mille autres cris… Nous sentons que la victoire est définitivement à nous. Nos soldats ont réussi à forcer les retranchements des Turcs ; ils ont incendié leur camp et les massacrent à coups de baïonnettes. Comment cela s’est-il fait ? Comment la fortune a-t-elle subitement tourné en notre faveur ? Personne ne le sait, ne le saura jamais… »

Çà et là des tableaux de massacres :

« Et nous continuons à avancer sur cette chaussée de chair humaine.

« La lune s’était levée, et je peux alors distinguer nettement les corps étendus sans vie tout autour de moi : l’un semble crucifié sur le sol, l’autre est couché sur le ventre, un troisième tient encore son fusil en joue, un autre est dans une position grotesque qui rend plus horrible l’aspect de la mort ; et partout du sang en de grandes flaques noires ; toute la route jonchée de fusils, de sabres, de fez, de casquettes, de ceinturons arrachés, d’uniformes mis en pièces dans une lutte suprême. »

À mesure que l’officier avance en pays ennemi, les événements se pressent, les épisodes deviennent plus tragiques. Ce sont des reconnaissances périlleuses, les incidents de la vie régimentaire, de rapides croquis de camarades et de chefs, le passage des Balkans, la bataille d’Iktiman, le récit de la reddition de Plevna, l’entrevue d’Osman-pacha et du grand-duc Nicolas, la prise extraordinaire de Philippopoli, par Bourajo et ses quatre-vingts hommes, la victoire de Schouvaloff à Belesnitza, enfin le raid héroïque de Stroukoff, se jetant au cœur de la Turquie à la tête de neuf escadrons après l’allocution suivante : « Messieurs, vous avez l’honneur de servir d’avant-garde à l’armée. Je vous prie de ne pas oublier ce qu’on exige de la cavalerie : un grand esprit d’entreprise et la plus grande prudence. Notre tâche consiste à obtenir les plus grands résultats avec le moins de pertes possible. Faisons le signe de la croix, et en avant ! » Et le raid se termine par la prise d’Andrinople, qui marque la fin de la guerre.

Ces livres vécus ont un attrait profond. Décidément l’acte idéal vaut l’idée pure.

(Paris & la province)

Les différenciations territoriales et politiques ont amené entre la capitale et la province une scission déplorable dont les progrès augmentent sans cesse. Aujourd’hui, il y a autour de Paris une sorte de large fossé moral, que ne franchissent ni le téléphone ni le télégraphe. Notre pays est en quelque sorte divisé par deux courants, l’un centripète, qui tend à congestionner la tête, à diriger et canaliser vers elle tout le sang, toute la chair coulante de l’organisme, l’autre centrifuge, par lequel s’écartent ces éléments formateurs.

Les origines de ce malentendu sont lointaines. Elles tiennent à des raisons d’ordres divers : économiques, géographiques, politiques. Les dernières surtout sont remarquables, parce qu’elles apparaissent comme moins soumises à la fatalité. Toutes les fois que l’esprit italien, autoritaire et centralisateur, romain en définitive, s’est trouvé à la tête des grandes affaires, il s’est efforcé d’accumuler en un même point le plus d’énergie possible, il a favorisé la ville aux dépens des campagnes et la cité aux dépens des villes. Depuis Concini jusqu’à Gambetta, en passant par Mazarin et Bonaparte, cette loi se vérifie. Les régimes qui tendent à restreindre la liberté ont toujours centralisé à outrance. La période révolutionnaire est, à ce point de vue, bien curieuse. Les clubs envoyaient des délégués dans les provinces et favorisaient la création des groupes départementaux. Mais le jacobinisme avait en horreur les tendances fédérales. Dès que celles-ci se manifestaient, il n’hésitait point à sévir avec la dernière violence. Or il arriva quelquefois que les délégués trahirent la cause de la capitale pour embrasser celle de la province, et l’histoire de ces conflits n’a été qu’effleurée par Taine. Aujourd’hui que les documents sont innombrables, que les archives sont ouvertes, une pareille étude serait du plus haut intérêt. Elle nous montrerait plus net, à la lumière des violences, un état de choses toujours vivace.

La guerre de 1870-1871 a, pour la période contemporaine, singulièrement fortifié le malentendu. On peut dire que le Siège en marque même le point culminant. Les communications interrompues, la méfiance réciproque, la haine des Parisiens pour le provincial Trochu et le mépris du provincial Trochu pour les Parisiens, les efforts désespérés de Gambetta, puis la Commune, voilà des motifs suffisants à une séparation morale. Celle-ci fut vraiment effrayante. Je me rappelle, quelques mois après la guerre, une table d’hôte de chef-lieu où l’on plaisantait les prétendues souffrances des Parisiens pendant le siège, leurs gasconnades, où l’on maudissait leurs violences, leur exclusivisme. C’était là, en miniature, l’opinion courante en France. Depuis, bien des colères se sont apaisées, mais les préjugés subsistent. Il faudra de longs, de patients efforts pour les éteindre.

À l’heure où j’écris, voici quelle est la situation : il y a dans les meilleurs esprits français un vif désir de décentraliser. Il est difficile de ne pas voir, en effet, que le pays tel que l’ont reforgé le jacobinisme et le premier Empire, s’épuise par la centralisation à outrance. Cela commence par un exode des campagnes vers la ville. Un ethnographe des plus distingués, M. Dumont, a tracé à ce sujet de bien précieuses et redoutables monographies. Il s’est attaché à l’histoire d’une simple, d’une petite commune, et, par les registres de l’état civil, il s’est rendu compte du mouvement de la population, dans une période de vingt-cinq années, sur ce point infime du territoire. Il a constaté, de la sorte, une véritable expatriation, un abandon du sol, qui, multiplié par trente mille, ferait vite de la France un désert. On voit, sans qu’il soit besoin d’y insister, les lamentables conséquences de cet état demi-nomade, au point de vue des institutions sédentaires, et si la famille et la propriété sont ici atteintes par les faits bien plus que par les déclamations des socialistes. Cet abandon de la terre favorise la dépopulation. M. Tarde l’a démontré, et M. Eugène Simon a poussé, dans plusieurs ouvrages, le cri d’alarme salutaire. Mais que servent les avertissements ? D’ailleurs ceci n’est que le premier stade. L’exode se poursuit des villes de province vers la capitale ou vers les cités ouvrières qui sont, au point de vue moral, une dépendance de la capitale en ce qu’elles favorisent l’accroissement d’une énorme masse prolétarienne. Le prolétariat, c’est le mot de l’époque, et il correspond à cet autre : centralisation ; prolétaires de l’outil, arrachés à la charrue, à leurs traditions, à leurs coutumes, transportés dans la révolte, dans l’alcoolisme, dans la misère ; prolétaires de l’idée, courant se brûler le cerveau à Paris, accumuler en quelques années assez d’ambitions pour être désormais malheureux, assez d’idées fausses pour contaminer leur entourage. Paris n’est pas un poison pour ceux qui y sont nés, qui y ont toujours vécu et qui s’y créent une vie provinciale. Mais il intoxique ceux qui, venus à lui en pleine fièvre, en admiration totale, ne savent point faire la part de ses vertus et de ses vices, de son énergie et de ses faiblesses. Ainsi, du haut en bas de l’échelle sociale, qu’il corrode les muscles ou les nerfs, cet exode paraît désastreux.

Il ne l’est pas moins par la terreur et la haine qu’il inspire aux provinciaux fidèles et dont, il faut le dire, les sentiments n’ont rien d’exagéré. De la distance où ils sont, ils ne voient que le halètement de la grande ville, cette sorte de vapeur d’incendie qui la couronne par les chaudes soirées de printemps. Ils n’entendent qu’une clameur confuse formée surtout des vociférations politiques et des cris de Bourse. Songeant alors à leurs parents, à leurs amis pris aux pièges, corrompus ou détournés, ils montrent le poing à Paris et lui crient, comme dans un roman célèbre : « Ah ! ce qu’on te donne et ce que tu nous renvoies ! »

Le malheur est que tout homme d’État est, par définition, centralisateur. Il tient avant tout à sa commodité, à la direction facile du grand système dont il a la garde. Il sait combien les transmissions de pouvoirs sont dangereuses et précaires, combien elles éparpillent l’autorité, finissent même par la rendre nulle. Lorsque l’on dit qu’une démocratie a besoin non d’hommes d’État, mais de médiocres, on a tort. Elle a besoin d’hommes d’État d’un autre genre, supérieurs peut-être à ceux qui suffisent aux monarchies et aux aristocraties, car il les faudrait assez intelligents pour, sinon décentraliser, du moins laisser un jeu plus libre aux forces provinciales. La décentralisation est un acte essentiellement démocratique. Elle est la bonne liberté, laquelle s’applique bien moins aux individus, qui dans les races latines comme la nôtre la comprennent mal, qu’aux groupements d’individus, qui eux la comprennent bien. Car ces organismes provinciaux, tels que nous les entendons, auraient chacun sa personnalité, sa saveur. Ils ne gêneraient point la tâche de l’homme d’État, ils la faciliteraient même dans un sens en faisant ressortir toutes les vigueurs nationales, en les mettant en relief, en traçant à chaque heure, à chaque minute, cette carte vivante d’un pays sans laquelle il est impossible de gouverner et que les anciens souverains ne voyaient qu’à la lueur des rébellions et des guerres civiles. Tout le long de notre histoire, la série des soulèvements locaux n’est que le tracé de la fièvre provinciale ; telle contrée veut consciemment ou inconsciemment conserver son caractère, et c’est la puissance traditionnelle qui fait d’elle une révoltée.

D’ailleurs il n’est plus temps de résister à un mouvement qui n’est encore que théorique, mais qui bientôt tombera dans le domaine de l’action. Comme dit le philosophe : l’attente créera son objet. Les tendances provinciales se sont d’abord manifestées par cet état de malaise dont nous parlions, puis par des phénomènes intellectuels, des congrès archéologiques, des tentatives de renaissance locale, etc. Aujourd’hui les congrès littéraires et scientifiques sont à la fois le vestige et la continuation de ces repères du début. Il serait injuste de méconnaître la grande influence que Frédéric Mistral a prise au point de vue qui nous occupe. Les revendications méridionales, plutôt poétiques et philologiques d’ailleurs que sociales et politiques, et cela précisément à cause de l’esprit de leur apôtre, ces revendications formulées en beau langage ont une valeur particulière. Ces félibres, dont on riait et qui ont des côtés risibles, ont fini néanmoins par imposer quelques-unes des idées de leur chef à l’attention publique. Mais il ne faut rien exagérer. Il est certain que dans le Nord et dans l’Ouest, sous d’autres formes, les mêmes besoins se faisaient sentir. Quant à l’Est, hélas ! il avait d’autres préoccupations plus saignantes et l’inquiétude nationale de nos provinces frontières les empêche de songer à elles-mêmes.

(II)

Depuis les magnifiques représentations de la Valkyrie on ne cause plus que de Wagner. La conversation, sous toutes les formes, intime et familière ou bourdonnante et d’apparat, se nourrit avec une voracité rapide de ces arguments préparés, de ces ripostes nécessaires, de ces doctes pédanteries dont l’engrenage automatique et certain que chacun prévoit, qu’aucun n’élude, pourrait s’appeler l’Inévitable. Oh ! l’Inévitable ! Pour un convive clairvoyant, quelle angoisse, autour de la table lourde de beaux fruits, couronnée d’épaules irréprochables, mêlée de cristaux et de couleurs, quelle douleur d’entendre courir des paroles comme celles-ci :

« Alors, vous êtes wagnérien. Eh, eh ! jeune homme, tout le monde l’est maintenant. Qui oserait ne pas l’être ?

» En somme, il y a beaucoup de mode, de snobisme là-dedans.

» Mais, cher monsieur, enlevez Wagner, la musique disparaît. Les ignobles mélodies italiennes…

» Impossible de rien y comprendre à Paris ! L’orchestre atroce, les chanteurs exténués… À Bayreuth, je… »

Ainsi meurt la sincérité ; ainsi le charme de la conversation expire, et le plus narquois des silences devient la seule attitude possible. On enfile des inévitables, parce que très peu parlent selon leur cœur. Fausse haine et faux enthousiasme, tels sont nos petits masques de société.

Cependant, un fait se dégage, indéniable : une telle poussière soulevée manifeste un ouragan d’idées en marche et l’on peut, à cette occasion, considérer ces systèmes mobiles de la pensée humaine, rechercher quelques-unes de leurs lois.

Que sont, d’abord, les hommes dits de génie, tels que Wagner ? Des accumulateurs d’idées. Elles pleuvent dans leurs cerveaux, comme ces atomes auxquels on attribue la création du monde, idées de race et de terroir, d’hérédité, d’éducation, de lecture, fournies par les voyages, les aspects, les hypothèses, issues des aspirations confuses d’une époque. Or, malgré leur variété d’origines, leur renouvellement perpétuel, elles portent la marque certaine, l’empreinte de leur représentant, et ce qui caractérise l’homme de génie, lequel n’est pas plus un fou que nos aliénistes ne sont des sages, c’est une personnalité indomptable jointe à une malléabilité universelle. Voyez l’auteur de la Valkyrie. N’est-il pas l’embouchure, dans un océan musical, des rivières les plus lointaines, les plus pures et mystérieuses de la légende, et ne donne-t-il pas des noms nouveaux (les motifs), et une signification nouvelle, à la fois symbolique et sonore, aux plus vieilles connaissances des hommes, la mer, le feu, la montagne, la forêt ?

À peine nées, les idées aspirent à se manifester. C’est la période de réalisation. Elles doivent dompter les obstacles : Pour que la cloche paraisse à la lumière, a dit Schiller, il faut que le moule s’en aille en morceaux. Plus le moule sera dur et résistant, plus la cloche sera belle. Le cas de Wagner est typique. En tant que personnalité indomptable, il n’a jamais fait la plus petite concession à ce qu’on appelle les exigences du métier : « Ce sera ainsi que je l’ai conçu ou ce ne sera pas », telle semble être sa glorieuse devise. Il voulait l’orchestre caché, la salle obscure, des artifices complexes de décoration et de mise en scène : il les a eus. On sait comment, après des difficultés sans nombre, il trouva des aides indispensables dans le roi de Bavière et les souscriptions, comment, au mois de mai 1872, la première pierre du théâtre de Bayreuth fut posée, pierre vraiment emblématique, sur laquelle devait s’élever une incomparable église d’art. Et nous ne parlons que des obstacles matériels. Mais les secousses intimes, les périodes d’excitation puis de découragement, une volonté animant toute une cosmogonie sonore, créant les espaces de l’ouïe et restaurant ceux de la vue pour décorer et hausser la légende. Voilà ce qui ne se raconte pas.

Cependant l’édifice est debout. Les drames forgés étincellent ; d’autres sont en puissance et sur l’enclume. Commence la période de conquête qui s’attache d’abord à l’indifférence, puis à la négation, à la haine. Pour parvenir à se réaliser, il fallait déjà que les idées wagnériennes eussent enflammé un groupe d’esprits.

Autour du prophète s’était fait un appel d’énergies, s’était formée une confédération spirituelle sans laquelle il n’y a pas d’action idéale possible. (Tel Goethe à Weimar.) Les légendes, origines de l’humanité, ont laissé dans beaucoup d’intelligences, celles du Nord, des germes profonds, sortes de bourgeons frissonnants qui n’attendaient qu’un souffle tiède pour s’ouvrir et s’épanouir. Une tournure d’esprit, même géniale, n’est jamais seule. Ce fut sans doute parmi ces frères inconnus, les plus affinés et les plus proches, que Wagner récolta ses fanatiques du début. Ceux-là seront le centre du tourbillon futur : passionnés et fidèles, d’enthousiasme frais, ils admettent avec transport ces nouveautés qui concordent à des élans obscurs d’eux-mêmes, ils s’ébahissent de voir précisés tant de désirs, développés tant de replis d’eux-mêmes dont ils n’avaient qu’une conscience sourde. On en connaît de célèbres, de ces ouvriers de la première heure. Tel fut ce Nietzscheq, philologue, métaphysicien et musicien, trois catégories presque semblables, trois cristaux à arêtes vives et voisines, qui nous a laissé sa confession de néophyte dans une petite brochure si ardente.

Alors le prosélytisme commence. Quiconque se passionne tend à augmenter l’amour autour de lui ; le spectacle d’amants transportés a fondu bien des cœurs rebelles. Ainsi les premiers glorificateurs de Wagner s’efforcent, chacun dans sa sphère, de créer des groupes d’admiration, image du groupe primitif. Bien que joints par une extase commune, ils ont des façons variées de comprendre, et ceux auxquels ils enseignent la religion du maître se trouvent, de par leurs tempéraments, divisés comme eux en séries distinctes :

Les sensitifs, nombreux à notre époque où le nerf domine, sont bouleversés. Ce système d’idées a la qualité souveraine ; il peut satisfaire les simples. Quiconque frissonne et s’émeut n’a qu’à se laisser aller à ces magnificences. J’en appelle aux auditeurs les plus sévères de la Valkyrie. Ils diront que tel récit de Wotan à Fricka dégage un ennui mortel, qu’on a le temps de sortir, de fumer trois cigares, d’écrire sa correspondance, et que, lorsqu’on revient, Wotan raconte toujours. Ils affirmeront que la musique est d’une complexité terrible, qu’ils lui préfèrent ces tumultes spontanés : l’orage, l’Océan, la tempête ; mais ils avoueront aussi que le lever du rideau au 3e acte sur ce chaos de nuages zébrés de guerrières et les hoiotoiho triomphants les a ravis d’enthousiasme.

Les intelligences d’art sont captivées par le complet appareil pictural, dramatique, symphonique. Elles ont là un immense trésor de visions, de sonorités, d’attitudes, dont elles pourront emporter des parcelles. Elles s’adjoignent beaucoup d’âmes pieuses, d’autres hésitantes, en imminence de prière, et qui veulent être consolées. Dans quel ciel entendit-on jamais ce vacarme héroïque, vit-on jamais frémir ces nébuleuses de bruit ?

Aux intelligences scientifiques Wagner offre, outre une diversion puissante, des aperçus spontanés sur le grand problème des origines. Un pareil créateur stimule l’esprit de recherche. Les seuls vrais savants prennent leur élan dans l’émotion idéale.

Les intellectuels purs, enfin, sont saisis par les étranges rapports de l’œuvre wagnérienne avec les philosophies antérieures. Cette musique leur apparaît une métaphysique sensuelle. Elle multiplie en eux les séries de raison où ils se plaisent. Ils admirent dans la légende les inclusions successives de symboles. Si loin que leur imagination descende, ils ne touchent pas le fond de cette mer Eschylienne, sans rives, aux flots abstraits, aux courants harmoniques, où nagent cependant de belles filles casquées d’or.

Ainsi l’idée chemine et gagne sans cesse. Elle utilise le dévouement, l’apostolat, le livre, la brochure, la caricature, la gazette, la tradition orale. Elle se soumet, grâce à sa force originelle, tous ceux qui ont le sens intime de leur race, historiens, ou patriotes, ou rêveurs d’actes. S’il naît partout des enfants à chaque minute, il naît aussi partout des admirateurs de Wagner. Et comme la jeunesse est ivre de nouveautés et qu’elle a la force de l’avenir, elle prend en mains cette cause si belle et déjà triomphante, et prépare la moisson future. Il n’est pas jusqu’aux imbéciles et aux snobs qui ne servent à la diffusion de l’idée. Par pose, imitation, pédanterie, par l’instinct du troupeau, ils donnent à l’élite l’énergie de la masse. Ils accourent de tous côtés et grossissent le tourbillon.

Qui ne voit que les négateurs, guidés par l’envie basse, le parti pris ou l’habitude, le mouton qui ne veut pas entrer dans l’eau parce que les autres s’y baignent, ont tout juste le rôle restreint d’exciter au combat l’idée victorieuse ? Quant aux négateurs sincères et dont l’esprit ne s’ouvre pas, ils céderont tôt ou tard à la pression ambiante. Dans leurs rangs se recruteront les fougueux partisans de la dernière heure.

La conquête de la nation achevée, l’idée se heurte aux frontières. Elle subira dans sa marche ce retard de pénétration qui tient aux différences si vives des tournures d’esprit européennes. Bien plus que le chauvinisme, particulier au cas de Wagner, bien plus que la variété des langues, qui n’existerait point quant à la musique, bien plus que les tristes efforts des rétrogrades, toujours faibles et vacillants, les oppositions de race à race se dressent devant l’idée en marche, lui font une digue plus ou moins haute. La France, qui nous sert d’exemple (il suffirait de transposer la difficulté pour les autres nations), est un pays lucide et net, de logique élégante, de mesure, et où l’on hait l’ennui. Wagner est touffu, composite, parfois disproportionné et n’élude jamais les développements. Aussi, même sans la question de patriotisme, eût-il attendu longtemps à nos portes. Ses idées ont filtré chez nous lentement, parmi les hostilités et les résistances. Elles ont d’ailleurs suivi une marche furtive, analogue à celle que nous venons d’esquisser pour leur patrie, de la période de réalisation à la période de conquête, s’adressant aux intelligences les plus voisines, gagnant de proche en proche les libres esprits et les esprits philosophiques, les artistes et les sensitifs. Notons au passage que ces derniers sont moins aptes à la musique en France que partout ailleurs, qu’ils se contentent de flons-flons faciles à la mémoire, sur lesquels ils greffent leurs émotions, qu’ils croiraient souvent trahir des souvenirs bien chers en sacrifiant à la symphonie. Le wagnérisme a eu le bonheur de coïncider avec un mouvement de réaction contre la platitude et les excès de terre-à-terre, de rejoindre un courant spéculatif. Il a servi de drapeau pour des aspirations indéterminées et flottantes. Il a d’emblée séduit la jeunesse dégoûtée avant tout du positivisme sectaire devenu catéchisme électoral. Le seul nom de Siegfried ou de Parsifal fait bondir les cœurs de vingt ans.

Cela s’est fait, comme la plupart des choses ici-bas, par l’accumulation de petits efforts suivis d’une explosion irrésistible. Peu à peu la digue est devenue plus faible. Elle a crevé tout d’un coup. Maintenant l’idée wagnérienne triomphante va pénétrer des couches de compréhension et d’affinement nerveux qui, bien plus que les classes, barrières factices, se partagent un grand pays. Certes, elle s’arrêtera au tuf inébranlable et minéral qui est le sous-sol de toutes les nations et sur lequel tout glisse. Mais, dans sa zone d’action, elle brisera les derniers obstacles, noiera ses plats imitateurs et fécondera des personnalités. L’admirable faculté d’assimilation française fera sienne cette nouvelle venue. Elle admettra de la légende dramatisée les thèmes significatifs et majestueux qui, de plus en plus, se substitueront à la grossière interprétation de l’instinct. Elle admettra de la musique l’inouïe richesse instrumentale, les caractères qui font d’elle le plus prodigieux des langages. Elle admettra de la philosophie ces jeux de la pureté et de la liberté qui passionnent aujourd’hui les esprits qu’écrasaient la sèche analyse et le fatras d’Auguste Comte.

Et après ? Eh bien, l’idée de Wagner se morcellera à l’infini, après avoir formé un monde à son image. Elle s’effritera, comme toute gloire humaine. Seuls les imbéciles et les fous d’orgueil peuvent se figurer qu’ils dompteront les forces dissolvantes. Nous rechercherons un jour s’il n’y a pas, en ce moment même, non des idées, mais dès semblants d’idées, des résidus d’instinct, en pleine ruine, et qui, hélas ! se croient vivants et vainqueurs.

(La déroute de l’idée : le positivisme)

Il n’est pas à notre époque une famille en France, le pays merveilleux de la conversation, où ne se joue quotidiennement la célèbre Causerie d’un père avec ses enfants de Diderot. La plupart des hommes de quarante-cinq à cinquante ans ont vis-à-vis de leurs fils la situation de la poule qui a couvé des canards. — Entre votre génération et la nôtre il y a comme l’intervalle d’un siècle — me disait récemment un des plus intellectuels parmi nos devanciers. — Ce que nous admirons, vous ne l’admirez plus ; ce qui vous ravit nous stupéfie ou nous irrite. Je lui répondais : — Un pareil désaccord est excellent. Il prouve l’ardeur, le bouillonnement de la pensée. Il témoigne que tout se renouvelle.

En effet, la première manifestation de ceux qui tiennent à la vie et à la lumière, c’est de nier leurs prédécesseurs. S’ils admettaient en bloc leurs admirations et leurs doctrines, ils n’auraient plus de raison d’être. Ils seraient un troupeau, et tout jeune homme aspira à faire partie d’une élite. RastignaC regardant les étoiles à sa fenêtre veut d’abord réformer le monde, ce monde, dont il sent le poids si lourd sur ses épaules et sur son âme. On accuse les adolescents de dénigrement, de démolition systématique : tant mieux s’ils doivent construire à leur tour ! Ils ignorent, dit-on, ce qu’ils attaquent. Eh bien ! Cette audace affirme l’originalité de leur tour d’esprit. Elle montre qu’ils n’ont pas trop de temps (les heures courent si vite), pour comprendre et développer leurs propres désirs. Ils évoluent sans cesse ; on marche plus à l’aise à travers des ruines, sur de vastes et jadis beaux monuments que l’herbe déjà recouvre, petite par rapport à eux, mais pleine de germination, d’avenir.

*
*   *

Tous nous sommes nés et nous avons grandi en plein triomphe du positivisme. Par positivisme j’entends non seulement la doctrine d’Auguste Comte, mais ce que lui ont ajouté la théorie de l’évolution, les travaux de Darwin et de Spencer. On nous a répété de mille manières : « Vous avez le bonheur de vivre en un siècle de progrès. Tournez-vous vers la science ; elle seule désormais existe. Lentement et sûrement, par échafaudages successifs, elle vous mènera à la compréhension totale de l’Univers. Plus de dieux ni d’idoles. La raison humaine suffit. Fiez-vous à vos sens, ils sont dans le vrai. Le réel domine tout. Le reste est fumée, entité vague, parole creuse. Vous verrez et nous vous montrerons clair comme le jour, grâce à des arguments évidents, irrésistibles, comment des mathématiques à la sociologie, en passant par la chimie, la physique et la biologie, tout se développe et s’organise suivant des lois inéluctables. Les plus redoutables problèmes deviendront jeux d’enfants, recevront une solution certaine à leur heure. Les routes sont tracées, les forêts défrichées. Vous n’avez qu’à marcher par là, droit et ferme. » À chacun de nous on a remis une pioche en nous indiquant le travail, et l’on nous a juré que le mur de l’inconnu tomberait pierre à pierre sous nos efforts, tandis que nous aurions la saine allégresse du labeur par un matin limpide et sans brumes.

Alors les jeunes gens ont voulu se rendre compte par eux-mêmes du bien-fondé de ces promesses, et voici, à de rares exceptions près, ce qu’ils ont vu :

Une société hiérarchisée, écrasée par le fonctionnarisme, où les idées si nobles de justice et de liberté circulent péniblement à travers une masse pâteuse et lourde. Des restes de dictature inclus dans des appétits démocratiques figés, sans la flamme ni la frénésie des hautes époques révolutionnaires ; partout des étiquettes, des fiches, une classification encombrante, une paperasse effroyable ; des ambitions mesquines agitant des drapeaux menteurs ; un parfait égoïsme sous des vêtements d’hypocrisie. Voilà pour la politique.

Le sens de la réalité tourné vers l’instinct grossier, et déformant qui est le plus piètre des romantismes, aboutissant à la plate et sordide interprétation de la nature, sans envolées ni profondeurs, l’apothéose du manuel : voilà pour l’art.

Quant à la science, enfin, la spécialisation forcenée, un travail d’insectes, l’hypothèse interdite, alors que les hypothèses seules exaltent l’imagination, résolvent des nébuleuses de trouvailles. Ici, le pouvoir personnel se manifestait par le concours, l’examen, un mandarinat ridicule. Ce que ne sanctifiaient pas les codes, les Facultés, les Académies était honni, bafoué, tenu pour non-valeur, et l’on n’arrivait qu’avec l’intrigue. Le monde de la pensée, ce monde intangible et hautain, se trouvait réglementé lui aussi, cerné de bandelettes comme une momie, par deux tours d’esprit bien modernes, également redoutables.

L’esprit ingénieur : juger toutes choses par raisons terre à terre et logique desséchée. Diviser les opinions sur les hommes et les objets en petits compartiments serrés, précis, imbrisables ; ranger la morale et les sentiments par séries ; calculer les paroles, peser les arguments, réfuter à l’aide de procédés définis, méthodiques.

L’esprit médical : courir sans trêve de la cause à l’effet et de l’effet à la cause. Interpréter les génies par les fous et les fous par les génies. Considérer la vie sous le seul aspect de l’évolution, depuis la graine jusqu’à l’arbre, depuis l’embryon jusqu’à l’adulte. Localiser les passions. Infliger à ta famille l’hérédité et à la race les lois ethniques. Encadrer, dénombrer, fausser au besoin les apparences de vrai pour mettre l’homme, le sujet, le malade dans la dépendance de dogmes aussi durs, aussi impénétrables que les dogmes religieux, avec la poésie et la consolation en moins.

Or, voilà le gros-point. Ce règne de la libre-pensée prétendait annihiler la pensée libre, haussait les épaules devant la légende, amoindrissait à sa taille des phénomènes inconnus, étendait vers l’éternel mystère des mains prématurées et brutales. La théorie scientifique se faisait article de foi. La causerie sur n’importe quel thème devenait une inquisition. On enclouait les contradicteurs à l’aide de formules aussi maçonniques qu’embrouillées : « Claude Bernard avance. Darwin affirme. Gambetta, Paul Bert certifient. Faites votre prière à saint Renan. Lisez Aulard. Sinon, vous niez les lois établies, le progrès, les fameux principes qui… que… etc. »

Cependant l’esprit ingénieur, l’esprit médical se frottaient les paumes, se congratulaient, et rencontrant l’esprit politique, leur vénéré collègue, ces trois dévots personnages conviaient la jeunesse à des banquets, lui remettaient des petits drapeaux ou des bulletins de vote, et lui conseillaient de s’amuser comme une folle, sans toucher aux institutions et aux dogmes les plus récents.

Aussitôt les jeunes gens, laissés seuls, ont eu envie de tout casser, et quel esprit morose pourrait leur en vouloir ? Cette envie était d’autant plus légitime qu’ils éprouvaient vivement, alors qu’ils lisaient sur chaque mur le mot de liberté, les horreurs d’une tyrannie extérieure et intime.

Extérieure : on leur marquait des bornes à tous les carrefours de l’acte. On leur criait casse-cou au moindre mouvement. On n’admettait point qu’ils missent en doute les bienfaits des radicaux, de la finance, de la magistrature, etc., etc. Ils étaient excellents, espoir de la France, s’ils obéissaient ; détestables, idiots, désespoir du pays, s’ils essayaient un peu d’interroger les nouvelles idoles, et tapaient du doigt sur leurs ventres creux.

Intérieure : la soumission incessante à la méthode positive, l’habitude de tout conditionner, le déterminisme à outrance, la crainte de l’hérédité, faisaient des esprits de tristes machines à analyses, de douloureux automates. Les admirables conquêtes de la science menaient droit à un fatalisme occidental si contraire à nos vives natures françaises. Les jeunes gens ont mis longtemps à s’apercevoir de ce despotisme intime. Aujourd’hui ils le connaissent bien et le redoutent par-dessus tout.

*
*   *

On voit que la réaction était inévitable. Elle s’est produite avec une violence que les positivistes sont encore loin de soupçonner, capable de pétrifier M. Laffitte et tout l’enseignement officiel. Réaction délicieuse, parce qu’elle prouve l’indépendance et que ceux qui ne chérissent pas avant tout cette sublime vertu n’ont plus qu’à se faire préfets ou garçons de bureau ! Réaction triple et forte dans ses trois zones :

Sentimentale : « Nous en avons assez de vos fatigantes analyses, de votre manière étroite et rigoriste d’enchaîner la pensée, s’écrient les nouveaux venus dans la vie et dans l’art. Le progrès de la science, la suprématie de ses méthodes ! Soit. C’est très joli. Nous sommes le siècle de l’électricité, de la chimie, de la physiologie, des charlatans remplaçant les prophètes. C’est entendu. Mais nous préférons, nous autres, n’importe quelle émotion, quelle rêverie douce et brumeuse, rythmée par un battement plus vif du cœur, à tous les perfectionnements imaginables de la vapeur ou de la mécanique. Nous réclamons les droits de la sensibilité, bien supérieurs à ceux de la raison raisonneuse ; joie ou peine, amour, bonté, pitié, tel sera désormais notre Évangile. Vos pistons, vos manivelles, vos dissections nous assomment, car tout cela ne raconte que la mort, le cadavre, la matière brute, et nous voulons des récits spontanés de lumière et de vie. »

Philosophique : les meilleurs des jeunes philosophes se passionnent pour la liberté. Ils voient, dans la doctrine de l’évolution, aussi bien que dans les théories positivistes, aussi bien que dans le matérialisme à la mode, des architectures transitoires, des systèmes sans doute remarquables, mais nullement supérieurs aux métaphysiques antécédentes de Spinoza, Leibnizr, Kant ou Fichte. Cette prétention de sacrifier l’esprit au phénomène et d’affirmer que la réalité est Dieu leur est devenue insoutenable. Ils se font de l’univers une idée mystérieuse et grisante. Ce qui existe n’est qu’un cas de ce qui pourrait être. Les enchaînements des règnes, la continuité des minéraux, des végétaux, des animaux leur paraissent de simples artifices d’une conscience trop faible pour envisager des ensembles et qui s’épuise à coordonner des parcelles.

3º Poussée à l’extrême, cette tournure des âmes conduit au mysticisme : « Retour détestable au moyen âge ! » hurlent les apôtres de l’athéisme. — « Venez à nous, ô néo-catholiques ! » insinuent les derniers jésuites et les plus subtils du Tiers-Ordre. Des deux côtés, hypocrisie ou mensonge ! Le mysticisme n’est pas plus un mouvement rétrograde qu’il n’est une concession à tel ou tel dogme religieux. Il est l’essor excessif des cœurs épris d’idéal, et un caractère de l’imagination comme la jalousie ou l’avarice. On naît mystique. On peut le devenir par réaction, besoin du s’évader des cages de l’analyse et, tant que la terre tournera, il y aura des assembleurs de symboles ou des abstracteurs de quintessence. Ils servent de frein et d’antithèse aux glorificateurs de l’instinct.

*
*   *

Au résumé, ce mouvement des esprits jeunes est passionnant, comme tout ce qui est en puissance. Il exprime ce qu’il y a de plus beau dans la vie, l’amour de la liberté ; sa devise est : rien que par soi-même ; sa bannière n’a pas de couleur. Et puisque le positivisme meurt, que ce soit le sourire aux lèvres ; qu’il nous épargne le spectacle d’une agonie désordonnée, indigne d’un savant ou d’un sage.