(1936) Réflexions sur la littérature « 1. Une thèse sur le symbolisme » pp. 7-17
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(1936) Réflexions sur la littérature « 1. Une thèse sur le symbolisme » pp. 7-17

1. Une thèse sur le symbolisme

À ce fait qu’une thèse sur le symbolisme a été soutenue en Sorbonne, il serait naïf d’attribuer une importance particulière, et d’y voir une revanche, ou un signe des temps. La coutume s’est établie, de juger avec une impartialité d’intention, plus ou moins éclairée, le mouvement symboliste. Vraiment le symbolisme a mis moins de temps que le romantisme ou le Parnasse à devenir historique, à laisser tomber autour de lui la poussière dorée du combat.

Peut-être cela tient-il en partie à ce que le dernier mot de Moréas : « les écoles, c’est des bêtises » (il le savait, en ayant fondé deux ou trois) est entré dans la science littéraire ; le « manifeste » paraît bien aujourd’hui un genre mort.

Nous n’avons donc pas à voir si cette thèse est significative, mais simplement si elle est bonne.

J’écris ceci loin de France, je ne sais quel accueil la Sorbonne a fait à M. Barre, ni ce que fut la soutenance, mais visiblement l’auteur n’était pas préparé à écrire son livre, et il n’a fait, en ce qui dépendait de lui, que peu de choses pour s’y préparer. On ne saurait étudier une période d’une littérature sans avoir une opinion sur les grandes questions de cette littérature, sans pouvoir rattacher son sujet à une continuité, ou bien l’en distinguer. Plus spécialement, il fallait ici avoir réfléchi beaucoup sur l’histoire et sur la technique du vers français. Pour faire juger si c’est ou non le cas de M. Barre, je cite ces quelques lignes, puisées au hasard, page 39 :

« Quant au rythme, si Victor Hugo a dépassé Lamartine, il n’a pas été plus loin que Vigny.

Après lui il a pratiqué la césure mobile et l’enjambement… il n’a pas inventé de mètres nouveaux. Il s’est borné à faire consciemment ce que Lamartine avait fait par négligence, et Vigny par souci d’harmoniser la forme avec la pensée qu’elle traduisait. Que le sens du rythme soit infiniment plus puissant chez Victor Hugo que chez Vigny, cela peut-il seulement être discuté ? Ce n’est pas après Vigny (dont le vers est assez classique) que Victor Hugo a pratiqué l’enjambement, c’est après Chénier qui avait déjà influé sur Vigny. Victor Hugo, il est vrai, n’a pas inventé de mètres nouveaux, mais d’une part le symbolisme lui-même a montré par ses essais que le champ ouvert à l’invention métrique est fort limité, et d’autre part, Victor Hugo a dépassé de loin Ronsard dans l’invention de combinaisons métriques nouvelles, de strophes ou plutôt d’associations de strophes selon le mouvement oratoire ou poétique (ce qui est en somme de l’invention métrique). La négligence de Lamartine est une demi-légende, créée par lui-même ; elle ne s’applique qu’à ses vers faibles et à sa prose ; ses belles pièces, dont nous avons quelquefois les brouillons, travaillées longuement, sont au contraire de magnifiques victoires sur sa facilité.

Enfin, je ne vois pas ce que Vigny a fait, dans l’ordre “métrique”, par souci d’harmoniser la forme avec la pensée qu’elle traduisait : une forme, chez un poète, ne traduit jamais une pensée, c’est la critique qui traduit par des pensées les formes indivisibles qu’a créées le poète, — et s’il y a quelques exceptions, si la forme et la pensée parfois se distinguent, se raccordent mal, chevauchent sensiblement, il se trouve que Vigny, plus que personne, nous les fournirait. »

Je ne puis signaler tous les détails de ce genre, qui arrêtent et étonnent désagréablement le lecteur.

Je relève seulement les erreurs qui portent soit sur la méthode, soit sur les points vifs du sujet.

Celui qui voudra, après M. Barre, reprendre cette étude d’ensemble, devra se documenter tout autrement que lui. Dans une question d’histoire littéraire où l’imprimé foisonne, sa bibliographie va au hasard, ou plutôt elle est inexistante.

(Qu’en a pensé M. Lanson ?) Écrire un article sur le symbolisme et la presse était une bonne idée, mais il y fallait autre chose qu’une suite de seize coupures plus ou moins arbitraires, et pourquoi l’arrêter à  ? Pourquoi relever, tout au long, des articles d’un certain André Vervoort dans une certaine France libre, ou d’un Putter-Laumann dans une justice à laquelle M. Clemenceau ne put trouver de lecteurs, et laisser de côté un journaliste alors célèbre, dont les symbolistes firent à bon droit une de leurs têtes de turc, Henry Fouquier ? , époque à laquelle, théoriquement du moins, M. Barre conduit son histoire, il eût trouvé l’occasion de mentionner des incidents de presse beaucoup plus significatifs : des campagnes littéraires à la Cocarde de Barrès (1894), celle entre autres de M. Camille Mauclair contre « Casimir Zola » ; les coups de boutoir de Zola, au Figaro (), contre les poètes nouveaux ; au supplément du Figaro (), la série des portraits : Ceux d’aujourd’hui. Ceux de demain, que publiait Bernard Lazare ; la publication () par l’Écho de Paris, dont le tirage et l’influence étaient alors considérables, des poèmes de M. Henri De Régnier et de M. Viélé-Griffin chaque semaine ; l’article de M. René Doumic dans la Revue des deux mondes à l’occasion des portraits du prochain siècle. Tout cela, bon ou mauvais, eut sur le goût public une influence précise.

Avec la même légèreté que parmi les journaux, M. Barre s’en va dans les livres. Le chapitre sur les milieux symbolistes comprend trois divisions, les cercles, les revues, les écoles. Or, ni les hydropathes, ni les hirsutes, ni le Chat noir, sur lesquels M. Barre égrène complaisamment des anecdotes, ne furent des milieux symbolistes. N’eût-il pas mieux valu brosser quelques pages sur les représentations de l’œuvre, ou les mardis de Mallarmé, dont il ne dit pas un mot ? Il s’est documenté dans deux livres de souvenirs, celui de Goudeau et celui de Byvanck. Il n’a pas songé à une source aussi intéressante qu’importante : les romans. Les frères Leblond ont pu écrire un livre, l’Histoire de la société française sous la troisième république, d’après les seuls romans. Pourquoi M. Barre n’a-t-il pas lu, à défaut des Kamtchatka de M. Léon Daudet ou de la Seule nuit de M. Adolphe Retté, qui sont des satires violentes et sans mesure, au moins le Soleil des morts de M. Camille Mauclair ? Il y eût trouvé un tableau curieux et sincère du mouvement littéraire dans la jeunesse littéraire de , — à condition, bien entendu, de n’être pas dupe, et de savoir interpréter un document naïf.

Pour se renseigner sur les idées du symbolisme, M. Barre a employé une méthode d’autant plus dangereuse qu’elle paraît d’abord très naturelle.

Il s’est adressé aux poètes eux-mêmes. Il a tant bien que mal agencé en corps de doctrine les réflexions, les élucubrations, parfois les divagations de chacun sur la chose poétique. Et cela ne lui était pas défendu, mais encore fallait-il procéder avec critique. Il fallait observer que des théoriciens du symbolisme, comme Mm Charles Morice, Rémy De Gourmont, Robert De Souza (poètes par occasion et le dernier mieux que cela) formulèrent beaucoup plus heureusement que des poètes plus notoires les idées de l’école.

Il fallait surtout faire une différence entre des esprits cultivés comme Mallarmé, et des impulsifs comme Verlaine. Commencer un chapitre sur Verlaine par une étude sur « son esthétique, ses opinions en littérature et en art » me paraît étrange. Je sais bien qu’il n’avait rien de commun avec le Choulette du Lys rouge, qu’il cachait certaines parties de finesse et de clairvoyance ; mais puis-je prendre au sérieux une “esthétique” que M. Barre va chercher dans épigrammes et invectives, divagations incohérentes ramassées par un éditeur pratique dans les mégots du café François Ier  ?

Quelle lumière cette lanterne sale du pauvre poète peut-elle jeter sur la bonne chanson et sur sagesse ? je ne fais pas le même reproche à M. Barre quand il expose, de façon assez intelligente et précise (c’est la meilleure partie de son livre) les idées de M. Ghil et de M. Kahn sur la réforme poétique.

Mais, en somme, il eût vu beaucoup plus clair dans tout cela s’il eût renversé l’ordre de son exposition, étudié d’abord les œuvres de chaque poète, puis, à titre d’indication, les doctrines que le poète a cru imaginer, ou qu’il a empruntées à quelque source extérieure, lorsqu’il s’est mis à réfléchir sur le sens de son œuvre. C’est à cette place que l’on situerait par exemple, chez Corneille ou Victor Hugo, les discours sur le poème dramatique, ou William Shakespeare . La troisième partie du livre est consacrée aux maîtres du symbolisme, qui sont, d’après M. Barre, Verlaine, Mallarmé et Moréas.

Le chapitre sur Verlaine est occupé en grande partie par des considérations sur son esthétique (nous savons ce qu’il en faut penser) et sur sa conception de l’amour, qui est des plus banales.

Son évolution poétique, des Poèmes saturniens jusqu’à l’instrument faussé et à la voix disloquée de ses derniers recueils, eût pourtant fourni matière à une étude intéressante. Verlaine étant déjà fourbu quand le symbolisme l’adopta et le tira de l’obscurité. Il fallait signaler les poèmes, généralement mauvais, où il essaie naïvement de se plier aux modes de l’école qui reconnaissait en lui son père : c’est ainsi que le Chateaubriand des Mémoires d’outre-tombe imitait de près les procédés romantiques, et soignait après coup sa paternité.

Il y a dans l’étude sur Mallarmé un essai louable pour pénétrer, avec Mockel et Mauclair pour guides, l’esthétique du poète. Mais que d’erreurs ! Le démon de l’analogie donne lieu à une explication d’abord psychologique : faute de la voir, M. Barre attribue à ce morceau une importance poétique qu’il n’a pas. — La part de l’intentionnel et du conscient est fort exagérée ; nul poète plus que Mallarmé n’est mené, tyrannisé, par les mots, les images, les associations les plus accidentelles et les plus imprévues ; comme poète, il est ici plus près des romantiques et de Verlaine que des classiques et de Baudelaire. Quelques remarques justes sur sa syntaxe, mais que « le verbe joue dans sa phrase un rôle capital », c’est juste le contraire de la vérité ; l’idéal de Mallarmé serait plutôt de l’éliminer. — Surtout, et bien que cela soit répété partout, il n’a pas « transposé en littérature une méthode de composition spéciale à la musique » (si ce n’est dans un coup de dés, son dernier ouvrage, dont M. Barre ne dit d’ailleurs rien). Il n’avait ni la culture ni peut-être l’oreille d’un musicien : lui-même, dans bucolique, nous dit qu’il vint tard à la musique, et par curiosité de lui confronter une poésie née hors de son influence.

De ces trois « maîtres », le seul qui paraît à M. Barre approcher de la perfection est Moréas — le Moréas des Stances. Il se réfère ici à l’opinion de M. Faguet : « la forme est admirable, écrit au sujet des Stances M. Émile Faguet, d’une pureté absolument classique, avec le goût des images justes et le don de les trouver toujours sans effort. » Les certificats de M. Faguet sont, quand ils concernent un poète, bien discutables.

Les stances, qui ont été saluées comme la négation du symbolisme et comme un retour authentique à l’art classique, ne sont-elles pas au contraire l’expression même de ce que le symbolisme comportait d’échec devant les sentiments profonds et les grandes idées humaines, le fruit de cendre que devaient découvrir à la fin ses feuillages dorés ? On chemine dans ces grêles quatrains comme sur une pente d’asphodèles desséchées, et leur déroulement mécanique ne propage aucun chant. M. Barre voit dans les stances des « sentiments philosophiques d’une élévation assez haute pour valoir au poète qui les fixe dans ses vers l’honneur de se voir comparer aux plus grands maîtres de la pensée moderne, d’être même appelé le Vigny du XXe siècle. » Cela est à la page 235, et Moréas seul n’en eût pas été étonné ; mais qu’en pensa en Sorbonne son répondant, M. Faguet, qui a reproché si bien à Victor Hugo et à Baudelaire de n’avoir pas d’“idées” ? à ces trois maîtres, M. Barre rattache tous les groupes symbolistes. Voici son dénombrement :

Je sais bien que toute classification comporte de l’arbitraire, mais celle-là vraiment l’exagère.

Mikhaël et Samain se rapprochent du Parnasse et de Baudelaire bien plus que de Verlaine. C’est voir Jammes par un très petit côté, qu’en faire un « excentrique », c’est abuser de certains excès voulus, et en somme le petit veau qui était pauvre, ou la vache qui a mangé les bas noirs de la fiancée du poète, sont-ils plus « excentriques » que bien des ballades de Laforgue ? Les recherches de musique verbale et le vers libre se sont développés tout à fait en dehors de l’exemple et même de l’influence de Mallarmé. Que Ghil ait été chef d’école, soit ; mais les vers du délicat poète Mockel nous permettent-ils de voir en lui un disciple de Ghil ? Quel rapport de l’un à l’autre ?

Et comment peut-on dire que « la technique de Ghil a trouvé l’homme de sa formule dans Verhaeren », qui est d’un tempérament romantique et oratoire, et qui n’a rien d’un « harmoniste » ? Il aurait suffi à M. Barre de très peu d’information pour savoir que personne aujourd’hui ne considère plus M. De Régnier comme un « vers-libriste ». Mais, certes, moins encore s’en trouvera-t-il pour voir, avec M. Barre, dans Régnier, un éclectique qui « rappelle Vigny, Musset, Hérédia et Rostand » !

Un tableau du symbolisme ne se comprend pas sans un chapitre étudié sur la question du vers, ou plutôt sur les questions délicates de rythmique et de métrique qui se sont posées autour des formes poétiques nouvelles. Toutes les observations de M. Barre sur ce sujet tiennent dans le chapitre consacré à M. Gustave Kahn. C’est insuffisant. Il eût été au moins aussi important d’étudier la technique de M. Viélé-Griffin. Quant à l’invention du vers libre, je ne contredis pas aux droits de priorité que M. Barre reconnaît à M. Gustave Kahn. Mais il est un peu comique de lui voir discuter sérieusement la mystification de Mendès et de son misérable rapport, découvrant dans le péruvien Della Rocca De Vergalo le père authentique du vers libre. « Della Rocca De Vergalo, répond gravement M. Barre, a seulement tenté comme beaucoup d’étrangers de transplanter dans notre langue les règles prosodiques et grammaticales de la langue péruvienne. » La prosodie et la grammaire du péruvien, cette langue soeur de l’autrichien, du suisse et du brésilien, ont-elles été étudiées de si près que cela par M. Barre ?

La conclusion, sur le bilan du symbolisme, est écrite avec un effort louable sinon de critique, du moins d’impartialité. Mais les défauts d’information qui sont dans le livre se retrouvent dans sa conclusion et y font masse. M. Barre estime que le symbolisme a tenté une quadruple réforme, poétique, prosodique, syntaxique, lexicographique. Il me paraît les apprécier de façon très inexacte.

La première est la seule où il reconnaisse que les symbolistes aient réussi. « Ils ont, nous dit-il, introduit dans la poésie le sentiment de l’inconscient, l’idée du mystère. » Ils ont « ouvert à l’inspiration des routes qu’aucun voyageur n’avait encore foulées. Ils renouvelaient le lyrisme en l’élargissant ; ils transformaient l’esthétique en offrant à l’art des matériaux absolument neufs. Ils découvraient l’inconscient ; ils le proclamaient objet de poésie. Ils arrachaient l’homme à la terre et le jetaient en pleine métaphysique. » On voit ici que M. Barre a lu attentivement les écrits théoriques des poètes qu’il étudie, les cahiers de leurs aspirations, et bien moins leur œuvre poétique, c’est-à-dire le résultat net. À moins qu’en bon voltairien, il ne considère ce qui se comprend mal comme un équivalent de la métaphysique… disons, à sa décharge, que des critiques se sont unis à ces poètes pour nous duper. « La vérité nouvelle, écrivait M. Rémy De Gourmont, entrée dans l’art avec le symbolisme, est celle de l’idéalité du monde », idéalité étant pris ici au sens philosophique. Pour moi, je suis au contraire frappé du peu que pèse la poésie symboliste envisagée non pas précisément du point de vue des « idées », cher à M. Faguet, mais de ce point de vue qui nous fait connaître comme un milieu de vérité transcendante le son purifié de la parole humaine.

Le symbolisme a vécu sur une matière de sentiment et de pensée qui est presque toute dans Baudelaire.

Aucune de nos périodes poétiques n’a compté plus de poètes purement verbaux, et qui l’ont su, et qui en ont souffert. La stérilité relative de Mallarmé vient de ce qu’il ne trouva quoi chanter, et ce qu’il chanta ce fut précisément ce manque, ce défaut d’être. Derrière les éblouissants rideaux de mots qu’avec une fragilité ovidienne tissa M. Henri De Régnier, sentez-vous une profondeur ? Et quant à Moréas, le Vigny du XXe siècle… bien au contraire, il faudrait chercher l’originalité du symbolisme dans la voie opposée : elle fut de creuser, à la pointe d’une poésie raffinée, davantage vers le monde intérieur, de révéler le poète, l’homme, plus simples, plus nus, avec moins d’apprêt qu’on ne l’avait fait dans la grandiloquence romantique ou dans le décor parnassien. Là est ce qui sépare Laforgue de Sully Prudhomme, Verlaine de Baudelaire, ce qui prédestinait celui-là à devenir notre grand poète chrétien. Là est ce qui donne tant de fraîcheur à la poésie tourangelle de M. Viélé-Griffin, et à certaines de ses évocations grecques, si légères et souples. Là est ce qui place Francis Jammes en plein courant de ce mouvement poétique, et nullement à une place « excentrique ».

Là enfin est la seule source où la poésie actuelle trouve encore de l’inspiration neuve. Mais pas un des trente poètes nommés par M. Barre ne nous donne, sur le seuil du mystère, cette émotion de pensée qui fut, n’en déplaise à M. Lasserre, la couronne du grand lyrisme romantique.

M. Barre fait au contraire toutes ses réserves sur l’intérêt et la portée de la réforme prosodique. On peut goûter le vers libre déjà réalisé et avec foi dans son avenir ; mais ce goût ne se transmet encore que difficilement à l’oreille commune, et j’avoue que l’on manque de raisons convaincantes pour légitimer cette foi, qui est la mienne. Mais ceci est certain, que le vers français, même régulier, n’est pas sorti du symbolisme tel qu’il y était entré, et qu’aujourd’hui le fait, pour un poète, d’écrire en vers comme si ni Verlaine, ni Mallarmé, ni De Régnier, ni Viélé-Griffin n’avaient existé, suffit à le déclasser. Et ces noms indiquent que la question dépasse le vers libre, que l’unité de la poétique symboliste consiste dans le problème plus que dans les solutions. Le symbolisme, de ce point de vue, fut une recherche de poésie plus pure, un essai pour arracher du vers ce qu’il comporte nécessairement de prose, de logique liée, de convention et d’usage ; une certaine excentricité, une rupture avec le sens commun, devenait alors inévitable.

De là l’effort de Verlaine pour fondre en sentiment et en musique tout le descriptif et l’oratoire, pour substituer à un développement qui déploie l’émotion une répétition qui l’accumule insensiblement.

De là l’effort de Mallarmé, non point, ainsi que le dit M. Barre, pour « orchestrer des poèmes comme Wagner », mais pour donner au vers, mot intégral, toute sa densité adamantine, pour en éliminer, comme la paille qui le briserait, tout soupçon de déjà vu, pour le ramener à une pureté d’essence. De là l’effort (dans la mesure d’effort que comporte une spontanéité peut-être trop habile) de M. De Régnier pour multiplier en une nature, en un jeu indéfini d’illusions, cette essence mallarméenne. De là enfin l’effort du vers mal dit « libre » pour briser, ce qui était nécessaire, sous la poussée d’un rythme natif et frais, d’une parole élémentaire, les cadres consacrés du mètre.

Efforts non point anarchiques, mais convergents : ce nettoyage de l’instrument poétique reste le legs indiscutable du symbolisme. Comment M. Barre peut-il écrire que « tout bien examiné, Verlaine ne va guère plus loin que Molière et La Fontaine » ? Il en donne des raisons bien singulières : « le vers libéré, dit-il, n’a qu’un mérite, celui d’avoir rénové les mètres impairs. En un certain sens, l’usage classique paraît bien ici avoir donné des indications précises. Les alexandrins à rime féminine n’ont-ils pas treize pieds, tandis que les mêmes vers à rime masculine n’en comptent que douze » ? Swift vit un jour sur une baraque de foire, qu’elle contenait l’éléphant le plus grand du monde, à l’exception toutefois de lui-même. L’alexandrin, de douze syllabes, serait pareillement notre vers le plus long, à l’exception de lui-même, quand il en paraît treize. Mais un vers français, fût-il régulier, ne se résout plus aujourd’hui en un décompte de syllabes. La syllabe métrique d’une rime féminine est un tout accentuel indivisible, et sa raison d’être c’est qu’elle renforce nécessairement l’accent à la rime, à supposer qu’elle soit réellement et non pas visuellement féminine (et encore, il y a là une question de prononciation dans laquelle je ne puis entrer).

Sur le vers libre, la conclusion de M. Barre est qu’il ne pourra jamais trouver le chemin de l’oreille populaire. « Le poète, écrit-il justement, doit flatter avec ses vers une habitude ancestrale. » Qui a dit le contraire ? Un bon poète, chez nous, retrouve, sous la convention de mètres usuels ou usés ce que M. De Souza, dans son livre Du rythme en français, que devrait bien lire M. Barre, appelle le chant véritable de la langue. Le vers libre n’est vers qu’en tant qu’il épouse, par son accentuation ou ses homophonies, des courants naturels et des habitudes ancestrales du français. Il a pour éléments, aussi bien que le vers régulier (que M. Barre se reporte à son chapitre sur Gustave Kahn !) des successions de longues et de brèves équilibrées selon le mouvement et l’émotion, des assonances et des allitérations, parmi lesquelles la rime est comprise, et il diffère de la prose dans la mesure où il maintient un emploi continu, avec des retours, de ces éléments. Que cette continuité et ces retours soient souvent discutables, je le veux bien, mais il me suffit que le vers libre ait produit telles scènes de Phocas le jardinier pour croire que si sa perfection est difficilement atteinte, elle n’est pas inaccessible.

Le vers libre (et M. Barre l’aurait bien dû voir) ne peut être qu’un vers dit, par opposition au vers syllabique, qui tend à devenir visuel s’il n’est pas soutenu par un sens très avisé du rythme. Aussi le vers libre ne peut-il s’imposer, gagner l’oreille, que par le théâtre : il sera dramatique ou il ne sera pas. Pourquoi M. Barre n’a-t-il rien dit du symbolisme au théâtre ? Le théâtre est le genre commun, la plate-forme populaire où se fait connaître une école poétique. On sait même à quel point les nécessités du théâtre ont influé sur la technique du vers, puisque le romantisme revendiqua d’abord le vers brisé comme un moyen nécessaire d’expression dramatique. Mais y eut-il vraiment un théâtre symboliste ?

Si je considère les trois meilleurs poètes de la génération qui suivit Verlaine et Mallarmé, et qui sont Henri De Régnier, Viélé-Griffin et Francis Jammes, je suis frappé de ceci que tous trois ont écrit sous forme de poème dramatique leur chef-d’œuvre, avec l’homme et la sirène, Phocas le jardinier, le poète et sa femme. Le dernier a même trouvé une veine comique fort drue dans existences (la première partie du moins, car la seconde reste à l’état de brouillon). Comparez les deux dernières œuvres de M. Viélé-Griffin, Sapho et Bellérophon, et vous verrez combien la forme théâtrale l’a mieux servi que l’autre.

Comparez de même avec le poète et sa femme les géorgiques chrétiennes : la trouvaille métrique du poète, et, dans un tableau d’idylle, l’emploi si heureux d’une forme que Chénier avait créée comme la corde inverse de la lyre, est l’invention d’un maître. Au contraire, l’emploi à contre-sens du distique, me gâte les géorgiques : je veux pour mon pain une corbeille, non des brins d’osier.

Il semble ainsi que le vers rythmique de Viélé-Griffin, le mètre plus ou moins détendu de Régnier et de Jammes, trouvent leur élément propre dans une forme poétique que l’on ne peut concevoir autrement que parlée. Et le contraste est curieux avec les poètes de la génération parnassienne qui (sauf Leconte De Lisle) ne portèrent leur vers au théâtre que pour l’y galvauder et fausser l’oreille du public.

Pourquoi donc alors le théâtre du symbolisme demeure-t-il si grêle ? Timidité dans l’emploi d’un instrument nouveau, timidité devant la vie, à laquelle il ne suffit pas de mettre une majuscule, rétraction du poète sur lui, persistance à se contempler et à se dire, hésitation à engager la poésie dans les rets des ficelles dramatiques usuelles, que sais-je ? Je ne compte pas les obstacles matériels : quand on est gros d’un chef-d’œuvre dramatique, on l’écrit sans se demander s’il sera joué. Il est même curieux que les romantiques n’aient fait de bon théâtre que lorsqu’ils n’étaient pas préoccupés par la scène, les acteurs et le lustre ; ce fut le cas de Musset, et celui de Victor Hugo, qui n’a écrit de parfait dans cet ordre que les deux trouvailles de Gallus . Cela d’ailleurs, c’est le passé du vers nouveau, ce n’est pas tout son avenir. Le théâtre lui appartient ; qu’il s’y fasse sa place.

Je ne m’arrêterai pas à ce que dit M. Barre des deux autres réformes, syntaxique et lexicographique.

Il montre qu’elles ont échoué, et cela est évident.

Mais par qui donc ont-elles été sérieusement tentées ? La syntaxe de Mallarmé est un jeu tout personnel au poète, qui ne comportait aucune influence, aucune action. « Sur ces limites imiter, disait M. Valéry, n’est-il pas crier que l’on imite ? » — La réforme lexicographique n’a pas plus d’importance ; il ne faut mettre au compte de la poésie symboliste ni les fantaisies ingénues de l’école romane, ni l’archaïsme dont M. Tailhade s’est bien gardé d’user autrement que sur le mode burlesque.

Nous continuerons donc à manquer d’un livre d’ensemble sur le symbolisme. Faut-il le regretter ?

Est-il déjà possible ? Le symbolisme ne comportera, pour la critique, un ordre et un sens que lorsqu’un nouveau mouvement poétique (je n’ose dire une école) lui aura succédé, lorsqu’il sera possible de le définir comme il faut, par ce qu’il précède et par ce qui le suit. Et puis il faudra qu’aux historiens de la littérature, des monographies, qui font encore défaut, aient tracé le chemin. Nous avons à revendre des livres d’anecdotes sur Verlaine, nous connaissons assez et trop ses propos de café. Mais si quelqu’un avait écrit une étude approfondie sur sa poétique, analysé sa rythmique et sa métrique, suivi l’évolution de son vers, ni M. Barre ni aucun vulgarisateur d’histoire littéraire, n’auraient pu écrire qu’il n’a rien ajouté au vers de Molière ni de La Fontaine. Il faudrait alors renoncer à des clichés comme celui que je trouve à la page 186 : « La poésie de Verlaine est pour ainsi dire la musique même ; elle se sent, elle ne s’analyse pas. » Pardon ! C’est pourtant votre métier de critique. Ce que vous sentez fortement, vous devez l’analyser profondément, et quand vous ne le pouvez ni ne le tentez, il est trop commode de nous dire qu’on ne le doit pas. Si la poésie née du symbolisme donne les fruits que nous devons en attendre encore, si un théâtre de poésie neuve forme l’oreille du public, si les essais critiques qui se poursuivent actuellement sur l’essence et le rythme du vers français continuent eux aussi à assurer et à affiner le sens poétique, jamais plus riche matière n’aura été offerte à l’exercice du goût conscient et aux délicatesses de l’analyse.