(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Mémoires d’outre-tombe, par M. de Chateaubriand. » pp. 432-452
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(1857) Causeries du lundi. Tome I (3e éd.) « Mémoires d’outre-tombe, par M. de Chateaubriand. » pp. 432-452

Mémoires d’outre-tombe, par M. de Chateaubriand.

Huit volumes sont déjà recueillis. Quoique la publication des dernières parties continue encore en feuilletons, on peut dire que ces Mémoires sont jugés sous cette première forme, et que l’impression du public est faite ; mais, comme ouvrage, ils ne sont pas encore jugés définitivement.

Je n’ai pas la prétention de venir ici parler sur ce pied-là, ni de me donner les airs d’un juge en dernier ressort. Un tel office me conviendrait bien moins qu’à personne, ayant été l’un des premiers autrefois à annoncer ces Mémoires encore à l’état de confidence. Il est vrai que, lorsque j’en donnais de si favorables aperçus en avril 1834, je ne parlais que de ce que je connaissais et de ce qui était terminé à cette date ; mais on avait déjà l’idée de l’ensemble. J’aime mieux dire que, dans le cadre flatteur et sous le demi-jour enchanté où l’on nous dévoilait alors par degrés ces pages naissantes, nos impressions, les miennes comme celles de beaucoup d’autres, étaient jusqu’à un certain point commandées et adoucies par une influence aimable, à laquelle on n’était pas accoutumé de résister. Mme Récamier nous demandait d’être gracieux, et, en vous le demandant, elle vous prêtait de sa grâce. Mais aujourd’hui, après seize années révolues, lorsque nous relisons l’ouvrage imprimé dans toute sa suite, en nous dégageant de tout souvenir complaisant et en nous interrogeant en toute liberté, que pensons-nous ?

Ce que je pense ? L’année dernière, pendant un séjour que j’ai fait hors de France dans un pays hospitalier, je me suis posé à loisir cette question par rapport non pas seulement aux Mémoires, mais à M. de Chateaubriand lui-même. N’étant lié envers sa haute renommée par d’autre sentiment que celui d’un respect et d’une admiration qu’un libre examen a droit de mesurer, j’ai étudié en lui l’homme et l’écrivain avec détail, avec lenteur, et il en est résulté tout un livre que j’aurais déjà mis en état de paraître, si je ne causais ici beaucoup trop souvent. Je me bornerai en ce moment à donner mon impression finale sur les Mémoires.

La vérité est qu’ils ont très peu réussi, aussi peu réussi que possible, et qu’ils ont causé un immense désappointement. On en avait tant parlé à l’avance, on en avait tellement célébré les parties charmantes, tellement voilé les faiblesses ou les rudesses disgracieuses, que le public savait les unes et n’a été que plus vivement choqué des autres. Cette publication morcelée, tombant en plein carrefour au lendemain d’une révolution, et dans des conditions si différentes de celles où elle s’était de longue main préparée avec mystère, eut lieu bientôt en concurrence d’une autre publication du même genre, Les Confidences de M. de Lamartine, dans lesquelles les qualités, les défauts même avaient la séduction d’une plus jeune, plus fraîche, et toujours facile et coulante manière. Et puis, si l’on va au fond, le public n’a pas été trompé sur un point capital : il n’a pas, je le crois, été assez frappé du talent, mais il a senti, à travers ce récit où tant de tons se croisent et se heurtent, une opiniâtre personnalité, une vanité persistante et amère qui, à la longue, devient presque un tic. S’il est des vanités qu’on excuse et qui trouvent grâce par leur air bienveillant et naturel, celle-ci était trop peu indulgente et trop aiguë pour se faire pardonner insensiblement ; et comme, dans ces sortes d’ouvrages, c’est bien plutôt le caractère et la personne qu’on juge que le talent de l’artiste, le public a reçu au total une impression désagréable ; sans faire bien exactement la double part du talent et du caractère, après quelques semaines d’hésitation et de lutte, il a dit de ces Mémoires en masse : « Je ne les aime pas. »

Ils sont peu aimables en effet, et là est le grand défaut. Car pour le talent, au milieu des veines de mauvais goût et des abus de toute sorte, comme il s’en trouve d’ailleurs dans presque tous les écrits de M. de Chateaubriand, on y sent à bien des pages le trait du maître, la griffe du vieux lion, des élévations soudaines à côté de bizarres puérilités, et des passages d’une grâce, d’une suavité magique, où se reconnaissent la touche et l’accent de l’enchanteur.

Figurons-nous bien ce qu’était M. de Chateaubriand à ses débuts, avant cette espèce de renom classique que l’âge lui a fait. Avez-vous relu depuis longtemps l’Essai sur les révolutions et Les Natchez, ces œuvres de sa jeunesse et qui nous le livrent tel qu’il était jusqu’à près de trente ans ? Avez-vous jamais lu la première édition d’Atala, la première édition même du Génie du christianisme ? Il y a eu là un Chateaubriand primitif, et, selon moi, le plus vrai en sentiment comme en style, un Chateaubriand d’avant Fontanes, mais qui offre, avec des beautés uniques, les plus étranges disparates et un luxe de sève, une extravagance de végétation qu’on ne sait comment qualifier. Là, pourtant, fut la souche première dont tout le reste est sorti ; la matière toute neuve dont, avec le temps et l’art, il forma sa gloire. La nature l’avait fait ainsi, et il ne ressemblait, par certains côtés essentiels, à nul autre des écrivains qui l’avaient précédé. Dans tous les arts, il s’agit bien moins, au début, de faire mieux que les autres, que de faire autrement, pourvu que cet autrement soit, non pas une prétention, mais un don de nature. M. de Chateaubriand avait reçu ce don le plus rare. Mais quand il vint à Paris pour la première fois, de 1788 à 1791, c’est-à-dire de vingt à vingt-trois ans, il ne l’avait pas encore démêlé nettement en lui, et il courait risque d’entrer dans les lettres par l’imitation. Il lui eût fallu du temps et bien des efforts ensuite pour se dégager. La Révolution le sauva : en le rejetant par-delà les mers et dans la diversité des exils, elle lui permit de grandir par lui-même, de se développer sur son propre fonds, d’écouter la muse inconnue dans la solitude, de se reconnaître et de se tremper directement dans les épreuves. Émigré à Londres à l’âge de vingt-six ans, il écrivit ce bizarre Essai sur les révolutions, plus bizarre de forme que d’idées, et où se dessinait déjà tout l’homme. Cet homme primitif a pu se recouvrir ensuite chez M. de Chateaubriand, mais il a persisté sous tous les casques et sous tous les masques ; il ne lui a jamais permis depuis de faire aucun rôle, même les rôles les plus sérieux, sans venir bien souvent à la traverse, et sans dire en soulevant la visière : « Je suis dessous, me voilà ! » L’homme des Mémoires d’outre-tombe ressemble extraordinairement à celui de l’Essai, mais il n’y ressemble pourtant qu’avec cette différence que, dans l’intervalle, plus d’un personnage officiel s’est créé en lui, s’est comme ajouté à sa nature, et que même en secouant par moments ces rôles plus ou moins factices, et en ayant l’air d’en faire bon marché, l’auteur des Mémoires ne s’en débarrasse jamais complètement. C’est dans cette lutte inextricable entre l’homme naturel et les personnages solennels, dans ce conflit des deux ou trois natures compliquées en lui, qu’il faut chercher en grande partie le désaccord d’impression et de peu d’agrément de cette œuvre bigarrée, où le talent d’ailleurs a mis sa marque.

En fait de style, M. de Chateaubriand, comme tous les grands artistes, a eu plusieurs manières. On est assez généralement convenu de placer la perfection de sa manière littéraire à l’époque des Martyrs et de l’Itinéraire (1809-1811), et la perfection de sa manière politique à l’époque de sa polémique contre M. de Villèle au Journal des débats (1824-1827) ; mais, tout en adhérant à cette vue juste, n’oublions point par combien de jugements confidentiels, de révisions et d’épurations successives durent passer Les Martyrs pour atteindre à cette pureté de forme que nous leur voyons. N’oublions pas non plus que, de même qu’en sa période littéraire M. de Chateaubriand eut Fontanes pour conseiller assidu et fidèle, il eut, pour sa polémique politique aux Débats, un ami, homme de goût, et sévère également, M. Bertin l’aîné, qui se permettait de retrancher à chaque article ce qu’il ne croyait pas bon, sans que l’auteur (chose rare) s’en plaignît jamais ou même s’en informât. Car, disons-le à sa louange, M. de Chateaubriand, avec cette facilité qui tient à une forte et féconde nature toujours prête à récidiver, ne s’acharnait pas du tout à ses phrases quand un ami sûr y relevait des défauts. Ainsi, pour ses articles des Débats, les belles choses restaient, et les mauvaises disparaissaient d’un trait de plume. Que si nous prenons d’autres écrits de M. de Chateaubriand, d’une date très rapprochée de celle qu’on répute la meilleure, par exemple les Mémoires sur le duc de Berry, ou encore les Études historiques, nous y retrouvons toutes les fautes de mesure et de goût qu’on peut imaginer : c’est que l’Aristarque ici lui a manqué. Ceci est pour dire qu’à aucun moment le goût de M. de Chateaubriand n’a été très mûr et tout à fait sûr, bien que, dans un temps, à juger par quelques-uns de ses écrits, il ait paru tel. Il n’y a donc rien d’étonnant si, dans les Mémoires d’outre-tombe, on retrouve de ces premiers défauts qui étaient en lui et auxquels il dut revenir encore plus volontiers avec l’âge.

La première partie des Mémoires, celle qui offre la peinture des jours d’enfance et d’adolescence, se rapporte pourtant, par la date de composition, à la plus heureuse époque de la maturité de M. de Chateaubriand, à cette année 1811 dans laquelle il publia l’Itinéraire. Aussi, cette partie est-elle de beaucoup la plus légère de touche et la plus pure, et j’ose dire qu’elle le paraîtrait plus encore s’il n’y avait fait mainte fois des surcharges en vieillissant. À partir de 1837 environ, sa main se gâta ; ses coups de pinceau devinrent plus heurtés, plus brisés dans leur énergie dernière. Il y avait toujours en lui des reflets et des parfums retrouvés de la Grèce, mais le vieux Celte aussi reparaissait plus souvent ; et, pour appliquer ici le nom d’un écrivain qu’il cite quelquefois et qui exprime l’extrême recherche dans l’extrême décadence, on dirait que, dans les parties dernières de sa composition, il soit entré du Sidoine Apollinaire, tant l’œuvre semble subtile et martelée ! On pourrait affirmer, à la simple vue, que certaines pages, qui portent la date de 1822, ont reçu une couche de 1837.

Mais c’est l’impression morale qui, dans le jugement public, l’a emporté de beaucoup sur l’effet du style. Je dirai tout d’abord un des plus graves inconvénients, et que l’auteur lui-même a senti. « Si j’étais encore maître de ces Mémoires, écrit-il dans la préface, ou je les garderais en manuscrit, ou j’en retarderais l’apparition de cinquante années. » En se mettant, en effet, dans l’obligation de laisser publier, le lendemain de sa mort, des Mémoires où tant d’hommes vivants sont jugés, et le sont en général sans aucune indulgence, tandis qu’il se donne toujours à lui-même le beau rôle, M. de Chateaubriand s’est exposé à des représailles sévères. Homme passionné et vindicatif en politique, il a trop dit des uns, il a trop peu dit des autres. Ses Mémoires, dans leur partie politique, n’ont pas pris le temps de se calmer, de cuver leur rancune, pour ainsi dire, et d’attendre au moins, pour paraître, la parfaite tiédeur de l’avenir : ils ont gardé de la colère et de la flamme, du pamphlet. Il est tel homme honorable et respectable qui a pu avoir ses faiblesses en politique (et qui donc, sous une forme ou sous une autre, ne les a pas eues ?), il est, dis-je, tel homme vénérable par ses vertus, qui se trouve traité, dans les Mémoires d’outre-tombe, avec indignité et mépris. On se demande, en lisant ces passages, de quel droit un homme vivant hier, et qui n’aurait pas ainsi parlé en face, s’est cru le droit de décocher ces traits sanglants aujourd’hui, uniquement parce qu’il s’est abrité derrière la tombe ? Mais c’est à la partie politique que s’adresse surtout ce reproche, et j’ai plutôt en vue, pour le moment, la partie littéraire, celle qui s’étend jusqu’en 1814.

Les hommes de lettres, en général, n’y sont pas mieux traités que les hommes politiques ne le sont dans la seconde partie, mais au moins ceux-là sont morts, et il ne resterait qu’à examiner si la sentence est juste. Sur Bernardin de Saint-Pierre, par exemple, on lit :

Un homme dont j’admirais et dont j’admire toujours le pinceau, Bernardin de Saint-Pierre, manquait d’esprit, et malheureusement son caractère était au niveau de son esprit. Que de tableaux sont gâtés dans les Études de la nature par la borne de l’intelligence et par le défaut d’élévation d’âme de l’écrivain !

En accordant ce qu’on voudra sur le peu de caractère de Bernardin de Saint-Pierre, il est tout à fait injuste et faux de dire que cet écrivain manquait d’élévation d’âme. Ses tableaux, au contraire, attestent à chaque page cette élévation naturelle que l’écrivain retrouvait dès qu’il rentrait dans ses instincts contemplatifs et solitaires. Rousseau n’a pas été mieux traité en maint endroit qu’on pourrait citer. Dans un chapitre intitulé « Des gens de lettres en 89 », on trouve sur Ginguené et sur Chamfort des portraits piquants et qui sont tracés avec tant de saillie, que, si on ne les contredit à temps, ils ont chance de vivre et d’emporter ainsi leurs victimes à la postérité. Mais ces portraits sont faux et en partie calomnieux. Pour le prouver, il suffirait d’opposer à M. de Chateaubriand lui-même ses propres souvenirs et ses témoignages, qu’il a consignés dans le livre de l’Essai, publié en 1797. Chamfort, à cette époque, n’était déjà plus ; l’auteur de l’Essai parle de lui avec les souvenirs les plus présents et avec un accent presque affectueux :

Je l’ai souvent vu, dit-il, chez M. Ginguené, et plus d’une fois il m’a fait passer d’heureux moments, lorsqu’il consentait, avec une petite société choisie, à accepter un souper dans ma famille. Nous l’écoutions avec ce plaisir respectueux qu’on sent à entendre un homme de lettres supérieur.

Et après un portrait au physique et au moral des plus vivants :

Sa voix était flexible, ajoutait-il, ses modulations suivaient les mouvements de son âme ; mais, dans les derniers temps de mon séjour à Paris, elle avait pris de l’aspérité, et on y démêlait l’accent agité et impérieux des factions. Je me suis toujours étonné qu’un homme qui avait tant de connaissance des hommes, eût pu épouser si chaudement une cause quelconque.

Ce dernier aveu, pour nous, est précieux, et nous retrouvons perpétuellement dans les Mémoires cette même indifférence qui était sincère dans l’Essai, mais qui, dans les Mémoires, est plutôt de la prétention à l’indifférence : « En dernier résultat, tout m’étant égal, je n’insistais pas, dit-il quelque part. En politique, la chaleur de mes opinions n’a jamais excédé la longueur de mon discours ou de ma brochure. » Mais alors, si tout vous est indifférent, pourquoi épouser si chaudement une cause quelconque ? Nous touchons là à ces contradictions dont j’ai parlé, et qui sont pour beaucoup dans l’effet discordant des Mémoires.

Je reviens aux divers jugements littéraires qu’on y rencontre. Si M. de Chateaubriand ne traite pas mieux ses parents poétiques, Jean-Jacques et Bernardin de Saint-Pierre, il n’a guère plus d’indulgence pour sa propre postérité, pour ses propres enfants en littérature. Il faut voir comme il se moque de ces jeunes novateurs auxquels il a communiqué, dit-il, la maladie dont il était atteint. « Épouvanté, j’ai beau crier à mes enfants : N’oubliez pas le français ! » Et voilà qu’il tourne ces malheureux enfants en caricature. Il n’a pas assez de raillerie pour la race des Renés qui sont sortis de lui ; il est allé jusqu’à écrire : « Si René n’existait pas, je ne l’écrirais plus ; s’il m’était possible de le détruire, je le détruirais. Une famille de Renés poètes et de Renés prosateurs a pullulé ; on n’a plus entendu que des phrases lamentables et décousues… » Évidemment René ne voulait pas avoir d’enfants, et, s’il avait pu, il aurait voulu (en littérature) ne pas avoir de père.

Au sujet de Byron, au sujet de Mme de Staël, M. de Chateaubriand introduit dans ses Mémoires de singulières contestations et qui sont affectées de perpétuels oublis. Il reproche à Byron de l’avoir imité sans le nommer et sans lui en faire honneur ; il ajoute que, dans sa propre jeunesse, le Werther de Goethe, les Rêveries de Rousseau ont pu s’apparenter avec ses idées : « Mais moi, dit-il, je n’ai rien caché, rien dissimulé du plaisir que me causaient des ouvrages où je me délectais. » Il oublie ici ce qu’il a fait lui-même ; car, loin d’avouer ces génies parents du sien, il les a reniés au contraire tant qu’il a pu, et, dans la Défense qu’il fit autrefois du Génie du christianisme et de René, il écrivait :

C’est J.-J. Rousseau qui introduisit le premier parmi nous ces rêveries si désastreuses et si coupables… Le roman de Werther a développé depuis ce germe de poison. L’auteur du Génie du christianisme, obligé de faire entrer dans le cadre de son apologie quelques tableaux pour l’imagination, a voulu dénoncer cette espèce de vice nouveau, et peindre les funestes conséquences de l’amour outré de la solitude.

C’est de cette façon singulière qu’il rendait hommage à ses parents et devanciers ; mais, pour avoir le droit de se plaindre de lord Byron, il l’a oublié parfaitement.

Ces oublis sont perpétuels dans les Mémoires, et ils tournent toujours au profit de l’amour-propre de l’auteur. Mais, à l’égard de Mme de Staël, l’oubli est poussé à un degré plus incroyable et qui passe tout. Il faut se rappeler que Mme de Staël avait publié, en 1800, un ouvrage sur La Littérature considérée dans ses rapports avec la société. Dans ce livre elle ne nommait pas M. de Chateaubriand, par la raison très simple que M. de  Chateaubriand était alors parfaitement inconnu et qu’il n’avait rien publié en France à cette date, Atala ne devant paraître qu’en 1801, et le Génie du christianisme en 1802. Or, M. de Chateaubriand, encore inconnu, fit son entrée dans la littérature en insérant au Mercure un article sous forme de lettre, par lequel il attaquait précisément Mme de Staël et son livre. Eh bien ! l’auteur des Mémoires d’outre-tombe a si bien oublié cela, que, dans ce chapitre où il reproche à Byron de ne l’avoir jamais nommé, il ajoute :

Point d’intelligence, si favorisée qu’elle soit, qui n’ait ses susceptibilités, ses défiances : on veut garder le sceptre, on craint de le partager, on s’irrite des comparaisons. Ainsi un autre talent supérieur a évité mon nom dans un ouvrage sur la littérature. Grâce à Dieu, m’estimant à ma juste valeur, je n’ai jamais prétendu à l’empire…

Ce talent supérieur, c’est Mme de Staël qui se trouve traduite ici comme coupable (le croirait-on ?) de n’avoir pas nommé M. de Chateaubriand dans ce livre publié avant que M. de Chateaubriand fût connu, dans ce livre que M. de Chateaubriand a commencé lui-même par attaquer afin de se faire connaître. On n’en revient pas, et c’est à ne pas croire à de pareilles absences. Les remarques que je fais là sur le chapitre purement littéraire, on les appliquerait également à toutes les parties du livre. Partout se révèle et perce un amour-propre presque puéril, qui en toutes choses se préfère naïvement aux autres, qui se donne le beau rôle en le leur refusant, qui se pose en victime et tranche du généreux. Cette lèpre de vanité traverse en tous sens ces Mémoires, et vient gâter et compromettre les parties élevées et nobles du talent. Nous autres littérateurs, en entendant d’abord ces lectures, séduits par les beaux morceaux, nous n’avions pas été assez sensibles à ce défaut capital ; mais le public, moins attentif à la main-d’œuvre et aux détails, il ne s’y est pas trompé, et il n’a pas agréé l’homme à travers l’écrivain. Plus l’un lui avait été donné comme grand, plus il a trouvé l’autre petit.

L’inconvénient capital de ces Mémoires est qu’on ne sait pas nettement à qui l’on a affaire en les lisant. Est-ce un homme de bonne foi, revenu de tout, un acteur retiré de la scène, qui cause et de lui et des autres, qui dit le bien et le mal, et nous découvre le secret de la comédie ? Est-ce un acteur encore en scène, qui continue avec hauteur et dignité un rôle de théâtre ? Il y a de l’un et il y a de l’autre. Le masque est en partie tombé ; mais l’auteur, à chaque moment, le reprend et se le rajuste sur le visage, et, tout en le reprenant, il s’en moque et veut faire comme s’il ne le mettait pas. À travers cette contradiction de mouvements, il se dessine lui-même et se trahit dans sa nature secrète, mais il se fait connaître par le côté où il s’y attendait le moins, et on ne lui en sait pas gré.

Et par exemple, est-ce un homme revenu des préjuges de noblesse et de sang qui nous parle ? Est-ce un gentilhomme sincèrement converti à l’égalité démocratique des mœurs modernes ? Mais il commence par nous déployer en plusieurs pages, au moment de sa naissance, ses parchemins et titres d’antique noblesse ; il est vrai qu’après cet exposé généalogique il ajoute : « À la vue de mes parchemins, il ne tiendrait qu’à moi, si j’héritais de l’infatuation de mon père et de mon frère, de me croire cadet des ducs de Bretagne… » Mais, en ce moment, que faites-vous donc, sinon de cumuler un reste de cette infatuation (comme vous dites) avec la prétention d’en être guéri ? C’est là une prétention double, et au moins l’infatuation dont vous taxez votre père et votre frère était plus simple.

Est-ce un émigré complètement guéri des préjugés de l’émigration à qui nous avons affaire, et qui, en nous parlant de sa campagne de 92 pour les princes, la juge philosophiquement ? On serait tenté un moment de le croire, et même M. de Chateaubriand va, selon moi, trop loin quand il dit : « Nous étions bien stupides sans doute, mais du moins nous avions notre rapière au vent… » Cependant je tourne la page, et je vois qu’il semble prendre fait et cause pour l’émigration : « On crie maintenant contre les émigrés, dit-il ; à l’époque dont je parle, on s’en tenait aux vieux exemples, et l’honneur comptait autant que la patrie. » Encore un coup, avons-nous affaire à l’émigré convaincu et resté croyant à son droit, ou à l’émigré qui s’appelle lui-même stupide, et qui a l’air de se moquer de tout ce qu’il a enduré alors pour la plus grande gloire de la monarchie ? Entre ces deux inspirations, pour nous intéresser vraiment, il faudrait choisir.

Je dirai la même chose du royaliste en général, chez M. de Chateaubriand. Est-ce l’homme resté fidèle à ses affections du passé, qui nous parle en maint endroit de ces Mémoires, ou l’homme qui ne tient à son parti que par point d’honneur, et tout en trouvant bête (c’est son mot) l’objet de sa fidélité, et en le lui disant bien haut ? La contradiction de même est là, et elle se fait sentir dans l’impression générale.

Et le chrétien ! où est-il, et sommes-nous bien sûrs de l’avoir rencontré en M. de Chateaubriand, et de le tenir ? Il est vrai qu’il répète sans cesse : « Comme je ne crois à rien, excepté en religion… » Mais cette espèce de parenthèse, qui revient à tout propos et hors de propos, est trop facile à retrancher, et, si on la retranche, que découvre-t-on ? « Religion à part, dit M. de Chateaubriand (en un endroit où il parle de l’ivresse et de la folie), le bonheur est de s’ignorer et d’arriver à la mort sans avoir senti la vie. » Le plus souvent en effet, si l’on retranche cette parenthèse de religion qui est là comme pour la forme, on retrouve en M. de Chateaubriand tantôt une imagination sombre et sinistre comme celle d’Hamlet, et qui porte le doute, la désolation autour d’elle, tantôt une imagination épicurienne et toute grecque, qui se complaît aux plus voluptueux tableaux, et qui ira, en vieillissant, jusqu’à mêler les images de Taglioni avec les austérités de Rancé.

À un endroit, parlant de la mort de La Harpe qui, malgré ses défauts bien connus, se convertit avant l’heure suprême, il lui est échappé de dire : « Il n’a pas manqué sa fin, je le vis mourir chrétien courageux. » C’est ainsi qu’il aurait dit de l’auteur dramatique : « Il n’a pas manqué son cinquième acte. » De tels mots, lâchés par mégarde, donnent fort à penser. Il y a de ces mots déterminants, dit Pascal, et qui font juger de l’esprit d’un homme.

Un jour, se souvenant que son poème des Martyrs avait été critiqué au point de vue de l’orthodoxie, il lui est échappé, dans un accès d’amour-propre, de dire des chrétiens ce qu’il a dit si souvent des rois : « Et ne voilà-t-il pas que les chrétiens de France, à qui j’avais rendu de si grands services en relevant leurs autels, s’avisèrent bêtement de se scandaliser !… » Cela se lit dans les Mémoires, et l’on se demande où un tel accès d’irritation, s’il se prolongeait, pourrait conduire. La seule chose que je veuille ici conclure, c’est que ces contradictions de sentiments déplaisent et déroutent. On avait bien essayé, dans le temps, d’y saisir, à défaut d’autre lien, je ne sais quelle unité poétique que nous appelions l’unité d’artiste, et qui embrassait en elle toutes les contradictions, qui les rassemblait comme en un superbe faisceau. Mais le public n’a pas donné dans ces vues artificielles. Ce qui reste évident pour lui, c’est qu’on ne sent nulle part l’unité de l’homme ni le vrai d’une nature ; et, à la longue, ce désaccord devient insupportable dans une lecture de mémoires.

Le poète Gray a dit des mémoires en général « que, si l’on voulait se contenter d’écrire exactement ce qu’on a vu, sans apprêt, sans ornement, sans chercher à briller, on aurait plus de lecteurs que les meilleurs auteurs ». Écrire de cette sorte ce qu’on a vu et ce qu’on a senti, ce serait, en effet, laisser un de ces livres simples et rares comme on en compte à peine quelques-uns. Mais il faudrait, pour cela, se dépouiller de toute affectation personnelle, de toute prétention, et n’avoir point en partage une de ces imaginations impérieuses, toutes-puissantes, qui, bon gré mal gré, se substituent, dans bien des cas, à la sensibilité, au jugement, et même à la mémoire. Or, une telle imagination est précisément le don et la gloire de M. de Chateaubriand ; il est curieux de voir combien, à ce miroir brillant, il s’est inexactement souvenu de ses propres impressions antérieures, et comme il leur a substitué, sans trop le vouloir, des impressions de fraîche date et toutes récentes. Ceux qui ont eu entre les mains des lettres de lui, datées de ces temps anciens, et dans lesquelles il racontait ce qu’il sentait alors, ont pu comparer ce qu’il y disait avec ce qu’il a dit depuis dans ses Mémoires : rien ne se ressemble moins. Je n’en indiquerai qu’un tout petit exemple. En 1802, étant allé pour affaire à Avignon, il fit une excursion jusqu’à Vaucluse, et dans une lettre à Fontanes, datée du 6 novembre 1802, il disait : « J’arrive de Vaucluse ; je vous dirai ce que c’est. Cela vaut sa réputation. Quant à Laure la bégueule et Pétrarque le bel esprit, ils m’ont gâté la fontaine. J’ai pensé me casser le cou en voulant grimper sur une montagne… » Maintenant lisez dans les Mémoires le passage où il raconte ce pèlerinage à la fontaine : Pétrarque et Laure en ont tous les honneurs ; ce ne sont que citations de Pétrarque et hymnes à l’amant de Laure : « On entendait dans le lointain les sons du luth de Pétrarque ; une canzone solitaire, échappée de la tombe, continuait à charmer Vaucluse d’une immortelle mélancolie… » Le crime n’est pas bien grand, mais c’est ainsi que la littérature se met en lieu et place de la vérité première. Ce qu’il a fait là littérairement, il l’a dû faire presque partout pour ces époques anciennes ; il a substitué plus ou moins les sentiments qu’il se donnait dans le moment où il écrivait, à ceux qu’il avait réellement au moment qu’il raconte.

Il l’a fait un peu, je le crois, pour les parties romanesques, il l’a fait évidemment pour les parties historiques. Ainsi, dans sa vue rétrospective de la première Révolution et dans les portraits qu’il trace des hommes de 89, il parle non d’après ce qu’il a vu et senti alors, mais d’après ses sentiments au moment de la rédaction.

Et ce ne sont pas seulement les jugements et les sentiments qu’il modifie. Au lieu de retrouver, s’il se peut, et d’exposer simplement ses sensations et impressions d’autrefois, au lieu de les redresser même s’il le juge convenable, il y mêle tout ce qu’il a pu ramasser depuis, et cela fait un cliquetis d’érudition, de rapprochements historiques, de souvenirs personnels et de plaisanteries affectées, dont l’effet est trop souvent étrange quand il n’est pas faux.

Sans pouvoir se démontrer ce plus ou moins de mélange, on le sent pourtant bien un peu en le lisant, on en a une impression confuse ; et de même qu’en présence d’un portrait ressemblant dont on n’a jamais vu l’original, on s’écrie : Que c’est vrai ! on est tenté ici, même en admirant les traits de talent, de s’écrier : « Mais cela n’est pas possible ainsi ! » Un très bon juge me disait à ce sujet, et je ne puis mieux faire que de rapporter ses paroles : « Quant au fond, M. de Chateaubriand se rappelle sans doute les faits, mais il semble avoir oublié quelque peu les impressions, ou du moins il les change, il y ajoute après coup ; il surcharge. Ce sont les gestes d’un jeune homme et les retours d’imagination d’un vieillard, ou, s’il n’était pas vieillard alors qu’il écrivait, d’un homme politique entre deux âges, qui revient à sa jeunesse dans les intervalles de son jeu, de sorte qu’il y a bigarrure, et que par moments l’effet qu’on reçoit est double : c’est vrai et c’est faux à la fois. » On en pourrait dire autant de la plupart des mémoires nés avant terme et composés en vue d’un effet présent.

Ne me fiant pas entièrement à ma propre impression sur ces Mémoires d’outre-tombe, j’ai voulu ainsi m’éclairer en consultant l’impression des autres, et j’ai recueilli un certain nombre de ces jugements, qui sont divers, mais dont aucun ne se contredit. La vraie critique à Paris se fait en causant : c’est en allant au scrutin de toutes les opinions, et en dépouillant ce scrutin avec intelligence, que le critique composerait son résultat le plus complet et le plus juste. Voici encore un jugement qui n’est pas de moi, mais que je dérobe à l’un des maîtres d’aujourd’hui :

Je lis les Mémoires d’outre-tombe, et je m’impatiente de tant de grandes poses et de draperies. C’est un ouvrage sans moralité. Je ne veux pas dire par là qu’il soit immoral, mais je n’y trouve pas cette bonne grosse moralité qu’on aime à lire même au bout d’une fable ou d’un conte de fées. Jusqu’à présent cela ne prouve rien et ne veut rien prouver. L’âme y manque, et moi qui ai tant aimé l’auteur, je me désole de ne pouvoir aimer l’homme. Je ne le connais pas, je ne le devine pas en le lisant, et pourtant il ne se fait pas faute de s’exhiber ; mais c’est toujours sous un costume qui n’est point fait pour lui. Quand il est modeste, c’est de manière à vous faire croire qu’il est orgueilleux, et ainsi de tout. On ne sait pas s’il a jamais aimé quelque chose ou quelqu’un, tant son âme se fait vide avec affectation ! Cette préoccupation de montrer le contraste de sa misère et de son opulence, de son obscurité et de sa célébrité, me paraît d’une profondeur puérile, presque bête ; le mot est la clé. Je lui pardonne d’être injuste, furieux, absurde en parlant de la Révolution, qu’il ne devait pas comprendre dans son ensemble, et dont le détail même n’était pas sous ses yeux. Je lui pardonne d’autant plus que, quand il épanche sa bile, au moins je retrouve sa physionomie de gentilhomme breton, et je sens en lui quelque chose de vivant ; mais, le reste du temps, c’est un fantôme ; et un fantôme en dix volumes, j’ai peur que ce ne soit un peu long. Et pourtant, malgré l’affectation générale du style, qui répond à celle du caractère, malgré une recherche de fausse simplicité, malgré l’abus du néologisme, malgré tout ce qui me déplaît dans cette œuvre, je retrouve à chaque instant des beautés de forme grandes, simples, fraîches, de certaines pages qui sont du plus grand maître de ce siècle, et qu’aucun de nous, freluquets formés à son école, ne pourrions jamais écrire en faisant de notre mieux.

Notez, encore une fois, que l’écrivain dont on vient de lire le jugement est un des plus puissants en talent et des plus célèbres de nos jours23. Par la nature de défauts qu’il démêle si bien dans les Mémoires et par les beautés de premier ordre qu’il y relève aussi, il me paraît résumer toute la vérité sur l’ensemble.

C’est surtout en lisant la première partie, si pleine d’intérêt, ces scènes d’intérieur, d’enfance et de première jeunesse, où les impressions, idéalisées sans doute, ne sont pas sophistiquées encore et sont restées sincères, c’est à ce début qu’on sent combien un récit plus simple, plus suivi, moins saccadé, portant avec soi les passages naturellement élevés et touchants, serait d’un grand charme. Mais bientôt une des deux choses vient barrer le plaisir : ou une imagination bizarre et sans goût, ou une énorme et puérile vanité. La vanité d’abord et surtout, inimaginable à ce degré dans un aussi noble esprit, une vanité d’enfant ou de sauvage ; une personnalité qui se pique d’être désabusée et qui se fait centre de toute chose, que l’univers englouti n’assouvirait pas, que tout gêne, que Bonaparte surtout importune ; qui se compare, chemin faisant, atout ce qu’elle rencontre de grand pour s’y mesurer et s’y égaler ; qui se pose à tout moment cette question, qu’il faudrait laisser agiter aux autres : « Mes écrits de moins dans le siècle, qu’aurait-il été sans moi ? » qui se pose aussi cette autre question plus coquette et dont la fatuité fait sourire : « Quelque belle femme avait-elle deviné l’invisible présence de René ? » qui se croit privilégiée en douleur, en malheur ; qui a des étonnements, des attendrissements sur elle-même, sur ses propres fortunes ; qui, à chaque chance humaine qui lui arrive, se dit : « Cela n’arrive qu’à moi ! » qui, dans ses dépits enfin, trouvera des jactances, des vanteries burlesques, tout à côté de paroles divines ! à un endroit, par exemple, où il vient de parler admirablement de la Grèce et de Fénelon, il dira : « Si Napoléon en avait fini avec les rois, il n’en avait pas fini avec moi. » Tout au sortir d’un mot digne de Sophocle, on a tiré phrase à la Cyrano.

L’imagination aussi vient trop fréquemment chez lui gâter le plaisir, celui même qu’elle nous a fait ; une imagination imprévue, bizarre, exorbitante, grandiose certes et enchanteresse souvent, retrouvant à souhait jeunesse et fraîcheur, mais inégale, saccadée, pleine de brusqueries et de cahotements : le vent tout à coup saute, et l’on est à l’autre bout de l’horizon. On a peine, dans bien des cas, à saisir le fil très léger qui unit l’idée présente à la réminiscence, au souvenir que l’auteur évoque. Il cherche un effet, et il le produit bien des fois, comme aussi il le manque. Une plaisanterie singulière circule dans une grande partie de ces Mémoires et s’y accorde toute licence, une sorte de plaisanterie forte d’accent et haute en saveur, mais sans agrément et sans légèreté. La gaieté, chez M. de Chateaubriand, n’a rien de naturel et de doux ; c’est une sorte d’humeur ou de fantaisie qui se joue sur un fond triste, et le rire crie souvent. L’auteur n’est pas tout bonnement gai, ou du moins il l’est à la manière celtique plus qu’à la française, et sa gaieté, telle qu’il l’exprime, a bientôt l’air forcé et tiré. Elle ne se refuse aucune image rebutante et semble plutôt s’y exciter ; les images de charnier même ne lui déplaisent pas ; c’est par moments la gaieté du fossoyeur, comme dans la scène d’Hamlet.

Il ne serait pas difficile, si l’on avait l’espace, de justifier ces remarques générales par un grand nombre d’exemples ; et tout à côté, pour rester dans le vrai, on citerait de ces paroles qui semblent couler d’une lèvre d’or, et qui rappellent l’antique beauté avec le sentiment moderne, c’est-à-dire le genre de beauté propre à M. de Chateaubriand, celle où il est véritablement créateur. Une seule de ces paroles me revient en ce moment ; c’est quand, revoyant Venise en 1833, il va promener sa rêverie au Lido, et qu’il y retrouve la mer, cette patrie qui voyage avec nous : « J’adressai, dit-il, des paroles d’amour aux vagues, mes fidèles compagnes. Je plongeai mes mains dans la mer ; je portai à ma bouche son eau sacrée sans en sentir l’amertume. » Oh ! poète, que nous voudrions pouvoir faire ainsi avec les ondes que vous nous versez ! Mais, pour cela, il vous faudrait être un de ces poètes qui sont larges, simples et profonds comme la nature.

M. de Chateaubriand est seulement le premier écrivain d’imagination qui ouvre le xixe  siècle ; à ce titre, il reste jusqu’ici le plus original de tous ceux qui ont suivi, et, je le crois, le plus grand. C’est de lui que viennent comme de leur source les beautés et les défauts que nous retrouvons partout autour de nous, et chez ceux même que nous admirons le plus : il a ouvert la double porte par où sont entrés en foule les bons et les mauvais songes. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ces Mémoires, en les abordant dans le détail et en les prenant dans leurs diverses parties. J’aurais aimé à parler de l’épisode de Charlotte et du Chateaubriand romanesque : le Chateaubriand politique demanderait aussi une étude à part. Dès aujourd’hui une conclusion me paraît incontestable : entre les divers portraits ou statues qu’il a essayé de donner de lui, M. de Chateaubriand n’a réussi qu’à produire une seule œuvre parfaite, un idéal de lui-même où les qualités avec les défauts nous apparaissent arrêtés à temps et fixés dans une attitude immortelle, — c’est René.