(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre premier. La critique et la vie littéraire » pp. 1-18
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(1897) Le monde où l’on imprime « Chapitre premier. La critique et la vie littéraire » pp. 1-18

Chapitre premier.
La critique et la vie littéraire

Ce n’est plus ce qu’on
Appelle une vie.
Verlaine.

I

Les confidences des gens de lettres sont bien les plus insupportables des commérages, et il n’est pas trop de tout l’esprit, toute la fronde d’Émile Bergerat pour raconter ses petits ennuis sans ennuyer beaucoup. On voudrait pourtant insinuer au lecteur complaisant quelques réflexions, qui sont un peu des doléances, et qu’on intitulerait assez bien « Des malentendus de la critique » ou « Petits déboires professionnels ».

La tâche bibliographique — depuis cinq ou six ans que je la remplis toujours avec plaisir, malgré les heures de nonchalance — m’a valu quelques amitiés devenues estimes, que je n’avais point cherchées ; mais aussi m’a-t-elle coûté des sympathies qui ne m’étaient pas sans prix. Bien qu’il y ait un peu plus de dix-neuf siècles qu’on observe le caractère « irritable des poètes », j’ai la naïveté de m’en étonner et l’humilité de m’en plaindre. Passe pour les poètes ! Mais les romanciers, les polygraphes, variés, ceux qui sont rédacteurs à une librairie, comme d’autres le sont à un ministère, combien sensible est leur épiderme littéraire Au vrai, il y a malentendu ; la plupart des écrivains contemporains se font de la critique un concept étrangement faussé.

Qu’est-ce qu’un chroniqueur de littérature ?

C’est d’abord un monsieur qui lit les livres. La légende de Jules Janin se gardant d’aller au spectacle, crainte d’apporter à son feuilleton des « opinions préconçues », est d’une médiocre drôlerie. Il est élémentaire de regarder avant de parler. Je ne recule pas devant ce devoir, et j’ai lu souvent cinq cents pages pour n’en écrire que dix lignes. Sans doute, on ne saurait tout lire, et c’est inutile. Soit un volume de vers, paru hier. Le hasard l’ouvre à la page 70 :

Le matin toujours recommence
Et les soirs cadencent leur cours,
Les battements du cœur immense
Nous rythment des nuits et des jours !

Superflu, n’est-ce pas, d’aller plus loin, de nommer et de contrister. — On s’abstient aussi sans inconvénient d’inspecter les produits de MM. Georges Ohnet, Maël, Gréville, de Montépin, sur qui il est trop facile de dauber, et de dauber à faux, car il sied que votre concierge soit amusée, et Villiers de l’Isle-Adam n’y parviendrait guère. Comme dit le Laboratoire municipal, cela est « mauvais, mais pas nuisible ».

Avant tout, faut-il donc lire. Il faut encore aimer lire et savoir lire, c’est-à-dire recevoir de ses lectures des impressions vives et des impressions claires. Y a-t-il une vanité démesurée à se croire doué de telles facultés ? Elles n’ont rien d’exorbitant. Pour ma part (puisque je me suis mis en cause), j’aime les livres, je vis entre eux, c’est mon métier, parce que c’est mon agrément. Nulle musique, nul marbre, nulle peinture, pas même le prélude de Tristan ou le Bellum de Puvis, ne m’ont transporté de joies comparables à mes bonheurs littéraires. Les matins ou les nuits que j’ai goûté pour la première fois aux Dialogues philosophiques, à la Cousine Bette, à la Chartreuse, à Bouvard et Pécuchet, à En ménage, à Une belle journée, à Sous l’œil des barbares, à L’Écornifleur me demeurent d’émotion inoubliable au point que je pourrais dire maintenant s’il pleuvait ces jours-là ou quel temps il faisait. Il y a des cerveaux livresques. Les autres arts, je dois m’exciter, me contraindre à l’assiduité pour en être touché vivement. Même alors, ils me demeurent obscurs. L’écriture me donne un plaisir clair, un plaisir que je ne puis analyser, et qui se décuple à cette analyse.

Le goût, bien ou mal satisfait, de lire, conduit presque déjà à un principe de critique il est un critérium excellent dont ne songent point à se départir d’honnêtes judiciaires envisageant la lecture comme une distraction (et c’est dénommer avec maestria ce que d’éminents philosophes peinent à dire un jeu absorbant et désintéressant), les clientes de la « Lecture Universelle », un sou par jour et par volume, estiment les romans que la buraliste leur « conseille » en proportion inverse du temps qu’elles ont dépensé à les lire ; et leur exaltation pour tel Prévost ou Duruy se confond, à la réflexion, avec une reconnaissance pécuniaire pour ces maîtres qui se laissent dévorer si vite. Au sou près, nous partageons assez ces sentiments.

« Le livre qu’on peut lire vite est bon », formule bourgeoise, est une formule pratiquée par tous, à peu près. Est-ce à dire que le mérite d’un livre sera cette variété de péripéties ou ce jeu d’épices qui entraînent et chatouillent telle petite Bovary ? Certes, il ne faut pas s’attarder, mais le dire. Cela est sans rapport avec le mérité du livre, mais indique seulement une adaptation de l’ouvrage au lecteur. Soit L’Homme libre et Les Millions honteux. Pour vous, le livret de Barrès se savoure dans une soirée, le volume de Malot, il vous faut ahaner pour en venir à bout. Chez madame votre belle-mère, la proportion serait renversée. Qu’est-ce à dire ? Que l’un est mieux ce qui vous amuse, l’autre mieux ce qui l’amuse. Seulement pour un esprit cultivé et critique, l’amusement coïncide avec l’estime. C’est en ce sens qu’un homme de goût déclarait qu’aux soirs de gaîté, quand l’envie le prenait d’entendre de l’esprit, au lieu, comme vous et moi, d’aller au Palais-Royal ou d’acheter Le Tintamarre, c’est dans sa bibliothèque qu’il montait, lire les métaphysiciens allemands. Et, à m’analyser moi-même, je reconnais que, sauf les rares satisfactions de malignité à découvrir des défaillances chez un camarade de lettres, agrément de mes lectures a toujours coïncidé avec la reconnaissance de leur valeur. C’est celle-ci qui me donne celui-là. Dire qu’un livre m’a paru bon, dire qu’il m’a amusé et s’est laissé lire en trois heures, c’est dans l’ordre du jugement ou du fait, dire une même chose.

Où lisais-je donc que, faute de base scientifique pour ériger un système de critique absolue, il fallait s’en remettre à la divination des écrivains de valeur, qui se prouvaient tels par les vers ou la prose, et sur ce garant accepter avec plaisir, avec recueillement un peu, les opinions qu’ils émettent et comme une sténographie de leurs conversations ? Théorie séduisante, flatteuse pour le critique, pour le critique surtout improvisateur et autoritaire, mais théorie discutable et superficielle. Il n’est pas exact que la valeur du prosateur ou du poète, en tant que créateur de fictions, fixe sa valeur de critique. Au plus fixe-t-elle sa valeur d’écrivain, de chroniqueur. Si M. Léon Bloy fait un article sur Bourget, l’article pourra être verveux enlevant, d’une haine spirituelle, d’une écriture savoureuse, il ne sera pas de bonne critique. Je dirais trop facilement pourquoi.

Le plaisir et la rapidité de lecture, qui sont tout pour le lecteur, pour le critique ne sont qu’un signe. Signe que le livre est bon ; il lui reste à diagnostiquer avec précision sa vertu. C’est, dis-je, un signe, car celui qui saurait pouvoir s’intéresser à une lecture qu’il jugerait médiocre ferait bien de renoncer à toute critique son goût est mauvais, ou son jugement faux, et sa critique vide. Ce qui fait la vie d’une critique, c’est qu’on sent que l’explication rationnelle, analytique, vient au secours de l’intuition, la traduit, l’amplifie, la justifie. Sentir vif et juste, désirer s’expliquer et expliquer son sentiment, sont également nécessaires.

II

On accorde que vouloir, aimer et savoir lire sont habitudes indispensables au critique. On concède moins unanimement la nécessité de cette autre inclination le goût du jugement. Une querelle s’éleva, voici quelques années, entre deux critiques notoires l’un tenait pour la méthode dogmatique, l’autre pour l’impressionniste. Certes, le premier, n’ayant de sa vie rien senti, ne pouvait juger qu’à faux et ne s’en privait pas. Mais l’autre avait tort aussi bien, et ses propres articles le condamnaient : sans doute la vie littéraire n’était pour lui qu’un prétexte à causeries d’histoire et mœurs, mais tout de même lui advenait-il de parler des livres et, bon gré mal gré, de les juger, soit de leur assigner non leur valeur absolue (ce qui n’a pas de sens), mais celle qu’ils prenaient à ses yeux. Et s’il se dérobait, s’il se contentait d’appeler « aimable » un ouvrage insignifiant, il jugeait encore, quoique de travers.

Certes, l’impressionniste a raison quand il dit : « Ce qu’il y a de plus certain, c’est mon sentiment ; il a tort quand il ajoute : « Qu’un autre juge, s’il est judicieux. » Car c’est celui qui ressent le plus profondément dont le jugement excite ou émeut. L’impression, c’est le fond de la critique, on la fait vibrer à chaque mot, mais on ne saurait la dire, car on ne dit pas une sensation, on la transpose. Inutile de rappeler le ridicule de la critique à interjections. Le critique impressionniste intransigeant en est réduit à entourer cinq lignes délayant péniblement son sentiment, de commentaires ésotériques, souvenirs de jeunesse, évocations de lectures analogues, citations, congratulations ou injures. Et en des mains expertes le procédé a son agrément. Il ne constitue pas la critique. Je reprends : L’impression agréable, d’entraînement, est pour le critique signe qu’il ait à s’occuper d’un livre. Sa besogne commence où M. France volontairement la finit. M. Brunetière se met à écrire avant que de sentir, et malgré la force de son intelligence, il est un critique pour l’histoire seulement, pour Bossuet, pour Massillon, non pour la littérature qui se vit, qui se fait, qui se sent dans son siècle. L’homme parfait que donnerait l’équilibre du sentiment et de l’intelligence, de la raison approuvant l’instinct1 !

J’ai bataillé souvent moi-même sur ce sujet avec un ami chroniqueur d’art : il est circonspect avec son plaisir comme ces enfants peureux de casser leurs joujoux en en cherchant les rouages : mais il suffit de notions de mécanique pour les démonter sans danger. Il tient pour superfétative toute forme de jugement : « À quoi bon, dit-il, étiqueter, classer ? » À quoi bon Mais à quoi bon écrire, à quoi bon parler ? — Et puis l’habitude de juger glace l’impression. — Quelle erreur ! Elle n’est jamais si vive que lorsqu’on l’a tirée au clair. Condillac vous l’explique le jugement n’est qu’un rapprochement lumineux de sensations. On ajoute : « Que m’importent les logiques ? Ceci me plaît, cela m’est joli. Voulez-vous que je vous dise pourquoi en latin ? » — En latin ou en français, pourvu que vous me le disiez. Il est à peine honnête de donner couleur de critique à des admirations ou à des mépris gratuits puisque non justifiés. Vos épithètes ne me persuadent point, vos raisons pourraient me convaincre.

J’y consens, les digressions, les rêveries que suggèrent les œuvres belles peuvent revêtir un charme infini elles ne sont que le délassement du critique, son dessert. L’essentiel lui est, en présence d’un livre, devant un écrivain, d’indiquer « l’humanité » dont celui-ci témoigne, la vision, qu’il veut donner et celle qu’il a réussi à communiquer ; de préciser la nouveauté du thème choisi, le mérite de la composition, l’originalité du style ; en un mot, de limiter, à sa jauge, la valeur de l’œuvre qu’il pèse : le critique doit aimer, pour la bien mener, cette besogne d’appréciateur, d’expert, de « gourmet », il doit avoir le goût du jugement.

Tant vaudra son jugement, tant vaudra sa critique, et toutes les qualités d’impression déjà requises assiduité, ferveur, clairvoyance se retrouvent dans le jugement, avec d’autres plus foncières. Avec celle-ci il est prudent que le critique possède par devers lui une lecture étendue et digérée. Quiconque se plaît à Fénelon ne souffrira pas les rédactions trop maladroites ou trop hâtives. L’esprit nanti de littérature évitera de complimenter Bourget pour des découvertes dues à La Rochefoucauld. Ses lectures l’auront à point dégoûté de la badauderie des intrigues : il est bon de s’être diverti jeune à Ponson du Terrail pour se blaser par la suite aux complications feuilletonnées ; non que l’aventure et le romanesque n’aient leur prix, mais à condition qu’ils soient aventure et romanesque de personnages doués de caractère, d’histoires pourvues d’humanité, — et c’est la différence de Balzac à Gaboriau.

La sincérité en critique est la vertu la plus rare. On se croit de bonne foi quand on dit ce qu’on pense, et certes il est d’honnêteté puérile de ne pas penser blanc et imprimer noir, mais ce n’est pas assez. La sincérité, c’est l’effort pour penser juste. C’est une qualité moins morale qu’intellectuelle : être assez vif amateur de jugement pour désirer serrer au plus près l’asymptotique vérité, pour réduire au minimum le coefficient personnel. Oui, des préventions demeureront : la signature nous attire ou nous met en défiance ; on peut s’entraîner assez pour que ces causes d’erreur disparaissent après une page de lecture.

Je porte à un degré extrême, et presque ridicule, ce goût du jugement exact. Non seulement je ne saurais lire sans induire, latent ou formulé, un jugement motivé, mais je ne puis, dans la conversation, soutenir ni laisser soutenir une contre-vérité en matière littéraire. Cela va jusqu’à la manie. Dans un salon, une vieille perruche « m’entreprend » sur Émile Augier (à propos de la statue de la duchesse d’Uzès, dont on parle à la cantonade). Elle vante son style, « comme c’est bien écrit, etc. — Non, madame, ce n’est pas bien écrit. » Et me voilà citant Poirier et Les Lionnes pauvres. Qu’il était plus simple de la laisser dire ! Mais c’est plus fort que moi. Je ne puis même endurer, sans souffrance, qu’une jolie bouche dise des sottises sur un écrivain que j’aime. Bien fâcheuse posture mondaine, mais habitude nécessaire d’esprit naturellement critique.

III

En vérité, j’ai épuisé mes réponses à la question d’abord posée « Qu’est-ce qu’un chroniqueur de littérature ? » Je ne lui demande ni esprit, ni poésie, ni style. De style, on n’en trouverait guère dans mes chroniques littéraires. C’est toujours une conversation avec le lecteur, au sujet de livres. Je sais que cette causerie contente des esprits de goûts analogues, mais moins enclins, moins entrainés à la pénétration critique, à l’amusant « démontage » ceux-là lisent avec moi. Je sais aussi que les auteurs sont mal satisfaits pour l’ordinaire. Disons le mot ils me considèrent comme un monsieur malveillant. Là-dessus, je veux me défendre.

J’ai reçu un jour l’accusation inverse. Un camarade de critique plutôt « rosse » me reprochait mon « indulgence souriante ». C’est que dans la préface de ses Portraits « d’aujourd’hui et de demain » il avait proclamé le droit à la haine. Je le lui avais dénié. — « Mais on ne peut pas aimer Platon, Shakespeare, un roman naturaliste et une opérette. » — Pourquoi pas ? Il suffit de s’intéresser à la qualité des esprits plus qu’à leur espèce. N’aimer que les poètes lyriques, voire que les conteurs scatologiques, est permis. Tous les goûts, même antinaturels, sont dans la nature. Seulement il ne faut pas écrire de critique quand on n’a pas assez le sens historique pour comprendre la nécessité, donc la légitimité de toutes les éclosions littéraires. Il y a une beauté dans L’Assommoir et dans La Belle Hélène aussi bien que dans le Phédon et dans Cymbeline. La haine n’est jamais permise au critique : elle en fait aussitôt un pamphlétaire, l’égard de qui tous les ressentiments sont permis. Une petite feuille si drôle, Le Pal, arborait cette rubrique : « Causeries sur quelques charognes. » La seconde ligne portait : « Hugo, About, Vallès. » II ne faut point s’étonner si par cette méthode on s’attire quelques hostilités.

Pour moi, je ne l’ai jamais comprise, ni pratiquée. J’ai toujours séparé sans peine — je n’aurais pu agir d’autre sorte — mes sympathies personnelles et mes jugements littéraires. Le premier article que j’ai consacré en entier à un écrivain était pour un confrère, de réel talent, mais dont le caractère m’était si opposé que, par la suite, nous nous brouillâmes tout à fait. Dans le millier de pages, que feraient bout à bout mes chroniques, il n’y a pas dix lignes personnellement hostiles. Quand j’ai, comme dit Sarcey, débuté dans la critique, c’est de théâtre que je me suis occupé d’abord. Le feuilleton de la Revue d’art dramatique m’avait été confié quelques mois. J’eus là, tout jeune, comme collaborateurs assidus, deux hommes de grand savoir et de tempérament opposé, Édouard Thierry et F. Lefranc. Le père Thierry me conseillait l’indulgence systématique, non par habileté, mais par équité. « Vous serez tout de même complaisant pour vos amis : la justice veut donc que vous le soyez pour tous. » Il suffit, pensai-je, d’être juste même pour les compagnons. Ainsi fis-je. Lefranc me poussait dans cette voie : Une critique trop indulgente, disait-il, encourage la médiocrité aux dépens du vrai talent. C’est, sans doute, le rôle du critique de louer les auteurs, mais c’est son rôle aussi de les faire penser aux qualités qu’ils n’ont pas. On est sévère pour un écrivain parce qu’on attend beaucoup de son talent ; si on le discute, apparemment, c’est qu’il en vaut la peine. Siraudin nous a fait rire, qui jamais a discuté Siraudîn ?…

Il y a la critique d’enthousiasme, la « critique des beautés ». Elle vaut pour réparer une injustice, pour mettre en lumière un mérite jeune ou méconnu. Si je décrivais qu’exceptionnellement sur les livres, j’attendrais les chefs-d’œuvre pour les louanger au passage. Une critique régulière ne peut être régulièrement aimable. Pourquoi le serait-t-elle ? Pourquoi parler avec tant de gant d’une littérature de si peu de manchettes ? Quand les auteurs improvisent et n’attachent qu’un prix temporaire à leurs œuvres, les critiques ont-ils donc à se gêner si fort ? On objecte : « S’il faut pécher, mieux vaut encore pécher par indulgence que par sévérité. » On ne se repent guère de l’indulgence le critique peut se tromper, et certains jugements sont durs à assumer. Beaumarchais venait de faire jouer Eugénie ; c’était un début assez malheureux. Collé écrivit : « M. de Beaumarchais a prouvé, à n’en point douter, par son drame, qu’il n’a ni génie, ni talent, ni esprit. » Voilà un pronostic fâcheux ; il n’en faudrait guère de semblables pour infirmer à jamais l’autorité d’un critique. Mais, outre que le risque est de nos jours assez rare, les couronnes tressées à des médiocres ne sont pas moins ridicules auprès un siècle.

Un, qui sait mon culte pour le génie de Diderot, me montre un passage de Salons : « Je suis plus affecté des charmes de la vertu que de la difformité du vice : je me détourne doucement et je vole au-devant des bons. S’il y a, dans un ouvrage, dans un caractère, dans un tableau, dans une statue, un bel endroit, c’est là que mes yeux s’arrêtent ; je ne vois que cela ; le reste est presque oublié. » Qu’est-ce à dire ? Que la sévérité n’est, en aucune façon, le dénigrement ; et que, s’il convient de faire bonne guerre aux défauts, il n’est que juste de reconnaître et de signaler les qualités. Rien de plus. Croyez-vous que Diderot fut un bénisseur, un Lapommeraye ? Voici comme il jugeait Bellangé : « On prétend qu’il y a quelque chose. Mais la couleur est-elle fraîche, séduisante ? Non. Le velours des fleurs y est-il ? Non. Qu’estce qu’il y a donc ? » Sur le sculpteur Flipart : « Rien qui vaille. » Sur le graveur Moette : « On ne saurait plus mauvais. »

Non, Diderot n’atténuait d’aucune périphrase sa sincérité. Et pourquoi des voiles, encore une fois ? Parce qu’on fait tort à l’auteur ? Mais c’est tout bénéfice pour les bons qu’on met seuls en valeur. On accepte les compliments, il faut agréer aussi les réserves. Veut-on que le critique juxtapose les papillons des éditeurs ?

M. Lefranc, que son indépendance désignait aussi à la vindicte des confrères, enviait la condition des journalistes politiques : ceux-là n’ont pas besoin de se mettre l’esprit à la torture pour faire accepter une critique, la bienveillance n’est pas un devoir pour eux. Que M. Sardou se trompe : il faut lui faire entendre que telle ou telle ficelle est décidément trop visible ou trop usée ; mais avec quels ménagements on l’avertira, comme on protestera du respect qu’on a pour son talent ! Si un homme politique fait un faux pas, immédiatement c’est un sot ou un malfaiteur. Le ministre qui a conquis la Tunisie et le Tonkin a été mille fois plus maltraité que le général qui a livré Metz et la France à l’ennemi ; on les a mis en parallèle comme La Bruyère a fait pour Corneille et Racine, et leurs crimes bien pesés et compensés, ce n’est pas le ministre qui a été trouvé le moins coupable… Il ne s’agit pas d’introduire ces gracieusetés dans les mœurs des lettres, de revenir au seizième siècle où, pour Scaliger, quiconque entendait autrement que lui Tite-Live était au moins un scélérat. Il s’agit de reconnaître que le critique peut être sévère sans malveillance. Si j’estime excellent Peints par eux-mêmes, ce n’est pas pour faire ma cour à l’auteur. Si je trouvé dans L’Armature un plus grand effort, mais un résultat moindre, ce n’est pas davantage pour l’humilier. Il est injurieux de supposer sans preuve la mauvaise foi du critique. Sans doute tels jugements peuvent surprendre. On est bien prêt de croire sot ou canaille celui qui vous dénie du génie, et quand on le voit admirer le voisin, l’opinion est faite : c’est un sot et une canaille. L’auteur de Michel Teissier, que j’ai nommé sans complaisance, doit me traiter de crapule ou de girouette quand je m’exalte sur Paul Adam : c’est qu’il ne sent pas la différence d’un conteur passable à un bel écrivain.

IV

Un doux maniaque m’écrit chaque quinzaine « Fais-en donc autant. » Mon honorable correspondant ne paraît pas avoir une idée claire de la critique. Il importe peu que j’écrive plus mal que le romancier, ou même que je n’écrive pas du tout : ce n’est pas de mon style qu’il s’agit, mais du sien. J’ignore d’ailleurs si le romancier saurait me remplacer à ma besogne ; je n’ai pas à dire si je le suppléerais heureusement dans la sienne.

On envisage un article comme un service rendu ou comme une « crasse » selon qu’il est favorable ou sévère. Raisonnement singulier ! Quelle raison ai-je d’être agréable à un ami-auteur au mépris d’un ami-lecteur ? La chronique n’est pas une succursale des pages d’annonce. Elle serait la plus écœurante des graphies si on ne l’écrivait pas en toute franchise. On croit que les compliments sont là tout exprès pour faire passer les critiques. Non, s’ils n’étaient pas tenus pour mérités, on les supprimerait. C’est arrivé.

Mais quel intérêt de signaler les pauvretés pour les déchiqueter ? Distinguons. Si le mauvais livre est d’un inconnu ou d’un inédit, je n’ai garde d’en parler. S’il est d’un notoire, je le démolis de mon mieux. Il y a un intérêt d’histoire littéraire à préciser le genre du talent, et, au besoin, le tour particulier du gâtisme des écrivains aimés du public. Leur gloire ne me dispose ni pour ni contre eux. J’ai parlé de mon mieux de Heredia, avant l’Académie. Contre des camarades injustes j’ai bataillé pour Zola, que je n’ai jamais vu. Le snobisme le plus odieux, c’est ne pouvoir tolérer le succès.

Je ne me sens lié, d’autre part, par aucune amitié au point de fausser un avis. Me voici disposé à reconnaître demain, s’il le faut, qu’un livre de Barrès ou de Renard ou de Capus est déplorable. Et je suis assez entêté dans mon système de critique, pour tomber des nues s’ils ·s’en fâchent. J’ai fait l’expérience une fois déjà, et j’y ai perdu un autre ami ; mais du même coup j’ai constaté sa sottise. Je suis tout prêt à recommencer demain.

Si, à défaut des confrères, ces chroniques littéraires ont trouvé, parmi les lettrés, des lecteurs confiants, c’est à leur indépendance qu’elles le doivent, à leur égal éloignement des flagorneries et des débinages obstinés. Elles ne s’émeuvent pas d’être appelées irrespectueuses. « La critique ne connaît pas le respect, elle juge les hommes et les dieux », disait Renan, historien des religions. Je me rappelle aussi une phrase très belle de Sainte-Beuve, qu’il est toujours flatteur de s’appliquer : « Il y a la race des hommes qui, lorsqu’ils découvrent autour d’eux un vice, une sottise ou littéraire ou morale, gardent le secret et ne songent qu’à s’en servir et à en profiter doucement dans la vie par des flatteries ou des alliances ; c’est le grand nombre, — et pourtant il y a la race de ceux qui, voyant ce faux et ce convenu hypocrite, n’ont pas de cesse que, sous une forme ou sous une autre, la vérité, comme ils la sentent, ne soit sortie et proférée : qu’il s’agisse de rimes ou même de choses un peu plus sérieuses, soyons de ceux-là. »