Barbey d’Aurevilly.
Vous vous rappelez les propos mélancoliques de Fantasio sur un monsieur qui passe : « … Je suis sûr que cet homme-là a dans la tête un millier d’idées qui me sont absolument étrangères ; son essence lui est particulière. Hélas ! tout ce que les hommes se disent entre eux se ressemble : les idées qu’ils échangent sont presque toujours les mêmes dans toutes leurs conversations ; mais dans l’intérieur de toutes ces machines isolées quels replis, quels compartiments secrets ! C’est tout un monde que chacun porte en lui, un monde ignoré qui naît et qui meurt en silence. Quelles solitudes que ces corps humains ! »
Nous avons tous éprouvé cela. L’humanité est comme une mêlée de masques. Pourtant — et vous en avez fait sûrement l’expérience parmi ces enveloppes mortelles, il y en a chez qui nous sentons ou croyons sentir une âme, une personne — peut-être parce que cette âme a quelque ressemblance intime avec la nôtre. Mais, par contre, ne vous est-il pas arrivé, en présence de tel homme obscur ou célèbre, de sentir que vous êtes bien réellement devant un masque impénétrable dont l’intérieur ne vous sera jamais révélé ? J’ai eu souvent cette impression gênante. Il y a des hommes que j’ai rencontrés et à qui j’ai parlé vingt fois, et qui, j’en suis certain, me resteront toujours incompréhensibles. Il me semble qu’ils n’ont pas de centre, pas de « moi », qu’ils ne sont qu’un « lieu » où se succèdent des phénomènes physiologiques et intellectuels. Je perçois chez eux des séries de pensées, d’attitudes, de gestes ; mais, quand ils me parlent, ce n’est point une personne qui me répond, c’est quelque merveilleux automate. Je pourrai les admirer ; ils me communiqueront peut-être ou me suggéreront des idées des sentiments que je n’aurais pas eus sans eux ; mais j’ai, du premier coup, la certitude que je ne les aimerai jamais, que je n’aurai jamais avec eux aucune intimité, aucun abandon, et qu’ils seront éternellement pour moi des étrangers.
Ce que je dis là, de certains hommes, je le dis aussi de certains écrivains,
M. Barbey d’Aurevilly m’étonne… Et puis… il m’étonne encore. On me cite de lui des mots d’un esprit surprenant, d’un tour héroïque, qui joignent l’éclat de l’image à l’imprévu de l’idée. On me dit qu’il parle toujours comme cela, et qu’il traverse la
vie dans des habits spéciaux, redressé, embaumé, pétrifié dans une attitude d’éternelle chevalerie, de dandysme ininterrompu et d’obstinée jeunesse. C’est un maître écrivain, éloquent, abondant, magnifique, précieux, à panaches, à fusées, extraordinairement dénué de simplicité… Avec cela, il m’est plus étranger qu’Homère ou Valmiki. Il m’inspire l’admiration la plus respectueuse, mais la plus embarrassée, la plus effarée, la plus stupéfaite.
Ce n’est pas ma faute. Ces grands airs, ces gestes immenses, ces prédilections farouches, cette superstitieuse vision de l’aristocratie, cette peur et cet amour du diable, ce catholicisme qui ne recouvre aucune vertu chrétienne, cette impertinence travaillée, ces colères, ces indignations, cet orgueil, cette façon emphatique et terrible de prendre les choses…, j’ai une peine infinie à y entrer. Ce qui rend l’âme de M. d’Aurevilly peu accessible à ma bonhomie, ce n’est pas qu’il soit aristocrate dans un siècle bourgeois, absolutiste dans un temps de démocratie, et catholique dans un temps de science athée (je vois très bien comment on peut être tout cela) ; mais c’est plutôt la manière dont il l’est. Je n’ignore pas qu’en réalité les âmes n’appartiennent point toutes au temps qui les a fait naître, qu’il y a parmi nous des hommes du moyen âge, de la Renaissance et, si vous voulez, du xxe siècle. Je consens donc et même je suis charmé que M. d’Aurevilly soit à la fois un croisé, un mousquetaire, un roué et un chouan. Mais il l’est avec une si hyperbolique furie, une satisfaction si proclamée de n’être pas comme nous, un étalage si bruyant, une mise en scène si exaspérée, qu’une défiance m’envahit, que l’intérêt tendre que je tenais tout prêt pour ce revenant des siècles passés hésite, se trouble, tourne en étonnement, et que je ne crois plus avoir devant moi qu’un acteur fastueux, ivre de son rôle et dupe de son masque. Il est vrai que le labeur, l’excès même et, finalement, la sincérité de cette parade a sa beauté. Si ce n’est donc avec une sympathie spontanée et tranquille, ce sera du moins avec grande curiosité et révérence que je passerai en revue les divers artifices et mensonges de M. d’Aurevilly — qui, au surplus, ne sont peut-être pas des artifices, mais de bizarres et grandioses illusions. Auquel cas (cela va sans dire) j’admets aisément que ce ne soient illusions qu’à mes yeux.
La grande illusion et la plus divertissante de M. d’Aurevilly, c’est assurément son catholicisme. Je pense qu’il a la foi. Du moins il professe hautement tous les dogmes et, par surcroît, s’émerveille volontiers, sans que cela en vaille toujours la peine, des « vues profondes de l’Église ». Il écrira, par exemple : « Dans l’incertitude où l’on était sur le genre de mort de Jeanne, la charité du bon curé Caillemer n’eut point à s’affliger d’avoir à appliquer cette sévère et profonde loi canonique qui refuse la sépulture à toute personne morte d’un suicide et sans repentance. » Il considère comme « abjecte et perverse » toute autre doctrine que la doctrine catholique. Enfin il a la prétention d’être chaste ; il raye courageusement d’un de ses romans un « détail libertin de trois lignes », s’imaginant sans doute qu’il n’y en a point d’autres dans toute son œuvre.
Voilà qui est bien. Mais, j’ai beau faire, rien ne me semble moins chrétien que le catholicisme de M. d’Aurevilly. Il ressemble à un plumet de mousquetaire. Je vois que M. d’Aurevilly porte son Dieu à son chapeau. Dans son cœur ? je ne sais. L’impression qui se dégage de ses livres est plus forte que toutes les professions de foi de l’écrivain. « L’homme, lisons-nous dans l’Imitation, s’élève au-dessus de la terre sur deux ailes : la simplicité et la pureté. » Ces deux ailes manquent étrangement à l’auteur d’Une vieille maîtresse. Son œuvre entière respire les sentiments les plus opposés à ceux que doit avoir un enfant de Dieu : elle implique le culte et la superstition de toutes les vanités mondaines, l’orgueil, et la délectation dans l’orgueil, la complaisance la plus décidée et même l’admiration la plus éperdue pour les forts et les superbes, fussent-ils ennemis de Dieu. Les damnés exercent sur M. d’Aurevilly une irrésistible séduction. Il leur prête toujours des facultés mirifiques. Il n’admet pas qu’un damné puisse être un pied-plat ou un pauvre diable. L’abbé Sombreval, le prêtre athée et marié, qui feint de se convertir pour que sa fille ne meure pas ; l’orgueilleux, farouche et impassible abbé de la Croix-Jugan, effroyable sous les cicatrices de son suicide manqué ; le chevalier de Mesnilgrand, le truculent et flamboyant athée…, il les voit immenses, il les aime, il bouillonne d’admiration autour d’eux. Presque tous les héros des romans écrits par ce chrétien sont des athées, et qui ont du génie — et de grands cœurs. Il les considère avec un effroi plein de tendresses secrètes. Il est délicieusement fasciné par le diable. Mais, si peut-être un peu de tremblement se mêle à son ingénue et violente sympathie pour les damnés, c’est avec pleine sécurité et c’est d’un amour sans mélange qu’il aime, qu’il glorifie les grands mondains, les illustres dandys, les viveurs profonds, les insondables dons Juans : Ryno de Marigny, le baron de Brassard, Ravila de Ravilès, et combien d’autres ! Il a un idéal de vie où s’amalgament Benvenuto Cellini, le duc de Richelieu et Georges Brummel. Savez-vous un idéal plus antichrétien ? Et est-ce sa critique, croyez-vous, qui lui vaudra le paradis ? Je comprends et il me plaît que la critique d’un écrivain catholique soit intolérante à l’endroit des ennemis de la foi. Mais la critique de M. d’Aurevilly est d’uni incroyable férocité. Elle sue le plus implacable orgueil. Quelques classiques, quelques écrivains ecclésiastiques, Balzac et Félicien Mallefille, c’est à peu près tout ce qu’elle épargne. M. d’Aurevilly regarde Lacordaire comme un prêtre insuffisant et douteux, et peu s’en faut qu’il ne taxe d’immoralité la Vie de sainte Marie-Madeleine. Sa critique est aussi étroite pour le moins et aussi impitoyable que celle de Louis Veuillot. Mais Veuillot était, je crois, « humble de cœur » malgré tout, et il y avait chez lui des coins de tendresse. Le catholicisme de M. d’Aurevilly ne contient pas une parcelle de charité — ni peut-être de justice. La religion ne lui est point une règle de vie, mais un costume historique et un habit de théâtre où il se drape en Scapamonte.
Et cela même, je l’avoue, est fort intéressant. S’il n’est guère catholique, il n’est pas « diabolique » non plus, quoi qu’on en ait dit et bien qu’il le croie peut-être. On a fort exagéré la corruption de M. d’Aurevilly. On parle beaucoup, depuis quelques années, de « catholicisme sadique » et de « péché de malice. » Il faut voir ce que c’est. Au fond, c’est quelque chose d’assez simple. C’est un sentiment qui tient tout entier dans le mot de cette Napolitaine qui disait que son sorbet était bon, mais qu’elle l’aurait trouvé meilleur s’il avait été un péché. Il consiste, à l’origine, à faire le mal, non pour les sensations agréables qu’on en retire, mais parce qu’il est le mal, à faire ce que défend Dieu uniquement parce que Dieu le défend. Sous cette forme primitive il est vieux comme le monde ; c’est le crime de Satan : Non serviam. Il suppose nécessairement la foi. Mais notre siècle a inventé une forme nouvelle du péché de malice, quelque chose de bâtard et de contradictoire : le péché de malice sans la foi, le plaisir de la révolte par ressouvenir et par imagination. On ne croit plus, et pourtant certains actes mauvais semblent plus savoureux parce qu’ils vont contre ce qu’on a cru. Par exemple, le ressouvenir des obligations de la pudeur chrétienne, encore qu’on ne se croie plus tenu par elles, nous rend plus exquis les manquements à cette pudeur. Nous concevons plus vivement, en effet, nous nous représentons dans un plus grand détail et nous perpétrons avec plus d’application l’acte qui passe pour péché que celui qui est moralement indifférent. L’idée de la loi violée (même quand nous n’y croyons plus) nous fait plus attentifs aux sensations dont la recherche constitue la violation de cette loi, et par conséquent les avive, les affine et les prolonge. C’est pourquoi, depuis Baudelaire, beaucoup de poètes et de romanciers se sont plu à mêler les choses de la religion à celles de la débauche et à donner à celle-ci une teinte de mysticisme. Il est vrai que ce mysticisme simulé peut quelquefois redevenir sincère ; car la conscience de l’incurable inassouvissement du désir et de sa fatalité, le détraquement nerveux qui suit les expériences trop nombreuses et qui dispose aux sombres rêveries, tout cela peut faire naître chez le débauché l’idée d’une puissance mystérieuse à laquelle il serait en proie. Dans l’antique Orient, les cultes mystiques ont été les cultes impurs. Cette alliance de la songerie religieuse et de l’enragement charnel, des jeunes gens l’ont appelée « satanique » Comme il leur plaira ! Ce satanisme est, en somme, un divertissement assez misérable, et il ne prête qu’à un nombre d’effets littéraires extrêmement restreint.
Eh bien, il faut le dire à l’honneur de M. d’Aurevilly, s’il y a chez lui du satanisme, ce n’est point celui-là. Son satanisme consiste simplement à voir partout le diable — et, d’abord, à nous raconter, avec complaisance et en s’excitant sur ce qu’ils ont d’extraordinaire, des actes d’impiété ou des cas surprenants de perversion morale.
Mlle Alberte, qui sort du couvent, met, pendant le dîner, son pied sur celui de l’officier qui est en pension chez ses parents, de bons bourgeois de petite ville. Un mois après, sans avoir rien dit, elle entre une nuit dans la chambre de l’officier et se livre, toujours sans dire un mot (le Rideau cramoisi) Le comte Serlon de Savigny empoisonne sa femme, de complicité avec sa maîtresse Hauteclaire, fille d’un prévôt, avec laquelle il fait des armes toutes les nuits. Puis il épouse Hauteclaire, et tous deux sont et restent parfaitement heureux (le Bonheur dans le crime) La comtesse de Stasseville, froide, spirituelle et mystérieuse, a pour amant, sans que personne s’en doute, un gentleman très fort au whist, Mermor de Kéroël. Elle empoisonne sa fille par jalousie. Elle a la manie de mâchonner continuellement des tiges de résédas, et, après sa mort, on trouve dans son salon, au fond d’une caisse de résédas, le cadavre d’un enfant (le Dessous des cartes d’une partie de whist). — Pendant la Terreur, l’abbé Reniant, prêtre défroqué, jette aux cochons des hosties consacrées : ces hosties avaient été confiées par des prêtres à une pauvre sainte fille qui les portait « entre ses tétons » — Le major Ydow, quand il découvre que sa femme Pudica n’était qu’une courtisane, brise l’urne de cristal où il gardait le cœur de l’enfant mort qu’il avait cru son fils, et lui jette à la tête ce cœur qu’elle lui renvoie comme une balle. « C’est la première fois certainement que si hideuse chose se soit vue ! un père et une mère se souffletant tour à tour le visage avec le cœur mort de leur enfant » (A un dîner d’athées) Le duc de Sierra-Leone, ayant soupçonné don Esteban d’être l’amant de la duchesse, le fait étrangler par ses nègres, puis lui arrache le cœur et le donne à manger à ses chiens. La duchesse, qui est innocente, se fait fille publique pour se venger. « Je veux mourir, dit-elle à l’un de ses clients d’une nuit, où meurent les filles comme moi… Avec ma vie ignominieuse de tous les soirs, il arrivera bien qu’un jour la putréfaction de la débauche saisira et rongera enfin la prostituée et qu’elle ira tomber par morceaux et s’éteindre dans quelque honteux hôpital. Oh alors ma vie sera payée, ajouta-t-elle avec l’enthousiasme de la plus affreuse espérance ; alors il sera temps que le duc de Sierra-Leone apprenne comment sa femme, la duchesse de Sierra-Leone, aura vécu et comment elle meurt » (la Vengeance d’une femme). Et c’est ainsi que M. d’Aurevilly nous terrorise. Mais ce satanisme est un peu celui d’un Croque-mitaine.
Ou bien encore M. d’Aurevilly nous montre, dans des faits inexplicables, l’action directe du diable, Jeanne le Hardouey voit un jour à l’église l’abbé de la Croix-Jugan. La face, mutilée du prêtre est horrible. Mais Jeanne est prise pour lui d’un effroyable amour ; et, comme elle ne peut ni dompter sa passion ni l’assouvir, elle se jette dans une mare. Un berger, qui la haïssait, le lui avait prédit, peut-être lui a-t-il jeté un sort ?… (L’Ensorcelée). La vieille Malgaigne, qui a eu jadis des rapports, avec le diable, prédit à l’abbé Sombreval qu’il finira dans l’étang de Quesnay… Et, en effet, le prêtre athée, après avoir déterré sa fille dont il a causé involontairement la mort, se précipite dans l’étang avec le cadavre… (le Prêtre marié) Ryno de Marigny épouse par amour l’idéale et filiale Hermengarde de Polastron, avec le consentement de sa vieille maîtresse, l’Espagnole Vellini. « Va ! lui dit la Vellini : tu me reviendras ! » Et il lui revient, tout en continuant d’aimer IHermengarde. C’est que Ryno et la Vellini ont bu du sang l’un de l’autre ; rien à faire contre cela : c’est un « sort », une « possession » (Une vieille maîtresse). Presque tous les héros de M. d’Aurevilly sont des « ensorcelés ».
Cette croyance, si triomphalement affichée, à l’action du diable et à son ingérence dans les affaires humaines, peut paraître piquante, surtout quand on se rappelle le caractère si peu chrétien du catholicisme de M. d’Aurevilly. Mais tout cela est, au fond, assez innocent. Il me semble même que celui qui, croyant au diable, l’aimerait par enfantillage et romantique bravade, ne serait pas, après tout, un être si diabolique ; car il resterait un croyant, il aurait de l’univers une conception très ferme et très décidée : il ne serait qu’un manichéen qui s’amuse à faire un mauvais choix. Le vrai satanisme, c’est la négation de Satan aussi bien que de Dieu, c’est le doute, l’ironie, l’impossibilité de s’arrêter à une conception du monde, la persuasion intime et tranquille que le monde n’a point de sens, est foncièrement inutile et inintelligible… De ce satanisme-là, il y en a plus dans telle page de Sainte-Beuve, de Mérimée ou de M. Renan, que dans ces ingénues Diaboliques. Le plus fâcheux, c’est que le surnaturel des histoires de M. d’Aurevilly est la suppression de toute psychologie. Le farouche écrivain développe, exprime violemment, abondamment — et longuement — les actes et les sentiments de ses personnages : il ne les explique jamais, et ne saurait en effet les expliquer sans éliminer le diable — auquel il tient plus qu’à tout. Or il semble bien que M. d’Aurevilly prenne pour profonde cette absence d’explication. Et ce sera là, si vous le voulez bien, sa troisième illusion.
Et voici la quatrième. Elle consiste dans une foi absolue, imperturbable, à la suprématie physique et intellectuelle, à l’esprit à la beauté, à l’élégance, au « je ne sais quoi » des hommes et des femmes du faubourg Saint-Germain. Le faubourg ! M. d’Aurevilly y croit encore plus que Balzac ! Toutes ses grandes dames et tous ses gentilshommes sont, sans exception, des créatures quasi surhumaines. Il écrit couramment (et je ne sais si vous sentez comme moi ce qu’il y a d’impayable dans l’intonation à la fois hautaine et familière et, pour ainsi dire, dans le « geste » de ces phrases) : « Spirituelles, nobles, du ton le plus faubourg Saint-Germain, mais ce soir-là hardies comme des pages de la maison du roi, quand il y avait une maison du roi et des pages, elles furent d’un étincellement d’esprit, d’un mouvement, d’une verve et d’un brio incomparables. » — « Il fallait qu’il fût trouvé de très bonne compagnie pour ne pas être souvent trouvé de la mauvaise. Mais, quand on en est réellement, vous savez bien qu’on se passe tout, au faubourg Saint-Germain ! » — « Elle était jeune, riche, d’un nom superbe, belle, spirituelle, d’une large intelligence d’artiste, et naturelle avec cela, comme on l’est dans votre monde, quand on l’est … »
Mais cette illusion se rattache à une autre plus générale et qui a été celle de tous les romantiques. M. d’Aurevilly croit qu’il n’y a d’intéressant que l’extraordinaire. Ce n’est chez lui que Laras immenses, dons Juans prodigieux, Rolands surnaturels, femmes fatales, Messalines démesurées, ou saintes de vitrail plus saintes que les anges. Le gonflement est universel. Il y a dans l’Ensorcelée une pauvresse, ancienne fille de joie, Clotilde Mauduit : elle devient sibylline, monumentale de mystère, de dignité et d’orgueil. M. d’Aurevilly a, comme Balzac, des extases et des émerveillements bruyants devant ses personnages. Et c’est, dans les détails comme dans les conceptions d’ensemble, un romantisme effréné et puéril. «… Je me suis piqué la veine où tu as bu, écrit Vellini à Ryno, et je trace ces mots à peine lisibles avec l’épingle de mes cheveux sur cette feuille arrachée d’un vieux missel… » Et dire que c’est tout le temps comme cela ! Comprenez-vous qu’au moment même où je cherche à mettre mes impressions en ordre, il m’en reste encore quelque ahurissement ?
La dernière illusion (est-ce la dernière ?) de M. d’Aurevilly consiste à croire que le dandysme est quelque chose de considérable et qui fait honneur à l’esprit humain. Il a toujours été très préoccupé du dandysme et a consacré un volume à Georges Brummel. Voici, je pense, les raisons de ce goût singulier.
L’œuvre que se propose le dandysme est très paradoxale et très difficile. Généralement on ne domine les hommes que par la puissance matérielle, par le génie des arts ou des sciences, quelquefois par l’ascendant de la vertu. Les agréments extérieurs, l’élégance des habits, la politesse des manières, tout cela passe, non seulement aux yeux des sages, mais même aux yeux des gens du monde quand ils s’avisent d’être sérieux, pour des avantages très inférieurs à l’esprit, aux talents et à la valeur morale.
Or le dandy entreprend de modifier du tout au tout cette opinion si profondément enfoncée chez les hommes par une philosophie traditionnelle et banale et de bouleverser la hiérarchie des mérites. Délibérément, il fait son tout de ces avantages prétendus futiles. C’est aux choses qui ont le moins d’importance qu’il se pique d’en attacher le plus. Et cette vue volontairement absurde du monde, il arrive à l’imposer aux autres. Il réussit à faire croire à la partie oisive et riche de la société que d’innover en fait d’usages mondains, de conventions élégantes, d’habits, de manières et d’amusements, c’est aussi rare, aussi méritoire, aussi digne de considération que d’inventer et de créer en politique, en art, en littérature. Il spiritualise la mode. D’un ensemble de pratiques insignifiantes et inutiles il fait un art qui porte sa marque personnelle, qui plaît et qui séduit à la façon d’un ouvrage de l’esprit. Il communique à de menus signes de costume, de tenue et de langage, un sens et une puissance qu’ils n’ont point naturellement. Bref, il fait croire à ce qui n’existe pas. Il « règne par les airs », comme d’autres par les talents, par la force, par la richesse. Il se fait, avec rien, une supériorité mystérieuse que nul ne saurait définir, mais dont les effets sont aussi réels et aussi grands que ceux des supériorités classées et reconnues par les hommes : Le dandy est un révolutionnaire et un illusionniste.
Mais il y a plus : cette royauté des manières, qu’il élève à la hauteur des autres royautés humaines, il l’enlève aux femmes, qui seules semblaient faites pour l’exercer. C’est à la façon et un peu par les moyens des femmes qu’il domine. Et cette usurpation de fonctions, il la fait accepter par les femmes elles-mêmes et, ce qui est encore plus surprenant, par les hommes. Le dandy a quelque chose d’antinaturel, d’androgyne, par où il peut séduire infiniment.
Au reste, le dandy est très réellement un artiste à sa manière. C’est toute sa vie qui est son œuvre d’art à lui. Il plaît et règne par les apparences qu’il donne à sa personne physique, comme l’écrivain par ses livres. Et il plaît tout seul, sans le secours d’autrui. Ce n’est pas, comme le comédien, la pensée d’un autre qu’il interprète avec sa personne et son corps. Aussi le vrai dandy me paraît-il venir, dans l’échelle des mérites, au-dessus du grand comédien.
Enfin, la fonction du dandy est éminemment philosophique. Comme il fait quelque chose avec le néant, comme ses inventions consistent en des riens parfaitement superflus et qui ne valent que par l’opinion qu’il en a su donner, il nous apprend que les choses n’ont de prix que celui que nous leur attachons, et que « l’idéalisme est le vrai ». Et comme, ayant pris la mieux reconnue des vanités, il a su l’égaler aux occupations qui passent pour les plus nobles, il nous fait aussi entendre par là que tout est vain.
Seulement, pour que le dandy soit tout ce que j’ai dit, une condition est nécessaire : il ne faut pas qu’il soit dupe de lui-même. Il faut qu’il ait conscience de la profonde ironie et du paradoxe effrayant de son œuvre. M. d’Aurevilly en a-t-il conscience ?
C’est la question que je me pose sans cesse en parlant de lui. Et de là mon embarras. Est-il dupe des sentiments extraordinaires qu’il affiche, de son dandysme, de son catholicisme, de son satanisme un peu enfantin, de ses préjugés sur l’aristocratie ? Qui distinguera son masque de son visage ? Je crois que ce qu’il y a de sincère en lui, c’est le goût de la grandeur, de la force, de l’héroïsme, et la joie de se sentir « différent » de ses contemporains. Il a certes l’imagination puissante et parfois épique (le Chevalier Destouches). Mais l’outrance énorme et continue de son expression donne à tous ses livres un air théâtral, une apparence d’artifice. Il a beau avoir de terribles trompettes dans la voix et faire des gestes tout à fait sublimes, je suis effrayé de voir à combien peu se réduit le noyau substantiel de ces œuvres redondantes. Parmi des affirmations d’idéalisme et de foi catholique ou aristocratique développées avec furie, je vois s’agiter des figures étranges et plus qu’humaines ; mais je vous jure que je ne les sens pas vivre. Je trouve des passions singulières et d’une énergie féroce ; mais de tous ces drames vous n’extrairez pas, j’en ai peur, une goutte de vraie pitié ni de simple tendresse. Toute cette œuvre où s’épand une imagination si riche, où roule une si vertigineuse rhétorique, je me dis que, si elle est retentissante, c’est peut-être à la façon d’une armure vide, et que si elle est empanachée, c’est peut-être comme un catafalque qui recouvre le néant. Cet écrivain catapultueux n’est-il donc que le dernier et le plus forcené des romantiques ? Qu’y a-t-il au juste dans son fait ? Histrionisme magnanime ou snobisme majestueux ? J’hésite et je m’étonne… Et, tandis que je demeure stupide, je me rappelle cette réplique de Mesnilgrand dans le Dîner d’athées :
« Mon cher, les hommes… comme moi iront été faits de toute éternité que pour étonner les hommes… comme toi ! »
Je me le tiens pour dit, et je tâche de transformer mon étonnement en admiration. Après tout, l’outrance et l’artifice portés à ce point deviennent des choses rares et qu’il faut ne considérer qu’avec respect. Mettons, pour sortir de peine, que le chef-d’œuvre de M. d’Aurevilly, c’est M. d’Aurevilly lui-même. Quelle que soit dans son personnage la part de la nature et de la volonté, la constance, la sûreté, la maîtrise infaillible avec lesquelles il a soutenu ce rôle ne sont pas d’un médiocre génie. S’est-il contenté d’achever, de pousser à leur maximum d’expression les traits naturels de sa personne physique et morale ? Ou bien est-ce un masque qu’il s’est composé de toutes pièces et qu’il s’est appliqué ? On ne sait ; et sans doute lui-même ne saurait plus, le dire. Si c’est un masque, quel prodige de l’art ! Ah ! comme il tient ! et depuis combien d’années ! secrètement réparé peut-être, mais toujours intact aux yeux, sans un trou, sans une fêlure. Soyez tranquille, la mort le prendra debout, niant le temps, la tête haute, superbe et redressé, et s’épandant en propos fastueux. Quelle force d’âme, quand on y songe, dans cet acharnement à garder jusqu’au bout, en présence des autres hommes, l’apparence et la forme extérieure du personnage spécial qu’on a rêvé d’être et qu’on a été ! C’est de l’héroïsme tout simplement, et je vous prie de donner au mot tout son sens. Et si c’est de l’héroïsme inutile et incompris, c’est d’autant plus beau.