(1868) Nouveaux lundis. Tome X « De la poésie en 1865. (suite.) »
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(1868) Nouveaux lundis. Tome X « De la poésie en 1865. (suite.) »

De la poésie en 1865.
(suite.)

On me dit qu’on eût été bien aise de connaître les œuvres de Veyrat avant de savoir s’il faut s’intéresser à sa vie ; mais il en est de lui comme de tous les poëtes personnels et lyriques : sa lyre et son âme, sa vie et son œuvre sont une même chose. A peine rentré dans son pays et rapatrié, il s’occupa à recueillir et à publier les pièces de vers des dernières saisons sous ce titre : La Coupe de l’Exil (1840). Les vers sont précédés d’une explication en prose, d’un Récit, d’où j’ai tiré les citations précédentes. Le recueil s’ouvre par une ode à Dieu. Il est toujours très difficile de parler à Dieu autrement que dans la prière, en disant son Pater ou en s’écriant : Altitudo ! Ordinairement, le poëte chrétien classique s’inspire de David et des Psaumes, la haute source première, et il les paraphrase plus ou moins en adaptant le chant à sa voix : ainsi fait Racine, ainsi fait Le Franc, ainsi Lamartine ; ainsi fait Veyrat. Le genre donné, son ode est belle et devra tenir sa place, dans les cours de littérature, parmi les hymnes ou sonates sacrées :

La foudre t’obéit comme un coursier docile ;
Tu sais où va l’orage, et d’où vient l’aquilon ;
Ton regard a scruté le granit et l’argile
Jusque dans leur dernier filon.
L’avenir dans ton Verbe espère ;
L’éternité te dit : Mon Père !
Le temps ne sait encor de quel nom te nommer ;
Un long frémissement circule dans les mondes,
Quand l’un d’eux a trouvé dans ses veines profondes
Quelques lettres pour le former !

Tout n’est qu’atome et poussière devant l’Éternel. Après les éléments, après les astres et les mondes, vient l’homme, un autre atome devant Dieu, mais un atome sentant ; après le soupir de la nature, le soupir du cœur humain :

Et moi, ne sais-tu pas ce que mon cœur désire ?
Pourquoi mon sein palpite et bat d’un saint effroi ?
Ah ! ne comprends-tu pas ce que veut ma pensée,
Quand elle meurt en moi de désir et d’amour ?…

Cette fin de l’ode sort du lieu commun, et le poëte pénitent, tout en se ressouvenant des grandes douleurs et infortunes bibliques, trouve en lui-même son inspiration la plus émue, des jets de véritable éloquence :

Pour moi, soit que son bras m’élève ou m’humilie,
Je ferai de mon âme une lyre au Seigneur…

Il dénombre ses douleurs comme Job, mais il n’en fait pas de reproche à Dieu ; il est prêt à recommencer même, s’il le faut, et à repasser par le cercle rigoureux des épreuves, si c’est la volonté du Maître :

Tu m’as jeté sept ans sur la rive étrangère,
Et j’ai mangé sept ans le pain des pèlerins.
La terre du sépulcre eût été plus légère
   Que l’air de l’exil à mes reins !
   Tu me traitas comme un génie :
   Tu m’abreuvas de calomnie,
Et tu me fis marcher par les plus durs chemins !
De la coupe d’exil j’ai bu jusqu’à la lie ;
De quel fiel inconnu l’avais-tu donc remplie
   Avant de la mettre en mes mains ?

Tous mes amis sont morts dans ce pèlerinage,
Tombés dans le cercueil, hélas ! ou dans l’oubli !
Leurs cœurs ont naufragé sur la mer où je nage.
   Sans laisser sur l’onde un seul pli.
   Lorsque le destin plus prospère
   Me ramena chez mon vieux père,
Le seuil de la maison se ferma devant moi ;
Les valets insolents, à l’audace impunie,
Me jetèrent de loin leur brutale ironie…
   Et j’ai souffert cela pour toi !
Ah ! si ce n’est assez de ces grandes épreuves
Pour m’élever à toi sur ton divin Thabor,
Fais entendre ta voix et dis-moi sur quels fleuves
   Je dois aller pleurer encor ;
   Sur les saules de quelle rive
   Je pendrai ma harpe plaintive ;
Sur quels tombeaux chéris j’irai m’agenouiller.
L’exil n’a pas tari mes brûlantes paupières ;
Seigneur, j’ai des genoux pour en user les pierres,
   Et des larmes pour les mouiller !

Ce sont de beaux accents, dignes des Harmonies de Lamartine, avec je ne sais quelle saveur plus pénétrante et plus âcre. Ce volume est tout entier inspiré par les douleurs de l’exil, par les joies du retour, joies si mêlées et si altérées encore. Le poëte se montre surtout sensible à la calomnie, aux propos infamants qui flétrissent jusqu’à son repentir. Pouvait-il cependant s’en étonner ? Jeune, dans un moment de frénésie, il avait coiffé sa muse du bonnet rouge ; il avait donné des gages éclatants à un parti : quoi de plus simple et de plus inévitable que ce parti, se voyant quitté, le calomniât, méconnût ses intentions intimes les plus pures, travestît grossièrement les ressorts délicats et secrets de sa conduite ? Veyrat eut à supporter et à dévorer bien des avanies. Se souvenant qu’il avait autrefois lui-même insulté et sans doute calomnié bien des noms, il dut faire son mea culpa, un retour sur son propre passé : je n’en vois pas assez la trace dans ses derniers vers. Chrétien véritable et régénéré, il offrait d’ailleurs à Dieu son humiliation, et quelquefois avec une insigne douceur ; témoin la pièce qui a pour titre : Aimé de Dieu. Mais d’autres fois l’ancien lutteur se révoltait ; toutes ses plaies saignaient, son âme ulcérée parlait et criait par la bouche de ses blessures. C’est surtout dans son second recueil intitulé : Station poétique à l’abbaye de Haute-Combe, dont deux seules livraisons parurent de son vivant et qui ne fut publié en entier qu’après sa mort (1847), c’est dans cette suite de journées et de veilles funèbres que se déroule tout l’orage intérieur, l’abîme et la profondeur des souffrances et des agonies auxquelles il était en proie. Il se compare tour à tour à Job sur son fumier, au lépreux dans sa tour, à Philoctète dans son île de Lemnos, — à Philoctète qui a gardé l’arc d’Hercule et qui pourrait s’en servir pour se venger : lui aussi, armé qu’il est du carquois sonore, il s’abstient pourtant de lancer à ses ennemis aucune flèche. Et pour se donner patience et courage, il passe en revue tous les martyrs de la muse, la grande procession des glorieux affligés à commencer par Homère, tous ceux que le monde a couverts d’insultes, qu’il a abreuvés de fiel et couronnés d’épines :

Et c’est ainsi partout, et c’est ainsi toujours !
N’est-il pas vrai, Byron, martyr des derniers jours ?
Oh ! qui jamais a su ta douleur tout entière,
L’amertume des pleurs tombés de ta paupière,
L’ampleur de la blessure en ton cœur ulcéré,
Ô Job de la pensée, ô grand désespéré !

Veyrat avait pour Byron un culte : Childe-Harold était pour lui le grand type ; il en était possédé. Il ne voyait pas de milieu, disait-il, entre lord Byron et Jésus-Christ : l’extrême charité ou l’extrême mépris. Il faut être plus qu’un homme pour ne pas mépriser l’homme. Il y avait de la maladie dans cette disposition ; il y avait du converti violent, de l’homme qui avait passé d’un excès à l’autre sans jamais habiter dans l’entre-deux. Cela le menait à des jugements outrés qui ressemblaient à des sensations aiguës. Si le siècle lui paraissait infect, tout cloître, en revanche, était, à ses yeux, pur, céleste, innocent et sublime : autre manière d’illusion ! Il appliquait cette vue éthérée à l’abbaye de Haute-Combe, nouvellement restaurée alors, et aux moines qui y vivaient. Il voyait en eux des êtres étranges, revenus de tout, des lutteurs angéliques, que sais-je encore ? Je ne puis m’empêcher de mettre en regard des stations idéales de Veyrat à cette royale abbaye le récit qu’a tracé Pierre Leroux d’une visite au même monastère, récit charmant, fin, ironique, auquel je renvoie les curieux53. Se peut-il que deux esprits, en présence d’un même spectacle, soient affectés si diversement ? On dirait qu’il s’est passé des siècles entre les deux descriptions, tant le même objet y est présenté sous un jour différent et contraire. Pierre Leroux me paraît être ici dans la réalité. Veyrat est une imagination poétique qui se monte. Mais je ne m’attache en lui qu’au poëte. Ce qui est beau, ce qui est vraiment élevé, ce qui vient du cœur et non de la tête, c’est le sentiment qui, après tant de misères et d’affronts, l’oblige non à maudire, mais à bénir ses persécuteurs, à leur pardonner. Il vient d’épuiser la plainte, il a poussé des cris d’aigle, il a évoqué contre eux la justice éternelle ; on s’attend à une exécration, à un anathème ; écoutez :

Me voici comme Job sur sa funèbre couche ;
La malédiction va sortir de ma bouche,
Le cri de l’opprimé va monter jusqu’à toi ;
Ô terre, sois témoin ! Dieu vengeur, entends-moi !

Je te consacre ici mon sang et mes alarmes,
Une libation de mes plus tristes larmes !
Pour mes nuits sans sommeil et mes travaux sans fruit,
Pour ma vie en ruine et mon bonheur détruit ;
Pour les pleurs trop amers que je n’ai pu répandre,
Pour mon foyer en deuil dont ils ont pris la cendre,
Pour ma moisson brûlée et mon champ dévasté,
Pour le mal qu’ils m’ont fait et qu’ils m’ont souhaité,
Qu’ils soient tous… ah ! le sang coule aux flancs du Calvaire !
Qu’ils soient tous pardonnés ! pardonnez-leur, mon Père !
Ma mère sous leurs coups est morte de douleur,
Son martyre a duré trente ans ! pardonne-leur ! — 

Le vautour a pillé le nid de la colombe,
Pardonne-leur ! — Le sang fume sur l’hécatombe,
L’impie et le tyran frappent sans se lasser,
Détourne tes regards et laisse-les passer !
Qu’ils récoltent l’olive où j’ai cueilli l’épine !
Souris à leurs palais bâtis sur ma ruine !
A sa vivante artère ils ont saigné mon cœur,
Ne viens pas voir couler mon sang… pardonne-leur !

Voilà mon anathème et mon cri de vengeance !
Ils pèseront un jour, grand Dieu, dans ta balance !
Eux-même un jour peut-être ils me pardonneront
Le don triste et fatal dont j’ai le signe au front…

C’est par de tels cris arrachés des entrailles, par cette largeur d’épanchement et d’essor à quelques endroits de sa veine, que Veyrat mérite de survivre. Sans doute, avec toutes ses plaintes individuelles, avec ses continuels retours et apitoiements sur lui-même, il vient trop tard. La plupart de mes lecteurs l’auront déjà senti et en auront fait tout bas la remarque : le monde est présentement occupé et distrait ; il n’a plus d’oreille pour le poëte qui se plaint seul, pour celui qui vient nous dire sur tous les tons :

Je suis la fleur des champs égarée au désert…

ou bien :

J’étais un jeune oiseau sans plumes à son aile…

Le monde commence à être rebattu de l’éternelle chanson ; il a écouté, non point patiemment, mais passionnément, tous les grands plaintifs depuis Job jusqu’à Childe-Harold ; il s’écoutait lui-même en eux, et il assistait à ses propres pensées désolées : cela lui suffît ; le reste lui paraît faible ; les pleureurs à la suite ont tort ; il en a assez pour quelque temps de ces lamentations sur les lacs et sur les rochers. La poésie pour lui est ailleurs : elle a quitté les déserts, elle s’est transportée et répandue en tous lieux, en tous sujets ; elle se retrouve sous forme détournée et animée dans l’histoire, dans l’érudition, dans la critique, dans l’art appliqué à tout, dans la reconstruction vivante du passé, dans la conception des langues et des origines humaines, dans les perspectives mêmes de la science et de la civilisation future : elle a diminué d’autant dans sa source première, individuelle ; celle-ci n’est plus qu’un torrent solitaire, une cascade monotone, quand tout le pays alentour, au loin, est arrosé, fécondé et vivifié d’une eau courante, souterraine, universelle. Veyrat restera donc une gloire de la Savoie plutôt qu’il ne deviendra une des nôtres. Il a, dans son talent monocorde et dans sa destinée, quelque chose d’essentiellement local ; il gagnera à être pris dans son cadre. Et à cette fin, je le confie sans crainte à son futur biographe M. Modelon, un de ses neveux du côté maternel, qui a dit très bien de lui :

La France a ses Gilbert, il est de leur famille ;

et qui se propose, un jour ou l’autre, de faire de ses œuvres une réédition plus complète, précédée d’une étude où tous les détails de sa vie morale intime seront exposés avec fidélité et affection : il est bien, il est convenable de ne laisser aucune ombre sur cette figure poétique la plus caractérisée et la plus intéressante que la Savoie ait produite dans ces derniers temps. Veyrat, vu à son rang dans la grande armée des poëtes, n’est pas un de ces chefs qu’on montre de loin et qu’on nomme : il est seulement, et c’est beaucoup déjà, un des premiers entre les seconds. — Et maintenant que j’ai fait ma station au tombeau d’un mort, je reviens aux vivants.

II.

M. Sully Prudhomme est tout à fait nôtre et du présent. Il appartient à la toute jeune et toute nouvelle génération littéraire qui salue en lui une de ses espérances. Son volume intitulé Stances et Poëmes 54 est très plein, trop plein même, s’il me permet de le lui dire. Les vers d’un auteur qui se présente pour la première fois au public devraient être servis à plus petite dose, pour qu’on les puisse déguster et qu’on en saisisse à loisir la saveur particulière. Ici je vois quatre ou cinq recueils en un : l’Ame, — les Jeunes filles, — la Vie, — Paris, — l’Art, — autant de livres distincts et qui ont chacun la diversité de couleur ou de sujets. L’auteur nous l’avoue, il aime trop de choses à la fois, mais il nous le dit en poëte :

LES CHAINES.

J’ai voulu tout aimer et je suis malheureux,
Car j’ai de mes tourments multiplié les causes ;
D’innombrables liens frêles et douloureux
Dans l’univers entier vont de mon âme aux choses.

Tout m’attire à la fois et d’un attrait pareil :
Le vrai par ses lueurs, l’inconnu par ses voiles ;
Un trait d’or frémissant joint mon cœur au soleil,
Et de longs fils soyeux l’unissent aux étoiles.

La cadence m’enchaîne à l’air mélodieux,
La douceur du velours aux roses que je touche ;
D’un sourire j’ai fait la chaîne de mes yeux,
Et j’ai fait d’un baiser la chaîne de ma bouche.

Ma vie est suspendue à ces fragiles nœuds,
Et je suis le captif des mille êtres que j’aime :
Au moindre ébranlement qu’un souffle cause en eux,
Je sens un peu de moi s’arracher de moi-même.

Je ne saurais m’enfoncer dans une étude ; j’effleure la corbeille si remplie qui nous est offerte, je prends le dessus du panier. Une pièce tout à fait gracieuse se détache ; c’est un symbole, c’est un emblème :

LE VASE BRISÉ.

Le vase où meurt cette verveine
D’un coup d’éventail fut fêlé ;
Le coup dut effleurer à peine,
Aucun bruit ne l’a révélé.

Mais la légère meurtrissure,
Mordant le cristal chaque jour,
D’une marche invisible et sûre
En a fait lentement le tour.

Son eau fraîche a fui goutte à goutte,
Le suc des fleurs s’est épuisé ;
Personne encore ne s’en doute,
N’y touchez pas, il est brisé !

Souvent aussi la main qu’on aime,
Effleurant le cœur, le meurtrit ;
Puis le cœur se fend de lui-même,
La fleur de son amour périt.

Toujours intact aux yeux du monde,
Il sent croître et pleurer tout bas
Sa blessure fine et profonde :
Il est brisé, n’y touchez pas !

L’auteur semble préoccupé d’une idée qui revient souvent dans ses vers : c’est qu’il est plus poëte en dedans qu’en dehors ; il se méfie de sa force et de son art, il craint de ne point donner à son rêve tout l’éclat et la solidité d’une création. Mais tout en nous disant qu’il n’est pas assez poëte, il nous le dit à ravir et très poétiquement :

Quand je vous livre mon poëme,
Mon cœur ne le reconnaît plus ;
Le meilleur demeure en moi-même,
Mes vrais vers ne seront pas lus.

Comme autour des fleurs obsédées
Palpitent les papillons blancs,
Autour de mes chères idées
Se pressent de beaux vers tremblants ;

Aussitôt que ma main les touche,
Je les vois fuir et voltiger,
N’y laissant que le fard léger
De leur aile frêle et farouche.

Je ne sais pas m’emparer d’eux
Sans effacer leur éclat tendre,   
Ni, sans les tuer, les étendre,
Une épingle au cœur, deux à deux.

Ainsi nos âmes restent pleines
De vers sentis, mais ignorés…

M. Sully Prudhomme ne paraît appartenir à aucune des écoles aujourd’hui distinctes et définies ; il aurait plutôt la noble ambition de les concilier, d’en tirer et de réunir en lui ce qu’elles ont de bon. Habile à la forme, il ne dédaigne pas l’idée, et, parmi les idées, il n’en adopte point d’exclusive. Nature et Dieu, lequel est le vrai ? Fatalité ou Christ, faut-il opter ? faut-il choisir ?

Deux voix s’élèvent tour à tour
Des profondeurs troubles de l’âme :
La raison blasphème, et l’amour
Rêve un dieu juste et le proclame.

Panthéiste, athée ou chrétien,
Tu connais leurs luttes obscures ;
C’est mon martyre, et c’est le tien,
De vivre avec ces deux murmures.

L’intelligence dit au cœur :
« Le monde n’a pas un bon père,
« Vois, le mal est partout vainqueur. »
Le cœur dit : « Je crois et j’espère ;

« Espère, ô ma sœur ! crois un peu ;
« Tu mords l’inconnu, je le couve ;
« Je suis immortel, je sens Dieu. »
L’intelligence lui dit : « Prouve. »

C’est sincère. On voit le mérite, et l’on entrevoit aussi l’inconvénient. Les vers sont un peu serrés, un peu denses. Mordre l’inconnu est dur ; le goût, ce je ne sais quoi d’indéfinissable qui devrait être de tous les temps et de toutes les écoles, rejette de pareilles expressions. En général, le complexe et l’éclectique est plutôt le fait de la sagesse et de la philosophie que de la poésie. Celle-ci ne rit jamais mieux, selon Montaigne, qu’en un sujet folâtre et déréglé. Elle s’attriste vite du trop de raison, du trop de prudence. Ainsi nous avons ici affaire à un poëte de talent et de pensée, qui ne dit non ni à la science, ni à la philosophie, ni à l’industrie, ni à la passion, ni à la sensibilité, ni à la couleur, ni à la mélodie, ni à la liberté, ni à la civilisation moderne. Que de choses ! Je m’explique bien par là que les jeunes amis de M. Sully Prudhomme soient fiers de lui, et que l’un d’eux nous écrive à son sujet : « Ou je me trompe fort et l’amitié m’égare, ou vous serez frappé de ce volume ; il révèle, si je ne m’abuse, un nouveau mouvement dans la poésie et comme le frémissement d’une aurore encore incertaine. » Je m’explique aussi que l’auteur, à la fin comme au début de son recueil, s’excuse de n’avoir su tout exprimer et tout rendre de ce qu’il voulait étreindre et de ce qu’il sentait :

Je me croyais poëte, et j’ai pu me méprendre ;
D’autres ont fait la lyre et je subis leur loi ;
Mais si mon âme est juste, impétueuse et tendre,
    Qui le sait mieux que moi ?

Oui, je suis mal servi par des cordes nouvelles
Oui ne vibrent jamais au rhythme de mon cœur ;
Mon rêve de sa lutte avec les mots rebelles
    Ne sort jamais vainqueur !

Mais quoi ! le statuaire, au moment où l’argile
Refuse au sentiment le contour désiré,
Parce qu’il trouve alors une fange indocile,
    Est-il moins inspiré ?

Heureux qui de son cœur voit l’image apparaître
Au flot d’un verbe pur comme en un ruisseau clair,
Et peut manifester comment frémit son être
   En faisant frémir l’air !

Hélas ! à mes pensers le signe se dérobe,
Mon âme a plus d’élan que mon cri n’a d’essor ;
Je sens que je suis riche, et ma sordide robe
   Cache aux yeux mon trésor.

Et encore, — car ce sentiment modeste qu’il a de son insuffisance ne le décourage pas, et il accepte fièrement sa demi-défaite :

Oh ! si mes doigts jamais ne te rendent sensible,
Poëme intérieur dont je suis consumé,
Tu chanteras en moi sur la lyre invisible
Que l’art suspend au cœur de ceux qui l’ont aimé.

Le poëte prend son parti du labeur et de la peine que tout noble effort suppose, surtout quand il s’agit d’associer des contraires, de ne rien sacrifier, de ne verser d’aucun côté, de ne donner ni dans un idéal trop subtil et trop froid, ni dans une matière trop sensuelle et trop colorée. Il se prononce également, dans une pièce dédiée à M. Gaston Paris, contre les désespoirs ou les fantaisies de la génération précédente ou présente, et à ce propos il nous donne une idée de l’art poétique rajeuni qui est le sien, et dont il voudrait faire la loi de ses jeunes contemporains :

A défaut des vieillards, les jeunes le diront,
Ils chercheront du moins ; leur fierté répudie
Du doute irréfléchi le désespoir aisé.
Ils sentent que le rire est une comédie,
Que la mélancolie est un cercueil usé ;
Le rêve dégoûté commence à leur déplaire ;
L’action sans la foi ne les satisfait pas ;
Ils savent repousser d’un front chaste et colère
Ces deuils voluptueux des vaincus sans combats !
Ils traversent la terre et sa boue et ses ombres
D’un pied désormais sûr et d’un œil familier ;
Du passé paternel ils foulent les décombres
Comme une poudre sainte au sol de l’atelier.
Quand de bons forgerons dans une forge noire
Fredonnent en lançant le marteau sur le fer,
Le passant qui les voit s’étonne ; il ne peut croire
Qu’on puisse vivre un jour dans ce cruel enfer.
Mais eux, avec l’entrain de la force qui crée,
Affrontent la fumée et le four éclatant :
Le travail fait les cœurs ; cette douleur sacrée
Donne un si mâle espoir qu’on la souffre en chantant !

Certes, si tout dans le recueil de M. Sully Prudhomme était aussi bien venu que cette Forge, il n’aurait pas à se plaindre, et il ’aurait dès à présent remporté le prix. Une pièce capitale est celle que le poëte adresse à Alfred de Musset. Il y a eu dans les derniers temps un essai violent de réaction contre le charmant et très aimé poëte de Rolla et des Nuits ; on s’est ennuyé sans doute de le voir un peu trop loué et un peu surfait : une invasion toute fraîche de jeunes et altiers puritains, guidés par M. de Ricard, prétendait briser son image et l’arracher de l’autel. Cette courte levée de boucliers n’a pas eu de suites. M. Sully Prudhomme, qui paraît en connaître les chefs, ne les imite pas et ramène les choses au vrai point. Il rend à l’aimable et douloureux génie tous les hommages que lui doivent les générations filles ou sœurs, mais il ne lui passe point son mépris de toute humanité, de toute réforme supérieure, ses airs de débauche, son indifférence affichée pour tout ce qui n’était pas Ninette ou Ninon. Musset, en son temps, a apostrophé Lamartine et s’est mis à l’aise avec lui, le traitant d’emblée et sans façon d’égal à égal, d’Alfred à Alphonse ; eu égard à la différence des âges, à celle des réputations au moment où cette épître parut, eu égard aussi, j’ose le dire, à l’étoffe et à la portée non comparables des génies, c’était légèrement fat et quelque peu impertinent : M. Sully Prudhomme, à son tour, s’adresse à Musset ; il le prend sur un tout autre ton avec toutes les cérémonies et tous les respects, mais ce n’est que pour mieux marquer sa dissidence et pour faire acte de séparation : on ne dira pas du moins qu’il ne l’a pas senti et loué comme il faut :

Toi qui naissais à point dans la crise où nous sommes,
Ni trop tôt pour savoir, ni, pour chanter, trop tard,
Pouvant poser partout sur les œuvres des hommes
Ton étude et ton goût, deux abeilles de l’art ;
Toi dont la muse vive, élégante et sensée,
Reine de la jeunesse, en a dû soutenir
Comme un sacré dépôt l’amour et la pensée,
Tu te plains de la vie et ris de l’avenir !
Je n’entends pas, hélas ! d’une indiscrète sonde
Interroger tes jours : tes pauvres jours ont fui !
Ton âme, perle éteinte aux profondeurs de l’onde,
À descendu longtemps le gouffre de l’ennui.
Je n’imiterai pas ces tourmenteurs des ombres
Qui fouillent un passé comme on force un tombeau,
Je sais trop qu’en moi-même il est des recoins sombres
Que fuit ma conscience en voilant son flambeau !
Non, mais je cherche en toi cette force qui fonde,
Cette mâle constance, exempte du dégoût…

Il cherche, en un mot, la vertu la plus absente, la qualité la plus contraire au défaut qui s’est trop marqué ; et il se plaît ici, en regard et par contraste, à exposer en disciple d’Hésiode et de Lucrèce, en lecteur familier avec le bouclier d’Achille et avec les tableaux des Géorgiques, l’invention des arts, la fondation des cités, la marche progressive et lente du génie humain, tout ce qui est matière aussi de haute et digne poésie. Chenavard ou Puvis de Chavannes n’ont pas de crayons plus nobles dans la série de leurs graves esquisses :

Poëte, oubliais-tu les bas-reliefs antiques
Racontant la naissance et le progrès des arts,
Le soc, le bœuf, la ruche et les essais rustiques
Faits par les jeunes gens sous les yeux des vieillards ;
Partout, dans la campagne égale et spacieuse,
Les efforts du labour, les merveilles du fruit,
Et la rébellion farouche et gracieuse
Des premiers étalons que le dompteur instruit ;
Les sages ; l’alphabet écrit dans la poussière ;
La chasse aventureuse et l’aviron hardi ;
Les murailles, les lois sur les livres de pierre,
Et l’airain belliqueux pour l’épaule arrondi ;
Les femmes dessinant les héros dans la trame ;
Les artistes au marbre inculquant leurs frissons,
Et le berger poëte, inventeur de la gamme,
Suspendant le soupir à la chaîne des sons ?
Il est beau ce spectacle ; eh bien ! il dure encore !
La conquête a changé, l’ambition non pas !
Nos pères tâtonnaient aux lueurs d’une aurore,
Mais le plein jour enfin se lève sur nos pas !
Où rampait le sentier, nous déployons la route ;
Ce qu’un aveugle instinct surprit et révéla,
Nous l’expliquons ! Le ciel n’est plus pour nous la voûte,
Mais l’infini ! — Les dieux ! nous renversons cela ! — 
Le quadrige est vaincu : nous tenons un génie
Qui fume, haletant d’un utile courroux,
Et, dans l’oppression d’une ardente agonie,
Attache au vol du temps l’homme pensif et doux.

Ce qui veut dire que le studieux et le rêveur lui-même, celui qui autrefois eût été le clerc ou le moine dans sa cellule, et qui hier encore était l’homme de livres et de cabinet, va en chemin de fer et en profite désormais pour visiter le monde, pour prendre sa part de toutes les curiosités, de toutes les beautés d’art ou de nature. N’est-ce donc rien ? Ç’a été de tout temps l’office de la poésie d’enregistrer un à un chaque bienfait social universel. Après cette suite de beaux vers, d’un souffle élevé et juste, notre estime, celle de tous les lecteurs, est acquise au jeune poëte. Je suspends mon jugement sur l’ensemble, mon pronostic sur le lendemain : je me contente de demander, en général, à la poésie de M. Sully Prudhomme un peu plus d’air et de dégagement.